07.04.2025 à 16:52
Mathieu Maisonneuve, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université (AMU)
Un décret signé par Donald Trump vise à interdire aux femmes transgenres de participer à toute compétition sportive, quel que soit le sport, et y compris au niveau amateur. Derrière une justification centrée sur la protection des femmes sportives, qui seraient confrontées à une concurrence déloyale si elles affrontaient des femmes transgenres, il y a une vision idéologique qui, pour Washington, a vocation à être appliquée dans le monde entier.
Le 5 février dernier, le président Trump a signé un décret visant à « maintenir les hommes en dehors du sport féminin ». Son but est clair : en faire bannir les personnes trans MtF (Male to Female). Selon ce texte, les compétitions féminines devraient être réservées aux personnes « appartenant, au moment de la conception, au sexe qui produit les grandes cellules reproductives », à savoir les ovocytes. Exit donc les femmes trans (puisqu’elles sont nées de sexe masculin), et même la plupart des femmes intersexes (lesquelles présentent des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas à la division binaire des sexes).
Que l’on ne s’y trompe pas. L’équité des compétitions féminines ou l’intégrité physique des autres participantes, que la participation des femmes trans menacerait et que le décret mentionne pour justifier leur exclusion radicale, ne sont que des prétextes. Si le sujet divise politiquement, il existe au moins une certitude scientifique et juridique : de tels objectifs, pour légitimes qu’ils sont, ne peuvent rationnellement justifier le bannissement de toutes les sportives transgenres, quels que soient leur parcours de transition et leur âge, dans tous les sports, à tous les niveaux de compétition.
Comparer physiquement à des hommes cisgenres les femmes trans ayant, en plus d’une transition sociale, effectué une transition hormonale (ou eu recours à une chirurgie de réassignation sexuelle) repose sur une fausse équivalence. Traiter de la même façon les filles trans prépubères et les femmes trans ayant connu les effets de la puberté masculine a tout d’une atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant sportif. Assujettir les échecs ou le tir sportif à la même règle que l’haltérophilie ou la boxe fait fi des plus élémentaires spécificités sportives. Mélanger les compétitions « élite » et « loisir » ignore que l’important est parfois seulement de participer.
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Le décret pourrait ainsi concrètement conduire, en apportant une réponse simpliste à une question complexe, à ce qu’une jeune fille trans âgée de 8 ans (la prise de conscience de la dysphorie de genre peut parfaitement intervenir dès l’enfance et, s’il peut en aller autrement pour une transition médicale, il n’y a pas d’âge minimum pour effectuer une transition sociale) ne puisse prendre part à des compétitions scolaires féminines de bowling. Ce cas fictif n’est guère éloigné de cas réels, nés de l’application de lois adoptées par de nombreux États républicains, actuellement contestées en justice, au motif qu’elles seraient contraires à la clause d’égale protection de la Constitution américaine et au titre IX de l’Education Amendments Act de 1972 (qui prohibe en principe toute discrimination sur la base du sexe dans les programmes et activités d’éducation bénéficiant d’une aide financière fédérale).
Bien que l’actuelle composition de la Cour suprême rende tout pronostic délicat, plusieurs des juridictions saisies, y compris des cours d’appel fédérales, se sont montrées sensibles à l’argument, relevant le caractère disproportionné des lois contestées. Il n’est pas impossible que le décret du président Trump, que deux adolescentes du New Hampshire ont été les premières à attaquer, connaisse le même sort.
La généralisation abusive à laquelle procède le décret contesté ne constitue en réalité rien d’autre que la manifestation d’un dogmatisme assumé.
L’exclusion promue l’est avant tout, ainsi que le texte ne le cache pas, pour des raisons de « dignité » (celle des sportives cisgenres qui subiraient l’« humiliation » de devoir participer aux mêmes compétitions que des sportives trans) et de « vérité » (alternative, est-on tenté d’ajouter).
En réalité, il ne s’agit pas de protéger le sport féminin. Il s’agit d’exploiter la prétendue évidence (même parmi les électeurs démocrates, 67 % la partageraient selon un sondage effectué en janvier 2025) de l’avantage compétitif injuste dont disposeraient les sportives trans (que le titre du décret qualifie d’« hommes ») par rapport à leurs concurrentes cis (qui, elles, seraient de « vraies femmes »), pour dénoncer plus généralement le « délire » que constituerait le fait de s’affranchir du « bon sens » au nom de l’« idéologie du genre ».
En l’état de la science, la seule vérité est qu’il est « absurde » de donner une réponse unique à la question de la participation des femmes et filles transgenres aux compétitions féminines. Avant la puberté, ou même après pour les enfants qui auraient eu accès à des bloqueurs de puberté, il existe un quasi-consensus scientifique selon lequel les filles et les garçons ont peu ou prou les mêmes capacités physiques, à tout le moins qu’il n’existe pas de différences liées au sexe telles qu’il serait injuste de les faire concourir ensemble. Après la puberté, l’avantage physique dont disposeraient les hommes sur les femmes est très variable d’un sport à un autre, voire parfois inexistant. Et même dans les sports où il est acquis que les effets de la puberté masculine jouent un rôle déterminant, il n’est nullement exclu, sauf peut-être dans certaines disciplines, que l’équité sportive ne serait pas préservée en dépit de la participation d’athlètes ayant suivi une transition hormonale. Le débat reste ouvert.
On aurait tort, de notre côté de l’Atlantique, de se contenter de sourire (jaune) face à la transphobie qui motive le décret présidentiel sur le sport féminin. Il n’entend pas seulement rallier à sa vision ostracisante l’ensemble du sport américain. Il prétend y convertir le sport mondial.
Le secrétaire d’État des États-Unis est ainsi chargé de promouvoir au niveau international, aux Nations unies ou ailleurs, l’adoption de normes d’exclusion. Il lui est en particulier demandé d’utiliser tous les moyens appropriés pour que le Comité international olympique (CIO) adopte des règles empêchant qu’à l’avenir une femme transgenre, voire intersexe, puisse prendre part à des événements sportifs dépendant de lui, même sous condition d’avoir réduit son taux de testostérone.
Le principe d’indépendance du mouvement sportif, lequel est censé s’opposer à toute ingérence politique dans son fonctionnement, résistera-t-il à l’offensive américaine annoncée ? On peut l’espérer. L’arrêt que rendra prochainement la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Caster Semenya, née de la contestation des règles de la Fédération internationale d’athlétisme relatives à l’éligibilité des sportives intersexuées, y aidera peut-être.
