14.11.2024 à 17:23
Gautam Jain, Senior Research Scholar in Financing the Energy Transition, Columbia University
Bien qu’il n’ait pas publié de programme en matière de climat, le cahier des charges de Trump la dernière fois qu’il était au pouvoir donne une idée claire de ce qui nous attend. Le futur président devrait sortir de l’accord de Paris et infléchir des décennies d’efforts en matière de diplomatie climatique, mais il n’aura pas entièrement les mains libres sur d’autres aspects de la politique intérieure.
Alors que les États-Unis se préparent à accueillir une nouvelle administration Trump, la politique climatique du pays est sans ambiguïté dans la ligne de mire du futur président.
Bien qu’il n’ait pas publié de programme officiel concernant ses futures mesures sur la question du climat, le cahier des charges de Donald Trump lors de son dernier passage dans le bureau ovale et ses fréquentes plaintes concernant les énergies propres donne un aperçu clair de ce qui nous attend. Malgré tout, le futur pourrait ne pas voir les mains aussi libres qu’il le voudrait.
Moins de six mois après le début de son premier mandat, en 2017, Donald Trump annonçait le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le climat – l’accord international de 2015 signé par la quasi-totalité des pays pour lutter contre la hausse des températures et les autres effets du changement climatique.
Cette fois-ci, un risque plus important, mais encore sous-estimé, est que Trump ne s’arrête pas à l’accord de Paris.
En plus de sortir à nouveau de l’accord de Paris, Trump pourrait essayer de provoquer le retrait des États-Unis de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Ce traité de 1992 est le fondement des négociations internationales sur le climat. Un retrait rendrait presque impossible, pour une future administration présidentielle américaine, de réintégrer la CCNUCC, car cela nécessiterait le consentement des deux tiers du Sénat.
Les répercussions d’une telle mesure se feraient sentir dans le monde entier. L’accord de Paris n’est pas juridiquement contraignant et repose sur la confiance mutuelle et le leadership. La position adoptée par la première économie mondiale influence donc ce que les autres pays sont prêts – ou non – à faire.
Elle confierait également à la Chine le rôle de leader mondial en matière de climat.
Les financements américains destinés à aider d’autres pays à développer les énergies propres et à s’adapter au changement climatique ont augmenté de manière significative au cours de l’administration Biden. Le premier plan américain de financement de la lutte contre le changement climatique prévoyait ainsi 11 milliards de dollars en 2024 pour aider les économies émergentes et en développement.
Les engagements de la U.S. International Development Finance Corporation ont grimpé à près de 14 milliards de dollars au cours des deux premières années de la présidence de Joe Biden, contre 12 milliards de dollars au cours des quatre années de la présidence de M. Trump. Le président sortant s’est également engagé à verser 3 milliards de dollars au Fonds vert pour le climat des Nations unies.
Sous la présidence de Trump, tous ces efforts seront probablement réduits à néant, une fois de plus.
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Dans d’autres domaines, toutefois, Trump pourrait avoir moins de succès.
Il s’est beaucoup exprimé en faveur d’un recul des politiques de soutien aux énergies propres. Malgré tout, il lui sera plus difficile de revenir sur les investissements massifs réalisés par l’administration Biden dans les énergies propres, qui sont liés à des investissements indispensables dans les infrastructures et l’industrie manufacturière dans le cadre de la loi sur l’investissement dans les infrastructures et l’emploi et de la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act).
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En effet, ces deux lois ayant été adoptées par le Congrès, Donald Trump aura besoin d’une majorité dans les deux chambres pour les abroger.
Même si les républicains remportent un « trifecta » – en contrôlant les deux chambres du Congrès et la Maison Blanche – l’abrogation de ces lois serait un véritable défi.
Cela s’explique par le fait que les avantages de ces lois profitent largement aux États républicains. Les alliés de Donald Trump dans l’industrie pétrolière et gazière bénéficient également des crédits d’impôt prévus par la loi pour le piégeage du carbone, les biocarburants avancés et l’hydrogène.
