LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

09.07.2025 à 16:16

Quelle place pour la musique francophone à l’ère du streaming ?

Marianne Lumeau, Maître de conférences en économie numérique, de la culture et des médias, Université de Rennes

François Moreau, Professeur d'économie de la culture et du numérique, Université Sorbonne Paris Nord

Jordana Viotto, Lecturer, University of Edinburgh

Samuel Coavoux, Assistant Professor in Sociology, ENSAE ParisTech

Les algorithmes de recommandations des plates-formes de streaming traitent-ils différemment les musiques francophones ? Existe-t-il un biais algorithmique en défaveur des contenus en français ?
Texte intégral (1775 mots)

Les algorithmes de recommandations des plates-formes de streaming traitent-ils différemment les musiques francophones ? Existe-t-il un biais algorithmique en défaveur des contenus francophones, français ou québécois ? Au contraire, les contenus produits aux États-Unis ou en langue anglaise sont-ils favorisés ? Dans quelle mesure les utilisateurs adoptent-ils des stratégies de découverte différentes pour les titres musicaux francophones ?


A côté de la radio, le streaming musical est aujourd’hui un mode d’accès à la musique dominant. Par conséquent, la majorité des revenus de la musique enregistrée est aujourd’hui issue de son exploitation sur les plates-formes de streaming, particulièrement grâce aux abonnements. Ces plates-formes ont introduit un nouveau modèle d’affaires : alors que dans le monde physique seul l’acte d’achat compte, chaque écoute d’un titre est désormais comptabilisée. Par ailleurs, elles proposent aux consommateurs des catalogues de plus de cent millions de titres, ainsi que des mécanismes pour pouvoir les guider face à ces ensembles gigantesques et faciliter la découverte : playlists éditorialisées, recommandations algorithmiques, etc.

Dans ce contexte, les gouvernements et acteurs de la filière musicale de certaines petites économies (dont la France et le Québec) ont fait part de leurs craintes quant à la découvrabilité des contenus locaux : ces derniers seraient moins facilement découvrables que les contenus d’une grande économie, États-Unis d’Amérique en tête. Cela conduit à s’interroger sur les façons dont les contenus francophones sont traités par les auditrices et des auditeurs et par les plates-formes de streaming, notamment via leurs systèmes de guidage des écoutes.

Pour répondre à ces questions, nous avons réalisé, avec une équipe de chercheurs, une étude qualitative, basée sur la conduite de 37 entretiens en France et au Québec auprès d’abonnés de plates-formes de streaming musical, ainsi qu’une étude quantitative consistant à auditer expérimentalement un algorithme de recommandations de Spotify.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Usage non dominant des systèmes de recommandation

L’enquête qualitative menée par les sociologues Jean-Samuel Beuscart et Romuald Jamet montre qu’il existe des spécificités dans l’écoute de la musique francophone chez les Français et les Québécois (on la sollicite moins lors de tâches demandant de la concentration), mais pas en termes de découverte. La découverte musicale dépend de l’appétence des usagers pour cette pratique, et non de l’origine géographique ou de la langue des titres.

Pour découvrir ou redécouvrir des titres, ils peuvent avoir recours aux systèmes de guidage des plates-formes, mais pas de manière exclusive ou dominante : ces pratiques de découverte s’encastrent dans un panel de pratiques habituelles et socialement ancrées reposant principalement sur la découverte par les pairs et la radio.

Des recommandations en fonction des goûts des usagers

Les résultats de l’expérimentation indiquent que les recommandations produites par l’algorithme de Spotify tendent à respecter les préférences des individus : plus ils consomment de titres locaux et plus l’algorithme leur en recommande.

Par ailleurs, il n’existe pas de biais algorithmique en défaveur des titres produits en France ou au Québec, en comparaison des titres américains. En revanche, les titres francophones sont moins recommandés par l’algorithme que les titres en langue anglaise. L’étude révèle toutefois que ces biais en défaveur des titres francophones sont de faible ampleur.


À lire aussi : Adolescence : Comment se forment les goûts musicaux


La réécoute favorise les biais algorithmiques

Cependant, lorsque les usagers choisissent de suivre systématiquement les recommandations faites par l’algorithme, l’ampleur des biais linguistiques en défaveur des titres francophones augmente largement au cours du temps et de forts biais géographiques apparaissent à l’encontre des titres produits en France ou au Québec. Un utilisateur fictif français ou québécois se fiant entièrement aux algorithmes finirait par voir ses préférences largement déformées : la part de chansons française ou québécoise décroît très fortement au profit de chansons états-uniennes en anglais. Ce phénomène ne se produit pas avec la même force pour un utilisateur fictif états-unien.

Cette hypothèse d’utilisateurs centrés uniquement sur l’écoute de titres recommandés, faisant fi de leurs préférences musicales initiales, ne correspond pas aux comportements observés actuellement : sur les plates-formes de streaming musical, la part des écoutes issues de recommandations algorithmiques est encore faible (30 % en moyenne). Il s’agit surtout de situation où l’exposition musicale est subie et/ou inattentive, comme lorsque l’on travaille, ou encore dans des lieux publics (café, etc.).

Comment le streaming a mangé la musique ?

Des résultats à surveiller

Notons que les résultats obtenus sont situés dans le temps. Les comportements d’écoute et de découverte, incluant davantage d’écoutes guidées par exemple, ainsi que des recommandations produites par l’algorithme peuvent évoluer. Ces dernières dépendent des usages qui viennent le nourrir, mais également du paramétrage par la plate-forme. La recherche de rentabilité semble passer pour certaines plates-formes par une réduction des coûts via des contrats proposant une meilleure exposition de certains contenus en échange de rémunérations plus faibles, la création de faux artistes utilisés pour compléter les playlists à côté de titres à succès, ou encore le recours à des titres créés par l’IA. Dans ces deux derniers cas, un souci d’économie d’échelle pourrait amener les plates-formes multinationales et/ou leurs fournisseurs de contenus à privilégier des titres en langue anglaise.

Notre étude débouche sur quatre recommandations.

D’abord, il est nécessaire de mesurer régulièrement si les contenus locaux sont traités différemment par les auditeurs et les plates-formes dans les processus de découverte de nouveautés musicales.

