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DÉCROISSANCES

Michel LEPESANT

Le blog de Michel Lepesant

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16.08.2024 à 12:04

Plaidoyer pour les « tunnels »

Michel Lepesant

En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ». J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait
Texte intégral (601 mots)

En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ».

J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait en punchline.

 Pourquoi tant de mépris pour les « tunnels » ? Et si mépris il y a, quel en est le véritable destinataire ? L’intervenant, l’auditoire ou même le sujet ?

  • On ne peut pas penser que c’est l’intervenant puisqu’il est l’invité.
  • On ne peut pas penser que c’est l’auditoire puisqu’on ne cesse de le solliciter à prendre la parole pour exprimer son opinion.
  • On peut encore moins penser que c’est le sujet puisque c’est la raison affichée pour que des gens se déplacent.

 Mais derrière ces évidences, on peut quand même faire un peu de mauvais esprit :

  • La plupart du temps, l’intervenant.e participe à une « table ronde », à un « débat » pendant lequel il faut que la parole circule ». L’important n’est pas alors ce qui est dit mais que quelque chose  soit dit → Faut-il alors s’étonner que dans une table ronde on se contente de tourner en rond ?
  • L’auditoire qui s’est déplacé pour une intervention est-il vraiment dans l’incapacité intellectuelle de suivre une analyse un peu fouillée ? → Faut-il vraiment croire que le « tunnel » l’ennuie et qu’il n’attend d’une conférence qu’un temps de distraction ?
  • Et surtout quel sujet peut être vraiment posé s’il est d’emblée maltraité au nom d’une urgence à conclure ? → Faut-il vraiment laisser croire que n’importe quel « dernier arrivé » en sait autant que celui qui cherche depuis des années ?

 Il y a quand même un cas où ce que je suis en train d’écrire n’est que mauvaise foi : c’est celui où l’intervenant.e est une « personnalité »,

Parce que dans ce cas-là, toutes les injonctions portées par l’horizontalisme sont levées au nom d’une révérence à la notoriété. Mais là encore, comment ne pas constater que l’important n’est toujours pas ce qui est dit, mais qui le dit.

 Voilà donc deux dispositifs qui permettent de neutraliser toute intervention dont le contenu pourrait faire réfléchir à ce qui est dit : seule alors est mise en avant la forme, l’affichage…

Mais alors, où la lumière, si ce n’est pas au bout du tunnel ?

30.07.2024 à 19:50

Pourquoi faut-il renverser le régime de croissance ?

Michel Lepesant

La croissance est plus qu’une domination économique, sociale et culturelle. C’est aussi une aliénation politique. En osant affirmer que la question “qu’est-ce qu’une vie bonne ?” est politique, la décroissance repose la question du sens.
Texte intégral (11802 mots)

La croissance est plus qu’une domination économique, sociale et culturelle. C’est aussi une aliénation politique. En osant affirmer que la question “qu’est-ce qu’une vie bonne ?” est politique, la décroissance repose la question du sens.

Mais si la question du sens n’est plus une question politique, c’est parce qu’elle a été sortie du domaine politique pour se trouver enfermée dans le registre de la vie privée. Dans quel registre poser la question du sens pour qu’elle devienne une question politique ?

Voici la version écrite et longue de mon intervention du vendredi 26 juillet lors de la deuxième édition de Décroissance, le Festival, organisé à Saint-Maixent (73).

Je vais montrer que ce n’est ni le registre économique, ni le registre « mondain », mais celui de la « forme ». Pourquoi ? Parce que nous verrons que le régime de croissance est au plus profond une « forme », une forme libérale qui consiste précisément en une individualisation / impolitisation de la question du sens, qui en fait une affaire privée, et pas du tout une affaire publique.

Pour lire et imprimer l’article au format PDF

Deux remarques préalables sur le « ton » de mon intervention :

  1. Un ton « critique ». Alors même qu’il n’est pas assuré qu’une définition de la décroissance comme critique radicale de la croissance soit vraiment partagée, je vais un cran plus loin et je défends quand même l’idée qu’il ne peut pas y avoir de critique sans critique de la critique. Autrement dit, j’irai chercher ce qui dans une certaine critique de la croissance peut paradoxalement – sinon contradictoirement – rester sous l’emprise de la croissance.
  2. Un ton « théorique ». Pas de décroissance sans Commun, pas de commun sans politique, pas de politique sans théorie, pas de théorie sans philosophie, pas de philosophie sans concept, pas de concept sinon comme « savoir remontant » pour résoudre des « problèmes » rencontrés dans la pratique de la vie vécue et militante.

I. Trois définitions utiles de la décroissance

C’est là qu’il faut commencer par caler la décroissance autour d’un noyau définitionnel le plus robuste possible pour permettre de partager un Commun1, et éviter que le « à chacun sa compréhension de la décroissance » ne devienne « à chacun sa conception de la décroissance », parce que ce serait – nous le verrons – simplement défendre une « autre croissance », une « croissance autrement » (ou une décroissance sélective).

1. La décroissance comme « décrue », une définition triviale

Ne surtout pas se priver d’une définition facile, ordinaire2 : la décroissance comme décrue.

Le synonyme le plus proche de « décroissance » est « décrue ». Quiconque a déjà subi les effets d’une crue n’entend qu’avec bonheur l’annonce de la « décrue » et personne dans ce cas ne verrait dans la « décroissance » un mot négatif ; mais exactement le contraire : une libération (parce que la décroissance est une émancipation). On peut poursuivre l’analogie. Car la crue c’est le dépassement d’un niveau de l’eau, le dépassement d’un plafond. Et quand on parle de décrue, personne ne comprend que l’on est en train de défendre l’assèchement du cours d’eau. On voit bien que ce que chacun espère c’est un cours d’eau doublement limité, entre le plafond de la crue et le plancher de l’étiage. C’est la même chose pour la décroissance quand elle se comprend comme une défense de la vie… courante : et si différence il doit y avoir, c’est qu’en ce qui concerne la vie courante, les limitations prônées par la décroissance devraient être des autolimitations, des limitations politiquement voulues.

2. La définition mainstream

Timothée Parrique reprend la distinction que je défends depuis des années (depuis 2013) des trois temps de nos analyses : le rejet, le trajet, le projet3 : L’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance. Aujourd’hui, je rajoute l’expression de « contre-croissance » pour disposer d’un chapeau qui englobe ces trois temps (qui se succèdent plus par superposition que par juxtaposition).

a) C’est dans son chapitre 6 (« Mettre l’économie en décroissance ») qu’il construit cette définition mainstream :

  • Une réduction de la production et de la consommation           
    • pour alléger l’empreinte écologique,
    • planifiée démocratiquement,
    • dans un esprit de justice sociale,
    • et dans le souci de la qualité de vie.

Et il reprend la même structure dans le chapitre suivant quand il s’agit d’aller « vers une économie de la post-croissance » (chapitre 7) :

  • Une économie stationnaire
    • en harmonie avec la nature           ,
    • où les décisions sont prises ensemble,
    • où les richesses sont équitablement partagées,
    • Qui puisse prospérer sans croissance.

b) Je me permets de suivre ces définitions analytiques pour qualifier aussi la croissance économique et son monde :

  • Une économie en augmentation, de l’extraction à l’excrétion, en passant par la production et la consommation
    • sans s’occuper de l’empreinte écologique ou en prétendant qu’elle peut être découplée du PIB,
    • dans laquelle le libéralisme politique du laisser-faire laisser-passer prétend être en harmonie avec le libéralisme économique,
    • où la question de la justice sociale (celle des inégalités et pas de la pauvreté) est dénoncée comme un « mirage » (Friedrich Hayek),
    • dans le souci d’un progrès – celui qui ne s’arrête pas – tant social que technique.

c) Pourquoi est-ce que je trouve que cette définition mainstream de la décroissance n’est pas complète ?

Parce qu’il n’est pas facile de savoir si sa critique de la croissance est fonctionnelle (par les contradictions internes d’un système qui détermineraient sa disparition) ou normative (parce qu’il serait ni moralement ni éthiquement acceptable, parce qu’il serait mauvais ou laid ou injuste ou indécent…).

Dans un premier temps, on peut croire qu’elle est normative, parce qu’elle défend des « valeurs ». Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique4, je peux en effet relever :

  • la responsabilité écologique,
  • la conviction démocratique,
  • l’exigence de justice,
  • et l’objectif de bien-être.

Mais si nous nous tournons vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs :

  • par la croissance verte ou le développement durable,
  • par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique,
  • par une théorie procédurale de la justice
  • et par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.

Du point de vue des valeurs, il faut donc reconnaître que le débat entre croissance et décroissance est un dialogue de sourds : autrement dit, il ne convainc que les convaincus.

Ce qui explique que très souvent dans le débat, pour tenter de sortir de ce dialogue de sourds, la critique normative relaisse la place à la critique fonctionnelle : selon laquelle la croissance n’a pas d’avenir parce que nous sommes dans un monde où les ressources sont finies, rares.

Or cette critique fonctionnelle – « la croissance ne peut pas ne pas échouer » – a deux écueils :

  1. C’est une critique par les effets, et elle ne s’attaque donc pas aux causes : elle manque de radicalité5.
  2. C’est une critique déterministe ← qui est donc impolitisante ou dépolitisante.

Résultat : il faut écarter comme dépolitisant le fameux slogan selon lequel « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Ce qui ouvre la possibilité d’un autre slogan : que la croissance soit finie ou infinie, que le monde soit fini ou non, la croissance est absurde, n’a pas de sens, elle ne produit pas un monde sensé. Et voilà la question du sens qui est posée.

Piste 1 (à conserver en tête) : Repenser une économie du point de vue de l’abondance (George Bataille, Marshall Sahlins, Onofrio Romano, les coordinateurs de Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère) et non pas de la rareté.

Mais si la définition mainstream a de telles insuffisances, quelle autre définition de la décroissance qui échappe à la critique de la dépolitisation et qui puisse aussi suivre la piste de l’abondance plutôt que celle à partir de la rareté ?

3. La définition politique de la décroissance

Une définition politique est une définition a) qui remonte aux causes de la croissance et b) qui n’est pas dépolitisante. Autrement dit, c’est une conception volontariste de la décroissance pour s’opposer à la croissance et à ses causes. D’où : la décroissance est l’opposition politique à la croissance. [Politique veut dire volontaire et s’oppose à inéluctable]

Il faut assumer cette opposition à la croissance : il faut assumer le « dé » de la décroissance pour passer à l’essentiel de la critique et poser la question (trop souvent) escamotée ou amputée : qu’est-ce que la croissance à laquelle la décroissance s’oppose ?

 a) La croissance comme iceberg

Pour procéder à un élargissement du domaine de la croissance et pour impliquer  du coup une extension du domaine de la critique décroissante, je prends l’image d’un iceberg pour décrire ce qu’est la croissance.

→ L’économie de la croissance représente la partie émergée, visible, de l’iceberg de la croissance :

  • Dire que la croissance est une boussole macroéconomique (dont le thermomètre qui mesure l’agitation est l’indicateur du PIB) – parce que micréconomiquement, la boussole, c’est le profit – ce n’est pas simplement dénoncer l’accroissement du capital, c’est dénoncer une croyance, celle que cet accroissement est en soi un objectif, qu’il est suffisant pour donner une direction (sinon un sens), pour justifier des arbitrages et orienter des budgets.
  • Si cette critique économique était suffisante alors la décroissance pourrait se contenter de n’être qu’une variante postmoderne de l’anticapitalisme. Mais les échecs politiques de l’anticapitalisme (son productivisme, ses atteintes aux libertés, son oubli de la question féministe) nous obligent à approfondir la critique et à aller regarder sous la surface (à aller regarder sur quelle plateforme repose l’économie que les marxistes et les partisans du capitalisme définissaient « en dernière instance » comme l’infrastructure).

→ Mais sous cette partie émergée, la croissance a colonisé tout le système de la vie sociale et culturelle : la partie immergée de la croissance est un monde (cf. Françoise d’Eaubonne, Serge Latouche, Paul Ariès, Vincent Cheynet, Maria Mies, et plus récemment : Geneviève Pruvost, Aurélien Berlan, Matthias Schmelzer, Giorgos Kallis) : des modes de vie, des normes, des récits, des représentations, des imaginaires, des valeurs, des héritages, des attachements, des communs « bucoliques » et des « communs négatifs »…

Plutôt que l’expression de « société de croissance » proposée par Serge Latouche pour indiquer non pas une société avec une économie de croissance mais une société de croissance, dans laquelle le social est encastré dans l’économique, je préfère reprendre la distinction de Matthias Schmelzer6 :

  • « L’esprit de croissance : une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique.
  • Le paradigme de croissance : une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative ».

b) L’iceberg de la croissance ne flotte pas dans le vide

Mais la critique politique de la croissance peut-elle en rester là ? En particulier pour relever le défi des causes, le défi de la radicalité, pour répondre à la question que les partisans de la décroissance inéluctable et de la critique fonctionnelle écartent7 : Pourquoi la croissance ?

L’iceberg de la croissance vers lequel se dirige le Titanic flotte dans le régime libéral-individualiste de croissance

Ou, pour rester dans l’image de l’iceberg : dans quoi flotte-t-il, car il ne flotte pas dans le vide ?

Il flotte dans un milieu liquide, celui qui permet de liquider les questions, de les neutraliser, celui dans lequel la plupart de nos argumentations et de nos discussions font « plouf » : a) bien entendu dans les milieux hostiles à la décroissance mais b) même dans nos milieux favorables à la décroissance : dès que la critique de la croissance se double d’une autocritique de l’objection de croissance.

C’est le moment de reprendre le fameux mot de Bossuet selon lequel « Dieu se rit des hommes qui dénoncent les effets dont ils chérissent les causes ».

Moment très politique pendant lequel notre critique n’avance pas un pronostic selon lequel la croissance sera impossible – et donc la décroissance nécessaire – mais où nous posons un diagnostic, celui d’un monde de la croissance d’ores et déjà insensé: mais alors si le monde de la croissance est insensé, comment expliquer qu’il soit à ce point hégémonique, et que son emprise soit totale ?

Comment en effet ne pas constater que nos meilleures raisons qu’il est nécessaire d’exposer lors d’une argumentation ne sont jamais suffisantes pour nous donner vraiment raison et emporter la conviction ?

  • Ni quand les raisons sont rationnelles : C’est dans la critique de la croissance comme boussole (économique) que l’on laisse croire qu’il serait suffisant de présenter des faits et des données pour réussir à convaincre. En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre positif est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant. Parce qu’un fait n’est jamais une donnée première ; il s’agit toujours d’une construction, d’une élaboration à partir d’hypothèses et de valeurs au travers desquelles nous interprétons la réalité. Quand on comprend cela, on comprend que nous ne sommes pas décroissant.e.s parce que des faits nous y poussent, mais que nous interprétons ces faits comme des menaces contre la vie sociale et la vie naturelle parce que nous sommes décroissant.e.s. Le sectarisme consiste à croire que des valeurs sont justifiées par des faits. Alors que c’est l’inverse : nos interprétations des faits témoignent d’abord d’un choix, qui est celui de nos valeurs.
  • Ni quand les raisons sont raisonnables : ce registre d’argumentation normatif, par les valeurs, correspond plutôt au deuxième champ de la critique contre-croissance, le champ social et culturel, celui de la croissance comme monde colonisé par un imaginaire de normes, de récits, de représentations… a) C’est la critique normative qui repose sur la forme contrefactuelle de ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument du quand bien même ». Qui consiste à inciter celui qui appuie la décroissance sur la nécessité à se demander : « et si la nature n’avait pas de limites, et s’il n’y avait aucune contrainte extérieure, est-ce que vous seriez quand même pour la décroissance ? Et si oui, pourquoi ? b) Là où la critique positiviste (ou fonctionnelle) ne fait qu’indiquer ce qui ne va et qu’il ne faudrait pas faire, une critique normative contient plus : une conception implicite de la vie bonne. L’expérience vécue par les acteurs sociaux propose des points de départ de ce que pourrait être une vie meilleure : par exemple, celui qui est pris dans la précipitation perpétuelle de la vie accélérée et qui en souffre, peut, par introspection attentive, se rendre compte qu’il devient étranger à lui-même, aliéné. Il y a là une base non paternaliste pour une critique contemporaine de l’aliénation et des faux besoins.

*

Mais qui a déjà réussi à convaincre en s’appuyant sur ce registre normatif ?

Les registres positifs et normatifs d’argumentation sont nécessaires et ils sont mêmes utiles : à l’intérieur de nos cercles déjà convaincus, ils permettent non seulement d’apporter des explications et d’améliorer les compréhensions mais aussi ils renforcent les convictions : ils consolident l’ossature politique de nos analyses et des nos propositions.

Mais dès que nous sortons de l’entre-soi, c’est une toute autre affaire : les arguments de fond, positifs comme normatifs, font « plouf ».

Pourquoi « plouf » ? En référence au titre de la rubrique écolo dans le Canard enchaîné, celle de Jean-Luc Porquet. Le « plouf » peut être celui du pied dans la mare, ou le plongeon dans ce monde qui nous noie, mais je préfère l’interpréter comme le sentiment de « cause toujours » qui suit rituellement l’énoncé d’un fait ou d’une donnée, que nous croyions décisifs mais qui est tout aussi rituellement et rapidement rabaissé à valoir autant que n’importe quelle autre opinion. Comme si tous les avis ne pouvaient que s’équivaloir !

On ne peut valider une telle critique qu’à condition de sortir la décroissance de ses oasis et autres communautés terribles : c’est-à-dire quand on va se confronter à celles et ceux qui jugent que nos propositions (que ce soient des modes de vie ou des revendications) ne sont ni désirables ni acceptables (alors que nous nous contentons de montrer qu’elles sont possibles, faisables).

*

Comment alors réussir la politisation de la décroissance si nos meilleurs arguments tant positifs que normatifs tombent à l’eau. Car de quelle eau s’agit-il ?

De l’eau dans lequel flotte l’iceberg de la croissance. Et nous avons déjà vu comment ce milieu procède pour liquider la force de nos bonnes raisons : en les dépolitisant, en les neutralisant.

Comment alors porter une critique radicale et politique de la croissance sans se noyer ?

  • Car tel est bien le risque de se laisser engloutir : de critiquer la croissance comme boussole et comme monde mais sans porter la radicalité de la critique jusqu’au milieu dans lequel baignent l’économie et la société. Ce milieu nous le nommons à la suite du sociologue italien Onofrio Romano « régime de croissance » et nous allons voir que ce régime est un régime politique  qui est le libéralisme.
  • Le péril, ce serait d’aboutir à un monde sans croissance économique mais qui resterait sous l’emprise du régime de croissance. Un régime de croissance mais sans croissance : « on ne peut rien imaginer de pire ».
  • Nous faisons donc les hypothèses suivantes :
    • Que la croissance économique comme la société de croissance ne sont que les produits d’un régime politique qui est le régime de croissance. Et donc que c’est l’hypothèse du régime de croissance qui permet de répondre à la question, pourquoi la croissance ?
    • Que ce régime de croissance est un dispositif de neutralisation : par a) une dépolitisation de la question du sens qui passe par son individualisation, par sa privatisation ; par b) une mise en équivalence de tous les arguments qui les rabaissent à n’être plus que des opinions. Et donc que c’est cette hypothèse du régime de croissance qui va permettre de repolitiser la question du sens, en la désindividualisant.
    • Que nous ne pouvons espérer échapper à un tel régime qu’en allant installer nos analyses idéologiques et politiques dans ce que la permaculture appelle la « zone 5 ». Et comme le défend Virginie Maris à propos de « la part sauvage » de la nature, il y a un intérêt stratégique à s’y installer si on ne veut pas, à force d’adaptation aux adaptations qui s’enchaînent, se mettre à pratiquer ce qu’au départ on prétendait critiquer : la croissance, non pas comme économie ou comme monde, mais comme régime.
    • Qu’il n’est malheureusement pas du tout assuré que les décroissants même les plus fervents ne nagent pas eux-aussi dans ce milieu liquidateur de toute critique politique.

II. Le régime de croissance, en amont de l’économie de la croissance et de son monde

En quoi consiste le « régime de croissance » ?

Il s’agit de cette infrastructure anthropologique qui s’est installée au tournant de la modernité et qui a déjà reçu tant d’explications : le désenchantement du monde (Max Weber), la sortie de la religion (Marcel Gauchet), la fin des guerres de religions (Jean-Claude Michéa), la revendication sociale d’une bourgeoisie qui ne trouve pas sa place dans l’imaginaire des trois ordres de l’Ancien régime, la poussée démographique8, la querelle des Anciens et des modernes, l’émergence de l’ère de l’individu (Alain Renaut), les fondations de la Cité perverse (Dany-Robert Dufour), la révolution scientifique qui passe d’un monde clos à un univers infini (Alexandre Koyré), le processus de civilisation (Norbert Elias)…

Pourquoi valider le terme de « régime », plutôt que celui de « paradigme » ?

  • Parce que régime renvoie tout de suite à régime politique. Et si l’on veut définir la décroissance comme opposition politique, alors ce serait une category mistake que de la diriger contre une économie ou un monde.
  • Parce qu’historiquement, ce régime de croissance est celui qui remplace ce que l’on appelle l’Ancien Régime ; et qu’il constitue donc un Nouveau Régime. Nous allons voir qu’avec ce régime de croissance, on passe d’un monde théologico-politique à un monde atéléologico-politique. Quelles différences ?
    • On passe d’une société holiste à une société des individus : on peut même faire l’hypothèse que c’est sous l’impulsion de la bourgeoisie puisque dans les trois ordres de l’Ancien Régime, les bourgeois ne pouvaient pas trouver leur place puisqu’ils étaient riches comme ceux qui pugnant ou qui orant tout en étant qui laborant.
    • On passe d’une société structurée par les institutions de l’Église et de l’État (« l’État, c’est moi ») à une société structurée par les institutions du Marché et de l’État-Nation (l’État, c’est nous »).
    • On peut ainsi remarquer que l’ordre de l’Église est remplacé par celui du Marché. Mais là où la religion combinait une dimension horizontale (ekklesia) et une dimension verticale (descendante par la Révélation, et ascendante par la prière), le Marché n’est plus qu’une structure horizontale dont le modèle social devient le commerçant, l’homo œconomicus. On comprend mieux pourquoi aujourd’hui le Marché est comme une religion avec ses paradis (fiscaux), ses saints (grands patrons), ses fêtes (Black Friday), ses temples (de la consommation), ses prédicateurs (les influenceurs et influenceuses), sa messe (la publicité), son clergé (les économistes), ses fidèles (les consommateurs)…

Il me semble que l’on peut mettre aussi en avant le passage du binôme ancien du sacré et du profane au binôme moderne du public et du privé (et de l’intime). Bref, l’installation d’une infrastructure socioculturelle nommée libéralisme : c’est l’institution imaginaire de l’individu.

  • Le meilleur des mondes possibles devient celui qui permet à chaque individu de mieux poursuivre les objectifs et les valeurs qu’il a choisis de manière indépendante : la théorie idéologique de la main invisible et son anthropologie d’un humain réduit à l’homo œconomicus ne sont que la mise en application économique de la Théodicée de Leibniz (Harmonie préétablie et monadologie).

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020) Routledge, traduction française à paraître : Critique du régime de croissance (2024), Montréal, Liber.

  • « La croissance n’est pas une valeur parmi tant d’autres qui, miraculeusement, aurait acquis une hégémonie dans nos sociétés à travers une bataille idéologique et culturelle. Il s’agit plutôt d’un effet des composants structurels de l’ensemble social moderne. Elle manifeste à la fois l’éclatement des collectivités pré-modernes et la progressive émancipation des individus, les « particules sociales élémentaires » qui formaient ces dernières. Répétons-le, la tension vers la croissance est fondamentalement le résultat de l’individualisation. Même animée par les meilleures intentions, même armée de tous les outils (valeurs, idées, connaissances, conscience) pour terrasser l’entreprise de la croissance à outrance, toute tentative d’échapper au régime de la croissance qui ignore ou néglige la structure individualiste de la société moderne est vouée à l’échec » {page 47}.
  • « L’individualisation produit une nouvelle sphère publique. L’individu défie désormais le principe de la contrainte collective. Certes, il aspire à rencontrer les autres, mais en aval, seulement après la constitution de soi, présupposant ainsi un fondement contractuel et volontaire à l’ordre social, avec lequel il n’entretient pas un rapport organique et dont il se sent séparé. Dans ce sens, c’est l’institution imaginaire de l’individu qui fonde ce que nous appelons « société », par opposition à la simple « socialité » typique des communautés traditionnelles. La modernité tend progressivement à dissoudre les structures intermédiaires qui bloquent encore l’accès à l’universalité intégrale » {page 54}.

Pour expliciter ce régime de croissance, je propose maintenant trois temps : 1) expliquer le lien entre croissance, régime de croissance et individualisme ; 2) expliciter le lien entre croissance et dépense et 3) évoquer quelques effets de ce régime de croissance

1) Quelle est la promesse que le régime de croissance prétend faire à chaque individu ?

[Ce n’est pas parce qu’une promesse est faite qu’elle est tenue]

Le libéralisme – l’autre nom du régime de croissance – repose sur un nouveau contrat social entre les individus et les institutions :

  • Ces institutions sont le Marché (dont les agents sont les entreprises et les banques ; dont la boussole est le profit) et l’État (dont les agents sont l’administration et le système juridique ; dont la boussole est l’ordre public) : l’articulation entre ces deux institutions est assurée par le gouvernement qui mène une politique économique, c-à-dire les arbitrages et les budgets au nom d’une boussole : la croissance. Autrement dit ces institutions « libérales » ont pour fonction de « délivrer » (Aurélien Berlan, Terre et liberté, 2021, La Lenteur) les individus des contraintes matérielles et juridiques et elles prétendent le faire au nom d’une neutralité institutionnelle.
  • Du point de vue de l’individu, c’est d’abord et avant tout une conception libérale de la liberté, de la liberté individuelle pensée sur le modèle bourgeois de la propriété privée : si mon champ s’arrête là où commence celui du voisin, alors ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. Autrement dit, ma liberté c’est ma propriété (au double sens de property ← cf. chez John Locke), mon enclosure, mon for intérieur, ma forteresse vide.

« Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin, p.40.

« La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

En résumé, « dans le régime de croissance, le pouvoir politique qui officie est atéléologique et ne s’immisce pas dans les questions de la vie bonne, dans la mesure où la vie sociale est considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les acteurs individuels. Ils sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre existence. La politique n’a pour fonction que de préserver ou même de cultiver la vie biologique des citoyens, en même temps que de réguler administrativement leur libre circulation. Dans cette optique, la croissance n’est que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle ».

Onofrio Romano, Contre le régime de croissance {page 75}.

Cette promesse de croissance suppose une version dynamique de la liberté individuelle comme franchissement des limites ; comme ma liberté ne peut être limitée que par une autre liberté, alors la vie de chacun les uns avec les autres devient la lutte de chacun contre chacun, c’est-à-dire la concurrence libre et non faussée, la compétition généralisée9.

2) La décroissance peut-elle partager avec le régime de croissance une même conception de l’économie, définie par la rareté et la mise à l’écart de la question des surplus ?

[Référence toujours aux travaux d’Onofrio Romano, en référence aux analyses de George Bataille]

Il faut relever en effet une incohérence dans la prétention de beaucoup de décroissants à afficher un refus de la conception dominante de l’économie. Car là où les décroissants disent qu’il faut économiser les ressources énergétiques et matérielles, les partisans de la croissance définissent la science économique comme l’étude de la gestion par la société de ses ressources rares.

Comment en vient-on, que l’on soit partisan de la croissance ou de la décroissance, à définir l’économie par la rareté ?

C’est George Bataille, repris par Onofrio Romano, qui en propose l’explication la plus simple : c’est qu’il y a deux façons d’envisager l’économie, du point de vue particulier de l’individu ou du point de vue général.

  • Ce que dénonce Bataille, dans La part maudite (1949), c’est une erreur de perspective, celle qui a « l’habitude d’envisager l’intérêt général sur le mode de l’intérêt isolé »… « Ce besoin de croître, de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des êtres isolés, il définit l’intérêt isolé. » (p.236). C’est pourquoi « la croissance peut être envisagée comme étant en principe le souci de l’individu isolé, qui n’en mesure pas les limites » (p.237).
  • A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général (p.81). Mieux, Bataille distingue entre l’intérêt « global » (qui n’est que « la multiplication aberrante de l’intérêt isolé ») et l’intérêt « général » : « Un point de vue général exige qu’en un temps et un lieu mal définis la croissance soit abandonnée, la richesse niée » (p.239).

Autrement dit, si l’économie de la décroissance doit rompre avec l’économie de croissance, elle doit commencer par changer de perspective et partir de l’abondance et non plus de la rareté : emprunter la voie méditerranéenne de la décroissance (G. Kallis, O. Romano, la MCD).

Ce changement de perspective passe par un rejet du régime de croissance puisque c’est lui par son libéralisme et son individualisme qui impose cette perspective.

Donnons un aperçu des effets de ce renversement :

  • C’est un renversement anthropologique qui renverse la question du sens de la vie : « les hommes assurent la subsistance ou évitent la souffrance non pas parce que ces fonctions produisent par elles-mêmes un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre ».
  • Le poids de l’énergie excédentaire – et plus concrètement la production inévitable de surplus économiques – génère une angoisse qui détermine le destin sensé de l’humanité. Une fois la subsistance assurée, reste à affronter la question décisive des surplus.
  • Faut-il laisser cette question rester individuelle ou bien faut-il l’affronter collectivement ? C’est tout le sens de la proposition très générale et très politique portée par les coordinateurs du Vocabulaire quand ils écrivent dans leur Épilogue (p.432) : « Le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés ».

3) De quelques effets du régime de croissance

De quelques bonnes raisons de renverser le régime de croissance = de quelques renversements ou « chanvirements » (dans le rapport aux limites, dans les rapports entre individus et société, dans le rapport entre sobriété et dépense).

Décroître : réduire l’économie, décoloniser le monde, renverser un régime politique.

a) Horizontalisme (# horizontalité)

Pour une généalogie de sa critique on pourrait remonter à Tocqueville (et sa distinction entre égoïsme et individualisme), ou à Emile Durkheim (et sa crainte de l’anomie). En régime horizontaliste, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction. C’est dans le régime horizontaliste de croissance que les discussions font plouf ! L’horizontalisme n’est pas l’absence d’abus de pouvoir, il en est juste l’invisibilisation (Jo Freeman, La tyrannie de l’horizontalité, La tyrannie de l’absence de structure (1970).

b) Neutralisme (# impartialité)

Dans le régime neutraliste de croissance, la question de la société bonne ne devrait plus se poser et elle devrait se réduire à celle de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne (post-croissante) la justice consistera à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. C’est pourquoi  la décroissance politique devrait assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; b) de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » et à laquelle il faut accorder priorité.

c) Relativisme (# tolérance et discutabilité)

On sait depuis l’antiquité dénoncer la contradiction interne à tout relativisme puisqu’il prétend de façon absolue que « tout est relatif » ou que « l’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras). Mais le retour postmoderne de la sophistique n’en a cure et chacun peut aujourd’hui assister à l’invasion des infox et des vérités relatives.

d) Individualisme (# place de la personne dans la vie sociale).

A qui s’adresse le régime de croissance ? A des individus ! Je voudrais ici juste faire remarquer que dans une « société des individus », il serait trompeur de croire qu’il n’y a plus de commun. Il y a bien du commun mais un commun qui marche sur la tête, qui est un commun artificiel, fabriqué a posteriori, et non pas un commun a priori, préalable. Le commun a posteriori est l’effet de l’hétérogénéité, sauf qu’il ne peut y avoir hétérogénéité qu’à partir d’un commun a priori. En oubliant cela, le commun a posteriori ne peut être qu’un commun appauvri, réduit à la plus petite intersection d’éléments juxtaposés. Le défaut politique de ce commun rabougri, c’est de faire croire qu’il peut émerger à partir des opinions individuelles : pas de problème pour qu’à partir du commun, chacun reçoive sa part, en partage ; mais il faut arrêter de penser la société à partir des individus. C’est oublier qu’il ne peut y avoir des opinions privées qu’à partir d’un commun préalable. C’est comme pour le langage, une parole ne peut exprimer une opinion différente qu’en utilisant une langue commune. A contrario, un programme politique de décroissance se présentera comme une défense organisée des deux communs préalables qui sont les plateformes de toute vie humaine : la vie sociale et la vie naturelle.

e) Nominalisme (# réalisme)

De quoi le nominalisme est-il le nom ? D’une doctrine philosophique datant du XIVe siècle qui est la source des principales rivières en –isme qui alimentent idéologiquement la croissance, son monde et son régime : l’individualisme, le libéralisme, le contractualisme… De façon plus savante, il fournit le fondement ontologique de l’horizontalisme. Le nominalisme soutient que les seules réalités qui existent sont individuelles. Quand aux entités générales telles la Société, l’Homme, l’État, ce ne sont que des noms, qui existent mentalement mais pas dans la réalité. Appliquée à la sociologie, cette philosophie débouche sur l’« individualisme méthodologique » selon lequel les faits sociaux résultent de la seule combinaison des actions particulières. Dans sa forme la plus radicale, en économie, l’individu comme homo œconomicus  est réduit au calcul de ses intérêts : toute relation est un rapport de forces, l’interdépendance est concurrence. Ce que l’on peut reprocher au nominalisme, c’est de rester aveugle à ce qui dans une action humaine ne peut pas relever de sa seule volonté. L’individu nominaliste vit dans une bulle, réduisant les informations à des data. Cela donne nos sociétés d’aujourd’hui composées d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société. Cela donne cette technophilie qui ne voit dans les outils et les machines que des moyens neutres pour réaliser les buts de leurs volontés toutes-puissantes et dont les espoirs affichés sont bien in fine de réussir à se débarrasser de toute matérialité, sociale (le métaversisme) et naturelle (le transhumanisme).

f) Activisme (# activité comme genre à la place du travail)

Le primat du teukein sur le legein (Cornelius Castoriadis, Mauro Magatti). Le problème est que la liberté individuelle de créer du sens conduit nécessairement à la multiplication des visions possibles : chacun est libre d’exprimer sa vision unique, mais personne ne peut prétendre la mettre en œuvre. Il s’agit là d’un paradoxe central : la modernité est l’époque où chacun est encouragé à partir à la recherche du « sens », mais où chacun est également empêché de le traduire dans une construction collective. Ainsi, la mise en œuvre de toute vision politique est structurellement empêchée par la primauté accordée aux individus dans la définition et la poursuite de leur propre idée du « bien ». Dans la modernité, la reconnaissance de la micro-liberté devient un veto à la grande liberté (collective) → Puisque le legein ne peut jamais être réalisé, le teukein tire sa légitimité de la force qu’il démontre « sur le terrain »10.

g) Naturalisme

Le grand partage entre nature et culture permet de se décharger des responsabilités sur le dos de la nature : et cela donne une décroissance impolitique, à reculons, pour les malgré nous. « Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), p.111.

h) Opinionisme

C’est la réduction de ce que c’est que juger à sa plus faible portée : seulement opiner, et surtout pas évaluer (porter un jugement de valeur) et surtout pas trancher. Dans le régime horizontaliste de croissance, tous les jugements se valent puisque ce sont des opinions et personne n’est plus apte qu’un autre à trancher un différend. Seul le renvoi au Droit – qui apparaît alors comme le double du Marché dans le libéralisme – peut alors régler un conflit : d’où la judiciarisation de nos sociétés.

***

Et que serait un régime de décroissance ?

En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, cela permet d’approfondir la critique contre la croissance en la dirigeant vers le régime de croissance : l’idée générale est d’avertir qu’une critique de la croissance qui en resterait à la croissance économique (la partie émergée) et son monde (la partie immergée) risque de ne jamais s’attaquer au dispositif institutionnel qu’est le régime de croissance (qui est le milieu dans lequel flotte l’iceberg). Le trajet de décroissance pourrait alors ne déboucher que sur un régime de croissance sans croissance (économique) : on ne peut rien imaginer de pire.

De ce régime de croissance, Onofrio Romano dit qu’il est une « forme ». Je ne cache pas que je ne suis pas certain que l’emploi de ce terme soit des plus éclairants11. Mais on voit ce que ce terme indique : un système qui articule des relations de pouvoir, de savoir et d’agir et qui constitue comme l’infrastructure à la fois anthropologique et institutionnelle qui permet à l’individu moderne de se penser comme « sujet ». C’est pourquoi on peut penser aussi au concept de « dispositif » que Giorgio Agamben reprend de Michel Foucault et qui est un « réseau »12.

Quoi qu’il en soit, ce régime de croissance repose sur la promotion (libérale) de l’individu. Et quand on comprend que l’individu est étymologiquement ce qui reste d’un processus de division (quand on ne peut plus diviser, il ne reste que l’indivisible, l’individu) alors on ne peut que s’inquiéter de l’emprise que le régime horizontaliste-individualiste de croissance exerce au sein même de la mouvance décroissante : car si la division a toujours pour but de permettre à la domination de continuer de régner, alors il y a bien peu de chance que ce soit à partir de l’individu que la rupture avec la croissance puisse s’enclencher.

Si l’individualisation moderne est un dispositif politique de division du Commun et donc de dépolitisation, alors la voie politique de la décroissance doit passer par une critique radicale de ce régime de croissance qui est 1) horizontaliste, 2) individualiste et 3) activiste :

  1. Quelles verticalités sans verticalisme (patriarcat, patronat, despotisme, patronage associatif, paternalisme…) ? Pour échapper à l’étau de la verticalité (descendante) qui dérive en verticalisme et de l’horizontalisme (qui est une dérive de l’horizontalité, qui était censée échapper au verticalisme), je prône une défense de la verticalité ascendante, par ce que j’appelle la pratique des savoirs remontants, c’est-à-dire la capacité par la discussion( et pas le débat) à résoudre collectivement des « problèmes » (au sens de John Dewey) en produisant des concepts et surtout des distinctions de concepts (histoire de faire de la philosophie une manière ascendante de penser plus qu’un discours académique).
  2. Quelles institutions ? La philosophie politique de la décroissance doit sortir des fables du « sans »13 et se réconcilier avec les « institutions » à partir du double héritage de la définition de Mauss et Fauconnet14 et de la dialectique de l’instituant et de l’institué (Cornelius Castoriadis).
  3. Quelles « matrices » ? j’appelle « matrices » des « schémas de transformation », et non pas des « propositions dont la liste ordonnée chronologiquement pourrait constituer un « programme ». Pour le moment, je crois avoir repéré trois matrices : la double autolimitation de l’espace du Commun, la part, et le lieu15. Ces « matrices » permettraient de transformer des modalités d’actions (définies par les coordonnées que je décris dans mon projet de cartographie systémique16 : X’ = M . X) en les ajustant à leurs contextes.

Annexes

Le coaching se nourrit-il, au fond, d’un sentiment de solitude des individus ?

« Leurs choix n’étant plus dictés ni par les prêtres et les pères, ni par les maîtres à penser incarnés par des figures politiques ou intellectuelles, les individus se retrouvent libres… Et donc seuls face à des décisions contingentes. C’est la contrepartie de la libéralisation des modes de vie. Nous sommes sommés d’être à la hauteur des attentes qui pèsent sur nous : être performants, toujours jeunes et souriants. Dans une société sans repère transcendant, chacun est responsable de sa vie et doit la réussir maintenant, parce qu’il n’y aura pas de deuxième chance. Privées des instances dispensatrices de sens que sont la religion, la famille, la patrie ou le parti, les personnes souffrent d’une carence du lien social. Dans ce contexte, le coach se présente comme un substitut au manque. Il répond au besoin d’être orienté, soutenu, compris et rassuré par un tiers qui donne du sens à ses choix. Mais il le fait sans imposer le détour de la culture livresque, en court-circuitant les médiations classiques de la philosophie, des sciences humaines ou de la littérature. C’est la promesse d’un épanouissement qui ne requiert pas d’effort intellectuel. »

Pierre Le Coz, « Le coaching répond aux aspirations d’un capitalisme à visage humain », Propos recueillis par Marion Rousset, Grands Dossiers de la revue SH, n° 73 – Décembre 2023-janvier-février 2024

« Je voudrais faire une série de remarques à propos du thème de l’égalité, qui sont à la fois simples, contradictoires et déplaisantes. Tout d’abord, à la différence de ceux qui parlent de la société qui devrait être, je me référerai plutôt aux expériences d’autogestion qui ont existé. En effet, je voudrais d’abord rappeler la dégradation extrêmement rapide de l’égalité dans toutes les expériences d’autogestion […]. Il est bien connu que la démocratie dans tous ces groupes est, en fait, un processus de sélection des chefs […]. Malgré la formation de leurs membres, malgré l’animation et toutes les démarches de pédagogie nouvelle, malgré toutes les règles pour empêcher l’institutionnalisation, cette répétition des rapports sociaux de la société plus vaste se reproduit, se refait continuellement. […] Cette première remarque me suggère un étonnement car, en face de ces échecs répétés de l’autogestion, on constate la surprenante permanence de l’idéal égalitaire. En fait, l’échec ne sert à rien car chaque génération reprend et revit le songe égalitaire et refait les mêmes discussions avec, naturellement, les changements de vocabulaire dus aux modes différentes et aux circonstances. »

Albert Meister, « Le songe égalitaire », Autogestions, n° 16, 1984, p. 13‑16.

III. Enregistrement vidéo de mon intervention

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Les notes et références
  1. Je ne refuse pas qu’il y ait des variations individuelles, je rappelle juste qu’elles ne peuvent avoir un sens que si et seulement si, au préalable, il y a un invariant commun. Ce n’est pas là un préjugé politique, c’est juste une condition épistémologique : et c’est pourquoi je peux fonder ce rappel sur les derniers livres d’Alain Testart, Principes de sociologie générale, I (2021, CNRS éditions, Avant-Propos) et de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023, La Découverte, p.26).
  2. Cette définition sert à répondre rapidement à la première des objections (pénibles) qui surgit tout aussi rapidement quand commence, à la fin d’une intervention publique, la volée des questions : « mais « décroissance » n’est pas le bon mot parce qu’il est négatif ». Il est alors aisé de faire une analogie avec la « décrue » ; et cela marche très bien aussi avec « décolonisation ». Ce sont d’ailleurs plus que des analogies, puisque la décroissance est bien une décrue (économique) et une décolonisation (des imaginaires) → Ce qui va renvoyer un peu plus loin à la partie émergée (la boussole économique) et la partie immergée (le « monde ») de l’iceberg de la croissance.
  3. « C’est un triple défi qui nous attend : comprendre en quoi le modèle économique de la croissance est une impasse (le rejet), dessiner les contours d’une économie de la post-croissance (le projet), et concevoir la décroissance comme transition pour y parvenir (le trajet) », dernier § de l’Introduction de Ralentir ou périr (2022), Seuil.
  4. Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »
  5. Nous devrions pourtant avoir tiré les leçons des limites politiques de ce type de critique quand on constate que la critique anticapitaliste classique est une critique tronquée qui, aveuglée par la prophétie des échecs, a été incapable de s’attaquer aux succès du capitalisme.
  6. Matthias Schmelzer, « Origins of the Growth Paradigm » (2018), The Annual Review of Environment and Resources, p. 294.
  7. Ce qui rapproche les partisans de la critique fonctionnelle et ceux de la décroissance inéluctable, c’est qu’ils ne dirigent pas prioritairement leurs critiques vers l’amont de l’économie de la croissance. Ils voient d’abord les effets qu’ils prédisent contradictoires. Aveuglés par leur prophétisme, ils se dispensent de remonter aux causes de l’hégémonie de la croissance économique. C’est ainsi qu’ils en arrivent à croire qu’il suffirait de réduire la production et la consommation pour se débarrasser de la croissance : c’est ainsi qu’ils croient guérir de la croissance alors qu’ils ne font qu’essayer de la soigner ; il n’est même pas certain qu’avec un tel manque de radicalité, ils puissent faire baisser la fièvre. Et c’est pourquoi beaucoup se contentent de mettre en avant qu’il faudrait changer d’indicateur, comme si en cassant le thermomètre, on faisait baisser la fièvre.
  8. Vers le XVIIe siècle, un changement fondamental se produit : grâce à l’augmentation de la production alimentaire et à l’amélioration des conditions générales d’hygiène, l’indice de mortalité diminue rapidement et la population commence à croître de façon spectaculaire.
  9. Cette compétition met en concurrence des individus définis comme des vendeurs et des acheteurs dont la seule morale est celle du prétendu « doux commerce ». Le travailleur devient un vendeur de sa force de travail ; le consommateur n’accède à la gratuité que s’il est le produit ; et même le citoyen n’est considéré comme un électeur qu’au regard de programmes structurés par le marketing politique et défendus par des « vendus » biberonnés au coaching.
  10. Pour saisir les impasses – l’impolitique – de ce repli sur l’action et le local du « ici et maintenant » : Moor (de) J., Marquardt J. (2023), « Deciding whether it’s too late: How climate activists coordinate alternative futures in a postapocalyptic present », Geoforum, vol. 138, 103666, [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2022.103666.
  11. Comme celui de « régime », celui de « forme » peut sembler emprunté au vocabulaire de la théorie de la régulation, qui a certes l’intérêt d’être une approche hétérodoxe de l’économie mais qui pour moi a le grand inconvénient d’en rester à une critique fonctionnelle du capitalisme, c’est-à-dire par ses crises internes et ses modes internes de régulation.
  12. AGAMBEN Giorgio, « Théorie des dispositifs », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p. 25-33. DOI : 10.3917/poesi.115.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-25.htm
  13. J’évoque cette fable et sa critique dans mon intervention sur l’industrie, exposée à Ambert cette année.
  14. « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901.
  15. J’ai commencé à explorer cette piste politique lors de ma conférence du 2 avril de cette année.
  16. Michel Lepesant, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344

23.05.2024 à 17:07

Sortir de l’impasse industrielle ? Ambert (63), le 21 mai.

Michel Lepesant

Intervention à Ambert (63) dans le cadre des « Utopiades » (n°85). Un grand merci pour l’accueil à Mireille, Alain et Gérard. Un grand merci aux personnes venues y assister, qui m’ont ainsi donné l’occasion de leur rendre une part de mes lectures et réflexions. Je suis intervenu en deux temps ; tout
Texte intégral (15218 mots)

Intervention à Ambert (63) dans le cadre des « Utopiades » (n°85). Un grand merci pour l’accueil à Mireille, Alain et Gérard. Un grand merci aux personnes venues y assister, qui m’ont ainsi donné l’occasion de leur rendre une part de mes lectures et réflexions. Je suis intervenu en deux temps ; tout d’abord, classiquement, j’ai pu dérouler quelques-uns des éléments de réflexion que j’avais préparés : évidemment, le temps m’a manqué et cette rédaction de mon intervention me permet maintenant de venir la compléter. Après une pause, nourrie de « tartinades », nous avons pu profiter d’une intervention (en zoom) de Bertrand Louart, auteur récent de Réappropriation. Jalons pour sortir de l’impasse industrielle (20223, La lenteur). Le format n’a malheureusement pas permis que nous ayons un échange. C’est pourquoi, dans le deuxième temps, c’est en solo que j’ai pu échanger avec la salle sur la nécessité et l’insuffisance des alternatives qualifiées de « concrètes ».

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Avant d’entrer dans le vif de la réflexion, j’ai posé deux préalables de méthode, ainsi que quelques définitions.

Préalable 1 : Dans le trépied1 du penser (activité qui tente de résoudre théoriquement les problèmes = conceptuellement), du faire (les alternatives concrètes, les utopistes) et de l’agir (les luttes et les votes), ma parole s’inscrit à la pointe du penser : parce qu’il est le pied bancal de la résistance. Je ne veux pas/plus céder à l’injonction du « concret », de l’action, du passage à l’acte2.

Préalable 2 : Dans une permaculture militante, j’essaie le plus possible de me situer dans une sorte d’équivalent de la zone 5, dans la « part » la plus « radicale » de la résistance : celle de la « robustesse » ; plus du tout celle de l’avant-garde, mais tout à l’opposé essayer d’assumer la radicalité cohérente d’une arrière-garde.

Pour une question de stratégie : il ne s’agit pas, fait très bien remarquer Virginie Maris, de réduire la « vraie » nature à sa part sauvage, en négligeant du même coup la nature ordinaire. Mais il y a dans cette part sauvage un extrême – sinon un extrémisme – qui doit éviter de lentement laisser filer nos exigences : s’il ne faut pas partir de la nature ordinaire mais de la nature sauvage c’est parce que « les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement »3.

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Quelques définitions :

  • Productivisme : il repose sur la croyance que ce qui est « produit » est supérieur à ce qui est naturel ; que le fabriqué est supérieur au naturel.
  • Industrialisme : « L’industrialisme n’est pas seulement le productivisme. C’est un ensemble cohérent d’habitudes, de processus, incarné dans nos mentalités, dans des objets et dans une organisation de l’espace et du temps », présentation de Sortir de l’industrialisme (2011, Le pédalo ivre)
    • Ce qui est fabriqué industriellement est supérieur à ce qui est fabriqué artisanalement : l’innovation contre la tradition.
    • L’industrialisme est la concrétisation (au sens de Gilbert Simondon) entrepreneuriale et machinique du productivisme.
    • L’industrialisme est une façon de penser qui domine l’action et les projets économiques. Cette façon de penser rationalise d’abord toute l’existence, elle est dominée par l’idée de puissance, Sortir, p.27.
    • « Le terme sert à ramasser l’ensemble des nouvelles croyances du monde industriel » (Fr. Jarrige, Sortir… p.55), dans la suite de Saint-Simon (1760-1825).
    • Bref, l’industrialisme est l’idéologie en faveur du mode industriel de production.
  • Capitalisme : l’organisation économique qui repose micro-économiquement sur la recherche du profit et macro-économiquement sur la croissance. Cette recherche de puissance à tous les étages se dote de moyens : institutionnels, techniques, sociaux…
  • Libéralisme : le faisceau de discours qui défendent les libertés individuelles définies à partir de la propriété privée : « propriété » pris autant dans un sens juridique que personnel, dans l’esprit de l’emploi du terme par John Locke tant dans son Essai sur l’entendement humain (1689) que dans le Traité du gouvernement civil (1690) : la première des propriétés, c’est celle de ma « personne », définie par une « liberté » qui s’arrête là où commence celle des autres, tout comme ma personne ou mon champ.

1. Pourquoi l’industrie est un problème pour la décroissance

1.1 Alors qu’elle n’a pas été un problème pour l’anticapitalisme, mais une solution

a) Le capitalisme et l’anticapitalisme partagent le « même fond » industrialiste

Malgré quelques exceptions que nous évoquerons plus tard, il faut d’abord constater  qu’historiquement aucune querelle du productivisme ou de l’industrialisme n’a opposé le capitalisme et ses adversaires socialistes, que ce soit dans les variantes utopistes, scientifiques, marxistes, sociale-démocrates.

« Notre hypothèse dans ce livre est que le concept de productivisme, malgré son flou idéologique, compris comme la quête illimitée de la production maximale, ne constitue pas seulement un symptôme : il aide à déchiffrer une dimension essentielle de l’industrialisme qui fut et est indissociable non seulement du capitalisme, mais aussi de l’histoire du communisme, du socialisme et d’une très large partie de la gauche ».

