07.11.2024 à 17:26
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Si l’on associe habituellement la sorcière à l’époque médiévale, on trouve déjà des figures féminines qui jettent des sorts et sont décrites comme néfastes et castratrices dans les textes grecs et latins de l’Antiquité.
Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), l’essayiste Mona Chollet rappelle très justement que les grandes chasses aux sorcières se sont déroulées en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. La répression impitoyable de ces femmes jugées déviantes est un fait moderne.
On trouve cependant dans les textes grecs et latins de l’Antiquité des figures féminines que l’on peut qualifier de sorcières, dans le sens où elles jettent des sorts (sortes en latin) et sont vues comme des êtres nocifs. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ces sorcières antiques ?
Rappelons tout d’abord que c’est le genre féminin presque dans son ensemble qui est le plus souvent présenté, dans l’Antiquité gréco-romaine, comme une calamité. Dans son poème Sur les femmes, composé au VIIe siècle av. J.-C., le poète grec Sémonide ou Simonide d’Amorgos classe les femmes en dix catégories dont huit sont associées à des animaux et deux à des éléments naturels.
À partir de son œuvre, nous pouvons établir la typologie suivante :
Seule « l’abeille », c’est-à-dire la femme mariée et mère, possède des qualités aux yeux du poète. La sorcière appartient à la catégorie de la renarde ; mais elle peut aussi tenir de la jument ou, au contraire, de la truie, comme nous allons le voir.
Circé est l’une des premières figures féminines de la littérature occidentale. Elle apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, le fameux poème épique composé par Homère, vers le VIIIe siècle av. J.-C. On la retrouve encore, plus tard, dans l’œuvre d’Hygin (67 av.-17 apr. J.-C.), auteur de fables latines.
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Le fabuliste raconte que Circé s’était éprise du dieu Glaucus qui repoussa ses avances, car il était amoureux de la belle Scylla. Furieuse, Circé se venge de sa rivale avec cruauté. Elle verse un violent poison dans la mer, à l’endroit où Scylla a coutume de se baigner ; ce qui a pour effet de transformer la victime en chienne à six têtes et douze pattes (Hygin, Fables, 199).
Reléguée dans une île nommée Eéa en raison de ses crimes, Circé n’a de cesse d’y faire le mal. Elle transforme en bêtes les hommes qui ont le malheur de débarquer sur son île. Elle leur fait boire un kykeon, potion enivrante, composée de vin, miel, farine d’orge et fromage, auxquels elle mélange une drogue. Après les avoir ainsi étourdis, elle les transforme en fauves, en loups ou en porcs, d’un coup de sa baguette magique (Homère, Odyssée, X, 234-235).
Circé règne sur une sorte de zoo, entourée des animaux qu’elle a elle-même créés et dompte pour son plus grand plaisir. Par ses maléfices, elle incarne la régression de l’humanité devenue monstrueuse ou bestiale.
Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, une vieille courtisane nommée Méroé change en castor l’amant qui l’a délaissée et le contraint à s’amputer lui-même de ses testicules (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9). La sorcière déshumanise les hommes, tout en les privant de leur virilité.
Pasiphaé, sœur de Circé, possède, elle aussi, des pouvoirs néfastes. Pour se venger des infidélités de son époux, le roi de Crète Minos, elle lui administre une drogue qui ne lui fait aucun mal mais provoque la mort de ses maîtresses. « Quand une femme s’unissait à Minos, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. […] Chaque fois qu’il couchait avec une autre femme, il éjaculait dans ses parties intimes des bêtes malfaisantes et toutes en mouraient », écrit le mythographe grec Apollodore (Bibliothèque, III, 15, 1).
Chez le poète latin Horace, la sorcière Canidia découpe le corps d’un enfant encore vivant dont elle extrait le foie et la moelle, ingrédients qui lui serviront à confectionner ses philtres (Horace, Épodes, V).
Pour se venger d’une femme enceinte qui l’a insultée, Méroé lui jette un sort afin qu’elle ne puisse pas accoucher. Son ventre deviendra gros comme un éléphant, mais son enfant ne verra jamais le jour (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9).
C’est aussi, de manière plus générale, la fertilité de la nature tout entière qu’anéantit la sorcière. Le poète latin Lucain imagine, dans La Pharsale, l’effrayante Erichtho. Elle ne vit pas parmi les humains mais dans une nécropole. Son maigre corps ressemble à un cadavre. Pendant les nuits orageuses et noires, elle court dans la campagne, empoisonne l’air et réduit à néant la fertilité des champs. « Elle souffle, et l’air qu’elle respire en est empoisonné », écrit Lucain (La Pharsale, VI, 521-522).
Comble de l’horreur, elle dévore des cadavres : elle boit le sang qui s’écoule des plaies des condamnés à mort, pendus ou crucifiés. « Si on laisse à terre un cadavre privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces » (Lucain, La Pharsale, VI, 550-551).
Circé n’est ni mariée, ni mère. « Elle ne tire aucune jouissance des hommes qu’elle a ensorcelés […] ; ils ne lui sont d’aucun usage », précise Plutarque (Préceptes de mariage, 139 A). On n’imagine pas, en effet, Circé faisant l’amour avec des porcs ou avec des fauves. Elle demeure donc célibataire et vierge.
Cependant, le héros Ulysse parviendra à déjouer ses maléfices et à coucher avec elle. En la possédant, il lui fait perdre son statut d’électron libre. Tout est bien qui finit bien. Soumise, Circé devient une femme « normale » au regard des représentations sociales de la Grèce antique. La renarde est transformée en abeille, selon la catégorisation de Sémonide. Réduite au rôle d’épouse aimante, elle accouchera de trois fils, écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 1014).
Circé habite une contrée lointaine, à l’extrémité occidentale du monde connu de l’époque. Elle est perçue comme une étrangère. Sa sœur Médée, elle aussi experte en philtres magiques, vit en Colchide, dans l’actuelle Géorgie, à la marge cette fois orientale du monde grec. Son nom serait à l’origine de celui des Mèdes, peuple du nord-ouest de l’Iran, selon l’historien antique Hérodote (Histoires, VII, 62). Circé et Médée incarnent une altérité féminine exotique.