Le bras de fer en vue des Jeux olympiques et paralympiques de Los Angeles est en tout cas déjà engagé. Le décret prévoit en effet de refuser l’entrée aux États-Unis à toute personne transgenre ou intersexe désireuse de s’y rendre pour participer à des compétitions féminines. Or de tels refus seraient contraires aux promesses faites par le gouvernement américain au stade de la candidature pour l’organisation des Jeux de 2028 et reprises dans le contrat de ville hôte.
Cette dernière, comme les États-Unis, s’est engagée non seulement à ce que toute personne titulaire d’une carte d’identité et d’une accréditation olympique puisse entrer sur le territoire américain, mais aussi, plus largement à respecter les principes fondamentaux et les valeurs de l’olympisme – à commencer par le principe de non-discrimination. Si ce principe n’interdit pas nécessairement toute différence juridique de traitement, encore faut-il, selon un standard à peu près universellement admis, qu’elle repose sur une justification objective et raisonnable. Soit l’exact inverse de celle fondant le décret signé par le président Trump.
Mathieu Maisonneuve est membre du comité d'experts sur la transidentité dans le sport de haut niveau
06.04.2025 à 17:34
Paco Milhiet, Visiting fellow au sein de la Rajaratnam School of International Studies ( NTU-Singapour), chercheur associé à l'Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris (ICP)
Le porte-avions Charles-de-Gaulle et son groupe aéronaval reviennent d’une mission en Indo-Pacifique, région où la France cherche à développer son influence. Illustration concrète de la stratégie mise en œuvre par Emmanuel Macron depuis 2018, ce déploiement démontre la capacité de la France à projeter une puissance aéromaritime à des milliers de kilomètres de ses côtes hexagonales.
« Un porte-avions, c’est 100 000 tonnes de diplomatie », aurait affirmé l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger (1923-2023). Apocryphe ou non, cette expression reste d’actualité tant ces navires constituent un atout majeur pour les États qui en disposent.
Déployer un porte-avions, outil opérationnel sans équivalent, constitue autant un message d’affirmation stratégique qu’un moyen d’asseoir sa crédibilité diplomatique. Dernier exemple en date : en octobre 2023 à Gaza, trois jours après le début de la guerre, l’USS Gerald R. Ford naviguait en Méditerranée orientale pour tempérer toute velléité iranienne d’intervenir dans le conflit.
Traduction française de l’adage kissingerien, les 42 000 tonnes du porte-avions Charles-de-Gaulle (CDG), navire amiral de la Marine nationale, sont un avantage hors norme pour la France. Parti de Toulon en novembre dernier, le CDG est actuellement en mer dans le cadre de la mission Clemenceau 25, un déploiement résolument tourné vers l’Indo-Pacifique, une région où la France cherche à tisser son influence, en toute autonomie.
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Un porte-avions n’est donc pas seulement un moyen de projection militaire essentiel, c’est aussi un appui crédible de la stratégie Indo-Pacifique française, nouvel espace géopolitique de référence où la France cherche à faire valoir ses intérêts.
L’utilisation du porte-avions comme outil opérationnel a parfois divisé la communauté d’experts stratégiques, notamment quand il convient de faire des choix budgétaires.
Coût prohibitif ; absence de permanence à la mer sans « sister ship » ; vulnérabilité en cas de guerre de haute intensité ; défis posés par les stratégies de déni d’accès et d’interdiction de zone (stratégies A2/AD), et par des missiles à longue portée de plus en plus performants : autant de critiques régulièrement formulées à l’encontre de l’emploi du CDG.
Pourtant, le porte-avions demeure un instrument largement utilisé et convoité au XXIe siècle. On observe un essor des flottes de porte-avions dans le monde, car elles sont perçues par de nombreux pays comme l’outil de souveraineté absolue qui leur confère la capacité à se projeter loin et longtemps.
Dans le cadre de la mission Clemenceau 25, le CDG, accompagné de son groupe aéronaval (GAN) – constitué d’une trentaine d’aéronefs et de cinq navires de guerre – mobilise près de 3 000 militaires, déployés pendant 150 jours de la Méditerranée jusqu’aux confins du Pacifique occidental.
Opérant depuis la haute mer – espace de liberté et sanctuaire stratégique –, le CDG est à la fois une base aérienne embarquée, une centrale nucléaire et un centre de commandement. Le tout est un mécanisme parfaitement synchronisé capable de catapulter, puis de faire apponter en pleine mer, des dizaines d’aéronefs par jour.
Véritable ville flottante, le porte-avions CDG est néanmoins un instrument mobile, il peut parcourir près de 1 000 km par jour et engager le feu à plus de 2 000 km. De plus, ses divers senseurs (radars, sonars, satellites) assurent une bulle informationnelle pour agir efficacement dans tous les champs et milieux de conflictualité (mer, terre, air, fonds marins, cyber, espace).
L’ensemble de ces capacités permettent aux marins français de remplir un large éventail de missions : défense aérienne et antimissile, combat naval, frappe contre la terre, opération amphibie, lutte anti-sous-marins, interception maritime, protection du transport maritime, entre autres. Outil souple et polyvalent, le CDG est le symbole de l’autonomie stratégique française ainsi qu’un instrument crédible qui facilite les coopérations avec des nations partenaires.
En service depuis 2001, les déploiements du GAN sont systématiquement l’occasion d’interactions avec les marines et armées étrangères. À cet égard, la mission Clemenceau 25 a porté à un niveau inédit les partenariats de la Marine nationale en Indo-Pacifique, structurés autour de trois moments clés : l’exercice de sécurité maritime La-Pérouse 25, mené avec huit nations riveraines de la région dans les détroits d’Asie du Sud-Est (Malacca, Lombok, Sonde) ; l’exercice trilatéral Pacific Steller aux côtés des États-Unis et du Japon ; et l’exercice annuel franco-indien Varuna.
Symbole des bonnes relations qu’entretient la France dans la région, le CDG a, pour la première fois de son histoire, fait escale aux Philippines (Subic Bay), en Indonésie (Lombok, où le ministre Sébastien Lecornu s’est rendu) et a fait une étape remarquée à Singapour.
Agrégateur de coopération maritime en temps de paix, pierre angulaire des flottes modernes, permettant une montée en puissance des forces partenaires et renforçant la confiance et l’interopérabilité, le GAN peut également être en facteur de désescalade politique en temps de crise. Outre le déploiement américain en Méditerranée mentionné plus haut, un autre exemple date de 1995, quand les États-Unis avaient déployé deux porte-avions dans le détroit de Formose en réponse à des tirs de missiles lancés par Pékin dans les eaux territoriales taïwanaises.
Le GAN est donc un puissant levier politique que la France exploite pour affirmer ses ambitions en Indo-Pacifique.
