04.07.2025 à 18:27
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia
On l’entend partout. « Du coup » ponctue les conversations, s’invite dans les salles de classe, les plateaux de télévision, les pauses café. Tic de langage pour les uns, symptôme d’époque pour d’autres, cette locution adverbiale s’est imposée comme un élément récurrent du français oral contemporain. Peut-on voir dans cette prolifération un simple effet de mode, ou faut-il y lire le reflet d’une société heurtée, en quête de cohérence dans un monde désordonné ?
L’expression « du coup » connaît depuis deux décennies une explosion d’usage documentée par les linguistes. Lotfi Abouda est l’un d’entre eux. En 2022, il a publié une étude basée sur l’exploration d’un corpus oral d’environ 1,3 million de mots. Il constate une transformation quantitative spectaculaire : alors que seulement 5 occurrences du connecteur « du coup » apparaissent entre 1968 et 1971, on en dénombre 141 dans les données collectées depuis 2010.
Cette spécificité hexagonale est si marquée que d’autres communautés francophones l’utilisent comme détecteur d’origine géographique : au Québec, elle permet d’identifier immédiatement un locuteur français (tout comme l’expression « une fois » trahit instantanément un Belge). Par ailleurs, dans un corpus de 120 heures d’enregistrements analysé, sur 614 occurrences identifiées, 67 % sont produites par des locuteurs appartenant à la tranche d’âge 15-25 ans. Le phénomène semble donc générationnel.
En linguistique, le terme « tic de langage » est considéré comme péjoratif par les spécialistes qui préfèrent parler de « marqueurs de discours ». Julie Neveux, maîtresse de conférences à la Sorbonne, explique que ces expressions fonctionnent comme des « mots béquilles » qui « remplissent un vide » et sur lesquels « on s’appuie quand on cherche quelque chose à dire ». L’expression « du coup » connaît un processus de « pragmaticalisation » : d’expression consécutive, elle devient marqueur méta-discursif, servant à relier des segments de discours de façon plus ou moins motivée. Dans 82 % des cas, elle apparaît en position frontale dans l’énoncé, agissant davantage comme amorce de parole que comme véritable lien logique.
Le linguiste Roman Jakobson a théorisé cette fonction sous le terme de « fonction phatique » : ces mots ne servent pas à communiquer un message informatif, mais à maintenir le contact entre locuteur et destinataire, comme le « allô » au téléphone. « Du coup » remplit cette fonction de maintien du lien conversationnel, permettant de structurer la pensée, d’attirer l’attention et de meubler les silences potentiellement embarrassants.
Le sociologue Erving Goffman a développé une analyse des interactions comme « cérémonies en miniature ». Dans son concept de face-work (travail de figuration), il montre comment nos relations intersubjectives constituent un processus d’élaboration conjoint de la face, cette « valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement ».
L’expression « du coup » s’inscrit dans ce que Goffman appelle « l’idiome rituel » : ce vocabulaire du comportement qui transmet une image de soi conforme aux attentes sociales. En utilisant les marqueurs de son époque, le locuteur signale son appartenance au groupe social et évite les « fausses notes » qui pourraient compromettre l’interaction. « Du coup » permet de sauver la face, d’éviter le silence, de montrer qu’on maîtrise les codes implicites du dialogue. Il est un marqueur de coprésence, de continuité de l’échange.
Les « tics de langage » fonctionnent d’ailleurs souvent comme des marqueurs d’appartenance à un groupe sociologique ou générationnel. La génération qui emploie massivement « du coup » souligne inconsciemment son inscription dans l’époque contemporaine.
L’expression « du coup » trouve racine dans un mot prolixe en français : « coup ». Coup de foudre, coup dur, coup de théâtre, coup bas, tout à coup, coup de stress, coup de fatigue, coup de blues… Le lexème convoque systématiquement l’idée de choc, de rupture, d’événement imprévu. Cette prolifération du champ sémantique du « coup » dans la langue française contemporaine mérite analyse sociologique.
Le « coup » évoque la brutalité, la soudaineté, l’impact inattendu. Dans une société où l’accélération du temps social et la « modernité liquide » créent un sentiment d’instabilité permanente, cette sémantique du choc pourrait refléter l’expérience subjective d’une génération « heurtée » par les événements. « Du coup » résonne avec l’état d’un monde contemporain marqué par l’imprévisibilité, la discontinuité, la multiplication des « coups » de la vie, du sort, des événements.
La génération qui emploie massivement « du coup » est celle de l’incertitude : précarité professionnelle, flexibilité imposée, carrières en zigzag, information en flux continu, bouleversements technologiques continus. Les travaux sociologiques convergent pour décrire un individu contemporain « pluriel », « livré à ses expériences », évoluant dans un « monde de risques » où les repères traditionnels s’effritent.
Cette insécurité existentielle se traduirait-elle par ce que les linguistes appellent une « insécurité linguistique » ? Les formes de disfluence verbale (telles que “euh”, “hum”, ou “du coup”) ne sont pas de simples « parasites » : elles reflètent une tension émotionnelle ou une hésitation du locuteur, souvent nourries par une incertitude face aux normes ou à la maîtrise du discours, a fortiori dans un monde incertain. Dans ce contexte, « du coup » fonctionnerait comme une stratégie discursive de gestion de l’imprévisible, donnant une illusion de continuité et de conséquence, même quand le lien logique fait défaut (dans 45 % des usages).
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« Du coup » peut être analysé comme une expression au sens flottant, contextuel, presque vide, mais ce « vide » est fonctionnel : il remplit, structure, rassure. Il devient l’indice d’une volonté de relier ce qui a été déconnecté, de remettre du liant dans un discours fragmenté par l’expérience contemporaine de la discontinuité. L’expression est à la fois le signe d’une perte de sens consécutif rigoureux et d’une créativité linguistique adaptative face aux mutations sociales.
