20.07.2025 à 18:47
Jennifer Mathers, Senior Lecturer in International Politics, Aberystwyth University
Dans un contexte de grave crise démographique accentuée par la guerre en Ukraine, plusieurs régions de Russie octroient désormais des allocations spéciales aux adolescentes ayant des enfants. De plus en plus de pays, de la Hongrie aux États-Unis en passant par la Pologne, mettent en place des mesures similaires – des initiatives dont la portée est à la fois sociale, économique et idéologique.
Dans certaines parties de la Russie, les adolescentes qui tombent enceintes recevront désormais plus de 100 000 roubles (environ 1 100 euros, au taux de change actuel) pour donner naissance à leurs enfants et les élever.
Cette nouvelle mesure, introduite ces derniers mois dans une dizaine de régions du pays, s’inscrit dans la nouvelle stratégie démographique russe. Elle est en réalité un élargissement de décisions déjà adoptées en mars 2025, qui s’appliquaient alors uniquement aux femmes adultes. L’objectif est de remédier à la baisse spectaculaire du taux de natalité observée dans le pays : en 2023, le nombre de naissances par femme en Russie était de 1,41, un niveau très inférieur aux 2,05, niveau requis pour assurer le renouvellement des générations.
Rémunérer des adolescentes pour avoir des enfants alors qu’elles sont encore scolarisées est une idée qui ne fait pas consensus en Russie. Selon une récente enquête publiée par le Centre russe d’études de l’opinion publique (VTsIOM), 43 % des Russes approuvent cette mesure, tandis que 40 % s’y opposent. En tout état de cause, l’adoption d’une telle politique témoigne de la priorité élevée accordée par l’État à l’augmentation du nombre de naissances.
Vladimir Poutine considère qu’une population nombreuse est l’un des signes distinctifs d’une grande puissance florissante, au même titre qu’un vaste territoire (en pleine expansion) et une armée puissante. L’attaque conduite sur l’Ukraine a permis à la Russie d’annexer illégalement plusieurs zones du territoire ukrainien, peuplées de quelque deux ou trois millions de personnes ; pour autant, la guerre a aussi eu des effets désastreux pour la taille actuelle et future de la population russe.
D’après certaines estimations, 250 000 soldats russes auraient été tués sur le champ de bataille. De plus, des centaines de milliers de personnes parmi les Russes les plus instruits, souvent de jeunes hommes fuyant le service militaire, ont quitté le pays. Bon nombre de soldats tués et de jeunes exilés auraient pu devenir les pères de la prochaine génération de citoyens russes.
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Mais si la situation démographique de la Russie est extrême, la baisse des taux de natalité est désormais une tendance mondiale. On estime que, d’ici à 2050, plus des trois quarts des pays du monde auront des taux de fécondité si bas qu’ils ne pourront plus maintenir leur population.
Poutine n’est pas le seul dirigeant mondial à avoir mis en place des politiques visant à encourager les femmes à avoir plus d’enfants. Le gouvernement de Viktor Orban en Hongrie propose toute une série de mesures incitatives, telles que des allégements fiscaux généreux et des prêts hypothécaires subventionnés réservés aux ménages de trois enfants ou plus.
La Pologne alloue mensuellement 500 zlotys (117 euros, selon le taux actuel) par enfant aux familles à partir de deux enfants. Cependant, cela n’a pas un effet déterminant sur la natalité, car les Polonaises, surtout celles dont les revenus sont déjà relativement élevés, ne sont pas prêtes à renoncer à une ascension professionnelle ou à un salaire élevé pour avoir un enfant de plus.
Aux États-Unis, Donald Trump a proposé de verser 5 000 dollars (4 300 euros environ) aux mères à chaque naissance, vision inscrite dans l’idéologie MAGA qui vise à encourager la natalité.
Inverser la baisse de la natalité est une affaire complexe, car les raisons qui poussent les individus et les couples à devenir parents le sont tout autant. Les préférences des individus, leurs aspirations personnelles et leurs convictions quant à leur capacité à subvenir aux besoins de leurs enfants, ainsi que les normes sociales et les valeurs culturelles et religieuses jouent toutes un rôle dans ces décisions. En conséquence, l’impact des politiques dites natalistes a été jusqu’ici pour le moins mitigé. Aucun pays n’a trouvé de solution facile pour inverser la baisse des taux de natalité.
Il convient de s’intéresser, sur ces questions, à la politique choisie par l’Espagne, qui cherche à lutter contre le déclin démographique par des mesures alternatives, sans encourager directement les femmes à avoir plus d’enfants. Le pays facilite désormais l’accès à la citoyenneté pour les migrants, y compris à ceux qui sont entrés illégalement dans le pays. L’accueil favorable réservé aux immigrants par Madrid est considéré comme l’un des facteurs à l’origine de l’essor économique du pays.
Les gouvernements qui adoptent des politiques natalistes se préoccupent non seulement de l’augmentation du nombre total de personnes vivant et travaillant dans leur pays, mais désirent également encourager certaines catégories de personnes à procréer. En d’autres termes, il existe une dimension idéologique inhérente à ses pratiques.
Les mesures incitatives en faveur des grossesses et des familles nombreuses ciblent généralement les personnes que l’État considère comme ses citoyens les plus « souhaitables » – en raison de leur origine ethnique, de leur langue, de leur religion, de leur orientation sexuelle ou d’une autre identité ou combinaison d’identités.
Par exemple, la proposition espagnole visant à augmenter la population en augmentant l’immigration s’adresse principalement aux hispanophones. Les migrants originaires de pays catholiques d’Amérique latine ont assez facilement accès à des emplois, alors que les possibilités de rester dans le pays ou de s’y installer ne semblent pas s’étendre aux migrants originaires d’Afrique. Parallèlement, les aides accordées aux familles en Hongrie sont accessibles uniquement aux couples hétérosexuels disposant de revenus assez élevés.
L’accent mis sur l’augmentation de la proportion des citoyens les plus souhaitables explique pourquoi l’administration Trump ne voit aucune contradiction à appeler à la naissance de plus d’enfants aux États-Unis, tout en ordonnant l’arrestation et l’expulsion de centaines de migrants présumés illégaux, tentant ainsi de revenir sur la garantie constitutionnelle de la citoyenneté américaine à toute personne née dans le pays et même de retirer la citoyenneté à certains Américains.
Le succès ou l’échec des gouvernements et des sociétés qui encouragent la natalité dépend de leur capacité à persuader les gens, et en particulier les femmes, d’accepter de devenir ou redevenir parents. Outre des incitations financières et autres récompenses tangibles pour avoir des enfants, certains États offrent une reconnaissance symbolique aux mères de familles nombreuses.
La réintroduction par Poutine du titre, datant de l’époque stalinienne, de « mère-héroïne » pour les femmes ayant dix enfants ou plus en est un exemple. Parfois, cette reconnaissance vient de la société, comme l’engouement actuel des Américains pour les « trad wives » (« épouses traditionnelles ») – des femmes qui deviennent des influenceuses sur les réseaux sociaux en renonçant à leur carrière pour élever un grand nombre d’enfants et mener une vie socialement conservatrice.
