LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 50 dernières parutions

10.04.2025 à 17:14

France TV, Radio France, INA : pourquoi une réforme de l’audiovisuel public est indispensable

Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas

La réforme de l’audiovisuel public, qui devait être examinée vendredi 11 avril à l’Assemblée, est à nouveau reportée. Elle vise à créer une holding chapeautant France Télévisions, Radio France et l’INA.
Texte intégral (2054 mots)

La réforme de l’audiovisuel public, envisagée depuis des années, et qui devait être examinée vendredi 11 avril par les députés, est reportée, sans calendrier défini. Contesté par l’opposition de gauche et par les syndicats, qui appellent à la grève, ce projet vise à la création d’une holding chapeautant France Télévisions, Radio France et l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Mais la France peut-elle se passer d’une réforme alors que ces entités sont directement concurrencées par les plateformes numériques et les réseaux sociaux ?


La création d’une holding de l’audiovisuel public, réunissant les groupes France Télévisions, Radio France (RF) et l’INA, est de nouveau mise sur la table par la ministre de la culture Rachida Dati. Une question éminemment politique, où chacun joue, depuis des années, la même partition. À droite, la redevance serait trop élevée et sa rentabilité insuffisante – il faudrait fermer une ou deux chaînes. L’extrême droite souhaite une privatisation. De l’autre côté du spectre politique, le rapprochement de ces entreprises n’aurait qu’un seul but : licencier les personnels et réduire les coûts, entraînant de facto la baisse de la qualité des programmes, sonnant la fin de l’intérêt général.

Mais la chanson a vieilli et l’heure est grave. La France a-t-elle les moyens et le temps de tergiverser ?

Un audiovisuel public plébiscité par les Français

Plébiscité par les Français, qui le positionne en tête des audiences : la matinale de France Inter réunit 7,4 millions d’auditeurs tous les matins, 4 millions de téléspectateurs pour le journal télévisé de 20 heures de France 2, le service public est un élément de souveraineté culturelle et de cohésion sociale. Il est aussi un pilier de l’écosystème médiatique audiovisuel.

Les entreprises publiques représentent 54 % du poids total du secteur audiovisuel, avec près de 15 000 salariés et une valeur économique de près de 4,5 milliards d’euros (2023). Partenaire clé du tissu économique de la production audiovisuelle et cinématographique française, France TV investit chaque année près de 480 millions d’euros dans ce secteur.

Mais la réforme s’inscrit cette fois dans un tout autre contexte, celui d’un big bang médiatique où l’intégrité du processus de production de l’information est remise en question.

Un audiovisuel public en concurrence avec les réseaux sociaux

En une génération, les réseaux sociaux ont supplanté les médias traditionnels comme sources principales d’information. Selon le dernier rapport du Reuters Institut (2024), 23 % des 18-25 ans dans le monde s’informent sur TikTok, 62 % des Américains et 47 % des Français s’informent sur les réseaux sociaux, tandis que seulement 1 % des Français de moins de 25 ans achètent un titre de presse.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Aujourd’hui, télévision, presse écrite et radio sont en concurrence directe et indirecte avec les plateformes numériques et les réseaux sociaux. Le transfert de leurs audiences vers YouTube ou Netflix – par exemple – entraîne la baisse de leurs revenus publicitaires, les fragilisant économiquement. En 2030, 66 % des revenus publicitaires iront vers les grandes plateformes.

De surcroît, ce sont 82 % des Français qui ne paient pas pour s’informer.

Or, la gouvernementalité algorithmique qui sous-tend les modèles d’affaires des réseaux sociaux n’est pas neutre. Centrée sur la captation de notre attention, elles créent les conditions de circulation de fausses informations et de polarisation politique, où l’engagement génère du profit et où la haine génère de l’engagement. Cela est largement documenté aujourd’hui : ces modèles sont manipulatoires (Zuboff, 2020 et Chavalarias, 2022). Ils conjuguent une visée commerciale : fournir des services et des publicités personnalisés grâce à une attention accrue (plus d’attention, plus de publicité, plus de profit) à une visée politique : manipuler l’information via leurs algorithmes puissants pour influencer les votes.

Cette « nouvelle » réforme s’inscrit dans un contexte de défiance à l’égard des institutions, de large circulation de fake news et de discours complotistes.

Elle s’inscrit aussi dans un moment de vacillement des modèles d’affaires des médias privés, avec un accès et une distribution de l’information qui passent majoritairement par Internet au détriment de la TNT, neutre, universelle, gratuite. À deux ans de l’élection présidentielle, comment le service public peut-il demeurer un rempart contre l’érosion du débat démocratique ?

Transformation numérique et protection du système d’information

La nécessité de réformer l’audiovisuel public n’est pas propre à la France. En Grèce, en 2013, le gouvernement avait provoqué une onde de choc en supprimant brutalement le pôle ERT ; en Suisse en 2018, la question de l’avenir du service public avait été soumise à la votation. Une proposition rejetée à 71 % mais qui a fait trembler le pays. Début 2020, le gouvernement de Boris Johnson a évoqué le gel de la redevance pour une suppression du service en 2027, alors même que la BBC était considérée comme le modèle à suivre.

En Europe, la directive des services de médias audiovisuels (SMA) stipule l’importance du rôle de la présence de médias privés et publics puissants, considérés comme des instruments essentiels de cohésion sociale et de maintien de nos démocraties. C’est aussi à l’échelle européenne que les médias publics sont reconnus comme un pilier démocratique.

À l’inverse des États-Unis, où l’audiovisuel public est quasi inexistant, tous les pays européens ont misé sur le service public pour garantir un audiovisuel de qualité, partageant des valeurs communes comme l’indépendance face aux ingérences politiques, l’universalité pour toucher tous les publics, l’excellence professionnelle, la diversité des points de vue, la responsabilité éditoriale ou encore la capacité d’innovation.

Des études de l’UER montrent une corrélation entre le financement de l’audiovisuel public et la solidité des démocraties.

Les pays investissant davantage bénéficient d’une meilleure participation citoyenne, d’un pluralisme renforcé et d’une information de qualité. Inversement, la diminution des financements fragilise ces institutions face à la montée en puissance d’acteurs privés non européens. Une analyse croisée de l’UER et de l’Economist Intelligence Unit (EIU) démontre que les démocraties les plus solides sont celles où les médias audiovisuels publics bénéficient de financements importants, d’un financement pluriannuel par l’État, d’un lien financier direct avec le public et d’un cadre juridique garantissant pluralisme et indépendance.