À partir de mai 2018, Emmanuel Macron, a formalisé une stratégie Indo-Pacifique française pour légitimer et crédibiliser le statut de la France en tant que puissance régionale.
À travers l’exercice de la souveraineté dans les collectivités de la zone, ce nouveau narratif est une opportunité pour la diplomatie française de valoriser ses attributs de puissances diplomatiques, culturelles, économiques et surtout militaires dans cette vaste région.
Ainsi, la France cherche à promouvoir une vision singulière, celle d’un espace Indo-Pacifique libre, ouvert, respectueux du droit international et favorisant une approche multilatérale. Et refusant toute logique de bloc, le président Macron encourage l’ensemble des partenaires à être libres de la coercition chinoise sans pour autant s’aligner systématiquement sur les États-Unis.
Pour le ministère des armées, les déclinaisons opérationnelles de la stratégie Indo-Pacifique impliquent la protection de 1,8 million de Français résidant dans les collectivités françaises de la zone. Il s’agit également de contribuer aux opérations nationales et européennes en mer Rouge et dans l’océan Indien, afin de renforcer la sécurité maritime dans ces régions.
En complément des forces prépositionnées en permanence dans les collectivités françaises de la région et des missions régulières de la Marine nationale et de l’Armée de l’air et de l’espace dans la zone, le déploiement du CDG constitue ainsi un signal stratégique fort, qui crédibilise la stratégie portée par l’État.
Déployée en autonomie malgré la tyrannie des distances, notamment grâce à une escorte complète de frégates et à la présence du bâtiment ravitailleur Jacques-Chevallier, la mission Clemenceau 25 a permis de démontrer la capacité de la France à utiliser sa force aéromaritime loin du territoire hexagonal pendant plusieurs mois.
Le GAN est aussi la vitrine de l’excellence française à travers la diversité des technologies et des armements mis en œuvre. Le Rafale M F4.1, le sous-marin nucléaire d’attaque de classe Suffren, ou encore les frégates multimissions sont autant de « porte-étendards » et de potentiels contrats à l’exportation pour l’industrie française de l’armement.
En 2024, la France est devenue le deuxième exportateur mondial d’armements, et certains de ses plus gros clients, comme l’Inde, l’Indonésie et les Émirats arabes unis, sont des nations de l’Indo-Pacifique. Le déploiement du GAN relève donc aussi du soutien à l’exportation de la base industrielle et technologique française.
Instrument crédible, multimodal et polyvalent, dont les fonctions dépassent le strict cadre militaire, le GAN est un atout de première main pour la France. En attendant la mise en service du nouveau porte-avions (à l’horizon 2038), le Charles-de-Gaulle restera le « meilleur ambassadeur » français dans la zone Indo-Pacifique.
Paco Milhiet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.04.2025 à 17:32
Esther Cyna, Maîtresse de conférences en civilisation des États-Unis, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Aux États-Unis, voilà quelques années que les programmes scolaires et les universités sont régulièrement pris pour cible par les militants ultraconservateurs. Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, cet assaut contre l’éducation prend une ampleur inédite et se décline au niveau fédéral comme dans les districts scolaires.
Le jeudi 20 mars, devant un groupe d’écolières et d’écoliers mis en scène à la Maison Blanche, Donald Trump a signé un décret (executive order) visant à démanteler le ministère de l’éducation aux États-Unis.
Si la suppression complète du ministère nécessitera un vote du Congrès, le décret marque néanmoins un affaiblissement certain de l’agence fédérale et symbolise l’assaut mené par Trump et son gouvernement contre l’éducation publique et l’État fédéral.
Les attaques du gouvernement Trump et du Parti républicain contre l’éducation publique et l’enseignement supérieur n’ont fait que s’amplifier depuis son premier mandat. L’abolition du ministère de l’éducation, la censure des programmes scolaires et des livres accessibles aux élèves, la promotion de l’enseignement privé religieux subventionné par les impôts publics et la répression des universités sont autant de stratégies au sein d’une guerre contre l’éducation, la recherche et, plus largement, contre les discours allant à l’encontre des récits ultraconservateurs et nationalistes chrétiens défendus par le gouvernement états-unien actuel.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Trump en janvier 2025, le ministère de l’efficacité gouvernementale (Department of Government Efficiency, DOGE) dirigé par Elon Musk a décimé les rangs de l’administration fédérale états-unienne.
Plus de 100 000 employés de l’État fédéral ont d’ores et déjà perdu leur emploi. Les licenciements les plus drastiques ont visé les ministères du logement et du développement urbain ainsi que celui de l’éducation et font l’objet de batailles judiciaires à l’issue incertaine. Le gouvernement a également annoncé supprimer des milliards de dollars de financement à la recherche dans le domaine de la santé.
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S’en prendre ainsi à l’État fédéral a plusieurs conséquences pour l’éducation, même s’il faut rappeler que l’éducation aux États-Unis est surtout une affaire d’États fédérés et de districts scolaires. Environ 10 % seulement du coût de l’éducation publique aux États-Unis provient de l’État fédéral, la majeure partie provenant de sources locales (c’est-à-dire de l’impôt foncier des districts scolaires) et des États fédérés.
Le rôle de l’État fédéral en matière d’éducation est traditionnellement plutôt faible, à deux exceptions près : le financement du programme « Title I », créé en 1965, qui prévoit des fonds fédéraux supplémentaires pour les élèves les plus pauvres et celui d’IDEA, établi en 1975, par lequel l’État fédéral finance les programmes spécialisés pour les enfants en situation de handicap. Avec la destruction complète ou partielle du ministère, ces deux populations, particulièrement vulnérables, risquent ainsi de perdre toute chance de poursuivre un cursus scolaire adapté à leurs besoins spécifiques.
Prônant le « retour de l’éducation au peuple », qui n’est pas sans rappeler l’arrêt ayant aboli le droit fédéral à l’avortement en 2022, Trump et le Parti républicain orchestrent ainsi une dépossession des pouvoirs fédéraux au profit d’échelles plus locales, aux dépens des enfants les plus défavorisés.
Depuis plusieurs années, le Parti républicain promeut le retrait des écoles et bibliothèques de livres traitant de questions d’identité ethno-raciale, de genre et de sexualité et la censure des contenus des programmes scolaires qui évoquent, par exemple, le passé esclavagiste et ségrégationniste des États-Unis ainsi que les inégalités qui persistent dans la société états-unienne.
En s’immisçant dans les processus par lesquels les districts scolaires locaux et les universités prennent des décisions sur le contenu et la manière d’enseigner, les militantes et militants conservateurs veulent imposer à la jeunesse des récits négationnistes ainsi qu’une vision de la population des États-Unis binaire, blanche, chrétienne, niant jusqu’à l’existence des personnes qui ne correspondraient pas à cette norme fantasmée.