« Du coup » pourrait ainsi cristalliser une angoisse civilisationnelle particulière, liée aux transformations sociales, économiques et technologiques que traverse la société française depuis les années 1990. En ponctuant le discours de cette expression, le locuteur contemporain simule la maîtrise des enchaînements logiques dans un monde qui lui échappe largement. L’expression devient progressivement « moins connecteur qu’actualisateur déictique », permettant à l’énoncé de « s’enraciner dans le contexte énonciatif occurrent ».
« Du coup » est bien plus qu’un tic de langage. Il est le miroir d’une époque déstructurée, d’une génération en quête de liens et de sens. Il semble dire le besoin de ré-agencer le monde, fût-ce à coups de remplissage verbal. Le langage, encore une fois, absorbe les tensions de son temps.
« Du coup » pourrait ainsi être interprété comme l’expression linguistique d’une résistance inconsciente à l’effritement du sens : face à l’incompréhensibilité relative de notre condition contemporaine, nous persistons à maintenir l’apparence d’une maîtrise discursive. Cette stratégie énonciative révèle paradoxalement notre humanité : continuer à parler, c’est affirmer notre capacité à tisser du lien social malgré l’incertitude, à maintenir l’échange même quand la logique nous échappe. En ce sens, « du coup » constitue moins un appauvrissement qu’un symptôme de notre créativité adaptative face aux mutations de la modernité.
Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.07.2025 à 16:37
Tanguy Gatay, Doctorant en histoire de l'art, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le groupe LVMH a participé à l’acquisition par le musée d’Orsay du tableau la Partie de bateau de Gustave Caillebotte. Loin d’être anodine, cette démarche pose la question de l’influence potentielle du mécène sur le musée. Une problématique d’autant plus brûlante que cet argent provient en fait à 90 % des poches du contribuable…
En janvier 2023, le musée d’Orsay a acquis la Partie de bateau, un tableau de Gustave Caillebotte (1848-1894) datant de 1877, reconnu comme une pièce majeure de l’impressionnisme pour son traitement audacieux et dynamique, combiné à l’insouciance de son sujet.
« La Partie » a longtemps été perçue comme mineure dans l’histoire de la peinture, à l’instar du reste de l’œuvre de Caillebotte. L’artiste était passé de mode avant son décès, notamment en raison des sujets traités, tels que le travail manuel ou le monde de l’oisiveté.
Ses toiles intéressent désormais musées et collectionneurs fortunés. Très fortunés même, avec des prix qui affolent les institutions. En 2021 le Getty Museum à Los Angeles a acheté le Jeune homme à sa fenêtre pour 53 millions de dollars, pulvérisant le précédent record du peintre établi à 22 millions de dollars pour le Chemin montant lors d’une vente aux enchères chez Christie’s en 2019.
Le tarif de la Partie de bateau est plus raisonnable : 43 millions d’euros. À sa mise en vente, le ministère de la Culture prend la décision de le classer comme trésor national, reconnaissant son caractère exceptionnel. Mais il ne débloque pas un budget à même de pouvoir l’acheter. Il lui interdit cependant de quitter le territoire pendant 30 mois. Ce classement démarre un compte à rebours pour garder la toile en France.
Évidemment, le prix dépasse le budget d’acquisition du Musée d’Orsay. Et pas qu’un peu, puisque ce dernier tourne autour de 3 millions d’euros par an. Pour ne pas voir le chef-d’œuvre s’échapper à nouveau dans une collection privée, comme il le fut depuis le décès de la dernière descendante du peintre, un appel à mécénat est lancé avec une belle carotte : un abattement fiscal de 90 % de son coût.
Le groupe Louis-Vuitton Moët-Hennessy (LVMH) – dont Bernard Arnault est l’actionnaire principal – est déjà mécène du musée d’Orsay, et répond rapidement à l’appel. Fidèle à son habitude, cette acquisition ne se fait pas dans la discrétion, le groupe produit un communiqué de presse au ton inspiré que reprend en partie une dépêche AFP. C’est cette dernière que l’on retrouve dans la presse, avec une absence totale de mention envers le cadeau fait par l’État à LVMH.
Qu’un groupe privé utilise l’achat d’un tableau issu d’une collection publique à des fins de communication interroge en soi. Mais le problème est ailleurs : c’est en réalité le contribuable qui paie l'opération de communication de LVMH (à hauteur de 90 %, en raison des avantages fiscaux accordés au mécénat). Pour l'entreprise, le coût est minime et l'opération assoit son image de « bienfaiteur culturel », tout en ouvrant potentiellement la porte à une influence diffuse du groupe privé au sein du musée - un don génère souvent une dette implicite.
L’achat du tableau de Caillebote est le type d’initiative qui est dans les habitudes du groupe LVMH. S’agit-il de dons désintéressés ? Il est possible de s’interroger, du fait du montant de la déduction fiscale et de la régularité avec laquelle surviennent des affaires concernant le faible taux d’imposition de Bernard Arnault (14 %) ; tout en étant assez peu reprises dans la presse. Certains mettent en doute la générosité du mécénat menée par le mastodonte aux 80 milliards d’euros de chiffre d’affaires, pratique décrite comme l’une des nombreuses stratégies d’optimisation fiscale agressive du groupe.
Ainsi, en 2014, lors de la construction de la Fondation Louis Vuitton, grâce à la loi Aillagon de 2003 relative au mécénat, LVMH avait pu éviter 60 % du coût de sa construction en l’évacuant de ses impôts, soit 518 millions d’euros de ristourne. Cette année-là, le coût de la Fondation, « cadeau à la France », selon Bernard Arnault, coûta à lui seul 8 % de la totalité de la niche fiscale, le plus important montant de toutes les niches fiscales réunies, obligeant pour la première fois l’Assemblée nationale à imposer des limites à cette loi.
Si en 2019, suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris, LVMH a déclaré ne pas faire fonctionner ce mécanisme, ce n’est pas par bonté d’âme. Simplement, les plafonds de la firme étaient largement atteints.