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Bien que la loi sur la réduction de l’inflation ne puisse peut-être pas être abrogée, elle sera très certainement modifiée. Le crédit d’impôt accordé aux consommateurs qui achètent des véhicules électriques sera probablement supprimé, tout comme la réglementation de l’Agence américaine pour la protection de l’environnement (EPA) qui renforce les normes de pollution des gaz d’échappement. Tout cela rendrait les voitures électriques non rentables pour de nombreuses personnes.
Donald Trump pourrait également ralentir les travaux du Bureau du programme de prêts (Loan program office) du ministère de l’énergie, qui a contribué à stimuler plusieurs secteurs de l’énergie propre. Là encore, ce n’est pas une surprise – il l’a déjà fait lors de son premier mandat – mais l’impact serait plus important, étant donné que la capacité de prêt du bureau est passée depuis à plus de 200 milliards de dollars, grâce à la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act).
Jusqu’à présent, seul un quart du total a été distribué, il est donc urgent pour l’administration sortante d’accélérer le rythme avant les débuts de la nouvelle administration Trump en janvier.
Donald Trump parle également d’augmenter la production d’énergies fossiles. Il est presque certain qu’il prendra des mesures pour stimuler l’industrie en déréglementant et en permettant le forage pétrolier sur davantage de terres fédérales. Mais les perspectives d’une augmentation massive de la production de pétrole et de gaz semblent faibles.
Les États-Unis produisent déjà plus de pétrole brut que n’importe quel autre pays. Les compagnies pétrolières et gazières rachètent leurs actions et versent des dividendes aux actionnaires à un rythme record, ce qu’elles ne feraient pas si elles voyaient de meilleures opportunités d’investissement.
L’état des marchés suggère aussi une baisse du prix du pétrole, qui pourrait être aggravée par un ralentissement de la demande. En effet, si Trump met à exécution sa menace d’imposer des droits de douane sur toutes les importations, il pourrait provoquer des désordres au plan économique.
Il tentera probablement de revenir sur les politiques climatiques liées à la réduction des énergies fossiles, principales sources des émissions de gaz à effet de serre et du réchauffement planétaire, comme il l’a fait avec des dizaines de mesures au cours de son premier mandat.
Cela inclut l’élimination d’une taxe fédérale récente sur les émissions de méthane de certaines installations. Il s’agit de la première tentative du gouvernement américain d’imposer une redevance ou une taxe sur les émissions de gaz à effet de serre. Le méthane est le principal composant du gaz naturel et un puissant gaz à effet de serre.
Donald Trump a également promis de soutenir l’approbation de nouveaux terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL), que l’administration Biden avait tenté de suspendre et qu’elle s’efforce toujours de ralentir.
L’énergie nucléaire est l’une des sources d’énergie propre que Trump est susceptible de vouloir soutenir.
En dépit de ses critiques à l’égard de l’énergie éolienne et solaire, les investissements dans les énergies renouvelables continueront probablement d’augmenter en raison de la dynamique du marché, en particulier avec les projets éoliens terrestres et solaires à grande échelle qui deviennent plus rentables que le charbon ou le gaz.
Malgré tout, un retrait des États-Unis de l’accord de Paris, avec l’incertitude réglementaire et politique que l’on peut attendre d’un nouveau mandat Trump ralentiront probablement le rythme des investissements. L’impact inflationniste attendu de ses politiques économiques est susceptible d’annuler les avantages de la baisse du coût du capital qui devait se traduire par une baisse des taux d’intérêt par les banques centrales cette année. Or, c’est un résultat que la planète en plein réchauffement ne peut pas se permettre.
Gautam Jain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.11.2024 à 11:36
Tom Bry-Chevalier, Doctorant en économie de l'environnement - Viande cultivée et protéines alternatives, Université de Lorraine
La végétalisation de l’alimentation est l’un des principaux leviers pour réduire son empreinte carbone au niveau individuel. Le flexitarisme, qui n’exclut pas la consommation occasionnelle de viande ou autres produits animaux, peut sembler un bon compromis. Que disent les chiffres ?