Ensuite, il convient de mettre en place des procédures pour de telles mesures : analyse de données macroéconomiques des parts de marché des titres locaux et réalisation de tests d’existence des potentiels biais. Ces tests pourraient être réalisés par les plates-formes de streaming (a minima sur les outils de guidage les plus utilisés) qui, en parallèle, devraient mettre à disposition des chercheurs et des institutions indépendantes (par exemple l’ARCOM en France ou le CRTC au Canada), via une procédure simplifiée, des données pour vérifier l’existence de biais.

Transparence et personnalisation des systèmes de guidage

La troisième recommandation porte sur la transparence des algorithmes par les plates-formes. Les consommateurs doivent pouvoir comprendre simplement comment fonctionnent les algorithmes qu’ils utilisent (ou souhaitent utiliser). C’est particulièrement vrai dans un contexte où le type de contenus recommandés par les plates-formes de streaming n’est pas contraint et dépend uniquement de leur volonté et de leurs intérêts économiques (pouvant être mêlés à ceux de certains acteurs dominants via notamment des liens contractuels et capitalistiques). Dans un souci d’autonomie de choix, les individus devraient également pouvoir personnaliser certains paramètres (comme l’origine géographique ou la langue).

Soutien à la diversité des mécanismes de découverte

La quatrième recommandation porte sur le fait d’encourager la diversité. Au sein des plates-formes de streaming, les systèmes de découverte éditorialisées et algorithmiques doivent varier selon différents critères pour limiter les potentiels biais sur des filières locales. Un soutien à la découverte via d’autres canaux que les recommandations des plates-formes de streaming doit également être valorisé. Dans un monde où la radio reste un canal de découverte central, elle doit continuer à être soutenue et poussée à la promotion de la diversité linguistique et la protection des contenus culturels locaux. La comparaison France/Québec indique également la nécessité de favoriser la diversité des expressions musicales au Québec (moins riche qu’en France), notamment en soutenant l’amont de la filière.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Marianne Lumeau a reçu des financements du ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.

François Moreau a participé à un projet financé par le ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.

Jordana Viotto a participé a un projet sur la découvrabilité des contenus numériques financé par le ministère de la culture français et le ministère de la culture et de la communication québécois.

Samuel Coavoux a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (projet RECORDS, ANR-2019-CE38-0013).

PDF

07.07.2025 à 19:37

Le genre en archéologie : un retard français difficile à justifier

Caroline Trémeaud, Chargée de recherche Service archéologique des Ardennes, UMR 8215 Trajectoires, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Le genre est longtemps resté absent de l’archéologie française. Une analyse des causes multiples de cette marginalisation scientifique.
Texte intégral (2399 mots)

La notion de genre a commencé à émerger en archéologie à la fin des années 1970, dans les pays nordiques et anglo-saxons. Sa conceptualisation théorique se concrétise à partir des années 1990 avec une multiplication des monographies sur cette question, tant en Europe qu’outre-Atlantique. Or, la recherche française en archéologie, notamment en pré- et protohistoire, ne s’est pas du tout intéressée aux problématiques de genre et ne les a pas intégrées à ses recherches. Pourquoi ?


La première moitié du XXe siècle voit apparaître les prémices des réflexions sur la notion de « rôles sexuels » dans les sciences humaines et sociales, avec notamment les travaux de l’anthropologue américaine Margaret Mead. A la fin des années 1950, Simone de Beauvoir marque une étape avec la distinction entre la femelle et la femme, et son célèbre : « On ne naît pas femme, on le devient ».

A partir des années 1970, avec la montée des mouvements féministes, les sciences humaines et sociales s’emparent de la question des femmes. Entre 1970 et 1990, on assiste à une véritable conceptualisation du genre : sa distinction avec le sexe, sa définition comme un système de différenciation, mais aussi de domination. La terminologie est mise en place et le genre apparaît comme une discipline à part entière au sein des sciences humaines et sociales.

Parallèlement, le genre émerge également en archéologie dès la fin des années 1970, dans un premier temps en Préhistoire, où les problématiques liées à l’interprétation des structures sociales étaient très présentes. Les pays nordiques et le monde anglo-saxon s’emparent du sujet au travers de plusieurs séminaires et publications visant à redonner une place aux femmes comme sujet d’étude, et à gommer les biais androcentriques (qui consistent à envisager le monde d'un point de vue masculin). Les problématiques de genre en archéologie sont définitivement ancrées au début des années 1990 comme un champ de recherche à part entière.

Mais l’archéologie française est restée à l’écart de ce phénomène. Cette constatation est récurrente et soulignée par de nombreux chercheurs sur le genre. Il faut attendre le milieu des années 2010 pour que les premiers ouvrages sur ce sujet soient publiés en France.

Le phénomène est d’autant plus curieux que dans les autres disciplines des sciences humaines et sociales, la recherche française n’est pas absente des problématiques de genre : elle s’y est généralement intéressée dans une chronologie similaire à celle du monde anglo-saxon. Comment expliquer donc cette absence en archéologie ?

Une terminologie problématique en France ?

Le problème de légitimité du terme même de « genre », souvent souligné pour les sciences sociales, est à envisager. En effet, la recherche d’occurrences dans les publications fait clairement ressortir l’absence de l’expression « archéologie du genre » mais aussi la présence d’une autre terminologie : « histoire des femmes », « place des femmes ».

Ce problème de vocabulaire pourrait être lié à la polysémie même du terme de genre, qui est souvent évoquée pour expliquer sa moindre utilisation : le mot renvoie au genre grammatical ou au genre des naturalistes (mâle-femelle), voire à la catégorisation en littérature. Ce problème n’est pas propre à l’archéologie, et s’est traduit dans les sciences sociales françaises avec trois appellations successives depuis les années 1970 : « Études sur les femmes », « Études féministes » et, enfin, « Études sur le genre ».

Les mêmes hésitations ou réticences à utiliser le terme genre ont été à l’œuvre en archéologiques mais une trentaine d’années plus tard, dans les années 2010, lorsque les premières thèses sur le sujet sont réalisées. Ainsi, en 2009, le travail doctoral de Chloé Belard a commencé sous l’appellation : « Les femmes en Champagne pendant l’âge du fer et la notion de genre en archéologie funéraire (dernier tiers du VIe – IIIe siècle av. J.-C.) ». Lors de sa publication en 2017, son titre était devenu : « Pour une archéologie du genre, les femmes en Champagne à l’âge du Fer ». De la simple notion, une véritable revendication du terme (et du travail qui en découle) apparaît alors.