Mais dans cet ensemble commun, la structuration de l’audiovisuel public français fait figure d’exception. En effet, nombreux sont les pays européens a avoir adopté une organisation qui regroupe télévision et radio au sein d’un même groupe. Beaucoup ont même opté pour une logique intégrée du web, de la télé et de la radio en matière d’information : la BBC au Royaume-Uni, la RAI en Italie, la RTBF en Belgique, la RTVE en Espagne ou encore Yle en Finlande.

Le projet de réforme 2022

En 2022, le sujet de la réforme revient avec force lors de la suppression de la redevance. In extremis, sa budgétisation a été évitée (qui aurait rattaché son financement au budget de l’État, avec une révision possible chaque fin d’année) au profit d’une fraction du produit de la TVA. Le rapport de l’inspection générale des finances (IGF), publié en mars 2024, inscrit cette réforme du financement dans un schéma général d’une refonte de sa gouvernance, de sa structure et de son périmètre d’action.

L’idée est de réunir les trois entités publiques dans une logique de mutualisation, de synergies et d’adaptation aux usages en ligne. Ces entités et leurs plateformes numériques sont distinctes, alors qu’elles partagent des missions d’intérêt général : promouvoir la diversité culturelle, l’accès universel à une information fiable et soutenir la création française.

Selon l’IGF, leur fonctionnement séparé entraîne une fragmentation de l’offre éditoriale, des doublons en matière d’investissements et de fonctions supports : ressources humaines, fonctions administratives (achats et marchés publics, archivage de la documentation) et financières (gestion de la trésorerie, compatibilité clients et générale), et de gestion immobilière. Ces dernières représentent environ 17 % des charges de France Télévisons et Radio France.

Des actions de rapprochement sur le terrain ont d’ailleurs été menées dans ce sens : la chaîne d’information en continu France Info, dans les tiroirs depuis 20 ans, a été créée en 2016 par les présidents des trois entités publiques. L’idée était bien la mise en commun de leurs moyens. Presque dix ans après cette création, la chaîne ne dispose toujours pas de matinale commune ni d’articulations réelles entre télé, radio et web.

Le projet de fusion de toutes les matinales entre France 3 Régions et France Bleu, mise à l’agenda en 2018, a « profité » de la crise sanitaire pour ne voir le jour que très timidement. Il a fallu cinq années pour voir sortir la marque ICI.

Ces projets ont été ralentis, freinés, empêchés, par manque de pilotage, de calendrier clair voire d’inertie ou de volonté réelle interne au sein de France TV et de Radio France. Le gouvernement choisit désormais de réformer la structure avec une seule tête pour piloter ce nouvel ensemble. La priorité devrait aller au développement du numérique et à la garantie d’une information de qualité. Malheureusement, une nouvelle fois, cette réforme risque de ne pas voir le jour avant l’élection présidentielle de 2027.

The Conversation

Nathalie Sonnac est Présidente du COP du Clémi, membre du Laboratoire de la République, ex-membre du CSA (Arcom) entre 2015 et 2021

10.04.2025 à 17:13

Voici pourquoi l’Exposition universelle d’Osaka devrait s’inspirer de celle de 1867 à Paris

Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)

L’Exposition universelle de 1867 symbolise l’âge d’or du Second Empire sous Napoléon III. En corollaire, la question de l’amélioration de la condition ouvrière. Aujourd’hui, à Osaka, celle de l’environnement ?
Texte intégral (2519 mots)
L’Expo 2025 Osaka Kansai offrira au monde l’occasion de se réunir en un lieu unique afin d’explorer le thème de la « vie ». Mirko Kuzmanovic/Shutterstock

L’Exposition universelle de 1867 symbolise l’âge d’or du Second Empire sous Napoléon III : un capitalisme prospère et des industriels soucieux de présenter leurs produits. En corollaire, la question de l’amélioration de la condition ouvrière. Aujourd’hui, à Osaka, sera-ce le tour de l’environnement ?


Ce 13 avril, et jusqu'au 13 octobre 2025, se tient à Osaka, au Japon, l’Exposition universelle sur le thème « Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain ». La France renoue avec une tradition dont elle a été l’initiatrice au XIXe siècle : offrir au grand public un espace de dialogue, de débat et de pédagogie pour diffuser l’innovation par le caractère démonstratif des installations. Le pavillon français est une vitrine scénarisée témoignant de l’excellence et du savoir-faire français. Au sein de la zone « Inspirer des vies », il porte une vision de la France à l’international qui concilie compétitivité et développement durable. Pour Emmanuel Macron, il se présente même comme un « hymne à l’amour ».

L’architecture d’ensemble du palais de l’exposition d’Osaka présente des similitudes avec celle de l’Exposition universelle de Paris en 1867 : une forme circulaire, un jardin central, une double classification des pavillons nationaux, un espace périphérique permettant de présenter les activités d’exception et les meilleurs pratiques. Comme celle de 1867 à Paris, cette exposition est « un lieu où de nouveaux produits et technologies naissent, rendant notre vie quotidienne plus commode ».

Racines révolutionnaires et françaises

La France est l’inventrice et la principale organisatrice des expositions industrielles du XIXe siècle. La première exposition des produits de l’industrie française eut lieu sous le Directoire, en l’An IV (1798). En 1801, le Consulat reprit cette initiative destinée à offrir un panorama des productions des diverses branches de l’industrie dans un but d’émulation. Au lendemain de la Révolution, l’économie nationale devant être relancée, notamment vis-à-vis de l’Angleterre, la juxtaposition de techniques très variées et la délivrance de récompenses devaient stimuler une fructueuse concurrence nationale.

Vue extérieure du Crystal Palace lors de l’Exposition universelle de Londres, en 1851. Marcmaison

À l’occasion de la première Exposition universelle à Londres, en 1851, fut érigé à Hyde Park, le Crystal Palace. Pour le philosophe allemand Peter Sloterdijk, cette sphère est le symbole de la phase finale de la globalisation ouverte en 1492. Elle est caractérisée par un système mondial donnant à toutes les formes de la vie les traits du capitalisme. Son immense succès affichait aux yeux du monde la suprématie du modèle de civilisation développé au Royaume-Uni. Sa croyance ? Les progrès de l’industrie, du commerce et des transports entraîneraient un accroissement du bien-être général après les blocus des guerres napoléoniennes.