À l’heure où les préoccupations environnementales occupent une place croissante dans notre quotidien, de nombreuses personnes cherchent des moyens concrets pour réduire leur empreinte écologique. Or, la végétalisation de l’alimentation est l’un des leviers les plus efficaces au niveau individuel pour diminuer son empreinte carbone.
Il n’est donc pas surprenant de constater que près d’un quart des Français déclarent réduire volontairement leur consommation de viande et suivre un régime « flexitarien », contraction de « flexible » et de « végétarien ».
Derrière ce nouveau régime alimentaire, une idée simple : profiter des avantages de l’alimentation végétarienne, tout en continuant à consommer des produits d’origine animale, mais avec davantage de modération.
Mais le flexitarisme tient-il réellement ses promesses sur le plan environnemental ? S’agit-il d’une option intéressante pour préserver la planète ? On fait le point.
L’évaluation de l’impact environnemental du flexitarisme se heurte à un premier problème : sa définition. En effet, même dans la littérature scientifique, il n’existe, à ce jour, pas de définition consensuelle du flexitarisme, dont la compréhension peut être très différente d’une personne à l’autre.
Certaines personnes se disant flexitariennes consomment ainsi de la viande une fois par semaine, quand d’autres en consomment une fois par jour. Ainsi, sur les 24 % des Français déclarés flexitariens, 7 % consomment de la viande encore tous les jours, 12 % plusieurs fois par semaine, et 5 % seulement sont des consommateurs occasionnels.
Ce flou et l’hétérogénéité des pratiques font du flexitarisme un concept difficile à saisir. Au point que même Interbev, le lobby de la viande bovine, a tenté de se l’approprier avec sa campagne « naturellement flexitariens ».
Au-delà de la question de la fréquence à laquelle on mange de la viande, certaines approches du flexitarisme mettent aussi l’accent sur le type de viande consommée. On considère souvent qu’il faut cibler en premier lieu la viande rouge, qui émet le plus de gaz à effet de serre et qui nécessite le plus de terres. Cependant, là encore, il n’existe pas de préconisations précises. Ainsi à quantité égale de viande consommée, certains régimes flexitariens pourraient avoir un impact bien plus lourd pour l’environnement que d’autres.
L’autre problème, c’est de savoir si l’on peut se fier aux pratiques et régimes alimentaires déclarés par les individus eux-mêmes. Il existe par exemple un biais de désirabilité sociale, qui fait que pour se présenter sous un jour favorable aux yeux de ses interlocuteurs, on pourra par exemple minimiser ses consommations de viande ou/et de poisson.
À propos du végétarisme – qui est pourtant clairement défini comme une alimentation excluant la consommation de chair animale** – une enquête de 2021 de l’IFOP pour FranceAgriMer notait que près de la moitié des personnes rapportant avoir un régime sans viande déclarent consommer occasionnellement de la viande ou du poisson. Dans la mesure où cette enquête observait que près de 30 % des flexitariens autodéclarés consommaient de la viande quotidiennement, le même problème est donc à craindre à propos du flexitarisme.
L’enquête observait néanmoins que les flexitariens consomment globalement moins de types de viande différents. Ils consomment ainsi moins de veau, de mouton et d’agneau que les omnivores – à l’exception notable de la volaille, qu’ils consomment dans les mêmes proportions.
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La consommation de viande par tête tend à stagner depuis une dizaine d’années en France. À ce titre, il serait peut-être ambitieux de voir dans l’augmentation du nombre de flexitariens déclarés l’expression d’une révolution dans le régime alimentaire des Français, plutôt qu’une pratiques de consommation déjà relativement standard à laquelle on aurait simplement donné un nouveau nom.
Ces difficultés sémantiques n’ont pas empêché un certain nombre d’études de s’intéresser à l’impact environnemental de régimes pouvant s’apparenter au flexitarisme, souvent en prenant le parti d’expliciter la quantité et le type de viande consommés.
Ainsi dans le rapport spécial du GIEC de 2019, plusieurs régimes de type flexitarien (régime végane, plusieurs gradations de flexitarisme, régime à base de poisson) ont été comparés au végétarisme et au véganisme.