La question du vocabulaire reste cependant insuffisante pour expliquer l’absence de recherche sur cette problématique en archéologie. En effet, bien que son usage soit polémique, les problématiques sont apparues dans d’autres disciplines. Alors, pourquoi des études sur la place des femmes, ou les rapports sociaux de sexe n’ont pas émergé en archéologie française, en Pré – et Protohistoire dès les années 1990 ?


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Une discipline peu adaptée ?

L’hypothèse d’une discipline d’où les femmes (chercheuses) seraient absentes, ce qui n’aurait pas permis de prendre le train du genre en marche, n’est pas recevable : les Françaises archéologues n’étaient ni moins nombreuses, ni moins impliquées que dans d’autres pays.

Une hypothèse propre aux particularités de la discipline archéologique (des données trop fragmentaires, trop ponctuelles) pourrait être proposée. Néanmoins, pourquoi cette limite serait-elle propre à la recherche française ? Le monde anglo-saxon a au contraire développé les recherches sur le genre en archéologie.

L’archéologie française est peut-être restée plus longtemps dans une approche « processualiste » de l’archéologie, plus rattachée à l’étude des cultures matérielles, objective et cartésienne des données ; se tenant alors plus éloignée d’une archéologie théorique et de l’archéologie « post-processualiste », alors que cette dernière prenait son essor dans le monde anglo-saxon, facilitant l’émergence des études de genre.

Entre un manque d’institutionnalisation, les difficultés du terme à s’imposer jusque dans les années 2000 et des données à priori peu adaptée à cette problématique, l’absence de genre en archéologie pré – et protohistorique apparaît comme multifactorielle. Aucune hypothèse explicative ne semble suffisante pour justifier cette lacune ? D’autant qu’en archéologie, en France, des questions sur la place des femmes se sont posées lors de certaines fouilles…

Le cas de la Dame de Vix

En février 1953, dans le nord de la Côte d’Or, à Vix, est découverte une sépulture princière de la fin du VIe s. av. J.-C., comportant notamment un torque en or de plus de 400g et un cratère en bronze d’une capacité de 1 100 l. L’absence d’arme lance un vif débat : cela ouvre la possibilité qu’il puisse s’agir d’une tombe féminine.

En archéologie, une tombe masculine particulièrement riche soulève peu de questions d’interprétation : il s’agit probablement d’un personnage dirigeant. Mais s’il s’agit d’une femme, sa richesse n’est que rarement interprétée comme une marque de son propre pouvoir, mais comme le signe qu’elle est liée à un homme puissant (son mari, son père ou son frère…) On pourrait imaginer que le principe du rasoir d’Ockham s’appliquerait : pour une tombe très riche, avec tous les marqueurs de pouvoirs, peu importe le sexe ou le genre de la personne, l’hypothèse d’un personnage dirigeant doit être discutée. Mais ce n’est pas le cas.

Pendant un demi-siècle, articles scientifiques et de recherches vont essayer de répondre à la question : qui est la Dame de Vix ?

Représentation féminine sur une monnaie gauloise, IIe siècle av J.-C.
Représentation féminine sur une monnaie gauloise, IIe siècle av J.-C. Musée de Bretagne, Rennes, CC BY

Les hypothèses vont se succéder : religieuse, travestissement, situation de régence… En 2002, on suppose même qu’elle devait être extrêmement laide, ce qui lui aurait permis d’avoir une forme de pouvoir spirituel ou religieux, une position sociale prééminente qui expliquerait sa richesse. Il aura fallu des études ADN (récemment confirmée par la réouverture des fouilles) pour que son sexe ne soit plus remis en question : il s’agit bien d’une femme.

L’aspect le plus étonnant n’est pas tant dans la démultiplication des stéréotypes ou le biais hétéronormatif que souligne cette littérature, mais dans une sorte d’aporie : durant ces 50 ans de débats autour de la Dame de Vix, jamais une réflexion plus globale sur la place des femmes ou sur les rapports sociaux de sexe dans ces sociétés ne sera posée. L’analyse reste au niveau anecdotique, sur un cas particulier.

De l’occultation du genre à l’effet de mode

Depuis le milieu des années 2010, les choses s’améliorent. Le dynamisme des études de genre en archéologie est désormais bien visible, que ce soit à travers la multiplication des publications, des travaux universitaires ou encore des journées d’étude. Cette évolution positive permet une visibilité accrue, des échanges renforcés et stimulés.

Il ne manque désormais qu’une reconnaissance de cette spécialité au travers d’une institutionnalisation universitaire avec l’intégration concrète du genre dans les formations et la création de postes spécialisés.

Ces deux dimensions manquent cruellement. En effet, le genre est devenu le mot-clé des institutions pour promouvoir l’égalité. Aussi bénéfique qu’elle soit, cette reconnaissance est à double tranchant. Sans une approche théorique et méthodologique sérieuse, faire du genre en archéologie revient presque à appliquer les mêmes stéréotypes que ceux dénoncés. Le genre est un réel outil que l’archéologie doit s’approprier : il paraît aujourd’hui plus que nécessaire de le définir, le redéfinir et expliquer son pouvoir heuristique, pour éviter les dérives interprétatives et abus théoriques.

La légitimation du genre en archéologie semble acquise. Désormais, l’archéologie se doit de dépasser l’engouement et produire une archéologie du genre rigoureuse.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Caroline Trémeaud a reçu des financements de l'Institut Emilie du Châtelet, sous la forme d'une allocation doctorale finançant cette recherche.

PDF

04.07.2025 à 18:27

Pourquoi dit-on autant « du coup » ? Le langage d’une époque heurtée

Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia

« Du coup » : le béquille verbale qui dit beaucoup de notre société.
Texte intégral (1695 mots)
Limbo Hu / Unsplash, CC BY

On l’entend partout. « Du coup » ponctue les conversations, s’invite dans les salles de classe, les plateaux de télévision, les pauses café. Tic de langage pour les uns, symptôme d’époque pour d’autres, cette locution adverbiale s’est imposée comme un élément récurrent du français oral contemporain. Peut-on voir dans cette prolifération un simple effet de mode, ou faut-il y lire le reflet d’une société heurtée, en quête de cohérence dans un monde désordonné ?