Chez Apulée, Méroé porte le même nom que la capitale de la Nubie, aujourd’hui au nord du Soudan (Apulée, Les Métamorphoses, I, 7-9). Cette fois, c’est l’Afrique qui représente l’étrangeté. La sorcière est en relation avec les confins du monde.
Circé est extrêmement séduisante et désirable avec sa belle chevelure et sa voix mélodieuse, attributs d’une féminité au fort potentiel érotique. C’est une « femme-jument », selon la typologie de Sémonide d’Amorgos. Sur les céramiques grecques du Vᵉ siècle av. J.-C., elle apparaît comme une élégante jeune femme, vêtue d’un drapé plissé. De belles boucles ondulées s’échappent de sa chevelure noire, couronnée d’un diadème.
La sorcière se confond alors avec la figure de la femme fatale.
Dans cette même veine, à la fin du XIXe siècle, le peintre Charles Hermans imagine une Circé de son temps, jeune courtisane qui vient d’enivrer son riche client, sans doute pour mieux le dépouiller de son portefeuille. Brune et pulpeuse, elle évoque une gitane, adaptation moderne de l’exotisme de Circé.
Les auteurs d’époque romaine imaginèrent, quant à eux, des sorcières répugnantes physiquement que Sémonide d’Amorgos aurait rangées dans la catégorie des « truies ». Des « vieilles dégoûtantes » (Obscaenas anus), selon l’expression d’Horace qui propose une évocation saisissante de ce type féminin, à travers le personnage de Canidia. Son apparence est effrayante : ses cheveux hirsutes sont entremêlés de vipères. Elle ronge « de sa dent livide l’ongle jamais coupé de son pouce » (Horace, Épodes, V). Cheveux, ongles et dents constituent les contours anormaux de la sorcière, tandis que, de sa bouche, émane un souffle empoisonné « pire que le venin des serpents d’Afrique » (Horace, Satires, II, 8).
Qu’elle soit irrésistiblement séduisante ou d’une laideur repoussante, la sorcière antique incarne un pouvoir féminin considéré comme néfaste et castrateur ; elle symbolise une forme de haine de l’humanité et même de toute forme de vie. Elle est l’incarnation fantasmée d’une féminité à la fois « contre-nature » et, pourrions-nous dire, « contre-culture ».
Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques », aux éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.11.2024 à 15:40
Sophie Raynaud, Doctorante, Neoma Business School
Les séries télévisées ont parfaitement intégré notre quotidien, au même titre que les films, les jeux vidéos ou les livres. Mais nous ne mesurons pas toujours leur influence potentielle sur la création de stéréotypes.
Au-delà de leur aspect de divertissement, les séries se font l’écho d’une certaine vision de la société qui se transmet entre les générations à travers des séries devenues cultes comme Friends. Une étude récente permet de mieux comprendre le rôle particulier des séries dans la perpétuation de certains stéréotypes.
Des études en psychologie sociale suggèrent que les représentations stéréotypées naissent de la répétition d’une image de plus en plus simplifiée au fur et à mesure des transmissions d’une personne à l’autre.
La série propose un discours culturel et social qui est non seulement diffusé directement auprès d’un large nombre de spectateurs, mais qui est en plus répété à chaque épisode au travers des personnages. Ces personnages auxquels on s’attache, vont en effet pouvoir consolider ou transformer les représentations des spectateurs. Cette répétition est particulièrement marquée dans le cas des séries plus anciennes, dont certaines sont encore largement visionnées sur les plates-formes VOD. Produites d’abord pour des grilles de télévision, dont le public est captif, ces séries à la trame narrative simple jouent sur des personnages un peu caricaturaux, plus enclins à reproduire des stéréotypes. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes retrouvés à étudier ces effets sur une série devenue culte qui fête ses 30 ans cet automne, Friends.
À l’inverse des personnages de roman dont on peut lire les pensées grâce au narrateur, les personnages n’existent que par ce qu’ils font et disent. C’est par la répétition d’actions et de répliques qu’un personnage va être associé avec certains traits de personnalité. Ainsi, Phoebe Buffay, dans Friends, peut être qualifiée de militante parce qu’elle va répéter qu’elle est végétarienne, intervenir pour défendre des animaux, ou questionner certains aspects consuméristes des autres personnages. En examinant la façon dont les actions et les dialogues d’un personnage se répètent tout à au long d’une série, il est possible d’identifier différents types de répétitions, avec différents rôles dans la construction d’un personnage et de stéréotypes associés.
Le premier type de répétition est le plus simple : la reproduction. Il se retrouve notamment dans les dialogues, avec une mention rapide d’un seul trait de caractère, souvent par le biais de blagues ou de remarques désinvoltes. Par exemple, le végétarisme de Phoebe est régulièrement utilisé de façon un peu ridicule ou gênante, afin de susciter le rire chez le spectateur, comme dans cette scène de la saison 1 dans laquelle Phoebe chantonne une de ses créations approximatives, en brodant sur le fait qu’elle se tient éloignée des produits d’origine animale. La répétition de ce trait dans plusieurs scènes installe progressivement l’idée que le fait d’être végétarien est quelque chose d’étrange et de ridicule.
Le second type de répétition est la superposition, qui associe ensemble deux traits de personnalité par le biais d’une blague. Dans le cas de Phoebe, son végétarisme est associé à une forme d’anti-patriotisme – quand elle refuse de manger de la dinde pour Thanksgiving. Quant à son engagement en faveur de l’environnement, on apprend qu’il a été nourri par l’idéal de son père, « chirurgien pour arbre » qui n’est en fait qu’un mensonge inventé par sa grand-mère.