Il en ressort que l’alimentation végane est celle permettant de réduire le plus les émissions de gaz à effet de serre, suivie de l’alimentation végétarienne, puis d’un régime flexitarien (ici défini comme n’incluant qu’une seule portion de viande par semaine). Celui-ci présente toutefois un potentiel intéressant pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Juste derrière, on retrouve un régime dit « bon pour la santé (healthy diet) », basé sur les recommandations alimentaires mondiales, moins riches en viande rouge. Il permet lui aussi une réduction remarquable des émissions de gaz à effet de serre.
Enfin, les régimes méditerranéens, pescétariens et « frugal et juste (fair and frugal) », également assimilables à des régimes flexitariens, favorisent également une réduction modérée des émissions de gaz à effet de serre par rapport à une alimentation très carnée. Une alimentation remplaçant 75 % des viandes et produits laitiers de ruminants par d’autres viandes (catégorie « carnivore soucieux du climat (climate carnivore) ») permet d’atteindre des réductions d’un ordre de grandeur similaire, soulignant le poids exceptionnel de la viande rouge.
D’autres études (par exemple en 2014 et en 2023) aboutissent à des résultats similaires pour ce qui est des émissions de gaz à effet de serre, tout en prenant également en compte des questions connexes : demande de terres agricoles, consommation d’eau, eutrophisation ou encore impact sur la biodiversité.
Les études scientifiques sont donc claires : plus une alimentation est végétalisée, moins son empreinte environnementale est élevée. De la même façon, plus un régime flexitarien limite les apports en viande, notamment bovine, plus son impact sur l’environnement s’en verra réduit.
À noter que les produits laitiers sont également une source importante d’émissions de gaz à effet de serre, expliquant la différence non négligeable d’émissions entre une alimentation végane et une alimentation végétarienne. En conséquence, il peut également s’agir, de la même façon que la réduction des apports de viande bovine, d’un levier pertinent de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le cadre d’un régime flexitarien.
L’environnement est-il gagnant si davantage de personnes s’alimentent selon un régime flexitarien ? La réponse est oui, du moins si celui-ci s’accompagne d’une réduction significative des apports en viande. Cependant, il faut noter qu’aucune étude ne suggère que le flexitarisme soit préférable au véganisme sur le plan environnemental : ses bénéfices restent largement corrélés avec le degré de végétalisation de l’alimentation.
Et si l’empreinte carbone de l’alimentation n’était pas la seule variable qu’il conviendrait de prendre en compte ? La priorité généralement admise du flexitarisme est de réduire la consommation de viande bovine, qui à elle seule permet une réduction non négligeable des émissions de gaz à effet de serre et de l’usage des terres. Mais cette emphase sur la réduction de viande bovine peut se faire au détriment du bien-être animal, dans ce que l’on pourrait nommer le « dilemme de l’omnivore ».
Bien que la viande rouge soit celle qui a le plus fort impact environnemental, c’est également celle qui génère le moins de souffrance animale par kilogramme de viande. Non seulement parce qu’une vache est un animal bien plus gros qu’un poulet, produisant donc plus de viande par individu abattu, mais aussi parce qu’elles sont moins souvent issues d’élevages intensifs.
Or, on observe en France depuis quelques années une tendance à la réduction de la viande de bœuf au profit de la viande de poulet, notamment en raison de motivations liées à la santé et l’environnement. Les personnes tentées par une alimentation flexitarienne peuvent donc se retrouver face à un arbitrage difficile à opérer entre éthique et environnement.
Le flexitarisme n’a donc rien de révolutionnaire, mais il peut donc constituer un outil utile dans la stratégie de réduction globale de la consommation de viande. Le tout est de garder en tête qu’au niveau individuel, l’alimentation végétale reste préférable.
Tom Bry-Chevalier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2024 à 17:13
Brian Brivati, Visiting Professor of Human Rights and Life writing, Kingston University
À la COP29, l’Azerbaïdjan se positionne sur la scène internationale comme en faveur de la paix. Mais ce serait avoir la mémoire un peu courte, notamment en ce qui concerne le conflit qui oppose le pays avec l’Arménie dans le Haut-Karabakh.