Le revers de cette célébration de la maternité est la critique implicite ou explicite des femmes qui retardent la maternité ou la rejettent complètement. Le Parlement russe a adopté en 2024 une loi visant à interdire la promotion du mode de vie sans enfants, ou « propagande en faveur de l’absence d’enfants ». Cette législation s’ajoute à d’autres mesures telles que les restrictions d’avortements pratiqués dans les cliniques privées, ainsi que des propos publics de hauts responsables invitant les femmes à donner la priorité au mariage et à l’éducation des enfants plutôt qu’aux études universitaires et à une carrière professionnelle.
Les États conduisant des politiques natalistes seraient favorables à l’immigration si leur objectif était uniquement de garantir une main-d’œuvre suffisante pour soutenir leur économie et leur société. Mais le plus souvent, ces efforts visant à restreindre ou à dicter les choix que font les citoyens – et en particulier les femmes – dans leur vie personnelle, et à favoriser la présence au sein de leur population de profils spécifiques.
Jennifer Mathers ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.07.2025 à 21:03
Robert Dover, Professor of Intelligence and National Security & Dean of Faculty, University of Hull
Le rejet brutal par Donald Trump des théories du complot autour de Jeffrey Epstein provoque une onde de choc chez ses partisans les plus fidèles, qu’il n’hésite plus à traiter de « stupides » ou de « crédules ».
Pendant sa campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2024, Donald Trump a déclaré à plusieurs reprises qu’il allait déclassifier et rendre publics les dossiers liés à Jeffrey Epstein, le financier déchu mort en prison en 2019 alors qu’il attendait son procès pour trafic sexuel.
Les soi-disant dossiers Epstein contiendraient, pense-t-on, des contacts, des communications, et – peut-être plus crucial encore – les registres de vol. L’avion privé d’Epstein étaient en effet le moyen de transport utilisé pour se rendre sur ce qui a ensuite été surnommé « l’île pédophile », où lui-même et ses associés auraient fait venir et abusé des mineurs.
Les partisans de Trump les plus enclins aux théories du complot – dont beaucoup pensent qu’Epstein a été assassiné par de puissantes figures pour dissimuler leur implication dans ses crimes sexuels – espèrent que ces dossiers révéleront l’identité de l’élite présumée impliquée dans l’exploitation sexuelle d’enfants.
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Pendant sa campagne, Trump a laissé entendre que les dossiers Epstein mettraient en cause des personnes puissantes – suggérant qu’il connaissait leur identité et leurs actes. Cela constituait à la fois un avertissement lancé à ces individus et un moyen de galvaniser sa base « Make America Great Again » (MAGA). Cela validait également une partie de la théorie du complot QAnon, selon laquelle un « État profond » couvrirait un réseau élitiste d’abus sexuels sur enfants.
Mais le ministère de la Justice a récemment annoncé que l'examen des documents n’avait révélé aucune liste de clients politiquement influents et a confirmé qu’Epstein était mort par suicide. Cela réfute deux croyances centrales pour la base électorale de Trump. Pour une large partie du mouvement MAGA, ces conclusions banales ont été vécues comme une trahison.
L’ancien allié proche de Trump — son bailleur de fonds et conseiller — Elon Musk, a profité de l’affaire des dossiers Epstein pour contre-attaquer sur les réseaux sociaux. Sans apporter de preuves, Musk a insinué à plusieurs reprises que le nom de Trump figurait dans les documents. Trump a répliqué en accusant Musk d’« avoir perdu la tête », en s’appuyant sur des éléments fournis par l’ancien avocat d’Epstein, David Schoen, pour rejeter les accusations de Musk.
Les accusations de Musk pourraient être toxiques pour Trump. Une bonne partie du mouvement Maga croit en la théorie QAnon. Être potentiellement lié à un réseau d’exploitation sexuelle d’enfants nuirait donc gravement à la réputation de Trump auprès de cette base, pour qui il s’agit d’un sujet extrêmement sensible. Musk a semé le doute chez certains activistes, qui se demandent désormais si Trump ne serait pas impliqué dans une dissimulation.
La base MAGA reste en grande partie fidèle à Trump. Mais cette loyauté a déjà nécessité beaucoup de pragmatisme depuis sa réélection. Une position clé soutenue par ces électeurs – l’opposition de Trump aux interventions militaires étrangères – a été contredite par les effets lorsque le président états-unien a lancé son attaque contre des sites militaires iraniens en juin.
Les porte-parole MAGA ont justifié ces actions en disant qu’elles étaient limitées et répondaient à une provocation exceptionnelle. Elles sont présentées comme un contre-exemple aux engagements militaires prolongés du président George Bush en Afghanistan et en Irak dans les années 2000.
Un autre effort de pragmatisme a été exigé sur le « Big Beautiful Bill Act », qui va creuser la dette nationale de plusieurs milliers de milliards de dollars, tout en réduisant les financements de la santé et de l’aide alimentaire. Ces mesures ont retiré des prestations à une bonne partie des électeurs Maga.
Malgré cette souffrance financière personnelle, les fidèles Maga ont défendu ces décisions comme un moyen de réduire les gaspillages et de mettre l’État au régime. Ils font confiance à Trump, qui affirme qu’ils ne seront pas désavantagés à long terme — bien que les conséquences de l’application de la réforme restent inconnues.
Trump a aussi mis à mal la patience des producteurs de maïs du Midwest, pourtant un de ses bastions électoraux. Il a exigé que Coca-Cola remplace le sirop de maïs par du sucre de canne dans sa version sucrée de la boisson. Trump, avec son ministre de la Santé controversé Robert F. Kennedy Jr., a en effet affirmé que le sucre de canne est plus sain — une affirmation contestée — et qu’il permettrait de « rendre l’Amérique saine à nouveau ».
Même si la question du sucre dans le Coca-Cola peut sembler anecdotique, soutenir une mesure qui nuit aux agriculteurs du Midwest passe mal pour les fidèles MAGA. En devant composer avec ces tensions, certains pourraient commencer à douter de la sagesse de Trump.
Les débats autour des dossiers Epstein pourraient être autrement plus dangereux pour Trump et sa relation avec la base Maga. L'existence d'un réseau pédophile élitiste est centrale dans la théorie conspirationniste QAnon et Trump était censé être celui qui allait révéler la vérité. Mais le ministère de la Justice a désormais rejeté cette vision du monde. Et certains en viennent à se demander si Trump ne fait pas lui-même partie de la dissimulation.
Pire encore, Trump a contre-attaqué. Il a déclaré que la conspiration autour d’Epstein n’avait jamais existé et a qualifié certains de ses partisans de « crétins crédules » pour continuer à y croire. Pour certains fidèles, cela va trop loin. Ils ont exprimé leur frustration sur Truth Social, le réseau de Trump, ainsi que sur des blogs et podcasts de droite.
Trump a depuis tenté d’adoucir ses critiques contre ceux qui croient encore à la théorie Epstein, déclarant qu’il souhaiterait publier toute information crédible. Il est aussi revenu à une tactique de campagne classique : le « whataboutisme », qui souligne le traitement injuste qu’il subirait en comparaison avec ses prédécesseurs Barack Obama et Joe Biden.
L’épisode des dossiers Epstein pourrait passer. Mais la question de savoir si le mouvement Maga est désormais plus grand que Trump restera. Pour un président qui plaisantait autrefois en disant qu’il pourrait « tirer sur quelqu’un sur la Cinquième Avenue sans perdre de soutien », la loyauté et la flexibilité de ses partisans sont capitales.