Cette stratégie de censure est principalement portée à l’échelle locale et celle des États, même si l’État fédéral a symboliquement marqué son adhésion à la mouvance ultraconservatrice en interdisant des livres au sein des seules écoles qu’il gère directement, les académies militaires.
Pour le reste des écoles publiques du pays, seuls les législatures des États et les conseils des districts scolaires locaux ont le pouvoir de prendre des décisions quant aux livres disponibles dans les écoles. Dès 2021, des groupes de mères d’élèves ultraconservatrices tels que Moms 4 Liberty se sont saisis de cette échelle locale pour faire progresser leur vision malgré la défaite de Trump à l’élection présidentielle.
Le projet idéologique des républicains est celui d’un nationalisme chrétien ultraconservateur ; à ce titre, le gouvernement soutient les écoles religieuses. Lors de son premier mandat, Trump avait clairement affiché son soutien à la privatisation de l’éducation et aux programmes de financement public d’écoles privées lorsqu’il avait nommé Betsy DeVos à la tête du ministère de l’éducation.
La branche judiciaire, dominée par les juges nommés par Trump durant son premier mandat, joue un rôle clé dans l’avancée de ce projet religieux. Au printemps 2025, la Cour suprême des États-Unis va s’exprimer sur la question de la religion à l’école dans le cadre d’un arrêt très attendu, en déterminant si la création d’une école publique en ligne, dans l’Oklahoma, dont la gestion est déléguée à un archidiocèse catholique, constitue une violation de la Constitution. Si la Cour suprême déclare que l’école en question est compatible avec la Constitution, il sera alors légal de financer des écoles religieuses publiques par les impôts.
En 2021, la Cour suprême avait déjà empiété sur la séparation entre Église et État en déclarant dans l’arrêt Kennedy v. Bremerton School District que le coach de football d’une école publique pouvait prier publiquement pendant les matchs de son équipe.
Les universités états-uniennes, diabolisées depuis des décennies par les conservateurs comme des bastions d’« idéologie gauchiste » et identifiées comme des menaces à l’hégémonie conservatrice, sont victimes d’attaques sans précédent depuis la chasse aux sorcières des années de maccarthysme.
Les mécanismes sont cette fois différents, Trump ayant principalement utilisé le levier financier pour punir les universités de leurs politiques sportives quant aux personnes transgenres, pour les manifestations propalestiniennes de 2024 et, plus largement, pour les thématiques de recherche de ces institutions.
À lire aussi : Trump contre la liberté académique : les juges, derniers remparts contre l’assaut autoritaire
L’université de Columbia a marqué, fin mars 2025, un tournant majeur en cédant à des demandes extrêmes du gouvernement Trump qui menace d’y supprimer des programmes de recherche fédéraux à hauteur de 400 millions de dollars. En acceptant de renoncer à l’autonomie des départements d’études du Moyen-Orient, d’études africaines-américaines et asiatiques, en plus de s’être engagée à durcir la répression des manifestations étudiantes et d’interdire le port du masque sur le campus, la prestigieuse institution new-yorkaise montre que les universités états-uniennes ne seront sans doute pas le lieu de la résistance à Trump.
Pendant sa campagne de 2016, Trump avait déclaré « adorer les personnes mal éduquées », puisqu’il voit en elles un électorat docile et réceptif à ses discours mensongers, trompeurs et antifactuels.
Jouant sur plusieurs échelles, des districts scolaires à l’État fédéral en passant par les universités, le gouvernement Trump mène aujourd’hui une offensive musclée contre la liberté d’expression, pourtant prônée comme une valeur phare du Parti républicain. Les stratégies d’attaque contre l’éducation – lorsqu’elle n’est pas privée, religieuse et ne promeut pas la vision nationaliste chrétienne blanche du parti au pouvoir – témoignent d’une volonté d’étouffer la pensée critique.
Cette menace pour la démocratie états-unienne, mise à mal par la concentration du pouvoir du gouvernement Trump, est symptomatique des régimes d’extrême droite. En vidant de leur substance le système d’éducation publique et en s’attaquant frontalement aux universités, les républicains espèrent façonner les pensées et les paroles des citoyennes et citoyens états-uniens, de leur futur électorat, créant ainsi une nouvelle génération dépourvue des compétences requises pour participer activement à la démocratie et repousser l’oppression totalitaire.
Esther Cyna ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.04.2025 à 17:30
Raymond Woessner, Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université
La Comac (Commercial Aircraft Corporation of China) prend son envol dans la galaxie des constructeurs aéronautiques mondiaux. L’avionneur européen Airbus, qui l’a aidée à décoller, s’en mord-il déjà les doigts ?
Depuis plusieurs décennies, Airbus et Boeing sont les maîtres du ciel dès lors qu’il s’agit de jets court, moyen et long-courriers. Mais désormais une entreprise chinoise, la Commercial Aircraft Corporation of China (Comac), s’est invitée au jeu.
Faute d’avoir raté la révolution industrielle, l’industrie aéronautique chinoise avait travaillé avec des Allemands dans les années 1920, des Italiens dans les années 1930, des Soviétiques dans les années 1950, des Américains et des Français dans les années 1970 et 1980… Or, ne pas avoir d’avion Made in China, c’était se trouver « à la merci des autres », avait déploré le président Xi Jinping en 2014. Comment l’industrie chinoise en général a fait des bonds de géant, pourquoi son aviation civile n’en ferait-elle pas autant ? Et que signifierait cette émergence à l’échelle globale ?
Les normes de sécurité de l’aviation civile sont particulièrement élevées. Le transport aérien est déjà le mode de transport le plus sûr au monde et son but ultime est d’atteindre 0 accident. C’est pourquoi les matériaux utilisés et les systèmes de contrôle comptent parmi les plus élaborés qui soient. Du fait de la recherche d’une moindre pollution, les technologies évoluent en permanence.
C’est ainsi que l’aviation civile russe, incapable de suivre le mouvement malgré son passé glorieux, a sombré. Ou que les Canadiens de Bombardier ont été rachetés par Airbus.
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En Chine, le désir d’avions nationaux remonte aux années 1990 lorsque Aviation Industry Corporation of China (Avic), basé à Pékin, voulait produire des MacDonnell Douglas MD-90 américains sous licence. Mais en 1998 le projet avait tourné court, car les Américains redoutaient un copier-coller à leur détriment. En 2008, le gouvernement chinois a alors compris qu’il lui fallait mettre d’énormes moyens en œuvre, avec deux projets menés en parallèle.