Ces scènes superposent les engagements environnementaux de Phoebe avec des traits de personnalité présentés comme négatifs – naïveté ou antipatriotisme. Ces associations négatives avec un personnage écologiste sont répétées au fil des épisodes, inscrivant ces associations dans les stéréotypes potentiels liés aux écologistes.
Le troisième type de répétition repose sur un mécanisme d’évolution. Ces scènes permettent de répéter un trait de personnalité en le modifiant légèrement à chaque fois. Ainsi, au fil du temps, les personnages évoluent… et les stéréotypes associés également. Phoebe est d’abord une fervente défenseuse du développement durable, mais elle adopte progressivement des comportements de consommation ordinaires, comme faire ses courses dans des magasins grand public ou manger de la viande. Cette évolution fait évoluer les stéréotypes qui lui sont associés, temporisant peu à peu les traits qui la rendent trop « hors normes ».
L’association progressive de ces trois types de répétitions permet de donner corps à des personnages plus nuancés, plus complexes mais aussi plus réalistes, donnant ainsi vie aux stéréotypes qui se greffent à chaque étape. Ces stéréotypes sont aussi progressivement associés entre eux au fil de la série, formant des groupes plus complexes de représentations qui peuvent évoluer de façon positive, ou négative, selon la tournure que prend le personnage. Ainsi, que ce soit volontaire ou non, le personnage de Phoebe, par exemple, influence la perception qu’ont les téléspectateurs des consommateurs durables comme étant excentriques ou déviants. Cette image peut avoir des répercussions dans le monde réel, car il est plus difficile pour les comportements durables d’être perçus comme normaux ou souhaitables.
D’ailleurs, certains showrunners utilisent déjà consciemment cette dimension politique et sociale de la série télévisée pour faire bouger les lignes sur les questions de représentations des minorités, par exemple. Les productions de la showrunneuse Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, How to Get away with Murder, les Chroniques de Bridgerton) en sont un exemple criant.
Très engagée sur les questions de représentations des minorités, le travail de Shonda Rhimes s’ancre sur le long terme. Dans Grey’s Anatomy, les premières saisons se déroulent un milieu où les postes importants sont exclusivement occupés par des hommes, en grande majorité blancs, dont le rapport aux femmes est questionnable ; les dernières saisons voient les femmes de toutes origines prendre peu à peu ces postes d’importances. Avec Scandal et How to Get away with Murder, la showrunneuse a également créé des rôles principaux exigeants pour les actrices noires. Enfin, avec la saison 3 des Chroniques de Bridgerton, elle s’efforce de construire de nouvelles représentations pour plusieurs types de minorités sous-représentées au cinéma, avec des rôles pour des acteurs et actrices noirs ou asiatiques, pour des femmes rondes et petites, et même un personnage végétarien dont les convictions ne sont pas tournées en dérision par le personnage principal.
Les séries sont donc des outils puissants qui servent à former des personnages attachants – via des attitudes et des propos réitérés et parfois évolutifs – mais qui peuvent aussi façonner nos représentations. Ces outils narratifs sont une source d’inspiration pour les marques et les professionnels qui souhaitent promouvoir des messages positifs de transformation de la société. Et en tant que spectateur, la prochaine fois que vous regarderez une série, faites attention aux indices subtils qui façonnent les personnages, de leurs tenues à leur humour. Vous pourriez être surpris par l’image qu’ils composent.
Sophie Raynaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.11.2024 à 17:20
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Le budget de la culture se limite-t-il aux 13 milliards d’euros souvent évoqués ? Le ministère de la Culture n’est en effet pas le seul à participer : les autres ministères et les collectivités territoriales la financent également de leur côté.
Au moment où les enjeux budgétaires semblent cruciaux pour l’avenir de la France, une tentative de mise en perspective des dépenses culturelles publiques, très critiquées ces derniers mois, semble utile.
Quiconque affirmerait pouvoir indiquer le chiffre exact des dépenses culturelles publiques en France prendrait un bien grand risque. D’une part, les dépenses dans les ministères et collectivités territoriales sont le fait de nombreux services qui ne relèvent pas tous de la culture stricto sensu. On y retrouve la culture et le patrimoine, certes, mais également la jeunesse, les loisirs, le tourisme, parfois les sports, aujourd’hui le numérique et même la transition écologique.
D’autre part, la définition de la culture varie énormément à l’intérieur même des politiques publiques et des pratiques à caractère culturel ne sont pas comptabilisées. Aussi, si les chiffres utilisés ici pour 2023 (produits par le Département des études, de la prospective et de la statistique et l’Observatoire des politiques culturelles) indiquent une tendance claire, leur précision varie selon les sources parfois de 200 à 300 millions d’euros.
Cependant, ces précautions étant prises, l’analyse des statistiques disponibles permet quand même de relativiser une première idée répandue. L’État a-t-il perdu sa place de premier financeur de la culture au profit des collectivités territoriales ? En réalité, cette idée se base sur l’analyse des dépenses du seul ministère de la Culture. Or, il faut commencer par dire qu’en dépit de son nom, ce ministère n’est pas le seul à dépenser pour la culture au niveau étatique. Mieux encore, la somme des dépenses culturelles des autres ministères dépasse celle du ministère de la Culture lui-même.
Ainsi en 2023, quand ce dernier dépensait 4,6 milliards, la somme des dépenses des autres ministères s’élevait à 4,8 milliards, soit 9,4 milliards d’euros au total. Au premier rang des financeurs, l’Éducation nationale dépense 2,9 milliards en 2023, « ce qui renvoie principalement aux rémunérations des professeurs d’art dans l’enseignement primaire et secondaire, public et privé, ainsi qu’à celles des délégués académiques à l’action culturelle et des agents de la mission des archives » rapporte Guy Saez, politologue. Les autres ministères assurent donc pour 6,5 milliards de dépenses à caractère culturel, pour de grands équipements (par exemple, le musée de la Marine et celui de l’Air et de l’Espace sont sous tutelle du ministère des Armées) et des patrimoines. Mais certaines dépenses vont également à l’action culturelle, voire à un soutien (rare) à la création par financement de projets.