Le mouvement Maga n’est pas monolithique dans ses croyances ou ses actions. Mais si Trump perd la loyauté d’une partie de ses troupes, ou si ces dernières refusent de s’adapter comme elles l’ont fait jusqu’ici, cela pourrait lui coûter cher politiquement. Depuis la tombe, Epstein pourrait bien avoir amorcé une nouvelle ère dans la politique américaine.
Robert Dover ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.07.2025 à 15:51
Iris Lambert, PhD candidate in political sciences and international relations, Sciences Po
Les Kurdes, essentiellement répartis entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie, disposent dans ces pays de diverses structures politiques, administratives et militaires, et entretiennent des relations complexes entre eux et avec les pouvoirs en place dans leurs pays respectifs. La récente escalade entre Israël et l’Iran a-t-elle pu ranimer le rêve, jamais réalisé, d’un grand Kurdistan indépendant, ou bien cette perspective est-elle désormais largement caduque ? Entretien avec Iris Lambert, spécialiste du mouvement de libération kurde à Sciences Po.
Après les frappes israéliennes et états-uniennes sur l’Iran, certains analystes ont affirmé que les Kurdes iraniens anticipaient déjà une possible chute du régime de Téhéran. Est-ce aussi votre analyse ?
Iris Lambert : Les Kurdes d’Iran représentent plus ou moins 10 % de la population iranienne, soit quelque 9 millions de personnes. Il s’agit d’environ 25 % des Kurdes du Moyen-Orient. L’Iran est, avec la Turquie, le pays où ils sont le plus nombreux.
Il y a un événement particulièrement important dans l’histoire – et dans l’imaginaire collectif – kurde : c’est la fondation en 1946, dans le Kurdistan iranien, de l’éphémère République de Mahabad. Elle a été présidée par Qazi Muhammad, à l’époque leader du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), parti toujours présent aujourd’hui. Cette République de Mahabad a rassemblé des Kurdes venus de différentes régions : Mustafa Barzani, leader kurde irakien, en était le ministre de la défense. Ceci étant, la République a rapidement été renversée par l’armée iranienne. Qazi Muhammad a été pendu et Barzani s’est réfugié en URSS.
Cet épisode a toujours un poids notable aujourd’hui. La République de Mahabad illustre le fait que les Kurdes d’Iran sont organisés politiquement, depuis très longtemps. Les quatre principaux partis actuels sont le PDKI, le Komala (Parti des travailleurs du Kurdistan d’Iran), le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) et le Parti de la liberté du Kurdistan (PAK).
Le PDKI est le principal des quatre. Son ancien chef et figure emblématique, Abdul Rahman Ghassemlou, s’est exilé dans les années 1970 et a été assassiné à Vienne en 1989 par des agents de la République islamique d’Iran. Il repose au Père-Lachaise à Paris, et sa tombe est devenue un lieu de recueillement pour de nombreux Kurdes.
Aujourd’hui, beaucoup de membres du PDKI vivent en exil en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas. Et beaucoup d’autres vivent dans des camps en Irak. Téhéran, qui accuse le PDKI de fomenter une révolution à partir du territoire irakien, a signé en 2023 avec Bagdad un accord portant sur le désarmement de ces militants kurdes et sur le transfert de leurs camps, qui se trouvaient à la frontière de l’Iran, vers des sites plus éloignés pour éviter toute activité transfrontalière. Cet accord a été partiellement mis en œuvre : les camps ont effectivement été transférés vers l’intérieur de l’Irak, mais tous les militants n’ont pas été désarmés.
Les bases transfrontalières des partis kurdes – celles du PDKI et du Komala en premier lieu – ont été bombardées par Téhéran à partir de 2016 et tout particulièrement à partir de 2022 et du soulèvement consécutif à la mort de Jîna (Mahsa) Amini, qui était kurde, et dont le meurtre a révolté toute la population iranienne – ce fut le fameux mouvement « Femme, Vie, Liberté ».
Les autres partis pèsent moins lourd que le PDKI : le Komala, d’obédience à l’origine marxiste-léniniste, a adopté une ligne politique moins stricte avec les années. Il a beaucoup souffert des bombardements iraniens en 2023. Le PAK, reconnu pour son rôle dans la lutte contre l’État islamique aux côtés des peshmergas irakiens, est aujourd’hui le seul à appeler à un État kurde indépendant, bien que le parti pèse peu, politiquement comme militairement.
Le PJAK, enfin, se revendique d’Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et du confédéralisme démocratique. C’est l’organisation sœur du PKK en Iran, elle existe depuis 2004. Pour autant, elle ne se considère pas concernée par la récente dissolution du PKK. Le PJAK, très hostile à Téhéran, a estimé que l’action d’Israël en ce mois de juin pourrait offrir une occasion propice à une nouvelle phase de mobilisation en Iran dans le cadre du mouvement Femme, Vie, Liberté. Ce n’était pas une façon de s’aligner sur Tel-Aviv, mais la reconnaissance du fait que l’affaiblissement de la République islamique pourrait servir les intérêts kurdes.
Tous ces partis partagent certaines revendications : une reconnaissance culturelle et juridique, et des droits politiques. Néanmoins, il y a certaines disparités dans le projet politique qu’ils souhaitent mettre en place. Et leur coordination est franchement bancale. Ils ne sont pas tous sur la même ligne, et ils n’arrivent pas à bien s’organiser entre eux.
Après la fin de la « guerre de douze jours », a-t-on observé une répression renouvelée en Iran à l’encontre des Kurdes, dont certains, comme le PAK, s’étaient félicités des frappes israéliennes ?
I. L. : Oui, tout à fait. Il y a eu une attaque en règle du régime de manière générale sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l’opposition. Mais les militants kurdes, et les Kurdes en général, ont été particulièrement touchés. Plus de 300 personnes ont été arrêtées dans les régions kurdes.
Il y a eu de nombreuses pendaisons depuis le début des attaques israéliennes, et une partie substantielle des personnes qui ont été pendues étaient des Kurdes. Au moins trois prisonniers politiques ont été exécutés après avoir été accusés d’espionnage au profit d’Israël. De manière générale, les Kurdes d’Iran sont moins bien lotis aujourd’hui qu’avant le 12 juin.
Comment les Kurdes des trois autres pays de la région, où ils sont présents en nombre, ont-ils réagi à l’attaque israélienne puis états-unienne sur l’Iran ?
I. L. : Il y a eu, partout, la conscience du fait que les pays dans lesquels s’inscrivent les régions kurdes ont beaucoup à perdre dans cette séquence. En Irak, par exemple, il y avait une peur que la guerre s’étende au territoire irakien. Le gouvernement régional kurde d’Irak ne veut surtout pas être happé par une guerre régionale.
Il faut rappeler que ce gouvernement est divisé, même territorialement, en deux zones qui sont contrôlées par deux partis politiques : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Netchirvan Barzani, d’un côté, et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Bafel Talabani, de l’autre. Le PDK s’aligne davantage sur la Turquie, alors que l’UPK se situe plutôt dans une zone d’influence iranienne. Tout cela rend les choses très compliquées en termes de positionnement officiel. Et c’est dans les zones du PDK en Irak que sont installées les bases américaines que l’Iran aurait pu frapper en représailles des attaques des États-Unis.