L’Azerbaïdjan accueille cette édition du sommet mondial de l’ONU sur le climat, la COP29, qui se déroule ce mois de novembre 2024. Avec deux problèmes majeurs : aucune discussion sur l’élimination progressive des combustibles fossiles n’est à l’ordre du jour, et la participation de la société civile au sommet est exclue.
Ce n’est pas une surprise. L’Azerbaïdjan a récemment augmenté sa production de pétrole et de gaz, et vise à diversifier son économie en développant l’exploitation minière.
Au lieu de cela, le pays a appelé à une trêve mondiale qui coïnciderait avec la conférence. Dans une lettre ouverte du 21 septembre, le président de la COP29, Mukhtar Babayev, écrivait :
« [La Cop29] est une chance unique de combler les fossés et de trouver des voies vers une paix durable… La dévastation des écosystèmes et la pollution causée par les conflits aggravent le changement climatique et sapent nos efforts pour sauvegarder la planète ».
L’Azerbaïdjan se positionne ainsi comme un artisan de la paix. Ce qui contraste fortement avec le bilan du pays en matière d’agressions militaires, de violations des droits de l’homme ou même de violations du droit international, qui l’ont amené à faire face à des allégations de génocide.
Autrement dit, l’Azerbaïdjan utilise à la fois la COP29 pour « écoblanchir » (greenwashing) et « pacifier » son image sur la scène internationale, en dépit de ses ambitions territoriales expansionnistes.
En septembre 2020, l’Azerbaïdjan a lancé une guerre de six semaines dans le Haut-Karabakh, une région frontalière revendiquée à la fois par l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui a fait plus de 7 000 victimes. L’Azerbaïdjan a ainsi pu récupérer la plupart des territoires qu’il avait perdus lors des conflits précédents. Un cessez-le-feu a finalement été négocié par la Russie, mais les tensions ont persisté.
En 2023, l’Azerbaïdjan a lancé une nouvelle opération militaire et repris rapidement le contrôle du reste de la région. L’offensive a forcé plus de 100 000 Arméniens de souche à fuir. Le Haut-Karabakh, qui avait déclaré son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan en 1991, a été officiellement dissous) en janvier 2024. Une enquête récente a montré que de nombreuses maisons de la région ont été pillées depuis.
Deux juristes internationaux, Juan Ernesto Mendez et Luis Moreno Ocampo, ont conclu que les campagnes militaires menées par l’Azerbaïdjan en 2020 et 2023 dans le Haut-Karabakh constituaient un génocide.
Juan Ernesto Mendez a souligné que la stratégie de l’Azerbaïdjan consistait à infliger des « dommages corporels ou mentaux graves » aux Arméniens. Luis Moreno Ocampo a insisté sur le recours à la famine, au refus d’aide médicale et aux déplacements forcés. Il a comparé les tactiques de l’Azerbaïdjan au génocide arménien pendant la Première Guerre mondiale et à l’Holocauste.
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Les forces azerbaïdjanaises auraient systématiquement recouru aux violences sexuelles contre les Arméniens pendant le conflit du Haut-Karabakh, faisant circuler des messages encourageant le viol et le meurtre de femmes arméniennes. Les organisations de défense des droits humains ont également fourni des témoignages poignants sur les violences physiques et psychologiques subies par des centaines d’otages arméniens toujours détenus.
De nombreux éléments du conflit ne sont toujours pas résolus. En position de faiblesse militaire, le premier ministre arménien, Nikol Pashinyan, a proposé un traité de paix en mai 2024. Cela impliquait de céder aux principales demandes de l’Azerbaïdjan, notamment que le Haut-Karabakh soit reconnu comme faisant partie de l’Azerbaïdjan.
Malgré ces concessions faites par l’Arménie, l’Azerbaïdjan a refusé de s’engager dans des pourparlers pour la paix. Au lieu de cela, il a formulé une série de nouvelles demandes, dont notamment des modifications de la constitution arménienne.