Miroir du libéralisme et du saint-simonisme

L’organisation de l’Exposition universelle de Paris en 1867 résulte de la conjonction de plusieurs volontés culminant sous le Second Empire, l’âge d’or du capitalisme en France. Celle des industriels, qui considèrent ces expositions comme un élément clé de leur stratégie commerciale grâce aux médailles et récompenses, instruments de validation d’une qualité industrielle glorifiée. Celle du gouvernement impérial, promoteur de cette économie de la qualité dont la politique commerciale libérale constitue un volet important. Celle des intellectuels, soucieux d’améliorer l’esthétique des produits français et de renforcer la formation professionnelle des ouvriers.

Champs de Mars à Paris, lors de l’Exposition universelle de 1867. Getarchive, CC BY-SA

Elle manifeste l’influence de la pensée saint-simonienne qui vise le progrès social et technique. L’économiste Michel Chevalier (1806-1879) fut chef de la délégation française à l’Exposition de Londres en 1851. Il avait été l'un des fervents participants à la retraite utopique de Ménilmontant, durant laquelle les disciples du philosophe Henri Saint-Simon (1760-1825) se réunirent pour élaborer une nouvelle religion centrée sur le culte de la science et de l'industrie.

Chevalier fut président du jury international de l’Exposition de 1867. Son introduction au rapport de ce jury constitue une œuvre encyclopédique qui présente en une centaine de pages l’état de l’industrie humaine et, pour ainsi dire, de la civilisation industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le rapport lui même comprend une description des récompenses attribuées par le jury spécial aux établissements et localités « qui ont développé la bonne harmonie entre les personnes coopérant aux mêmes travaux et qui ont assuré aux ouvriers le bien-être matériel, intellectuel et moral ».

Travail de fourmi

Cet évènement renvoie à une autre figure de l’histoire française de la pensée économique et sociale influencée les saint-simoniens : Frédéric Le Play (1806-1882), condisciple de Michel Chevalier à l’École polytechnique. En tant que commissaire général, il imposa sa marque à l’Exposition de 1867.


À lire aussi : Semaine de l’industrie 2024 : Emmanuel Macron a-t-il eu un moment saint-simonien ?


Diplômé de l’École polytechnique et de l’École des mines, Le Play a fait de nombreux voyages d’études, notamment en Allemagne, pour visiter les mines, les usines et s’intéresser aux populations ouvrières. Cet ingénieur est également sociologue. En se mettant en rapport intime avec les populations et les lieux, cet homme de terrain pratique une observation méthodique des faits sociaux saisis sur le vif et exposés dans le cadre de monographies. Une vérification de ces conclusions est réalisée auprès de personnalités qualifiées par leur expérience. Elle aboutit à la publication des Ouvriers européens, en 1855.

Exposition de l’homme et de la terre

Ses études des pratiques sociales joueront un rôle important lors du concours qu’il instituera pour l’Exposition universelle de 1867. Pour lui, celle-ci devait être une exposition de l’homme en parallèle d’une exposition de la terre, mettant en évidence des machines qui facilitent le travail des ouvriers. En 1867, on trouve à l’Exposition de Paris les caves de Roquefort. Un pavillon dédié participe à l’internationalisation du bon goût et contribue à la construction de l’image commerciale de la marque. Pour répondre aux enjeux d’amélioration de la condition ouvrière des boulangers, il fut encore possible admirer le pétrin mécanique couplé à la machine à vapeur promue par Louis Robert Lebaudy (1869-1931) et, avec les mêmes objectifs économiques et sociaux pour les cigarières, les premières machines à fabriquer des cigarettes.

Distribution solennelle des récompenses aux exposants dans le palais de l’Industrie, en 1867. Wikimedia commons, CC BY-SA

Sénateur du Second Empire de 1867 à 1870, la préparation de l’Exposition synthétise l’expérience de Le Play. La qualité de l’organisation joua un rôle majeur dans le succès de l’événement. La volonté d’assurer un bénéfice financier conduit à introduire des nouveautés majeures dans cette exposition : démultiplication des lieux d’exposition avec la création des pavillons, ouverture à de nouvelles problématiques, notamment la question sociale avec un musée de l’histoire du travail.

Écho favorable des élites

La plus grande liberté fut laissée aux exposants pour préparer leur installation. La voie est ouverte vers le gigantisme et le spectacle, au-delà de l’objectif initial. L’Exposition fait de Paris, pour un été, un lieu de fête. Ses résultats sont cependant loin de répondre aux attentes. Certes, l’industrie s’est modernisée et la France conserve son rang en matière d’arts décoratifs, mais la progression des États-Unis et des États allemands est patente.

Quant aux idées sociales des organisateurs – paternalisme et patronage –, elles ne reçurent un écho favorable qu’auprès de l’élite, et non des ouvriers.

Frédéric Le Play est aujourd’hui considéré, avec Tocqueville, comme le père fondateur de l’éthique de l’entreprise et de la conception française de la responsabilité sociale et environnementale. À présent, c’est moins la question sociale qui est au cœur des préoccupations que celle du nouveau régime climatique.

On ne parle plus de progrès, mais d’innovation. La question est de savoir si la globalisation prônée par Michel Chevalier en 1832 fait un monde habitable, selon Bruno Latour, et quelle fiction du cosmos offre à notre regard ces mises en scène spectaculaires.

The Conversation

Patrick Gilormini est membre de la CFDT

10.04.2025 à 17:12

Le retour du disque vinyle : entre nostalgie et renaissance culturelle

Erwan Boutigny, Maître de Conférences en Sciences de Gestion et du Management, Université Le Havre Normandie

Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans

Objet d’écoute et de désir, le vinyle fait son grand retour. De Taylor Swift à Julien Doré, les stars misent sur des éditions limitées pour raviver la flamme. Pourquoi ce phénomène de « technostalgie » ?
Texte intégral (1878 mots)

Si le streaming domine le marché de la musique, le disque vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée », avec ses éditions limitées. Pourquoi ce support, que l’on pourrait croire dépassé, séduit-il autant ? Sans doute grâce à une combinaison subtile alliant la richesse du son analogique, l’expérience d’écoute immersive et un attachement quasi fétichiste à cet objet.

Éclipsé par l’essor des cassettes, suivies du CD puis du streaming, le vinyle a opéré, à partir des années 2000, un retour remarqué. D’après le rapport du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), on assiste à une renaissance triomphante du disque noir. Selon le bilan du marché, au premier semestre 2024, du SNEP, la progression du vinyle se stabilise (+0,2 %), avec un chiffre d’affaires qui dépasse, pour la première fois depuis les années 1980, celui du CD en recul de 13 %.