Enfin, l’Irak, de manière générale, s’est retrouvé très tiraillé entre, d’une part, ses alliés iraniens et, d’autre part, son partenariat sécuritaire avec Washington. Dans ce contexte, les Irakiens dans leur ensemble, et les Kurdes irakiens en particulier, ont plutôt évité de se positionner fermement, tout en condamnant les attaques d’Israël.
La situation est similaire en ce qui concerne l’administration autonome des Kurdes de Syrie : ce sont des alliés des Américains, et il y a des bases américaines sur leur sol. D’où, là aussi, une position de neutralité prudente, ce d’autant plus qu’ils négocient un accord avec Damas, et ce n’est donc pas le moment pour eux de nier la notion de souveraineté de l’État.
Quant aux Kurdes de Turquie, ils ont réagi avec précaution, conscients, d’une part, du discours d’Erdogan – inquiet d’être le prochain sur la liste d’Israël – et, d’autre part, occupés par les enjeux domestiques liés à la mise en place d’un processus de paix entre la Turquie et le PKK.
Le PKK a annoncé sa dissolution il y a un peu plus d’un mois. Quelles ont été, à ce stade, les conséquences concrètes de cette déclaration ? Le mouvement a-t-il réellement déposé les armes et cessé toute opération, ou bien est-il en train de muer vers quelque chose de différent ?
I. L. : L’annonce de la dissolution du PKK a eu lieu après celle d’un cessez-le-feu avec la Turquie. Cette dissolution a été prononcée de manière unilatérale par le PKK, sans contrepartie officielle de la part d’Ankara à ce jour. Des opérations turques de moindre intensité contre les positions du PKK au Kurdistan irakien se poursuivent. Pour plusieurs raisons.
Premièrement, le PKK demande à la Turquie de mettre en place un cadre légal clair – donc un vote au Parlement – avant de complètement se désarmer. Les membres du PKK ont en tête les précédentes tentatives de paix, notamment entre 2013 et 2015, qui ont échoué et abouti à une reprise féroce et sanglante de la lutte armée. Ils savent que ce processus de paix peut s’arrêter. Dès lors, ils craignent que toutes les personnes qui pourraient être amenées à prendre part à ce processus de paix soient ensuite poursuivies si les négociations venaient à échouer. Mais Erdogan exige que le PKK dépose les armes avant toute chose. Le 12 juillet, une trentaine de combattants du PKK ont brûlé leurs armes lors d’une cérémonie symbolique devant attester de leur engagement pour un processus de paix, mais l’événement n’a pas été suivi d’annonces concrètes. Il y a donc une différence de lecture de la situation de part et d’autre, Erdogan considérant que le PKK capitule, tandis que le PKK voit cette phase comme l’aboutissement de la lutte armée.
En Syrie, le nouveau pouvoir a signé le 10 mars dernier un accord avec les structures kurdes. Trois mois et demi plus tard, où en est-on ? Les Kurdes de Syrie peuvent-ils avoir confiance en Ahmed Al-Charaa, le nouvel homme fort de Damas et ancien chef djihadiste ?
I. L. : Évidemment, avec le changement de régime en Syrie, la question d’un accord entre les deux gouvernements du pays – c’est-à-dire entre Damas et l’administration autonome kurde – est revenue sur la table. Mais on a tendance à oublier que l’administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES, nom officiel du gouvernement dit du Rojava) a toujours cherché une forme d’accord avec Damas. Bachar Al-Assad a systématiquement refusé d’en entendre parler. Ce n’est pas la position des nouvelles autorités de Damas. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les Kurdes de Syrie prennent langue avec ces dernières.
L’accord du 10 mars prévoit l’intégration des institutions civiles et militaires de l’AANES dans l’État syrien. Cet accord doit être appliqué d’ici à la fin de l’année ; il y a encore le temps. Mais les choses avancent déjà.
Il y a un espace qui est une sorte de laboratoire de cette transition : ce sont les quartiers de Cheikh-Maqsoud et d’Achrafieh à Alep. Il y existe un partenariat entre les Assayech (les forces de police kurdes) et les forces de police du nouveau gouvernement, avec notamment des patrouilles communes. Il a aussi des évolutions du côté d’Afrin (nord-ouest de la Syrie), avec un retour des populations kurdes déplacées depuis l’opération turque dite « Rameau d’olivier » en 2018. Il y a des échanges, notamment de pétrole et de gaz, qui ont lieu entre les deux administrations. Des délégations du nouveau gouvernement de Damas ont visité les institutions du nord-est de la Syrie, notamment à Al-Hol…
Cet apaisement peut sembler étonnant car les responsables du nouveau pouvoir syrien ont quand même affronté les Kurdes des années durant…
I. L. : La méfiance ne s’est pas évaporée, bien sûr. Certaines choses ont beaucoup heurté du côté kurde, à commencer par la promotion de certains leaders de factions de l’armée nationale syrienne (ANS) qui ont été intégrés à l’armée régulière. Ces commandants de faction, comme la division al-Hamza ou bien la division Sultan Murad sont responsables de graves crimes commis contre la population kurde, mais ont également été récemment sanctionnés par l’UE pour leur participation aux massacres des alaouites sur la côte syrienne au mois de mars dernier.
Ces gens-là ont très mauvaise réputation, ils ont énormément de sang sur les mains. Mais, malgré cette méfiance que ce type de nomination alimente, le dialogue se poursuit.
Revenons pour finir sur les Kurdes d’Irak…
I. L. : Les Kurdes d’Irak sont ceux qui ont la représentation institutionnelle la plus aboutie. Depuis 2005, il y a une nouvelle Constitution irakienne, adoptée à la suite de l’invasion américaine et de la chute de Saddam Hussein. Ils bénéficient d’un statut politique qui est particulier. Ils ont une région autonome, le Kurdistan irakien, qui est reconnue constitutionnellement, qui dispose de son propre Parlement et de ses propres forces de sécurité, les fameux peshmergas.
Les Kurdes d’Irak sont également représentés au Parlement fédéral à Bagdad. Et traditionnellement, la présidence de la République en Irak revient à un Kurde (aujourd’hui, Abdel Latif Rashid). Cela étant, il existe des conflits. Je l’ai dit, le territoire du Kurdistan irakien est divisé entre deux partis qui sont très hostiles l’un à l’autre, l’UPK et le PDK. Pour passer du territoire de l’un au territoire de l’autre, il faut traverser des checkpoints. Et cette hostilité pèse beaucoup sur le fonctionnement des institutions. Le Parlement kurde ne fonctionne pas : il n’y a pas de lois qui sont passées. Cela pèse beaucoup en retour sur les populations, en affaiblissant la cohésion kurde, et la jeunesse est complètement désenchantée vis-à-vis de ses élites, perçues comme corrompues.
Y a-t-il une émigration importante des Kurdes d’Irak ?
I. L. : Oui, ils sont nombreux à partir pour l’Europe. Les personnes qui traversent la Manche dans les canots qui se renversent, ce sont souvent Kurdes d’Irak.
Globalement, si je vous suis bien, les Kurdes, qu’ils soient de Turquie, d’Iran, d’Irak ou de Syrie, préfèrent avoir une grande autonomie à l’intérieur de ces États, plus qu’un Kurdistan indépendant ?