Serge Audier, L’Âge productiviste (2019), La découverte, p.78.

Dans le recueil de texte pour Sortir de l’industrialisme (2011, Le pédalo ivre), aucun des contributeurs ne remet en cause le « fond commun » au capitalisme et au socialisme (p.27), « le même fond », « ce qui leur est commun (p.35).

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Je reprends ici une partie d’un article publié dans la revue suisse Moins ! 4.

Le productivisme a-t-il jamais fait véritablement débat au sein du mouvement socialiste et ouvrier ? Sa victoire incontestable au sein de toutes les variantes dominantes  de la « gauche » – ce qui n’élimine pas des variantes antiproductivistes, mais toujours groupusculaires ou marginales dans les organisations – résulte tout au contraire d’un déni répété de la question qu’il faudrait évoquer à partir de quatre moments historiques : le « moment 1848 », l’entre-deux-guerres, les « trente glorieuses » et aujourd’hui. En effet, ne peut-on pas d’ores et déjà faire l’hypothèse que c’est l’évitement systématique d’un tel débat qui est peut-être la véritable explication du désarroi, sinon de la sidération, dans lequel se trouvent aujourd’hui toutes les « gauches » ?

Bien sûr pour une mythologie de l’antiproductivisme il faudrait commencer par évoquer les luddites (1811-1812) et la révolte des Canuts (1831) et faire d’eux les précurseurs lucides d’une critique de l’industrialisme et de la destruction d’un univers qualitatif, celui du travail autonome de l’artisan, de son talent professionnel et de son expérience personnelle. Mais en réalité, il faut plutôt constater qu’en 1848, Louis Blanc, Pierre-Joseph Proudhon, Pierre Leroux participent activement aux deux grandes mesures destinées à affronter la question sociale : la « Commission du Luxembourg » et les « Ateliers nationaux ». Si en 1789 la question politique avait écarté  la question sociale au nom de la foi dans le Progrès et la Raison, en 1848, c’est la question sociale qui escamote la question du productivisme au profit d’une querelle entre socialistes et libéraux à propos du « droit au travail ». Pour les libéraux, attentifs aux effets pervers des Poor Laws, en particulier du système de Speenhamland (1795-1834, Grande-Bretagne), seule la concurrence permettra d’échapper aux pièges de l’assistanat. Pour les socialistes, Sismondi le premier, la concurrence provoque à la fois la hausse de la production (pour gagner des marchés) et la baisse de la consommation (par la baisse des salaires). « Cette concurrence, qui tend à tarir les sources de la consommation, pousse la production à une activité dévorante » écrit Louis Blanc (Organisation du travail, 1845). Mais que ce soit par les bienfaits du Marché ou par le Droit (au travail), socialistes et libéraux partagent un même credo productiviste : la croissance pour échapper à la fatalité de la misère, pour résoudre la question sociale, l’abondance à l’horizon de la révolution industrielle.

Chacun sait comment, dans la suite de ce 19e siècle, la défaite des socialismes utopiques, romantiques, et la victoire du socialisme scientiste marginalisèrent toute parole antiproductiviste. Comment entendre le plaidoyer (1889) de William Morris pour les « Arts appliqués » quand même Paul Lafargue justifie son Droit à la paresse (1880) parce qu’il voit dans la machine « le rédempteur de l’humanité » ?

A la différence de la suivante, la première guerre mondiale n’avait pas dû assez démolir les capacités productives des belligérants et en à peine 10 ans de reconstruction, la crise de 1929 est là. Pour le capitalisme la crise de surproduction est une crise de sous-consommation. Et c’est ainsi que furent escamotées les impasses du productivisme par la fuite en avant dans la société de consommation : « Loin que le capitalisme meure de sa belle mort au cours d’une crise majeure, comme Marx l’avait prévu, cette crise a été pour lui le moyen de se régénérer par la conquête de nouveaux marchés… En échange d’un relâchement dans la prolétarisation du producteur [le fordisme], il a été procédé à la prolétarisation du consommateur », tel fût le « tournant libidinal du capitalisme »5.

Du côté de la révolution bolchévique, la NEP (1921-1929) puis le stalinisme firent explicitement  le choix du productivisme. Très vite les propositions d’un Kropotkine (qui avait pourtant parfaitement vu que la reconstruction devrait d’abord se faire démocratiquement, et donc à partir d’une organisation relocalisée des forces productives) furent écartées au nom d’un capitalisme d’État6. C’est ainsi que l’on peut lire, en 1928, dans le programme du VIème congrès de l’Internationale communiste : « Au gaspillage formidable des forces productives, au développement convulsif de la société, le communisme oppose l’emploi systématique de toutes les ressources matérielles de la société et une évolution économique indolore basés sur le développement illimité, harmonieux et rapide des forces productives. » Et au Congrès CGTU de la métallurgie, en 1937: « Dire que l’on est contre le travail à la chaîne me fait penser à quelqu’un qui dirait qu’il est contre la pluie. […] Nous sommes pour les principes de l’organisation scientifique du travail, y compris le travail à la chaîne et les normes de production ».

Finalement, au sein de la gauche et des socialismes, la tendance productiviste l’a toujours emporté soit en escamotant le débat, soit en le ridiculisant, par exemple en faisant passer l’antiproductivisme pour un conservatisme honteux, voire pour un protofascisme plus ou moins conscient. Définir le productivisme comme « le fait de produire pour produire » ne signifie pas que l’on oublie qu’en régime capitaliste on produit toujours pour vendre mais que le débat sur les modes de production écarte toujours la question du produit. Cette « abstraction » productiviste du « produit » résulte en fait d’une réduction de l’économie à l’antagonisme de la production et de la redistribution, en faisant de l’une la solution de l’autre, au lieu de ré-enchâsser la production au sein de toute les chaînes de l’économie : Extraction → production → redistribution → consommation → excrétion (les déchets).

b) Et pourtant si le socialisme se fourvoie dans la voie industrialiste, c’est d’abord parce que c’est une impasse politique

Le sociologue et philosophe allemand Axel Honneth, dans L’idée du socialisme (2015, NRF), me semble proposer une analyse assez juste de l’échec politique du socialisme industrialiste. Dans le 2ème chapitre de son livre, il apporte une contribution supplémentaire à la longue liste des critiques modernes du socialisme (Lire les prédécesseurs de la Théorie critique, mais en France ne pas oublier Castoriadis, ni Gorz). Le parti-pris de Honneth est de continuer à rapprocher tous les socialismes du 19ème siècle : Owen, saint-Simon, Blanc, Fourier, Proudhon, Marx. Les « spécialistes » s’en offusqueront mais l’essentiel pour Honneth est bien de dégager « l’idée du socialisme ». Car selon lui, si l’on veut rendre au socialisme quelque chose de « son ancienne virulence » (p.45), alors il faut repérer 3 défauts natifs du projet socialiste.

  1. En faisant de la sphère économique le terrain principal de lutte, les premiers socialistes ont écarté la question politique de la souveraineté populaire démocratique : « en situant toute liberté, bonne ou mauvaise, dans le seul champ de l’activité économique, les socialistes s’interdisent brusquement sans bien s’en rendre compte, de penser aussi en termes de liberté le nouveau régime fondé sur une négociation démocratique des objectifs communs » (p.53).
  2. En croyant que le prolétariat était une force d’opposition déjà à l’œuvre, les socialistes ont cru que leurs idéaux ne faisaient que traduire les intérêts objectifs des dominés. Le problème de cette hypothèse n’est pas l’existence du prolétariat mais la méthode qui, au lieu d’étudier ces forces de façon empirique, se contente de les présupposer abstraitement : « cette méthode de l’imputation ouvrait la porte à l’arbitraire théorique » (p.60).
  3. En croyant que les transformations sociales se produisent avec un certain degré de nécessité historique, les socialistes ont validé une lecture déterministe de l’histoire : soit sous la poussée des forces productives et d’un inéluctable progrès technoscientifique (Saint-Simon, Marx), soit sous la pression de la lutte des classes (Proudhon, Marx). « Une telle conception déterministe du progrès… favorisait un attentisme politique » (p.68).

Le jugement d’Axel Honneth est sans appel quand il voit dans ces 3 présupposés, le « fardeau théorique du socialisme » (p.68) :

  1. Tout à la foi aveugle dans le pouvoir d’intégration illimité du travail social, croire que le socialisme peut se dispenser de garantir des droits-liberté individuels, et formels.
  2. Croire que le prolétariat était par essence l’ennemi intérieur du capitalisme ; s’interdire ainsi d’anticiper la promesse d’embourgeoisement que portera le capitalisme de consommation au 20ème siècle, conformément à ce que Dany-Robert Dufour repère avec raison comme le « tournant libidinal du capitalisme », en 1929.
  3. Défendre une vision optimiste de l’histoire, en restant ainsi prisonnier des conditions intellectuelles de la révolution industrielle.

→ Le défi du socialisme est alors clairement dégagé : affranchir le socialisme de l’esprit industrialiste qui l’a vu naître, le délivrer de cet « ancrage des idées socialistes dans l’esprit et la société de la révolution industrielle qui est responsable de leur rapide et silencieuse obsolescence peu après la Seconde guerre mondiale « (p.72).

→ Nous pouvons d’ores et déjà en tirer une leçon importante : c’est que la sortie de l’impasse industrielle ne devra pas faire l’impasse de sa dimension politique.

→ Reste une question : en quoi l’industrie est-elle un problème pour la décroissance ?

*

1.2 Ebauche définitionnelle de décroissance, post-croissance, objection de croissance, contre-croissance

L’industrie est un problème pour la décroissance parce que, pour la croissance, elle est une solution.

a)     Dans une économie de croissance, l’industrie n’a que des avantages
  • Parce que l’économie s’est toujours appuyée sur les avantages de la division des activités productives (la « division du travail ») :
    • C’est Platon, au livre II de La République (369c-370c) qui dresse pour la première fois la liste des gains d’une division sociale du travail : sur la quantité produite, la qualité du produit, la facilité de la production, la « nature » (talent, goût) du producteur et enfin sur le temps de production.
    • Pour Adam Smith, au livre I de La richesse des nations (1776), le gain principal est l’accroissement de la production, qui est dû à trois causes : l’habileté accrue, le temps gagné et enfin l’usage des machines.
  • Sauf que, dans cette liste, l’industrie n’a d’intérêt que pour le seul gain de l’augmentation quantitative : moins de temps T, plus de quantité Q = des gains de productivité (dQ/dT).
    • Le belge Alfred Solvay (cité par Serge Audier, op. cit., p.60) qui fut celui qui diffusa le terme de « productivisme » (dès les années 1880-1890) l’écrit explicitement : « Être productiviste, c’est reconnaître que la vraie marche à suivre pour assurer le bien-être des hommes est de développer, par tous les moyens, la production des choses matérielles ou immatérielles qu’ils désirent ou désireront sans cesse davantage… Créer, multiplier des capacités productives à tous les degrés, tel doit donc être le but primordial de toute la politique sociale »
    • Un certain Geoffroy Rudel, dans un article de 1923 (cité par S. Audier, op. cit., p.62) : « Le principe productiviste » se définit comme « l’application rationnelle de la loi du rendement maximum d’effet utile avec le minimum d’efforts », et ce « dans chacune des branches de production d’objets utiles au bien-être moral ou matériel des hommes ».
  • L’industrie, ce n’est pas seulement une division sociale ramenée aux seuls avantages quantitatifs (se rappeler que Platon semble hésiter entre deux objectifs possibles : soit l’intérêt économique de l’union (qui fait la force), soit un intérêt plus moral d’entraide), c’est aussi une aggravation de tous les types de division.
    • La division sexuelle/genrée.
    • La division sociale en métiers.
    • La division technique en tâches.
    • La division pyramidale → C’est la thèse défendue au début des années 1970 par Stephen Marglin dans un texte – A quoi servent les patrons ? – publié pour la première fois dans son intégralité et en anglais seulement en 1974 dans la Review of Radical Political Economics. Pour Marglin, là où l’idéologie proclame que l’efficacité technique est la cause de la division du travail, il montre au contraire que l’objectif principal de la division du travail est de « diviser pour mieux régner ». Non seulement, l’ouvrier perd le contrôle sur son activité mais il abandonne ce contrôle à l’entrepreneur qui, en se prétendant indispensable pour la coordination des tâches parcellisées, justifie ainsi l’accaparement de la majeure partie de la valeur ajoutée à son profit. L’intérêt d’une telle thèse – politique – est de relier deux processus d’abstraction : à l’intérieur de l’activité, chaque tâche est séparée/abstraite de la suivante ; à l’extérieur de l’activité, les fonctions d’exécution sont séparées/abstraites de celles de coordination et donc de décision.
    • La division morale → c’est la thèse défendue par Everett Hughes et sa dénonciation des dirty works (boulots sales et sales boulots)7.
b)    La croissance des moyens, c’est la contrepartie d’une neutralité institutionnelle

L’industrie est donc un mode de production : celui de produire pour produire toujours plus, celui de toujours produire plus de « moyens ».

Mais qui dit « moyen » dit « but », dit « finalité ». Quel est le but du productivisme et de son mode industriel de production ?

  • Les anticapitalistes croient répondre à la question en faisant de la course au profit la boussole de l’économie. Mais ce n’est vrai que pour le « capitaliste » : seul lui voit dans le « profit » une finalité de son activité (qu’elle soit commerçante, ou productrice). Mais cela est faux pour tou.te.s celles et ceux qui au sens propre ne « profitent » pas des profits du capitalisme : car la logique intrinsèque du capitalisme est précisément de privatiser les profits, de les désocialiser, et de ne surtout pas les partager ou les mutualiser.
  • D’ailleurs, pour un anticapitaliste conséquent, le problème n’est pas le profit mais sa privatisation, son appropriation par une minorité.

Autrement dit, quand nous nous posons la question de la finalité du mode industriel de production, nous ne pouvons pas nous satisfaire de la réponse valable seulement micro-économiquement. C’est pourquoi le point de vue de la décroissance consiste à chercher la finalité du capitalisme industriel non pas micro-économiquement mais macro-économiquement : et cette finalité macroéconomique, c’est la croissance.

Mais alors pourquoi la croissance ?

  • Si l’on en reste à une analyse économique, on bute sur une finalité circulaire : la croissance pour la croissance. Ce qui n’est pas faux mais laisse totalement inexpliqué pourquoi cette circularité est acceptée.
  • D’où l’extension du domaine de la croissance : qui n’est pas seulement une boussole économique mais aussi un monde : avec des imaginaires, des représentations, des modes de vie, des normes, des valeurs, des attachements…
  • Sauf que cette extension « culturelle » de la croissance ne permet pas non plus d’expliquer l’hégémonie du paradigme de croissance :
    • Raison 1 : Est-il vraiment sûr que le monde de la croissance ne puisse pas prétendre se référer aux mêmes valeurs que « nous » ? Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique8, je peux en effet relever des valeurs : (2) la responsabilité écologique, (3) la conviction démocratique, (4) l’exigence de justice et (5) l’objectif de bien-être. Mais si nous faisons retour vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs : (2) par la croissance verte ou le développement durable, (3) par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique, (4) par une théorie procédurale de la justice et (5) par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.
    • Raison 2 : Si nous nous tournons alors vers des arguments non plus raisonnables (par les valeurs) mais rationnels (par les faits et les données scientifiques). En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre scientifique est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant : comment ne pas constater l’impuissance des données fournies par le GIEC ou l’IPBES9 à réellement inciter les politiques publics à se réorienter ?

Bref, il nous faut reconnaître que nos meilleurs arguments, qu’ils soient raisonnables ou rationnels, font « plouf ». Pourquoi ? Parce que l’emprise que la croissance exerce ne dépend fondamentalement ni d’arguments économiques (ou énergétiques, ou matériels) ni d’arguments « culturels » mais résulte d’une « forme » qui la caractérise comme « régime politique ».

Je partage avec le sociologue italien Onofrio Romano son diagnostic : la croissance économique n’est pas la maladie, elle n’en est que le symptôme10. La maladie, il l’appelle « régime de croissance », qui s’exerce par une forme « horizontaliste » ou « neutralitaire ». Je préfère tout simplement y voir la main visible du libéralisme, c’est-à-dire ce faisceau d’analyses qui reposent sur la promotion inconditionnelle de la liberté individuelle.

Qu’est-ce que le libéralisme ? C’est la promesse adressée à chaque individu de le laisser libre de conduire sa vie personnelle comme il l’entend, et d’être en capacité (capabilité) de la construire suivant ses idéaux privés de ce qu’est une vie réussie.

Mais cette promesse ne peut être tenue qu’à une double condition : a) d’abord que les institutions libérales n’interviennent plus dans les conceptions individuelles de la vie réussie et donc qu’elles prétendent adopter une position « neutre » ; b) ensuite que ces institutions – l’État, le Marché – s’engagent à fournir à chacun le maximum de ressources matérielles et juridiques : ce « maximum », c’est la croissance.

« Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin.

Voilà donc l’objectif : l’institution imaginaire de l’individu. Et l’industrie en est le moyen. Un terme commun réunit cet objectif et ce moyen : « développement », qu’il soit « personnel » ou « économique ».

Voilà pourquoi la décroissance quand elle s’oppose à la croissance mène un double combat, contre l’individualisme, contre l’industrie11, contre leur développement sans limites : « L’industrialisme est un système parfaitement adéquat pour les macro-sociétés modernes » (Philippe Gruca, Sortir de l’industrialisme…, p.38)

→ Si la croissance est la promesse de fournir des ressources infinies et gratuites à chacun, alors il convient de contrer cette croissance (comme boussole, comme monde, comme forme).

c)     Les étapes de la contre-croissance

Il est alors possible de clarifier facilement le vocabulaire de cette opposition à la croissance :

  • Le rejet : c’est l’objection de croissance.
  • Le projet : c’est la post-croissance, c’est-à-dire un monde libéré de la croissance.
  • Le trajet : pour passer d’un monde que l’on rejette à un monde que l’on projette, la décroissance stricto sensu est le trajet, c’est-à-dire un faisceau de trajectoires.

Si l’on veut disposer d’un terme qui chapeaute ces trois termes, le plus simple semble être celui de « contre-croissance » dont l’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance constitue les étapes.

Au sens le plus strict, la question d’une « sortie de l’impasse industrielle » ne concerne ni l’objection de croissance ni la post-croissance mais véritablement la décroissance.

Or, nous allons voir malheureusement que beaucoup d’analyses, à ne pas faire cette distinction temporelle entre les trois étapes, en viennent à se leurrer sur ce qui rendrait politiquement possible une telle « sortie ».

2. Mais ce n’est pas une question vraiment difficile

La voie industrielle est une « impasse » (Sortir de l’industrialisme, p.29 & 31), qui « engendre la misère en modernisant la pauvreté » (Ivan Illich)

2.1 D’abord parce que nous savons que nous devons rejeter l’industrialisme

L’industrialisme doit être rejeté à cause des effets de l’industrie.

  • Ces effets sont multiples : économiques, écologiques, énergétiques mais surtout sociaux et politiques.
  • Ces effets sont des « méfaits ».
  • Pour autant, attention à ne pas surévaluer la critiques par les effets ; car cette critique ne suscite la plupart du temps que des mobilisations réactives (dont l’indignation semble être l’archétype) et qu’elle semble bien peu propice à provoquer réellement une sortie de l’impasse industrialiste.
  • C’est pourquoi nous devrons voir ensuite s’il est possible de porter une critique non pas « par les effets » mais « par les causes » ; en faisant ainsi l’hypothèse d’arriver à provoquer une mobilisation proactive.
  • Le principal intérêt politique d’une telle critique « par les causes », c’est bien sûr sa radicalité (= son inscription dans la zone 5  de la critique) mais surtout c’est une critique qui reste dirigée contre un dispositif même s’il était une réussite12.
a) Dégâts de l’industrie dans le secteur primaire

Il nous semble que la façon la plus directe de dresser un « dégât des lieux » c’est de voir comment l’idéologie industrialiste s’est directement attaquée au secteur primaire (comme ce secteur comprend les activités extractives au sens le plus large, c’est une question s’il faut placer les activités minières dans le premier ou le deuxième secteur)

« Lutter contre la transformation de l’agriculture en  industrie, c’est aujourd’hui le problème et le combat numéro un : car c’est empêcher qu’on nous ferme la dernière fenêtre ouverte sur un extérieur. La nature ou l’homme ? En défendant la campagne, nous défendons l’un et l’autre ».

Bernard Charbonneau, Le Totalitarisme industriel. (1973, 2019), L’échappée13.

  • Destruction de l’agriculture : le cas de la « révolution verte » (après la révolution du néolithique et la révolution agricole des 18e et 19e siècles).
    • La promesse que l’industrialisation de l‘agriculture permettrait d’en finir avec les famines et d’accompagner la croissance démographique (aujourd’hui plus de la moitié des calories alimentaires consommées dans le monde).
    • En réalité : « une agriculture ultra productiviste, reposant sur la mobilisation de capitaux, les monocultures, l’usage massif d’intrants chimiques (désherbant, insecticides, fongicides, engrais azotés…), le recours à la mécanisation, la production importante de viande, la consommation de masse d’aliments transformés, le contrôle des semences par brevets → raréfaction des emplois agricoles, perte de biodiversité et d’agrodiversité, tensions sur les ressources (sur l’eau, sur les sols…), 2 milliards d’humains en surpoids et 750 millions qui souffrent de la faim »14, exode rural comme bidonvillisation.
  • Destruction de l’élevage
    • Pour Jocelyne Porcher15 (Sortir de l’industrialisme, p.83-86), l’élevage industriel est la destruction de « la relation de travail aux animaux d’élevage ».« Cette relation de travail repose sur de multiples rationalités dont la première n’est pas productive mais relationnelle. C’est-à-dire que l’on ne vit pas avec les animaux pour en tirer un revenu, mais que l’on en tire un revenu pour pouvoir vivre avec eux. »Produire, non pas pour faire des profits mais pour nourrir le monde.
    • « Le traitement industriel des animaux n’est pas compatible avec le respect. On ne peut pas produire des animaux comme des choses et prétendre avoir avec eux des relations. »
  • Destruction de la foresterie (coupes rases, monoculture, appropriation de terres agricoles par Ikea..) : Pro Silva est une association de forestiers (propriétaires, gestionnaires, professionnels et amis de la forêt) réunis pour promouvoir une « sylviculture mélangée à couvert continu », basée sur le traitement irrégulier et respectueuse des processus naturels des écosystèmes forestiers, d’où la dénomination parfois utilisée de « Sylviculture Irrégulière, Continue et Proche de la Nature » (SICPN).
  • Destruction de la pêche : industrielle (de la pêche côtière à la pêche hauturière) ou surpêche ou pêche intensive. 7,3 millions de tonnes de poissons comme « prises accessoires » (/180 millions de tonnes).
b) Industrialisme et industrialisation

Mais quand on définit l’industrialisme comme l’idéologie en faveur de l’industrie, peut-on pour autant croire que cet industrialisme a historiquement été la cause de la création d’un secteur industriel hégémonique ou bien faut-il plutôt faire de l’industrialisme l’idéologie a posteriori de l’industrie (avec une fonction de légitimation, et une fonction de mystification) ?

D’autant qu’en tant qu’idéologie, l’industrialisme est une sorte d’imaginaire et que ce serait bien naïf de croire que l’on peut changer le monde en changeant d’abord sa conscience : ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais le contraire, selon la formule de Marx16.

Mais si l’industrie ne vient pas de l’industrialisme, d’où vient-elle, quelle est sa cause ?

La réponse la plus simple est de faire de l’industrie le produit de l’industrialisation ; industrialisation que je définis, non pas comme un processus, mais comme une « matrice ».

C’est l’industrialisation qui est une impasse dans laquelle s’enferme tous les secteurs de la production. C’est donc de l’industrialisation qu’il convient de sortir.

2.2 Même si ce n’est pas une question difficile, il faut répondre : pourquoi rejeter ? C’est-à-dire où trouver la possibilité d’une sortie ?

L’industrialisme comme idéologie de l’industrie est la pente naturelle de l’industrie. Mais alors pourquoi l’industrie s’est-elle imposée ? Si l’industrialisme est un discours en aval sur l’industrie, c’est l’industrialisation en amont qui est une mise en pratique, en mettant à disposition des solutions, ou plutôt une « matrice » de solutions.

Qu’est-ce qu’une « matrice » : en mathématique, c’est un tableau d’éléments permettant d’opérer une transformation. Par analogie, j’entends ici par « matrice » un dispositif opérationnel permettant de résoudre un « problème », c’est-à-dire permettant de passer d’une situation dans un contexte problématique à une autre situation où le problème est résolu.

Dans le système de croissance (ou dans le capitalisme industriel) l’industrialisation est précisément une matrice : si l’industrie s’est imposée au point de provoquer une « révolution » c’est d’abord parce que l’industrialisation propose des solutions, non pas sous la forme de propositions figées mais en tant que schémas à décliner suivant les contextes et les situations particulières.

Dénoncer l’industrialisme, c’est risquer d’en rester à une critique par les méfaits. Dénoncer l’industrialisation, c’est ouvrir la possibilité de remonter à la source des succès de l’industrie.

En quoi peut bien alors consister cette matrice d’industrialisation ?

Je propose de l’imaginer comme un triangle dont les pointes sont la production, la technique (ou plutôt la technoscience) et le travail. Autrement dit, l’industrialisation apparaît comme une voie pour résoudre des problèmes posés par la production, le travail, la technique.

a) Comment produire pour produire ? Industriellement

On peut trouver chez Karl Polanyi une explication convaincante de la séquence : machinisme → production industrielle → marchandisation.  Pourquoi le « productivisme » – produire pour produire – doit-il en passer par l’industrialisme ? Comment produire « en grande quantité » ? Industriellement.