Airbus a été invité à assembler des A320 en Chine, par l’intermédiaire d’une joint-venture avec Avic qui a été implantée dans la zone franche de Tianjin. Il s’agit du 4e site mondial d’assemblage des A320 après ceux de Toulouse (Haute-Garonne), de Hambourg (Allemagne) et de Mobile aux États-Unis. Plus de 700 avions y ont déjà été assemblés et la cadence s’accélère, en 2026, avec l’ouverture d’une deuxième ligne de fabrication. Tianjin assure également la finition des A350 destinés à la Chine. Airbus a créé tout un écosystème : l’usine de matériaux composites de Harbin, la fabrication de pièces de rechange, la formation du personnel, le centre de recherche de Suzhou pour l’environnement et celui de Shenzhen pour la digitalisatio.
En même temps que l’arrivée d’Airbus comme manufacturier, le gouvernement a créé la Comac, Commercial Aircraft Corporation of China. L’entreprise est contrôlée à 31,6 % par l’État et à 26,3 % par la municipalité de Shanghai, s’y ajoutent des industriels chinois de l’aviation, dont Avic, et de la métallurgie : Baoshan Steel, Chinalco, Sinochem. Du point de vue de l’organisation industrielle, la Comac s’inspire d’Airbus, avec des usines réparties un peu partout en Chine et l’assemblage final effectué à Shanghai. Le but de la Comac est de construire une gamme complète d’appareils, et peut-être même, un jour, de très gros quadriréacteurs et des avions supersoniques.
Dès l’Airshow China de 2014, le représentant d’Airbus voyait poindre la concurrence de la COMAC. On passerait alors du couple Airbus-Boeing à un oligopole mondial à trois. Mais la gestation des projets chinois est longue. En octobre 2008 a volé l’Advanced Regional Jet for the 21st Century (ARJ21). Ce biréacteur de 90 places ressemble finalement au vieux MD-90 avec ses réacteurs placés à l’arrière et son empennage haut, et 181 commandes de l’ARJ21 ont été passées immédiatement sur décision gouvernementale.
Huit ans plus tard, en 2016, Chengdu Airlines a effectué le premier vol commercial de l’ARJ21. Une vingtaine de sous-traitants américains, le Français Zodiac pour les toboggans d’évacuation et d’autres Européens jouent un rôle essentiel dans l’équipement de l’avion. Près de 120 appareils sont en service auprès de diverses compagnies chinoises et du transporteur indonésien TransNusa, le seul opérateur étranger de Comac jusqu’à présent.
Par le jeu de la sous-traitance et de la fourniture d’éléments très avancés, les avions d’Airbus, de Boeing et de la Comac intègrent en réalité de nombreux éléments communs. Mais un avion n’est pas un scooter ou une voiture. Il est encastré dans des politiques de souveraineté nationale d’autant plus qu’il partage des éléments avec les avions de guerre.
En 2019, du fait de l’agressivité du président Trump à l’encontre la Chine, une coopération technique avait été lancée entre la Comac et l’United Aircraft Corporation (UAC) russe pour la construction du CR929. Un futur rival sur le marché des long-courriers Airbus A350 et Boeing 787 voire B777.
Il aurait dû entrer en production en 2025, mais la Comac et l’UAC ont rompu leur pacte en 2023. Les Chinois continuent à développer le projet seuls… Le gouvernement chinois – tout comme celui de la Russie – cherche à s’émanciper de ce qu’il considère comme une mise sous tutelle. Dès 2016, il a fondé l’Aero Engine Corporation of China (AECC) fusion de différents établissements industriels publics chinois forte de 72 000 salariés. « Un pas stratégique », selon le président de la République Xi Jinping.
AECC veut alors construire des réacteurs civils, outre les moteurs militaires qu’elle produit déjà. La cible est le développement de réacteurs pour tous types d’avions civils, gros porteurs inclus. Le moteur CJ-1000A devrait progressivement se substituer aux motorisations de la CFM, la joint-venture de Safran et de General Electric, qui assemble des réacteurs en Chine à partir de composants fabriqués aux États-Unis et en France.
Rien n’est simple. Ryanair avait été associé à la conception du C919 et affirmait en vouloir 700 exemplaires, alors qu’elle est une compagnie qui n’utilise que des Boeing 737. Mais le marché ne sera pas conclu avant le milieu des années 2030 parce que, selon Michael O’Leary, le patron de Ryanair, le marché chinois est servi en premier.
Les perspectives qui s’ouvrent sont vertigineuses pour la Weltanschauung, la manière de voir et de comprendre le monde. De part et d’autre de l’Atlantique, depuis des décennies, on a raisonné en termes de coopération et concurrence entre les entreprises. En Chine, on a appris de l’Occident. On apprend encore sans que l’intention finale soit évidente. S’agit-il de créer une troisième étoile dans le firmament des avionneurs, à côté d’Airbus et de Boeing, tous réunis par des liens très forts par l’intermédiaire de leurs fournisseurs ? ou de prendre leur place ? À moyen terme, la croissance du marché aérien est telle qu’il y aura des débouchés pour tout le monde. Mais au-delà ?
Raymond Woessner ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:49
Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po
L’expression America First a une longue histoire aux États-Unis. Remis au goût du jour par Donald Trump durant sa campagne présidentielle de 2016, et à nouveau promu en principe fondateur de sa politique depuis son retour à la Maison Blanche en janvier 2025, ce slogan reflète une vision nationaliste et protectionniste qui, pratiquement depuis la naissance du pays, proclame la primauté des intérêts américains en matière de politique étrangère et commerciale.
« Nous sommes réunis aujourd’hui pour annoncer un nouveau décret qu’on entendra dans toutes les villes, toutes les capitales étrangères et tous les centres du pouvoir. À partir d’aujourd’hui, ce sera strictement l’Amérique d’abord. L’Amérique d’abord ! », déclare Donald Trump lors de son discours d’investiture le 20 janvier 2017. Cette formule, « America First », qui avait inquiété les dirigeants du monde entier, a été remise en avant lors de son retour à la Maison Blanche huit ans plus tard.
L’origine de ce slogan devenu un élément central de la rhétorique de Donald Trump remonte en réalité à bien plus tôt dans l’histoire des États-Unis.
En effet, l’isolationnisme ne date pas d’hier dans la politique étrangère des États-Unis. C’est une longue tradition américaine fondée sur l’idée selon laquelle le pays devait éviter de s’engager dans les affaires du monde pour se concentrer sur ses propres préoccupations internes.
C’est à la fin du XVIIIe siècle que cette vision de la politique extérieure trouve son origine, dans le célèbre dernier discours présidentiel de George Washington, « Farewell Adress » en 1796. Le premier président des États-Unis mettait en garde son peuple contre les alliances permanentes avec des puissances étrangères et préconisait plutôt une politique de neutralité et d’indépendance.
