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DécroissanceS – Le blog de Michel Lepesant
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DÉCROISSANCES

Michel LEPESANT

Le blog de Michel Lepesant

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15.03.2024 à 13:30

Les trois réalités

Michel Lepesant

Si les trois réalités suivantes ne peuvent pas être vraies en même temps, alors l’une au moins est fausse. Réalité de la croissance comme boussole économique et défaite de l’écologie Alors que la crise agricole aurait pu aboutir à une remise en cause de l’agro-industrie et de la concurrence généralisée
Texte intégral (615 mots)

Si les trois réalités suivantes ne peuvent pas être vraies en même temps, alors l’une au moins est fausse.

Réalité de la croissance comme boussole économique et défaite de l’écologie

Alors que la crise agricole aurait pu aboutir à une remise en cause de l’agro-industrie et de la concurrence généralisée entre des exploitations de taille croissante, son effet le plus récent est le prochain recul européen sur les petites avancées du Pacte vert : au nom de la simplification administrative et de l’allègement des normes, la réduction de moitié de l’usage des pesticides est enterrée, la mise en jachère, la rotation des cultures, la couverture des sols en périodes sensibles ne sont plus obligatoires mais des primes y inciteront. Quant à un EGalim européen, il est de l’ordre du vœu pieux.

Réalité de la décroissance-dénigrement 1

  • « Si nos agriculteurs sont en colère, c’est parce que les écolos de la décroissance sont désormais infiltrés au sein de l’État », Hervé Morin (Nouveau Centre).
  • « L’ennemi de notre agriculture, c’est la décroissance », Aurélien Pradié (député LR).
  • « La crise rurale est liée à une idéologie de la décroissance », F-X Bellamy (député européen LR).
  • « Vous votez en rang d’oignons la décroissance derrière Pascal Canfin », Julien Dive (député LR).
  • « En aucune manière, nous n’avons voté des textes pour organiser la décroissance », Pascal Canfin (député européen, LREM).
  • « Cette stratégie de la ferme à la fourchette est une stratégie de décroissance », Marine Le Pen (députée RN).
  • « Il faut revenir à un projet de transition, non de décroissance », Dominique Reynié (sur FI).

Réalité de la décroissance-essaimage

Éclairé de l’intérieur par ses bonnes valeurs, l’individu plongé dans les contradictions internes du monde de la croissance en prend conscience ; il ne se contente pas alors d’améliorer sa vie personnelle mais, par la rencontre avec d’autres individus aussi conscients que lui, il s’engage dans (au moins) une des formes alternatives de vie (alimentation, production, habitation, éducation, santé…) qui préfigurent le monde d’après ; ces expérimentations concrètes essaiment au point d’atteindre une masse critique qui débouche sur une bifurcation politique à l’issue de laquelle c’est le monde entier qui bascule dans le monde d’après, celui de la sobriété, de la convivialité, du partage, de l’émancipation, en rupture avec les dominations, les exploitations, les aliénations, les emprises, les rivalités… Dans une version moins irénique, la transition ne pourra pas se passer de converger avec les colères sociales et les moments de lutte.

Bon choix 🤔.

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Les notes et références
  1. Les citations viennent du n°207 du journal La décroissance de mars 2024.

28.02.2024 à 11:29

Pourquoi est-il permis d’espérer une montée en maturité politique de la décroissance ?

Michel Lepesant

La littérature sur la décroissance n’est ni foisonnante ni envahissante. Ce qui fait qu’il vaut peut-être mieux se satisfaire d’une production médiocre que pas de production du tout. Ajoutons aussi que la mode est au collectif : en langue française comme en langue anglaise, les productions n’ont pas manqué depuis quelques
Texte intégral (772 mots)

La littérature sur la décroissance n’est ni foisonnante ni envahissante. Ce qui fait qu’il vaut peut-être mieux se satisfaire d’une production médiocre que pas de production du tout. Ajoutons aussi que la mode est au collectif : en langue française comme en langue anglaise, les productions n’ont pas manqué depuis quelques années. Plus difficile là de savoir s’il faut s’en réjouir ou non. Car la diversité est à double tranchant : quand elle est « désordonnée », elle tient plus de l’écran de fumée que de l’éclairage ; mais elle peut aussi être la gangue à l’intérieur de laquelle il y a quelques gemmes.

Et puis il y a de bonnes surprises : quand la cohérence est assumée par un.e auteur.e qui ne cache pas son ambition d’apporter sa pierre cohérente à la construction de la décroissance comme d’un édifice commun.

Dans ce sillon, je ne saurais trop recommander la lecture de l’Éloge des limites de Giorgos Kallis. Dès que l’on a compris que la décroissance doit être une politique des limites, il est crucial de bien admettre que ces limites ne viennent pas de l’extérieur de nos sociétés mais que c’est à nos sociétés de s’organiser pour s’autolimiter.

C’est dans cette veine que je recommande aujourd’hui la lecture d’un ouvrage de 2020, celui d’Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth. Dont une traduction en français est attendue pour bientôt chez Liber.

Ce n’est pas un livre facile à lire car, même s’il est court, il est dense et très provocateur. Mais il propose des analyses qui permettent d’alimenter le corpus politique de la décroissance à deux sources : la théorie et l’histoire. Car les hypothèses théoriques y sont passées au test de l’histoire ; ou : car l’histoire y est interprétée à la lumière de concepts nourrissants. Deux en particulier : celui de « régime de croissance » (qui me semble aller beaucoup plus loin que ceux de « société de croissance » ou de « paradigme de croissance ») et celui de dépense (qui vient de George Bataille et de sa défense d’une « économie générale »).

La recension que je propose est longue mais j’espère qu’elle permettra de défricher la lecture.

L’académie du climat

Dans mon intervention fin janvier à l’Académie du Climat, je m’appuie déjà sur cette critique de la croissance comme régime politique pour au moins deux raisons : la première, c’est qu’elle permet de justifier une définition de la décroissance comme « opposition politique à la croissance » ; la seconde c’est qu’elle vient résoudre le mystère du « plouf » 🤨.

Bonnes lectures.

24.02.2024 à 13:03

J’ai lu : Towards a Society of Degrowth, d’Onofrio Romano

Michel Lepesant

C'est de théorie et d'histoire dont a besoin la politique ; et tout particulièrement la décroissance politique. Voilà pourquoi la lecture de livre court, dense et perturbateur devrait marquer un tournant dans la montée en maturité politique de la décroissance.
Sortir du régime de croissance, mener une politique de la dépense, ce sont des pistes pour réintroduire la question du sens au cœur même de la politique.
Texte intégral (10598 mots)

Quelle est la version actuellement dominante de la décroissance au sein même de la mouvance décroissante ?

Pour télécharger et lire la recension au format PDF
  • Pourquoi la décroissance ? Parce qu’il y a des limites extérieures, qui viennent de la nature (au sens large), et qui finiront par contraindre l’économie dominante à abandonner la boussole de la croissance. Et cette réduction (structurellement économique, infrastructurellement énergétique et matérielle) entraînera la fin de la société  de croissance et le passage dans une société post-croissance.
  • Comment la décroissance ? Éclairé de l’intérieur par ses bonnes valeurs, l’individu plongé dans les contradictions internes du monde de la croissance en prend conscience ; il ne se contente pas alors d’améliorer sa vie personnelle mais, par la rencontre avec d’autres individus aussi conscients que lui, il s’engage dans (au moins) une des formes alternatives de vie (alimentation, production, habitation, éducation, santé…) qui préfigurent le monde d’après ; ces expérimentations concrètes essaiment au point d’atteindre une masse critique qui débouche sur une bifurcation politique à l’issue de laquelle c’est le monde entier qui bascule dans le monde d’après, celui de la sobriété, de la convivialité, du partage, de l’émancipation, en rupture avec les dominations, les exploitations, les aliénations, les emprises, les rivalités… Dans une version moins irénique, cette transition ne pourra pas se passer de converger avec les colères sociales et les moments de lutte 1.

*

Comment le décroissant mainstream va-t-il lire ces quelques extraits du livre d’Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (Routledge, 2020, une traduction française bientôt à paraître chez Liber) ?

Comme nous le verrons, en fait, dans beaucoup de récits de décroissance qui circulent actuellement, la croissance est contestée, mais sans remettre en cause les fondements de l’organisation socio-institutionnelle dont elle est l’expression (page x).

Le projet de décroissance, tel qu’il se présente actuellement, peut-il aspirer à désamorcer et à inverser le régime de croissance ? Peut-il réellement viser à changer ce monde, en transformant les logiques systémiques actuelles et en promouvant une alternative sociale libérée de la contrainte de la croissance ? Notre réponse est : non (page 43).

Nous demandons à la nature de faire le sale boulot à notre place : balayer un modèle de vie contre lequel nous reconnaissons clairement que nous n’avons pas assez d’arguments politiques efficaces (pages 49-50).

Le projet de décroissance nous semble inapte à remettre en cause la complexité du régime actuel et à mettre en place une authentique alternative sociale libérée de la logique de croissance (page 54).

Notre hypothèse est que le projet de société de décroissance repose sur une contradiction interne substantielle : il laisse intact le modèle anthropologique moderne, mais l’encadre dans des formes institutionnelles qui ne peuvent pas l’accueillir à long terme (page 72).

L’imaginaire qui encadre l’homme de la décroissance est le même que celui de l’idéal-type consumériste (page 74).

Les défenseurs de la décroissance affirment qu’une architecture politique et territoriale donnée (l’architecture localiste) génère nécessairement un programme politique spécifique, celui d’une démocratie directe (écologique). Je soutiens au contraire que nous nous berçons d’illusions si nous pensons qu’une fois qu’une communauté est responsabilisée et démocratisée, elle se ralliera volontairement aux  » bonnes  » valeurs de la sobriété, de la phronesis, du  » small is beautiful « , et ainsi de suite (pages 76-77).

Notre thèse est que la décroissance s’avère inefficace (d’un point de vue intellectuel et politique), car, au-delà de la concurrence sur les « valeurs », elle repose sur la même « forme » que celle qui encadre le régime de croissance (page 83).

A y regarder de plus près, les décroissants ne rejettent pas vraiment le cadre libéral du pouvoir politique. Ils essaient seulement de réduire les potentiels destructeurs de ce système en confinant de manière irréaliste l’action humaine au niveau local et en faisant confiance de manière irréaliste à un changement général de mentalité (page 91).

Je soutiens que nous devons passer par une décroissance du sujet moderne, plutôt que par son redoublement réflexif (page 101).

*

Ce que propose O. Romano n’est donc pas la reprise acritique de la version mainstream de la décroissance mais, tout au contraire, c’est un plaidoyer autocritique en faveur de la décroissance. Comment répond-il aux deux questions précitées ?

  • Pourquoi la décroissance ? « La « croissance » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de la neutralité institutionnelle » (page 22). Ce principe moderne, c’est celui du « régime de croissance », et c’est un principe politique que l’on peut qualifier d’horizontaliste ou de neutraliste : c’est un régime libéral (et maintenant néolibéral).
  • Avant d’y répondre, la question « Comment la décroissance ? » doit être reformulée : « Comment sortir de l’hégémonie du régime de croissance ? » (page 40). Et surtout sa réponse doit résoudre une difficulté supplémentaire, car « le projet de décroissance, dans sa formulation actuelle, ne représente pas, à y regarder de près, une véritable alternative au schéma de régulation, aux enjeux anthropologiques et au système de valeurs du régime de croissance. De multiples points de vue, il s’avère compatible avec le régime de croissance et, d’une certaine manière, il participe à sa consolidation » (page 43).
  • « La forme verticale sans valeurs de décroissance peut produire plus de dégâts que l’horizontalisme. Mais, contrairement à l’horizontalisme, le verticalisme n’est pas indifférent aux valeurs. Si nous alimentons la forme verticale avec des valeurs de décroissance, nous pouvons espérer obtenir une société de décroissance. Le contraire n’est pas vrai : les valeurs de décroissance dans un cadre horizontal ne produisent pas une société de décroissance,  […] parce que l’horizontalisme est indifférent à toute valeur. Nous devons donc viser un régime verticaliste encadré par des valeurs de décroissance » (page 93).