Sur cette base on peut questionner l’idée du désengagement de l’État dans le secteur culturel et la baisse des subventions. Si l’idée d’une baisse constante des budgets pour la culture persiste, il est intéressant de constater que la somme du budget pour la culture de tous les ministères est passée de 8 milliards d’euros en 2019 à 9,4 milliards en 2023, soit une hausse de 18 % en 5 ans. Le budget du ministère a néanmoins connu une première baisse en 2024, qui doit se poursuivre en 2025, pour atteindre 3,71 milliards. Il sera alors intéressant de voir d’un côté l’arbitrage entre dépense de fonctionnement, d’investissement ou de soutien à la création au ministère de la Culture, mais aussi comment les enjeux budgétaires des autres ministères se répercuteront sur leurs dépenses culturelles.
Cependant, si l’on s’en tient au seul ministère de la Culture, il est juste de dire aujourd’hui que les collectivités territoriales sont devenues un acteur plus important que lui. Si le ministère de la Culture dépense 4,6 milliards, les collectivités territoriales dépensent près du double, soit 9,4 milliards. À l’intérieur des collectivités territoriales, le « bloc local », qui comprend les communes et les intercommunalités, représente 81 % des dépenses culturelles. Au sein de ce bloc, la part des dépenses des intercommunalités est constamment en hausse ces dix dernières années. Les départements et régions abondent à hauteur de 1,8 md d’euros, de manière assez stable, mais avec des variations importantes d’une région à l’autre.
À ces chiffres de dépenses culturelles des collectivités territoriales, l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) ajoute depuis 2023, « les dépenses culturelles consignées aux budgets annexes des collectivités et des autres syndicats », soit 510 millions d’euros. L’OPC ajoute ensuite les dépenses culturelles des communes de moins de 3 500 habitants (non prises en compte habituellement) pour une estimation d’un apport supplémentaire de 420 millions. Sur cette base, l’OPC obtient un total des dépenses des collectivités territoriales à 10 364 milliards d’euros. De ce côté aussi, loin de constater une baisse, c’est bien plutôt à une augmentation des dépenses culturelles que nous assistons depuis plusieurs années, malgré un premier ralentissement en 2023.
On le voit ici, nous sommes loin de l’estimation des dépenses culturelles publiques qui additionne habituellement le budget du ministère et celui des collectivités territoriales pour aboutir autour de 13 milliards d’euros. En réalité, nonobstant toutes les imprécisions pointées en début d’article, il semblerait que nous soyons plutôt à 20 milliards d’Euros. Et encore n’avons-nous pas pris en compte ici le budget du ministère de la Culture en faveur de l’audiovisuel public qui s’élève en 2024 à près de 4 milliards d’euros et d’autres dépenses encore (fiscales, loto du patrimoine, etc.). La réalité est que les dépenses publiques en matière culturelle sont bien plus proches des 25 milliards d’euros.
Malgré cette somme, depuis le mois de juin et notamment les déclarations d’Ariane Mnouchkine dans Libération, une sorte de malaise s’exprime concernant le sens de cette dépense publique et notamment les accusations d’entre-soi, voire de sectarisme, portées en direction des milieux culturels.
Il reste que la marge de manœuvre pour des évolutions qualitatives reste faible puisqu’une grande part de ces financements publique relève de dépenses de fonctionnement (34 % du budget du ministère de la Culture va à 80 grands établissements). On notera cependant la disparité des logiques de financements. Ce même budget répond à la fois à des logiques artistiques, aux perspectives éducatives de l’action culturelle, à celles plus économiques ou touristiques des grands musées nationaux, ou encore à des perspectives sociales portées par les territoires et des associations locales motivées par les droits culturels. Au moment où des choix budgétaires semblent nécessaires, les arbitrages passeraient-ils par une analyse plus précise de la réalité des dépenses culturelles ? Un véritable débat sur les contenus des politiques culturelles et les attentes des Français serait-il également nécessaire ?
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.11.2024 à 17:20
Xavier Pavie, Philosophe, Professeur à l'ESSEC, Directeur de programme au Collège International de Philosophie, ESSEC
François Laruelle (1937–2024) s’est éteint le lundi 28 octobre, dans un quasi-anonymat. Un philosophe pourtant majeur dans la pensée française, auteur d’une pensée originale qui se déroule dans une trentaine d’ouvrages. Hommage par Xavier Pavie, philosophe, dont il fut l’élève.
C’est par l’expression de « non-philosophie » que Laruelle trouve sa singularité. Le « non », ici, n’est pas la négation de la philosophie mais cherche à en inventer un autre usage, le seul qui puisse être défini en dehors de sa propre croyance ; une pratique de la philosophie qui ne soit plus fondée et enclose dans la foi philosophique – consistant à être en mesure de penser le monde –, mais qui s’établisse positivement dans les limites de la mise entre parenthèses de cette foi.
Autrement dit, il s’agit d’être capable de penser au-delà de la croyance en la philosophie qui elle seule serait capable de dire et penser le monde. Dit d’une autre manière encore, il s’agit d’ôter la prétention que s’octroie la philosophie sur le monde.
Cette non-philosophie émerge ainsi dans l’espace contemporain, plus précisément dans les années 80, avec François Laruelle, qui cherche à instaurer un geste de déconstruction généralisée à l’ensemble de la tradition philosophique gréco-occidentale. Pour ce faire, il élabore une pensée dont le but est de transformer et de produire de nouveaux textes et objets philosophiques en modifiant les hypothèses de base du travail philosophique.
Comme il le précise, dans un esprit qui n’est pas sans faire écho à Derrida, Deleuze ou Guattari, pour qui « La philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts », la non-philosophie c’est faire « fonctionner autrement que philosophiquement la pensée ». Cette pensée non-philosophique a certes pour conséquence très directe de produire des concepts (vision-en-Un, Un-en-Un, Pensée-en-Un…), mais ceux-ci sont différents des concepts philosophiques car ils sont l’expression d’une libre théorie, non-philosophique de la philosophie ».