Par ailleurs, ce don est le fruit d’une course à l’échalote avec l’éternel rival, Kering, deuxième groupe mondial dans le secteur du luxe, fondé par François Pinault, qui l’a devancé dans la course au prestige de la restauration de la cathédrale.
Pris à son propre piège, LVMH n’a pu que doubler la mise, sans oublier de communiquer abondamment sur l’opération. Il s’est attiré nombre de critiques qui sont allées jusqu’à faire sortir Bernard Arnault de son habituelle réserve : pendant une réunion devant les actionnaires, celui-ci s’est « défendu » en expliquant, face caméra, que dans certains pays, on serait félicité et non critiqué pour un tel acte de générosité.
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Pour fêter son arrivée dans les collections publiques, telle une star du rock, la Partie de bateau est partie en tournée. Il est exposé tour à tour dans divers musées (une pratique peu commune) afin de le présenter au plus de public possible : d’abord le Musée des Beaux-arts de Lyon, puis celui de Marseille et enfin celui de Nantes. Une étrange idée, dont les donneurs d’ordre sont inconnus, apparaît pour marquer le coup : faire transiter le tableau de ville en ville, d’étape en étape, par bateau, lui faire parcourir les canaux et les fleuves du pays. Après tout, voilà une balade en bateau, quoi de mieux que de la balader en bateau ?
Cela ne se fait jamais. Pour de simples questions de temps, de coûts et de sécurité, les tableaux transitent toujours dans leurs caisses, accompagnés de leurs convoyeurs, par camion et avion afin de ne pas passer trop de temps dans les transports, situation à risque. L’idée de faire traverser plusieurs fois le pays à une toile exceptionnelle chèrement payée, par un moyen de transport lent (il aurait fallu plusieurs semaines) et possiblement submersible, pose la question du capital risque vis-à-vis de la métaphore plate : balade en bateau/se déplace en bateau.
Encore plus curieux, ladite caisse devait, dans le cadre de cette tournée, revêtir un motif particulier - un détail qui éclaire les logiques à l’œuvre dans les coulisses du mécénat.
À partir d’une certaine valeur d’assurance, une œuvre d’art se stocke et se déplace dans une caisse en bois qui la protège. Étanches, isolées, vernies : il en existe pour tous les usages, sur mesures ou en location. En général, assez peu de fantaisies sur leurs apparences, bien au contraire : elles se doivent de rester discrètes, voire anonymes. Certains musées, de ceux qui prêtent beaucoup d’œuvres, font peindre ces caisses de nuances spécifiques, afin de les repérer dans les réserves surchargées.
Pour la balade en bateau que devait effectuer la Partie de bateau, la caisse se devait d’être spécifique pour protéger cette star des cimaises dans sa dangereuse tournée aquatique. Louis Vuitton aurait proposé de faire voyager la toile dans une de ces célèbres malles hors de prix, s’assurant au passage une publicité prestigieuse, en plus de l’opération de communication lourde déjà permise par l’acquisition de l’œuvre.
Si cette fois, les conservateurs du musée ont joué la vitesse et fait partir le tableau en caisse, ce n’était pas là un coup d’essai. En 2018, la laitière de Johannes Vermeer est partie du Rijksmuseum pour rejoindre le Ueno Royal Museum de Tokyo dans une malle siglée.
La malle de tous les superlatifs se devait de transporter dans son périple une œuvre qui n’appartient pas au malletier, mais nous aurions presque pu l’oublier. Ce n’est sans doute pas une coïncidence de la part du groupe de luxe, qui ne se prive jamais de mélanger la réclame au mécénat, brouillant volontairement les frontières en frôlant les limites de la loi, mais pas celles du ridicule.
Tanguy Gatay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.07.2025 à 18:38
Bastien Fayet, Doctorant en géographie - UMR 6590 ESO, Université d’Angers
Fermé depuis quatre ans, le Palais de la découverte pourrait ne jamais rouvrir ses portes. Cette incertitude dépasse la seule question d’un musée parisien : elle met en lumière les fragilités d’un secteur culturel essentiel mais discret, celui de la culture scientifique.
Une question tient actuellement en haleine les professionnels et amateurs de culture scientifique : le Palais de la découverte va-t-il fermer ? Rouvrir ? Être déplacé ?
Le Palais de la découverte est un musée de culture scientifique. Ce champ d’activité propose des actions de médiation pour mettre en relation la société avec les connaissances scientifiques, grâce à des expositions, des ateliers, des conférences ou d’autres activités à destination des enfants et des adultes. Le Palais de la découverte est sous la tutelle principale du ministère de la Culture et celle, secondaire, de l’Enseignement supérieur, tout comme la Cité des Sciences et de l’Industrie, un autre centre de culture scientifique parisien. Ces deux structures ont d’ailleurs été regroupées dans la même entité administrative, Universcience, en 2009, pour faciliter leur gestion. Le Palais de la découverte est hébergé au sein du Grand Palais, dans l’aile ouest.
En rénovation depuis 4 ans, il devait rouvrir en 2026, avec une exposition temporaire et des événements de préouverture le 11 juin 2025. Cette préouverture a été annulée, sur fond de tension avec le ministère de la Culture, mais aussi avec le directeur du Grand Palais qui souhaiterait voir le Palais de la découverte être déplacé.
Depuis, le directeur d’Universcience, Bruno Maquart, a été limogé par le gouvernement, une pétition des salariés pour sauver le Palais de la découverte a été lancée et plusieurs tribunes de soutien ont été publiées, comme par des institutions scientifiques internationales, le Collège de France et le réseau national de la culture scientifique (AMCSTI). Le 19 juin, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Philippe Baptiste c’est dit favorable au maintien du Palais de la découverte au sein du grand palais, mais le ministère de la Culture, tutelle principale du Palais, ne s’est toujours pas positionné, laissant encore planer une incertitude.