L’expression « du coup » connaît depuis deux décennies une explosion d’usage documentée par les linguistes. Lotfi Abouda est l’un d’entre eux. En 2022, il a publié une étude basée sur l’exploration d’un corpus oral d’environ 1,3 million de mots. Il constate une transformation quantitative spectaculaire : alors que seulement 5 occurrences du connecteur « du coup » apparaissent entre 1968 et 1971, on en dénombre 141 dans les données collectées depuis 2010.

Cette spécificité hexagonale est si marquée que d’autres communautés francophones l’utilisent comme détecteur d’origine géographique : au Québec, elle permet d’identifier immédiatement un locuteur français (tout comme l’expression « une fois » trahit instantanément un Belge). Par ailleurs, dans un corpus de 120 heures d’enregistrements analysé, sur 614 occurrences identifiées, 67 % sont produites par des locuteurs appartenant à la tranche d’âge 15-25 ans. Le phénomène semble donc générationnel.

Mécanismes et fonctions du tic langagier

En linguistique, le terme « tic de langage » est considéré comme péjoratif par les spécialistes qui préfèrent parler de « marqueurs de discours ». Julie Neveux, maîtresse de conférences à la Sorbonne, explique que ces expressions fonctionnent comme des « mots béquilles » qui « remplissent un vide » et sur lesquels « on s’appuie quand on cherche quelque chose à dire ». L’expression « du coup » connaît un processus de « pragmaticalisation » : d’expression consécutive, elle devient marqueur méta-discursif, servant à relier des segments de discours de façon plus ou moins motivée. Dans 82 % des cas, elle apparaît en position frontale dans l’énoncé, agissant davantage comme amorce de parole que comme véritable lien logique.

Le linguiste Roman Jakobson a théorisé cette fonction sous le terme de « fonction phatique » : ces mots ne servent pas à communiquer un message informatif, mais à maintenir le contact entre locuteur et destinataire, comme le « allô » au téléphone. « Du coup » remplit cette fonction de maintien du lien conversationnel, permettant de structurer la pensée, d’attirer l’attention et de meubler les silences potentiellement embarrassants.

Utiliser les marqueurs de son époque

Le sociologue Erving Goffman a développé une analyse des interactions comme « cérémonies en miniature ». Dans son concept de face-work (travail de figuration), il montre comment nos relations intersubjectives constituent un processus d’élaboration conjoint de la face, cette « valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement ».

L’expression « du coup » s’inscrit dans ce que Goffman appelle « l’idiome rituel » : ce vocabulaire du comportement qui transmet une image de soi conforme aux attentes sociales. En utilisant les marqueurs de son époque, le locuteur signale son appartenance au groupe social et évite les « fausses notes » qui pourraient compromettre l’interaction. « Du coup » permet de sauver la face, d’éviter le silence, de montrer qu’on maîtrise les codes implicites du dialogue. Il est un marqueur de coprésence, de continuité de l’échange.

Les « tics de langage » fonctionnent d’ailleurs souvent comme des marqueurs d’appartenance à un groupe sociologique ou générationnel. La génération qui emploie massivement « du coup » souligne inconsciemment son inscription dans l’époque contemporaine.

Le marqueur d’une époque heurtée

L’expression « du coup » trouve racine dans un mot prolixe en français : « coup ». Coup de foudre, coup dur, coup de théâtre, coup bas, tout à coup, coup de stress, coup de fatigue, coup de blues… Le lexème convoque systématiquement l’idée de choc, de rupture, d’événement imprévu. Cette prolifération du champ sémantique du « coup » dans la langue française contemporaine mérite analyse sociologique.

Le « coup » évoque la brutalité, la soudaineté, l’impact inattendu. Dans une société où l’accélération du temps social et la « modernité liquide » créent un sentiment d’instabilité permanente, cette sémantique du choc pourrait refléter l’expérience subjective d’une génération « heurtée » par les événements. « Du coup » résonne avec l’état d’un monde contemporain marqué par l’imprévisibilité, la discontinuité, la multiplication des « coups » de la vie, du sort, des événements.

Incertitude contemporaine et fragmentation du sens

La génération qui emploie massivement « du coup » est celle de l’incertitude : précarité professionnelle, flexibilité imposée, carrières en zigzag, information en flux continu, bouleversements technologiques continus. Les travaux sociologiques convergent pour décrire un individu contemporain « pluriel », « livré à ses expériences », évoluant dans un « monde de risques » où les repères traditionnels s’effritent.

Cette insécurité existentielle se traduirait-elle par ce que les linguistes appellent une « insécurité linguistique » ? Les formes de disfluence verbale (telles que “euh”, “hum”, ou “du coup”) ne sont pas de simples « parasites » : elles reflètent une tension émotionnelle ou une hésitation du locuteur, souvent nourries par une incertitude face aux normes ou à la maîtrise du discours, a fortiori dans un monde incertain. Dans ce contexte, « du coup » fonctionnerait comme une stratégie discursive de gestion de l’imprévisible, donnant une illusion de continuité et de conséquence, même quand le lien logique fait défaut (dans 45 % des usages).


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Du non-sens au sens adaptatif

« Du coup » peut être analysé comme une expression au sens flottant, contextuel, presque vide, mais ce « vide » est fonctionnel : il remplit, structure, rassure. Il devient l’indice d’une volonté de relier ce qui a été déconnecté, de remettre du liant dans un discours fragmenté par l’expérience contemporaine de la discontinuité. L’expression est à la fois le signe d’une perte de sens consécutif rigoureux et d’une créativité linguistique adaptative face aux mutations sociales.

« Du coup » pourrait ainsi cristalliser une angoisse civilisationnelle particulière, liée aux transformations sociales, économiques et technologiques que traverse la société française depuis les années 1990. En ponctuant le discours de cette expression, le locuteur contemporain simule la maîtrise des enchaînements logiques dans un monde qui lui échappe largement. L’expression devient progressivement « moins connecteur qu’actualisateur déictique », permettant à l’énoncé de « s’enraciner dans le contexte énonciatif occurrent ».

« Du coup » est bien plus qu’un tic de langage. Il est le miroir d’une époque déstructurée, d’une génération en quête de liens et de sens. Il semble dire le besoin de ré-agencer le monde, fût-ce à coups de remplissage verbal. Le langage, encore une fois, absorbe les tensions de son temps.

Une conclusion, du coup ?