L’approche critique de la non-philosophie envers la philosophie et son aspect peu académique dans la pratique a eu pour conséquence d’attirer des inimitiés et de déranger ceux qui considèrent la philosophie comme un contenu ou une discipline traitant de certains thèmes, Deleuze aurait même dit de Laruelle qu’il le trouvait « barré », c’est dire. C’est que François Laruelle a en effet reproché à la philosophie d’apparaître comme une discipline répétitive et monotone, prévisible et suffisante qui ne s’occupe de nouveaux thèmes que pour les penser de façon identique depuis sa « création ». Ainsi dans Philosophie et non-philosophie, il affirme que
« les philosophes se contentent nécessairement de faire fonctionner une machine qu’ils ont trouvée toute montée ».
Par ailleurs, selon lui, la philosophie a un travers majeur qui est sa prétention au Réel (qui diffère radicalement de celui de la philosophie traditionnelle), le connaître, le décrire et réfléchir à son propos. Selon la non-philosophie la philosophie n’aurait jamais connue ce Réel (ni l’homme d’ailleurs), seulement une prétention de le connaître. Cela n’empêche pas que la philosophie fasse sans cesse ce retour au Réel et par conséquent se méprenne en ne faisant qu’un simple retour sur elle-même. Enfin, la non-philosophie cherche à couper le cercle de pensée de la philosophie, pour y inclure un autre mécanisme de pensée. En effet, le projet de la non-philosophie est la volonté de « procéder à une ouverture […] du penser et à l’instauration d’une logique inédite, irréductible au philosopher ».
Parfois absconse, de temps en temps hermétique, la non-philosophie a cherché à disséquer la prétention de la philosophie pour repenser celle-ci. La non-philosophie est une sorte de boîte à outils pour la philosophie, comme d’ailleurs pour d’autres objets, elle permet de distancer son objet, l’ouvrir, le démonter, le critiquer d’une part pour le mettre au grand jour mais aussi le comprendre et également le soigner, le réparer. Cela a pu se faire sur des thèmes aussi variés que le clandestin, l’identité, l’ordinaire, l’innovation. François Laruelle affirme que
« Nous ne sommes plus ici dans le questionnement philosophique ni même dans ses marges, mais dans un autre mode de pensée qui pense sous la condition nécessaire et première du Réel donné sans présupposition et qui n’est pas lui-même un présupposé. »
Ce qu’a réalisé Laruelle c’est de réduire la philosophie à l’état de matériau, c’est-à-dire une matière à travailler et non un dispositif suffisant ; d’autre part cette non-philosophie énonce de nouvelles règles, non positives, non-philosophiques mais réduites de la vision-en-Un (penser le réel sans division ni hiérarchie, en reconnaissant une unité radicale qui dépasse les oppositions traditionnelles de la philosophie), de travail de ce matériau. Autrement dit, il y a une volonté de destitution de la philosophie avec l’élaboration de nouvelles règles permettant justement de la travailler. À titre d’exemple, au lieu de prendre des concepts comme « être », « sujet » ou « pensée » comme des catégories essentielles qui structurent la réalité, la non-philosophie les considère comme des matériaux bruts, des points de départ. Ainsi le concept de « sujet » dans la non-philosophie est dépouillé de son statut transcendantal et réduit à une sorte d’objet de travail. Ce sujet n’est pas au centre d’une expérience philosophique, mais un élément que l’on peut remodeler sans lui donner une autorité absolue.
Le terme « non-philosophique » a évolué récemment vers l’expression de « philosophie non-standard ». Cette évolution terminologique conserve l’essence de la non-philosophie, et l’enjeu pour la « philosophie non-standard » est bien de s’élever de manière différente de la « philosophie standard », c’est-à-dire « la philosophie traditionnelle, celle qui est reçue comme une norme universitaire, lissée comme une tradition scolastique. En fait, avec ses concepts, son vocabulaire, ses expressions, François Laruelle invente en philosophie. Il nous exhorte même à le faire :
« Ne faites pas comme les philosophes, inventez la philosophie ! Changez sa pratique ! Traitez-la expérimentalement comme un matériau quelconque. »
Car pour lui,
« Philosopher n’est pas seulement faire sécession ou scission, être un dissident du monde commun. […] le philosophe descend dans le monde, il ne s’en éloigne que dans l’intention d’y revenir […] La tradition philosophique est une corde à trois brins […]. Par ce qu’il y a l’expérience ordinaire à quitter, le mouvement de la quitter et le mouvement d’y retourner. »
Avec François Laruelle nous approchons de la philosophie, la « vraie », celle qu’il condamne et qui l’a obligé à prendre appui sur la non-philosophie ou la philosophie non standard, mais n’est-ce pas pour mieux la retrouver ? Pendant de nombreuses décennies, le philosophe français n’a eu de cesse de nettoyer la philosophie de ses oripeaux, de ses commentateurs, de ses détournements. Il nous laisse cette proposition de philosophie non standard comme un testament.
Charge à nous philosophes de nous le réapproprier, et ainsi de ne pas succomber au travers de la philosophie, de travailler en philosophe, d’œuvrer à la philosophie sans que celle-ci nous aveugle par sa prétention. La philosophie non standard est là comme un guide à garder près de nous, c’est en quoi elle est d’ailleurs à aborder tel un exercice spirituel pour soi, comme pour la philosophie, c’est l’utiliser comme un véhicule qui permet le mouvement de la pensée et des concepts, qui permet à la fois le décollage et l’arrachement de la pensée standard.
Xavier Pavie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.11.2024 à 18:46
Patricia Victorin, professeure des universités en langue et littérature médiévales, Université Bretagne Sud (UBS)
Malgré de nombreux obstacles, les rappeuses antillaises, pour l’heure peu visibles et peu reconnues, travaillent à s’imposer dans le rap français, explorant et détournant les richesses de la musique et de la langue créoles.