Voilà donc un livre qui va confronter directement le décroissant mainstream à un changement de donne, un game changer, toute une série de « chanvirements » ou de « perturbatures »2. Ce qui n’est pas gagné d’avance, car ce décroissant est souvent plus à l’aise dans la critique dirigée contre le monde de la croissance que dans la critique interne, cela dû à un penchant pour le relativisme, qui est précisément l’un des effets dialogiques du régime horizontaliste de croissance.

*

L’ouvrage se compose de quatre parties dont le fil conducteur est le suivant :

  1. Pour comprendre l’attachement de la société à la croissance économique, il ne faut pas en rester au symptôme, mais approfondir le diagnostic jusqu’aux causes modernes du régime de croissance (partie 1).
  2. On pourrait s’attendre alors à ce que la décroissance étende sa critique de l’insoutenabilité écologique et sociale jusqu’à celle du régime de croissance mais malheureusement, non seulement ce n’est pas le cas, mais par une adhésion tant anthropologique qu’institutionnelle, « il participe à sa consolidation » (partie 2).
  3. Il convient alors de se demander où la décroissance pourrait trouver des ressources idéologiques pour échapper à l’emprise du régime de croissance. O. Romano les trouve chez George Bataille dont la conception d’une « économie générale » repose sur l’hypothèse non pas d’un épuisement des ressources mais tout au contraire d’un état d’abondance. C’est à partir d’un tel renversement qu’il peut reconsidérer et la croissance et la décroissance (partie 3).
  4. A la lumière de la notion de dépense, il esquisse enfin quelques traits institutionnels et anthropologiques d’une société de décroissance, à partir d’un plaidoyer en faveur d’un retour à une forme verticale, pour permettre à un sujet « dé-pensant » de s’inscrire dans un projet politique de souveraineté par la dépense collective (partie 4).

*

Dans son plaidoyer critique en faveur de la décroissance, on ne peut pas dire que l’auteur nous prenne en traître car, dès l’avant-propos, il pose que « la croissance est le symptôme, pas la maladie » (page viii). Et cette maladie, il ne la diagnostique pas à partir « des effets directs de la croissance sur l’environnement et la santé » (page ix) mais il la trouve dans le « régime qui génère le fétichisme de la croissance » » (ibid.). Autrement dit, sa porte d’entrée dans la décroissance n’est pas écologique mais socio-institutionnelle : ce qui fait la nouveauté historique de la croissance, ce ne sont pas tant ses effets dévastateurs dirigés contre la nature, c’est l’emprise qu’elle exerce et qui rend nos vies « misérables ». Autrement dit, le péril de la croissance et de son régime n’est pas d’être une menace contre la vie, mais contre le sens de la vie. A se tromper de menace, le risque (politique) serait alors de sauver la vie tout en perdant le sens : « Pour le dire brièvement, nous pouvons sortir de la croissance sans quitter le régime de croissance » (ibid.). Et pour reprendre un jugement célèbre d’Hannah Arendt, je rajoute : on ne peut rien imaginer de pire.

Dans la première partie, Onofrio Romano répond à une question simple : d’où vient la croissance ? A en rester à une compréhension de la décroissance réduite au champ économique, la réponse devrait être cherchée dans ce moment du 20ème siècle qui va de la crise de 29 (et l’invention subséquente de l’indice du PNB) jusqu’aux fameuses trente glorieuses (et qui va voir la croissance devenir la boussole d’une course géopolitique entre les deux blocs dominants de l’après-guerre)3. Mais son propos est précisément de ne pas s’arrêter à cette réduction de la croissance à l’économie et d’aller chercher la « légitimation sociale de la croissance » (page 15) aux sources mêmes de la modernité et de son projet libéral. Car ce n’est pas le régime de croissance qui est un effet pervers de la croissance économique mais c’est historiquement l’inverse : la croissance comme boussole macroéconomique n’est que le résultat de la pente fatale du régime de croissance.

Qu’est-ce alors que ce « régime de croissance » ? Peut-on ramener cette notion à ce qu’Herman Daly, puis Matthias Schmelzer, nomment « paradigme de croissance », ou à ce que Serge Latouche nomme « société de croissance » ? Socio-anthropologiquement, pourquoi pas ; car, sous cet angle, le régime de croissance peut apparaître comme le nom du projet moderne d’individualisation, de rationalisation, d’occidentalisation, c’est-à-dire comme cette entreprise d’explication et de justification d’un monde dont le centre de gravité n’est plus la vie communautaire mais la vie individuelle. La vie en société n’apparaît plus alors que comme « le résultat involontaire de l’interaction entre les acteurs individuels » (page 22) ; ou : « la tension vers la croissance est le résultat fondamental de l’individualisation » (page 6)

Mais on passerait à côté du véritable apport politique de cette notion si on en restait à cette « institution imaginaire de l’individu » (page 10). On passerait à côté de la dimension institutionnelle. Car la « société » ne peut devenir un résultat « involontaire » que si et seulement si les institutions modernes mises en place par la modernité se plient à une « forme », pas n’importe laquelle mais la forme de l’horizontalisme. Analytiquement, cela veut dire que pour comprendre une société, il suffirait de se référer aux stratégies individuelles. Mais politiquement, cela veut dire que l’idéal serait de « laisser-faire » les individus : d’où le devenir-neutraliste de tout horizontalisme. Les institutions modernes n’imposent plus de façon descendante une conception de la vie bonne, mais c’est à chacun de s’auto-construire.

« En résumé, dans le régime de croissance, un pouvoir a-téléologique public est installé, qui ne se mêle jamais de la question de ce qu’est une vie bonne, parce que la vie sociale doit être considérée comme le résultat involontaire de l’interaction entre les acteurs individuels. Ceux-ci sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre part de vie. La politique a pour seule fonction de préserver, voire de cultiver, la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La  » croissance  » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle » (page 22).

Dans cette première partie, O. Romano multiplie les références (Max Weber, Norbert Elias, David Riesman, Jean Baudrillard, Karl Polanyi, Mauro Magatti) pour montrer que la croissance (économique), l’horizontalisme (institutionnel), l’individualisme (social), le neutralisme (politique) ne sont que les facettes d’un même dispositif caractéristique de la modernité. Mais, il faudra attendre la troisième partie, et la référence à George Bataille, pour vraiment expliquer le lien intrinsèque entre individualisme, croissance, et économie définie par la rareté.

O. Romano finit cette première partie en dressant un inventaire des « principales conséquences néfastes du régime de croissance dans les domaines de l’économie et de l’écologie, des institutions et de la politique, de la psychologie et de la socio-anthropologie ».

*

La deuxième partie est une présentation critique de la décroissance. Même si ce n’est pas très facile à lire, en particulier parce que l’enchaînement de ses chapitres n’est pas toujours évident, son idée directrice est simple à dégager. En creux, il s’agit de préparer les deux parties suivantes qui proposeront un recadrage conceptuel fort de la décroissance (partie 4) à partir de l’apport de George Bataille (partie 3). D’où la mise en relief des insuffisances sinon des incohérences de toute une série d’analyses et de mouvances qui font plus ou moins route avec la décroissance sur le chemin des transitions. Insuffisances qui font particulièrement ressortir l’ambiance brouillardeuse et embrouillée dans laquelle la décroissance évolue depuis ses origines : car il faut comprendre que si O. Romano écrit qu’il existerait bien une « structure de base consolidée » (page 31) de la décroissance, cette partie va montrer que ce « socle commun » repose malheureusement sur le même fond neutraliste que le régime de croissance.

Sont ainsi « égratignées » différentes « variations » plus ou moins convergentes de et avec la décroissance : l’anti-utilitarisme (Alain Caillé et le MAUSS), les scénarios de transition par essaimage, le programme des « huit R » (Serge Latouche), la mode de la catastrophologie.

Nous devons alors nous poser quelques questions dérangeantes : est-ce que ce « socle commun » de la décroissance existe ? Et si oui, que contient-il ? Quand Onofrio Romano, dans cette deuxième partie, passe en revue un certain nombre de thèses largement répétées dans la mouvance décroissante, suivons-le mais en les présentant dans un ordre qui va de la plus robuste à la plus problématique :

  • La critique socio-anthropologique de l’individualisme : réactivement, tout décroissant dénonce la réduction utilitariste des humains à des êtres gouvernés par la seule logique du calcul intéressé entre leurs plaisirs et leurs préférences. Positivement, ils défendent « l’importance cruciale du lien social par rapport à l’intérêt personnel » (page 32).
  • La critique de l’insoutenabilité tant écologique que sociale (page 34). La croissance dans ce cas n’est pas que la croissance économique du PIB mais aussi celle de la marchandisation des services qui dans une société font lien. Ce qu’à la MCD nous appelons les effets écocidaires et sociocidaires de la croissance.
  • D’où une définition très partagée de la décroissance comme « réduction » de la production et de la consommation, et donc des extractions et des déchets. Autrement dit, la diminution du PIB n’est pas un objectif de la décroissance, mais l’effet économique probable d’« un mode de vie plus convivial et respectueux de l’humain » (page 37).
  • C’est Serge Latouche, par son programme des « huit R », qui formule le plus explicitement ce que pourrait être le « schéma d’une société décroissante » : reconceptualiser, réévaluer, restructurer, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler, relocaliser. Remarquons que si cette deuxième partie expose ces « huit R », c’est dans l’Appendice qui retranscrit un dialogue entre Serge Latouche et l’auteur que ce dernier en livre une appréciation sévère4 : « j’ai l’impression que la décroissance risque de se traduire par une affirmation quasi absolue, totalitaire et exclusive de l’esprit utilitaire. Je me réfère, notamment à votre programme des « huit R ». Eh bien, je n’y vois rien d’autre qu’une perpétuation de la substance utile des objets » (page 116).
  • Cet utilitarisme au sein de la prétention anti-utilitariste de la décroissance se traduit dans une définition de la décroissance comme défense de « la vie pour la vie ». Or une telle défense du « caractère sacré de la vie » (page 49) ne peut s’effectuer qu’à condition de reprendre le programme de la modernité, à savoir ne pas se préoccuper du sens de la vie ; ou plutôt, en faire une affaire strictement privée, les institutions de la modernité ne devant se consacrer qu’à la fourniture des moyens matériels et juridiques pour maximiser les chances de chacun de construire son propre projet individuel de vie. Autrement dit, la maximisation des conditions de « la vie pour la vie » revient à « la croissance pour la croissance » (page 49).
  • Alors si « la croissance n’est que la traduction prosaïque, triviale, neutre, historique et stylisée de la pulsion de manifestation illimitée de soi : avoir plus multiplie mes chances d’être ce que je veux être » (page 44), comment juger une décroissance qui resterait bloquée « sur le principe cardinal de la modernité, autrement dit qui s’inscrirait dans le programme horizontaliste donc neutraliste du régime de croissance, par la défense de la vie elle-même, quel que soit le sens de la vie » (page 46), ?
  • Il ne faut alors pas s’étonner de lire une irritation grandissante de l’auteur quant au devenir « impolitique »5 de la décroissance : « Nous demandons à la nature de faire le sale boulot à notre place : balayer un modèle de vie contre lequel nous reconnaissons clairement que nous n’avons pas assez d’arguments politiques efficaces » (pages 48-49).
  • Il ne faut alors pas s’étonner que l’auteur en vienne à faire descendre la décroissance de son piédestal d’opposition à la croissance : « Le projet de décroissance, tel qu’il se présente actuellement, peut-il aspirer à désamorcer et à inverser le régime de croissance ? […] Notre réponse est : non » (page 43).
  • C’est à cause de cette dévotion maintenue en faveur de l’horizontalisme et du neutralisme que beaucoup de décroissants se leurrent sur ce que serait une transition décroissante. En adhérant à la forme neutraliste du régime de croissance, ils ne font pas attention que cette forme est politiquement un dispositif de neutralisation et que par conséquent, il est bien illusoire de croire que les alternatives concrètes, à cause de leur exemplarité dans la pratique de « valeurs », puissent essaimer. Le changement est imaginé comme la promotion ici et maintenant de « valeurs » anti-croissance en mettant en scène des alternatives sociales à partir de la base et en radicalisant leur forme horizontale (page 41). Car même si « nos » valeurs sont « exemplaires » pour une « élite consciente », il ne faut pas oublier que dans un « régime d’équivalence universelle » (page 48), « nos » valeurs ne valent pas plus que leurs contraires.
  • Parce que le régime neutraliste de croissance est un système d’équivalence généralisée, alors la question collective du sens de la vie n’est plus jamais posée, elle n’est plus une « préoccupation » moderne.