Objet tendance, il attire des amateurs de tous horizons musicaux. Alors que le streaming domine le marché, comment expliquer cette renaissance ? Cet article propose d’explorer les dimensions culturelles, émotionnelles, économiques et technologiques qui sous-tendent ce retour.

La renaissance paradoxale d’un support en décalage avec l’ère numérique

Dans un monde dominé par la dématérialisation, le vinyle peut sembler constituer un anachronisme. Pourtant, sa tangibilité en fait un support musical attractif. Contrairement au streaming incarné par des plateformes comme Spotify, Deezer ou bien encore Apple Music où la musique est immédiatement accessible mais immatérielle, le vinyle offre une expérience physique unique.

Le toucher de la pochette, le regard porté sur des visuels souvent travaillés, l’odeur du disque, son placement et la satisfaction d’écouter un son analogique riche sont au cœur de l’expérience sensorielle.

Résistants aux sirènes des nouvelles technologies, les audiophiles sont d’ailleurs restés fidèles au vinyle, reprochant aux CD et au streaming une compression excessive liée à la volonté de l’industrie musicale d’imposer une loudness war qui réduit inévitablement la dynamique audio au profit de l’augmentation du volume de la musique.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


L’engouement pour le vinyle est intimement lié à un phénomène de « technostalgie », laquelle est définie comme :

« Le sentiment mélancolique et nostalgique provoqué par les sons ou les images d’appareils analogiques, ou par le souvenir de technologies obsolètes, souvent perçues comme plus authentiques que le numérique. »

Le vinyle suscite, ce faisant, une double forme de nostalgie : celle d’un passé vécu, où l’écoute de la musique était un rituel conscient et immersif, et celle d’une époque idéalisée que les nouvelles générations n’ont pas connue, mais qu’elles fantasment comme un âge d’or. Le vinyle incarne ainsi une expérience musicale délibérée à mille lieues de la consommation rapide et dématérialisée du streaming.

En adoptant ce support, les amateurs de vinyles expriment à la fois une quête d’authenticité et une volonté de se démarquer, dans un monde saturé d’offres numériques. Le vinyle impose en outre une écoute structurée. Des albums comme Dark Side of the Moon des Pink Floyd ou OK Computer de Radiohead ont été conçus avec un arc narratif précis. La séparation en deux faces pousse les artistes à réfléchir à l’ordre des morceaux.

Le vinyle valorise ainsi l’intention artistique, en invitant l’auditeur à s’immerger pleinement dans l’œuvre, sans interruption ni zapping.

Une réponse à la crise de l’industrie musicale

Face au déclin des ventes de CD, le vinyle est devenu une alternative lucrative très « marketée ». Certains labels sont devenus experts des éditions limitées et luxueuses, attirant à la fois les collectionneurs et les amateurs d’objets uniques. Les artistes y trouvent un moyen de se connecter avec leur public, souvent à travers des objets exclusifs, renforçant ainsi le lien avec leurs fans. Cette tendance s’accompagne également d’une réflexion écologique et d’innovations en matière de production.

Par exemple, pour célébrer les dix ans de son album Løve, Julien Doré a opté pour une réédition en vinyle entièrement recyclé. Ce disque a été fabriqué à partir d’excédents de pressage et de rebuts de production, réduits en granules avant d’être réutilisés. Sa couleur, dépendante des matériaux recyclés, est unique à chaque exemplaire. Ce type d’initiatives illustre la façon dont le vinyle, loin d’être figé dans une simple nostalgie, s’adapte aux enjeux contemporains tout en conservant son statut d’objet singulier.

Au-delà de sa fonction musicale, le vinyle séduit ainsi par son esthétique, transformant chaque disque en un véritable objet de collection. Les rééditions et autres éditions limitées jouent sur les couleurs et les effets visuels pour enrichir l’expérience sensorielle des amateurs. Un exemple frappant est l’édition vinyle de Lover, de Taylor Swift, dont les deux disques aux teintes rose et bleu pastel reprennent parfaitement l’univers doux et romantique de l’album. Ce choix chromatique prolonge l’identité artistique de l’œuvre.

L’esthétique du vinyle repose aussi sur le design grand format des pochettes des 33 tours, qui permet une mise en valeur du storytelling visuel aux nuances vaporeuses et intimistes. Une édition encore plus singulière a vu le jour avec Lover (Live from Paris), pressée sous la forme de cœur, propulsant plus encore Taylor Swift au rang d’icône de la pop mais aussi du vinyle !

Quand le vinyle s’écoute, se collectionne et se contemple

Les nouvelles technologies ont également joué un rôle crucial dans le renouveau du vinyle. Des plateformes comme Discomaton proposent de créer des vinyles personnalisés tandis que d’autres comme Discogs permettent aux collectionneurs de trouver des éditions rares. Si les nouvelles technologies facilitent l’accès aux éditions rares et personnalisées, elles contribuent également à redonner une seconde vie aux disques devenus inutilisables. Plutôt que d’être oubliés ou jetés, ces vinyles trouvent une nouvelle vocation artistique et décorative. Des initiatives comme celle de l’artiste et artisane d’art Madame Vinyles en témoignent : en récupérant des disques abîmés ou invendables, elle leur offre une seconde vie sous forme d’objets de décoration uniques.

Les expositions et projets artistiques intègrent eux aussi de plus en plus le vinyle comme médium, soulignant ses qualités esthétiques et historiques. Créée à l’occasion des Rencontres d’Arles en 2015, l’exposition Total Records a ainsi exploré l’histoire de la photographie à travers les pochettes de disques, tandis que REVERB, organisée par The Vinyl Factory, à Londres en 2024, a mis en lumière des créations d’artistes contemporains autour du vinyle. En Italie, le musée Fellini a accueilli, entre octobre 2024 et janvier 2025, Da Picasso a Warhol, une exposition célébrant la rencontre entre artistes et musique. Ces initiatives illustrent la manière dont le vinyle transcende son usage initial pour devenir un support artistique.

Le retour du vinyle est porté par une combinaison de nostalgie, de quête d’authenticité et de résistance à la dématérialisation.