« Du coup » pourrait ainsi être interprété comme l’expression linguistique d’une résistance inconsciente à l’effritement du sens : face à l’incompréhensibilité relative de notre condition contemporaine, nous persistons à maintenir l’apparence d’une maîtrise discursive. Cette stratégie énonciative révèle paradoxalement notre humanité : continuer à parler, c’est affirmer notre capacité à tisser du lien social malgré l’incertitude, à maintenir l’échange même quand la logique nous échappe. En ce sens, « du coup » constitue moins un appauvrissement qu’un symptôme de notre créativité adaptative face aux mutations de la modernité.

The Conversation

Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

03.07.2025 à 16:37

Un tableau à 43 millions d’euros pour le Musée d’Orsay : LVMH champion du mécénat et de l’optimisation fiscale ?

Tanguy Gatay, Doctorant en histoire de l'art, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

En 2023, le groupe LVMH a participé à l’acquisition d’un tableau de Caillebotte par le musée d’Orsay, une opération entre mécénat, communication de luxe, et optimisation fiscale.
Texte intégral (2251 mots)

Le groupe LVMH a participé à l’acquisition par le musée d’Orsay du tableau la Partie de bateau de Gustave Caillebotte. Loin d’être anodine, cette démarche pose la question de l’influence potentielle du mécène sur le musée. Une problématique d’autant plus brûlante que cet argent provient en fait à 90 % des poches du contribuable…


En janvier 2023, le musée d’Orsay a acquis la Partie de bateau, un tableau de Gustave Caillebotte (1848-1894) datant de 1877, reconnu comme une pièce majeure de l’impressionnisme pour son traitement audacieux et dynamique, combiné à l’insouciance de son sujet.

« La Partie » a longtemps été perçue comme mineure dans l’histoire de la peinture, à l’instar du reste de l’œuvre de Caillebotte. L’artiste était passé de mode avant son décès, notamment en raison des sujets traités, tels que le travail manuel ou le monde de l’oisiveté.

Gustave Caillebotte, « Les Raboteurs de parquet », 1875
Gustave Caillebotte, « Les Raboteurs de parquet », 1875. RMN-Grand Palais (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski, CC BY-NC

Ses toiles intéressent désormais musées et collectionneurs fortunés. Très fortunés même, avec des prix qui affolent les institutions. En 2021 le Getty Museum à Los Angeles a acheté le Jeune homme à sa fenêtre pour 53 millions de dollars, pulvérisant le précédent record du peintre établi à 22 millions de dollars pour le Chemin montant lors d’une vente aux enchères chez Christie’s en 2019.

Le tarif de la Partie de bateau est plus raisonnable : 43 millions d’euros. À sa mise en vente, le ministère de la Culture prend la décision de le classer comme trésor national, reconnaissant son caractère exceptionnel. Mais il ne débloque pas un budget à même de pouvoir l’acheter. Il lui interdit cependant de quitter le territoire pendant 30 mois. Ce classement démarre un compte à rebours pour garder la toile en France.

Évidemment, le prix dépasse le budget d’acquisition du Musée d’Orsay. Et pas qu’un peu, puisque ce dernier tourne autour de 3 millions d’euros par an. Pour ne pas voir le chef-d’œuvre s’échapper à nouveau dans une collection privée, comme il le fut depuis le décès de la dernière descendante du peintre, un appel à mécénat est lancé avec une belle carotte : un abattement fiscal de 90 % de son coût.

Le groupe Louis-Vuitton Moët-Hennessy (LVMH) – dont Bernard Arnault est l’actionnaire principal – est déjà mécène du musée d’Orsay, et répond rapidement à l’appel. Fidèle à son habitude, cette acquisition ne se fait pas dans la discrétion, le groupe produit un communiqué de presse au ton inspiré que reprend en partie une dépêche AFP. C’est cette dernière que l’on retrouve dans la presse, avec une absence totale de mention envers le cadeau fait par l’État à LVMH.

Qu’un groupe privé utilise l’achat d’un tableau issu d’une collection publique à des fins de communication interroge en soi. Mais le problème est ailleurs : c’est en réalité le contribuable qui paie l'opération de communication de LVMH (à hauteur de 90 %, en raison des avantages fiscaux accordés au mécénat). Pour l'entreprise, le coût est minime et l'opération assoit son image de « bienfaiteur culturel », tout en ouvrant potentiellement la porte à une influence diffuse du groupe privé au sein du musée - un don génère souvent une dette implicite.

La Fondation Louis Vuitton, « cadeau à la France » ?

L’achat du tableau de Caillebote est le type d’initiative qui est dans les habitudes du groupe LVMH. S’agit-il de dons désintéressés ? Il est possible de s’interroger, du fait du montant de la déduction fiscale et de la régularité avec laquelle surviennent des affaires concernant le faible taux d’imposition de Bernard Arnault (14 %) ; tout en étant assez peu reprises dans la presse. Certains mettent en doute la générosité du mécénat menée par le mastodonte aux 80 milliards d’euros de chiffre d’affaires, pratique décrite comme l’une des nombreuses stratégies d’optimisation fiscale agressive du groupe.

Ainsi, en 2014, lors de la construction de la Fondation Louis Vuitton, grâce à la loi Aillagon de 2003 relative au mécénat, LVMH avait pu éviter 60 % du coût de sa construction en l’évacuant de ses impôts, soit 518 millions d’euros de ristourne. Cette année-là, le coût de la Fondation, « cadeau à la France », selon Bernard Arnault, coûta à lui seul 8 % de la totalité de la niche fiscale, le plus important montant de toutes les niches fiscales réunies, obligeant pour la première fois l’Assemblée nationale à imposer des limites à cette loi.

Si en 2019, suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris, LVMH a déclaré ne pas faire fonctionner ce mécanisme, ce n’est pas par bonté d’âme. Simplement, les plafonds de la firme étaient largement atteints.

Par ailleurs, ce don est le fruit d’une course à l’échalote avec l’éternel rival, Kering, deuxième groupe mondial dans le secteur du luxe, fondé par François Pinault, qui l’a devancé dans la course au prestige de la restauration de la cathédrale.