I. L. : Tout à fait. Cet idéal d’un Kurdistan indépendant n’a pas complètement disparu de l’imaginaire, mais, aujourd’hui, ce n’est plus un projet politique de court ou même de moyen terme. Les priorités des Kurdes sont la reconnaissance de leurs droits politiques et culturels, à commencer par les droits linguistiques, et une amélioration de leurs conditions de vie. La plupart des Kurdes, notamment en Syrie ou en Turquie, n’ont pas pu donner à leurs enfants des prénoms kurdes parce qu’il leur était interdit de parler leur langue, et ils devaient donc « se rabattre » sur des prénoms arabes. Aujourd’hui, ils veulent la reconnaissance culturelle et politique : le grand Kurdistan attendra…
Propos recueillis par Grégory Rayko.
Iris Lambert a reçu des financements du CERI (Sciences Po/CNRS).
16.07.2025 à 17:58
Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School
Au-delà de la confrontation militaire, la guerre en Ukraine se déploie dans le domaine numérique et dans l’espace informationnel. Une véritable guerre cognitive est en cours.
Le 10 mai 2025, suite à la mise en place de la « coalition des volontaires », Emmanuel Macron, Keir Starmer et Friedrich Merz se sont rendus à Kiev en empruntant un train de nuit depuis la Pologne. Les images issues de ce voyage nocturne ont été l’occasion pour la Russie de lancer une nouvelle campagne de désinformation visant la France : le président Macron y était présenté comme un cocaïnomane, car on l’y voyait en train de ranger un mouchoir – un mouchoir que les initiateurs de cette fake news, reprise notamment par Maria Zakharova, porte-parole du ministère des affaires étrangères, présentaient comme étant en réalité un sachet de cocaïne. Cette attaque, loin d’être la première du genre, a contraint l’Élysée à publier un démenti cinglant sur son compte X.
Dans le même temps, la Russie ne néglige pas le théâtre national : le premier adjoint du chef de l’administration présidentielle, Sergueï Kirienko, a mis en place le projet dit des « Architectes sociaux », qui lui permet de disposer d’un réseau de technologues politiques à travers toute la Fédération de Russie.
Au niveau international, l’ingérence russe est un outil de conflictualité qui, parce qu’elle cible les prises de décision et les perceptions humaines, est mobilisée au travers de la guerre cognitive qui sert ici les objectifs de guerre russes. L’importance de la guerre cognitive est telle que les Occidentaux qui travaillent à définir des doctrines sur ce sujet.
Si l’on analyse beaucoup les mouvements sur la ligne de front, on souligne moins le fait que, par sa résistance à Moscou, l’Ukraine montre au reste du monde qu’il est possible de s’opposer avec vigueur aux visées du Kremlin, ce qui nuit à l’image d’invincibilité que le Kremlin cherche à projeter. Cette résistance pourrait se résumer en un mot ukrainien : « воля » (volia) qui a le double sens de « volonté » et de « liberté ».
En matière informationnelle, la Fédération de Russie peut s’appuyer sur le long héritage des « mesures actives » soviétiques. Ces mesures, après la chute de l’URSS, ont fait l’objet de diverses évolutions ; l’invasion massive de l’Ukraine entamée en février 2022 a été l’occasion d’une mise à jour des approches, mais aussi des processus et des modes de gouvernance de cet aspect de la confrontation avec l’Occident.
On a ainsi pu voir la Russie s’adapter à différentes plates-formes et, notamment, suivre les internautes des unes vers les autres, notamment lors de la migration de nombreux utilisateurs de X vers Bluesky. Les spécialistes russes ont aussi su adopter les nouvelles techniques permises par l’IA, notamment en produisant des deepfakes (ou hypertrucages) très réalistes, ainsi que de nombreux textes destinés à être relayés sur les réseaux sociaux, y compris des contrefaçons d’articles parus sur des sites occidentaux.
Les IA génératives ont également été infiltrées et peuvent, suite à une massification des contenus de désinformation russes incorporés à leurs bases de données, diffuser de la désinformation.
Cette débauche de moyens, dont le coût financier a singulièrement baissé avec le développement de la technologie, a plusieurs finalités qui se regroupent en un objectif général : d’une part, déployer une stratégie du chaos impactant directement le libre arbitre en général ; et, d’autre part, influencer la perception des décideurs afin, selon les cas, qu’ils hésitent à s’opposer aux objectifs du Kremlin ou qu’ils soient confortés dans leur volonté de les soutenir.
Dès lors, ce qui pourra permettre un maintien du libre arbitre et sa manifestation lors des processus électoraux par des votes ne s’alignant pas avec les candidats favorables à Moscou sera un obstacle à la finalité d’influence poursuivie par la Russie. Ce type de tentative d’ingérence a pu être observée à de multiples reprises, même si cela ne doit pas cacher l’existence de votants sensibles aux programmes portés par des partis radicaux pouvant être alignés avec l’approche idéologique du Kremlin.
La stratégie russe ne se contente pas de faire passer des contenus partiellement ou totalement faux pour vrais ; elle instrumentalise également des informations avérées de façon à les présenter sous un jour favorable aux intérêts russes, avant de noyer ses cibles sous une masse d’informations dont il devient difficile de trier le vrai du faux. Résultat : on a pu passer d’une étape visant à faire croire du vrai à une seconde visant à pousser les cibles à ne plus croire en rien.
L’approche informationnelle russe se déploie également sur plusieurs lignes temporelles : elle peut être extrêmement opportuniste et se saisir d’un événement sensible ou clivant pour un groupe social donné, faisant de la Russie un sujet de préoccupation constant pour les services de renseignement, notamment intérieurs. Par ailleurs, en usant d’agents jetables, la Fédération continue de semer le trouble par exemple en participant à faire croire à une montée de dégradations de véhicules commises par des militants écologistes pour attiser le sentiment anti-Verts en Allemagne, mais elle peut aussi travailler sur le temps long pour influencer en profondeur les perceptions du monde des individus et des groupes.
Les séquences électorales font l’objet d’une attention particulière de la machine informationnelle russe, qu’il s’agisse de truquer directement les résultats ou de procéder, durant les campagnes, à des ingérences visant à influencer les votes. Ces pratiques sont bien connues, même si elles ne sont pas toujours contrecarrées.
Mais d’autres approches sont aussi mises en place, qui visent à dégrader la légitimité des structures d’observation. La Russie déploie ainsi de fausses missions d’observation des élections, parallèles à celles menées par les organismes traditionnels. À cette occasion, de faux observateurs, ou des observateurs partiaux, rendent des avis conformes aux récits souhaités par le Kremlin.
Ces « pseudo-observateurs » sont recrutés dans différents pays, y compris des États membres de l’UE. En ce sens, ils profitent de la légitimité accordée par le grand public à ces missions d’observation électorale souvent mal connues. Ces organisations de fausses observations électorales ont notamment pu être observées en Géorgie pendant les législatives de 2024.
C’est ici que l’Ukraine prend une importance capitale dans la guerre informationnelle. Le pays a fait le choix d’adhérer à un modèle de société européen, dépeint par Moscou comme « décadent » en comparaison du sien – lequel est supposé protéger les « valeurs traditionnelles », mais aussi incarner l’ordre, à l’opposé du chaos qui serait la marque de fabrique des Européens. L’Ukraine paie le prix du sang, depuis maintenant plus de trois ans, pour avoir refusé d’adhérer au monde russe « Russkyi Mir », concept polymorphe qui se décline en des dimensions géopolitique, idéologique et sociétale.