Il offre une expérience unique, à la croisée de l’émotion et de la culture. Alors que le numérique continue d’évoluer, le vinyle s’impose comme un support à la fois ancré dans le passé et tourné vers l’avenir. Un paradoxe demeure : alors que le vinyle est plébiscité pour son authenticité sonore, près de la moitié de ses acheteurs ne possèdent pas de platine. Un engouement qui flirte davantage avec le fétichisme de l’objet qu’avec l’expérience auditive.

La mode étant un éternel recommencement, au-delà du vinyle, vers quel support la Génération Z se tourne-t-elle ? Les cassettes audio mais… sans nécessairement avoir de quoi les écouter.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

10.04.2025 à 17:11

Banque de France : comment perdre 7,7 milliards quand on imprime l’argent

Serge Besanger, Professeur à l’ESCE International Business School, INSEEC U Research Center, ESCE International Business School

« Fabriquer » la monnaie et réussir à perdre près de 8 millards d’euros. C’est ce qui vient d’arriver à la Banque de France. Derrière cette perte, un retournement de la conjoncture. Durable ?
Texte intégral (1507 mots)

C’est un comble ! « Fabriquer » la monnaie et réussir à perdre près de 8 milliards d’euros. C’est ce qui vient d’arriver à la Banque de France. Derrière cette perte, un retournement de la conjoncture. Durable ?


C’est un paradoxe qui fait grincer des dents et froncer les sourcils : comment une banque centrale – celle-là même qui « fabrique » l’argent – peut-elle en perdre ? En 2024, la Banque de France a enregistré une perte nette record de 7,7 milliards d’euros. Du jamais vu dans son histoire. Et si l’on gratte sous la surface, la situation est encore plus spectaculaire : la perte opérationnelle brute s’élève à 17,9 milliards, atténuée uniquement grâce à une reprise de 10,1 milliards d’euros sur le fonds pour risques généraux, mis de côté lors des années fastes.

Mais alors, comment est-ce possible ? Après tout, une banque centrale a ce que tout banquier rêverait d’avoir : le privilège d’émission monétaire, c’est-à-dire le pouvoir d’imprimer de la monnaie pour financer ses opérations. On appelle cela le seigneuriage – le bénéfice réalisé en émettant de la monnaie dont le coût de production est dérisoire.

Autrement dit : la Banque de France crée de l’argent à presque zéro euro… et pourtant, elle perd des milliards.


À lire aussi : Faut-il s’inquiéter des pertes des banques centrales ?


Le piège des taux d’intérêt

Pour comprendre ce retournement, il faut remonter à la mécanique de la création monétaire ces dernières années. Entre 2015 et 2021, la Banque de France, comme ses consœurs européennes, a acheté massivement des obligations à des taux ultra-bas, voire négatifs, dans le cadre de politiques d’assouplissement monétaire (le fameux QE : quantitative easing). Jusque-là, tout allait bien : les revenus des titres achetés suffisaient largement à couvrir ses coûts.

Rappelons comment fonctionne normalement une banque centrale. Elle achète des titres (notamment des obligations d’État) pour mettre en œuvre sa politique monétaire et influencer les taux d’intérêt à court et long terme. Cela ne se limite pas au QE : même en temps normal, elle ajuste la quantité de monnaie en circulation en achetant ou en vendant des titres sur le marché.

Lorsqu’elle achète des titres, elle injecte de la monnaie dans le système bancaire, ce qui facilite le crédit et fait baisser les taux. Cela permet de stabiliser l’économie, en agissant sur l’inflation, la croissance et l’emploi, selon les objectifs définis par son mandat.

Mais depuis la période 2022-2024, la conjoncture a changé profondément. Avec le retour de l’inflation, les taux ont grimpé fortement en flèche. La BCE relève rapidement ses taux directeurs, et la Banque de France se retrouve alors à payer 3,73 % d’intérêts en 2024 sur les dépôts des banques commerciales placés chez elle, tout en continuant à encaisser des revenus dérisoires sur des obligations acquises à 0,5 % ou moins.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Cela a pour résultat que la Banque de France perd sur l’écart de taux. Elle achète des titres peu rentables, mais doit rémunérer des dépôts à prix fort. Le modèle est pris en étau.

Certes, avec l’euro, la Banque de France ne fixe plus seule la politique monétaire : cette mission appartient désormais à la Banque centrale européenne (BCE). Toutefois, elle reste une actrice essentielle au sein de l’eurosystème, en participant aux décisions par l’intermédiaire du Conseil des gouverneurs de la BCE et en mettant en œuvre ses orientations sur le territoire français.

Elle joue aussi un rôle clé dans la surveillance du système bancaire français, contribue à la stabilité financière et assure la production et la qualité des billets en euros. Par ailleurs, elle rend de nombreux services à l’État, aux entreprises et aux particuliers, notamment à travers ses analyses économiques, la gestion de certains comptes publics et des actions d’éducation financière.

Des structures qui pèsent lourd

Mais ce n’est pas tout. Les pertes ne sont pas seulement conjoncturelles. Le modèle structurel de la Banque de France soulève aussi des questions. Malgré certains efforts, l’institution continue de faire tourner un vaste réseau de succursales dans toute la France, ainsi qu’un effectif conséquent, hérité d’un autre temps. Un maillage territorial précieux ? Peut-être. Mais aussi coûteux et difficile à rationaliser, surtout à l’ère du numérique.

Comme le reconnaît la Cour des comptes, les frais de personnel et les dépenses de fonctionnement restent lourds dans le budget de l’institution.

Pour autant, la Banque de France a diminué ses dépenses de 13 % en cinq ans, passant de 1,049 milliard d’euros en 2015 à 912 millions d’euros en 2020. Cette tendance s’est poursuivie en 2021, avec des dépenses atteignant 857 millions d’euros, soit une baisse totale de 18 % depuis 2015. Cette diminution des dépenses a été principalement réalisée grâce à une réduction des effectifs, de 12 269 équivalents temps plein en 2015 à 9 290 en 2021. Mais la Banque de France a maintenu ses frais généraux au niveau de ceux de 2015.

Pas un cas isolé mais un signal d’alarme

La Banque de France n’est pas seule dans cette tourmente. Sa cousine allemande, la Bundesbank, a essuyé une perte de 19,2 milliards d’euros, la poussant même à puiser dans ses réserves. Quant à la Banque centrale européenne, elle a annoncé une perte de 7,9 milliards d’euros, la première depuis sa création. La normalisation monétaire post-crise Covid met à l’épreuve le modèle même des banques centrales européennes.