Pris à son propre piège, LVMH n’a pu que doubler la mise, sans oublier de communiquer abondamment sur l’opération. Il s’est attiré nombre de critiques qui sont allées jusqu’à faire sortir Bernard Arnault de son habituelle réserve : pendant une réunion devant les actionnaires, celui-ci s’est « défendu » en expliquant, face caméra, que dans certains pays, on serait félicité et non critiqué pour un tel acte de générosité.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Le tableau en tournée dans les musées de France

Pour fêter son arrivée dans les collections publiques, telle une star du rock, la Partie de bateau est partie en tournée. Il est exposé tour à tour dans divers musées (une pratique peu commune) afin de le présenter au plus de public possible : d’abord le Musée des Beaux-arts de Lyon, puis celui de Marseille et enfin celui de Nantes. Une étrange idée, dont les donneurs d’ordre sont inconnus, apparaît pour marquer le coup : faire transiter le tableau de ville en ville, d’étape en étape, par bateau, lui faire parcourir les canaux et les fleuves du pays. Après tout, voilà une balade en bateau, quoi de mieux que de la balader en bateau ?

Cela ne se fait jamais. Pour de simples questions de temps, de coûts et de sécurité, les tableaux transitent toujours dans leurs caisses, accompagnés de leurs convoyeurs, par camion et avion afin de ne pas passer trop de temps dans les transports, situation à risque. L’idée de faire traverser plusieurs fois le pays à une toile exceptionnelle chèrement payée, par un moyen de transport lent (il aurait fallu plusieurs semaines) et possiblement submersible, pose la question du capital risque vis-à-vis de la métaphore plate : balade en bateau/se déplace en bateau.

Encore plus curieux, ladite caisse devait, dans le cadre de cette tournée, revêtir un motif particulier - un détail qui éclaire les logiques à l’œuvre dans les coulisses du mécénat.

À partir d’une certaine valeur d’assurance, une œuvre d’art se stocke et se déplace dans une caisse en bois qui la protège. Étanches, isolées, vernies : il en existe pour tous les usages, sur mesures ou en location. En général, assez peu de fantaisies sur leurs apparences, bien au contraire : elles se doivent de rester discrètes, voire anonymes. Certains musées, de ceux qui prêtent beaucoup d’œuvres, font peindre ces caisses de nuances spécifiques, afin de les repérer dans les réserves surchargées.

Toile de maître dans malle de luxe

Pour la balade en bateau que devait effectuer la Partie de bateau, la caisse se devait d’être spécifique pour protéger cette star des cimaises dans sa dangereuse tournée aquatique. Louis Vuitton aurait proposé de faire voyager la toile dans une de ces célèbres malles hors de prix, s’assurant au passage une publicité prestigieuse, en plus de l’opération de communication lourde déjà permise par l’acquisition de l’œuvre.

Si cette fois, les conservateurs du musée ont joué la vitesse et fait partir le tableau en caisse, ce n’était pas là un coup d’essai. En 2018, la laitière de Johannes Vermeer est partie du Rijksmuseum pour rejoindre le Ueno Royal Museum de Tokyo dans une malle siglée.

La malle de tous les superlatifs se devait de transporter dans son périple une œuvre qui n’appartient pas au malletier, mais nous aurions presque pu l’oublier. Ce n’est sans doute pas une coïncidence de la part du groupe de luxe, qui ne se prive jamais de mélanger la réclame au mécénat, brouillant volontairement les frontières en frôlant les limites de la loi, mais pas celles du ridicule.

The Conversation

Tanguy Gatay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

02.07.2025 à 18:38

Le Palais de la découverte menacé de fermeture : quelle place pour la culture scientifique en France ?

Bastien Fayet, Doctorant en géographie - UMR 6590 ESO, Université d’Angers

Le Palais de la découverte, fermé depuis 4 ans, pourrait ne jamais rouvrir. Un symbole fort des fragilités de la culture scientifique en France.
Texte intégral (2419 mots)
La mythique cage de Faraday du Palais de la découverte a permis à des milliers d'enfants de comprendre les principes de la conductivité électrique, en toute sécurité N Krief EPPDCSI, CC BY-ND

Fermé depuis quatre ans, le Palais de la découverte pourrait ne jamais rouvrir ses portes. Cette incertitude dépasse la seule question d’un musée parisien : elle met en lumière les fragilités d’un secteur culturel essentiel mais discret, celui de la culture scientifique.


Une question tient actuellement en haleine les professionnels et amateurs de culture scientifique : le Palais de la découverte va-t-il fermer ? Rouvrir ? Être déplacé ?

Le Palais de la découverte est un musée de culture scientifique. Ce champ d’activité propose des actions de médiation pour mettre en relation la société avec les connaissances scientifiques, grâce à des expositions, des ateliers, des conférences ou d’autres activités à destination des enfants et des adultes. Le Palais de la découverte est sous la tutelle principale du ministère de la Culture et celle, secondaire, de l’Enseignement supérieur, tout comme la Cité des Sciences et de l’Industrie, un autre centre de culture scientifique parisien. Ces deux structures ont d’ailleurs été regroupées dans la même entité administrative, Universcience, en 2009, pour faciliter leur gestion. Le Palais de la découverte est hébergé au sein du Grand Palais, dans l’aile ouest.

En rénovation depuis 4 ans, il devait rouvrir en 2026, avec une exposition temporaire et des événements de préouverture le 11 juin 2025. Cette préouverture a été annulée, sur fond de tension avec le ministère de la Culture, mais aussi avec le directeur du Grand Palais qui souhaiterait voir le Palais de la découverte être déplacé.

Depuis, le directeur d’Universcience, Bruno Maquart, a été limogé par le gouvernement, une pétition des salariés pour sauver le Palais de la découverte a été lancée et plusieurs tribunes de soutien ont été publiées, comme par des institutions scientifiques internationales, le Collège de France et le réseau national de la culture scientifique (AMCSTI). Le 19 juin, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Philippe Baptiste c’est dit favorable au maintien du Palais de la découverte au sein du grand palais, mais le ministère de la Culture, tutelle principale du Palais, ne s’est toujours pas positionné, laissant encore planer une incertitude.

Pour des personnes extérieures à ce champ d’activité, les problèmes du Palais de la découverte peuvent sembler quelque peu parisiano-centrés ou peu importants par rapport à d’autres problématiques actuelles. Et pourtant, la question soulevée est plus globale qu’il n’y paraît.

Un symbole de l’évolution de la culture scientifique

Le Palais de la découverte est né dans le cadre de l’exposition internationale de 1937, d’une idée du peintre André Léveillé et du physicien et homme politique Jean Perrin.

Le Palais de la découverte, depuis 1937 temple de la vulgarisation scientifique.