L’Azerbaïdjan joue également un rôle dans d’autres conflits autour du globe. Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, Moscou et Bakou ont signé un accord qui, selon le président azerbaïdjanais Ilham Aliev, « porte nos relations au niveau d’une alliance ». L’alliance russo-azerbaïdjanaise a fait de l’Azerbaïdjan un canal essentiel pour contourner les sanctions occidentales.
Les exportations de pétrole russe vers l’Azerbaïdjan ont quadruplé après l’invasion, permettant à l’Azerbaïdjan de répondre à ses besoins énergétiques nationaux et d’exporter le reste. En fait, le commerce général de l’Azerbaïdjan avec la Russie a augmenté de 17,5 % en 2023, atteignant 4,3 milliards de dollars américains (4,1 milliards d’euros).
Au-delà des tentatives de « peacewashing » (pour tenter de faire oublier son implication militaire dans plusieurs conflits) de l’Azerbaïdjan, le fait que le pays accueille la COP29 est aussi un cas clair de « greenwashing » (écoblanchiment). L’Azerbaïdjan dépend de la production d’énergies fossiles et ne s’est pas engagé à éliminer progressivement le pétrole et le gaz.
Certes, le pays tente d’attirer les investissements étrangers dans les énergies renouvelables afin de diversifier son économie. BP a signé un accord avec l’Azerbaïdjan en 2021 pour construire une centrale solaire à Jabrayil, près du Haut-Karabakh. D’autres investisseurs internationaux, dont des entreprises des Émirats arabes unis, participent également à des projets solaires dans la région de Bakou.
Mais la véritable source de diversification économique est l’exploitation minière, une industrie qui appartient en grande partie à la famille d’Ilham Aliev. Les immenses ressources minières du Haut-Karabakh, qui comprennent de l’or, de l’argent et du cuivre, sont exploitées depuis que l’Azerbaïdjan a repris le contrôle de la région en 2020.
Le régime azerbaïdjanais est une dictature arbitraire. Caucasus Heritage Watch, un programme de recherche américain qui surveille le patrimoine culturel en danger dans le Caucase du Sud, a documenté la destruction de milliers de sites du patrimoine chrétien dans tout l’Azerbaïdjan. La communauté LGBTQ+ fait également l’objet d’une discrimination systématique.
La dissidence intérieure a été réprimée avant même la tenue de la COP29, de nombreux militants et opposants politiques ayant été arrêtés ou harcelés. Des manifestations en faveur de l’environnement, notamment une manifestation en 2023 contre la construction d’un barrage destiné à permettre l’exploitation minière dans l’ouest du pays, ont été violemment réprimées.
Des personnalités de premier plan, dont le Dr Gubad Ibadoghlu, éminent militant anticorruption et chercheur invité à la London School of Economics, ont été arrêtées. Au moins 25 journalistes et militants sont également détenus pour des motifs politiques.
Les médias critiques à l’égard du régime, tels que Abzas Media, Toplum TV et Kanal 13, ont également fait l’objet de pressions intenses ou ont été fermés. Les journalistes indépendants et les militants de la société civile ont tout bonnement été exclus de la COP29.
La « diplomatie du caviar » menée par l’Azerbaïdjan est la raison pour laquelle vous n’avez peut-être jamais entendu parler de tout cela. Cette stratégie consiste à courtiser les journalistes et les fonctionnaires occidentaux. Grâce à leur aide tacite, l’Azerbaïdjan a pu se mettre à l’abri de tout contrôle et attirer les investissements européens dans ses infrastructures.
Ilham Aliev n’a cessé de répéter que la capitale de l’Arménie, Erevan, est une « ville azerbaïdjanaise ». Cela reflète une stratégie plus large de révisionnisme historique et de négation du génocide, visant à récupérer des territoires sur la base des frontières présoviétiques.
Ces ambitions territoriales sont remises à plus tard tant que se déroule la COP29. Mais la conférence pourrait bien être le prélude à une reprise de la guerre dans le Caucase du Sud.