« Une fois que des machines et des installations complexes avaient été installées en vue de la production dans une société commerciale, l’idée d’un marché autorégulateur ne pouvait que prendre forme… Comme les machines sont chères, elles ne sont rentables que si de grandes quantités de biens sont produites. On ne peut les faire fonctionner sans perte qu’à condition que l’écoulement des biens soit raisonnablement assuré et que la production ne soit pas interrompue par manque des matières premières nécessaires à l’alimentation des machines. Pour le marchand, cela signifie que tous les facteurs impliqués doivent être en vente, c’est-à-dire qu’ils doivent être disponibles en quantité voulue pour quiconque est prêt à payer. »

Karl Polanyi, La Grande Transformation (1944, 1983), NRF, p.68-69.

Le marché autorégulateur réussit alors ce tour de force de marchandiser ce que la plupart des sociétés humaines avaient toujours écarté du circuit de la vente (et on peut penser que c’était pour des raisons morales : « cela ne se fait pas ») : la nature, l’humain, la monnaie qui sont les conditions de la production sont traitées comme des marchandises. La nature marchandisée devient du « terrain » à vendre, l’activité humaine marchandisée devient du « travail », la monnaie marchandisée devient de l’« argent ». En théorie, mais en apparence seulement, le marché prétend alors être cet espace de rencontre entre les offres et les demandes, en vue d’un équilibre obtenu par le libre jeu de la concurrence entre des échangeurs seulement mus par leurs intérêts privés et informés en direct par les évolutions des prix.  En réalité, un tel marché ne vise aucun équilibre entre les besoins et les ressources mais se contente de faciliter les flux marchands et financiers avant de favoriser une accumulation illimitée des profits, pour constituer des stocks extorqués aux flux de la production et des échanges : le capital. Et macro-économiquement, cette hamstérisation de la production a un nom : la croissance.

b) Comment travailler pour produire toujours plus ? Industriellement

C’est l’autre Karl, Marx, qui a bien décrit comment l’industrie a marchandisé le travail pour le transformer en « salariat ».

Le premier Marx, celui des Manuscrits de 1844, pose déjà une robuste critique du « travail aliéné » dans lequel le but du travail pour le travailleur n’est plus la production du produit mais la reproduction de ses conditions matérielles de survie, c’est-à-dire principalement le renouvellement de sa force de travail. Le salaire ne dépend plus alors du travail concret mais du rapport social de forces sur un marché du travail.

c) Quelle technique au service de la croissance ? Non pas l’artisanat mais l’industrie

L’industrialisation de la technique, ou la technique transformée par la matrice de l’industrialisation, c’est le passage de l’atelier à l’usine, de l’artisan à l’ingénieur, du métier à l’emploi, du produit façonné au produit standardisé, du travail à façon au salariat.

Il est intéressant de comprendre en quoi l’industrialisation est la matrice la plus efficace « du point de vue de l’ingénieur » en s’intéressant aujourd’hui aux adhérents du projet porté par J-M Jancovici, le Shift Project. Ce point de vue est assez bien décrit par l’enquête publiée sur Reporterre à propos des Shifters17 :

  • Ils sont apolitiques en relayant le mythe de la neutralité de la technique et de la science → « Le monde des ingénieurs au 21e siècle est en majorité celui « de l’industrie » (quand ce n’est pas de l’industrialisation), de l’innovation, des brevets et de la concurrence, des procédés industriels complexes et de la productique, de la conception et de la production standardiséees, de l’optimisation (de matières, d’énergie, de coûts), de l’administration , et plus globalement de l’apport de réponses techniques complexes à des problèmes de société », écrivent Quentin Matteus et Gauthier Rousshile, dans Perspectives Low-Tech (2023) éditions divergences, p.85.
  • Ils se définissent par rapport au corps des ingénieurs : le sociologue Antoine Bouzin estime que les Shifters (95% de cadres) sont une « association de défense corporatiste » : en clair, une association d’ingénieurs qui cherchent à défendre leur métier alors qu’il est pointé du doigt pour son rôle dans beaucoup de secteurs polluants et pour la vision du monde qu’il porte. Elle ne se propose pas de repenser profondément la place des ingénieurs dans la société. Le mouvement des Shifters est donc assez différent de celui des « bifurqueurs », étudiants ou jeunes cadres ingénieurs et commerciaux qui quittent leur métier pour se réorienter radicalement. À l’inverse, les Shifters offrent un débouché pour des ingénieurs mieux insérés dans la profession, pour qui il est plus difficile de changer de modèle de vie, et « qui présentent un profil moins politisé, moins syndiqué, plus porté vers des modes d’action pondérés, qui mettent en avant l’exactitude scientifique et la performance technique », remarque Antoine Bouzin.

En tant que matrice de résolution de problèmes, l’industrialisation est donc une combinaison de mécanisation (de la technologie), de marchandisation (de l’économie), de neutralisation (de la politique). Comment en sortir ?

Car s’enlever une idée de l’esprit – l’industrialisme dans notre cas – c’est peut-être possible mais comment sortir de l’industrialisation comme matrice de solutions : en résolvant les problèmes ou en les faisant disparaître ?

3. Comment désindustrialiser le triangle production, travail et technique ?

→ Pour sortir de l’impasse industrielle, ce n’est pas de l’industrialisme dont il faut sortir mais de l’industrialisation.

→ Cette sortie est une sortie du paradigme de la croissance, autrement dit c’est une trajectoire de décroissance.

→ Cette trajectoire ne consiste pas à se raconter que le récit des méfaits de l’industrie est suffisant pour mobiliser proactivement ; parce qu’il faut reconnaître dans l’industrialisation une matrice de solutions.

Bref, que cherchons-nous dans ce dernier moment de réflexion ?

  • Nous cherchons une trajectoire de décroissance. La « décroissance » dont il s’agit ici est comprise comme un trajet. Ce qui rompt avec la classique définition de la décroissance comme réduction de la production et de la consommation ; en quoi ? En ce que cette réduction n’est pas envisagée comme un objectif de la décroissance mais seulement comme un effet, comme l’effet d’une économie politique.
  • Nous cherchons comment mobiliser politiquement en faveur d’un tel trajet, c’est-à-dire que nous devrons expliciter l’articulation entre les moments du rejet, du trajet et du projet.
    • Nous devons éviter l’articulation paresseuse qui croit que le projet est juste une inversion du rejet, articulation qui escamote les difficultés propres au trajet. Le court-circuit du trajet revient toujours à se contenter du projet comme d’un simple anti-rejet, dans une « sorte de nihilisme réconfortant. On finit par s’enliser dans des téléologies fragiles et des tours de passe-passe : à savoir que la réponse à l’effondrement du climat est forcément et évidemment l’opposé symétrique de sa cause (autrement dit, si l’industrialisation a causé le changement climatique, la dé-industrialisation le résoudra et ainsi de suite) » (Benjamin Bratton, The Revenge of the real (2021), Verso, p.48 ; cité par Monnin, Politiser le renoncement, p.72).
    • Puisque la matrice de l’industrialisation repose sur le triangle de la production, de la technique et du travail, alors nous devons faire attention à ne pas caricaturer (et simplifier) nos critiques en phobies. De la même façon qu’il faut être technocritique sans être technophobe, nous pouvons dire que nous devons critiquer les modes de production et le travail sans être ni poïetico-phobe ni ergo-phobe.

Nous avons vu que l’industrialisation est une solution pour produire sans avoir à se demander : pourquoi, pour qui, quoi, comment ? C’est d’ailleurs au nom du « progrès » que ces questions sont évitées. Quand donc nous proposerons de penser et de faire des trajectoires de décroissance, il faudra faire attention de pouvoir répondre à ces questions : d’où l’exigence de les traduire en termes de « perspective » et de « matrice ».

3.1 On ne peut pas s’en sortir en s’appuyant sur le seul rejet et on a besoin d’une perspective, laquelle ? Pour une perspective post-croissance de subsistance, pour une économie morale

Des trois étapes – le rejet, le trajet et le projet – c’est bien la première qui est la plus facile à remplir. C’est d’ailleurs cette facilité qui se retourne en piège quand on se contente de dénoncer les effets et que du coup on se dispense de se demander quelles en sont les causes qu’il faut d’abord rejeter. Car dans le projet, il va s’agir de ne pas répéter ces causes, c’est pourquoi il est décisif de les identifier.

a)     Attention à la vision productiviste (marxiste comme capitaliste) qui place la production en infrastructure déterminante

Attention à ne pas se tromper de cause quand il s’agit de dénoncer le productivisme et l’industrialisme. En particulier attention au déterminisme marxiste qui place toujours « en dernière instance » l’infrastructure des rapports (sociaux) de production quand il s’agit d’expliquer les modalités structurelles et superstructurelles.

C’est tout l’intérêt de la thèse développée par l’historien néerlando-américain Jan de Vries dans The industrious revolution, de 1650 à nos jours (2008, non-traduit) selon laquelle c’est la « révolution industrieuse » de la consommation qui a été la condition de possibilité historico-sociale de la révolution industrielle, et non pas l’inverse.

  • « Cette étude du développement économique à long terme diffère de la plupart de celles qui l’ont précédée en s’intéressant aux aspirations des consommateurs plutôt qu’aux activités productives, et en se concentrant sur l’unité du ménage plutôt que sur l’individu. »
  • De Vries soutient que c’est la demande des ménages qui a été le moteur de la révolution industrielle : « Les relations entre l’offre et la demande s’enchevêtrent. La révolution industrielle, avec sa croissance économique axée sur la technologie, et donc sur l’offre, a longtemps constitué un obstacle formidable à tout effort de recherche d’une croissance économique fondée sur d’autres facteurs ou sur une période antérieure. Pourtant, les preuves de plus en plus nombreuses d’une augmentation antérieure du revenu par habitant en Europe du Nord-Ouest, associée à un raffinement majeur de la vie matérielle, jettent un doute sérieux sur l’orthodoxie selon laquelle la révolution industrielle a été le véritable moteur de la croissance économique en Europe du Nord-Ouest » (p.6).

→ La leçon iconoclaste de cet essai, c’est qu’il serait erroné de croire qu’il suffirait d’une autre industrie pour sortir de l’impasse de l’industrialisme. Une autre leçon, c’est d’admettre que l’industrialisation est venue résoudre d’abord un problème de demande de consommation plutôt qu’un problème d’offre de production (de sous-production). Et donc : changer de mode de production sans s’attaquer au mode de consommation serait voué à l’échec.

b)    Attention aussi à ne pas croire aux impasses du « sans »

Gare aussi à toutes ces pistes qui jettent l’eau sale de l’industrialisme mais aussi le bébé de la production et la baignoire de l’économie. Cette piste du « sans » est une radicalisation par intransigeance de la piste du « autrement » car dans ces cas-là il ne s’agit même pas de produire autrement, avec un autre rapport au travail et une autre technologie, il s’agirait de ne plus produire, de ne plus travailler, sans plus aucune technologie.

  • Sans « produire » :
    • Émilie Hache De la Génération : enquête sur sa disparition et son remplacement par la production (2024), Paris, La Découverte. Selon elle, « [n]otre société industrielle appartient à un monde qui a oublié qu’il avait besoin de se reproduire pour exister, un monde se considérant sans limites parce que croyant reposer sur des réserves infinies d’énergies, de terres ou encore de bras » (p.12). Mais que peut bien vouloir dire que notre monde aurait « oublié » sa propre régénération ? Pour l’autrice, c’est la « production » qui a remplacé la « génération » : « Le passage ou plutôt la mutation d’un monde non créé, dont il faut prendre soin et renouveler chaque jour, à un monde créé, a radicalement changé notre rapport à la dimension générative du monde. Dans un monde créé une fois pour toutes, il n’y a pas besoin de se préoccuper de le reproduire, la Providence se charge de tout » (p.16).Si réticence il doit y avoir envers cette thèse, ce n’est pas dans son argumentation et sa documentation qui sont robustes mais c’est sur sa réception et son usage. Que la production ait aujourd’hui remplacé la génération, faut-il en déduire que la lutte contre le productivisme doit en revenir au mode antérieur de génération ? D’autant que les conditions culturelles de ce mode antérieur – revenir en amont du christianisme – ne peuvent en aucun cas fournir de quoi penser une perspective. Pire, comment ne pas remarquer qu’aujourd’hui la place occupée par la Providence dans la vision d’un monde créé a très largement été remplacée par la religion technoscientiste du progrès.
    • Pour une critique d’une vision où il serait possible de sortir du productivisme en jetant toute production, on peut consulter deux ouvrages récents : d’Alexandra Bidet et Vincent Rigoulet, Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant (2023), éditions du Croquant. Voir aussi Andreas Malm, Avis de tempête, Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (2023), La Fabrique.
  • Sans technique : il faudrait certainement distinguer entre la technique (qui semble un invariant anthropologique, sinon culturel, voire social) et la technologie (qui caractérise le rapport moderne à la technique).
    • Mais même chez Ivan Illich, il n’a jamais été question d’un rejet intransigeant de toute technique et c’est bien l’outil qui est qualifié de « convivial » : car son projet n’est même pas d’imaginer une société sans industrie mais simplement une société « non dominée par l’industrie », et qui reste en deçà des seuils de contre-productivité.Ne pas écarter d’un revers de main le point de vue low-tech, car comment ne pas remarquer que ces défenseurs sont particulièrement autocritiques et qu’ils n’en proposent jamais une version bucolique : Philippe Bihouix, L’âge des low-tech (2014), et Quentin Mateus & Gauthier Roussilhe, Perspective Low-tech (2023).
    • Parmi les précurseurs de la décroissance, il y a quelques défenseurs d’une réhabitation de l’artisanat : William Morris, Lewis Mumford…
  • Sans « travail ». Tout dépend en fait de ce qu’il faut entendre par travail. Car ce terme bénéficie depuis les temps modernes d’une promotion théorique qui l’a élevé au rang d’être un genre, c’est-à-dire le terme général par rapport auquel les autres formes d’activités ne sont que des espèces. Mais le terme général n’est pas « travail », c’est « activité » : c’est le travail qui est une espèce d’activité et non pas l’inverse. C’est le travail qui est une activité caractérisée par la rémunération et un rapport de subordination. Par conséquent, autant on ne peut pas imaginer une société sans activités, autant on peut penser à une société sans « travail », c’est-à-dire dans laquelle la « valeur (du) travail est bien dénoncée comme une fable bourgeoise d’autopromotion.
    • D’ailleurs quand on envisage ce qu’Hannah Arendt nommait vita activa – dont les trois types sont le travail, l’œuvre et l’action – il n’est pas évident de savoir où placer les activités de l’industrie : car par les objets de consommation qu’elle produit elle semble une espèce de travail mais par son utilisation des machines elle serait plutôt située au niveau de l’œuvre.
    • Surtout, comment ne pas rappeler ce terrible pronostic d’Hannah Arendt ! C’est qu’un monde industriel prépare un « monde de travailleurs sans travail : on ne peut rien imaginer de pire ».
c)     C’est d’une autre perspective que la croissance dont nous avons besoin pour replacer nos rejets = se réapproprier une perspective de subsistance

Après avoir ainsi écarté quelques solutions de facilité, on peut envisager d’orienter le projet d’une sortie de l’industrialisation comme solution généralisée à partir d’une perspective : celle de la subsistance, c’est-à-dire celle qui replace en infrastructure de la vie humaine les activités d’entretien et de protection de la vie sociale.

  • Puisque nous avons vu que l’industrialisation est destruction du mode paysan de production agricole, on peut commencer par une référence à Alexandre Chayanov18 (1888-1937) et sa défense d’une agriculture qui repose d’abord sur les communautés paysannes et plus particulièrement sur la ferme familiale comme unité productive de base : la famille paysanne comme base de la société et de l’économie. Cette cellule familiale est d’abord une forme de vie basée sur des savoir-faire vernaculaires, mettant en pratique des valeurs d’équilibre et de simplicité : bonne foi, autolimitation, combinaison optimale des activités. Chaque processus – mécanique, biologique, artisanal, économique – est adapté à la bonne échelle, à la bonne taille. Est ainsi obtenue une autonomie comme autosuffisance, en totale opposition avec le productivisme d’une agriculture industrielle que le pouvoir soviétique promouvait.
  • Puisque nous avons vu que les défenses de l’industrialisme plaçait en infrastructure les activités de production, alors pour en sortir nous devons refuser cette hiérarchie (la division genrée du travail) et placer en « plateforme » de toute structure sociale les activités de reproduction, de soin : c’est la piste prônée par l’écoféminisme : à partir des travaux de Christine Delphy, Françoise d’Eaubonne, Maria  Mies, Vandana Shiva…

C’est donc la perspective de la subsistance que nous proposons pour orienter une sortie de l’industrialisation, et plus largement toute trajectoire de décroissance. Ce qui revient à politiser cette perspective, c’est que nous plaçons ces activités de reproduction (de la vie sociale) à la fois en position de condition (de « plateforme ») et en position d’objectif. « Politique » renvoie ici à la sphère d’activité humaine à laquelle revient la charge de veiller sur les autres formes de bien commun. A commencer par le premier : l’intégration de tou.te.s et de chacun.e dans un espace de coexistence et de vie sociale » (comme « bien commun vécu », François Flahault).

« Pendant des années, nous avons insisté sur le fait que la subsistance ou la « production de la vie » ne disparaîtrait pas suite à la modernisation, à l’industrialisation et à l’économie de consommation, mais aussi qu’elle constitue tout à la fois l’opposé même de la société industrielle moderne et de la production généralisée de marchandises, et la base sur laquelle celles-ci peuvent prospérer. Sans production de subsistance, pas de production de marchandises : mais sans production de marchandises, la production de subsistance perdure. Jusqu’au début de l’ère industrielle, la production de subsistance a permis aux gens de vivre et de survivre. Si dans le monde entier, les gens n’avaient dû dépendre que de la production mondialisée de marchandises et d’un travail salarié universel sur le marché capitaliste (marché du travail aujourd’hui loué et présenté comme ce qui va nous sauver de la pauvreté et du sous-développement), ils n’auraient pas survécu jusqu’aujourd’hui.

Au sein des sociétés industrielles, la production de subsistance continue à être assurée, essentiellement sous la forme du travail domestique non rémunéré des femmes. La reproduction de la force de travail reste peu coûteuse et garantie par le travail domestique non salarié. C’est pourquoi nous avons défini la production de subsistance comme suit :

La production de subsistance ou production de la vie inclut tout travail servant à la création, à la perpétuation et à l’entretien direct de la vie sur Terre et qui n’a pas d’autre objectif que lui-même. C’est pourquoi la production de subsistance s’oppose à la production de marchandises et de plus-value. La production de subsistance aspire à la vie,  [alors que] la production de marchandises [aspire] à l’argent qui « produit » toujours plus d’argent, autrement dit à l’accumulation du capital. Dans ce mode de production, la vie est en quelque sorte un effet secondaire, une coïncidence. Typiquement, le système industriel capitaliste dit de chaque chose qu’il veut exploiter gratuitement qu’elle fait partie de la nature, qu’il s’agit d’une ressource naturelle. Le travail domestique des femmes de même que le travail des paysans du tiers-monde, mais aussi la productivité de toute la nature en font partie.

À l’origine, nous avions introduit le concept de subsistance non seulement pour pouvoir expliquer l’exploitation du travail non payé des femmes sous le capitalisme, mais aussi pour trouver un moyen de sortir de l’impasse de la société industrielle avec ses modèles de production et de consommation écologiquement insoutenables. Il y a vingt ans déjà, nous avions vu que l’utopie du socialisme scientifique (qui présuppose le niveau de développement le plus élevé des forces productives comme condition préalable au renversement du capitalisme) était basée sur le même modèle de développement que le capitalisme.

Le concept de subsistance ne doit pas être réduit aux connotations négatives qu’on lui donne souvent. Au contraire, comme l’a montré Erika Märke, il exprime « l’attitude liée à l’indépendance » et « une existence qu’on doit à ses propres efforts ». Märke énumère trois caractéristiques de la subsistance : 1) l’indépendance, au sens d’autonomie ; 2) l’autosuffisance au sens d’absence d’expansionnisme ; 3) l’autonomie dans le domaine culturel. »

Maria Mies, Veronika Bennholdt, La subsistance, une perspective écoféministe (1999, 2022) La lenteur.

3.2 Trajectoires décroissantes

Il reste une dernière difficulté politique à affronter, et pas des moindres. Pas de problème pour qu’une perspective soit nécessaire pour orienter un projet politique. Et ici, cette perspective de « sortie de l’industrialisation » est celle de la subsistance. Mais une perspective est-elle suffisante ? Non, parce qu’elle est attirante mais qu’elle n’est pas propulsive.

a)     Qu’une perspective soit désirable pour nous n’est pas politiquement suffisant

Pire, si elle le croit, elle constitue même un « écran »19 à une véritable sortie du monde de la croissance :

  • Je fais ici allusion directe aux fables portées par les défenseurs acritiques des « alternatives concrètes ».
    • D’abord, en quoi sont-elles plus « concrètes » que n’importe quel égoïsme, n’importe quelle compétition ?
    • Et puis si « concret » est le contraire de « abstrait » alors ces expérimentations sont peut-être plus abstraites que concrètes. Car en français, « abstraire », c’est « extraire », c’est « se séparer de », et en particulier, ce qui est abstrait, c’est ce qui est séparé du tout dont il n’est qu’une partie. L’entre-soi de ces alternatives, souvent renforcé par une revendication sinon de « sécession », au moins de faire « oasis » ou « archipel », les met au péril de devenir des « communautés terribles (Tiqqun 2).
  • Surtout, ce n’est pas tant la perspective de ces alternatives qui inquiète que sa traduction en un scénario, connu sous le nom d’essaimage.
    • La « révolution sur 15 km² » ironisait déjà Marx.
    • Il ne faut pas beaucoup de recherches historiques20 pour s’apercevoir que l’histoire de l’essaimage est d’abord celle de ses échecs : au 19e siècle les vagues du socialisme utopique puis des communautés intentionnelles peu ou prou « communistes » ; au 20e siècle, la vague post-68 et au 21e celle des « alternatives » pour Demain.L’ennui, ce ne sont pas les échecs mais le refus d’en tirer des leçons. Et quiconque s’est déjà investi dans une alternative concrète en essayant de partir des leçons de ces échecs s’est rapidement fait remettre à sa place à coups de « mais la prochaine fois, avec nous, ça marchera » et de « assez de blabla, faut y aller maintenant »… C’est précisément la pratique amère de ces expérimentations qui me fait écrire maintenant que c’est de politique dont nous avons besoin et en ajoutant que c’est de théorie et d’histoire dont la politique a aussi besoin.
  • Le scénario bucolique de l’essaimage repose sur la séquence suivante : prise de conscience → expérimentation minoritaire → préfiguration et exemplarité → essaimage → masse critique → bifurcation21.

Mais, conformément à la position critique de ne pas en rester aux échecs, il faut se demander : même si ces expérimentations étaient des réussites, échapperaient-elles à toute critique ?

Non. Parce qu’une « alternative » et même une « perspective » n’est attirante que pour ceux qui désirent déjà les valeurs et les jugements portés par cette perspective. Et cela est valable pour toute perspective, qu’on la nomme décroissance, objection de croissance ou subsistance.

Autrement dit, qu’une « alternative » soit faisable et désirable n’est une mobilisation que pour celles et ceux qui sont déjà en chemin orienté par une perspective critique. Et pour les autres, on fait comment ? Pour les autres, c’est-à-dire ceux qui, n’ayant pas les mêmes jugements ni les mêmes valeurs, n’estiment pas désirables la perspective qui, nous, nous fait rêver…

Et c’est cela qui fait de la question d’une sortie de l’industrialisation une question politique : c’est la question de son acceptabilité. Nihil de nobis, sine nobis : « Rien sur nous sans nous ! ».

  • Rappelons la phrase attribuée à Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi ».
  • Rappelons aussi que le moment le plus délicat d’une activité de soin22 est celui du care receiving.

Comment répondre à cette objection politique ?

b)    S’inspirer de trajectoires faisables

Comme on ne peut partir d’un monde qu’à partir de lui – autrement dit, ne jamais réduire une « transition » à un « claquement de doigts » – il faut déjà s’assurer de la faisabilité. Et pour cela se tourner vers des modèles « inspirants », qu’ils soient des mises en pratique ou même des considérations plus théoriques.

  • L’artisanat monastique : référence ici à un reportage sur l’abbaye cistercienne de la Coudre23. Pourquoi cet exemple est-il inspirant ? Parce qu’il montre qu’il n’y a d’autolimitation que s’il y a une perspective, et une perspective de sens (de la vie individuelle, de la vie sociale, de la vie) qui est bien autre chose que la pauvre course d’un désir à un autre (Hobbessession).
  • Les matrices du chercheur canadien Luc Audebrant (article à paraître) pour repérer toutes les chemins possibles pour passer d’une entreprise à profit, basée sur la compétition et avec soutenabilité faible à une entreprise à mission, en coopération avec les autres entreprises, et avec soutenabilité forte.
  • Les propositions du regretté Jean Monestier24 : diverses mesures d’encadrement de l’industrie, action incontournable pour sortir de l’industrialisme au niveau de l’offre, et mettre fin à la dictature des producteurs → l’affichage de l’énergie grise, la réparabilité, le suivi des pièces détachées, la compatibilité, la modularité des produits industriels.
  • L’Atelier Paysan dont les trois piliers sont l’éducation populaire, le rapport de force et la création d’alternatives.
  • Pour des machines simples, contre notre ultra-dépendance à la « méga-machine », Bertrand Louart25 prône la réappropriation des arts et des métiers.
c)     Mobiliser des trajectoires par des matrices décroissantes

Pour ne pas se raconter que ce que nous nous jugeons désirables devrait l’être pour tout le monde, il nous faut regarder nos perspectives du point de vue de ceux qui nous désapprouvent et essayer de revoir nos analyses d’un point de vue que, eux, ils approuvent.