« Or, une communauté ne peut être « vraiment démocratique » que si elle débat du sens et si elle permet de créer collectivement une idée de la « bonne société », en la mettant en œuvre concrètement » (page 50). Finalement, à ne pas faire de la question du sens de la vie une question politique, la décroissance volontaire non seulement « reste bloquée dans le paradigme de la neutralité, visant la survie biologique, quel que soit le sens de la vie » (page 51) mais elle risque de dériver à son insu vers la tentation anti-démocratique de la catastrophologie (page 48).

Devant une telle dénonciation des illusions de la décroissance sur elle-même, en particulier dans son indifférence à l’emprise que le régime de croissance exerce sur ses analyses, on en vient à se demander comment l’auteur peut maintenir un projet Towards a Society of Degrowth.

*

La troisième partie propose de repenser la décroissance par la dépense. C’est en effet dans les réflexions de Georges Bataille (1894-1962) qu’Onofrio Romano va trouver la matrice pour « inverser » (page 55) un grand nombre de pensées décroissantes, ce qui lui permettra ensuite de reformuler complètement le projet d’une société de décroissance (dans la partie 4).

La principale « inversion » porte sur la définition même du « problème fondamental » de la décroissance. Pour la décroissance mainstream¸ c’est celui de la rareté. D’où le fameux slogan qu’une croissance infinie est impossible dans un monde fini. Pour Bataille, le malheur n’est pas que nous manquions de ressources, c’est que nous ne savons plus organiser leur abondance, c’est que nous ne savons plus nous organiser pour dépenser (collectivement) les surplus. Pour le dire de façon encore plus provocante : ce que nous ignorons, ce n’est pas économiser, c’est gaspiller.

Pour rendre compte d’un tel renversement, O. Romano est obligé de fournir quelques éléments de la philosophie générale de Bataille ; mais il faut reconnaître que le lien avec la décroissance n’est pas évident. Et pourtant, il y a en a un, qui aurait être plus explicitement thématisé ; quel est en effet le lien entre dénonciation du régime de croissance et économie de la rareté ? A première vue, il paraît contradictoire de défendre en même temps la croissance et la rareté. Et c’est cette contradiction que croit relever la décroissance quand elle s’engouffre dans une reprise acritique de l’économie comme gestion de la rareté, sans voir que la course à la croissance n’est qu’une mauvaise réponse à un faux problème mais à une vraie angoisse, celle « générée par le surplus » (page 68), par « l’excès d’énergie » (page 98), par l’abondance.

« En principe, l’existence particulière risque toujours de manquer de ressources et de succomber. A cela s’oppose l’existence générale dont les ressources sont en excès et pour laquelle la mort est un non-sens. A partir du point de vue particulier¸ les problèmes sont en premier lieu posés par leur l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès  si l’on part du point de vue général ».

Georges Bataille, La part maudite (1949, 1967), Points, page 81.

Pour Bataille, le malheur de la modernité c’est la victoire (horizontaliste) du point de vue particulier sur le point de vue général (et donc le recul de la priorité verticale du général sur le particulier). Là où auparavant la « totalité » enchantait les vies humaines – tant dans un sentiment de continuité entre nature et culture que dans un sentiment de proximité communautaire – les temps modernes qui sont le temps de la « désintégration de la totalité » (page 57) ont perdu le sens de la réponse pré-moderne.

Car il y a en effet deux modes bien distincts de consommer : dans le premier, il faut d’abord satisfaire les besoins vitaux ; la consommation est alors une activité servile, au service de « la vie pour la vie ». Dans le second, il importe de dépenser hors de toute finalité productive ou reproductive.

Dit autrement : il y a deux façons de dissiper l’énergie. Une première part (« servile ») est absorbée pour la conservation de la vie. L’autre part (« maudite ») consiste à la dépenser.

C’est là qu’il faut retrouver les deux façons de penser l’économie. Car du point de vue tronqué du particulier, c’est la rareté qui commande. Mais du point de vue général, il y a en réalité toujours abondance et excédent d’énergie et se pose donc la question : une fois la part servile satisfaite, qu’est-ce qu’on fait du surplus ?

« Dans le domaine de l’activité humaine, le dilemme prend la forme suivante : soit la plupart des ressources disponibles (c’est-à-dire le travail) sont utilisées pour fabriquer de nouveaux moyens de production – et nous avons l’économie capitaliste (accumulation, croissance de la richesse) – soit le surplus est gaspillé sans essayer d’augmenter le potentiel de production – et nous avons l’économie festive » (page 59).

Ce qu’O. Romano nomme « économie festive » consisterait donc, une fois la subsistance de la vie garantie6, à laisser la dépense se dissiper aux travers de toute une série d’usage ou de fonctions qu’il analyse l’une après l’autre : fonctions symbolique, sacrificielle, connective, souveraine, pure (destructrice) (pages 62-65).

Si la décroissance adoptait l’inversion des points de vue sur l’économie, elle nous mettrait en tant qu’humains au pied du mur, celui du sens : car « En utilisant l’énergie excédentaire, nous nous qualifions en tant qu’êtres humains » (page 59).

  • Ce que ne fait évidemment pas le régime individualiste de croissance. Dans lequel, la réponse individualisée va consister « en croissance morale, intellectuelle et civile. Plus de dépenses, plus de gaspillage vulgaire, mais une recherche active d’un sens moral à attacher à son parcours terrestre. Le sujet moderne, déjà chargé du poids insupportable du surplus, est alors invité à utiliser le temps extra-servile pour son perfectionnement moral » (page 67). C’est ainsi que le régime de croissance s’individualise en développement personnel.
  • Quant aux réponses sociales apportées par le défi de la dépense sensée des excédents, O. Romano en souligne trois : évidemment, d’abord « la croissance pour la croissance ». Deuxièmement, le régime neutraliste : puisque la construction collective du sens est expulsée de l’espace public, alors « il appartiendra aux individus, avec leur libre arbitre, de décider comment utiliser le surplus et donc quel sens ajouter à leur parcours existentiel » (page 69). Troisièmement, la privatisation des surplus au profit d’une extrême minorité (qui affiche maintenant de façon ostentatoire ses excès).

A ce point d’analyse, on se prend à penser que la décroissance va assumer de prendre le contrepied de toutes ces solutions croissancistes et repenser la décroissance à la lumière de la dépense.

Et bien non, à une exception près7.

« La dépense est donc un concept clé pour penser la sortie de la société de croissance. Paradoxalement, elle ne figure pas parmi les piliers épistémologiques de la réflexion théorique dominante sur la décroissance, pas plus qu’elle n’est une source d’inspiration pour les mouvements de contre-croissance. La seule exception pertinente est représentée par les éditeurs du Vocabulaire de la décroissance (D’Alisa et al., 2014) qui, dans leur postface ( » De l’austérité à la dépense « ), suggèrent d’adopter la dépense comme un outil pivot pour la théorie et la pratique de la décroissance, défiant les perplexités et le mécontentement d’une large part du mouvement. Manifestement, leur généreuse tentative n’a pas été suivie et probablement pas même comprise » (page 71).

Citons aussi Giorgos Kallis, l’un de ces éditeurs précités qui dans son Éloge des limites, demande de reconsidérer la croissance et donc sa critique décroissante non pas du point de vue de la rareté mais du point de vue de l’abondance ; ce qu’il écrit sur les limites est sans ambigüité :

« Je pense effectivement qu’il n’existe pas de limites extérieures… La limite relève d’un choix, et c’est le type de monde que nous souhaitons créer et transmettre à nos enfants qui doit nous permettre de la définir. Nous n’avons rien à gagner à attribuer ce choix à la nature. »

Giorgos Kallis, Éloge des limites (2019, trad. 2022), PUF, pages 179-180.

Pour le reste, le récit dominant chez les décroissants en reste à la « posture servile », celui de la rareté des ressources comme problème économique. Il ne faut pas alors s’étonner si O. Romano n’a guère de mal, en conclusion de cette troisième partie, à montrer que l’homme des « huit R » n’est « rien d’autre que l’ »homme moderne » » (page 72), que la décroissance définie comme « « réduction » n’est pas un coup bas contre le démon du productivisme mais le cheval de Troie de la rationalisation intégrale » (page 73), « La contradiction est encore plus flagrante si l’on examine les valeurs sociales sous-jacentes à la proposition de décroissance » (page 76) : car ces « bonnes » valeurs, au lieu de rejeter le pacte moderne entre libéralisme, individualisme et croissance se satisfont trop vite de proposer une « « bonne » modernité des origines comme thérapie à la « mauvaise »  modernité » (page 78).

Toutes ses incohérences de la théorie mainstream de la décroissance reposent finalement sur une illusion : c’est que dans un régime horizontaliste de croissance, les bonnes valeurs ne peuvent pas ne pas finir démocratiquement par l’emporter. Pire, même si les bonnes intentions de cette théorie consistent certainement à ne pas vouloir laisser les hommes en face du « vide de la vie » (page 79), il n’empêche que la dévotion à la forme horizontaliste ne peut aboutir qu’au renforcement du désenchantement généralisé.

Comment alors retrouver dans un même élan décroissance, dépense et réenchantement, comment redonner du sens collectif à notre système social ?

*

La quatrième partie traite d’un programme politique décroissant. O. Romano reconnaît d’emblée que celui évoqué par George Bataille n’est ni faisable8 ni même « souhaitable » (page 83). Il n’en abandonne pas pour autant l’idée quand il propose de construire cette dernière partie autour de 3 points : le cadre institutionnel ; la stratégie politique, le cadre anthropologique.

Sans surprise, le cadre institutionnel qu’O. Romano propose à la décroissance va s’appuyer sur « la restauration d’un nouveau régime vertical » (page 91). Comment le justifier ? Car d’un côté O. Romano n’ignore pas que « 40 ans de néolibéralisme frénétique et de capitalisme techno-nihiliste ont érodé les fondements de la société » (page 108) et ont abouti à identifier verticalisme et « traumatisme » (page 90), et surtout ils se sont ajoutés aux dangers bien connus du verticalisme, « nationalisme, autoritarisme et réclusion ethnique » (page 110) ; et d’un autre côté, tout son livre est une déconstruction systémique du régime horizontaliste de croissance.

Sans être labyrinthique, le plaidoyer en faveur d’un régime verticaliste de la décroissance n’est pas vraiment un trajet direct :

  • Double définition succincte du verticalisme. Dans la sphère sociale, le moteur n’est pas l’individu mais une « intentionnalité centrale…placée au-delà des interactions humaines » ; dans le champ théorique, « pour comprendre la vie sociale, il faut localiser et décoder cette intelligence descendante (top-down), qui sous-tend l’ensemble du système » (page 84).
  • O. Romano consacre alors plusieurs pages à réexposer9  et à justifier historiquement ce qu’il appelle « une sorte de « loi d’alternance croisée » entre la régulation sociale et la pensée ». Ce qu’il veut dire par là c’est qu’il ne faut réduire le paradigme formel de la modernité ni au verticalisme ni à l’horizontalisme. Ce qui caractérise la modernité c’est une relation chiasmatique entre verticalité / horizontalité et structure sociale / pensée sociale : quand une forme régule la société alors elle est contestée par l’autre forme, et vice-versa. Une telle « hypothèse de travail » lui fournit alors une clé pour « reconsidérer les principales phases de la modernité occidentale » (page 85). 1815-1929 : âge d’or de la sociologie / marché autorégulateur. 1930-1980 : microsociologie de l’individu-acteur / État redistributeur redevenu moteur économique et social.
  • Mais « le jeu traditionnel entre les modèles de pensée et de gouvernement (la loi de l’alternance croisée) ne fonctionne pas dans la crise actuelle, commencée en 2008 et qui fait toujours rage. La société horizontaliste née au début des années 1980 (du siècle dernier) est en panne, mais un nouveau paradigme (verticaliste ?) n’a pas encore été préparé. Nous sommes face à un « retard de paradigme » » (page 89).
  • Or c’est dans ce retard de paradigme que la décroissance s’est engouffrée : en se conformant elle-même à l’horizontalisme, elle ne vient pas du tout s’opposer au néo-horizontalisme dominant socio-économiquement mais elle vient juste redoubler l’horizontalisme. Pire, là où le néo-horizontalisme du néolibéralisme est en crise (depuis 2008) sur le plan fonctionnel, «  il est en pleine forme sur le plan socioculturel » (page 90).
  • Pourquoi la décroissance commet-elle un tel contresens politique ? Parce qu’aveuglée par sa dévotion à l’horizontalisme, elle attribue cette crise aux « valeurs » promues par le néo-libéralisme et non pas à la « forme » du régime de croissance. Du coup, elle s’illusionne « au carré » (en échouant et en renforçant), parce qu’elle croit qu’elle doit mener son combat au nom de « ses » valeurs. Alors qu’en régime horizontaliste de croissance, toutes les valeurs et contre-valeurs s’équivalent !