Pour des personnes extérieures à ce champ d’activité, les problèmes du Palais de la découverte peuvent sembler quelque peu parisiano-centrés ou peu importants par rapport à d’autres problématiques actuelles. Et pourtant, la question soulevée est plus globale qu’il n’y paraît.
Le Palais de la découverte est né dans le cadre de l’exposition internationale de 1937, d’une idée du peintre André Léveillé et du physicien et homme politique Jean Perrin.
Le Front Populaire au pouvoir porte les premières grandes politiques culturelles et Perrin voit dans le projet proposé par Léveillé un moyen de rendre la science accessible à tous et de favoriser des vocations. Il disait à propos du Palais de la découverte :
« S’il révélait un seul Faraday, notre effort à tous serait payé plus qu’au centuple ».
Perrin parviendra à pérenniser l’institution au-delà de l’exposition. À cette époque, difficile de parler de culture scientifique et de médiation : il s’agit surtout d’un temple de la science, important pour les scientifiques en période d’institutionnalisation de la recherche et de justification de sa légitimité.
Le Palais va par la suite faire évoluer son fonctionnement pour s’adapter aux changements sociaux. Des actions de médiation plus proches des formes contemporaines apparaissent dans les années 1960, en parallèle du développement du champ de la culture scientifique.
Ainsi, le Palais propose dans ces années des expositions itinérantes - traduisant la volonté d’aller au-delà des murs du musée - des conférences et de l’animation culturelle de clubs de jeunes. Dans les années 1970, les démonstrations et les conférences sont progressivement remplacées par des expériences interactives, et dans les années 1980 les activités pédagogiques avec les écoles, en complément des enseignements scolaires jugés souvent insuffisants, sont fréquentes.
En 1977, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing valide l’aménagement de la Cité des Sciences et de l’Industrie à la Villette. Là où le Palais se veut plus proche des sciences académiques, la Cité est pensée pour faire le lien entre sciences, techniques et savoir-faire industriels. On parlera ainsi de l’électrostatique et des mathématiques dans le premier, par exemple, quand le deuxième proposera une exposition sur la radio.
Décentrons le regard de Paris. La culture scientifique est loin de se limiter à la capitale et au Palais de la découverte. Avec l’effervescence des revendications sociales des années 1960, des associations émergent pour diffuser la culture scientifique dans l’ensemble du territoire national.
L’institutionnalisation de ces structures de culture scientifique a lieu dans les années 1980, sous la présidence de François Mitterrand, avec la volonté d’encadrer le travail de médiateur scientifique et de créer des Centres de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (CCSTI) permettant de diffuser cette culture dans l’ensemble du territoire.
Aujourd’hui, les acteurs de la culture scientifique sont marqués par leur grande diversité, si bien qu’il est difficile de les dénombrer. Entre les lieux de médiation centrés sur les sciences techniques ou de la nature, ceux sur le patrimoine, les associations d’éducation populaire, les musées et muséums ou encore les récents festivals, tiers-lieux culturels et médiateurs indépendants - sans parler des collectifs moins institutionnels et des groupements informels d’amateurs passant sous les radars, la culture scientifique est un champ culturel d’une grande diversité.
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Cette diversité d’acteurs propose des actions de médiation scientifique dans un contexte fort en enjeux sociaux : crises démocratiques et écologiques, désinformation, inégalités d’accès aux métiers et filières d’études scientifiques…L’accès à l’information scientifique est un enjeu de lutte contre les injustices sociales – défini par la philosophe Iris Marion Young comme ce qui constituent des contraintes institutionnelles au développement personnel (oppression), ou à l’auto-détermination (domination).
Mais plusieurs chercheurs français ou internationaux ont étudié l’incapacité de la culture scientifique à répondre aux enjeux de justice sociale qui lui sont attribués. En partie à cause de projets trop descendants, trop courts ou peu adaptés aux publics les plus marginalisés des institutions culturelles.
Le Palais de la découverte est peut-être là encore un symbole de son temps, car plusieurs critiques peuvent lui être adressées, par exemple concernant la sociologie de ces publics plutôt aisés et diplômés, au détriment des groupes sociaux marginalisés. Certes, on trouve davantage de catégories sociales défavorisées dans les musées de sciences que de ceux d’art, mais les populations précaires et racisées restent minoritaires.
Le Palais essayait tout de même de s’améliorer sur cette question, par exemple à travers les « relais du champ social », visant à faciliter la visite de personnes en précarité économique.
Mais les résultats de ce type d’actions inclusives, que l’on retrouve ailleurs en France, sont globalement mitigés. Développer des projets qui répondent réellement aux besoins des publics marginalisés nécessite du temps et des moyens financiers. Or les pouvoirs publics ne semblent pas financer la culture scientifique à la hauteur de ces besoins, d’après les professionnels du secteur. Ce n’est pas uniquement le cas pour les structures nationales mais aussi pour celles locales. Par exemple, Terre des sciences, CCSTI de la région Pays de la Loire, a récemment annoncé la fermeture de son antenne de la ville moyenne de Roche-sur-Yon, ouverte depuis 15 ans, faute de financement suffisant.
La situation du Palais de la découverte n’est donc pas un problème isolé. En tant qu’institution nationale de la culture scientifique, il est le symbole d’une histoire des relations entre les sciences et la société depuis sa création jusqu’à aujourd’hui. Et à travers la crise actuelle qu’il traverse, la question à poser est peut-être celle de la culture scientifique que nous voulons, partout en France
Bastien Fayet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.07.2025 à 18:37
David Moroz, Associate professor, EM Normandie
Les Lego ne sont pas uniquement des jouets : ils sont devenus de véritables objets de collection, portés par un marché de seconde main particulièrement dynamique. Qu’est-ce que la marque Lego nous enseigne sur les marchés de collection et sur toutes ses homologues qui cherchent à susciter chez leurs clients le désir de collectionner ?