Brian Brivati ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.11.2024 à 17:09
Emmanuel Petit, Professeur de sciences économiques, Université de Bordeaux
Damien Bazin, Maître de Conférences HDR en Sciences Economiques, Université Côte d’Azur
Jérôme Ballet, Maître de conférences en sciences économiques et éthique, Université de Bordeaux
Nathalie Lazaric, Directrice de recherche CNRS Transition Ecologique et Résilience Organisationnelle, Université Côte d’Azur
On parle souvent des émotions que génère la crise climatique comme l’éco-anxiété, l’éco-colère… Mais quelles émotions peuvent permettre de lutter contre l’inaction climatique ?
Face aux défis inédits présentés par la crise climatique actuelle et future, nous avons pu voir de nouvelles émotions émerger. On parle beaucoup d’une « éco-anxiété », de l’« éco-colère » ou encore de la « honte de prendre l’avion ». Les émotions sont-elles symptomatiques de notre impuissance ou peuvent-elles être mobilisables pour combattre la crise climatique et environnementale, comme peut le laisser penser l’étymologie même du mot émotion, du latin motio, action de mouvoir ?
En tant que vecteur du changement des comportements, l’émotion joue un rôle à trois niveaux : celui de la communication, de l’éducation et de la transformation au service de l’action.
On a longtemps cru que pour mobiliser les populations, il suffisait de les informer à partir des données sur l’évolution effective, anticipée ou probable du réchauffement climatique, comme les fameux deux degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels, que l’accord de Paris s’est engagé à ne pas dépasser. On sait aujourd’hui que cela n’est pas suffisant pour promouvoir activement des comportements adaptés à la crise écologique. Il semble ainsi que c’est davantage l’expérience sensible que font les populations du dérèglement climatique qui génère des modifications comportementales plutôt que des campagnes relayant les informations issues des rapports du GIEC.
C’est une donnée que les climatologues eux-mêmes ont intégré depuis longtemps. Ils s’appuient désormais sur la multiplication récente des évènements climatiques extrêmes (canicules, fonte des glaces, montée des eaux, sécheresse, tempêtes, etc.) pour favoriser la prise de conscience par les populations de l’urgence à modifier la trajectoire actuelle de nos sociétés. La science de l’attribution est née de ce constat. Une étude précisera par exemple que le changement climatique a rendu la sécheresse agricole subie par l’Amazonie en 2023 environ trente fois plus probable. Ou alors que la vague de froid qui a touché la Scandinavie début janvier 2024 (-44,6 °C à Vittangi, en Suède) est un événement « cinq fois moins probable » et qu’il aurait été « plus froid de 4 °C » que le précédent record.
Contrairement à ce qui se passait il y a encore quelques années, la saillance de ces évènements extrêmes rend la crise climatique plus concrète, moins lointaine (dans l’espace et le temps) et plus probable. Relayés par les médias, ces évènements suscitent des émotions qui modifient les croyances et poussent potentiellement à l’action. La fréquence des évènements climatiques auxquels nous assistons est en ce sens, paradoxalement, porteuse d’espoir.
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La communication auprès du public demeure cependant indispensable. Des travaux s’interrogent ainsi aujourd’hui sur la façon de relayer l’information autour du changement climatique en mobilisant l’émotion de façon efficace. Nombreux sont ceux qui mettent en évidence l’intérêt qu’il y aurait à communiquer autour du changement climatique à partir de ses effets sur la santé. On peut y déceler une façon de contourner la fatigue climatique (une forme de lassitude ou de découragement induite par une forte exposition médiatique aux nouvelles négatives sur le climat), alors que l’insouciance climatique (ou son déni) continue de toucher en France environ 37 % de la population. Cela permet de dépasser le rempart des doutes en faisant pencher la balance vers l’intérêt personnel dès lors que la santé est en jeu.
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Communiquer est une chose. Éduquer en est assurément une autre. L’éducation au changement climatique est un enjeu central pour penser la transition écologique. Dans de nombreux pays, dans le cadre du cursus scolaire (au collège ou au lycée) des programmes spécifiques ont été mis en place visant à enseigner aux élèves la réalité et la portée du changement climatique. Mais, cela est-il efficace ? Faut-il tenir compte des émotions ?