Au début du XXe siècle, cette tradition isolationniste a été mise à l’épreuve à plusieurs reprises, notamment avec la Première Guerre mondiale. Mais malgré la participation des États-Unis à la guerre (1917-1918), un très fort sentiment isolationniste est resté enraciné dans le pays. Après la guerre, une grande partie de l’opinion publique américaine souhaitait éviter une nouvelle implication dans les conflits européens. Cette distanciation s’est renforcée par la déception américaine face aux résultats du traité de Versailles, qui ne répondaient pas aux attentes de Washington en ce qui concerne la sécurité internationale.
C’est dans ce contexte des années 1920 que le slogan America First est né, scandé par ceux qui s’opposaient à l’entrée des États-Unis dans des engagements internationaux en lien avec les quatorze points du président Woodrow Wilson et la mise en place de la Société des nations.
La formule America First a été popularisée par le mouvement isolationniste des années 1940 America First Committee (AFC). Ce comité créé par des figures politiques et des intellectuels influents prônait le rejet de l’intervention américaine dans la Seconde Guerre mondiale et favorisait le protectionnisme.
À cette époque, l’expression America First a pris une signification plus forte sous l’influence de l’avocat Robert A. Taft, fils de l’ancien président William Howard Taft (1908-1912), et de l’aviateur Charles Lindbergh, devenu l’un des porte-parole du comité. Le but principal de l’America First Committee ? Faire pression sur le gouvernement des États-Unis pour que celui-ci n’implique pas le pays dans la guerre qui éclatait en Europe et en Asie.
L’America First Committee prônait une politique de non-intervention et s’opposait vigoureusement à l’adhésion des États-Unis aux efforts de guerre des alliés face à l’Allemagne nazie. Pour le comité, s’engager dans la guerre européenne – ou, plus tard, dans le conflit mondial – allait affaiblir les États-Unis et mettre en péril leur souveraineté. Le tout pour un conflit lointain et coûteux.
L’argument principal était le suivant : les États-Unis ayant la capacité de se défendre eux-mêmes, il n’est pas nécessaire de s’impliquer dans les conflits extérieurs. « L’Amérique d’abord » devait se concentrer sur ses intérêts internes, sur la consolidation de son économie et de sa sécurité, plutôt que jouer un rôle de police mondiale.
Le slogan « America First » a trouvé une résonance particulière dans la population américaine qui ne voyait pas l’intérêt d’intervenir dans les affaires européennes ou asiatiques, particulièrement après les horreurs et les pertes humaines de la Première Guerre mondiale. Le comité a ainsi réussi à mobiliser une grande partie de l’opinion publique contre l’intervention des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale.
Cette position a toutefois été contestée au fur et à mesure que l’Allemagne nazie étendait son contrôle sur l’Europe, et que les attaques japonaises se multipliaient dans le Pacifique. L’attaque de Pearl Harbor par le Japon le 17 décembre 1941 a changé la donne et forcé les États-Unis à entrer dans la guerre mettant fin à l’influence de l’AFC. L’opinion publique a alors radicalement basculé en faveur de l’intervention militaire, estimant que la sécurité nationale des États-Unis était désormais en danger. L’America First Committee s’est dissous peu après l’entrée des États-Unis dans le conflit, mais l’impact de ce mouvement sur la pensée politique américaine a persisté.
Le sentiment isolationniste et nationaliste a été réactivé à plusieurs reprises tout au long du XXe siècle, pendant la guerre du Vietnam, les crises économiques, et lors des débats sur le commerce international. Dans les années 1980 et 1990, à l’époque des présidences de Ronald Reagan et George H. W. Bush, bien que les États-Unis soient restés un acteur clé du système international, des voix isolationnistes se sont fait entendre, en réaction aux interventions militaires américaines et à la mondialisation.
Le populisme économique et la critique du libre-échange se sont développés dans des secteurs économiques affectés par la délocalisation et la mondialisation.
Le retour en force du slogan « America First » s’est manifesté de manière marquante sous la première présidence de Donald Trump, qui a réutilisé l’expression pour mettre en avant une politique économique protectionniste, une critique radicale du multilatéralisme et un net désengagement des affaires internationales par rapport aux présidences présidentes de Barack Obama et de George W. Bush.
Trump avait d’ailleurs fait de cette philosophie un axe central de sa campagne électorale de 2016, se présentant comme un défenseur des intérêts des travailleurs américains et des citoyens ordinaires par opposition aux élites politiques et économiques mondialisées.
Ce retour au nationalisme économique, associé à un rejet des accords commerciaux internationaux et des engagements militaires à l’étranger, a ravivé les vieux débats sur la place de l’Amérique dans le monde et son rôle dans les affaires mondiales.
Le succès du slogan « America First » repose également sur sa capacité à mobiliser des récits nationaux profonds. Les discours de Trump se sont appuyés sur une mythologie américaine mettant en avant la prospérité perdue (« Make America Great Again »), le peuple américain comme héros face aux élites corrompues et la nécessité de restaurer un ordre moral et économique qui aurait existé par le passé avant de s’effilocher.
Ces récits s’inscrivent dans une longue tradition politique, où l’Amérique est perçue comme une nation exceptionnelle, destinée à servir de modèle au monde.
La rhétorique de Trump, cependant, se distingue par une rupture avec l’idéal d’une Amérique cosmopolite et ouverte. En mettant l’accent sur le déclin supposé du pays, Trump a réactivé un discours populiste, opposant un peuple « véritablement américain » à des ennemis extérieurs (la Chine, l’Union européenne, l’immigration illégale) et intérieurs (les démocrates, les médias traditionnels, la bureaucratie).
En réactivant et modernisant la doctrine America First Donald Trump a redéfini la politique étrangère et économique des États-Unis selon une vision nationaliste et protectionniste.
Son approche repose sur un rejet du multilatéralisme au profit d’accords bilatéraux plus favorables à Washington, une volonté de relocaliser l’industrie américaine et une posture de fermeté face à la Chine et à l’Europe.
Toutefois, cette modernisation de la doctrine s’est accompagnée de tensions avec les alliés traditionnels des États-Unis et d’une polarisation accrue au sein du pays. Si ses partisans saluent un retour à la souveraineté économique et à une diplomatie musclée, ses détracteurs dénoncent un isolement international et des politiques aux conséquences incertaines sur le long terme.
L’héritage de cette doctrine reste donc sujet à débat : a-t-elle renforcé les États-Unis ou fragilisé leur leadership mondial ? Plus d’un siècle après son émergence, Donald Trump peut-il réellement se poser en héritier légitime de cette doctrine historique, ou en a-t-il dévoyé les principes pour servir une vision plus personnelle du pouvoir ?
Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.04.2025 à 17:49
Gülçin Erdi, Directrice de recherche au CNRS, en affectation à l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) à Istanbul, Université de Tours
Le 19 mars dernier, l’arrestation pour « corruption » et « terrorisme » (cette dernière accusation ayant depuis été abandonnée) d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul et principal opposant à Recep Tayyip Erdogan, a provoqué une vaste mobilisation en sa faveur de la société civile. Après un premier article consacré au contexte dans lequel ces événements surviennent, la sociologue Gülçin Erdi, spécialiste de la Turquie et notamment des questions urbaines, analyse ici la composition et les mots d’ordre des foules gigantesques qui se réunissent régulièrement pour contester, au-delà de la mise en détention de l’édile de la plus grande ville du pays, un système que les manifestants jugent largement corrompu et inefficace.
Dans le quartier de Saraçhane, un nouveau lieu emblématique de la contestation politique a émergé, surnommé par les manifestants le « nouveau Taksim », en référence à la contestation de 2013 qui s’était largement déployée autour de cette grande place du centre d’Istanbul.
Cette mobilisation est principalement motivée par un sentiment d’indignation face à un système politique perçu comme corrompu, et face à la détérioration économique et aux restrictions des libertés publiques. C’est ce qu’il ressort des slogans scandés par les participants, mais aussi des discussions que nous avons pu avoir avec eux, lors des nombreux rassemblements auxquels nous avons assisté depuis le début d’un mouvement, qui ne semble pas près de prendre fin.
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Une observation approfondie du mouvement révèle une prédominance notable, parmi les participants, de jeunes adultes âgés de 18 à 30 ans. Si l’on remarque également un certain nombre de personnes ayant pris part, en 2013, à l’occupation du parc Gezi, actuellement âgées de 40 à 50 ans, ce sont les jeunes qui jouent un rôle principal dans la mobilisation. Parmi eux, deux profils se distinguent particulièrement.
D’une part, des étudiants provenant des établissements universitaires les plus prestigieux d’Istanbul, aux parcours académiques souvent brillants, provenant de diverses facultés (aménagement urbain, sciences sociales, ingénierie, droit…). D’autre part, des jeunes non diplômés, motivés par un sentiment de ras-le-bol et une perception superficielle de la politique, leur engagement se limitant au nationalisme.
Il est à noter que la plupart des manifestants, en particulier les plus jeunes, dissimulent leur identité en couvrant leur visage, une mesure préventive contre une éventuelle détection par les forces de l’ordre. Les jeunes avec qui nous avons eu l’occasion de nous entretenir ont exprimé leur perception d’un climat de répression et de surveillance constante, tout en affirmant leur volonté d’éviter les conflits avec les forces de l’ordre, mais en participant activement à la manifestation, car, à leurs yeux, « il n’y a pas d’autre choix ».
La motivation de la majorité d’entre eux ne se limite pas uniquement à la libération d’Ekrem Imamoglu. Son arrestation est vue avant tout comme un événement symbolique et un prétexte pour descendre dans la rue. L’un de nos interlocuteurs exprime ainsi son exaspération croissante :
« J’en ai marre de l’insécurité et du futur incertain dans ce pays. Je suis étouffé. »
Un étudiant rencontré à Saraçhane abonde dans son sens :
« Nous nous éveillons quotidiennement avec la crainte que notre intégrité physique soit mise en péril à tout instant. »
Un autre, cagoulé et vêtu d’un foulard représentant Atatürk, assène :
« Tous les étudiants présents ici ont pour objectif de défendre la laïcité et de s’opposer au fascisme. […] À la tête de ce pays, il y a actuellement un dictateur et nous voulons le renverser. En ma qualité d’enfant d’Atatürk et de personne de gauche, je me trouve ici pour soutenir la République. »
Il ajoute que si les étudiants n’avaient pas manifesté, l’accusation de terrorisme à l’encontre d’Imamoglu n’aurait pas été retirée et qu’un kayyum (c’est-à-dire un administrateur désigné par l’État) aurait été nommé à la tête de la municipalité.
Les Stambouliotes sortis dans la rue ne croient pas à la culpabilité du maire et considèrent son arrestation comme une injustice supplémentaire dont ils sont les témoins, comme dit l’un des manifestants, « [après] l’accumulation de vingt ans d’oppression ».
« La situation est déterminée par la volonté d’un individu. Cette autorité est celle qui fixe les taux d’intérêt, les modalités de divertissement, etc. »
Frustrés par une situation politique et économique qui rend très difficile, voire impossible, la réalisation de bon nombre de leurs projets personnels, y compris l’acquisition de biens matériels tels qu’un véhicule ou un logement, les contestataires aspirent à un État plus juste, plus libre et plus démocratique, où la nécessité de recourir à des actions collectives, telles que des manifestations pour défendre leurs droits, ne serait pas une option nécessaire. Ils disent aussi vouloir vivre dans un environnement où l’accès à Internet ne soit pas entravé par des restrictions volontaires et des censures de comptes divers pour des raisons politiques et, au-delà, dans un pays où ils n’envieraient pas les habitants d’États démocratiques qui, selon eux, vivent plus librement et dans une plus grande prospérité.
Comme nous l’avons souligné, les jeunes manifestants se divisent en deux catégories en termes de niveau de diplôme ; cependant, l’homogénéité de leurs positions politiques est remarquable, ce qui contraste avec la grande diversité observée lors de mouvements sociaux précédents tels que Gezi. Il semble que les références de la jeunesse actuelle soient différentes en raison du contexte politique des quinze dernières années. Les symboles traditionnels de la communauté LGBT (notamment le drapeau arc-en-ciel) et du mouvement kurde sont quasi absents du quartier de Saraçhane. Ces symboles ne sont pas perçus de manière favorable.
La majorité des manifestants sont imprégnés d’un nationalisme et d’un kémalisme marqués, comme l’illustrent leurs références, devises et slogans. Les portraits d’Atatürk et les drapeaux turcs sont omniprésents, souvent accompagnés du signe des Loups gris, symbole de l’ultra-droite.
Pour autant, il serait erroné de voir dans ces manifestations des rassemblements avant tout mus par le nationalisme.
Les participants sont, dans la plupart des cas, des jeunes qui n’ont connu que le gouvernement de l’AKP et de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003. Ils ont grandi dans un contexte où l’autoritarisme et le conservatisme ont progressivement pris le dessus. Le système éducatif a subi de multiples révisions, introduisant des références marquées à l’histoire ottomane et à l’islam. Parallèlement, la laïcité a été marginalisée, tandis que les confréries musulmanes ont connu une croissance significative dans le pays.