Depuis quelques années, le groupe Lego ne cesse d’enregistrer des records de vente. En 2024, il enregistre un chiffre d’affaires de près de 10 milliards d’euros, porté par 1 069 magasins dans le monde et 28 000 salariés. Du canard en bois, en 1935, au Millenium Falcon de Star Wars™ en passant par la réplique du Titanic, le groupe n’a cessé de multiplier les thèmes de construction, couvrant un public croissant d’acheteurs.
Si certains thèmes ciblent davantage les enfants, d’autres visent spécifiquement un public adulte, intéressé par le fait de posséder et d’exposer un objet de collection. La marque offre de quoi alimenter l’appétit de chacune de ses communautés de collectionneurs, quel que soit le thème de la collection : Star Wars™, Harry Potter™, Minecraft® ou Super Mario™. En ce sens, elle fait partie des marques, comme Hermès avec ses sacs à main, ayant pour objectif de susciter chez leurs clients l’envie de s’engager dans une collection.
Lorsqu’une telle marque arrête la vente d’un produit, les clients-collectionneurs peuvent espérer compléter leur collection sur le marché de l’occasion sur des plateformes de vente en ligne. Pour les passionnés de Lego, la plus connue est BrickLink, acquise par le groupe en 2019.
C’est précisément sur les Lego revendus sur cette plateforme que nous avons conduit une étude. Notre objectif était de comprendre les dynamiques de prix des Lego sur le marché de seconde main ; plus particulièrement déterminer, à la différence des analyses précédemment menées, si l’arrêt de production d’un thème, ou son arrêt anticipé, pouvait avoir un impact sur les prix.
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Sur le marché de l’art, à la suite du décès d’un artiste, différents travaux ont relevé ce que l’on nomme, bien sombrement, un « effet de mort ». Le prix d’une œuvre a tendance à augmenter suite au décès de son créateur, voire avec la diminution de son espérance de vie. Ces toutes dernières étapes de la vie d’un artiste fixent de facto une limite à la quantité de ses œuvres en circulation sur le marché et impactent donc la rareté de ces dernières.
Pour mener cette étude, nous avons collecté les données de 7 585 sets différents, relevant de 107 thèmes différents et représentant 227 920 lots disponibles à la vente. Ces données ont été collectées en 2019, peu de temps avant l’acquisition de BrickLink par le groupe Lego. Par conséquent, ce marché était encore vierge de l’influence d’éventuelles stratégies de l’entreprise ou d’effets d’annonce liés à cette acquisition.
Pour chaque set, nous avons pris en compte plusieurs variables : nombre total de pièces d’un set, thème lego d’appartenance – Star Wars™, Technic, City –, diversité des pièces, présence et nombre de figurines, nombre de lots en vente, nombre d’acheteurs potentiels ayant ajouté le set à leur liste de souhaits. Nous avons examiné les performances historiques des thèmes – croissance annuelle moyenne des prix –, leur statut de production – en vente ou non sur le site du groupe Lego au moment de la collecte des données –, et leur ancienneté – date de la première année de mise en vente par le groupe Lego.
Nos analyses confirment que le prix d’un set sur le marché de l’occasion est fonction croissante de son nombre de pièces. Elles n’étonneront nullement l’amateur de Lego, appréciant les plaisirs du montage d’un set regorgeant de pièces et avec un temps d’assemblage relativement long. Nous avons également observé, ce que n’évaluaient pas les précédentes analyses, que la diversité des pièces d’un set avait un impact positif sur son prix. Un set de 1 000 pièces peut très bien contenir 50 types de briques différents comme 150. Dans ce dernier cas, il sera jugé plus riche, plus complexe, plus gratifiant à assembler ; ce qui se traduit par un prix plus élevé.
Un type spécifique de pièces a un impact sur le prix d’un set : les figurines. Celles-ci n’ont aucun lien avec la difficulté d’assemblage d’un set et pourtant, leur simple présence suffit à faire grimper le prix d’un set de plus de 40 % en moyenne.
Sans surprise et comme sur tout marché de collection, les sets les plus rares – dans le cas de notre étude, ceux les plus fréquemment ajoutés à une liste de souhaits parmi ceux les moins disponibles sur la plateforme – sont aussi les plus chers. Une augmentation de 1 % du ratio demande/offre faisant croître le prix de 0,63 % en moyenne.
Ce qui nous intéressait le plus était l’effet du thème d’appartenance du set, en termes d’ancienneté et de durée de production. Les précédentes études montrent des prix significativement plus élevés pour des sets relevant de certains thèmes, notamment tels que Star Wars™. Nous avons relevé un impact positif du nombre de sets rattachés à un thème. Autrement dit, plus un thème regroupe des sets différents, plus les sets relevant de ce thème sont valorisés.
Il existe sur ce marché un effet de mort avec les thèmes dont la production a été arrêtée par le groupe Lego, à l’image du thème The Angry Birds Movie™, arrêté en 2016. En moyenne, les sets relevant de tels thèmes affichent des prix plus élevés de près de 16 % en comparaison de sets appartenant à des thèmes encore en production. Plus le thème arrêté est ancien, plus l’effet de mort est marqué.
Au-delà de possibilités de stratégies de spéculation, l’analyse du marché des Lego de seconde main offre un éclairage utile aux entreprises qui cherchent à fidéliser une clientèle au travers d’un ou plusieurs projets de collection.
En comprenant mieux les dynamiques de prix des marchés secondaires, ces entreprises peuvent affiner leurs stratégies de lancement ou d’interruption de certaines gammes de produits. De facto maximiser la rentabilité de ces dernières dans le temps. Au-delà des aspects purement mercantiles, il ne faut pas oublier l’intérêt des plateformes de vente en ligne pour le recyclage des produits et donc… un moindre gaspillage de ressources.