Aux yeux de Moscou, remettre l’Ukraine au pas permettrait de prouver la supériorité du modèle russe. La russification opérée dans les territoires occupés a pour finalité de donner l’impression que ces populations sont heureuses de faire partie de la Russie et donc d’adhérer à ce même modèle. Ce supposé engouement serait la preuve de l’attrait du modèle social russe et soutiendrait la proposition selon laquelle Moscou peut représenter une alternative crédible au modèle occidental dans son ensemble. Devenir une alternative crédible permet à Moscou de prendre du poids au niveau international et de remettre en cause les règles de droit international qu’elle ne respecte pas et qu’elle aimerait voir changer, notamment au sein des instances internationales.
L’Ukraine pose un problème de nature ontologique, si l’on s’attache à une approche conceptuelle de l’ingérence russe. Ce problème se résume en un petit mot, « volia ». En ukrainien, ce mot à un double sens. Il signifie tout à la fois « volonté » et « liberté », la volonté ne pouvant s’entendre que comme libre, ne nécessitant pas de le préciser comme dans la notion de libre arbitre. Ce concept vient en opposition à la volonté de maîtrise et d’influence russe sur l’Ukraine.
La volonté russe de nier l’existence de l’Ukraine répond donc à des considérations multiples : imposer un choix de société que l’on présentera aux opinions des pays africains mais aussi du Moyen-Orient comme étant plus séduisant que le modèle occidental et européen ; participer à changer les règles du droit international ; et réaliser une projection de puissance en s’appuyant sur la force militaire, ce qui permettra de faire oublier que la Russie aura buté sur l’invasion de l’Ukraine pendant – au moins – plus de trois ans.
Le terme de « guerre hybride », bien que faisant débat dans la communauté académique, a été largement utilisé depuis le début de la guerre dans le Donbass en 2014. Ce concept s’appuie notamment sur des écrits de Franck Hoffman, datant de 2007, qui décrivaient alors les méthodes employées par Israël lors de la guerre du Liban en 2006.
Plus récemment, la notion de « guerre cognitive » a refait surface pour décrire les nouvelles modalités de la conflictualité moderne, mêlant guerre traditionnelle et actions informationnelles mais aussi économiques visant à affaiblir un adversaire pendant, et même avant le déclenchement de l’affrontement cinétique – ce qui ne va pas sans rappeler le fameux Art de la guerre, de Sun Tzu, qui affirmait qu’il était possible de gagner le combat avant même de le mener.
Là encore, le concept de guerre cognitive a fait l’objet de multiples débats. Au cours des années, il a été employé pour désigner divers types d’actions, incluant aussi bien les opérations psychologiques, ou PsyOps renommées Military Information Support Operations (MISO) à l’Ouest, quand on parlait plus volontiers de mesures actives à l’Est, ces dernières s’appuyant sur la fameuse Maskirovka, c’est-à-dire l’art de la duperie russe, puis sur les théories du contrôle réflexif.
In fine, on parle en Russie de « guerre non linéaire » qui consiste à mêler moyens miliaires et non militaires pour atteindre les objectifs. Lors d’un discours prononcé devant l’Académie des sciences militaires en 2019, Sergueï Choïgou, alors ministre de la défense, affirmera même la primauté des mesures non militaires sur la puissance militaire.
La guerre cognitive reste un concept flou pour les Occidentaux, qui le définissent, au sein de l’Otan, comme « des activités menées en synchronisation avec d’autres instruments de puissance, afin d’influer sur les attitudes et les comportements, en influençant, en protégeant ou en perturbant la cognition d’un individu, d’un groupe ou d’une population, afin d’obtenir un avantage sur un adversaire ».
La Russie semble le comprendre de manière encore globale et ontologique : ses opérations informationnelles visent différents niveaux de la société (allant de l’individu aux différents types de groupes), mais également différents niveaux d’activité humaine (économiques, politiques, sociétaux, culturels, etc.).
L’exemple des étoiles de David peintes sur les murs de Paris peu après les attaques du 7 octobre 2023 par des ressortissants moldaves engagés par les services russes en fournit une bonne illustration. Ces agents sont qualifiés de « jetables » car ils sont recrutés et payés pour l’occasion afin de réaliser des actions simples dans le monde physique en n’ayant que peu, voire pas, d’attache avec le Kremlin. Cette action était ensuite facile à utiliser dans la sphère informationnelle et à amplifier numériquement. De plus, des personnes de bonne foi pouvaient observer ces graffitis, bien réels, ce qui donnait une crédibilité et une existence à une action pourtant créée de toutes pièces afin de déstabiliser la société française.
La guerre cognitive est aujourd’hui un concept encore en cours de définition. Si elle implique l’usage de stratégies destinées à mener des attaques sur les cognitions humaines, elle ne peut cependant se limiter à cette approche. Elle doit être pensée dans une perspective plus vaste, d’ordre ontologique. Cela suppose de prendre en compte les domaines dans lesquels ses actions peuvent se déployer, et les fondements sur lesquels elle s’appuie. L’objectif de ces actions est de perturber, de détourner, voire de tordre la prise de décision – un processus qui, par essence, devrait rester libre, comme le suggère le terme « volia ».
Cet article a été co-écrit avec Dmitro Zolotukhin.
Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.07.2025 à 17:58
Ayrton Aubry, Associate Doctor at Sciences Po, lecturer in International Relations, Sciences Po
Lors de la campagne présidentielle de mars 2024, le tandem d’opposition Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko, aujourd’hui au pouvoir (respectivement président et premier ministre), avait annoncé son souhait de mettre en place une politique de rupture, tant au niveau intérieur que dans les relations extérieures du Sénégal. Ces déclarations s’inscrivaient alors dans un registre plus général lié au néo-souverainisme et au néo-panafricanisme, qui ont le vent en poupe sur le continent depuis le début du XXIe siècle. Plus d’un an plus tard, un premier bilan montre que la diplomatie de Dakar n’a pas connu de réelle révolution.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, certaines mesures mises en place par le gouvernement de son fidèle allié Ousmane Sonko ont tranché avec les décisions prises sous la présidence de Macky Sall (2012-2024). Par exemple, le retrait définitif des militaires français du pays est prévu pour la fin du mois de juillet 2025, alors que cette question n’était pas à l’agenda du précédent président. Désormais coordonné entre la France et le Sénégal, le retrait français avait été annoncé le même jour que la dénonciation par le Tchad des accords de défense avec la France, le 28 novembre 2024, un timing qui avait été perçu négativement par Paris.
Le président Diomaye Faye et le premier ministre Sonko ont aussi cherché à se rapprocher des membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) : le Niger, le Burkina Faso et le Mali. En mai 2025, Ousmane Sonko s’est rendu au Burkina Faso où, dans une interview donnée à la télévision nationale, avec une tonalité néo-panafricaine prononcée, il a tenu des propos critiques à l’encontre de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), qui célébrait alors son cinquantenaire sur fond d’interrogations existentielles.
Ousmane Sonko a par ailleurs rassuré les autorités burkinabées sur la solidité des relations avec le Sénégal. La semaine précédente, le ministre des forces armées du Sénégal, le général Birame Diop, était en visite au Niger, autre État membre de l’AES, pour renforcer la coopération sécuritaire.
Cette visite n’aurait pas eu lieu sous la présidence de Macky Sall, ce dernier s’étant déclaré prêt à participer à une action militaire conjointe avec la Cédéao (ce qui n’a finalement pas eu lieu) contre le régime issu du coup d’État militaire de 2023 au Niger.