« Dans ces conditions structurelles, la dimension éthique se révèle totalement inoffensive pour le régime horizontal, qui favorise plutôt la prolifération illimitée de valeurs et de significations, même réciproquement antithétiques. Il est donc incongru de lui opposer des valeurs. Il faut donc déplacer la lutte pour une société de décroissance des valeurs à la « forme », en abandonnant la dévotion au cadre horizontal » (page 93).

Comment justifier une telle inversion de « forme » ? Pour une raison qui peut sembler paradoxale mais qui est en réalité logique : quelle est la forme, verticaliste ou horizontaliste, qui peut redonner sens et force aux valeurs ? Quand la forme est horizontaliste, toutes les valeurs se valent. Ce n’est que dans un régime verticaliste que les valeurs peuvent retrouver de la force. Cela ne veut pas dire que n’importe quel régime verticaliste sera compatible avec les valeurs de la décroissance : « la forme verticale sans valeurs de décroissance peut produire plus de dégâts que l’horizontalisme. Mais contrairement à l’horizontalisme, le verticalisme n’est pas indifférent aux valeurs 10. Si l’on nourrit la forme verticale de valeurs de décroissance, on peut espérer obtenir une société de décroissance » (ibid.).

Quelle stratégie verticale de transition ?

Comment sortir la décroissance de l’ornière transitionnelle qu’elle s’obstine à vouloir creuser sous la forme de l’essaimage, par la simplicité volontaire et les alternatives concrètes ?

« Nous ne sommes pas du tout d’accord avec cette voie. Au contraire, nous pensons que (1) nous ne devons pas partir de nous-mêmes, c’est-à-dire de l’élite (en espérant que tout le monde nous copiera), mais des sentiments, des besoins, des désirs des personnes réellement (c’est-à-dire en essayant de greffer une alternative de décroissance dans les processus sociohistoriques) ; (2) la relation entre les citoyens et les institutions doit être encadrée dans une forme verticale afin de mettre en place une véritable alternative de décroissance, c’est-à-dire une société « souveraine » libérée du servilisme » (ibid.).

Pour relever ce défi O. Romano va s’appuyer sur une situation historique (encore une fois) sur laquelle il va braquer le projecteur explicatif de la dépense et du refus de la servilité. Cette situation c’est le « passage, entre la fin des années 70 et le début des années 80 (du siècle dernier), des Trente Glorieuses sociales-démocrates aux Trente Inglorieuses néolibérales » (page 95) : c’est un moment décisif parce que, en termes batailliens, nos sociétés modernes s’y sont trouvées au seuil de la souveraineté. En effet, on peut dire que le « succès » des trente Glorieuses avait « permis aux peuples occidentaux de résoudre le problème de la survie et d’échapper ainsi à la dimension « servile » » (page 96). Le servilisme surmonté, a surgi alors la question souveraine : que faire des excédents ?

Nous savons tous que la réponse n’a pas été décroissante mais néolibérale. Comment d’ailleurs la réponse aurait-elle pu être décroissante puisque la décroissance à ce moment s’engouffre déjà dans la prison de la rareté, et donc de la servilité11 ? La réponse néolibérale a été une hystérisation de la croissance, de l’individualisation, de la dévaluation horizontaliste de toutes valeurs « socialisantes ». Selon O. Romano, cette accélération néolibérale a reposé sur deux piliers :

  1. Le premier a consisté dans ce qu’il appelle une « politique de précarisation mobilisatrice » (page 97). Le néo-libéralisme surfant sur la vague néo-horizontaliste en a profité pour démanteler toutes les structures institutionnelles verticales provenant de l’État-Providence ; cette stratégie a visé « délibérément à effacer la protection sociale, à précariser à nouveau la vie des citoyens pour les remobiliser » (page 97). Chaque individu, renvoyé de nouveau à la servilité de sa survie12, est alors poussé à cultiver des penchants antisociaux, des passions tristes.
  2. Deuxièmement, les politiques de dérégulation, de privatisation ont constitué des matrices pour déverticaliser l’État dans le champ social (tout en tenant dans le champ « sociétal » un double discours, à la fois de libéralisation des mœurs et de retour de l’autorité). Autrement dit, l’État a assumé de moins en moins sa tâche redistributrice, pour, tout au contraire, se mettre au service de la fable libérale du mérite et garantir une distribution de plus en plus inégalitaire des revenus, en faisant de la dépense des surplus le privilège d’une minorité.

Une politique verticaliste de décroissance devrait s’opposer radicalement à ces deux piliers : « Sans un système vertical, il est impossible d’imaginer une distribution égale des ressources habilitantes au plus grand nombre de citoyens » (page 98).

  1. Cesser d’atomiser le citoyen : lui garantir des droits, le resécuriser, le sortir de la concurrence individualisante du chacun pour soi (de ce point de vue, je ne cache pas que la critique d’O. Romano (page 45) contre le revenu de base me semble pâtir d’une ignorance de ce qu’est la revendication décroissante d’un revenu inconditionnel13 comme reconnaissance inconditionnelle de l’appartenance et de la participation de tout individu à une totalité communautaire qui le dépasse). Dans le champ des « activités », sortir de la logique moderne de la « différenciation structurelle » (la division sans fin du travail), et pour cela, instaurer ce que j’ai appelé une « indivision sociale » des activités (basée sur des principes de rotation et d’inefficacité)14.
  2. Pour s’opposer à la privatisation des surplus, « Il faut au contraire redécouvrir le verticalisme institutionnel pour inverser complètement la formule sur laquelle repose le néolibéralisme : de la précarisation mobilisatrice + dépense privée à la désactivation protectrice + dépense collective » (page 100). A moins de croire à une sorte de main invisible cool qui répartirait de façon juste les surplus, seule une institution verticale semble en mesure de renverser la situation. Dans le Vocabulaire de la décroissance, se trouve une excellente formulation de ce renversement : puisque « même dans une société de sujets frugaux dotée d’un métabolisme réduit, il y aura toujours un excédent, qui devra être dépensé si l’on veut éviter de réactiver la croissance », alors « le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés » (Épilogue).

La fin du livre se conclut sur le cadre anthropologique. O. Romano y lance plus des pistes qu’il ne les approfondit. Son objectif est simple : comment éviter à la décroissance de dégringoler au bas de la pente fatale de l’horizontalisme, en particulier en survalorisant les stratégies de simplicité volontaire qui peuvent être critiquées comme les voies d’un « redoublement » (page 101) réflexif du sujet, comme la promotion d’un individu « au carré » (page 102) ? Bref comme opérer une décroissance du sujet moderne ?

  • Dégonfler le sujet moderne : arrêter de faire reposer la décroissance sur un sujet décroissant identifié à un « saint », membre d’une « élite » qui devrait servir d’exemple à la communauté à laquelle elle appartient. Tout à l’inverse : « C’est le sujet qui accepte de dégonfler sa propre vision, le sujet qui pourrait également accepter et mettre en œuvre la vision construite par la communauté à laquelle il appartient. De même, seul un sujet qui accepte « d’être toujours moins » peut également accepter « d’avoir toujours moins », c’est-à-dire d’entreprendre un parcours de décroissance. Pour parvenir à la décroissance et à la récupération de la souveraineté collective, nous devons miser sur un nouveau modèle de subjectivité. Le développement de cette nouvelle subjectivité doit être la première bataille des décroissants » (page 102).
  • Mais où un tel sujet habite-t-il ? Pour éviter de retomber dans les errements d’un homme nouveau comme support d’une révolution à venir, O. Romano évoque à la fin de son livre deux pistes géographiques, celle de l’autre Afrique et celle de la méditerranée. Dans les deux cas, la référence à la décroissance comme désoccidentalisation du monde (Serge Latouche) est présente. Dans les deux cas, il s’agit plus d’un « pari » (là aussi Serge Latouche) que d’une certitude.
    • Pour l’autre Afrique : « La société informelle n’est pas le passé du marché, mais son avenir. Le domaine social y récupère la souveraineté perdue sur la vie de ses membres, y compris par des formes originales de confrontation démocratique, comme la « palabre » » (page 104).
    • Pour la méditerranée : de fait, historiquement « le méditerranéisme fait avant tout allusion à la multiplicité en tant que valeur en soi : la coexistence historique accidentelle de multiples modes de vie dans un seul bassin devient la conception délibérée d’un horizon politique de convivialité » (page 106). Surtout, pendant des siècles, la méditerranée a moins été la terre du milieu qu’une « périphérie » qui a produit « une construction « anti-identitaire » de la subjectivité, c’est-à-dire une stratégie de l’absence » (page 107), par un dégonflement de l’identité comme injonction à s’auto-définir.
    • Dans les deux cas, O. Romano promeut « sur la scène politique un modèle de protection qui place en son centre la préservation de l’équilibre naturel (et donc la décroissance), ainsi que l’auto-institution de la société, c’est-à-dire le retour de la souveraineté collective et d’une véritable démocratie » (page 109).

Quand la consommation se focalise sur la seule dimension utilitaire, elle se servilise. A contrario, on peut en déduire qu’en faisant de la dépense un objet de palabre démocratique, une société retrouve de la souveraineté : « en tout état de cause, retrouver la confiance dans la dépense est la condition nécessaire à la construction de la future société de décroissance » (page 111). Ce qui implique de confronter la décroissance avec la question du protectionnisme, « malgré sa mauvaise réputation » (page 110). C’est une piste, l’une de ces « questions difficiles » dont on attend qu’une théorie de la décroissance s’empare…

*

Bref un livre court mais dense et perturbateur ; parce que son sujet l’est dans la mesure où son ambition est quand même de confronter la théorie décroissante à ses apories : car, enfin, à quoi sert-il de rester groupusculaire si c’est pour se priver, en plus, d’un véritable socle cohérent ? Sauf à se raconter que la décroissance n’est pas groupusculaire (et dans ce cas-là, vogue la galère, et remettons à toujours plus tard le travail théorique) alors chacun à la fin du livre, devrait avoir compris que le véritable « socle commun » (dont a besoin la décroissance politique ← ce qui n’est pas le cas si on en reste à la décroissance-agrégat) ne peut pas se satisfaire de la forme horizontaliste actuelle.

Par-delà un tel contenu renversant, la difficulté du livre provient aussi, il ne faut pas le cacher, de sa fabrication : car s’il est une synthèse, ses éléments proviennent « académiquement » d’articles dont la décroissance n’était pas toujours le fil directeur. D’où l’attente d’un prochain livre dans lequel certains tiroirs complémentaires ne seront ouverts que par allusion et qui du coup prendra souverainement la décroissance comme ossature centrale.