Pour le dire autrement, ces pertes record posent une question de fond : le modèle économique des banques centrales est-il encore viable dans un environnement de taux élevés ? Jusqu’à présent, leur rentabilité coulait de source, entre seigneuriage généreux et obligations sûres. Mais désormais, il faudra peut-être repenser leur rôle, leur structure et leur agilité financière. Pour la Banque de France, cela pourrait signifier revoir son organisation, rationaliser ses coûts et mieux anticiper les risques de taux. Créer de la monnaie n’est plus une garantie de prospérité. En 2024, la Banque de France l’a appris à ses dépens.

Prévoyante Banque de France

Contrairement à une idée reçue, la Banque de France ne peut ni s’endetter auprès de tiers ni créer de monnaie pour combler ses pertes. La création de monnaie est strictement encadrée et centralisée par la BCE, dans le cadre de décisions collectives à l’échelle de la zone euro. En cas de pertes plus graves, un soutien de l’eurosystème serait envisageable, mais ce n’est pas d’actualité. La situation financière de la Banque de France reste solide malgré ce déficit temporaire car elle avait amplement réalisé des provisions suffisantes les années précédentes.

Pour couvrir sa perte de 9 milliards d’euros, la Banque de France puise actuellement dans ses réserves : capital, provisions et réserves générales. Elle avait anticipé de tels chocs et mis de côté plusieurs milliards pour y faire face. Si cela ne venait un jour à ne pas suffire, elle reporterait les pertes sur les exercices futurs. Cela signifie qu’elle ne verserait pas de dividende à l’État cette année-là, sans que ce dernier n’ait à la renflouer directement.

The Conversation

Serge Besanger a été directeur intérimaire d'une filiale du FMI en liaison avec la Banque de France.

10.04.2025 à 17:10

Comment le gel de l’USAID menace la surveillance sanitaire mondiale

Flore Gubert, Directrice de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Alice Mesnard, Professeur d’économie, City St George's, University of London

Le programme DHS, outil indispensable pour permettre aux pays en développement de définir leurs politiques sanitaires et sociales, est mis à l’arrêt par la suspension de l’USAID.
Texte intégral (2316 mots)
Carte présentant les pays où le programme DHS a conduit des études sur la prévalence du VIH/sida en 2020. Depuis sa création en 1984, le programme a recueilli, analysé et diffusé des données précises et représentatives sur la population, la santé, le VIH et la nutrition au moyen de plus de 400 enquêtes dans plus de 90 pays. Site officiel du programme DHS

L’une des conséquences les plus dévastatrices de la suspension de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) décidée par l’administration Trump est l’interruption du travail du programme international « Enquêtes démographiques et de santé », qui, depuis son lancement il y a quarante ans, fournit des données extrêmement détaillées sur la situation sanitaire et l’évolution démographique de près de 90 pays en développement.


En décidant, fin janvier 2025, de la suspension pour quatre-vingt-dix jours de l’activité de l’USAID (United States Agency for International Development), l’administration Trump a mis un coup d’arrêt à de nombreux programmes d’aide humanitaire et au développement dans le monde.

Publié la semaine dernière, un article de blog du Center for Global Development (CGDev) – un centre de réflexion indépendant sur le développement international, basé à Washington, D. C. – propose une première estimation de l’ampleur des réductions budgétaires en cours. Fondée sur des documents ayant fuité et auxquels les deux auteurs de l’article ont pu accéder, cette analyse montre que les coupes budgétaires sont loin de ne concerner que les domaines dans le collimateur du président nouvellement réélu, tels que les droits des femmes et le climat.

Qu’ils soient consacrés à la lutte contre la faim et la malnutrition, à la lutte contre les maladies infectieuses (VIH/sida, tuberculose, paludisme, etc.), à la prévention des conflits et à l’aide humanitaire, au développement économique, à la promotion des droits de l’homme et de la démocratie ou à tout autre secteur, la plupart des programmes ont vu leurs financements fortement se réduire, voire s’interrompre, du jour au lendemain.

D’après cette même étude, les réductions les plus importantes en termes de montants frappent de loin l’aide destinée à l’Ukraine (-1,43 milliard de dollars), suivie par celle allouée à l’Éthiopie (-387 millions de dollars) et à la République démocratique du Congo (-387 millions de dollars), trois pays ravagés par des conflits depuis plusieurs années et dont les populations sont fortement dépendantes de l’aide humanitaire.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


S’il est encore trop tôt pour évaluer l’impact du gel de l’aide américaine, les associations sur le terrain s’attendent à des conséquences désastreuses, voire mortelles, pour des millions de personnes.

L’une des autres conséquences du coup porté à l’USAID est la mise à l’arrêt du programme DHS (Demographic and Health Surveys, ou EDS, Enquêtes démographiques et de santé en français) dont l’agence d’aide américaine a été à l’initiative et qu’elle finance en grande partie depuis son démarrage.

DHS, un programme essentiel pour la santé des populations

Lancé en 1984, le programme DHS a permis de réaliser plus de 450 enquêtes dans quelque 90 pays en développement pour fournir des données fiables, comparables et régulièrement mises à jour sur la santé, la population, la fécondité, la planification familiale, la mortalité infantile et maternelle, la nutrition, etc.

Comme le montre la figure ci-dessous, extraite d’un article publié dans le Bulletin of the World Health Organisation, le questionnaire a été progressivement étoffé au cours du temps, avec notamment l’apparition de questions sur les violences conjugales en 1990, l’ajout d’un module sur les attitudes vis-à-vis des femmes en 1995, etc. Depuis le milieu des années 1990, des biomarqueurs sont également collectés auprès des personnes enquêtées pour réaliser différents tests de dépistage (VIH, paludisme, tuberculose, hépatites virales, glycémie, etc.).

L’objectif de l’USAID en créant ce programme était d’abord de doter les pays en développement d’un outil statistique leur permettant de planifier, de suivre et d’évaluer les politiques publiques dans le domaine de la santé, notamment en matière de santé reproductive et de lutte contre les maladies infectieuses comme le VIH/sida. Il était également de renforcer la capacité technique des pays en matière de collecte et d’analyse de données.