Pour autant, peut-on dire que la politique étrangère du gouvernement sénégalais issu des élections de 2024 rompt brutalement avec celle de ses prédécesseurs ? Ne s’inscrit-elle pas plutôt dans la continuité de la diplomatie sénégalaise depuis l’indépendance du pays en 1960 ?
Sur certains aspects très médiatisés, la rupture semble dominer dans la politique étrangère du Sénégal. Mais, en réalité, les continuités sont tout aussi importantes, même si elles sont moins mises en avant.
Les autorités sénégalaises maintiennent les grandes lignes diplomatiques qui caractérisent la diplomatie du pays depuis son indépendance : adhésion aux principes du multilatéralisme, promotion du dialogue, politique active de bon voisinage, diversification des partenariats stratégiques, etc. Les relations avec la France elles-mêmes sont plutôt caractérisées par une inflexion que par une rupture.
Ainsi du 16 au 20 juin 2025, une mission parlementaire sénégalaise s’est rendue en France, pour la première fois depuis 2013, à l’invitation du groupe d’amitié parlementaire Sénégal-France, pour rencontrer plusieurs députés français.
« Nous avons une idéologie souverainiste, panafricaniste. Nous voulons certes une rupture profonde, audacieuse et ambitieuse avec la France. Mais pas une rupture brutale »,
avait alors précisé Amadou Ba, haut-cadre du Pastef, le parti de la majorité présidentielle.
Le multilatéralisme est par ailleurs une priorité diplomatique du Sénégal depuis son indépendance. En plus des centaines de fonctionnaires internationaux de nationalité sénégalaise, plusieurs institutions multilatérales ont été dirigées par des Sénégalais, souvent avec des mandats marquants : Ahmadou Mahtar Mbow a dirigé l’Unesco entre 1974 et 1987, Jacques Diouf était le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) de 1994 à 2011, et l’ancien président de la république Abdou Diouf (1981-2000) a présidé l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) entre 2003 et 2015. Cet investissement dans le multilatéralisme n’a pas été perturbé par l’alternance politique survenue au Sénégal.
Présent à Séville lors de la quatrième Conférence internationale sur le financement du développement organisée par l’ONU, du 29 juin au 3 juillet 2025, le président Diomaye Faye a notamment réclamé, dans son discours, une meilleure intégration des États africains dans les institutions financières internationales.
Sur ce point, il poursuit la politique de son prédécesseur Macky Sall, qui avait tenu des propos similaires durant sa présidence de l’Union africaine (UA) de février 2022 à février 2023. Par ailleurs, Macky Sall avait contribué à faire progresser la question de l’adhésion de l’UA au G20.
Dans la pratique, la politique étrangère sénégalaise est reconnue depuis longtemps pour son attachement au dialogue. Le Sénégal est ainsi l’un des rares États à accueillir sur son sol une représentation de la Corée du Sud et de la République démocratique de Corée (Corée du Nord). Bien que membre fondateur et régulièrement président du Comité de la Palestine à l’ONU, le Sénégal ménage aussi ses liens avec Israël.
De la même manière, les autorités sénégalaises évoluent sur une ligne de crête entre le Maroc, la Mauritanie et l’Algérie sur la question du Sahara occidental, en maintenant des relations avec tous les acteurs concernés. Un échec de cette politique du dialogue est la relation avec la Chine continentale et avec Taïwan : en 2005, le Sénégal finit par reconnaître la Chine continentale et rétablit des liens rompus depuis 1996 (l’ambassade du Sénégal en Chine avait été fermée en 1995). À cette date, le Sénégal avait décidé de reconnaître Taïwan, en échange d’une importante aide économique.
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Cet héritage est complètement assumé par l’actuel président du Sénégal, qui met en scène un « partage des tâches » avec son premier ministre. Ainsi, quelques semaines après son élection en mars 2024, Bassirou Diomaye Faye s’est rendu en Gambie, en Guinée-Bissau et en Côte d’Ivoire, trois pays plutôt hostiles aux membres de l’AES. Au même moment, Ousmane Sonko opérait une tournée dans les États de l’AES et en Guinée, tous touchés par au moins un coup d’État et le renversement des régimes civils depuis le mois d’août 2020.
La tentative de médiation entre la Cédéao et l’AES n’a cependant pas fonctionné, et le Niger, le Mali et le Burkina Faso sont finalement sortis de la Cédéao en janvier 2025.
Le Sénégal a souvent été présenté comme le « bon élève » de la Françafrique, à l’instar de la Côte d’Ivoire. En réalité, si les autorités sénégalaises sont longtemps restées dans le sillage des intérêts français sur le continent, la recherche d’alternatives est apparue dès l’indépendance, en 1960.
De 1960 à 1962, le président du Conseil, Mamadou Dia, représentait le Sénégal à l’étranger selon la Constitution du pays. Il rappelle dans ses Mémoires avoir alors constamment cherché à diversifier les partenariats du Sénégal. Par ailleurs, à l’occasion de l’organisation du Festival mondial des arts nègres en 1966, le président de la république Léopold Sédar Senghor (1960-1980) a également entretenu une correspondance avec le président américain John Fitzgerald Kennedy, dans l’optique de s’émanciper de la tutelle de l’ancienne métropole coloniale.
Lors de son arrivée au pouvoir en 2000, le premier président issu d’une alternance politique, Abdoulaye Wade (2000-2012), avait déjà accéléré l’intégration continentale avec l’élaboration du plan Omega, ancêtre de l’actuel Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Le président Wade aspirait également à un départ des troupes françaises du Sénégal : le camp militaire français de Bel Air, à Dakar, avait été rétrocédé au Sénégal sous sa présidence en 2010.
Parmi les diplomates sénégalais, l’idée de conserver ses amis et d’élargir le cercle de ses amitiés a fait son chemin. Sur le plan commercial, la Chine est devenue le premier partenaire du pays en 2024 et a pris la place de la France. Parmi les premiers exportateurs au Sénégal se trouvent également des acteurs comme l’Inde et la Turquie.
Ce n’est donc pas un hasard si les autorités sénégalaises ont annoncé leur souhait de rejoindre le groupe des BRICS+. Cette participation associerait les deux principes de la diversification des partenaires stratégiques et de l’attachement au multilatéralisme.
Jamais concerné par un coup d’État ou par une rupture de l’ordre constitutionnel, le Sénégal fait donc preuve d’une remarquable continuité dans les grandes orientations de sa politique étrangère depuis l’indépendance.
La rupture mise en avant par le nouveau régime, si elle est réelle dans plusieurs domaines de politique intérieure, prend plutôt la forme d’une inflexion en ce qui concerne la politique étrangère. Les relations avec la France, notamment, ne devraient pas être rompues, seulement banalisées parmi d’autres relations, après des décennies de domination impériale et post-impériale de Paris.
Ayrton Aubry ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.07.2025 à 17:53
Carmela D'Avino, IÉSEG School of Management
L’argent sale n’a pas d’odeur. Les blanchisseurs, pas de frontières. Ces derniers profitent de la fragmentation de la surveillance et des législations européennes pour passer entre les mailles du filet. Avec la création, cet été, de l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent (Anti-Money Laundering Authority ou AMLA), l’Union européenne peut-elle centraliser la lutte contre la finance illicite ?