Par rapport aux recherches et aux analyses de la Maison commune de la décroissance (la MCD) en France, beaucoup de convergences, jusque dans la terminologie découverte chacun de son côté, et donc beaucoup de discussions :

  • Le régime neutraliste de croissance est un dispositif de neutralisation politique qui vise tout particulièrement à éjecter la question du sens du débat public. D’où l’appel pour politiser une décroissance comme théorie politique du sens. Refaire de cette question du sens une question politique.
  • Ce dispositif de neutralisation a pour effet de rendre équivalentes toutes les valeurs. Est ainsi expliqué ce qu’à la MCD nous appelons le « plouf », c’est-à-dire cette performativité horizontaliste à produire du silence même après que les données les plus vraies et les valeurs les plus belles aient nourri un plaidoyer en faveur de la décroissance. Lors d’une table ronde, le décroissant peut fournir le « meilleur argument », ses partenaires continuent leur propos comme si de rien n’était, le dialogue des sourds.
  • Restent enfin quelques questions à controverser :
    • Le regret tout d’abord qu’O. Romano mette sous le même terme de décroissance et le trajet et le projet.
    • Une interrogation forte sur la façon de tenir ensemble et la critique anti-utilitariste et le plaidoyer en faveur de ce que l’on appelle aujourd’hui « subsistance ». Comment la juste critique de la servilité utilitaire (pensons particulièrement à la tyrannie de la commodité dès qu’il s’agit de technique) ne se contredit pas avec la juste critique de la conception libérale de liberté comme « délivrance » (des conditions matérielles et sociales de la vie en commun) ?
    • Une demande pour distinguer deux types de verticalité, l’une descendante, l’autre ascendante. Car ce qu’O. Romano évoque comme « pensée enracinée » (page 94) nous semble pouvoir être la matrice d’une verticalité ascendante qui peut renvoyer dos à dos et les errances de l’horizontalisme et les traumatismes de la verticalité. C’est cette « pensée enracinée » dont nous défendons l’exercice quand nous défendons le « militant-chercheur » comme une « méthode »15.
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Les notes et références
  1. Pour une description plus analytique des scénarios et stratégies possibles, voir la recension que j’ai faite du livre de Jérôme Baschet, Basculements (https://decroissances.ouvaton.org/2022/07/11/jai-lu-basculements-de-jerome-baschet/).
  2. Suivant les innovations heureuses de la traductrice canadienne Audrey PM,
  3. Pour une genèse historique de la croissance comme « boussole » économique, il faut lire Matthias Schmelzer, The Hegemony of Growth, The OECD and the Making of the Economic Growth Paradigm (2016), Cambridge University Press (non traduit en français).
  4. Pour une justification systématique de la critique de chacun des « huit R », Onofrio Romano, « Les enjeux anthropologiques de la décroissance », in Baptiste Mylondo (dir.), La décroissance économique. Pour la soutenabilité écologique et l’équité sociale (2009), Éditions du Croquant, coll. « Ecologica ».
  5. Onofrio Romano, The impolitic narrative of grassroots movemnts against neoliberal de-politicization, PArtecipazione e COnflitto, The Open Journal of Sociopolitical Studies, Issue 10(2) 2017: 493-516.
  6. Cette clause est essentielle car la stratégie néolibérale consistera précisément à préconiser des stratégies de « précarisation mobilisatrice », c’est-à-dire à empêcher les individus des sociétés de la modernité tardive à se poser la question de la dépense des surplus, ce qu’O. Romano explique très bien dans sa quatrième partie.
  7. En France, la Maison commune de la décroissance (MCD) espère que la densité de ces analyses, en faveur de ce qu’elle appelle « le défi méditerranéen », lui permettra d’être reconnue en tant que deuxième exception.
  8. Le programme politique de Georges Bataille est un ascétisme, réservé à une élite ; la seule capable de supporter cette « expérience intérieure » qui finit dans « la fusion de l’objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu » (L’expérience intérieure (1943, 1954, 1977), TEL, page 21). Pour autant, un programme politique articulé autour de la dépense se devrait d’explorer « ces soudaines ouvertures au-delà du monde des œuvres utiles » (La souveraineté (20212), Lignes, page 51) : le rire, la poésie, l’art, le sacré, la beauté…
  9. Onofrio Romano, The sociology of knowledge in a time of crisis : Challenging the phantom of liberty (2014), New York,  Routledge.
  10. Le décroissant qui voudra rester cantonné à son refus intransigeant de toute verticalité devra finir par reconnaître que la défense des ses valeurs ne pourra que se noyer dans l’océan indifférencié de l’horizontalisme. La tentation de les sauver en se réfugiant dans un « oasis », ou un « archipel » ne sera qu’une tentative désespérée et impolitique.
  11. Onofrio Romano ne fait pas explicitement le rapprochement mais comment ne pas le faire à sa place : ce tournant néolibéral qui va être celui de la relance du paradigme croissanciste et en même temps l’entrée de la décroissance dans l’impasse d’une économie de la rareté : encore aujourd’hui, tout décroissant ne manque pas de se référer aux rapport sur Les limites de la croissance et aux travaux de N. Georgescu Roegen : travaux qui n’étaient pas faux mais qui n’étaient vrais qu’en s’enfermant dans les limites de l’économie particulière.
  12. Cette explication par une politique de précarisation contrainte marche parfaitement pour la récente réforme française des retraites. Avant de vouloir équilibrer un système, il s’est agi en priorité d’instaurer un système pour déséquilibrer les individus.
  13. Sur le site de la MCD : https://ladecroissance.xyz/2021/06/26/dossier-sur-le-revenu-inconditionnel/.
  14. Michel Lepesant, https://decroissances.ouvaton.org/2021/03/12/eloge-indivision-sociale/.
  15. Michel Lepesant, « Portrait du décroissant en militant-chercheur », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=218

08.02.2024 à 07:02

Pour décroître, changeons de régime ? Paris, le 31 janvier

Michel Lepesant

Mon intervention du mercredi 31 janvier à l'Académie du Climat (Paris, Mairie du 4ème). Cet écrit est plus long que l'intervention orale, sans être pour autant complet. Avec la très bonne surprise de l'avoir faite devant une assistance qui sortait de l'entre-soi et qui était en même temps venue pour écouter réfléchir à voix haute sur la décroissance : si la croissance est plus un régime politique qu’une boussole économique, pourquoi et comment cadrer les analyses et les propositions de la décroissance ?
Texte intégral (11150 mots)

Mon intervention du mercredi 31 janvier à l’Académie du Climat (Paris, Mairie du 4ème). Cet écrit est plus long que l’intervention orale, sans être pour autant complet. Avec la très bonne surprise de l’avoir faite devant une assistance qui sortait de l’entre-soi et qui était en même temps venue pour écouter réfléchir à voix haute sur la décroissance : si la croissance est plus un régime politique qu’une boussole économique, pourquoi et comment cadrer les analyses et les propositions de la décroissance ?

Considérations de départ

Le fil directeur : qu’est-ce qu’on trouve quand on prend au sérieux, à la lettre, le terme de « décroissance » ?

Pour le moment, qu’est-ce qu’on trouve ? On trouve du « flou », de la « nébuleuse », du « brouillard ».

Je reprends un paragraphe de la recension du dernier livre paru sur la décroissance :

Les auteurs remarquent, à raison pour s’en inquiéter, que nous sommes « à l’heure du grand brouillage intellectuel et politique » (page 15). Mais, deux pages plus loin, ils commencent par constater que le terme même de décroissance « demeure souvent flou et est traversé d’interprétations divergentes » ; sauf qu’au lieu de s’en plaindre parce que ce « flou » c’est de la « nébuleuse » (page 19), ils s’en félicitent : « c’est selon nous une de ses forces qui témoigne de l’incertitude actuelle et des débats et conflits nécessaires pour reconstruire un autre rapport au monde ». Deux lignes plus bas, ils mesurent pourtant les effets de ce « flou », qui donne « naissance à un mouvement social d’ampleur mais éclaté et hétérogène » (page 17).

Ce brouillage au sein de la mouvance décroissance est malheureusement déjà là dès sa naissance :

  • Pour Paul Ariès, on pourrait se contenter de définir la décroissance en disant que le terme est un « mot-obus ». Mais par-delà le vocabulaire guerrier, qui est maladroit, que faut-il faire ainsi exploser ? Une économie, une société, un imaginaire ? Faut-il laisser chacun se bricoler individuellement sa propre définition ?
  • Quant à Serge Latouche, il n’a cessé de répéter et d’écrire que la décroissance n’est pas le « contraire de la croissance » et qu’elle n’est pas une « croissance négative ». C’est même devenu aujourd’hui une antienne que d’affirmer que la décroissance ne doit surtout pas être confondue avec la récession.
    • Si la décroissance n’est pas le contraire de la croissance, mais alors de quoi est-elle le contraire ?
    • Pourquoi rechigner à admettre d’emblée qu’économiquement la décroissance sera bien une baisse de la production et de la consommation et que cela sera mesurée par une baisse du PIB. D’ailleurs, en 1973, Sicco Mansholt, le président de la Commission européenne qui avait mis en avant le fameux rapport Meadows (1972) le disait explicitement : « Pour nous, dans le monde actuel, diminuer le niveau matériel de notre vie devient une nécessité. Ce qui ne signifie pas une croissance zéro, mais une croissance négative ».
    • Dans le monde d’aujourd’hui, une baisse de la production durant deux trimestres consécutifs a un nom scientifique, c’est la « récession ». Ceux qui refusent d’admettre que la décroissance soit une récession veulent-ils dire que la décrue économique se fera en moins de deux trimestres ? Ce n’est pas sérieux ! Ils feraient mieux a) de faire la différence entre la récession quand elle est subie, et cela s’appelle une « dépression » quand elle se prolonge ; et la récession quand elle est choisie, quand elle est démocratiquement planifiée, c’est la décroissance1. b) De se demander s’il est pertinent de réduire la décroissance à la croissance économique.

D‘où vient un tel brouillard définitionnel qui objectivement fait le jeu du monde de la croissance ? Quel est ce dispositif auquel semblent obéir volontairement les décroissants qui le propagent ?

Qu’est-ce que j’espère trouver ?

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D’abord la défense d’une thèse politique : pas de décroissance sans politique de la décroissance, sans décroissance définie politiquement (et pas seulement économiquement).

Et donc une définition politique de la décroissance : ce qui présuppose une compréhension politique de la croissance.

Nous espérons montrer que seule une définition de la croissance comme régime politique permettrait de voir dans la décroissance non pas seulement une récession économique démocratiquement planifiée mais un changement de régime politique.

Nous verrons qu’un tel régime politique de croissance repose précisément sur un dispositif de brouillage et de neutralisation politique dont l’un des effets est la production du brouillard définitionnel de la décroissance.

I. Comment sortir la décroissance de son brouillard définitionnel ?

a) Les trois usages du terme décroissance

On peut commencer par éclaircir un tel brouillard en repérant trois usages du terme décroissance : pour cela il suffit d’aller à des rencontres organisées explicitement autour de la décroissance2.

  1. L’usage le plus fréquent est un usage « agrégat » : on rassemble sous le terme de façon peu construite tout ce qui peut passer pour une critique de la croissance ou qui préfigurerait un monde libéré de l’emprise de la croissance. Ce qui caractérise cet usage, c’est que la « diversité désordonnée » y est valorisée sans critique, comme une richesse, alors que politiquement ce pourrait être remis en question : parce que c’est à la fois une facilité pratique et une paresse théorique. Par son aspect fourmillant, cet usage permet de se raconter qu’il existe déjà plein d’alternatives qui sont effectivement désirables et faisables : mais cela incite malheureusement à ne pas se demander pourquoi il faudrait rendre la décroissance acceptable à tous ceux qui aujourd’hui n’y adhèrent pas, et comment procéder.
  2. Dans son usage « académique », la décroissance – souvent confondue avec la post-croissance – est un champ d’études universitaires qui va des degrowth studies à la défense d’une autre économie hétérodoxe (qui serait l’économie écologique, l’économie du bien‐être). Les décroissants de ce type se rencontrent dans des colloques, publient des articles dans lesquels ils se citent. Leur degré de politisation est minimal, quand ils ne se retranchent pas derrière la fictive neutralité politique du chercheur3.
  3. Enfin, de façon « temporelle » la décroissance se définit a) comme le trajet intercalé entre le monde rejeté (celui de la croissance) et le monde projeté (celui de la post-croissance), b) comme « époque » qui vaudrait mieux qu’elle ne tarde pas trop et qui, si elle advient, devrait être la plus brève possible. Ces deux conditions rendent ce dernier usage intrinsèquement politique.

C’est sans surprise donc que nous donnons priorité, et non pas exclusivité, à l’usage temporel – la décroissance comme trajet, comme faisceau de trajectoires – puisqu’il est celui qui va pouvoir cadrer politiquement la décroissance.

D’ores et déjà, nous pouvons dégager un résultat : si la croissance est à elle-même son propre objectif, la croissance pour la croissance, la croissance sans limites, alors, tout au contraire, il ne va jamais s’agir de décroître pour décroître : la décroissance n’est qu’une parenthèse historique entre croissance et post-croissance.