Les Antilles françaises vivent encore en situation de diglossie : le français et le créole y sont dotés d’une fonction et d’un statut distincts. Et si la langue créole a sa place dans la littérature et la musique, le rap antillais, a fortiori féminin, occupe encore une place très marginale.
Les Antilles, par leur histoire et leur géographie, sont un véritable laboratoire humain, linguistique, musical, littéraire, un haut lieu de cette « créolisation » qu’Edouard Glissant définit comme un « métissage imprévisible ».
À lire aussi : Les femmes dans le rap sont-elles enfin Validées ?
Tandis que les femmes ont conquis le rap à l’international, les artistes antillaises expérimentent différentes formules linguistiques : certaines optent pour le français ou le créole, d’autres entrelacent les deux ou choisissent l’espagnol ou l’anglais étasunien.
Il s’agit pour elles de désinsulariser la parole, tout en conservant son identité caribéenne. Se rejoue symboliquement la singularité du rap, qui oscille entre musique « cryptique » et ouverture à un public élargi, parole contestataire et geste commercial.
Bien loin du « doudouisme » littéraire que pourfendait Suzanne Césaire en décrétant la « mort de la littérature doudou. Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvilliers », les rappeuses antillaises empruntent une voie émancipatrice dans un flow qui percute, en réintroduisant parfois de la suavité et du « siwo » (sirop).
Le rap est par définition un genre sexiste : se l’approprier, quand on est une femme, revient à renverser les codes de la masculinité et les discours de domination. Dans le cas du rap antillais, les femmes se réapproprient aussi certains codes du zouk love (des chansons d’amour caractérisées par un rythme lent).
Le rap caribéen au féminin, en laboratoire du féminisme, propose un contre-discours. À cet égard, l’Hexagone est à la fois vu comme un espace à conquérir pour ces femmes qui ne veulent plus être invisibilisées et une Babylone polysémique renvoyant au pouvoir ; Babylone est aussi le nom donné par les jeunes des Antilles à la police et plus globalement à l’État. Les rappeuses antillaises disent toutes le désir de reconnaissance et la volonté de sortir de l’ombre ; ainsi Méryl, la Martiniquaise, nommée dans la catégorie des « révélations féminines » aux Victoires de la Musique 2024, a d’abord été prête-plume avant d’écrire et chanter en son nom.
Elle s’empare de nombreux sujets sociaux : le frigo vide, l’esclavage, mais aussi d’un sujet tabou, avec Rachelle Allison, dans « ma Petite », l’inceste et la pédophilie. Face au silence de plomb, elles invitent les enfants à parler (« palé ich mwen »). La présence de l’enfant auprès des chanteuses évoque tantôt la sororité protectrice, tantôt la maternité.
Dans son opus « Yo fâché » (« Je suis fâchée »), la Tchad s’impose avec ses punchlines et son flow ; elle évoque une « fanm matado » (femme matador) singulière aux cheveux roses, très féminine qui porte une petite fille sur ses épaules, métaphore d’un futur au féminin.
Dans « Diss men », La Tchad mêle anglais et créole antillais pour régler ses comptes avec la domination masculine : elle y évoque le refus des femmes guadeloupéennes d’être des objets sexuels. Entre ultraféminité et effacement des frontières féminin/masculin, ces artistes incarnent le rap féminin dans toute sa diversité.
La plupart du temps, dans les clips de rap, les corps féminins sont filmés comme des objets. C’est là une des caractéristiques du « male gaze », concept théorisé par la cinéaste Laura Mulvey en 1975. Dans les clips des rappeurs, les femmes sont le plus souvent cantonnées à un rôle passif.
À l’opposé de ce male gaze, il s’agit pour les féministes de construire un female gaze, un « regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour pousser son expérience », selon la critique de cinéma Iris Brey.
Les clips des rappeuses sont à ce titre paradoxaux. Certaines adoptent les codes du « male gaze » : la rappeuse « prend la place » du rappeur, mimant la domination masculine. D’autres, comme le souligne Célia Sauvage, docteure en études cinématographiques, initient un « détournement de l’image hypersexualisée des femmes, cette fois-ci non au service de la misogynie mais au service de l’empowerment féminin, qui redéfinit la politique du regard, des corps (principalement noirs) et les critères de beauté dominants contre l’objectivation du “male gaze”. »
Dans le clip de Sista Sonny « Rien », les femmes dansent, twerkent, mais ne sont pas soumises au regard masculin ; elles occupent le centre de l’écran. Les fesses occupent un rôle de premier plan en tant qu’objet de désir mais sont aussi des emblèmes féminins contestataires face aux dominations. Enfin, certaines métonymies du corps (« chatte » et « fesses ») deviennent les porte-drapeaux du désir et du plaisir féminin
Dans le clip « Tic » de Maureen qui a accompagné le défilé de la maison Mugler en 2021, les femmes s’émancipent par la danse. Loin d’objectiver les femmes, l’artiste affirme que c’est une façon de se « libérer, d’être (s)oi-même, de (s)e sentir bien ». Les femmes contrôlent et se réapproprient leur image, maîtresses de leur sensualité, au centre de l’attention. Elles prennent conscience d’elles-mêmes et se soutiennent ; on peut parler d’émancipation et d’empowerment féminin dans la réinvention de la fanm matado ou de la fanm doubout
L’usage du créole, au côté du français et d’autres langues, souligne la dimension émancipatrice d’une musique qui cherche sa place tout contre le rap féminin francophone et franco-français, mais aussi le rap américain, en une sorte de réinvention des codes esthétiques et linguistiques.
Le rap caribéen au féminin est bien « un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs » pour reprendre la formule de Glissant à propos de la créolisation musicale.