Cette montée en puissance des courants islamiques s’est notamment manifestée dans les recrutements et les contrats publics, marquant ainsi leur ascension au sein de l’appareil étatique à la suite du démantèlement de la confrérie Gülen, accusée d’avoir orchestré la tentative de coup d’État de juillet 2016.
Depuis le mouvement de Gezi, l’opposition au régime d’Erdogan s’articulait principalement autour de deux branches : le mouvement politique kurde et les courants kémalistes, lesquels se sont souvent associés au sentiment antimigrant, très sensible dans un pays qui a accueilli en moins de dix ans plusieurs millions de réfugiés et de migrants, principalement en provenance de Syrie, mais aussi d’Irak, d’Afghanistan et d’Iran. En Turquie, l’idée est répandue que ces migrants sont favorables à Erdogan, qui leur a apporté son soutien et a favorisé leur accueil, et qu’ils voteront en grand nombre pour lui une fois qu’ils seront naturalisés turcs.
Pour les jeunes issus de familles ordinaires, en quête d’identité et de repères politiques, les mouvements de gauche, affaiblis par la répression étatique depuis Gezi et dépourvus d’une base populaire significative, apparaissent aujourd’hui comme une alternative peu crédible. Ce sont les kémalistes qui incarnent la seule opposition tangible et clairement en confrontation avec l’appareil étatique.
Récemment, l’armée a renvoyé certains jeunes diplômés de l’institution militaire après qu’ils ont exprimé leur allégeance à la figure de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque, en scandant « Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal Atatürk ». Cette expression est un slogan largement diffusé à Saraçhane. Se dire kémaliste, aujourd’hui, ce n’est pas nécessairement embrasser toute la doctrine du fondateur de la République, ni partager en tous points les orientations du CHP, le parti kémaliste d’Ekrem Imamoglu ; c’est avant tout une façon d’exprimer son rejet d’Erdogan et de l’AKP.
Le 26 mars 2025, le dirigeant du CHP Özgür Özel a annoncé l’achèvement des manifestations à Saraçhane, avec pour objectif de propager la contestation à travers le pays, dans diverses localisations et sous différentes formes. Il a également appelé à un rassemblement massif à Maltepe, dans la banlieue est d’Istanbul, le 29 mars. Le succès a été au rendez-vous : selon les estimations de l’opposition, la manifestation de Maltepe aurait réuni environ deux millions de personnes. Bien que ce chiffre puisse paraître quelque peu exagéré, la mobilisation a été indubitablement importante, et l’ensemble des forces politiques d’opposition du pays, y compris le DEM, un parti d’opposition de premier plan étroitement lié à la cause kurde, y ont pris part.
Parallèlement, une campagne de boycott ciblant les chaînes de télévision progouvernementales qui ont refusé de couvrir les manifestations, ainsi que les entreprises dont elles dépendent, a été lancée. Les étudiants ont également initié la création d’une coordination interuniversitaire indépendante et ont commencé à organiser, indépendamment du CHP, des manifestations à Istanbul et dans d’autres villes, malgré les arrestations massives et les interventions brutales des forces de l’ordre.
Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile pour le gouvernement de fermer les yeux sur le mécontentement croissant de la société face au traitement subi par les jeunes en garde à vue, qui suscite indignation et colère.
Comme le démontrent Valerie Bunce et Sharon Wolchik en se référant aux exemples postsoviétiques et d’Europe de l’Est, les périodes où la confiance dans l’intégrité et l’équité des élections est mise en doute, et où l’électorat perçoit la victoire du gouvernement comme inévitable, quelles que soient les circonstances, sont celles où les formes d’action non électorales telles que les protestations, les marches de masse et la désobéissance civile s’intensifient.
La Turquie, à l’heure actuelle, est le théâtre d’une dynamique comparable. Alors que l’opposition concentre ses efforts sur les procédures électorales depuis un certain temps, l’intensification des actions de mobilisation dans les espaces publics semble être étroitement liée à la perte de crédibilité de la croyance sociale, selon laquelle la transformation politique peut être atteinte par le biais des élections.
La mobilisation politique s’est étendue au-delà des grandes métropoles, gagnant de nombreuses petites villes conservatrices à travers le pays – un phénomène qui revêt une importance particulière en termes de participation citoyenne et d’impact sur le paysage politique.
Ces mobilisations locales et populaires ne sauraient être réduites à de simples réactions épidermiques sans lendemain ; même lorsqu’elles s’essoufflent, elles ont des effets à long terme qui transforment le comportement des électeurs et repositionnent les partis politiques. Il conviendra donc de poursuivre l’observation du pays dans les semaines à venir, notamment après la fin de la célébration de l’Aïd al-Fitr, dont les congés ont été étendus à la dernière minute par Erdogan jusqu’au 7 avril, probablement dans l’objectif de calmer les mobilisations.
Cependant, si les démonstrations de rue sont ralenties, de nouveaux répertoires d’action ont émergé. Dans plusieurs villes, à 20h30 chaque soir, les habitants frappent sur des casseroles en scandant « droit, loi, justice ». L’appel au boycott de la consommation lancé par la coordination des étudiants, pour le 2 avril, a été largement suivi dans les grandes métropoles, soutenu également par les petits commerçants qui n’ont pas ouvert leur magasin.
Dans ce contexte, on ne peut pas ne pas mentionner la position ambiguë de l’Union européenne – sans parler des États-Unis qui n’ont fait qu’exprimer leur inquiétude pour la stabilité politique d’un pays allié. Les responsables de l’UE se sont contentés de déclarations timides sans apporter un soutien clair aux protestataires, contrairement à la période de Gezi en 2013. Signe que le contexte politique n’est plus le même, et que nous vivons dans une époque où la realpolitik prime sur les principes de droits de l’homme et de démocratie pour les pays européens… qui ont pourtant massivement utilisé ces arguments pendant des décennies pour justifier leur refus de laisser la Turquie adhérer à l’UE.
La crédibilité de cette instance aux yeux des Turcs est de ce fait largement atteinte, d’autant que ses dirigeants considèrent la Turquie d’un point de vue avant tout sécuritaire : elle est appelée à jouer un rôle important dans la défense européenne, et à contenir les migrants qui cherchent à rejoindre les pays de l’UE en provenance du Proche-Orient et d’Afrique. Özgür Özel a par ailleurs accusé l’Europe de soutenir un autocrate en avertissant que la Turquie changera d’ici un an… et que l’Europe ne devrait pas venir frapper à sa porte à ce moment-là.
Gülçin Erdi a reçu des financements de l'ANR.