Mais alors que mettre dans ce trajet ?

b) (première) Extension du domaine de la critique

On peut étendre le domaine de la critique de la croissance.

Bien sûr, la critique débute dans le champ économique.

  • La croissance comme boussole : non pas au niveau microéconomique des entreprises (leur boussole, c’est le profit) mais au niveau des politiques macroéconomiques. La croissance sert de justification pour des politiques gouvernementales, elle oriente des politiques d’emploi, d’investissements ; elle arbitre économiquement des budgets qui touchent à l’écologie et au social…
  • A ce premier niveau, on dispose d’une définition qui fait consensus : la décroissance est la réduction de la production et de la consommation ; suivant les variantes, cette réduction est « en dernière instance » économique, énergétique, matérielle , voire démographique. La décroissance est une décrue économique tout au long de la chaîne de valeur : extraction, production, consommation, excrétion.

Mais, quand dans une société, l’économie devient une économie de croissance, alors cette société ne devient pas une société avec une économie de croissance, mais elle devient une société de croissance : la croissance et son monde.

  • Le champ de la croissance comme monde est celui de la société. Ce monde de la croissance est constitué par tout un tissu de narratifs, de représentations, d’attentes, de modes de vie, de valeurs, de normes, d’attachements… qui tendent à imposer une vision dominante du monde, une idéologie. Dans ce domaine, le principal bras armé du monde de la croissance est la publicité, qui fonctionne comme une machine multiforme à diffuser des valeurs, sous le mode de la propagande et de l’emprise, sous la forme du harcèlement.
  • A ce deuxième niveau, la décroissance est le refus du « monde de la croissance ». Il s’agit là d’une première extension de la notion de croissance. La croissance n’est pas seulement une « boussole » économique, c’est un monde dont l’imaginaire est colonisé. A la MCD, nous nous nourrissons particulièrement des lectures d’Hartmut Rosa (pour la critique de ce monde comme « stabilisation dynamique »), de Mark Hunyadi (pour la critique de la tyrannie des modes de vie), d’Alexandre Monnin (pour le rappel qu’il existe des « communs négatifs », des « ruines du capitalisme » auxquelles nous sommes attachés.

c) De la critique à l’opposition : une définition politique de la décroissance

Grâce à la priorité accordée à l’usage temporel de la décroissance (le trajet) et à l’extension du domaine de la critique, nous disposons maintenant d’une définition beaucoup plus claire de la décroissance, et politiquement pertinente.

La décroissance est le trajet de la décrue économique et de la sortie du monde de la croissance (la décolonisation des imaginaires).

Plus positivement, on peut déjà avancer que la décroissance politique pourra reposer sur deux contre-principes :

  1. Economiquement, le principe du suffisant. En-deçà d’un plancher, ce n’est pas suffisant ; au-delà d’un plafond, ça suffit ! Nous disposons même dans ce champ d’une boussole, ce que nous pourrions appeler une « matrice de solutions » qui est la notion d’espace écologique. C’est-à-dire la double limitation par un plancher et un plafond : au-delà et en deçà, c’est le « hors du commun ». Entre plancher et plafond, cet espace écologique est l’espace du Commun.
  2. Socialement, le principe de la coopération (plutôt que la compétition), de l’entraide (plutôt que la rivalité). Un tel principe devrait s’appuyer sur les analyses que la MCD mène depuis des années à partir de la distinction entre « vie en société » et « vie sociale ». La vie sociale est en effet un « commun préalable » qui fournit à la fois une condition de la vie humaine et un objectif de la vie politique : la vie sociale doit être institutionnellement organisée en vue de la préservation de la reproduction sociale.

Nous espérons, à l’issue de ce premier moment définitionnel, avoir réussi à changer le statut politique de la décroissance : elle est plus qu’une critique, elle est une opposition.

Et comme c’est bien d’opposition politique dont il s’agit, alors cela suppose d’apparaître dans le débat public, autrement dit être en capacité :

  • de faire des analyses, de proposer des explications et d’avancer des propositions,
  • de les argumenter.

Ce qui est en jeu dans une argumentation, c’est la capacité à faire changer d’avis celui qui ne pense pas comme soi. Or malheureusement beaucoup de décroissants, au moment d’argumenter, restent dans le confort de l’entre-soi, ce qui explique en partie pourquoi la décroissance apparaît dans le débat public plus souvent comme repoussoir que comme l’enjeu majeur de toute proposition politique.

a) A chaque champ de la critique, son registre privilégié d’argumentation

C’est dans la critique de la croissance comme boussole (économique) que l’on laisse croire qu’il serait suffisant de présenter des faits et des données pour réussir à convaincre. En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles.

Un tel registre positif4 est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant.

Parce qu’un fait n’est jamais une donnée première ; il s’agit toujours d’une construction, d’une élaboration à partir d’hypothèses et de valeurs au travers desquelles nous interprétons la réalité. Quand on comprend cela, on comprend que nous ne sommes pas décroissant.e.s parce que des faits nous y poussent, mais que nous interprétons ces faits comme des menaces contre la vie sociale et la vie naturelle parce que nous sommes décroissant.e.s. Le sectarisme consiste à croire que des valeurs sont justifiées par des faits. Alors que c’est l’inverse : nos interprétations des faits témoignent d’abord d’un choix, qui est celui de nos valeurs.

Voilà pourquoi ce registre d’argumentation normatif, par les valeurs, correspond plutôt au deuxième champ de la critique contre-croissance, le champ social et culturel, celui de la croissance comme monde colonisé par un imaginaire (de normes, de récits, de représentations…).

Ce registre normatif d’argumentation semble politiquement plus prometteur que le précédent :

  • Car les explications positives laissent penser que la décroissance n’est pas un choix mais une nécessité, qu’elle est inéluctable. C’est cette idée que l’on retrouve dans le slogan peut-être le plus connu selon lequel « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Dire que la croissance infinie est impossible, revient à dire que la décroissance est nécessaire. Mais s’il n’y pas de choix, où est la politique ? Où est l’exercice de la volonté au moment de trancher des arbitrages ? Ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument de la nécessité » est politiquement une paresse qui se présente souvent comme le discours de la vérité mais qui cache en réalité les problèmes politiques sous le tapis de la démission.
  • Dans la critique normative, on peut distinguer entre une critique morale et une critique éthique5. L’intérêt politique de ce type de critiques, c’est qu’il évite de fonder les critiques sur une sorte de prophétie du genre : le capitalisme ou tel autre système ne peut pas ne pas s’effondrer. Car finalement la critique normative tient, que le système critiqué réussisse ou échoue. On peut même ajouter que ce que l’on reproche au capitalisme, ce sont plus ses « succès » (et sa conception de la « réussite ») que ses échecs.
  • C’est la critique normative qui repose sur la forme contrefactuelle de ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument du quand bien même ». Qui consiste à inciter celui qui appuie la décroissance sur la nécessité à se demander : « et si la nature n’avait pas de limites, et s’il n’y avait aucune contrainte extérieure, est-ce que vous seriez quand même pour la décroissance ? Et si oui, pourquoi ?
  • Enfin, là où la critique positive (ou fonctionnelle) ne fait qu’indiquer ce qui ne va et qu’il ne faudrait pas faire, une critique normative contient plus : une conception implicite de la vie bonne. L’expérience vécue par les acteurs sociaux propose des points de départ de ce que pourrait être une vie meilleure : Par exemple, celui qui est pris dans la précipitation perpétuelle de la vie accélérée et qui en souffre, peut, par introspection attentive, se rendre compte qu’il devient étranger à lui-même, aliéné. Il y a là une base non paternaliste6 pour une critique contemporaine de l’aliénation et des faux besoins.
  • C’est ainsi que pour le sociologue Harmut Rosa, le monde de la croissance repose sur une « stabilisation dynamique » dont les trois moteurs sont la croissance économique (toujours plus), l’innovation technologique (toujours progresser) et l’accélération sociale (toujours plus vite). Il n’est pas difficile d’en induire que le monde de la décroissance préférera le moins, le vieux, le lent7.

b) Mais qui a déjà réussi à convaincre en s’appuyant sur ce registre normatif ?

Les registres positifs et normatifs d’argumentation sont nécessaires et ils sont mêmes utiles : à l’intérieur de nos cercles déjà convaincus, ils permettent non seulement d’apporter des explications et d’améliorer les compréhensions mais aussi ils renforcent les convictions : ils consolident l’ossature politique de nos analyses et des nos propositions.

Mais dès que nous sortons de l’entre-soi, c’est une toute autre affaire : les arguments de fond, positifs comme normatifs, font « plouf ».

Pourquoi « plouf » ? En référence au titre de la rubrique écolo dans le Canard enchaîné, celle de Jean-Luc Porquet. Le « plouf » peut être celui du pied dans la mare, ou le plongeon dans ce monde qui nous noie, mais je préfère l’interpréter comme le sentiment de « cause toujours » qui suit rituellement l’énoncé d’un fait ou d’une donnée, que nous croyions décisifs mais qui est tout aussi rituellement rabaissé à valoir autant que n’importe quelle autre opinion. Comme si tous les avis ne pouvaient que s’équivaloir !

Que ce soit rationnellement (par des faits et des données) ou raisonnablement (par des jugements de valeurs), les « bonnes raisons » de la décroissance échouent à convaincre : elles font « plouf » !

On ne peut valider un tel diagnostic qu’à condition de sortir la décroissance de ses oasis et autres communautés terribles : c’est-à-dire quand on va se confronter à celles et ceux qui jugent que nos propositions (que ce soient des modes de vie ou des revendications) ne sont pas désirables.

c) L’exigence politique d’acceptabilité

Or une question politique ne peut pas se juger à sa seule faisabilité, pas plus qu’à sa désirabilité. Bien sûr d’autres mondes sont possibles ; bien sûr ils sont déjà expérimentés ; bien sûr, ceux qui s’y engagent réalisent leurs désirs.

Mais politiquement, c’est à ceux qui ne pensent pas déjà comme nous qu’il faut s’adresser : sinon c’est le retour du despotisme ou de la tyrannie.

Autrement dit, il faut qu’une proposition politique soit acceptable. C’est au nom de cette exigence d’acceptabilité que nous devons nous demander :   d’où vient le « plouf » ? pourquoi ne pas se laisser engloutir par le « plouf » ? comment échapper au « plouf » ?

C’est pour répondre à ces questions que nous faisons maintenant l’hypothèse qu’il existe un troisième champ de la critique contre-croissance : ce qui va impliquer une extension supplémentaire du domaine de la critique ; ce qui va supposer de porter l’opposition politique au-delà des registres positifs et normatifs : car il va s’agir de réussir à faire sauter le verrou du « plouf ».

C’est pourquoi, nous allons maintenant définir la décroissance comme sortie de la croissance non pas seulement comme boussole, non pas seulement comme monde, mais d’abord comme « régime », régime caractérisé par sa « forme », la forme horizontaliste ou neutraliste.

III. Le régime politique de croissance

Pourquoi l’extension de la critique de la croissance, de l’économie de croissance à la société de croissance, semble insuffisante pour s’opposer politiquement à l’hégémonie de la croissance ?

Quel est le problème politique que vient résoudre la croissance économique ?

Pourquoi les récupérations les plus contradictoires (oxymores) de la croissance – développement durable, croissance verte – ne révoltent pas mais séduisent, ne repoussent pas mais attirent ? Pourquoi la croissance est-elle désirable ?

Que peut-on espérer et faire si l’on découvre que beaucoup de critiques décroissantes alimentent et se nourrissent de cette forme horizontaliste caractéristique du régime de croissance qu’elles prétendent critiquer ?

S’il n’est pas difficile de voir que sous le nom d’horizontalisme on renvoie à l’institution imaginaire de l’individu moderne, quel est le rapport direct en individualisme et croissance ?

En quoi l’horizontalisme est-il ce dispositif qui face aux meilleures critiques justifiées par des faits et des valeurs se contente de les neutraliser par un simple : « et puis plouf ! » ?

Pourquoi l’extension de la critique de la croissance, de l’économie de croissance à la société de croissance, semble insuffisante pour s’opposer politiquement l’hégémonie de la croissance ?

Quel est le problème politique que vient résoudre la croissance économique ?

Pourquoi les récupérations les plus contradictoires (oxymores) de la croissance – développement durable, croissance verte – ne révoltent pas mais séduisent, ne repoussent pas mais attirent ? Pourquoi la croissance est-elle désirable ?