Dans cette confluence des influences qui mêle zouk, reggaeton, R’n’B, hip-hop, dembow venu de la Jamaïque, on assiste aussi à une alliance du Nord et du Sud. Sans oublier l’influence plus strictement caribéenne du bouyon soca qui opère la fusion de musique bouyon de la Dominique et de musique soca de Trinité-et-Tobago. Quant au shatta, il est né en Martinique, dans le quartier de Volga-Plage à Fort-de-France. Cindy Stawz, rappeuse originaire de la Guadeloupe, mêle rap, gospel et soul dans un univers harmonieux qui fait éclater les frontières génériques et linguistiques.
Pour ces rappeuses, il s’agit aussi de se réapproprier le bien connu zouk love, son rythme lent, ses lieux communs, ses textes sirupeux sur l’amour et dans le même temps d’en finir avec le doudouisme, les illusions, la soumission du féminin.
À cet égard, ce sous-genre aussi populaire que décrié devient le lieu privilégié d’une réflexion sur la parole amoureuse renouvelée dans le rap. Dans l’opus T-Stone ft La Rose « Fwisoné » le duo mêle esthétique du zouk love et du rap, la parole amoureuse et l’expression du désir – un duo qui rappelle celui de Jocelyne Beroard et Philipppe Lavil, « Kolé séré » qui entrelaçait le française et le créole
La chanteuse Méryl rend hommage à « La vi dous kon siwo » (1986) de Jocelyn Beroard, figure féminine emblématique du groupe Kassav’, dans un remix inspiré par le rap étasunien des années 1980. Il s’agit de redonner ses lettres de noblesse au zouk, « le roi sans couronne » et de réactualiser par la transformation ces musiques qui ont si ce n’est bercé l’enfance des rappeuses, au moins celle de leurs parents.
Dans un clip ZABOKA x FANM STAB RMX ft Shannon x Dj Tutuss, Maurane Voyer fait de la couleur rose la signature féminine. Le rose associé à la petite fille ou la femme soumise se pi(g) mente pour devenir drapeau de l’empowerment féministe.
Le créole est à la fois langue d’émancipation et de traverse, qui a conquis ses lettres de noblesse littéraires. Le rap antillais renoue avec la « parole de nuit », celle du conteur qui assemblait autrefois son auditoire sans souci de se soumettre au bon usage de la langue et l’entraîne dans ses virtuosités langagières, son flow. Le créole du rap, c’est une langue libérée des contraintes, une langue « mosaïque » qui accueille et fait fusionner d’autres langues. Dans « Dembow Martinica », Méryl recrée une mosaïque langagière qui finit par fusionner en une Babel revisitée créole martiniquais, français, anglais, espagnol sud-américain.
Ainsi les figures féminines sont-elles d’excellentes passeuses de la langue vernaculaire, véhiculaire et maternelle qu’est le créole. Une langue plus vivante que jamais témoigne de sa capacité à se renouveler, se réactualiser dans le rap et devient, de langue maternelle qu’il était autrefois, la langue d’une nouvelle sororité entre les rappeuses, à la manière des français dialectaux face au latin, langue du savoir et du pouvoir.
Cet article a été corédigé avec Mathilde Lucken, étudiante à Sciences Po Rennes, autrice de l’ouvrage « Mémoires de femmes », paru en 2023.
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29.10.2024 à 16:31
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Chez Hérodote comme chez Ovide, sous différentes formes, on retrouve l’idée d’une dépendance totale des corps féminins, mis à disposition d’hommes libres et puissants. Des fantasmes morbides qui continuent de travailler l’imaginaire collectif.
L’historien grec Hérodote consacre une partie de son livre sur l’Égypte à la momification, caractéristique, s’il en est, de la civilisation pharaonique qui paraît obsédée par la mort et la résurrection. Contrairement aux Grecs qui brûlaient les cadavres sur des bûchers funèbres, les anciens Égyptiens cherchaient à conserver dans le meilleur état possible les dépouilles des défunts pour leur permettre, selon leurs croyances, d’accéder à l’Au-delà où ils renaîtraient pour la vie éternelle. Ils étaient passés maîtres dans l’art d’embaumer les corps.
Mais dans son évocation des anciens rites funéraires égyptiens, Hérodote insère une surprenante information qu’on ne trouve nulle part ailleurs :
« Les épouses des gens de qualité, après leur mort, ne sont pas livrées sur-le-champ aux embaumeurs, pas plus que les femmes très belles et d’une grande renommée ; on ne les leur confie qu’au bout de trois ou quatre jours. On veut éviter que les embaumeurs n’abusent de ces femmes ; car on en a pris un, paraît-il, à violer le cadavre d’une femme qui venait de mourir » (Hérodote, Histoires II, 89).
On soupçonne une invention d’Hérodote ; un fantasme de nécrophilie que pourrait trahir l’absence de condamnation de sa part. D’autant plus que la lecture du passage produit aussitôt des images mentales : un scénario mettant en scène un immonde embaumeur faisant l’amour avec un beau cadavre.
Hérodote a peut-être été inspiré par le mythe d’Isis qui a pu servir de déclencheur du fantasme nécrophile. La déesse égyptienne reconstitue le corps dépecé de son époux Osiris. Elle réunit les membres qu’elle lie les uns aux autres au moyen de bandelettes de lin, réalisant ainsi la toute première momie. Puis, réveillant son mari, elle s’unit à lui le temps de tomber enceinte d’Horus, le fils qui deviendra le roi légitime de l’Égypte. La momie, corps conservé ou reconstitué, suggère la possibilité d’un érotisme au-delà de la mort.
Le romancier finlandais Mika Waltari, s’inspirant de l’historien antique, reprendra ce thème nécrophile, de manière ironique dans Sinouhé l’Égyptien (1945) : il imagine une femme, donnée pour morte, ramenée à la vie lors du viol de son cadavre par un prêtre embaumeur.
Un deuxième cas apparaît encore dans l’œuvre d’Hérodote, mais en Grèce cette fois : Périandre, tyran de Corinthe, est accusé d’avoir fait l’amour avec Mélissa, sa femme, qui venait de mourir. L’auteur évoque la scène par une métaphore : Périandre a « mis les pains dans le fourneau déjà refroidi » (Hérodote, Histoires, V, 92). La nécrophilie constitue ici un abus sexuel sur un corps inerte et impuissant, totalement dominé par son agresseur.