Une meilleure compréhension des déterminants de la valeur sur ces plateformes permet aux entreprises d’identifier les caractéristiques les plus valorisées par les consommateurs, de diminuer le risque d’invendus et d’avoir une meilleure empreinte environnementale.
Pour le groupe Lego, il est fort possible que ce dernier point soit une préoccupation majeure. Malgré des efforts substantiels en R&D, l’enseigne n’est pas encore parvenue à arrêter l’usage de certains composants plastiques pour la production de ses fameuses briques. Un bon fonctionnement de ses marchés de seconde main, couplé à la réputation de durabilité de ses briques, est probablement pour le groupe une manière de compenser cet usage du plastique.
David Moroz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.06.2025 à 15:01
Mélanie Bourdaa, Professeure en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Bordeaux Montaigne
Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux
À travers Querer et Adolescence, deux miniséries venues d’Espagne et du Royaume-Uni, 2025 aura vu la fiction européenne s’attaquer de front aux violences de genre et aux modèles de masculinité. Au-delà de leurs récits, ces œuvres posent une question cruciale : que peut la fiction pour sensibiliser à ces enjeux, dans les écoles, dans la sphère privée, comme dans l’espace public ?
On entend souvent que les séries influencent celles et ceux qui les regardent. Et généralement cette influence est décrite comme négative : les séries traduiraient et amplifieraient les stéréotypes, les violences, etc. Ce postulat est très éloigné des travaux de recherche. D’une part, ceux-ci démontrent que le public est (inégalement) actif, notamment en créant du discours face à ces imaginaires. D’autre part, les séries ne participent pas qu’à la diffusion de stéréotypes : elles les transforment et les tordent également.
Adolescence est une minisérie britannique de quatre épisodes qui a été diffusée en mars 2025 sur Netflix. Elle suit la mise en accusation pour meurtre (d’une camarade de classe) d’un garçon de 13 ans. Abordant simultanément les questions de masculinité, de féminicide et de l’impact des réseaux sociaux, la série reçoit un fort écho en France et devient le centre d’une discussion sur l’éducation des garçons et le rôle de l’école dans la déconstruction de la masculinité.
Querer est également une minisérie de quatre épisodes, mais tournée et conçue en Espagne. Elle a été diffusée en France en juin 2025 sur Arte. Elle suit Miren, qui porte plainte contre son mari pour viols répétés, après trente ans de mariage. La série met notamment en lumière les réactions et le soutien contrastés des proches, la difficulté de ce type de procès et la normalisation des violences au sein des couples. Diffusée peu après le procès médiatisé de Mazan, la série bénéficie d’un important bouche-à-oreille.
Les séries participent de la mise à l’agenda politique et médiatique de ces questions. C’est d’ailleurs l’un de leurs objectifs assumés. Le réalisateur de Querer, Eduard Sala, a déclaré que la série visait « non seulement à divertir mais aussi à changer le monde ». Le scénariste d’Adolescence, Stephen Graham, a déclaré souhaiter que « la série provoque des dialogues entre les parents et leurs enfants », considérant qu’elle « n’est que le début du débat ».
Querer comme Adolescence sont des dispositifs efficaces pour parler des violences et harcèlements sexistes et sexuels (VHSS) car elles ont su trouver des relais médiatiques importants dans la presse, à la radio et à la télévision.
Mais ce n’est pas tout, si la sensibilisation par les séries se fait, c’est également que le public en parle, notamment le public le plus engagé : les fans. La série devient un levier pour entamer des conversations dans les communautés en ligne, pour sensibiliser à ces questions ou pour partager son expérience et ainsi mettre en lumière les réalités des VHSS.
A contrario, la série peut également provoquer des réactions de cyberviolence et de cyberharcèlement de la part de publics toxiques. Il suffit pour cela de regarder les commentaires des posts Facebook sur la série Querer, où féministes et masculinistes argumentent sur les thèmes de la série. Pour la série Adolescence, les commentaires sur les comptes Instagram de fans mentionnent le besoin de voir la série pour mieux comprendre les adolescents et leur vie privée et sociale.
En juin 2025, s’inspirant d’une mesure prise au Royaume-Uni, la ministre de l’éducation nationale Élisabeth Borne a proposé que la série Adolescence soit utilisée comme support pédagogique à partir de la classe de quatrième. Querer (qui a reçu le grand prix au festival Séries Mania) semble emprunter le même chemin, notamment dans des formations en psychologie ou en criminologie.
Ce n’est pas la première fois que des séries sont mobilisées pour porter un discours de politique publique. En 2017, la série 13 Reasons Why, qui traite du harcèlement allant jusqu’au suicide d’une adolescente, avait bénéficié d’un site ressource avec des dispositifs de prévention et d’un documentaire post-série (Beyond the Reasons).
Utilisée dans des collèges et lycées anglophones avec des guides d’accompagnement pour éducateurs et parents, la série emboîte le pas d’une autre, plus connue encore : Sex Education. Celle-ci est la première teen serie portant aussi explicitement sur les questions de sexualité et de relations amoureuses, dans une approche sex-positive, très tolérante et ayant toujours à cœur la question du consentement. Un guide, « Le petit manuel Sex Education », a été mis à disposition pour des ateliers de prévention et de sensibilisation. Il est utilisé dans certains établissements scolaires. Bref, l’implémentation de séries dans des politiques éducatives ou de prévention : ce n’est pas tout à fait nouveau.
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Mais ne nous trompons pas : les séries, seules, ne constituent pas des supports de sensibilisation autonomes. Encore faut-il penser autour d’elles des dispositifs de médiation.
Les séries sont de plus en plus nombreuses à avertir de scènes de violences et à renvoyer vers des centres d’aide. Par exemple à partir de la saison 2, chaque épisode de 13 Reasons Why commence par un message d’avertissement : « Cet épisode contient des scènes qui peuvent heurter la sensibilité de certains spectateurs. » Un avertissement vidéo avec les acteurs précède également la diffusion : « Si vous êtes concerné par ces sujets, parlez-en à un adulte ou consultez le site 13reasonswhy.info ».