Cette double ambition a été indiscutablement atteinte : il suffit d’ouvrir n’importe quel document officiel émanant d’un ministère de la santé en Afrique, en Asie du Sud ou du Sud-Est, en Amérique latine, au Moyen-Orient et dans certaines régions d’Europe de l’Est pour constater que les enquêtes DHS y sont systématiquement mobilisées pour dresser un état des lieux de la situation sanitaire à partir d’indicateurs clés, pour identifier et prioriser les segments de population ainsi que les territoires où les besoins en santé sont les plus critiques, ou encore pour suivre les progrès réalisés à la suite de la mise en œuvre de stratégies de santé publique.

Introduction au DHS Program, 2021 (vidéo en français).

À cet égard, on peut considérer que ces enquêtes sont vecteur de changement. Comme le documente la plateforme Data Impacts, l’impact des données DHS sur la reconnaissance du problème de l’excision a, par exemple, été crucial pour que des pays comme l’Égypte prennent conscience de la prévalence élevée de cette pratique et adoptent des lois pour la prohiber. Dans un autre domaine, celui du VIH, les données DHS sur la vulnérabilité des jeunes femmes ont incité des pays comme le Kenya à lancer des programmes d’éducation sur les maladies sexuellement transmissibles.

Quelles sont les conséquences du gel de l’USAID sur le programme DHS ?

La mise à l’arrêt du programme DHS a d’abord eu pour conséquence d’interrompre toutes les enquêtes en cours (voir la page du programme DHS dédiée aux opérations de collecte en cours) et le report sine die de celles qui étaient sur le point d’être lancées. Si cette situation devait perdurer, cela signifierait la perte d’une boussole et d’un baromètre des résultats de l’action publique en santé dans de nombreux pays dont les instituts de statistiques n’ont pas les moyens de mettre en place ce type d’enquêtes.

Cela entraînerait également une discontinuité dans la série historique des données relatives à la santé des populations. Or, c’est la régularité avec laquelle le programme DHS collecte ces données, en permettant d’identifier et de comparer les tendances de long terme en matière de fécondité, de mortalité, de nutrition, de prévalence des maladies infectieuses, d’accès aux soins et de bien d’autres domaines encore, tant à l’intérieur des pays qu’aux niveaux régional et international, qui fait la force de ce dispositif.

Une autre conséquence immédiate de la mise à l’arrêt du programme est l’indisponibilité de son site web, qui permet d’accéder au bien public mondial que représente l’ensemble des données issues des quelque 450 enquêtes DHS déjà réalisées.

Depuis début février, un bandeau apparaît sur la page d’accueil du site informant tous les visiteurs :

« En raison de l’examen en cours des programmes d’aide à l’étranger des États-Unis, le programme DHS est actuellement en pause. Nous ne sommes pas en mesure de répondre aux demandes de données ou autres pour le moment. Nous vous demandons de faire preuve de patience. »

Bandeau présent sur la page d’accueil du site du programme DHS. Cliquer pour zoomer. dhsprogram.com

Aucune nouvelle inscription ou demande d’accès aux données n’est donc traitée depuis maintenant deux mois. Les chercheurs souhaitant se lancer dans de nouvelles recherches à partir de ces données sont contraints de les remettre à plus tard, voire d’y renoncer. Nul doute que cela aura un impact significatif sur la production de connaissances scientifiques que ces données autorisent.

Enfin, si l’interruption du programme devait se prolonger, elle annulerait tous les progrès réalisés pour cibler efficacement et évaluer les politiques et les projets de développement financés par l’aide publique multilatérale et bilatérale. Or, à l’heure où les gouvernements des pays riches réduisent massivement leurs efforts au titre de la solidarité internationale en raison de contraintes budgétaires de plus en plus strictes, il est impératif que l’aide soit bien ciblée et efficace.

Quand les donateurs, qu’ils soient publics ou privés, avaient accès aux données fournies par le programme DHS, ils avaient tendance à répartir leur soutien conformément aux priorités qui apparaissaient à l’analyse de ces données ; désormais, puisqu’ils ne disposeront plus de cet outil essentiel, il est très probable que, plus encore qu’auparavant, ces donateurs se focaliseront exclusivement sur leurs agendas, lesquels varient selon les crises du moment. On l’a vu ces dernières années, ces derniers se sont successivement focalisés, en réaction aux grandes crises, sur la lutte contre le paludisme, l’aide aux migrants, la réponse au Covid-19 ou encore le soutien aux réfugiés ukrainiens.

Tout comme prévenir coûte moins cher que guérir, l’absence de continuité, de vision globale et intégrée, et de suivi systématique des grands objectifs d’une aide au développement centrée sur le développement humain ne manquera pas d’aggraver les chocs sanitaires et humanitaires à venir.

The Conversation

Flore Gubert est directrice adjointe de l'Institut Convergences Migrations et membre de l'Union Européenne des Economistes du Développement (EUDN).

Alice Mesnard est membre de l'Institut Convergences Migrations et de l Union Europeenne des Economistes du Developpement. Elle declare n'avoir aucun interet financier dans une institution pouvant tirer profit de cet article.

10.04.2025 à 17:10

Quand l’armée vient au secours des sinistrés : le cas des inondations de Valence

Jules Rodrigues, Professeur d'espagnol, docteur en civilisation espagnole contemporaine, Université de Lille

L’armée espagnole a été mobilisée pour répondre à la catastrophe climatique de Valence. Retour sur les modalités spécifiques du recours aux militaires dans ce type de circonstances.
Texte intégral (2750 mots)

Le 29 octobre 2024, une violente dépression a frappé la région de Valence, provoquant des pluies torrentielles, d’importants dégâts matériels et un terrible bilan humain (près de 240 morts). Face à l’impuissance des pouvoirs publics et des services civils, l’armée espagnole a été appelée à la rescousse pour aider à retrouver les disparus, à déblayer et à reconstruire. Retour sur le fonctionnement de l’armée en Espagne et sur le rôle qui lui est dévolu dans la gestion des crises survenant sur le territoire national.


L’armée espagnole s’organise sur la base de l’article 8 de la Constitution de 1978, qui dispose que les Forces armées constituées de l’armée de Terre, de la Marine et de l’armée de l’Air, sont les garantes de l’ordre constitutionnel.

Le roi est le chef suprême des armées (art. 62.h.), mais le commandement effectif est confié au président du gouvernement (Pedro Sanchez depuis 2018) et, par délégation de pouvoir, à la ministre de la Défense (Margarita Robles depuis 2018), secondée par un chef d’état-major de la Défense (JEMAD), fonction à la fois politique et militaire, faisant le lien entre la chaîne de commandement militaire et la hiérarchie politique.