Notre question la plus générale est : comment sortir, pas seulement de l’industrialisme, mais de la croissance, de son monde et de son régime ?

Et donc se demander quels sont les attentes de celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec nous : ils attendent tout simplement des solutions à des « problèmes », à « leurs » problèmes. Or nous avons vu que l’industrialisation – d’une façon très générale, la croissance – est précisément non pas « une » solution mais une « matrice » de solutions. S’ils sont favorables à la croissance, c’est d’abord parce que la croissance est une formidable matrice de solutions ← ce que s’interdisent de voir tous ceux qui croient que l’on va faire venir à la décroissance en présentant la croissance comme un problème. Certes, pour nous les décroissants, la croissance est un problème mais pas pour ceux qui ne sont pas déjà décroissants.

Et voilà le défi du comment : sommes-nous en capacité de proposer des « matrices » qui poussent à adhérer à nos perspectives ?

Remarque : une « matrice » n’a pas besoin d’être très compliquée. Il en suffit peut-être même d’une seule. J’en veux pour preuve la victoire culturelle que l’extrême-droite en France (mais aussi ailleurs) remporte sans coup férir. Personne ne peut croire qu’elle découle de la robustesse de ses propositions ou de la solidité de ses figures (c’est pourquoi, ils peuvent sans cesse retourner leur veste, ou choisir comme candidat une image vide de sens) ; non, elle découle de leur appui à une seule matrice, celle de l’immigration26.

Alors, quelles matrices pour le trajet de décroissance ?

Je termine en renvoyant à ma précédente intervention (à Paris, début avril) qui, en partant de 3 objectifs – réduire, ralentir et conserver – débouchait  sur 3 matrices : la double autolimitation par plancher-plafond, la part, le lieu27. Ci-dessous, une vidéo de la partie de mon intervention qui présente les 2 premières matrices.

Je donne juste un exemple pour chacune :

  1. Plancher-plafond & technique : zone de convivialité entre le plancher de la pénibilité et le plafond de la contre-productivité.
  2. Part & travail = rotation des activités sur une unité de production.
  3. Lieu & production = relocalisation.

Dans les 3 cas, il y a la même volonté politique de penser la société à partir du commun, et pas à partir de l’individu. Je ne nie pas l’existence de l’individu ni de libertés individuelles ; je refuse juste que l’individu soit le départ de la société. Non, un individu, ce n’est pas un départ (quoi que lui susurre son nombril), c’est une partie d’un tout auquel il appartient et auquel il peut participer. Le point de départ, c’est le commun. Et dans une société, chacun.e a droit à une part du commun.

Voilà pourquoi je remercie l’assistance de m’avoir donné l’opportunité de lui rendre une part des lectures et des discussions qui nourrissent ma réflexion.

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Les notes et références
  1. Je fais référence ici à mon Politique(s) de la décroissance (2013, éditions Utopia) et ce que j’avais appelé les « trois pieds » politiques de la décroissance. A l’époque je croyais présenter un équilibre entre ces trois pieds. Mais en réalité, cet équilibre est une fiction au désavantage du pied de la théorie, de l’idéologie.
  2. Dans ma dernière intervention, à L’Académie du Climat (Paris, avril 2024), j’avais consacré le début de ma troisième partie à expliquer en quoi cette injonction au concret est un dispositif essentiel du régime politique de croissance, qui consiste essentiellement à inférioriser et à invisibiliser toute activité dite « intellectuelle ». Ce primat du concret n’est qu’une facette de l’hégémonie que la technique et sa valeur suprême de l’efficacité exerce même chez ceux qui prétendent les critiquer.
  3. Virginie Maris, La part sauvage du monde (2018), Seuil, p.194.
  4. « L’antiproductivisme, un déni pour la gauche », Moins !, novembre 2016. https://decroissances.ouvaton.org/2016/11/23/lantiproductivisme-un-deni-pour-la-gauche/
  5. Dany-Robert Dufour, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS, Consommer, donner, s’adonner, 44|2014, 27-45.
  6. Paul Ariès, « La gauche productiviste, c’est le stalinisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 130 | 2016, URL : http://journals.openedition.org/chrhc/4926
  7. SEILLER Pauline, SILVERA Rachel, « Sales boulots », Travail, genre et sociétés, 2020/1 (n° 43), p. 25-30. DOI : 10.3917/tgs.043.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2020-1-page-25.htm
  8. Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »
  9. https://www.ipbes.net/
  10. Pour une recension de son Towards a society of Degrowth (2020, Routledge) : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/24/jai-lu-towards-a-society-of-degrowth-donofrio-romano/
  11. Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes décrit un combat entre son « ego » et le « malin génie » et pour cela chacun pourra remarquer qu’il utilise un vocabulaire lourd de sens : d’un côté, son « entreprise », de l’autre une « industrie ».
  12. Réduire une critique aux effets, c’est porter ce qu’on appelle une critique fonctionnelle, par les contradictions. Et c’est ainsi que beaucoup d’anticapitalistes dénoncent les contradictions internes du capitalisme. En restant aveugles aux succès du capitalisme, dans la prophétie répétée des prochaines contradictions, ils tronquent leur critique. Mais il est vrai qu’une critique qui ne serait pas tronquée risquerait de leur faire prendre conscience d’un même fond industrialiste.
  13. https://bibliothequefahrenheit.blogspot.com/2019/07/le-totalitarisme-industrie.html#more
  14. Sciences Humaines, Grands dossiers n°74 (Géopolitique), p.75.
  15. Pour une recension sur le site de la MCD de son livre Vivre avec les animaux (2011) : https://ladecroissance.xyz/2021/06/24/vivre-avec-les-animaux-une-utopie-pour-le-xxieme-siecle/
  16. Il est pourtant aujourd’hui très populaire parmi les « alternatives » d’en appeler à changer les imaginaires ; ce qui revient toujours à en appeler à une sorte de révélation ou d’illumination. Il y a une autre variante pour expliquer un changement d’imaginaire : ce serait l’éducation. Ces deux variantes doivent être prises avec beaucoup de précaution car si, pour changer de société, il faut d’abord changer les hommes, on ne doit pas être loin de l’autoritarisme, et si cet autoritarisme est bienveillant, cela s’appelle le despotisme.
  17. https://reporterre.net/Qui-sont-les-Shifters-ces-ingenieurs-biberonnes-a-Jean-Marc-Jancovici
  18. Pour une présentation de ses travaux : https://ladecroissance.xyz/2020/11/25/alexandre-chayanov/
  19. Je prends ici ce terme dans son double sens. L’écran est un barrage et il est aussi un spectacle.
  20. Un formidable inventaire : https://fr.wikipedia.org/wiki/Socialisme_utopique
  21. Pour une critique nourrie de ce scénario, je ne peux que renvoyer à de multiples articles sur mon blog : https://decroissances.ouvaton.org/?s=essaimage&submit=Search
  22. TRONTO Joan C, « Du care », Revue du MAUSS, 2008/2 (n° 32), p. 243-265. DOI : 10.3917/rdm.032.0243. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2008-2-page-243.htm
  23. Pour le lire : https://ladecroissance.xyz/wp-content/uploads/2023/12/A-lombre-des-monasteres-une-economie-si-moderne.pdf
  24. Entropia n°2, 2007, https://entropia-la-revue.org/spip.php?article177
  25. Entretien avec Nicolas Caseaux : https://www.partage-le.com/2020/05/13/bertrand-louart-a-ecouter-certains-ecolos-on-a-en-effet-limpression-que-les-machines-nous-tombent-du-ciel/. On peut lire aussi la querelle avec Sandrine Aumercier : http://www.palim-psao.fr/2022/07/reponse-de-sandrine-aumercier-a-bertrand-louart-a-propos-de-le-mur-energetique-du-capital.html → « Votre défense d´un outil simple et robuste nécessitant une sorte d´industrie de proximité me semble faire l´impasse sur l´intégralité de l´infrastructure et le problème sous-jacent et insoluble de l´énergie. Il ne faudrait pas trop idéaliser notre propre activité, sous le capitalisme tout est contaminé ! ». « Vous contournez cette objection en vous accrochant à votre outil convivial, mais je ne crois pas que ce soit tenable sans une bonne dose de subjectivisme égocentrique, qui fonctionne sur le principe : « Parce que moi je suis raisonnable et je connais les bonnes limites, tout le monde n´a qu´à être comme moi et tout ira bien. » Je ne vois pas ce qui permet de penser qu´on est plus raisonnable et éclairé que la moyenne ni que tout le monde doit suivre le même raisonnement que soi. En tout cas, je fais tous les jours l´expérience du contraire. Personne n´est capable de dire, une fois le doigt mis dans l´engrenage industriel et capitaliste, où doit se situer la « bonne limite ». Il y aura toujours quelqu´un pour dire que si on a déjà cette petite machine, là, il nous faut aussi cette autre petite machine, qui est très utile aussi, etc. »
  26. Vient tout juste de sortir sur ce sujet un livre explicite : Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (2024), Seuil.
  27. A l’Académie du Climat (Paris), le 2 avril 2024 : https://decroissances.ouvaton.org/2024/05/04/decroitre-ou-subir-la-croissance-reduire-ralentir-conserver-paris-le-2-avril/

18.05.2024 à 13:14

La part radicale de la décroissance politique

Michel Lepesant

Pourquoi ne pas se demander ce que serait la zone 5 d’une philosophie politique décroissante inspirée par la permaculture ? Je rappelle que l’un des principes de la permaculture est son zonage, c’est-à-dire le découpage à partir du lieu d’habitation de 5 zones : de la zone 1 (le potager, la serre, le compost…) à la zone 5, celle de la « vie sauvage » (taillis, bois, forêt, marécage…). Pourquoi laisser une « part sauvage » ?
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Pourquoi ne pas se demander ce que serait la zone 5 d’une philosophie politique décroissante inspirée par la permaculture ?

Je rappelle que l’un des principes de la permaculture est son zonage, c’est-à-dire le découpage à partir du lieu d’habitation de 5 zones : de la zone 1 (le potager, la serre, le compost…) à la zone 5, celle de la « vie sauvage » (taillis, bois, forêt, marécage…).

Pourquoi laisser une « part sauvage » ?

Bien sûr pour des raisons écologiques, énergétiques mais d’abord pour une « raison stratégique ». Et c’est ce qu’écrit explicitement Virginie Maris dans son livre de 2018, La part sauvage du monde (au Seuil) :

« les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement » (p.194).

D’où mon hypothèse de relocaliser certaines analyses de la décroissance politique dans une zone 5, celle de la part radicale de la politique :

  • qui serait une zone de protection pour celui des trois pieds qui est le plus malmené, sinon maltraité : ni le pied du faire (les alternatives concrètes), ni le pied de l’agir (celui des luttes et des votes), mais celui de la théorie, des concepts ;
  • qui serait une mise à distance tant des versions bucoliques de la décroissance que de ses version punitives ; les deux ne sont-elles pas comme les deux faces de la facilité ?
  • je retrouve là une distinction qui m’a toujours semblé essentielle entre la (fausse) radicalité comme intransigeance et la (difficile) radicalité comme cohérence.

Je laisse chacun poursuivre l’analogie et se demander ce qu’on pourrait trouver dans les zones de 1 à 4. Les « petits gestes » dans la zone 1 ? Dans quelle zone placer les scénarios de l’essaimage ?

04.05.2024 à 23:07

Décroître ou subir la croissance : réduire, ralentir, conserver. Paris, le 2 avril

Michel Lepesant

Dans les sociétés libérales modernes, à cause du primat accordé à la liberté individuelle sur d’autres formes possibles de liberté (sociale, civique), la question de la vie bonne est devenue une question (de propriété)  privée : non seulement c’est à chacun de devenir l’entrepreneur de sa propre vie, mais cet entrepreneur
Texte intégral (19425 mots)

Dans les sociétés libérales modernes, à cause du primat accordé à la liberté individuelle sur d’autres formes possibles de liberté (sociale, civique), la question de la vie bonne est devenue une question (de propriété)  privée : non seulement c’est à chacun de devenir l’entrepreneur de sa propre vie, mais cet entrepreneur portera seul la responsabilité – et le mérite – de sa réussite (ou de son échec).

A partir du moment où a) l’on voit dans la croissance plus qu’une domination économique (et donc sociale), plus qu’une hégémonie culturelle mais aussi une aliénation politique et b) qu’on en déduit qu’il faut définir la décroissance comme l’opposition politique à la croissance alors c) se repose la question de la vie bonne comme une question politique, c’est-à-dire comme une question qui va renvoyer à des normes, à des institutions, à des dispositifs, bref à du commun.

*

L’objectif de l’intervention est de présenter une conception cohérente de la décroissance dont le nom est aujourd’hui plus souvent employé pour dénigrer que pour discuter.

L’enjeu de cette intervention sera donc de refaire de la question de la vie bonne (= de la vie sensée) une question politique : sans prétendre faire le bonheur des gens malgré eux, réarmer institutionnellement et conceptuellement le débat public pour que la question du sens de la vie ne soit plus privatisée par les individus mais redevienne un objectif (du) commun. Ce qui reviendra à dénoncer les effets illibéraux du néolibéralisme : et à construire la décroissance comme un antilibéralisme.

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Mais avant d’en venir à expliquer en quoi « réduire, ralentir et conserver » permettrait d’éviter de « subir la croissance », il va falloir A) poser quelques éléments de définition sur la décroissance et B) caractériser la croissance et son régime.

C’est dans le troisième moment qu’en tant que « militant-explorateur » j’esquisserai ce qui me semble l’apport le plus « novateur » de cette intervention : au moment de passer à la dimension programmatique, ne pas céder à l’injonction de faire des « propositions » mais esquisser des « matrices de solutions », et s’apercevoir que ce sont des normes, et même des « normes du commun ».

La façon la plus simple pour contrer le cliché du « terme mal choisi » n’est-elle pas de commencer par une définition la plus directe possible de la décroissance ? Dans ce cas, la définition est : la décroissance est le contraire de la croissance.

Le grand avantage de cette définition c’est qu’elle anticipe la suite de la discussion en faisant porter l’effort de réflexion non plus sur le préfixe (le « -dé ») mais sur le radical (« croissance »).

Sans verser dans la parano, on peut quand même suggérer que toutes ces réticences qui s’arrêtent au préfixe parce qu’il serait « négatif » ne sont peut-être que des stratagèmes pour retarder, sinon éviter, la discussion sur le radical[1]. Venons-en alors à lui : qu’est-ce donc que cette « croissance » dont la « décroissance » est le contraire ?

Travail de définition, étape 1 : la croissance est l’augmentation de la production et de la consommation.
  • C’est la définition de la croissance mesurée par cet indicateur économique qu’est le PIB. Dans ce cas, la croissance c’est celle de la « richesse d’une nation ».
  • On peut étendre cette définition économique en amont de la production, par l’extraction, et en aval de la consommation, par l’excrétion (les déchets).
  • On peut croiser cette définition économique avec la question socio-économique de la justice : quelle répartition, quelle distribution de la richesse, quel revenu ? Ce moment de la distribution ne se résume pas à articuler socialement le passage de la richesse produite à sa consommation ; en amont de ce moment, il y a déjà la question de l’accumulation des richesses précédemment distribuées (accumulation primitive, inégalités de revenus qui deviennent des inégalités de patrimoines, question de l’héritage…) : en aval de ce moment peut se poser la question de la réparation, quand on en vient à se demander si l’égalité se réduit à l’équité c’est-à-dire à l’égalité des chances et à la validation procédurale des résultats ou bien si l’égalité n’est pas ex ante une procédure (dont le modèle canonique est celui de la compétition, de la concurrence, du marché « libre et non faussé ») mais ex post et dans ce cas, la question de la justice attendra une réponse plus substantielle que procédurale.
  • On peut approfondir cette définition économique en voyant les flux économiques comme les effets de flux matériels et énergétiques[2].
Pourquoi ne peut-on pas en rester à cette première étape ?
  • Parce la croissance est bien davantage qu’un simple phénomène économique.
  • On le voit particulièrement quand il s’agit de définir la décroissance par rapport à la récession. La plupart des auteurs décroissants refusent de définir la décroissance comme une espèce de récession :
    • On comprend leur intention, et elle est louable : ils ne veulent pas réduire la croissance au seul domaine économique. D’où leurs argumentations maladroites pour évoquer des « objectifs » et des « contextes » qui justifierait de dire que la décroissance n’est pas une récession. Mais les définitions sont têtues : si une diminution du PIB pendant au moins deux trimestres consécutifs est une récession, alors a fortiori une diminution plus longue de la production et de la consommation sera une récession. A moins de croire, et de montrer, que la décroissance se fera sans réduction de la production et de la consommation ou bien que cette réduction n’excédera pas deux trimestres : mais alors est-on bien en train de parler de décroissance ?
    • Pour garder cette bonne intention tout en s’immunisant de commettre ce genre de malentendu qui enferme d’emblée la décroissance dans une rupture avec le bon sens de gens que l’on prétend quand même convaincre, il aurait suffit d’affirmer : que la décroissance soit une espèce de récession (avec ses différences spécifiques) ne veut dire ni que la décroissance n’est qu’une récession, ni que toute récession est de la décroissance[3].
  • Pourquoi est-il erroné de ne voir dans la décroissance qu’un phénomène économique ?
    • Parce que si c’était le cas, alors la baisse du PIB pourrait être un objectif (économique) de la décroissance. Ce qui n’est pas le cas : « Que la baisse du PIB puisse indiquer une décroissance, c’est une chose ; que l’on fasse de cette baisse un objectif, c’est autre chose ; à discuter » (note 2, p.32-33 du livre de la MCD, La décroissance et ses déclinaisons, Utopia, 2022). Il faut l’écrire clairement : la baisse du PIB ne doit pas être considérée comme un « levier politique » mais seulement comme le « résultat »[4] de politiques de décroissance (dans ce cas, le PIB reste un indicateur).
    • Parce que, quand une économie devient une économie de croissance, alors la société dont elle constitue l’économie ne devient pas une société avec une économie de croissance, mais elle devient une « société de croissance » (Serge Latouche). Dans ce cas, ce n’est plus l’économie qui s’encastre dans la société, c’est la société qui est encastrée (embedded) dans l’économie (Karl Polanyi).
Travail de définition, étape 2

Si la croissance est plus qu’une économie, il faut donc élargir sa définition. Ce qui va conduire à élargir notre critique en ajoutant à la critique socio-économique une critique culturelle[5].

Pas plus qu’il n’est ni cohérent ni réaliste de réduire la croissance à la croissance économique, il ne faut donc pas restreindre la décroissance à la seule réduction de la production et de la consommation. Pourquoi ? De la même façon que toute récession n’est pas la décroissance, toute « réduction de la production et de la consommation » n’est pas non plus de la décroissance : c’est pourquoi même les plus fervents contempteurs de la décroissance comme récession ajoutent à la réduction (économique) toute une série de caractéristiques.

C’est particulièrement net si l’on procède à un inventaire systématique des définitions de la décroissance et qu’on en retire les éléments les plus populaires de la littérature académique. On obtient alors une définition analytique telle que : la décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être[6].

Toute la question est maintenant de savoir si les caractéristiques (2) à (5) permettent à la partie (1) de la définition de sortir d’une conception seulement économique de la décroissance :

  • En tout cas, l’intention y est et elle se concrétise par un renvoi explicite à des valeurs : (2) la responsabilité écologique, (3) la conviction démocratique, (4) l’exigence de justice et (5) l’objectif de bien-être.
  • Mais si nous faisons retour vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs : (2) par la croissance verte ou le développement durable, (3) par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique, (4) par une théorie procédurale de la justice et (5) par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.

La croissance mérite effectivement mieux qu’une simple critique économique et il est tout à fait pertinent d’étendre la critique décroissante en s’adjoignant une critique culturelle : parce que la croissance est bien un « paradigme », c’est-à-dire un faisceau de récits, de valeurs, de normes, de modes de vie, d’attachements qui formatent nos manières de nous représenter le monde, nos vies, qui colonisent nos imaginaires.

Mais force est de constater que les partisans de la croissance peuvent parfaitement juger injustifiée la prétention des partisans de la décroissance à se réserver les valeurs qui sont précisément mises en avant au moment de voir dans la croissance plus qu’un phénomène économique mais une colonisation de nos représentations.

Autrement dit, l’opposition entre croissance et décroissance peut-elle échapper au dialogue de sourds, c’est-à-dire au renvoi dos à dos des intentions et au face à face des seuls moyens ?

Heureusement la décroissance ne peut pas en rester à cette deuxième étape.
  • Parce que la critique de la croissance par ses valeurs n’est pas suffisante pour provoquer la mobilisation politique dont l’effet sera l’entrée dans un trajet de décroissance.
  • Pourquoi est-ce que cette critique par les valeurs n’est pas suffisante pour mobiliser ? Parce qu’elle en reste à une critique normative (par les valeurs), ce qui est déjà mieux que la critique traditionnelle (marxiste) du capitalisme (qui est une critique fonctionnelle par les contradictions internes, qu’elles soient économiques, matérielles ou énergétiques), sans s’apercevoir que ces valeurs ne permettent pas de tracer une démarcation claire entre croissance et décroissance (ce qui explique pourquoi certains décroissants en reste à ne défendre qu’une décroissance sélective).
  • Pourquoi même une critique normative n’est pas suffisante ? Parce ce qu’elle reste conforme à la caractéristique principale et décisive de la modernité, sans s’apercevoir que c’est exactement cette caractéristique dont la croissance – prise dans toute son extension – est l’effet.
  • Quelle est cette caractéristique principale de la modernité dont la croissance est l’effet ? C’est d’être une forme (institutionnelle) dans lequel les valeurs sont neutralisées par un régime (politique) d’équivalence généralisée.
  • La forme la plus visible de cette équivalence généralisée est le marché dont le vecteur de circulation est l’argent : ce qui se compte, ce qui n’a pas d’odeur, ce qui est à lui-même son propre objectif.
Travail de définition, étape 3

La croissance est un régime politique et la décroissance est son opposition politique.

Quel est le reproche commun que l’on peut adresser aux deux précédentes étapes ? C’est de ne pas assumer une définition assez politique de la décroissance faute de répondre à la question historique principale : mais pourquoi la croissance ? D’où vient son succès, son hégémonie, son emprise ?

Dans la décroissance mainsteam, quand on demande quelle est la confusion dont il faudrait libérer la décroissance, la réponse la plus répétée est celle de la récession. Non seulement, nous ne validons pas cette réponse mais nous lui reprochons principalement de prendre la place de ce qui devrait être la (bonne) réponse : l’anticapitalisme.

  • Pas question de nier la proximité idéologique entre partisans de la croissance et partisans du capitalisme : il y a dans l’accumulation capitaliste une parfaite déclinaison de l’illimitisme propre à la croissance.
  • Mais pas question de tomber dans cette facilité qui consiste à renvoyer toute critique politique portée par la décroissance à la seule critique du capitalisme. Comme si toute la critique politique de la décroissance pouvait se résumer à l’anticapitalisme.
    • Parce que l’histoire économique du capitalisme ne se réduit pas aux temps modernes et à la domination occidentale. Alors que le paradigme de la croissance est un paradigme moderne.
    • Parce qu’historiquement la croissance a assuré son hégémonie au travers d’une compétition qui a opposé, à la suite de la seconde guerre mondiale, le camp capitaliste au camp de l’anticapitalisme.

Même si l’hégémonie de la croissance est corrélée à une nouvelle phase du capitalisme, il est réducteur de ne pas voir en quoi la croissance diffère du capitalisme, et donc en quoi la décroissance diffère de l’anticapitalisme [7]. Que la décroissance soit anticapitaliste ne permet pas de dire qu’elle s’y réduit ni que tout anticapitaliste est décroissant.

Nous atteignons là ce qu’Hartmut Rosa nomme une

« serious question: Is modern society, then, equivalent to capitalist society? Do I simply mean “capitalism” when I refer to the basic structure of modern society? The answer is : capitalism is a central motor, but dynamic stabilization extends well beyond the economic sphere”.

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

C’est ce qu’il nous faut voir maintenant : en quoi une définition politique de la décroissance comme opposition (politique) à un régime (politique) de croissance est la condition pour refaire de la question de la vie bonne une question politique : pour repousser la critique anticapitaliste au-delà de la critique sociale, au-delà de la critique culturelle et pour cela nous lirons et nous référerons au sociologue Hartmut Rosa, parce qu’il fournit des éléments pour aller au-delà de la critique sociale, au-delà de la critique culturelle.

Ce qui nous permettra ensuite d’aborder la question du comment, c’est-à-dire la décroissance comme trajet, comme faisceau de trajectoires. Ce qui reviendra à défendre une définition systémique et non pas systématique. Une définition est systématique par sa fabrication : on fait l’inventaire de toutes les définitions, on mesure les différentes occurrences et on aboutit à une définition qui juxtapose les éléments les plus populaires de la littérature académique sur la décroissance.

Une définition est systémique quand on la juge non pas par rapport à sa conformité à un idéal posé mais par rapport à sa capacité politique à produire des effets et des situations propices à favoriser des trajectoires de décroissance → non pas des propositions mais des matrices de solutions.

En quoi peut bien consister cette critique politique, surtout si elle se situe au-delà des critiques sociales et culturelles ?

De la façon la plus générale, cette critique est « contre-croissance » : au sens où elle chapeaute l’objection de croissance (le rejet), la décroissance (comme trajet) et la post-croissance (le projet).

Nous voudrions montrer que seule cette critique politique, c’est-à-dire celle qui voit dans la croissance un « régime » dont l’emprise s’exerce par une « forme » que l’on peut qualifier de libérale (ou néolibérale), ou d’horizontaliste, ou de neutraliste, permet de s’attaquer au verrou qui empêche de poser de façon politique la question de la vie bonne, de la vie sensée[9]. Pourquoi ? Parce que le « régime de croissance » est exactement ce dispositif dont l’objectif est de refuser de faire de cette question de la vie bonne une question politique.