Que peut-on espérer et faire si l’on découvre que beaucoup de critiques décroissantes alimentent et se nourrissent de cette forme horizontaliste caractéristique du régime de croissance qu’elles prétendent critiquer ?

S’il n’est pas difficile de voir que sous le nom d’horizontalisme on renvoie à l’institution imaginaire de l’individu moderne, quel est le rapport direct en individualisme et croissance ?

En quoi l’horizontalisme est-il ce dispositif qui face aux meilleures critiques justifiées par des faits et des valeurs se contente de les neutraliser par un simple : « et puis plouf ! » ?

a) Le régime de croissance précède l’économie de croissance

Quand j’utilise l’expression de « régime de croissance », je joins mes réflexions aux travaux du sociologue italien Onofrio Romano :

  • Qui fut l’invité principal de nos (f)estives de 2017, pendant lesquelles il exposa clairement ses analyses sur la décroissance.
  • Dont le dernier ouvrage, Towards a Society of Degrowth, va prochainement être traduit en français, et dont je ferai une recension sur ce blog.
  • Dans le prochain n° de la revue de l’OPCD, je présenterai son œuvre par l’intermédiaire d’une interview.

C’est donc à une extension supplémentaire du domaine de la critique contre-croissance que nous allons maintenant procéder : si l’on veut pouvoir sortir du « plouf », il convient d’en saisir les racines historiques et idéologiques.

L’originalité de ce qui va suivre ne repose pas sur une découverte historique – car il va simplement s’agir de rappeler les origines de la modernité – mais sur un rapprochement : s’apercevoir que la croissance économique n’est que le symptôme dont la modernité est la maladie. Cette maladie pourrait classiquement être définie comme l’invention libérale de l’individu moderne, ou comme l’institution imaginaire de l’individu. En la nommant « régime de croissance », nous voulons juste montrer le lien intrinsèque qu’il existe entre individualisme et croissance, et ce lien s’opère par une mutation institutionnelle : le remplacement d’une institution de référence (l’Église) et de sa forme verticale par des institutions modernes (l’État, le Marché, les Banques) qui mettent en avant une « forme » que l’on peut qualifier d’horizontaliste, ou de neutraliste.

Cette forme horizontaliste a pour effet, voire pour objectif, une neutralisation politique : c’est pourquoi une reconsidération de la décroissance comme opposition politique doit en venir à la dénonciation de la tyrannie de l’horizontalisme.

Ce à quoi je fais ici historiquement allusion va de l’apparition de la modernité jusqu’à ce que l’on peut aujourd’hui évoquer sous les noms de « post-modernisme » ou « modernité tardive ».

Concernant directement la naissance de la modernité et son devenir, on peut dire qu’il y a abondance de références tout à fait convergentes pour décrire un processus civilisationnel de « sécularisation », d’individualisation et donc de segmentation : la « sortie de la religion » (Marcel Gauchet), le « désenchantement du monde » (Max Weber), la naissance du libéralisme (Jean-Claude Michéa), la société des individus (Norbert Elias), l’apparition de la dissociété (Jacques Généreux) et de la différenciation fonctionnelle (Niklas Luhmann8), etc.

Comme ce processus peut aussi être désigné comme « religion du Progrès », on peut le décrire par une série de transitions : du couple sacré-profane au couple privé-public, de la solidarité mécanique à la solidarité organique (Émile Durkheim), de l’homo hierarchicus à l’homo aequalis (Louis Dumont), de la liberté des anciens à celle des modernes (Benjamin Constant), etc.

« En résumé, dans le régime de croissance, un pouvoir a-téléologique public est installé, qui ne se mêle jamais de la question de ce qu’est une vie bonne, parce que la vie sociale doit être considérée comme le résultat involontaire de l’interaction entre les acteurs individuels. Ceux-ci sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre part de vie. La politique a pour seule fonction de préserver, voire de cultiver, la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La  » croissance  » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020), Routledge, page 22.

C’est dans le creux de cette promesse de neutralité institutionnelle que viendra s’installer celle de la croissance économique :

 « La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

Autrement dit, voilà le lien direct entre régime de croissance comme dispositif de neutralisation et économie de croissance : dans les deux cas, il s’agit bien d’une promesse adressée à l’Individu.

Car la croissance n’est que le résultat fatal de la forme horizontale de nos institutions : en effet, une fois désolidarisés de la société, les individus modernes s’engagent sur la voie de la croissance économique, en raison du sentiment de précarité et de rareté accru par l’isolement :

  • Dans la conception libérale-individualiste de la liberté, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » alors seule une autre liberté individuelle peut venir limiter ma propre liberté.
  • Cette rencontre des libertés se fait sur le mode de la compétition.
  •  Le modèle des relations humaines est alors le modèle économique du marché, autorégulé par la concurrence (dans laquelle chacun ne défend que son intérêt particulier).
  • Ce modèle économique de la concurrence n’est compatible avec ma liberté individuelle qu’à condition que chaque individu ait le même droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin.
  •  L’économie (en tant que phénomène) est alors l’organisation de la lutte pour l’appropriation privée des ressources communes.
  • L’économie (en tant que science) est alors le discours qui justifie cette lutte de « chacun contre chacun » parce que l’économie est « la lutte contre la rareté ».
  • La croissance est la promesse idéologique que, malgré la rareté, le gâteau grossissant, alors tout le monde finira par avoir une part.

« Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin.

b) Brèves remarques historiques sur croissance et capitalisme

Même si ces considérations s’inscrivent plutôt dans une logique des idées, il n’est pas impossible d’ajouter quelques repères chronologiques.

L’apparition du régime de croissance coïncide avec celle de la modernité : ce régime est le régime horizontaliste. Pourquoi alors le qualifier par anticipation de régime « de croissance » : parce que la croissance économique est la pente fatale de la neutralité institutionnelle.

Mais l’histoire économique de la modernité nous oblige à apporter quelques précisions par rapport au capitalisme.

Nous atteignons là ce qu’Hartmut Rosa nomme une

« serious question : Is modern society, then, equivalent to capitalist society? Do I simply mean “capitalism” when I refer to the basic structure of modern society? The answer is: capitalism is a central motor, but dynamic stabilization extends well beyond the economic sphere”.

Op. cit., http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11228

C’est donc bien d’extension qu’il s’agit quand on veut s’opposer à la croissance. C’est pourquoi une reconstruction historique du surgissement hégémonique de la croissance devrait combiner trois apports.

1. Celui que je viens d’évoquer en suivant Onofrio Romano. Ce qui se met en place à partir du 18ème siècle ce sont des institutions qui promettent l’horizontalisme (« tous les hommes naissent libres et égaux en droit »).

2. Celui de Matthias Schmelzer9 qui reconstitue « les origines du paradigme de la croissance ». Sans aller jusqu’à repérer la différence entre société de croissance et régime de croissance, il distingue quand même entre « esprit de croissance » (une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique) et « paradigme de croissance » (une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative).

« La croissance économique est un objectif social et politique récent – le PIB a été mesuré pour la première fois dans les années 1930 et la croissance est devenue un objectif primordial dans les années 1950 ».

« Durant les années 1930 et 1940, ce que nous identifions aujourd’hui comme « l’économie » a été établie comme une structure autonome ou l’ensemble des relations de production, de distribution et de consommation de biens et de services dans un espace géographique donné. La croissance économique en tant qu’objectif politique est apparue dans les années 1950, en même temps que le développement de techniques comptables et d’outils statistiques conçus pour représenter et mesurer la croissance économique ».

« La montée en puissance du paradigme de la croissance a fait partie intégrante de l’invention du développement et de la « fabrication du tiers monde ». Les spécialistes du post-développement ont montré comment, à partir du discours inaugural du président Truman en 1949, de grandes parties du monde (en grande partie des colonies ou anciennes colonies), ont été définies comme sous-développées et soumises à l’aide au développement des pays identifiés comme développés. Appuyée par la première série d’estimations du revenu national, cette division a justifié une série de politiques interventionnistes ».

Matthias Schmelzer, « Origins of the Growth Paradigm », article publié en 2018 dans The Annual Review of Environment and Resources, pages 294-296.

3. Celui de Dany-Robert Dufour10 qui place en 1929 ce qu’il appelle le tournant libidinal du capitalisme et qu’il interprète comme la transition d’un capitalisme de production à un capitalisme de consommation (transition ici ne signifie pas remplacement mais ajout).

 « La crise de 1929 a été l’occasion d’une reconfiguration complète du capitalisme, laquelle a permis, à terme, l’invention d’un nouveau modèle communément appelé « société de consommation ». Nous sommes alors passés d’un capitalisme essentiellement de production à un capitalisme faisant la part belle à la consommation, d’un capitalisme répressif à un capitalisme libidinal. Autrement dit, loin que le capitalisme meure de sa belle mort au cours d’une crise majeure, comme Marx l’avait prévu, cette crise a été pour lui le moyen de se régénérer par la conquête de nouveaux marchés.

L’autre grande crise, celle de 2008, dans laquelle nous sommes encore, est très probablement à interpréter comme le début de la fin de ce modèle… consommatoire élaboré à partir de la crise de 1929. On arrive vraisemblablement à une fin de cycle. On ne peut plus en effet ignorer que ce modèle, qui détruit les individus en multipliant les processus d’addiction résultant du programme « appâter, gaver, addicter », qui détruit l’être-ensemble en atomisant les individus, détruit aussi la planète. On ne peut plus ignorer, même si c’est pour la jouissance des ego, qu’il ne peut fournir à toujours plus de monde toujours plus d’objets de consommation qu’en épuisant les matières premières et en polluant le monde. »

Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, 2014/2 (n° 44).

Pour une analyse (beaucoup) plus poussée des liens et des différences entre capitalisme et croissance, et donc entre anticapitalisme et décroissance, je renvoie à une étude préparatoire pour un chapitre d’un futur livre : https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/.

c) De quelques effets du régime de croissance

Si la critique de la croissance prétend être radicale, c’est parce qu’elle fait remonter l’hégémonie de la croissance à sa racine qui est le régime de croissance.

Cette radicalité peut doublement s’interpréter : a) d’abord comme une mise en garde : si la critique de la croissance en reste à la critique de la croissance économique sans opposition politique au régime de croissance, alors rien ne serait pire qu’un régime de croissance sans croissance (économique). A propos de la société du travail, Hannah Arendt avait déjà eu ce terrible pressentiment : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » Nous pouvons copier la formule : attention à ne pas avoir devant nous la perspective d’un régime de croissance sans croissance, c’est-à-dire privé du seul imaginaire qui reste. On ne peut rien imaginer de pire.

b) Ensuite comme un champ d’études : si le régime de croissance est la cause dont la croissance économique n’est que le bas d’une pente fatale, alors quels en sont les effets ? Chacun aura compris que ses effets ont envahi tous les domaines de la vie : d’où l’extension de la critique de la croissance qui doit se dépasser en opposition politique.