L’inclusion probable et imminente de Monaco, symbole mondial de richesse et de discrétion, dans la liste des pays à haut risque en matière de blanchiment d’argent établie par l’Union européenne (UE), a suscité de nombreuses réactions.
L’ajout potentiel de la principauté sur la liste noire met en évidence le défi que représente la lutte contre la finance illicite. Dans une zone comme l’UE, l’ouverture des frontières contraste avec la mise en œuvre et la surveillance des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent (l’AML – Anti-Money Laundering). Des politiques qui restent largement confinées à la responsabilité des différents pays membres.
Une transaction financière peut commencer dans un pays à haut risque, passer par une banque européenne et se terminer par une transaction immobilière à Londres ou un trust suisse. C’est précisément pour cette raison que la coordination internationale est si importante. Sans elle, les blanchisseurs d’argent profitent de la fragmentation de la surveillance, en particulier au sein de l’UE. Avec l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent , ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA), qui entre en fonction cet été, l’Union européenne opte pour la centralisation.
Les politiques européennes et françaises de lutte contre le blanchiment d’argent ont échoué pour plusieurs raisons : une application inégale des réglementations, un manque de ressources et de coopération internationale, des sanctions peu dissuasives face à des techniques toujours plus sophistiquées et un phénomène global difficile à cerner.
Pour progresser, il faut renforcer l’harmonisation des règles, augmenter les moyens des autorités, adopter des technologies avancées et améliorer la transparence des structures. Des objectifs que l’AMLA a précisément vocation à concrétiser.
Quelques rares et prudentes estimations confirment que les flux financiers illicites traversent trop facilement les frontières et que leurs montants sont colossaux. Selon les estimations de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le blanchiment d’argent représenterait de 2 % à 5 % du PIB mondial, soit de 800 milliards à 2 000 milliards de dollars américains actuels. Dans l’Union européenne, le produit des activités criminelles est estimé à plus de 100 milliards d’euros par an, dont seul un pourcentage négligeable est finalement saisi. Des recherches estiment que l’argent provenant du trafic de drogue, du trafic des personnes et du terrorisme passe souvent par des banques de 4 à 6 pays différents avant d’être blanchi et d’entrer dans l’économie légale.
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Les grandes banques de l’UE ont été impliquées dans plusieurs scandales très médiatisés. La Danske Bank est devenue l’épicentre du plus grand scandale de blanchiment d’argent en Europe. Il a été révélé que plus de 200 milliards d’euros de transactions suspectes ont transité par sa succursale estonienne. La Deutsche Bank a fait l’objet de multiples enquêtes pour avoir facilité des transferts illicites de plusieurs milliards d’euros, notamment par le biais de sa collaboration avec Danske et de ses liens avec le système Russian Laundromat. ING a payé une amende de 775 millions d’euros aux autorités néerlandaises pour des violations de la législation anti-blanchiment en 2018.
Les pays de l’Union européenne mettent en œuvre les directives européennes en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, avec des niveaux d’ambition variables. La France a montré un engagement ferme dans la lutte contre le blanchiment d’argent grâce à l’approche de sa cellule de renseignement financier, Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin). Elle a récemment renforcé son analyse des transactions suspectes, élargi sa coopération avec ses partenaires nationaux et internationaux et amélioré son utilisation des analyses de données avancées pour détecter les flux illicites complexes.
Malgré ces progrès, certaines affaires récentes, comme les failles des néobanques ou l’enquête visant BNP Paribas pour blanchiment via Chypre, montrent que des flux illicites échappent encore à la détection de Tracfin.
Malgré son poids économique, l’Allemagne a été critiquée pour son implication insuffisante, ainsi que pour les défaillances de sa surveillance. La mise en œuvre de sa politique varie d’un Land à l’autre ; les difficultés rencontrées en matière de coopération internationale, en particulier avant l’effondrement de la société spécialisée dans le paiement électronique Wirecard, n’aident pas.
En revanche, les autorités néerlandaises ont suivi l’exemple des États-Unis. Ils ont infligé des amendes importantes à des établissements tels que ING et ABN AMRO, démontrant ainsi leur ferme volonté de lutter contre la criminalité financière en dissuadant les défaillances des contrôles internes dans les banques.
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Ces approches inégales de la lutte contre le blanchiment d’argent dans les États membres de l’UE s’expliquent par plusieurs facteurs.
Les différentes interprétations des règles en matière de lutte contre le blanchiment d’argent créent des lacunes dans la couverture juridique. Une coopération judiciaire transfrontalière irrégulière, en particulier avec les pays tiers, entrave l’efficacité de l’application de la législation. En outre, les cellules de renseignement financier ont des pouvoirs et des responsabilités très variables.
L’absence de format standardisé pour les déclarations d’opérations suspectes complique l’intégration des données dans la plate-forme centrale de l’Union européenne. Elle rend la coordination des actions plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Mais tout cela est sur le point de changer…
Pour remédier à ces faiblesses, l’Union européenne est en train de créer l’Autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, ou Anti-Money Laundering Authority (AMLA). Elle devrait être pleinement opérationnelle à partir de 2028. Basée à Francfort, l’AMLA supervisera directement une quarantaine d’établissements financiers transfrontaliers à haut risque, harmonisera l’application des règles dans les États membres et coordonnera les régulateurs nationaux.
Elle aura le pouvoir de mener des inspections sur place, d’imposer des sanctions et de renforcer le cadre global de l’UE en matière de lutte contre le blanchiment d’argent.
Afin de soutenir le rôle de l’AMLA, l’UE introduit un règlement unique qui remplacera les différentes législations nationales par un ensemble de normes unifiées dans tous les États membres. Avec l’AMLA, Bruxelles parie que la centralisation peut réussir là où la décentralisation a échoué.
La décentralisation signifie que chaque État membre appliquait les règles anti-blanchiment à sa manière, en transposant les directives européennes dans son droit national. Cela a conduit à des normes contradictoires. Par exemple, certains pays imposaient des seuils de déclaration différents ou avaient des définitions divergentes des entités à surveiller, rendant la coopération inefficace et les contrôles inégaux.
L’AMLA pourrait se heurter à des difficultés. La complexité des différences juridiques et institutionnelles entre les États membres, la mobilisation de nombreuses expertises pour superviser un large éventail de secteurs, pourrait rendre ce travail fastidieux. La nécessité de trouver un équilibre entre les préoccupations en matière de souveraineté nationale et la nécessité d’une application efficace et unifiée dans toute l’UE également.
Alors que l’Union européenne se prépare à lancer l’AMLA, l’inclusion de pays comme Monaco sur sa liste noire est un avertissement symbolique. Désormais, aucune juridiction, aussi riche ou prestigieuse soit-elle, n’est à l’abri d’un examen minutieux. Le devenir de l’AMLA comme véritable autorité de contrôle puissante dépendra de trois piliers : la volonté politique, la solidité de sa conception institutionnelle et l’ampleur des moyens humains et techniques qui lui seront alloués.
Sans volonté politique, l’AMLA risque d’être affaiblie par les intérêts nationaux. Sans conception institutionnelle solide, ses compétences pourraient se heurter à des obstacles juridiques et bureaucratiques. Sans moyens humains et techniques suffisants, elle ne pourra pas exercer une supervision directe et efficace sur les entités à haut risque ni coordonner les autorités nationales.
Carmela D'Avino ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.