Le régime de croissance est un dispositif de neutralisation politique de cette question :

  1. En caricaturant le sens-signification en sens-direction.
  2. En restreignant la question politique à la fourniture des conditions du bonheur mais sans intervenir dans les conceptions privées.
  3. En maintenant son statu quo socio-économique et institutionnel par une triple injonction à la croissance, à l’innovation et à l’accélération (Hartmut Rosa).
1. La croissance n’a pas de sens (de signification), elle n’a qu’une direction

Elle a une direction mais cette direction n’est pas une signification : une vie dirigée par la croissance n’est pas une vie sensée ; c’est juste une vie vécue dans l’augmentation pour l’augmentation ; c’est une vie dans laquelle l’avenir n’est que l’augmentation d’une quantité de vie, d’une vie quantifiée.

  • La croissance donne une direction et prétend que c’est suffisant pour donner une signification : comme si le « plus » pouvait donner une signification : le plus est de l’ordre de l’avoir (de la quantité) alors que le sens est de l’ordre de l’être (de la qualité).
  • Ce qui fait que la croissance est un paradigme, ce n’est pas parce qu’elle est une augmentation mais c’est parce qu’elle est une augmentation sans autre finalité que d’augmenter, elle est une augmentation en roue libre. Elle est une compétition dont la ligne de départ est injuste et la ligne d’arrivée toujours repoussée.
  • Quelle est l’historicité d’une telle direction ? Chacun peut facilement comprendre que dans un tel régime, l’avenir n’est que du présent augmenté : demain, c’est comme maintenant mais avec du plus, du plus vite, du plus neuf. Ce qui permet de comprendre que l’on peut présenter ce monde de la croissance comme un monde soit où tout change, soit où rien ne change ; par exemple, toujours des voitures ou des avions, de plus en plus, mais pas les mêmes…
  • C’est ce que Jérôme Baschet[10] nomme le présentisme.
    • L’apport principal de son livre me semble être la distinction qu’il fait entre « régime d’historicité » et « régime de temporalité ». « En résumé, on propose de référer la notion de régime d’historicité à l’échelle longue du temps de l’histoire, à la manière dont chaque société se pense dans son rapport à son passé, à son présent et son futur, tandis que le régime de temporalité concerne l’échelle courte du temps déployé dans les rythmes du quotidien et de la vie vécue » (page 135).
    • Il peut alors en déduire ce qu’il nomme « présentisme » comme étant à la fois régime d’historicité et régime de temporalité, plus exactement le présentisme est cette époque – la nôtre – pendant laquelle « le régime de temporalité phagocyte le régime d’historicité : « L’avènement du présentisme peut alors être saisi comme le processus par lequel le régime de temporalité qui caractérisait de longue date la modernité renforce son emprise et, finalement, envahit le terrain laissé vacant par la ruine progressive du régime d’historicité… Pour caractériser un processus donné comme inéluctable, ce n’est plus la marche de l’histoire que l’on invoque, mais l’imperturbable avancée du temps horaire. Le temps mesuré et abstrait des horloges a bel et bien cannibalisé le temps historique » (page 170).
    • Autrement dit, alors que le régime moderne d’historicité faisait du présent un temps orienté par le progrès en direction du futur, le régime contemporain du présent produit un présent de plus en plus immédiat (avec de moins en moins de passé retenu et de futur projeté) et soumis à la rationalité de la « densification quantitative (hausse du rapport Q/T) ». C’est dire qu’aujourd’hui, ce n’est plus la fable du Progrès qui donne sens et direction à nos actions, c’est juste la rentabilité obtenue dans les délais les plus infinitésimaux (THF : trading à haute fréquence, le transfert de données d’une place boursière à une autre est de l’ordre de 2 à 5 millisecondes).
2. La société moderne, la croissance et la question du bonheur, le libéralisme

Le régime de croissance est un régime libéral pour lequel le bonheur est devenue a) une satisfaction quantifiable et b) une affaire seulement privée.

a) Si on veut mesurer l’impact du régime de croissance sur nos imaginaires, il faut se rendre compte qu’aujourd’hui même le bonheur et l’amour n’échappent pas à son impératif.

C’est un classique de fin de conférence mais à chaque fois c’est la même déception : après 1h30 d’argumentation pour décrire l’extension sans frein du domaine de la croissance, l’intervention terminée, arrive pourtant la rituelle réticence : « – OK pour la décroissance mais quand même il y a des choses dont il faut souhaiter la croissance. – Ah bon, quoi par exemple ? – Le bonheur, l’amour… ».

Et c’est ainsi que l’objection dont on croyait s’être prémuni en insistant vraiment sur la capacité de la croissance à étendre son hégémonie bien au-delà de l’économie, cette objection selon laquelle la décroissance ne serait valable que si elle est « sélective », resurgit dans sa variante bienveillante : celle du bonheur, de l’amour.

Dans un premier temps, il faut commencer par réfuter cette objection :

  • Mais pourquoi, bon sang, se mettre à quantifier ce qui devrait rester du domaine de la qualité de la vie ? Que peut vouloir dire « plus de bonheur », ou « plus d’amour » ? Plus d’amour entre deux amoureux ou entre les gens ? L’amour, l’amitié, la convivialité… sont de l’ordre de la relation entre les personnes et en tant que relation ces « qualités » échappent à la quantité, parce qu’elles sont de l’ordre de la résonance (voir C.2.).
  • Pour l’amour :
    • Est-ce que nous aimons pour aimer davantage ? Quoi de plus ridicule ou insensé que le fameux « je t’aime plus qu’hier et moins que demain » ! Même l’amour subit l’injonction de « progresser » !
    • Alors que l’amour est sans pourquoi ; nous n’aimons pas pour aimer, mais nous aimons parce que nous aimons.
  • Pour le bonheur :
    • Est-ce que nous sommes heureux pour l’être toujours davantage ? Comment ne pas s’apercevoir que si n’étions heureux aujourd’hui que pour être plus heureux qu’hier et moins que demain, nous ne serions jamais heureux : c’est la remarque de Pascal selon laquelle attendre toujours le bonheur, c’est ne jamais être heureux.
    • Il y a cette référence incontournable pour un décroissant, celle d’Épicure, pour qui le bonheur est un plaisir durable, celui du présent comme… présent, comme cadeau, comme don de la présence : pourquoi attendre l’absence de l’être cher pour prendre conscience que notre plaisir tient à sa seule existence, d’être-là. « Toi donc qui n’est pas maître du lendemain, tu diffères de te réjouir ! Nous consumons notre vie à force d’attendre » (Sentences vaticanes, 14). On peut aller jusqu’à dire que faire tomber le bonheur dans l’escarcelle de la croissance, c’est cultiver l’art de n’être jamais heureux, d’être malheureux.
    • Et puis quelle spiritualité, quelle humanité, n’a pas partagé la définition la plus commune du bonheur comme satisfaction, durable, constante, stable. Ce n’est que depuis les temps modernes que l’on voit cette quantification du bonheur.

b) Le régime de croissance comme régime neutralitaire

Et nous voilà revenu à la première page de l’introduction du livre d’Harmut Rosa, Aliénation et accélération (2012) : « Ainsi, dans ce livre, je veux revenir à la question sans doute la plus importante pour nous autres humains : qu’est-ce qu’une vie bonne – et pourquoi nous fait-elle défaut ? ».

L’une des raisons (politiques) pour laquelle la vie bonne nous fait défaut est due au dispositif (institutionnel) mis en place par ce qu’Onofrio Romano nomme « régime de croissance » : on pourrait aussi le désigner comme régime de la modernité (H. Rosa) et encore plus simplement comme libéralisme.

Historiquement : la croissance économique n’est qu’un des effets de ce régime de croissance.

  • Et c’est pourquoi s’attaquer à la seule croissance économique sans toucher au régime de croissance est une erreur stratégique, donc politique.
  • Ce régime libéral de croissance est corrélé à la modernité. Mais depuis le milieu du 20 siècle, cette corrélation s’est intensifiée : nous sommes dans la modernité tardive, le libéralisme a vaincu idéologiquement comme néolibéralisme.

Qu’est-ce qu’un régime politique libéral ? C’est un régime qui prétend que les institutions doivent rester neutres sur la question de la vie bonne, qui devient ainsi une affaire privée. Ce libéralisme politique est couplé à un libéralisme économique : les institutions doivent être organisées pour favoriser la maximisation des ressources à mettre à disposition des individus pour qu’ils puissent auto-entreprendre leur vie privée. Quand à la vie en société, elle n’est plus que la résultante des interactions individuelles. Ce qui fait société, ce n’est plus alors la mise en place d’un ordre volontaire (qui aurait été démocratiquement anticipé, discuté, délibéré), c’est le réseau interdépendant des actions individuelles dont le modèle « naturel » est le marché (prétendument) autorégulateur.

 « La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité »

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

« En résumé, dans le régime de croissance, un pouvoir a-téléologique public est installé, qui ne se mêle jamais de la question de ce qu’est une vie bonne, parce que la vie sociale doit être considérée comme le résultat involontaire de l’interaction entre les acteurs individuels. Ceux-ci sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre part de vie. La politique a pour seule fonction de préserver, voire de cultiver, la vie « biologique » des citoyens, ainsi que la régulation administrative de leur libre circulation. La  « croissance » n’est donc rien d’autre que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020), Routledge, page 22.

 « Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin.

*

Il y a donc une corrélation très forte entre : individualisme, neutralité institutionnelle du libéralisme et croissance. C’est cette corrélation que l’on peut désigner comme « régime de croissance ».

Toute la question politique pour la décroissance consiste alors à se demander dans quelle mesure sa prétention à sortir de la croissance repose réellement sur une rupture avec le régime de croissance. Il ne faut pas se cacher que quand on en vient à examiner les initiatives qui prétendent préfigurer la post-croissance, et donc emprunter déjà un trajet de décroissance, non seulement la dénonciation du régime de croissance est absente mais, pire, les scénarios et les stratégies de décroissance semblent se conformer au régime de croissance : cela vaut pour les « alternatives concrètes » comme pour les initiatives plus instituées de l’ESS qui semblent particulièrement « envahies par le néolibéralisme, et plus spécifiquement par ses valeurs (la libre concurrence, la rationalité), ses normes (la marchandisation, la profitabilité, la centralité du travail et le surinvestissement de soi dans celui-ci) et ses contraintes (la quantification et la standardisation) »[11].

3. La stabilité dynamique de la société moderne

Le régime de croissance est donc ce dispositif formel qui installe la croissance, pas seulement comme phénomène économique mais aussi comme colonisation culturelle de nos imaginaires. Ce dispositif tient sa stabilité à sa capacité à croître pour croître, c’est ce que le sociologue allemand Hartmut Rosa nomme « stabilisation dynamique » :

Une société est moderne lorsqu’elle opère dans un mode de stabilisation dynamique, c’est-à-dire lorsqu’elle exige systématiquement la croissance, l’innovation et l’accélération afin de maintenir son statu quo socio-économique et institutionnel.

Hartmut Rosa, « Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception », Questions de communication, 31 | 2017.

La croissance n’est pas une valeur ; l’innovation et l’accélération non plus. Ce sont des « moteurs » : ceux qui devront être mis à l’arrêt si un jour nous accédons à un monde post-croissance et que nous devrons apprendre à ne plus mobiliser pendant le trajet de décroissance.

  • Quand il s’agit de croissance économique, la croissance signifie une « augmentation » : le plus, c’est toujours mieux (impératif de progrès, au pire d’accumulation).
  • Quand il s’agit d’innovation technologique, la croissance signifie une « nouveauté » : le nouveau comme rupture permanente (impératif de modernisation, au pire de disruption).
  • Quand il s’agit d’accélération sociale, la croissance signifie un « avancement » : le mouvement pour le mouvement (impératif d’adaptation, au pire d’agitation).

Ces trois moteurs ne sont pas indépendants, ils ont leurs courroies de transmission ; au point qu’au fil des livres et des articles d’Hartmut Rosa, c’est quelquefois l’innovation qui est qualifiée de « sociale » et l’accélération de « technique ». C’est d’abord parce que l’accélération technique est l’une des formes de l’accélération sociale. C’est ce qu’il montrait déjà dans ses livres (2010, 2012) consacrés à l’accélération, quand il distinguait plusieurs types :

  1. L’accélération technique : c’est ainsi que « le temps est de plus en plus conçu comme un élément de compression ou même d’annihilation de l’espace ». Vitesse des communications, des trajets, du traitement des data… Mais attention, Hartmut Rosa a la prudence de ne pas faire de cette accélération technique la cause de l’accélération sociale mais plutôt une « réponse au problème croissant du manque de temps ».
  2. L’accélération du changement social, c’est-à-dire l’accélération de la société elle-même, par « compression du présent » : la vitesse par lesquelles déclinent tant l’espace d’expérience que l’horizon d’attente augmente constamment. On passe du rythme intergénérationnel de la modernité classique au rythme intragénérationnel de la modernité tardive.
  3. L’accélération du rythme de vie : « les acteurs sociaux ressentent qu’ils manquent de temps et qu’ils l’épuisent ». Ce qui est un paradoxe car l’accélération technique devrait rendre abondant le temps. C’est l’« effet rebond » : « les taux de croissance dépassent les taux d’accélération et, par conséquent, le temps devient de plus en plus rare malgré l’accélération technique ».

*

C’est par ces trois moteurs, qui sont des facteurs d’illimitation, que le monde de la croissance exerce son emprise :

  • D’un côté, quant au but, la neutralité institutionnelle, c’est-à-dire l’affichage d’une indifférence ou d’une tolérance à tous les modes de vie. De l’autre côté, quant aux moyens, la promesse affichée de les maximiser : il en faut toujours plus, toujours plus innovant, toujours plus vite.
    • Ces deux affichages sont des leurres. Il y a en réalité une tyrannie des modes de vie (Mark Hunyadi), mais elle se joue plus sur les attentes et les incitations que sur les obligations et les interdictions.
    • La maximisation des moyens prétend respecter la loi du ruissellement. La démocratisation d’un moyen ne joue qu’après que les classes dominantes soient déjà passées à l’étape suivante : la disruption n’est un train de retard que pour les dominés.
  • Cette emprise est totale, et même totalitaire : « L’accélération sociale est devenue une force totalitaire interne à la société moderne et de la société moderne elle-même ». Hartmut Rosa précise ce qu’il entend par pouvoir totalitaire si quatre conditions sont remplies : « a) il oppresse les volontés et les actions des sujets ; b) on ne peut lui échapper, c’est-à-dire qu’il affecte tous les sujets ; c) il est omniprésent, c’est-à-dire que son influence s’étend à tous les aspects de la vie sociale ; et d) il est difficile ou presque impossible de le critiquer ou de le combattre ».
  • C’est parce que cette emprise est totale qu’elle peut s’afficher sur le mode de la liberté[12], c’est-à-dire de la démocratie et non pas de la dictature. Quand l’emprise est totale à ce point, elle n’a même pas besoin de forcer, il suffit d’inciter à s’adapter.

Voilà donc à quoi la décroissance doit s’opposer si elle veut faire de la question de la vie bonne une question politique. C’est ainsi que la décroissance se retrouve au pied du mur politique du « comment ».

Pour s’opposer à la croissance, à l’accélération, à l’innovation : réduire, ralentir, conserver.

Mais comment ?

Marquons une pause : faut-il répondre à cette question du « comment » ? Et si oui, pourquoi ? Et enfin, comment ?

a) Pourquoi ces interrogations comme s’il s’agissait de renâcler au moment de faire des propositions, de passer au concret, de passer à l’acte ?

Parce que l’emprise du régime de croissance ne s’exerce pas seulement par la mise en équivalence généralisée de toutes les argumentations mais aussi par l’injonction de concrétiser des analyses théoriques. Autrement dit, l’injonction au concret, à l’action, est caractéristique de ce régime de croissance dont on veut précisément se débarrasser.

  • Legein est le verbe grec qui désigne l’acte de produire le (sens du) monde par un usage conscient du langage. Teukhein est le verbe grec qui désigne l’acte de produire le (sens du) monde en agissant, en faisant des choses, en se donnant des moyens utiles au bien-être humain, par un usage conscient de la technique.
  • Par rapport à toutes les autres époques, la modernité est celle qui donne à chacun, démocratiquement, la liberté de créer son propre sens : la logique de cette démocratisation du legein c’est la multiplication des visions du monde. Du coup, chacun est certes libre d’exprimer son opinion mais plus personne ne doit être en position de l’imposer aux autres (c’est le prix horizontaliste à payer pour l’horizontalité moderne).
  • La mise en œuvre d’une vision politique commune est alors formellement empêchée par la liberté individuelle de définir et de poursuivre sa propre idée du bien. Et voilà comment la parcellisation du legein devient un verrou pour une conception commune, collective, de la liberté.
  • Concrètement, le régime de croissance et sa forme neutralitaire sont mis en place pour éviter le conflit des visions individuelles : car si une vision individuelle qui implique l’ensemble de la vie commune était mise en œuvre, cela se ferait en suscitant l’opposition des autres visions. Le régime neutralitaire de croissance est donc le modus vivendi pour que toutes ces visions individuelles puissent s’exprimer mais sans que jamais la liberté de l’un n’empiète sur la liberté de l’autre. Du coup, les questions collectives, les conceptions communes, sont comme désamorcées, elles ne peuvent prétendre être mises collectivement en œuvre.
  • Et c’est ainsi que la modernité qui naît de la libération du legein en vient à promouvoir son déclin ; au profit du teukhein.
    • D’abord parce que la modernité est aussi la mise en place de l’ambition prométhéenne de faire : faire le monde, faire l’histoire, faire la révolution.
    • Pour Hannah Arendt, si c’était la quête d’immortalité qui dans l’antiquité formait le socle commun d’une conception commune à la nature et à l’histoire, c’est le concept de « processus » qui caractérise les temps modernes[13], c’est-à-dire l’articulation des moyens en vue d’une fin, avec pour seul critère de jugement, celui de la « réussite ».

« Le mal réside dans la nature du cadre conceptuel moyens-fins qui partout où il est appliqué change immédiatement tout but atteint en moyen d’une fin nouvelle, et, pour ainsi dire, en détruit par là le sens, jusqu’à ce qu’au milieu de l’interrogation utilitaire apparemment sans fin : « A quoi sert… ? », au milieu de la progression apparemment sans fin où le but d’aujourd’hui devient le moyen d’un meilleur lendemain, apparaisse l’unique question à laquelle aucune pensée utilitaire ne peut jamais répondre : « Et quelle est l’utilité de l’utilité ? » comme le formula un jour succinctement Lessing. »

Hannah Arendt, op. cit., p.107-108.

« Puisque le legein ne peut jamais être réalisé, le teukein tire sa légitimité de la force qu’il démontre « sur le terrain », du simple fait qu’une technique fonctionne mieux qu’une autre. Si une technique augmente la capacité des hommes à faire des choses, plus que toute autre, elle doit être acceptée et épousée par tous : parce qu’elle augmente l’autonomie humaine et la possibilité de construire le monde conformément à ses désirs. De facto, teukein remplace legein dans la construction de la vie sociale. »

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020), Routledge, page 23.

Dans le régime de croissance, le neutralisme possède deux faces : celle de la neutralité discursive par laquelle le legein est d’emblée relativisé en « point de vue », en opinion. Celle de la neutralité technique par laquelle le teukhein est d’emblée promu en « concret », en « activité », en « efficacité », en « productivité » : c’est ainsi que la technique est politiquement un dispositif d’évitement de la délibération collective. Et quand ce sont toutes les infrastructures techniques qui encadrent la société, alors cette société s’abandonne à l’ébriété de l’utilité et du commode.

Là où la discussion sans verrou devrait être garante de démocratie, elle est sapée par la capacité du teukhein à trancher une opposition : une sorte d’ordalie moderne dont le legein est d’avance le perdant. Qui lors d’une discussion qui tarde à se résoudre ne s’est pas fait couper la parole au nom d’une intimidation à agir, à passer aux actes, à faire des propositions. « Assez de blabla, assez de paroles, on veut des actes ! ».

Bref, voilà une forte raison pour se demander si nous devons vraiment passer à la question « comment ? ».

b) Comment alors traiter du comment ?

Car il y a, d’un point de vue radicalement décroissant, au moins deux bonnes raisons de s’attaquer au comment ; à condition, évidemment de le faire en pleine conscience des doutes que nous venons de soulever : autrement dit, en ne le justifiant pas parce que ce sera « efficace ». Agir, oui ; efficacement, non.

  1. Au sens strict, la décroissance est juste ce moment, cette parenthèse, cette époque intermédiaire entre croissance et post-croissance. Dans ce sens temporel, la décroissance comme trajet est constituée d’un faisceau de trajectoires. Mais où vont ces trajectoires et aussi, qu’est-ce qui garantit que ces trajectoires vont dans le bon sens ? [Dans un hommage camusien, je me demanderais comment agir sans espoir mais pas sans espérance.]
  2. Agir est toujours une sorte de projection vers l’avenir : pas de trajet sans projet ; sauf à se raconter que c’est en chemin que l’on découvrira la destination, version itinérante du fameux « c’est en forgeant que l’on devient forgeron », dicton favori de tous ceux qui cèdent à l’injonction du faire. Mais il y a différentes façons de se projeter : prévoir, provoquer, (se) préparer. Si l’on veut éviter toute compromission avec une attitude prométhéenne, si l’on ne veut pas réserver la décroissance aux prophètes (qui prétendent prévoir) et aux magiciens (qui prétendent provoquer) alors il ne reste plus qu’à envisager de se préparer : voilà le concret d’un commun cohérent avec la critique radicale du régime de croissance.

c) Pourquoi et comment se mobiliser ?

Dans la conception libérale de la liberté d’expression, le prix à payer pour cette horizontalité est la grande difficulté à construire une conception commune : au mieux, le commun est accepté comme plus petit dénominateur commun d’opinions juxtaposées. Et toute tentative de s’élever au-dessus du simple inventaire des opinions est vite accusé de condescendance.

C’est contre cette conception appauvrie du commun qu’à la Maison commune de la décroissance (MCD) nous défendons une conception radicale de la décroissance : la radicalité ainsi défendue n’est pas l’intransigeance mais la cohérence.

C’est sur ce principe qu’a été fondée la MCD ; et tout particulièrement avec l’idée que le commun de la décroissance pouvait se découvrir et se partager à partir d’un noyau commun.

Cette idée d’un noyau commun repose sur deux principes :

  1. Le premier c’est que ce noyau ne résume pas tout le corpus ; parce que, dans ce dernier, il faut ajouter toute une série d’analyses, de définitions, de concepts qui constituent comme des rayons autour de ce noyau. Surtout, ces « rayons » peuvent être diamétralement opposés, ils peuvent quand même parfaitement converger vers un noyau commun.
  2. Ce noyau commun consiste à répondre aux quatre questions que tout mouvement conscient de lui-même devrait se poser et répondre : quoi, pourquoi, vers quoi, comment ?
    • Quoi ? On attend une définition claire.
    • Pourquoi ? On attend un fondement juste, celui que l’on rencontre quand on est allé au fond de la discussion, ou au fond des choses…
    • Vers quoi ? On attend (au moins) un objectif désirable, c’est-à-dire une direction qui donne sens (signification) à une trajectoire…
    • Comment ? On attend un mobile qui soit acceptable, c’est-à-dire qui soit démocratiquement défendable devant des gens qui ne trouvent a priori la décroissance ni désirable ni faisable…

Le « comment » pose donc la question de l‘acceptabilité politique des analyses et des propositions de la décroissance : comment mobiliser, comment mettre en mouvement sans tomber, nous l’avons vu, dans l’injonction à l’action pour l’action ?

d) Cela fait des années que je reproche à la critique contre le capitalisme et contre la croissance de ne pas vraiment faire « le travail du projet » ; ou plus exactement, ce travail du projet est bancal et il est toujours à la remorque soit des fables de l’essaimage soit des attentes de la convergence des luttes.

Et cela fait des années, que je fais remarquer que l’hégémonie politique du néolibéralisme est la conséquence directe du travail conceptuel qui a été mené par les libéraux pendant le XXe siècle : c’est le livre de Serge Audier, Néo-libéralisme(s) (2012, Grasset) qui décrit parfaitement ce travail de reformulation conceptuelle. Quelles leçons en tirer ? a) D’abord que l’hégémonie culturelle du « camp d’en face » tient autant à son activité théorique qu’à la paresse idéologique de la critique antilibérale et anticapitaliste qui en est la plupart du temps resté aux commentaires d’un catéchisme marxiste. b) Ensuite que tout ce travail conceptuel du néolibéralisme ne s’est pas concrétisé par un catalogue de propositions que les politiques auraient suivies comme autant de recettes. Ce que le néolibéralisme avance, ce ne sont pas des propositions mais plutôt des « matrices de propositions ».

En voici facilement un début de liste : dérégulation, privatisation, individualisation, marchandisation, délocalisation, financiarisation, externalisation, artificialisation…

Une matrice c’est plus le cadre d’une pratique qu’une proposition : pour l’appliquer, il suffit de la décliner en l’adaptant au contexte. Surtout une matrice donne plus l’esprit d’une transformation que les modalités concrètes de cette transformation.

e) Toute la question pour une décroissance politique n’est-elle pas alors de proposer des matrices de transition pour sortir de la croissance, de son économie, de son monde et de son régime ?

Il s’agirait alors de proposer des matrices de réduction, de ralentissement, de conservation.

C’est aujourd’hui une hypothèse de travail conceptuel que la décroissance devrait affronter si elle veut assumer de répondre à la question comment sans tomber dans le piège de l’injonction au concret. C’est en un certain sens plus une tâche pour un « militant-explorateur » que pour un « militant-chercheur ».