La série Sex Education s’est aussi prêtée à cet exercice : lors d’un épisode montrant une agression sexuelle dans un bus, des ressources officielles ont été diffusées sur les réseaux sociaux de la série et de la BBC, renvoyant notamment vers le centre d’aide britannique aux victimes de viol.
Les séries françaises sont plus discrètes dans l’intégration directe de liens dans les épisodes. Dans Skam, une série Slash/France Télévision qui suit le quotidien d’élèves de lycée, des messages apparaissent avec des liens vers le 3018 (cyberviolences), le 3919 (violences conjugales) ou vers SOS Homophobie à la fin de certains épisodes (notamment dans les saisons 4, 5 et 6, qui traitent respectivement de l’islamophobie, de la santé mentale et des violences contre partenaire intime). Le site Slash propose une page complète « Besoin d’aide », mentionnée dans les dialogues ou dans l’habillage final de la série.
Si sensibiliser aux questions de violences, de discrimination ou de santé mentale semble commencer à faire partie du « cahier des charges » implicite des séries qui abordent ces thématiques, séries et campagnes de sensibilisation publique ne sont pas en concurrence. Les séries résonnent avec le cadre légal de chaque pays de diffusion : la législation contre les violences de genre n’est pas la même en Espagne, en France ou au Royaume-Uni, et sa réception est propre à chaque contexte.
Dans certains cas, séries et politiques publiques peuvent gagner à jumeler leurs discours et leurs actions en matière de prévention et de sensibilisation. L’une des conditions est que les personnes en charge des actions de sensibilisation soient formées.
L’annonce aux agents de l’éducation nationale de l’arrivée d’Adolescence parmi les supports de sensibilisation pose ainsi question. Chez un grand nombre d’enseignants et d’infirmiers scolaires, les séries ne font pas partie de la culture pédagogique en routine. Sans culture commune (on pense notamment à des formations à l’outil sériel), il paraît abrupt de prétendre qu’une série puisse lutter efficacement contre les violences. D’autant plus que la série agit comme un révélateur de la parole, mais aussi des souvenirs – y compris post-traumatiques.
À cet égard, l’outil qu’est la série nécessite un double accompagnement par des encadrants formés à la fois à ce support mais aussi à l’accueil et à l’accompagnement de la parole.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
29.06.2025 à 09:54
Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le monastère Sainte-Catherine du Sinaï (Égypte) est reconnu comme le plus ancien établissement monastique chrétien encore en activité. Une décision rendue fin mai 2025 par la cour d’appel égyptienne fait planer une menace sans précédent sur son avenir.
Édifié en 548 sur ordre de l’empereur byzantin Justinien Ier, au pied du mont Moïse, à 1 570 mètres d’altitude, le monastère Sainte-Catherine occupe une place singulière dans l’histoire religieuse et culturelle de l’humanité. Niché au cœur d’un massif aride et majestueux, ce lieu sacré – également connu sous le nom de monastère de la Transfiguration – a traversé les siècles sans interruption, abritant une communauté chrétienne fidèle à la tradition orthodoxe orientale.
Il constitue un témoignage unique de la continuité du monachisme tardo-antique, tel qu’il s’est développé dans l’Orient méditerranéen à partir des premiers ermites du désert. Ce sanctuaire millénaire, dont les murailles de pierre enferment une exceptionnelle bibliothèque de manuscrits anciens et une collection inestimable d’icônes byzantines, fut dès l’origine un carrefour spirituel, accueillant pèlerins, savants et voyageurs de toutes confessions.
Relevant canoniquement du patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem, cette institution multiséculaire voit aujourd’hui son existence même remise en question. L’arrêt rendu par la cour d’appel égyptienne fin mai 2025 ouvre, en effet, la voie à une possible expropriation de ses terres au profit de l’État, accompagnée de la menace d’expulsion de sa communauté monastique, forte d’une vingtaine de moines, pour la plupart d’origine grecque. Un tel scénario mettrait un terme brutal à une présence spirituelle ininterrompue depuis près de quinze siècles, dans un lieu où la prière, l’hospitalité et la conservation du savoir sacré ont toujours été au cœur de la vocation monastique.
Inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2002, le monastère Sainte-Catherine se trouve ainsi confronté à une érosion préoccupante de son autonomie séculaire. Ce processus, s’il devait se poursuivre, risquerait non seulement d’altérer l’équilibre délicat entre tradition religieuse et souveraineté égyptienne, mais aussi d’effacer une part précieuse de la mémoire vivante du christianisme oriental, conservée au prix d’un isolement assumé et d’une fidélité sans faille à l’esprit du désert.
L’origine de cette crise remonte aux années qui ont suivi la révolution égyptienne de 2011. Sous l’impulsion du gouvernement alors dominé par les Frères musulmans (de juin 2012 à juillet 2013, ndlr), des procédures judiciaires furent engagées afin de contester les droits fonciers du monastère. Ces démarches, révélatrices d’une volonté politique d’affirmer la souveraineté de l’État sur des lieux à forte charge symbolique, ont abouti à la décision récemment rendue, laquelle redéfinit en profondeur les rapports entre la communauté religieuse et les autorités civiles.
Désormais, les moines du monastère Sainte‑Catherine du Sinaï ne sont plus considérés comme propriétaires, mais comme de simples « occupants autorisés », bénéficiant d’un droit d’usage strictement limité à leurs fonctions liturgiques.