Le Front Populaire au pouvoir porte les premières grandes politiques culturelles et Perrin voit dans le projet proposé par Léveillé un moyen de rendre la science accessible à tous et de favoriser des vocations. Il disait à propos du Palais de la découverte :

« S’il révélait un seul Faraday, notre effort à tous serait payé plus qu’au centuple ».

Perrin parviendra à pérenniser l’institution au-delà de l’exposition. À cette époque, difficile de parler de culture scientifique et de médiation : il s’agit surtout d’un temple de la science, important pour les scientifiques en période d’institutionnalisation de la recherche et de justification de sa légitimité.

Le Palais va par la suite faire évoluer son fonctionnement pour s’adapter aux changements sociaux. Des actions de médiation plus proches des formes contemporaines apparaissent dans les années 1960, en parallèle du développement du champ de la culture scientifique.

Ainsi, le Palais propose dans ces années des expositions itinérantes - traduisant la volonté d’aller au-delà des murs du musée - des conférences et de l’animation culturelle de clubs de jeunes. Dans les années 1970, les démonstrations et les conférences sont progressivement remplacées par des expériences interactives, et dans les années 1980 les activités pédagogiques avec les écoles, en complément des enseignements scolaires jugés souvent insuffisants, sont fréquentes.

En 1977, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing valide l’aménagement de la Cité des Sciences et de l’Industrie à la Villette. Là où le Palais se veut plus proche des sciences académiques, la Cité est pensée pour faire le lien entre sciences, techniques et savoir-faire industriels. On parlera ainsi de l’électrostatique et des mathématiques dans le premier, par exemple, quand le deuxième proposera une exposition sur la radio.

Expérience démontrant le principe de l'électrostatisme au Palais de la découverte
Expérience démontrant le principe de l'électrostatisme au Palais de la découverte. A Robin EPPDCSI, CC BY-ND

La diversité de la culture scientifique en France

Décentrons le regard de Paris. La culture scientifique est loin de se limiter à la capitale et au Palais de la découverte. Avec l’effervescence des revendications sociales des années 1960, des associations émergent pour diffuser la culture scientifique dans l’ensemble du territoire national.

L’institutionnalisation de ces structures de culture scientifique a lieu dans les années 1980, sous la présidence de François Mitterrand, avec la volonté d’encadrer le travail de médiateur scientifique et de créer des Centres de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (CCSTI) permettant de diffuser cette culture dans l’ensemble du territoire.

Aujourd’hui, les acteurs de la culture scientifique sont marqués par leur grande diversité, si bien qu’il est difficile de les dénombrer. Entre les lieux de médiation centrés sur les sciences techniques ou de la nature, ceux sur le patrimoine, les associations d’éducation populaire, les musées et muséums ou encore les récents festivals, tiers-lieux culturels et médiateurs indépendants - sans parler des collectifs moins institutionnels et des groupements informels d’amateurs passant sous les radars, la culture scientifique est un champ culturel d’une grande diversité.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Culture scientifique et justice sociale : mission impossible

Cette diversité d’acteurs propose des actions de médiation scientifique dans un contexte fort en enjeux sociaux : crises démocratiques et écologiques, désinformation, inégalités d’accès aux métiers et filières d’études scientifiques…L’accès à l’information scientifique est un enjeu de lutte contre les injustices sociales – défini par la philosophe Iris Marion Young comme ce qui constituent des contraintes institutionnelles au développement personnel (oppression), ou à l’auto-détermination (domination).

Mais plusieurs chercheurs français ou internationaux ont étudié l’incapacité de la culture scientifique à répondre aux enjeux de justice sociale qui lui sont attribués. En partie à cause de projets trop descendants, trop courts ou peu adaptés aux publics les plus marginalisés des institutions culturelles.

Le Palais de la découverte est peut-être là encore un symbole de son temps, car plusieurs critiques peuvent lui être adressées, par exemple concernant la sociologie de ces publics plutôt aisés et diplômés, au détriment des groupes sociaux marginalisés. Certes, on trouve davantage de catégories sociales défavorisées dans les musées de sciences que de ceux d’art, mais les populations précaires et racisées restent minoritaires.

Le Palais essayait tout de même de s’améliorer sur cette question, par exemple à travers les « relais du champ social », visant à faciliter la visite de personnes en précarité économique.

Mais les résultats de ce type d’actions inclusives, que l’on retrouve ailleurs en France, sont globalement mitigés. Développer des projets qui répondent réellement aux besoins des publics marginalisés nécessite du temps et des moyens financiers. Or les pouvoirs publics ne semblent pas financer la culture scientifique à la hauteur de ces besoins, d’après les professionnels du secteur. Ce n’est pas uniquement le cas pour les structures nationales mais aussi pour celles locales. Par exemple, Terre des sciences, CCSTI de la région Pays de la Loire, a récemment annoncé la fermeture de son antenne de la ville moyenne de Roche-sur-Yon, ouverte depuis 15 ans, faute de financement suffisant.

La situation du Palais de la découverte n’est donc pas un problème isolé. En tant qu’institution nationale de la culture scientifique, il est le symbole d’une histoire des relations entre les sciences et la société depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. Et à travers la crise actuelle qu’il traverse, la question à poser est peut-être celle de la culture scientifique que nous voulons, partout en France

The Conversation

Bastien Fayet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

02.07.2025 à 18:37

Lego : plus que des jouets, un marché de collection

David Moroz, Associate professor, EM Normandie

Les Lego ne sont pas que des jouets : ils sont devenus de véritables objets de collection, portés par un marché de seconde main particulièrement dynamique.
Texte intégral (2116 mots)

Les Lego ne sont pas uniquement des jouets : ils sont devenus de véritables objets de collection, portés par un marché de seconde main particulièrement dynamique. Qu’est-ce que la marque Lego nous enseigne sur les marchés de collection et sur toutes ses homologues qui cherchent à susciter chez leurs clients le désir de collectionner ?


Depuis quelques années, le groupe Lego ne cesse d’enregistrer des records de vente. En 2024, il enregistre un chiffre d’affaires de près de 10 milliards d’euros, porté par 1 069 magasins dans le monde et 28 000 salariés. Du canard en bois, en 1935, au Millenium Falcon de Star Wars™ en passant par la réplique du Titanic, le groupe n’a cessé de multiplier les thèmes de construction, couvrant un public croissant d’acheteurs.