Pour le moment, il me semble que de telles matrices de transition devraient :

  1. Se définir comme des matrices de « solutions » : autrement dit, leur point de départ doit être un « problème » (par exemple, un « besoin insatisfait », une dissonance idéologique ou éthique…).
  2. Toujours être des « autolimitations » : l’autonomie plus comme capacité à s’autolimiter que comme capacité à se donner ses propres lois. Autrement dit, ne pas se décharger de façon hétéronome sur des contraintes extérieures qui rendraient la décroissance « nécessaire ».
  3. Accepter de voir qu’une telle matrice est une sorte de « norme » ; autrement dit, assumer contre l’horizontalisme du régime de croissance et son incitation généralisée à la neutralisation une certaine verticalité de la norme. L’essentiel pour accepter cette verticalité serait de refuser toute verticalité descendante (top-down) pour favoriser au contraire des processus démocratiques de délibération qui auraient pour objectif de s’élever (bottom-up) au-dessus des problèmes, pour proposer normativement des critères clairs pour trancher entre ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas.

f) Cette dernière caractéristique d’une matrice – sa dimension normative – est celle qui suscitera le plus de méfiance de la part d’objecteurs de croissance qui n’ont pas accompli jusqu’au bout la décolonisation de l’imaginaire horizontaliste et neutraliste du régime de croissance ; et qui, au fond, en sont restés à des conceptions libérales-libertaires sans s’apercevoir que le ressort d’une telle « insurrection des consciences » est en réalité réservé à une « élite », celle des « exemplaires », des « magiciens » pour qui la société idéale n’est composée que d’individus (devenus) idéaux qui pourraient vivre ensemble et sans normes.

A ces « virtuoses » du « sans norme » :

  • On peut quand même rappeler les problèmes posés par la critique antinormative[14] :
    • Problème social = relationnel : s’il est question de s’extirper de toute norme, se pose alors la question de la possibilité même du commun, et d’agir en commun sans ce travail normatif qui permet justement de repérer et d’articuler nos relations. A quelles conditions peut-on être à soi-même la source de ses propres normes = être autonome ?
    • Problème « stratégique » : puisque sans normes qui règlent nos relations en en déterminant certaines limites, il n’est plus possible de distinguer ce qui est acceptable de ce qui ne l’est pas ← comment éviter le trouble et l’équivalence généralisée ?
      • Croissance → saturation → équivalence alors qu’il faut faire le tri : par des normes, par des différences…
    • Problème théorique (contradiction que l’on retrouve dans tout relativisme) : le refus des normes est lui-même une position normative.
  • Une « réhabitation » du normatif est clairement une disposition antilibérale. La liberté ne consiste à se délivrer ni des contraintes matérielles ni des normes éthiques et juridiques (Aurélien Berlan, Geneviève Pruvost, Maria Mies…).
  • Comment éviter à la décroissance les pièges de l’antipolitique : ceux  de l’exemplarité (M. Benasayag), de l’élite (O. Romano), des magiciens (A. Monnin → le « claquement de doigt »), de l’intermittence et de la virtuosité (F. Lordon[15]) ?

Y a-t-il un sens à tracer une démarcation infranchissable entre normativité et normalisation ? Voulons-nous céder à l’injonction du régime libéral de croissance qui prétend qu’une vie ne vaut la peine d’être vécue que par et dans les parenthèses (les interstices) du cours normal de la vie ?

Si nous ne voulons ni de la croissance pour la croissance, ni de la décroissance pour la décroissance, est-ce à dire que la décroissance prône une défense du monotone, celle de la vie « classique », celle du quotidien et de l’ordinaire ? Au fond, une vie bonne ne serait-elle que la vie de tous les jours, dans sa banalité, dans sa répétition, dans ses routines, dans ses habitudes, dans son attention épicurienne au cadeau du simple fait d’exister, au présent du présent ?

*

Ce qui va suivre est proprement exploratoire. Pour atténuer son côté tâtonnant, nous allons procéder à chaque fois au même rythme.

  • A chacun des « moteurs » du monde de la croissance, nous allons opposer une matrice. Nous présenterons donc trois matrices possibles : pour réduire, pour ralentir et pour conserver.
  • La fonction de ces matrices est de mobiliser en faveur d’une décroissance politique qui accepte de sortir de l’entre-soi (militant et académique) et de s’adresser à ceux qui ne pratiquent pas déjà les alternatives et qui, même, ne les jugent pas désirables. C’est pourquoi chacune de ces matrices doit être précédée de son fondement (en quoi elle est justifiable) et de son objectif (en quoi elle est désirable).
  • Évidemment rien ne (me) garantit pour le moment que ces trois matrices puissent être décrites sans croisements ni recoupements entre elles. Parce que les trois « moteurs » du plus, du vite et du nouveau forment système, alors les trois matrices de l’espace écologique, de la part et du lieu forment aussi système.
1. Matrice de réduction : l’espace écologique (du commun)

Le concept d’espace écologique a été forgé par les Amis de la Terre : cet espace, c’est celui qui est compris entre un plancher et in plafond. Je suis intervenu sur cette notion de nombreuses fois : le seul véritable changement, c’est que là où je voyais un « concept » plein de fécondité politique[16], j’y vois maintenant une « matrice » politique de réduction.

a) Fondement : comment justifier qu’une politique décroissante des limites soit une politique de l’autolimitation ?

  • Une question de taille (Olivier Rey, 2014), de proportion (Small is beautiful, Ernst Friedrich Schumacher, 1973).
  • En partant du constat d’un écart entre quotidien et « exodien », Philippe Gruca[17] en déduit qu’il faudrait penser un ajustement de l’homme et de la société. Deux directions, deux sens sont alors possibles : soit augmenter l’homme, c’est la direction du transhumanisme. Soit aller dans l’autre sens et faire décroître la taille des sociétés. Ce n’est pas à nous d’augmenter à la taille des macro-sociétés mais c’est l’inverse : ce sont les macro-sociétés qui doivent décroître à l’échelle humaine. Voilà le sens de la technique pour une politique décroissante.
    • Il part du constat que dans notre quotidien la majorité de la société est absente : tant les interdépendances à l’échelle mondiale sont importantes (indiens et chinois qui confectionnent nos vêtements, pipe-line qui permettent la circulation du pétrole etc.) Ce qui nous apparaît (boutons, tablettes, écrans…), les objets à partir desquels nous raisonnons, ne sont que des embouchures techniques, des terminaisons : le reste est confiné à l’exodien, hors de vue et hors de portée. La part exodienne de notre quotidien est devenue trop importante pour qu’on puisse la connaître, elle se dérobe à nos sens dans un rapport de force démesuré. d’autant que la technologie, comme discours sur la technique, tend donc à rendre la technique de moins en moins apparente, de plus en plus absente. Philippe Gruca précise quels sont selon lui les 4 modes de cette absence : l’invisible (les rayons, les ondes), le voilé (accessible mais encablé, emmuré, enterré…), le lointain (toutes les sociétés et leurs membres avec lesquels nous n’interagissons pas mais auxquelles nous sommes reliés par des câbles) et le démesuré (de l’infiniment petit, le nano, à l’infiniment grand, le téra).
  • Giorgos Kallis (Éloge des limites, 2019-2022) : « Je pense effectivement qu’il n’existe pas de limites extérieures… La limite relève d’un choix, et c’est le type de monde que nous souhaitons créer et transmettre à nos enfants qui doit nous permettre de la définir. Nous n’avons rien à gagner à attribuer ce choix à la nature… La défense de l’autolimitation n’a rien à gagner au fait de postuler l’existence de limites extérieures. Depuis Malthus, face à l’idée d’un monde limité, la réaction de la société a toujours été d’exclure les plus faibles de ce monde et d’essayer de l’agrandir à leurs dépens. Par définition, un monde limité est un monde de rareté. S’il est abondant et que nous avons assez, en revanche, il n’est pas limité. Si nous cessons d’utiliser du pétrole, la question des limites des réserves de pétrole perd toute sa pertinence. Si les Grecs voulaient limiter l’argent, ce n’est pas parce qu’il existait une limite à la croissance de l’argent, mais précisément parce qu’il n’y en avait aucune. C’est lorsqu’il n’y a pas de limites que nous devons nous limiter. Et c’est seulement lorsque nous aurons acquis la certitude que le monde est abondant que nous nous limiterons. »

b) Objectif : cette double autolimitation plancher-plafond est une matrice pour encadrer des trajectoires de décroissance et les orienter « dans la bonne direction ».

Comme trajet, la décroissance est un faisceau de trajectoires[18].

Mais comment savoir si ces trajectoires vont dans le bon sens ? La difficulté, ce n’est pas tant de réussir à définir un objectif final – la post-croissance – que d’arriver à garantir que, tout au long de la trajectoire, l’objectif ne sera pas perdu de vue ?

D’où l’idée d’utiliser l’espace écologique comme matrice de solution pour encadrer les trajectoires : en quelque sorte, les limites hautes et basses à ne pas franchir sous peine de diverger de l’objectif final.

Comme exemple, on peut d’abord penser à ce que serait une réduction de la production et de la consommation planifiée démocratiquement : pas assez de réduction et c’est du développement durable, trop de réduction et c’est de la récession subie.

c) Mobile : un schéma de solution a une portée normative

Ce que je veux montrer ici c’est que cet espace écologique est aussi un espace social ; plus exactement il est l’espace du commun : le commun, c’est précisément ce qui se situe entre limite basse et limite haute.

  • Ces limites sont des choix politiques : ils reposent donc sur des valeurs que nous désirerions voir devenir des normes.
  • Ces choix politiques ne s’exercent pas ex nihilo : ils ne créent pas le commun, ils l’entretiennent parce que le commun – qu’il s’agisse de la nature ou de la vie sociale – est un « préalable ». Il ne s’agit pas de se raconter que l’on va « faire société », il s’agit juste de la continuer.

Mais comment repérer ce commun : parce qu’il se situe entre plancher et plafond. Si ce qui est au-delà et ce qui est en deçà est jugé comme « hors du commun » alors c’est que le commun est ce qui s’intercale entre plancher et plafond.

Comme exemple, on peut prendre les deux modes de la séparation dans nos sociétés : Il y a l’exclusion subie par ceux qui sont dans la misère, c’est-à-dire à qui manque le nécessaire. Il y a la sécession choisie par ceux qui sont dans la richesse, c’est-à-dire qui s’enivre du superflu. Entre misère et richesse, entre le hors du commun par exclusion subie et le hors du commun par sécession choisie, il y a ce que les décroissants nomment « pauvreté volontaire » ou « sobriété volontaire » : c’est dans cet espace que s’entretient la vie en commun.

2. Matrice de ralentissement : la part (du commun)

L’accélération sociale et l’innovation technique (voir ci-dessus en B.3.) sont des dispositifs d’évitement du présent (qui dure), du présent qui se relie au passé et à l’avenir. L’accélération comme aliénation est selon Hartmut Rosa une « relation sans relation ».

C’est pourquoi pour s’opposer à l’accélération, ralentir n’est pas suffisant, il faut retrouver une relation avec relation, et c’est ce qu’il désigne comme « résonance ».

Pourquoi alors ralentir ? Pour retrouver de la résonance, c’est-à-dire de la relation.

a) Fondement : la résonance

A la fin de la première partie de Résonance une sociologie de la relation au monde (2018), Hartmut Rosa définit la résonance comme « un rapport cognitif, affectif et corporel au monde dans lequel le sujet, d’une part, est touché […] par un fragment de monde, et où, d’autre part, il “répond” au monde en agissant concrètement sur lui, éprouvant ainsi son efficacité » (p.187).

  • Chacun d’entre nous a déjà pu vivre des « expériences de résonance » : dans ce cas, nous savons intellectuellement et nous ressentons psychologiquement et corporellement, que « nous sommes au monde », que « là » où nous sommes, « il y a » le monde. Hartmut Rosa n’emploie pas le terme, mais cette expérience de résonance est une « épiphanie ». Nous ne sommes pas plus englobés dans le monde que spectateur en face du monde, nous sommes juste reliés par « une corde vibrante » à un fragment du monde. Et les larmes peuvent nous venir aux yeux…
  • Mais ces expériences de résonance, aussi fulgurantes et intenses soient-elles, ne sont pas suffisantes pour constituer la base solide et fiable d’une vie réussie. C’est pourquoi Hartmut Rosa reprend la distinction de Charles Taylor entre « évaluations faibles » (choisir un pull) et « évaluations fortes » (choisir un-e conjoint-e). Dans une évaluation faible, le monde n’est qu’un objet, qu’une ressource. « Les hommes ne font des expériences résonantes que lorsqu’ils ont la conviction d’être touchés par quelque chose qui (leur) importe absolument, c’est-à-dire indépendamment de leurs désirs, de leurs exigences et de leurs besoins concrets » (p.309). « La résonance repose sur l’expérience du fait qu’un fragment du monde a en tant que tel quelque chose à nous dire, qu’il nous concerne, autrement dit : que nous lui accordons de la valeur et de l’importance en lui-même » (p.496). Seule des évaluations fortes constituent donc la base normative sur laquelle nous construisons existentiellement nos identités.

L’accélération est donc cette aliénation qui, dans la société de la modernité tardive, nous prive de résonance. Vivre le présent sur le mode de l’accélération, c’est s’interdire une vie bonne pour, au contraire, s’imposer une peur permanente de manquer – le fameux syndrome FOMO, fear of missing out – sans jamais réussir à se réjouir du présent.

Dans la course perpétuelle à la croissance, à l’accélération, à l’innovation, nous n’avons plus le temps de vivre des expériences de résonance : dans les trois cas, cette course ne voit pas que ce qu’elle croit être la solution – la croissance de la mise à disposition du monde, pour le contrôler – n’est en réalité que la cause de son aliénation.

b) Objectif : les trajectoires de décroissance suivent des axes de résonance

Hartmut Rosa appelle « axes de résonances » les « relations résonantes durables, seules à même de former une base solide et fiable assurant le renouvellement des expériences » de résonance (p.50). Il y consacre toute la deuxième partie de son livre de 2018.

  • Chapitre 6 : les axes horizontaux de résonance : la famille, l’amitié, la politique.
  • Chapitre 7 : les axes diagonaux de résonance : les relations d’objets, le travail, l’école, le sport, la consommation.
  • Chapitre 8 : les axes verticaux de résonance : la religion, la nature, l’art, l’histoire.

Pour une critique plus systématique de cette perte postmoderne de résonance, il faudrait pour chaque type d’axe, et aussi pour chacun des axes, montrer comment ce qui devrait être résonance ne subsiste plus aujourd’hui que sous forme d’écho. Ce que Guy Debord nommait « société du spectacle » était précisément le dévoiement de la fonction spéculaire de notre intellect en devenir-écho de toutes nos expériences vécues : elles ne valent pas par elles-mêmes mais seulement en tant qu’illustrations saisies technologiquement à fin de transmission sans délai à des « proches » (?) qui vont pouvoir les consommer, via un écran, dans le flux d’une vie scrollée.

c) Mobile : pour une politique de la « part »

Ce qui est particulièrement intéressant chez Hartmut Rosa, c’est de suivre la logique de ces derniers livres : qui font œuvre[19] et qui ont pour fil directeur l’analyse de la « stabilisation dynamique ». D’abord deux livres sur l’accélération ; puis celui sur la résonance ; et enfin, Rendre le monde indisponible.

  • 2010 : Accélération, une critique sociale du temps.
  • 2012 : Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive.
  • 2018 : Résonance, une sociologie de la relation au monde.
  • 2020 : Rendre le monde indisponible.

A première vue la logique est plutôt claire : plus nous accélérons, plus nous mettons le monde à notre disposition, plus nous le contrôlons et moins nous pouvons entrer en résonance.

Mais à la fin du livre de 2020, Hartmut Rosa fait remarquer :

« Si les réflexions qu’on a pu lire jusqu’ici dans ce livre ont pu donner l’impression que le monde était devenu disponible d’une manière illimitée pour les sujets de la modernité tardive, il ne s’agit à coup sûr que de la moitié de la vérité. Car les processus de mise à disposition ont un revers aussi puissant que paradoxale : à bien des égards, le « monde de la vie » dans la modernité tardive devient de plus en plus indisponible, opaque et incertain. Avec pour conséquence le retour de l’indisponibilité dans la vie concrète, mais sous une forme modifiée et angoissante, comme une sorte de monstre qui se serait créé lui-même » (p.133).

« L’idée centrale de ce chapitre de conclusion se polarise ici comme dans un miroir ardent : l’indisponibilité issue des processus de mise à disposition produit une aliénation radicale. Le programme moderne d’extension de l’accès au monde, qui a transformé ce dernier en un amoncellement de points d’agression, produit donc de deux manières concomitantes la peur du mutisme du monde et la perte du monde : là où « tout est disponible », le monde n’a plus rien à nous dire ; là où il est devenu indisponible d’une nouvelle manière, nous ne pouvons plus l’entendre parce qu’il n’est plus atteignable » (p.140).

Il y a donc deux types d’indisponibilité, et une seule est la condition de la résonance, l’autre celle d’une aliénation radicale. L’indisponibilité monstrueuse est celle qui, faute de s’être autolimitée, interdit toute résonance ; l’autre indisponibilité est celle qui, même dans des dispositifs de mise à disposition, conserve une part irréductible.

La « bonne » indisponibilité – celle qui va permettre une « vie bonne » – est donc celle qui ne résulte pas d’un retournement monstrueux mais celle qui, d’emblée, a été mise à part, protégée.

C’est cette idée de « mise à part » qui me semble être l’intuition première pour penser la « part » comme « matrice de ralentissement », ou « matrice de résonance » : penser la limite comme autolimitation puis penser l’autolimitation comme « mise à part ».

Cette mise en part me semble une bonne matrice pour empêcher son contraire : car si rien n’est à part, alors c’est l’aliénation comme totalisation qui menace ; par « totalisation » j’entends un processus dans lequel le tout (to pan) résulte de l’agglutination d’éléments juxtaposés (ta panta) et prétendument préalables.

Je vais me contenter maintenant d’évoquer de possibles références à cette idée de « part », pour en montrer la puissance matricielle. Je commence par les deux références qui devraient faire immédiatement évidence :

  1. Suum cuique tribuere » : « rendre à chacun son dû » = rendre à chacun la part qui lui est due. Il s’agit du principe central de la justice dite « distributive ». La postérité de cet adage ira jusqu’à Marx : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
  2. Et puis il y a la fameuse part du colibri dans la fable éponyme. « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Tu crois que c’est avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ? » « Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part ». Je ne cache pas que je ne sais pas trop quoi faire de cette part ; que peut valoir une part si elle n’est pas en relation avec autre chose qu’elle-même ?  Faire ainsi sa part ne peut garantir que l’individualisme du geste sera dépassé qu’à la condition de supposer que c’est la juxtaposition de ces parts individuelles qui finiront par essaimer et produire du commun. Sauf que : le commun est-il le résultat des parties ou bien le commun précède-t-il ses parties ?

C’est pourquoi il me semble que la « part » ne peut désigner une puissance de mobilisation qu’à la condition que le commun dont elle est la part soit déjà-là :

  • Pas de surprise à affirmer ainsi que le commun est un préalable, qu’il s’agisse du commun de la vie naturelle ou de celui de la vie sociale.
  • Surtout, cela permet de comprendre que la part dont il s’agit est une part du commun, une part à partir du commun.
  • Autrement dit, cette part que l’on préserve, que l’on conserve, est une part qui résulte d’un partage : le partage du commun préalable.
    • Si le commun ne précède pas, alors la part ne peut pas être la part du partage du commun. Et dans ce cas, on prétend « faire du commun » à partir des parties : on retrouve là le schéma libéral qui prétend que l’on fait société à partir des individus.
    • Remarquons que « mettre à part » revient à « préserver une part » et comme c’est une part du commun, alors c’est le commun que l’on préserve (voir la troisième matrice de conservation).
  • Cette part (du commun) est à la fois un droit et un devoir, un revenu (un dû) et un lien (une obligation).

Dans les références qui vont suivre, j’espère que chacun verra une même intuition : si la part est la part du commun, alors la préservation de cette part rendra possible la résonance, c’est-à-dire la relation avec autre que soi ; c’est ainsi que résonner, c’est échapper à l’enfermement sur soi, à la forteresse solipsiste de la monade « sans portes ni fenêtres » (Leibniz) qui ne peut se relier aux autres monades qu’à condition d’une « harmonie préétablie » (toujours Leibniz  pour qui « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles »), prélude métaphysique à sa traduction économique connue comme « main invisible » (Adam Smith)[20], prélude à sa traduction numérique actuelle sous la forme des fameux « réseaux » qui ne mettent en relation que des gens préalablement séparés.

Cette intuition philosophique, je l’avais trouvée à partir de réflexions sur les expérimentations françaises des monnaies locales complémentaires (MLC) et en particulier sur les causes (politiques) de leur échec : pour le dire vite, à ne pas savoir faire la différence entre l’argent (comme facilitateur des échanges économiques) et la monnaie (comme lien anthropologique pour symboliser les partages), on réduit les MLC à singer l’argent et on croit échapper à son règne de l’équivalence généralisée en déguisant les MLC avec des valeurs sociales et écologiques… L’échange se fait entre propriétaires privés sous la loi de l’équivalence (des valeurs d’échange), le partage au contraire revient à reconnaître à chacun la part du commun qui lui est due et dont il peut se contenter[21].

Quand partager, c’est distribuer à chacun la part du commun qui lui est due, alors son adage pourrait être : « pas plus, pas moins » que la part, la part d’un commun auquel j’appartiens et auquel je participe. La aussi, j’espère que la dimension d’autolimitation de cette « part du commun » est une évidence.

  • Aristote, Les politiques, 1278 b 16-31. « Il faut d’abord établir en vue de quoi la cité est constituée… Un homme est par nature un animal politique. C’est pourquoi, même quand ils n’ont pas besoin de l’aide des autres, les hommes n’en ont pas moins tendance à vivre ensemble. Néanmoins l’avantage commun lui aussi les réunit dans la mesure où cette union procure à chacun d’eux une part de vie heureuse. Tel est assurément le but qu’ils ont avant tout, tous ensemble, comme séparément. Mais ils se rassemblent et ils perpétuent la communauté politique aussi dans le <seul> but de vivre. Peut-être, en effet, y a-t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c’est d’une vie point trop accablée de peine. Il est d’ailleurs évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrances tant ils sont attachés à la vie, comme si celle-ci avait en elle-même une joie (euêmeria, belle journée) et une douceur naturelles. »
  • Le principe du zonage en permaculture : la zone 5  comme « zone sauvage ».
  • Virginie Maris : la part sauvage du monde (2018). La part sauvage du monde c’est donc cette nature sauvage qui doit échapper aux emprises technologique, économique et bureaucratique, parce que et pour que la nature reste toujours de l’ordre de l’Autre, en dehors des utilités, des calculs et des données. En quoi, d’un point de vue décroissant, il nous importe de protéger une part sauvage du monde :
    • Pour une question de stratégie : il ne s’agit pas, fait très bien remarquer Virginie Maris, de réduire la « vraie » nature à sa part sauvage, en négligeant du même coup la nature ordinaire. Mais il y a dans cette part sauvage un extrême – sinon un extrémisme – qui doit éviter de lentement laisser filer nos exigences : s’il ne faut pas partir de la nature ordinaire mais de la nature sauvage c’est parce que « les individus ont tendance à ne pas désirer beaucoup plus que ce qu’ils peuvent obtenir. Ce phénomène d’ajustement des préférences aux conditions réelles est dynamique. Du coup, lorsqu’on se trouve dans une situation qui se dégrade progressivement, on s’habitue à des choses qui auraient semblé inacceptables si elles étaient intervenues brusquement » (p.194).
    • « Penser l’extériorité de la nature, c’est accepter de se donner des limites, de borner notre empire » (p.201). « S’il convient de borner l’emprise humaine, c’est parce que celle-ci se déploie sans limites » (p.225).
    • Cela pourrait aller au-delà d’une seule reconnaissance éthique de la vie, vers une réelle reconnaissance d’un droit politique à la souveraineté pour les animaux sauvages, non en tant qu’individus mais en tant que communautés : « La résilience, la diversité, la capacité à conserver leur identité à travers les changements sont autant de marqueurs du caractère auto-organisé des communautés biotiques sur lesquels asseoir l’idée de souveraineté du monde sauvage » (p.212).S’il faut plaider absolument pour une préservation d’une part sauvage du monde, c’est parce qu’il faut « accepter de lâcher prise et de s’affranchir d’un désir de contrôle » (p.240). Ce désir de contrôler, d’arraisonner, de mettre à disposition la nature-totalité nous prive d’entrer en relation avec la nature-altérité.
  • Chez George Bataille, la vie est dissipation d’énergie. Mais il y a deux façons de dissiper cette énergie, il y a deux parts : la part servile et la part maudite. 
    • Attention à ne pas faire de Bataille l’apôtre du gaspillage ; pas plus qu’il ne faut que la décroissance s’enferme dans la seule répartition de la part servile. A chacun sa part : une fois la part servile assouvie, il reste alors un excédent, celui de la part souveraine.
    • Là où la croissance (et son monde) légitime l’appropriation de ce surplus au profit d’une minorité qui se l’approprie, Bataille doit inspirer les décroissants au moment de dé-penser cette part souveraine : pour une dépense en commun de cette part maudite.
  • Jean-Miguel Pire : La part oisive (L’otium du peuple, à la reconquête du temps libre (2024).
  • Pierre Crétois, La part commune (2020), et La copossession du monde (2023).

In fine, il faut dire explicitement ce qui peut relier tous ces cas de « part » : c’est qu’il doit toujours y avoir une part du commun qui reste indisponible aux trois moteurs de la croissance économique, de l’accélération sociale et de l’innovation technologique.