Avant la décision juridique de 2025, ils ne disposaient vraisemblablement d’aucun titre de propriété formel : aucune preuve d’enregistrement cadastral ou d’acte notarié ne vient attester d’un droit de propriété légalement établi. Leur présence continue depuis près de mille cinq cents ans constituait toutefois un ancrage patrimonial implicite, reposant sur une forme de légitimité historique, voire coutumière. Le droit égyptien admet, dans certaines circonstances, que l’usage prolongé d’un bien puisse fonder un droit réel d’usage – sans pour autant conférer un droit de pleine propriété ou de disposition. Ce type de tenure, parfois désigné sous le nom de ḥikr, demeure subordonné à la reconnaissance étatique et ne suffit pas, en lui-même, à faire valoir un droit de propriété au sens strict.
La décision de 2025 clarifie ainsi une situation juridique jusque-là ambivalente, en affirmant explicitement la propriété de l’État tout en maintenant un droit d’usage limité pour la communauté monastique.
Selon des sources locales bien informées, cette évolution juridique s’inscrit dans le cadre d’un vaste projet de réaménagement territorial lancé en 2020 sous le nom de « Grande Transfiguration ». L’objectif affiché est de faire de la région de Sainte-Catherine une destination touristique de premier plan, centrée sur le tourisme religieux, écologique et thérapeutique.
Dans cette perspective, la présence monastique, avec ses exigences de retrait, de silence et de stabilité, peut apparaître comme un obstacle à la conversion du site en un pôle d’attraction touristique intégré – avec, à terme, le risque que le monastère ne soit progressivement vidé de sa vocation spirituelle et transformé en musée, rattaché aux logiques d’un patrimoine marchandisé.
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La situation a suscité une vive inquiétude au sein des autorités grecques. Le premier ministre Kyriakos Mitsotakis est intervenu personnellement auprès du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi pour plaider la cause du monastère et de ses moines, soulignant l’importance de préserver l’intégrité spirituelle, historique et culturelle de ce site inestimable, dont la Grèce se considère coresponsable au regard de ses liens ecclésiologiques et historiques avec la communauté des moines orthodoxes du Sinaï.
En réponse à la controverse croissante, la présidence égyptienne a publié, le 30 mai 2025, un communiqué officiel dans lequel elle réaffirme son attachement au respect du statut sacré du monastère. Ce texte vise à contrecarrer les accusations selon lesquelles le projet de la Grande Transfiguration inclurait une évacuation du site ou une remise en cause de la présence monastique. Les autorités égyptiennes insistent sur le fait que l’initiative concerne exclusivement le développement de la ville environnante, sans atteinte directe au monastère.
La ville de Sainte-Catherine, qui s’étend à proximité immédiate du monastère, possède une résonance spirituelle unique. Elle est traditionnellement identifiée comme le lieu où Moïse reçut les Tables de la Loi, et certains y situent également la Transfiguration divine. De ce fait, elle constitue un espace sacré commun aux trois grandes religions monothéistes – judaïsme, christianisme et islam.
L’église dite du Buisson ardent, ou chapelle du Buisson ardent, se trouve au cœur même du monastère Sainte‑Catherine, dans cette même ville au pied du mont Sinaï. Érigée sur le site traditionnel où Moïse aurait entendu la voix divine émanant d’un buisson en feu sans se consumer, elle est intégrée à l’abside orientale de la grande basilique byzantine, construite sous Justinien au VIe siècle. Selon la tradition, cette chapelle abrite encore le buisson vivant, dont les racines affleureraient sous l’autel. Les visiteurs y accèdent depuis l’église principale, en se déchaussant en signe de respect, rappelant le geste de Moïse ôtant ses sandales sur la terre sacrée.
Bien plus qu’un simple lieu commémoratif, cette chapelle demeure le cœur vivant d’une mémoire partagée entre les trois monothéismes et le centre spirituel de la communauté monastique du Sinaï.
Face à la menace qui pèse sur l’intégrité matérielle et spirituelle du monastère Sainte-Catherine du Sinaï, il apparaît opportun d’envisager une médiation internationale sous l’égide de l’Unesco, institution multilatérale investie de la mission de protéger le patrimoine mondial de l’humanité. Le statut du monastère, inscrit depuis 2002 sur la liste du patrimoine mondial en raison de sa valeur universelle exceptionnelle, offre un fondement juridique et symbolique solide pour une telle intervention.
Dans le cadre des instruments juridiques existants – notamment la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel de 1972 –, l’Unesco est habilitée à envoyer une mission d’experts sur place afin d’évaluer l’impact potentiel du projet dit de la « Grande Transfiguration » sur la préservation des valeurs culturelles, religieuses et historiques du site. Une telle mission pourrait formuler des recommandations contraignantes ou incitatives à l’intention des autorités égyptiennes, en vue de concilier les objectifs de développement local avec le respect des engagements internationaux pris par l’Égypte en matière de sauvegarde patrimoniale.
Par ailleurs, l’Unesco pourrait jouer un rôle de médiateur entre l’État égyptien, la communauté monastique, le patriarcat grec orthodoxe de Jérusalem et les autorités grecques, en facilitant la mise en place d’un protocole d’accord qui garantirait le maintien de la vie monastique, la préservation du patrimoine matériel (manuscrits, icônes, bâtiments…) et la reconnaissance du rôle spirituel et historique du monastère. Une telle initiative contribuerait non seulement à désamorcer les tensions actuelles, mais aussi à renforcer la dimension interculturelle et interreligieuse du site, conformément aux objectifs de l’Unesco en matière de dialogue entre les civilisations.
Enfin, si la situation devait empirer, le Comité du patrimoine mondial pourrait envisager l’inscription du monastère sur la liste du patrimoine mondial en péril, mesure exceptionnelle, qui alerterait la communauté internationale sur la gravité de la situation et mobiliserait les moyens diplomatiques et financiers nécessaires à sa sauvegarde.
Par cette voie, il est encore possible de transformer une crise en opportunité : celle de renouveler l’engagement commun des États, des Églises et des institutions internationales en faveur d’un patrimoine spirituel dont la valeur dépasse les frontières nationales, et dont la sauvegarde concerne l’humanité tout entière.
Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.