L’organisation actuelle de l’armée

Le cadre juridique de l’armée espagnole est profondément réformé dans les années 2000. La Loi organique 5/2005 sur la Défense nationale sert de fondement à cette modernisation. Suivent en 2006 une loi sur les hommes du rang (Ley de Tropa y Marinería), en 2007 une loi sur la carrière militaire (Ley de Carrera Militar) et en 2011 un nouveau code éthique des Forces armées (les Reales Ordenanzas). En bref, l’armée espagnole s’adapte aux enjeux spécifiques du XXIe siècle.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


En 2024, l’armée espagnole est professionnelle, le service militaire obligatoire ayant été suspendu au 1er janvier 2002. La loi sur la carrière militaire et celle sur les hommes du rang précisent les conditions de recrutement. La loi prévoit entre 130 et 140 000 militaires professionnels en service actif, dont 50 000 cadres de commandement (à partir du grade de sous-officier).

Or l’armée espagnole peine à recruter. Alors que le second gouvernement Aznar (2000-2004) avait envisagé de recruter 120 000 soldats (hors cadre de commandement), la réalité de l’attractivité des emplois militaires a obligé les gouvernements successifs à revoir à la baisse les possibilités de recrutement qui depuis, se situent approximativement à entre 79 et 86 000 hommes du rang.

Effectifs de l’armée espagnole en service actif (2002-2023). Fourni par l'auteur

Pour autant, l’armée espagnole s’intègre pleinement aux structures internationales de défense et de sécurité. L’Espagne obtient l’adhésion à l’OTAN en mai 1982 malgré l’opposition de la gauche socialiste – qui s’empresse de la geler dès son arrivée au pouvoir dans l’attente de la tenue d’un référendum sur la permanence de l’Espagne dans l’organisation. Organisé le 12 mars 1986, le référendum donne une large victoire au oui. Ce vote stipule également que l’Espagne reste à l’écart de la structure militaire intégrée, qu’elle ne rejoindra que discrètement en 1999, sous le premier gouvernement Aznar.

Par la suite, l’Espagne obtiendra son intégration à l’Union de l’Europe occidentale (UEO) et participera à plusieurs forces militaires créées durant les années 1990, dont l’Eurocorps, qu’elle rejoint en 1994.

Depuis, elle participe régulièrement aux entraînements des forces de l’OTAN et à diverses opérations internationales sous l’égide l’ONU, de l’OTAN et de l’Union européenne ; on n’a pas oublié, non plus, sa participation à la « coalition des volontaires » mise sur pied par George W. Bush en 2003 pour renverser le régime de Saddam Hussein en Irak.

L’UME, une unité prévue pour répondre aux catastrophes naturelles

À l’initiative du premier ministre José Luis Rodríguez Zapatero (2004-2011), une nouvelle unité est créée en 2006, deux ans après les graves incendies de l’été 2004, à l’intérieur de ces Forces armées : l’Unité militaire d’Urgences (Unidad Militar de Emergencias).

L’article 15.3 de la loi de défense nationale de 2005 dispose que « les Forces armées, aux côtés de l’État et des Administrations publiques, doivent préserver la sécurité et le bien-être des citoyens dans les cas de risque grave, de catastrophe, de calamité ou autres nécessités publiques, en accord avec ce qu’établit la législation en vigueur ».

Répartition géographique de l’Unité militaire d’Urgences. Ministère espagnol de la défense

Comme une force expéditionnaire, l’UME dispose de cinq bataillons d’intervention répartis sur le territoire péninsulaire : le centre de commandement, le quartier général et le 1er bataillon sont basés à Madrid ; le 2e bataillon, basé à Séville, intervient aux Canaries ; le 3e est basé à Valence ; le 4e à Saragosse et le 5e à León.

Créée à la suite des incendies de l’été 2004, l’unité a pour mission de lutter contre tout type de catastrophes naturelles. Mais l’examen de ses statistiques montre qu’elle intervient surtout contre les incendies de forêt – le plus souvent volontaires – à hauteur de 71 %, contre seulement 10 % pour les inondations.

Statistiques des interventions de l’UME, 2007-2024. Ministère espagnol de la Défense

À l’épreuve de la catastrophe de Valence

Un nombre inhabituellement élevé de militaires et de matériels a été mobilisé pour répondre aux inondations liées à l’épisode de la depresión aislada en niveles altos (DANA) à Valence les 29 et 30 octobre dernier.

Il faut préciser à cet égard que l’UME n’intervient pas de manière automatique sur le territoire national. Elle ne peut intervenir qu’en cas de situation d’urgence dite « situation opérationnelle 2 », quand les moyens régionaux ne sont plus suffisants pour contenir la catastrophe en cours. Seul le gouvernement régional peut avertir la délégation du gouvernement central en région qui, à son tour, prévient le ministère de l’Intérieur en charge de valider le recours à l’UME. Du ministère de l’Intérieur, la demande d’intervention passe au ministère de la Défense, qui activera l’unité et définira les moyens nécessaires.

L’armée n’a donc été activée qu’au cas par cas ; on comprend dès lors pourquoi elle a pu intervenir dans certains villages de la région de Valence plutôt que dans d’autres, alors même que la situation qui y prévalait requérait également son intervention.

Situations opérationnelles et activation de l’UME. Ministère espagnol de l’Intérieur

Une crise toujours sans responsable

Le 2 novembre dernier, le journal valencien Levante précisait que ce recours aux Forces armées n’était du ressort que du gouvernement central et se faisait l’écho du mécontentement aussi bien de la population civile, qui se sentait abandonnée, que de certains militaires qui disaient leur impuissance face à une activation qui tardait à arriver.

Le général Francisco Javier Marcos, commandant de l’UME, a pour sa part rappelé, lors d’une conférence de presse quelques jours plus tard, la responsabilité du gouvernement régional dans la demande d’activation de l’unité militaire pour permettre son intervention dans les villages sinistrés.

Plusieurs mois après la catastrophe, et après avoir rejeté la responsabilité sur le gouvernement de Madrid, sur l’armée et sur l’Agence espagnole de météorologie (AEMET), le président du gouvernement autonome de Valence, Carlos Mazón (Parti populaire), ne parvient pas à se dédouaner des responsabilités qui pèsent sur lui quant à la gestion de l’alerte, la prévention et l’évacuation des zones à risque.

The Conversation

Jules Rodrigues ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

49 / 50
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  FIABILITÉ LIMITÉE
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