  • Horizontalisme : pour une généalogie de sa critique on pourrait remonter à Tocqueville (et sa distinction entre égoïsme et individualisme11), ou à Emile Durkheim (et sa crainte de l’anomie12). En régime horizontaliste, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction.
  • Neutralisme : dans le régime neutraliste de croissance, la question de la société bonne ne devrait plus se poser et elle devrait se réduire à celle de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne la justice consistera à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. C’est pourquoi  la décroissance politique devrait assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » et à laquelle il faut accorder priorité13.
  • Relativisme : On sait depuis l’antiquité dénoncer la contradiction interne à tout relativisme puisqu’il prétend de façon absolue que « tout est relatif ». Mais le retour post-moderne de la sophistique n’en a cure et chacun peut aujourd’hui assister à l’invasion des infox et des vérités relatives. C’est la réduction de ce que c’est que juger à sa plus faible portée : seulement opiner, et surtout pas évaluer (porter un jugement de valeur) et surtout pas trancher. Dans le régime horizontalisme de croissance, tous les jugements se valent puisque ce sont des opinions et personne n’est plus apte qu’un autre à trancher un différend. Seul le renvoi au Droit – qui apparaît alors comme le double du Marché dans le libéralisme – peut alors régler un conflit : d’où la judiciarisation de nos sociétés.
  • Individualisme : Je voudrais ici juste faire remarquer que dans une « société des individus », il serait trompeur de croire qu’il n’y a plus de commun. Il y a bien du commun mais un commun qui marche sur la tête, qui est un commun artificiel, fabriqué a posteriori, et non pas un commun a priori, préalable. Le commun a posteriori est l’effet de l’hétérogénéité, sauf qu’il ne peut y avoir hétérogénéité qu’à partir d’un commun a priori. En oubliant cela, le commun a posteriori ne peut être qu’un commun appauvri, réduit à la plus petite intersection d’éléments juxtaposés. Le défaut politique de ce commun rabougri, c’est de faire croire qu’il peut émerger à partir des opinions individuelles. C’est oublier qu’il ne peut y avoir des opinions privées qu’à partir d’un commun préalable. C’est comme pour le langage, une parole ne peut exprimer une opinion différente qu’en utilisant une langue commune. A contrario, un programme politique de décroissance se présentera comme une défense organisée des deux communs préalables qui sont les plateformes de toute vie humaine : la vie sociale et la vie naturelle.
  • Nominalisme : De quoi le nominalisme est-il le nom ? D’une doctrine philosophique datant du XIVe siècle qui est la source des principales rivières en –isme qui alimentent idéologiquement la croissance, son monde et son régime : l’individualisme, le libéralisme, le contractualisme… De façon plus savante, il fournit le fondement ontologique de l’horizontalisme. Le nominalisme soutient que les seules réalités qui existent sont individuelles. Quand aux entités générales telles la Société, l’Homme, l’État, ce ne sont que des noms, qui existent mentalement mais pas dans la réalité. Appliquée à la sociologie, cette philosophie débouche sur l’« individualisme méthodologique » selon lequel les faits sociaux résultent de la seule combinaison des actions particulières. Dans sa forme la plus radicale, en économie, l’individu comme homo œconomicus  est réduit au calcul de ses intérêts : toute relation est un rapport de forces, l’interdépendance est concurrence. Ce que l’on peut reprocher au nominalisme, c’est de rester aveugle à ce qui dans une action humaine ne peut pas relever de sa seule volonté. L’individu nominaliste vit dans une bulle, réduisant les informations à des data. Cela donne nos sociétés d’aujourd’hui composées d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société. Cela donne cette technophilie qui ne voit dans les outils et les machines que des moyens neutres pour réaliser les buts de leurs volontés toutes-puissantes et dont les espoirs affichés sont bien in fine de réussir à se débarrasser de toute matérialité, sociale (le métaversisme) et naturelle (le transhumanisme).

Les effets du régime de croissance peuvent être constatés à toutes les échelles de la vie sociale. Au plus haut degré de généralité, c’est le régime de croissance qui nous pousse à concevoir la vie en société comme la résultante d’actions élémentaires accomplies par des individus caractérisés d’abord par leurs désirs (de croissance). C’est en ce sens que l’espace public sous régime de croissance peut être décrit comme un « espace vectoriel » : les « vecteurs » en sont les individus désirants14 (un désir, comme vecteur, peut être caractérisé par son intensité, sa direction et son sens) et les phénomènes sociaux ne sont alors que les résultantes de la composition des actions individuelles (Adam Smith, Friedrich Hayek…).

Au plus fort degré du vécu, dans le quotidien interactif de chacun, le régime de croissance peut se traduire par une réduction psychologisante de toute activité sociale : on le voit par exemple aussi bien du côté du discours dominant chez qui le recours à la référence individualisante permet autant de cacher les phénomènes sociaux de discrimination par la mise en vedette de quelques exceptions individuelles que de diluer toute responsabilité politique collective dans la seule agrégation de responsabilités individuelles. Malheureusement, même du côté des résistances émancipatoires, on retrouve la même dilution de la responsabilité par exemple sous les appels aux « petits gestes » (dont la formulation la plus célèbre est la « fable du colibri »).

Cette critique du régime horizontaliste de croissance repose sur un préjugé dialogique. Quand on se demande comment convaincre un autre, combien y a-t-il de pistes possibles ? Il y a la piste de l’exemplarité ; mais cette piste peut-elle échapper à deux critiques rédhibitoires : a) quel est le modèle du modèle… : si je peux imiter un autre, soit cet autre a lui-même imité un autre, soit il n’a imité personne et est à lui-même sa propre source ; autrement dit : soit le péril de la régression à l’infini, soit la pétition de principe ; b) l’exemplarité suppose la préexistence d’une norme comme critère et dans ce cas, d’où tombe ce critère ?

L’autre piste, socratique, consiste à voir dans la contradiction le principal mobile pour faire changer d’avis quelqu’un : entre ses principes et ses actes, entre ses principes, entre ses actes. Mais comment, dans le régime de croissance, mettre quelqu’un face à ses contradictions, si l’horizontalisme est ce dispositif qui ramène toute contradiction logique à une contrariété psychologique ? Qui, emporté par sa force de conviction, ne s’est pas fait reprocher aussitôt par l’horizontaliste de service de manquer de bienveillance, et d’empathie ?

Bref, si tout fait est dans le régime de croissance aussitôt mis en compétition avec un contre-fait, si tout jugement de valeur est aussitôt neutralisé au nom d’une contre-valeur, on comprend alors en quoi le régime de croissance est bien un dispositif de généralisation de l’équivalence, et dont le principal effet est le « plouf ».

Je voudrais finir par l’évocation d’une tâche et de deux citations.

La tâche : que proposer pour échapper à l’horizontalisme ? Il est utile mais pas suffisant de distinguer entre horizontalité et horizontalisme ; car il n’est pas question de plaider pour un retour à la condescendance verticale (dont les déclinaisons se nomment despotisme, patriarcat, patronat). D’où la tâche de penser politiquement les institutions d’une verticalité remontante (bottom-up) au service de la délibération, de la représentation, de la participation et du contrôle. C’est là l’une des tâches politiques à laquelle la MCD s’adonne particulièrement aux travers de trois chantiers15 : celui du « militant-chercheur », celui de la cartographie systémique et celui du noyau commun.

Pour donner à méditer sur le danger sociocidaire que représente le régime de croissance pour toute vie humaine sensée, voici deux très courtes citations qui me semblent parfaitement pointer les périls de la neutralité et du refus de tout dépassement de l’horizontalisme.

« Il n’y a que le néant qui soit neutre »

Jean Jaurès, « Neutralité et impartialité », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 4 octobre 1908, p. 176-177.

 « Bonsoir les choses d’ici-bas ».

La seule phrase que Valéry Larbaud atteint d’hémiplégie en 1935 prononça jusqu’à la fin de sa vie (22 ans plus tard).

*

Chaque étape de l’intervention était précédée par l’affichage d’un court questionnaire, le voici :

I. Pour définir la décroissance

1. Faites-vous facilement la différence entre objection de croissance, décroissance et post-croissance ? Laquelle ?

2. Selon vous, comment un partisan de la croissance définit-il la décroissance ?

3. Si vous pensez que le terme de « décroissance » est mal choisi, par quoi le remplacer ?

II. L’opposition politique à la croissance

1. Selon vous, l’emprise de la croissance est-elle d’abord économique, sociale ou politique ?

2. Pour trouver une « hégémonie culturelle », la décroissance doit-elle d’abord mettre en avant des faits et des données (par des indicateurs, par des rapports scientifiques…), ses valeurs (lesquelles ?), les « préfigurations » du monde d’après ?

3. Suffit-il selon vous qu’une proposition ou une expérimentation soit désirable et faisable pour qu’elle soit politiquement acceptable ?

III. Le régime de croissance

1. Pourquoi la croissance est-elle centrale dans nos sociétés ?

2. La décroissance est-elle un anticapitalisme ? Et réciproquement ?

3. Pour vous l’horizontalisme est-il une forme d’émancipation ou bien une tyrannie ?

_____________________
Les notes et références
  1. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/24/la-decroissance-sera-certes-une-recession-mais-elle-ne-sera-pas-une-depression_6095899_3232.html
  2. Agora de la décroissance, organisée par Alter Kapitae. Décroissance, le festival, organisé par Génération écologie. International Degrowth Conference (9éme édition à Zabreb en 2023) organisée par le réseau Degrowth. La MCD organise depuis plus de 10 ans des (f)estives de la décroissance dont l’un des buts affichés est précisément de construire ensemble un corpus d’analyses et de propositions à partir d’une définition claire de la décroissance.
  3. Pour une critique de cette « neutralité » du chercheur : Michel LEPESANT, « Portrait du décroissant en militant-chercheur », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 21 avril 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=218
  4. Une explication est « positive » quand elle prétend être « objective », en s’appuyant sur une description de ce qui est plutôt que sur la prescription de ce qui doit être (dans ce cas, la proposition est « normative »).
  5. « La critique fonctionnaliste est fondée sur l’affirmation qu’un système (ou une pratique) social(e) ne peut pas fonctionner sur le long terme… Une critique morale, fondamentalement, est fondée sur une conception de la justice, son argument étant généralement que des institutions sociales données mènent à une distribution injuste (par exemple inégale) des biens, des droits, des statuts et/ou des privilèges. Ici, on se concentre généralement sur les relations sociales, c’est-à-dire sur les positions relatives des groupes et des individus les uns envers les autres… En revanche, une critique éthique est fondée sur une conception de la vie bonne (ou, négativement, des conditions qui empêchent systématiquement la réalisation d’une vie bonne, par exemple, des états d’aliénations). Ici, l’argument ne concerne pas la justice, mais la possibilité du bonheur », Harmut Rosa, Aliénation et accélération (2012), La Découverte, Paris, page 90.
  6. Une morale n’est pas forcément moraliste. Elle peut procéder d’une verticalité ascendante (bottom-up) précisément quand, par auto-réflexion et discussion, des acteurs sociaux peuvent s’élever au-dessus de leur vécu aliéné pour dégager des valeurs décroissantes. Je suggère deux autres pistes : la common decency peut procurer une horizontalité, ou « communisme de base » (David Graeber). Chez Mark Hunyadi, son plaidoyer pour penser les situations « en contexte » ne lui interdit absolument pas de penser un accès au dépassement, à une transcendance situationnelle.
  7. Sur mon blog : https://decroissances.ouvaton.org/2020/05/01/pourquoi-faut-il-lire-hartmut-rosa/
  8. Hugues Rabault, « La modernité comme « catastrophe ». Sens de la notion de sécularisation selon Niklas Luhmann », Droits, 2014/2 (n° 60), p. 137-150. URL : https://www.cairn.info/revue-droits-2014-2-page-137.htm.
  9. Matthias Schmelzer, The hegemony of growth : the OECD and the making of the economic growth Paradigm (2016), Cambridge University Press.
  10. Dany-Rober Dufour, La Cité perverse, Libéralisme et pornographie, Folio Essais n°563.
  11. « L’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme. L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui même et à se préférer à tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la société à elle-même. L’égoïsme naît d’un instinct aveugle ; l’individualisme procède d’un jugement erroné plutôt que d’un sentiment dépravé. (…) L’égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n’appartient guère plus à une forme de société plus qu’à une autre. L’individualisme est d’origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent » (De la démocratie en Amérique, II, II, ii).
  12. « Annexe 1. L’anomie chez Durkheim et Merton », dans : La voie de la radicalisation. sous la direction de BOBINEAU Olivier, N’GAHANE Pierre. Paris, Armand Colin, « Individu et Société », 2019, p. 171-175. URL : https://www.cairn.info/la-voie-de-la-radicalisation–9782200625108-page-171.htm
  13. Pour une justification « socialiste » d’une telle priorité : https://decroissances.ouvaton.org/2020/06/07/jai-lu-lidee-du-socialisme-daxel-honneth/
  14. Voir la définition que le philosophe nominaliste Thomas Hobbes (1588-1679) donne des hommes comme être de désir : ce que j’appelle « l’homme hobbessédé » est le prototype de l’homo œconomicus, plus concrètement du consommateur, qui n’est mu que par deux passions, le désir de « désirer sans cesse », la peur de manquer, qui sont organisées par une raison réduite à sa puissance de calculer.
  15. Je consacre un article « académique » pour chacun de ses chantiers dans les trois premières parutions de la Revue Mondes en décroissance.
10 / 10
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Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
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Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
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Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
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Paul JORION
Michel LEPESANT
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 Persos M à Z
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