On retrouve ce même fantasme dans des œuvres modernes montrant le suicide de Cléopâtre dont se dégage un érotisme nécrophile. En 1874, Jean-André Rixens peint le corps nu de la reine morte, très désirable selon les canons de la beauté du moment. Mais son épiderme, livide, paraît déjà passablement refroidi. Le cadavre est censé exciter le désir du spectateur auquel il est livré sans défense.
Le bondage est un fantasme qui rejoint la nécrophilie, dans la mesure où le corps de la victime est soumis aux caprices de celui qui l’exploite sexuellement. La captive prend la place de la défunte. Des cordes ou des chaînes sont utilisées pour créer un scénario de contrainte susceptible de produire une forte émotion sexuelle. Ainsi, Hérodote imagine des prostituées babyloniennes attachées par la tête et exposées dans la cour d’un temple qui leur servait de bordel (Hérodote, Histoires, I, 199).
On retrouve ces chaînes dans le mythe d’Andromède. La pauvre fille fut victime de la folle prétention de sa mère, la reine d’Ethiopie Cassiopée, qui avait osé affirmer qu’elle était aussi belle qu’une divinité marine, provoquant la colère de Poséidon. Pour se venger d’une telle arrogance, le dieu des mers envoya une monstrueuse baleine détruire l’Éthiopie. Afin que cesse le massacre, Cassiopée devait offrir sa fille en pâture au monstre.
La jeune vierge est alors enchaînée à un rocher, sur le rivage où elle attend, impuissante, son terrible bourreau. C’est alors que surgit, in extremis, le héros Persée qui heureusement passait par là. Le poète latin Ovide se plaît à décrire la scène, à travers le regard de Persée, spectateur voyeur. Il contemple la jeune fille attachée sous ses yeux (Ovide, Métamorphoses IV, 663-773).
Une brise légère lui soulève les cheveux laissant apercevoir ses yeux remplis de larmes. Quand Persée s’approche, la vierge timide se sent horriblement gênée. Si seulement elle n’était pas enchaînée, écrit Ovide, elle se couvrirait aussitôt le visage de ses mains. Mais elle ne peut pas bouger. Elle est totalement prisonnière de ses chaînes qui livrent son intimité aux regards du héros et, par la même occasion, du lecteur. Ses pleurs redoublent, tandis que Persée est très excité par la scène.
Ovide joue sur les mots : le héros aimerait bien remplacer la chaîne qui relie la jeune fille au rocher par une autre chaîne la reliant à lui. Ovide parle des liens du mariage ; mais on a bien compris que Persée, pris de désir, souhaite avant tout posséder la jeune vierge qui ne peut se mouvoir.
Une scène du film La momie d’Alex Kurtzman réunit bien ces deux fantasmes que sont le bondage et la nécrophilie. La princesse égyptienne Ahmanet, incarnée par l’actrice Sofia Boutella, réveillée après 3 000 ans de sommeil dans son tombeau, se trouve entravée de lourdes chaînes dans un laboratoire dont elle va cependant réussir à s’échapper.
Mais revenons à Ovide. On remarque que le poète compare Andromède à une statue : la jeune fille est immobile, à part le vent léger qui fait onduler sa chevelure. Le fantasme du bondage rejoint ici l’agalmatophilie, c’est-à-dire l’attrait sexuel pour des corps factices, des sculptures, des mannequins ou des poupées.
C’est un rêve de mise à disposition et de dépendance totale de la femme face à l’homme libre et puissant. La femme rêvée est alors vue comme une poupée, excitante et muette, suivant un idéal féminin qu’on pourrait résumer ainsi : « Sois belle, soumets-toi et tais-toi ». Cette idée jette un pont entre Andromède et un autre mythe : celui de Pygmalion, inventeur de la première poupée sexuelle.
Il y avait à Chypre, il y a bien longtemps, un sculpteur nommé Pygmalion qui détestait les femmes de son pays, beaucoup trop libres à son goût : toutes des putains ou des sorcières, se disait-il. Fort de ce constat, il prend la ferme décision de rester pour toujours célibataire.
Il se met alors à concevoir un remarquable projet : réaliser une sculpture de la femme idéale, taillée « dans l’ivoire blanc comme la neige », écrit Ovide (Métamorphoses, X, 243-297).
Une blancheur symbolisant la pureté de l’objet auquel le sculpteur donne les formes pulpeuses d’Aphrodite. En conséquence, il est très excité par l’œuvre qu’il a lui-même créée. Il la caresse, lui donne des baisers, la serre dans ses bras. Il la revêt aussi de bijoux et lui passe une chaîne en or autour du cou. Une chaîne serpentiforme, dont la symbolique phallique paraît évidente.
Puis il la couche dans son lit et là, impossible d’aller plus loin ! Ah, comme il serait heureux, s’il lui était possible d’épouser une femme aussi parfaite à ses yeux, c’est-à-dire aussi belle et taciturne.
Par chance, la déesse Aphrodite l’a entendu : elle va exaucer sa prière. Alors que Pygmalion embrasse à nouveau sa belle statue, il la sent soudain se réchauffer. Elle prend vie, devenant une femme en chair et en os qu’il va pouvoir posséder réellement. Pygmalion remercie la déesse en lui consacrant des offrandes. Puis il épouse la merveilleuse créature de son rêve devenu réalité. Comme elle a la peau totalement blanche, il la nomme Galatée (« Laiteuse »).
Le mythe de Pygmalion fait du sculpteur l’amant de sa propre création, une femme autoproduite. Il nous montre aussi ce qu’était une épouse idéale aux yeux des Grecs et des Romains : un être passif d’une grande beauté qui subit sans broncher les caresses qu’on lui impose. Un jouet que l’on manipule et possède à sa guise.
Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques », paru aux éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.