Une telle « mise à part » n’est pas évidente et présuppose quelques conditions :

  • Que du Commun en tant que tel soit reconnu ; qu’il s’agisse d’un commun naturel ou d’un commun social.
    • Par exemple, pour ce qui concerne le temps libre, cela suppose que la production en tant que production sociale soit reconnue comme commune (ce qui est la démarche exactement opposée à celle qui mesure cette production par un agrégat).
    • Par exemple, pour ce qui concerne un revenu inconditionnel, cela suppose que la richesse d’une nation soit reconnue comme commune (ce qui s’oppose radicalement à toutes les fables d’un mérite individuel).
    • Par exemple pour les entités du vivant, cela suppose que la biodiversité soit reconnue comme commune (ce qui permettrait de s’opposer radicalement à tous les dispositifs juridiques qui permettent aujourd’hui de breveter le vivant, donc de se l’approprier, donc d’en exproprier le commun).
  • Que des institutions du commun soient mises en place ; ce qui suppose une redisposition démocratique complète en ce qui concerne ce que nous entendons et pouvons pratiquer comme participation, délibération, représentation et contrôle.
  • Si l’on veut éviter la morcellisation du commun, alors une part de ce commun doit rester indisponible ; car si tout est disponible alors on tombe dans l’illusion de la variabilité généralisée, comme si tout ce qui est le cas pouvait être une sorte de variation, comme s’il n’y avait que des variations. Or il ne peut pas y avoir que des variations, pourquoi : parce que des variations supposent un invariant ; et c’est cet invariant qui fournit une plateforme normative (même la fluidité généralisée ne peut pas échapper à cet impératif d’une normativité-repère).

Pour qu’une variation ait lieu, il faut un référentiel normatif : sauf à croire que l’idéal d’une vie sociale et naturelle en commun consiste à liquider (dans les deux sens du terme) toute normativité. C’est cette intuition du « lieu » que je vais maintenant ébaucher.

3. Matrice de conservation : le lieu (du commun)

Nous venons de voir que « la part » (du commun) en tant que matrice de ralentissement (et donc de résonance) peut aussi être considérée comme matrice de réduction – par l’autolimitation du « pas plus, pas moins » – et aussi comme matrice de conservation puisqu’il ne peut y avoir de part (du commun) qu’à condition de préserver et d’entretenir le commun.

Dans le dispositif de « stabilisation dynamique », l’injonction à l’innovation technologique permanente a un nom, c’est le progrès. « On n’arrête pas le progrès » : pas question de le nier ou de se contredire en inventant un progrès que nous pourrions arrêter ou même limiter ; c’est au progrès en tant que tel que nous devons nous opposer. D’où l’intuition de sortir de cette injonction à avancer sans cesse en retrouvant le sens du sur-place, de la plantonisation, du sitting, ce que je vais regrouper sous le terme de « lieu », là où on habite, là où ont lieu les habitudes, les routines, les répétitions et donc une stabilité qui n’a plus rien de dynamique à tout prix.

a) Fondement : pas de transformation sans conservation préalable

  • Il y a cette phrase de Günther Anders → « C’en est arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. D’abord, nous pouvons regarder s’il est possible de l’améliorer. Il y a la célèbre formule de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer. » Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait. »
  • Albert Camus a dit la même chose lors de son discours de Suède le 10 décembre 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »
  • George Orwell se présentait comme un « anarchiste conservateur », un anarchiste tory (Jean-Claude Michéa, Climats, 2000).
  • Les communs sont des préalables et on peut présenter les dispositifs libéraux de croissance comme de mécanismes dont la résultante est de les saper.
    • La société précède les individus. C’est la formidable définition par Mauss et Fauconnet du « fait social » comme ce qui préexiste à l’individu et qui, du coup, s’impose à lui.
      • « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901. Cité par Lordon, Vivre sans (p.107).
    • La nature précède les individus : nous devons être écologistes.
  • Ouvrons une parenthèse en remarquant que cette extériorité de la nature et de la société se manifeste par une certaine « indisponibilité » : du côté de la nature, c’est la part sauvage, et du côté de la société, c’est la tradition. Dans les deux cas, c’est ce dont il faut savoir hériter ; et transmettre à ceux qui naissent.

b) Objectif : Le Commun n’est pas seulement un préalable, c’est aussi une finalité politique.

Je reconnais que dans cette troisième partie qui veut faire la « promotion » de l’espace écologique (du commun), de la part (du commun) et du lieu (du commun), je suis resté particulièrement approximatif pour expliquer ce qu’il faut entendre par « commun » : s’agit-il du Bien commun, des (biens) communs, du commun (au sens adjectival de banal, ordinaire)…

Il me semble que rigoureusement il faudrait relier tous ces emplois à celui qu’en font Pierre Dardot et Christian Laval dans leur  Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle (2014, La Découverte) : pour eux, le Commun est un principe politique.

  • « Si « Commune » est le nom de l’auto-gouvernement politique local et « communs » le nom des objets de nature très diverse pris en charge par l’activité collective des individus, « commun » est proprement le nom d’un principe » (p.19).
  • Quel est le problème que ce principe du Commun doit affronter ? « L’heure est aujourd’hui à la création de nouveaux droits d’usage venant imposer, via la reconnaissance d’une norme sociale d’inappropriabilité, des limites à la propriété privée et, en un sens, un recul de celle-ci. Par conséquent, la question préjudicielle est celle de savoir par quelle pratique on peut inventer des règles de droit susceptibles de devenir à la longue des coutumes » (p.405).
    • D’un côté le refus radical de l’individualisme oblige à affirmer que la vie sociale précède la vie individuelle, au sens que, quand un individu naît, la société est déjà-là, avec sa langue, ses manières de vivre, de faire et de penser… Bref, il y a de l’institué.
    • D’un autre côté, conservateurs nous sommes peut-être mais pas réactionnaires : autrement dit, nous ne croyons plus à la fable du progrès et pourtant nous voulons « changer le monde ». C’est donc une reconfiguration entre rupture et continuité, entre transition et tradition que nous cherchons.
  • La solution de Dardot et Laval est de chercher du côté d’une « praxis instituante », c’est-à-dire d’une praxis commune qui ferait émerger de l’institution, dans la lignée de Cornelius Castoriadis qui faisait « valoir la primauté de l’instituant sur l’institué » (p.421), du naissant sur le préétabli : « Aussi le projet radical d’émancipation ne peut-il s’assigner d’autre but que celui d’une société consciemment auto-instituante, ce qui n’est qu’un autre nom de la démocratie » (p.422-423).
  • Il faut construire démocratiquement une politique du commun : « Il s’agit d’instituer politiquement la société, en créant dans tous les secteurs des secteurs d’autogouvernement qui auront pour finalité et rationalité la production du commun » (p.462).

En tant que principe, le Commun n’est donc pas seulement la condition (de la préexistence) de la société, il en est aussi la finalité. Et rappelons la question préjudicielle : celle de disposer de « règles de droit susceptibles de devenir à la longue des coutumes », c’est-à-dire d’être intégrées comme « normes ».

De façon peut-être plus convergente qu’hétéroclite, je voudrais encore évoquer deux filiations possibles capables de dire explicitement que la finalité politique quant aux communs est de les conserver : la tragédie, c’est la disparition des communs.

  1. La filiation socialiste d’Axel Honneth dont le projet politique est de redonner au socialisme sa « virulence perdue » (L’idée du socialisme, 2015, NRF, p.22). Virulence perdue à cause de l’épuisement politique d’une conception du socialisme dans sa seule variante productiviste et industrialiste. Pour Honneth, au contraire, ce qu’il faut a) d’abord reconnaître c’est la « différenciation fonctionnelle » de la société moderne, à savoir la coexistence des 3 sphères de l’agir économique, des relations personnelles et de la volonté générale. Mais b) laquelle doit, assumer le pilotage de l’articulation entre elles ? Il confie le « pilotage » de la coordination des trois sphères à la sphère de l’agir démocratique « parce qu’elle constitue le seul espace où les dysfonctionnements rencontrés dans tous les recoins de la vie sociale commune peuvent être exprimés d’une manière audible pour tous et donc traités comme une tâche collective » (p.127). Autrement dit, ce n’est que dans la sphère de la formation démocratique de la volonté que l’existence de la vie sociale peut devenir l’objet de la volonté politique. Ce qui dans le vivant s’organise spontanément en raison sa structure interne, doit, dans la vie démocratique « être pris en charge par ses acteurs eux-mêmes » (ibid.). Mais tout cela n’a de sens qu’à condition de reconnaître que toute cette organisation et cette différenciation fonctionnelle de la société n’ont qu’un objectif : « la reproduction de la société » (p.119), « la reproduction permanente de l’unité supérieure constituée par la société globale » (p.121). C’est en cela que la vie sociale est un « bien commun vécu » (François Flahault). S’il n’y a d’existence humaine que sociale, et si la liberté sociale consiste à exercer sa liberté que pour et avec les autres, alors c’est que la vie sociale n’a qu’une finalité : la persévérance dans son existence.
  2. La filiation écoféministe de la subsistance (Maria Mies & Veronika Bennholdt, La subsistance, Une perspective écoféministe (1999), trad. française La Lenteur, 2022). « Il s’agit de se réapproprier des domaines, matériels et immatériels, de notre réalité, de la vie, de la nature, afin que les communautés autochtones puissent y produire et reproduire la vie… Partout où les biens communs ont existé au fil du temps, ils ont été protégés, entretenus, utilisés et leur accès a été réglementé par une communauté locale identifiable dont les moyens d’existence dépendaient de ces biens communs… Réinventer les biens communs au sein de la société industrielle, approvisionnée par un marché mondial anonyme, signifierait avant tout recréer des communautés qui prendraient en charge et se sentiraient responsables d’écorégions ou de domaine de la réalité et de la vie, et en feraient la base de leurs moyens d’existence » (p.288).

Dans les trois références que je viens d’évoquer, nous voyons bien se dessiner des « trajectoires » ; et surtout ces trajectoires ont ce que Maria Mies appelle une « perspective ». Cette perspective c’est l’entretien et la conservation de la plateforme commune – celle de la reproduction sociale, c’est-à-dire de la reproduction de la vie sociale en tant que telle – à partir de laquelle nos vies individuelles pourraient s’épanouir.

Une telle perspective n’est-elle pas désirable ?

c) Mobile : pour que le trajet de décroissance ait lieu, il faut des « lieux »

Je ne suis pas sûr que ce terme de « lieu » soit le bon pour désigner la matrice de conservation que je cherche dans ce dernier moment. Mais c’est celui que j’emploie, pour le moment. Il a au moins pour intérêt d’être un espace-temps et donc de pouvoir s’opposer à la déspatialisation de la révolution technologique permanente.

Et pourtant, comment ne pas se dire qu’accélération et innovation sont deux modalités du mouvement (pour le mouvement) ; s’y opposer, c’est s’opposer à la mobilité (« tu me suis ? »). La recherche d’un « mobile », comme appel à la mobilisation, n’est-elle pas une concession à la mobilité ? Et pourtant, comment ne pas constater que des oppositions ont lieu aujourd’hui et qu’elles se caractérisent par des lieux : zone, tiers-lieu, oasis, maison…

Et puis il y a un souvenir (de 40 ans) ; après deux jours de discussion, un « ami de passage » rencontré en plein désert mauritanien, au moment de partir me dit qu’il faudrait se revoir. Et quand je lui demande quand, il me répond simplement : « ici ». Là où en tant qu’occidental je posais la question du temps, il m’avait répondu par un « lieu ». Et c’est ainsi que le « quand » est remplacé par le « mais où ? ». Ce fût ma première leçon de décolonisation (de mon imaginaire).

Je formule néanmoins d’emblée ma principale réticence qui concerne plus généralement les appels à la relocalisation :

  • D’abord, comme le rappelle Onofrio Romano, et en cela il s’oppose explicitement à l’un des huit « R » qui constituerait selon Serge Latouche un projet politique décroissant. C’est que la critique décroissante s’exerce principalement contre ce régime de croissance – mutation opérée par l’individualisme sous le nom de libéralisme – qui a précisément vu le jour dans un grand mouvement de localisation à la Renaissance, dans ces villes italiennes qui sont devenues le berceau du grand commerce et du capitalisme.
  • Ensuite, il y a souvent dans les appels à la relocalisation une résignation : faute d’oser repenser une perspective historique, beaucoup d’activateurs d’alternatives voient dans le « ici et maintenant » (et dans l’action) un moyen de donner sens à leur projet. « Autrement dit, plutôt que de poser et d’affronter la conflictualité des dissonances temporelles, la résolution consiste à spatialiser le temporel, à se replier là où peut avoir lieu une action collective. L’un des enquêtés le formule très bien : « Et je pense que moi-même, j’ai le désir d’éviter de ressentir le désespoir de ce que je pense qu’il va vraiment se passer et d’éviter cela en faisant une action qui semble être une action »[22].

Mais alors en quoi le « lieu » pourrait-il être une matrice de conservation ? Quelques pistes :

  • Le lieu comme « milieu » : pour éviter d’atomiser la relocalisation (sous la forme des archipels), le « milieu » permet de penser « à partir de ».
  • Le lieu comme « contexte ».
  • Le lieu comme « demeure » : là où on est, on reste (le latin sto, as, are qui donne le estar espagnol).
  • Là où on demeure, on hérite : là où on hérite, on est attaché (Bonnet E., Landivar D., Monnin A. (2021), Héritage et Fermeture, Une écologie du démantèlement, Éditions Divergences).
  • Le lieu comme « réhabitation » : Réhabiter signifie apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation (BERG Peter, DASMANN Raymond, ROLLOT Mathias, « Réhabiter la Californie », EcoRev’, 2019/1 (n° 47), p. 73-84. https://www.cairn.info/revue-ecorev-2019-1-page-73.htm).
  • Le lieu est le lieu du « dia- » de dialogue, c’est-à-dire de ce qui est « entre » : la décroissance comme philosophie relationnelle (avec des références chez Martin Buber, ou chez François Julien et la pensée chinoise).

D’une façon plus générale, le lieu comme « matrice de conservation » pourrait avoir pour idée directrice de s’opposer à l’étape actuelle de l’injonction à innover, c’est-à-dire à la virtualisation du monde, des relations et même des humains.

Une matrice de conservation est alors une matrice qui cherche à s’ancrer dans le réel : le lieu n’est-il pas une ancre de réalité ?

*

Une matrice ne détermine pas la qualité d’une vie individuelle ; mais elle l’encadre. Autrement dit, elle est dans la situation d’un juge impartial qui ne se retranche pas dans une fictive neutralité mais tout au contraire assume sa normativité.

Il va s’agir maintenant de penser les institutions qui installeront de telles matrices.

En attendant, c’est-à-dire pendant le trajet de la décroissance, les matrices sont des matrices de transition. Pour l’essentiel leur rôle politique consiste à encadrer des trajectoires, pour valider que leur direction prise va dans la bonne perspective. Ce qui est effectivement une atteinte à la conception libérale des libertés individuelles…


Notes et références

[1] Rappelons encore que la présence d’un préfixe négatif n’a jamais empêché personne d’être antiraciste ou anticapitaliste. Car la logique d’un préfixe négatif est bien de tracer une ligne claire de démarcation entre une position et son opposition. Et qu’il est donc aussi ridicule de valider de la croissance dans la décroissance que de défendre un antiracisme qui serait « sélectif ». Voilà donc l’origine du malentendu qui prétend conserver de la croissance même dans la décroissance, au nom d’une « décroissance sélective » : c’est de réduire la croissance à sa dimension économique (ou matérielle et énergétique) et donc de corseter la décroissance à une critique économique (ou bioéconomique). Même dans des textes académiques le terme de « décroissance » est malmené : on simplifie la croissance à l’augmentation mais il ne faut surtout pas que le préfixe signifie un contraire. On aboutit à des analyses tordues comme celle qui « propose a new framework for growth within degrowth » (Iana Nesterova). Ce malentendu est d’autant plus incohérent que même dans ce genre de textes, jamais l’auteur en restera à une seule définition économique de la croissance, et donc de la décroissance.

[2] Les références de base sont : Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance (1979) et plus récemment, François Roddier, Thermodynamique de l’évolution (2019).

[3] Pour bien montrer que la décroissance n’est qu’une espèce de récession, il suffit de chercher quel serait une autre espèce de récession : c’est la dépression. La dépression est une récession subie (et c’est pourquoi la dépression est… déprimante) ; la décroissance est une récession choisie, et c’est pourquoi elle peut être démocratiquement planifiée.

[4] Jarmo S. Kikstra, Mengyu Li, Paul E. Brockway, Jason Hickel, Lorenz Keysser, Arunima Malik, Joeri Rogelj, Bas van Ruijven & Manfred Lenzen (01 Apr 2024) : « Downscaling down under : towards degrowth in integrated assessment models », Economic Systems Research, DOI : 10.1080/09535314.2023.2301443.

[5] Alors que la critique sociale tend à se concentrer sur la dénonciation des injustices et de l’oppression dont les ouvriers et les plus mal lotis font les frais, la critique culturelle  […] parle plutôt celui des « maux » du présent : aliénation, nihilisme, désenchantement, dégénérescence, dépersonnalisation, esseulement, mécanisation de la vie – autant de termes qui ne renvoient pas à des problèmes de justice, c’est-à-dire à des problèmes de répartition des biens (matériels ou non) entre les membres d’une communauté. Si la critique sociale dénonce en premier lieu les injustices liées à la structure de la société et pose donc, au moins de manière implicite, les questions de l’égalité sociale et de la redistribution des richesses, la critique culturelle s’attaque plutôt à la dimension « pathologique » des formes de vie modernes et suppose donc des représentations de ce que doit être la vie bonne, saine, pleine, intense ou authentique », Aurélien Berlan, Pour en finir avec l’alternative « Progrès » ou « Réaction », article publié dans le n° 6 de la revue L’An 02 (automne 2014).

[6] Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6.

[7] https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/

[8] http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/11228

[9] Pour une analyse du régime de croissance comme verrou : https://decroissances.ouvaton.org/2024/02/08/pour-decroitre-changeons-de-regime/

[10] Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, mars 2018.

[11] Margaux Trarieux, « Matthieu Hély et Maud Simonet, Monde associatif et néolibéralisme », Lectures [En ligne], URL : http://journals.openedition.org/lectures/64337

[12] Dans La société des individus (1939), le sociologue Norbert Elias explique ce qui peut sembler un paradoxe : la contrainte est d’autant plus forte qu’elle est intériorisée ; mais plus elle est intériorisée, plus elle est vécue comme une liberté. Dans les temps modernes, la liberté individuelle est une « autocontrainte ». L’intériorisation est la caractéristique de « la liberté des modernes » ; alors que dans « la liberté des anciens », la liberté était celle de la Cité à laquelle on appartenait.

[13] Hannah Arendt, « Le concept d’histoire » in La crise de la culture (1942), Folio essais.

[14] Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, Toulouse, Éditions Blast, 2023. https://laviedesidees.fr/Peut-on-etre-sans-norme

[15] La Dans Vivre sans ? (2019, La Fabrique) Frédéric Lordon construit une solide critique des philosophies de l’antipolitique. L’idée générale est intéressante. Lordon nous invite à « nous défaire d’un mythe politique, le mythe d’une forme miracle, encore à découvrir, qui par elle-même résoudrait tous nos problèmes » (page 286) : miracle de l’intermittence et miracle de la virtuosité ← ils se trompent de « miracle ». A Deleuze et J. Rancière, il reproche une « antipolitique de l’intermittence » : celle qui valorise les moments rares de remise en cause de l’ordre établi (on pense évidemment à l’insurrection qui vient…), dévalorisant du même coup tout ce qui serait un retour à la normale, sous la forme d’une réinstitutionnalisation. « Le pouvoir d’attraction de l’antipolitique est cela même qui fait sa limite : elle n’a d’égards que pour des raretés. L’antipolitique, c’est une pensée qui ne connaît que les moments de grâce, et rien entre-temps » (page 53). A Badiou et G. Agamben, il reproche une « antipolitique de la virtuosité » : celle qui aurait le défaut de ne s’adresser qu’à la version la plus élitiste du militant, dévalorisant du même geste « les masses », les seules qui, pour Lordon, peuvent faire la révolution. « Mon sentiment, c’est donc que Badiou n’évite un écueil de l’antipolitique que pour tomber dans un autre. Il n’y a pas chez lui de réduction de la politique à des états de grâce des singularités : c’est la fidélité qui en assure la continuité. Mais cette fidélité requiert une virtuosité éthique dont on ne sait pas trop qui pourrait s’en montrer capable » (page 61). Reconnaissons que si ces critiques semblent très abstraites, il n’est pas difficile néanmoins – quand on les traduit plus concrètement en « portraits » – d’y retrouver certaines figures archétypiques de décroissants. Du plus-décroissant-que-moi-tu-meurs au voyageur incessant de Zad en Zad entrecoupé de quelques fulgurances insurrectionnelles telles qu’offertes dorénavant lors de toute manifestation.

[16] https://decroissances.ouvaton.org/2016/07/01/la-notion-despace-ecologique-une-force-politique/

[17] https://atelierfrancais.eu/

[18] Michel LEPESANT, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344

[19] Pour celles et ceux qui veulent découvrir Hartmut Rosa, j’ai exposé le fil directeur de son œuvre récente sur mon blog : https://decroissances.ouvaton.org/2020/05/01/pourquoi-faut-il-lire-hartmut-rosa/

[20] Pour qui veut creuser cette filiation philosophique entre Leibniz et Adam Smith, on peut lire : Alain Renaut, L’ère de l’individu (1989), NRF, p.141-146.

[21] Les réflexions de ce paragraphe proviennent de ces années de réflexion et de pratique que j’ai mises au service des MLC et de la défense du revenu inconditionnel. Il ya le partage « libéral » où le propriétaire d’un bien qui se l’est approprié prétend manifester sa charité en se privant d’une part de son bien en faveur d’un défavorisé qui en est privé. Il y a le partage « décroissant » (ou communiste) dans lequel le partage d’un bien n’est que la façon pour un individu privé qui s’était approprié une part du commun – par expropriation du commun donc – de rendre (justice) à celui qui s’en était fait dépossédé.

[22] Michel LEPESANT, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344

15.03.2024 à 13:30

Les trois réalités

Michel Lepesant

Si les trois réalités suivantes ne peuvent pas être vraies en même temps, alors l’une au moins est fausse. Réalité de la croissance comme boussole économique et défaite de l’écologie Alors que la crise agricole aurait pu aboutir à une remise en cause de l’agro-industrie et de la concurrence généralisée
Texte intégral (615 mots)

Si les trois réalités suivantes ne peuvent pas être vraies en même temps, alors l’une au moins est fausse.

Réalité de la croissance comme boussole économique et défaite de l’écologie

Alors que la crise agricole aurait pu aboutir à une remise en cause de l’agro-industrie et de la concurrence généralisée entre des exploitations de taille croissante, son effet le plus récent est le prochain recul européen sur les petites avancées du Pacte vert : au nom de la simplification administrative et de l’allègement des normes, la réduction de moitié de l’usage des pesticides est enterrée, la mise en jachère, la rotation des cultures, la couverture des sols en périodes sensibles ne sont plus obligatoires mais des primes y inciteront. Quant à un EGalim européen, il est de l’ordre du vœu pieux.

Réalité de la décroissance-dénigrement 1

  • « Si nos agriculteurs sont en colère, c’est parce que les écolos de la décroissance sont désormais infiltrés au sein de l’État », Hervé Morin (Nouveau Centre).
  • « L’ennemi de notre agriculture, c’est la décroissance », Aurélien Pradié (député LR).
  • « La crise rurale est liée à une idéologie de la décroissance », F-X Bellamy (député européen LR).
  • « Vous votez en rang d’oignons la décroissance derrière Pascal Canfin », Julien Dive (député LR).
  • « En aucune manière, nous n’avons voté des textes pour organiser la décroissance », Pascal Canfin (député européen, LREM).
  • « Cette stratégie de la ferme à la fourchette est une stratégie de décroissance », Marine Le Pen (députée RN).
  • « Il faut revenir à un projet de transition, non de décroissance », Dominique Reynié (sur FI).

Réalité de la décroissance-essaimage

Éclairé de l’intérieur par ses bonnes valeurs, l’individu plongé dans les contradictions internes du monde de la croissance en prend conscience ; il ne se contente pas alors d’améliorer sa vie personnelle mais, par la rencontre avec d’autres individus aussi conscients que lui, il s’engage dans (au moins) une des formes alternatives de vie (alimentation, production, habitation, éducation, santé…) qui préfigurent le monde d’après ; ces expérimentations concrètes essaiment au point d’atteindre une masse critique qui débouche sur une bifurcation politique à l’issue de laquelle c’est le monde entier qui bascule dans le monde d’après, celui de la sobriété, de la convivialité, du partage, de l’émancipation, en rupture avec les dominations, les exploitations, les aliénations, les emprises, les rivalités… Dans une version moins irénique, la transition ne pourra pas se passer de converger avec les colères sociales et les moments de lutte.

Bon choix 🤔.

_____________________
Les notes et références
  1. Les citations viennent du n°207 du journal La décroissance de mars 2024.
6 / 10
 Persos A à L
Mona CHOLLET
Anna COLIN-LEBEDEV
Julien DEVAUREIX
Cory DOCTOROW
EDUC.POP.FR
Michel GOYA
Hubert GUILLAUD
Gérard FILOCHE
Alain GRANDJEAN
Hacking-Social
Samuel HAYAT
Dana HILLIOT
François HOUSTE
Tagrawla INEQQIQI
Infiltrés (les)
Clément JEANNEAU
Paul JORION
Michel LEPESANT
Frédéric LORDON
LePartisan.info
 
 Persos M à Z
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Christophe MASUTTI
Romain MIELCAREK
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Corinne MOREL-DARLEUX
Timothée PARRIQUE
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