Si certains thèmes ciblent davantage les enfants, d’autres visent spécifiquement un public adulte, intéressé par le fait de posséder et d’exposer un objet de collection. La marque offre de quoi alimenter l’appétit de chacune de ses communautés de collectionneurs, quel que soit le thème de la collection : Star Wars™, Harry Potter™, Minecraft® ou Super Mario™. En ce sens, elle fait partie des marques, comme Hermès avec ses sacs à main, ayant pour objectif de susciter chez leurs clients l’envie de s’engager dans une collection.

Clients-collectionneurs

Lorsqu’une telle marque arrête la vente d’un produit, les clients-collectionneurs peuvent espérer compléter leur collection sur le marché de l’occasion sur des plateformes de vente en ligne. Pour les passionnés de Lego, la plus connue est BrickLink, acquise par le groupe en 2019.

C’est précisément sur les Lego revendus sur cette plateforme que nous avons conduit une étude. Notre objectif était de comprendre les dynamiques de prix des Lego sur le marché de seconde main ; plus particulièrement déterminer, à la différence des analyses précédemment menées, si l’arrêt de production d’un thème, ou son arrêt anticipé, pouvait avoir un impact sur les prix.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Sur le marché de l’art, à la suite du décès d’un artiste, différents travaux ont relevé ce que l’on nomme, bien sombrement, un « effet de mort ». Le prix d’une œuvre a tendance à augmenter suite au décès de son créateur, voire avec la diminution de son espérance de vie. Ces toutes dernières étapes de la vie d’un artiste fixent de facto une limite à la quantité de ses œuvres en circulation sur le marché et impactent donc la rareté de ces dernières.

Figurine et diversité de pièces

Pour mener cette étude, nous avons collecté les données de 7 585 sets différents, relevant de 107 thèmes différents et représentant 227 920 lots disponibles à la vente. Ces données ont été collectées en 2019, peu de temps avant l’acquisition de BrickLink par le groupe Lego. Par conséquent, ce marché était encore vierge de l’influence d’éventuelles stratégies de l’entreprise ou d’effets d’annonce liés à cette acquisition.

Pour chaque set, nous avons pris en compte plusieurs variables : nombre total de pièces d’un set, thème lego d’appartenance – Star Wars™, Technic, City –, diversité des pièces, présence et nombre de figurines, nombre de lots en vente, nombre d’acheteurs potentiels ayant ajouté le set à leur liste de souhaits. Nous avons examiné les performances historiques des thèmes – croissance annuelle moyenne des prix –, leur statut de production – en vente ou non sur le site du groupe Lego au moment de la collecte des données –, et leur ancienneté – date de la première année de mise en vente par le groupe Lego.

Lego star wars
Depuis son lancement en 1999, la gamme Lego Star Wars™ s’est imposée comme un incontournable pour les collectionneurs. Shutterstock

Nos analyses confirment que le prix d’un set sur le marché de l’occasion est fonction croissante de son nombre de pièces. Elles n’étonneront nullement l’amateur de Lego, appréciant les plaisirs du montage d’un set regorgeant de pièces et avec un temps d’assemblage relativement long. Nous avons également observé, ce que n’évaluaient pas les précédentes analyses, que la diversité des pièces d’un set avait un impact positif sur son prix. Un set de 1 000 pièces peut très bien contenir 50 types de briques différents comme 150. Dans ce dernier cas, il sera jugé plus riche, plus complexe, plus gratifiant à assembler ; ce qui se traduit par un prix plus élevé.

Un type spécifique de pièces a un impact sur le prix d’un set : les figurines. Celles-ci n’ont aucun lien avec la difficulté d’assemblage d’un set et pourtant, leur simple présence suffit à faire grimper le prix d’un set de plus de 40 % en moyenne.

Sets et thèmes rares

Sans surprise et comme sur tout marché de collection, les sets les plus rares – dans le cas de notre étude, ceux les plus fréquemment ajoutés à une liste de souhaits parmi ceux les moins disponibles sur la plateforme – sont aussi les plus chers. Une augmentation de 1 % du ratio demande/offre faisant croître le prix de 0,63 % en moyenne.

Ce qui nous intéressait le plus était l’effet du thème d’appartenance du set, en termes d’ancienneté et de durée de production. Les précédentes études montrent des prix significativement plus élevés pour des sets relevant de certains thèmes, notamment tels que Star Wars™. Nous avons relevé un impact positif du nombre de sets rattachés à un thème. Autrement dit, plus un thème regroupe des sets différents, plus les sets relevant de ce thème sont valorisés.

Lego Angry Birds est une gamme du jeu de construction Lego créée en mars 2016 et stoppée la même année au bout de six sets. Shutterstock

Il existe sur ce marché un effet de mort avec les thèmes dont la production a été arrêtée par le groupe Lego, à l’image du thème The Angry Birds Movie™, arrêté en 2016. En moyenne, les sets relevant de tels thèmes affichent des prix plus élevés de près de 16 % en comparaison de sets appartenant à des thèmes encore en production. Plus le thème arrêté est ancien, plus l’effet de mort est marqué.

Marchés secondaires de collectionneurs

Au-delà de possibilités de stratégies de spéculation, l’analyse du marché des Lego de seconde main offre un éclairage utile aux entreprises qui cherchent à fidéliser une clientèle au travers d’un ou plusieurs projets de collection.

En comprenant mieux les dynamiques de prix des marchés secondaires, ces entreprises peuvent affiner leurs stratégies de lancement ou d’interruption de certaines gammes de produits. De facto maximiser la rentabilité de ces dernières dans le temps. Au-delà des aspects purement mercantiles, il ne faut pas oublier l’intérêt des plateformes de vente en ligne pour le recyclage des produits et donc… un moindre gaspillage de ressources.

Une meilleure compréhension des déterminants de la valeur sur ces plateformes permet aux entreprises d’identifier les caractéristiques les plus valorisées par les consommateurs, de diminuer le risque d’invendus et d’avoir une meilleure empreinte environnementale.

Pour le groupe Lego, il est fort possible que ce dernier point soit une préoccupation majeure. Malgré des efforts substantiels en R&D, l’enseigne n’est pas encore parvenue à arrêter l’usage de certains composants plastiques pour la production de ses fameuses briques. Un bon fonctionnement de ses marchés de seconde main, couplé à la réputation de durabilité de ses briques, est probablement pour le groupe une manière de compenser cet usage du plastique.

The Conversation

David Moroz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF
16 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
Ulyces
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
🌓