Il y a encore une dizaine d’années, les recherches effectuées sur l’éducation au changement climatique soulignaient la nécessité de mettre l’accent sur le contenu de l’information (les faits bruts et l’analyse des processus physiques en jeu). Des études plus récentes ont cependant mis en lumière le rôle de l’émotion dans le processus même d’apprentissage autour de cette question. Celle-ci révèle la difficulté de dissocier les mécanismes cognitifs de l’apprentissage des facteurs affectifs.
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L’étude de 2021 des chercheurs en géographie Charlotte Jones et Aidan Davison effectuée à partir d’entretiens auprès de jeunes australiens âgés de 18 à 24 ans est intéressante de ce point de vue. Les auteurs rapportent qu’une large majorité des jeunes expriment un fort désir d’agir en réponse à l’information qui leur a été communiquée au cours de leur scolarité sur la crise du climat. Cependant, ils font aussi le constat que l’école ne leur fournit aucune possibilité de changer les choses et d’agir, ce qui peut provoquer une colère, susceptible d’être dirigée elle-même contre les enseignants. Nombreux sont ceux indiquant que l’enseignement de la crise climatique devrait être réformé et contribuer à produire une expérience plus active (et non passive) augmentant les capacités de chacun et les capacités collectives à répondre à l’enjeu environnemental. Un jeune suggère ainsi qu’il faudrait « apprendre [aux enfants] à écrire des lettres aux dirigeants politiques ».
De plus, comme le révèlent les propos de plusieurs d’entre eux, l’enseignement ne semble pas favoriser l’expression émotionnelle des jeunes et peut même tendre à la décourager, ce qui est un frein à l’action. Dans certains pays, comme le Canada, la Finlande, les Pays-Bas et la Suède, des approches éducatives alternatives ont été mises en œuvre pour limiter cet effet en étant attentif au bien-être et au ressenti émotionnel des jeunes lorsque la crise climatique est évoquée en classe.
Intégrer les émotions dans l’apprentissage autour de la question de la crise climatique, communiquer en pensant à la façon de mobiliser les émotions du public, permet d’espérer forger des attitudes plus respectueuses de l’environnement.
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Éduquer permet de fournir des outils, de canaliser les émotions et de créer des actions qui incarnent du sens au niveau individuel et collectif. On peut ainsi agir sur les émotions positives, notamment la fierté d’agir et obtenir des résultats positifs dans un domaine précis (déchets, énergie ou autres). Les défis énergétiques lancés aux ménages sur la réduction de leur consommation d’énergie permettent par exemple d’apprendre sur la sobriété et les moyens d’y parvenir. Les outils comportementaux utilisés (nudges ou boosts) se servent du ressort des émotions pour apprendre à changer les habitudes énergétiques pour aller vers plus de sobriété.
Sur la Principauté Monaco, un défi a été lancé en 2019 aux ménages volontaires pour réduire leur consommation, soit de 15 % ou de 25 %. Les volontaires sont allés au-delà des objectifs fixés et ont en moyenne réduit leur consommation de 23 % pour le groupe avec un objectif initial de 25 % et de 27 % pour ceux qui avaient un objectif plus modeste de 15 %. Ces résultats étonnants pointent un paradoxe : si on met la barre trop haut, on risque de décourager les citoyens mais si on la met plus bas, on peut les amener à se surpasser à condition bien sûr que la pression ne soit pas trop forte et que les individus soient accompagnés dans cette démarche. Si les expériences portant sur les réductions de la consommation énergétique sont pour la plupart motivées par une volonté de gains financiers, ce ne fut pas le cas dans cette recherche, incluant une population de catégories sociales aisées, qu’il fallait conduire vers plus de sobriété en mobilisant des émotions positives avec l’aide d’outils adaptés (conseils et humour notamment).
Une des raisons du succès de cette expérience tient aussi à la politique de communication préparée par la Principauté pour atteindre l’objectif de réduction de 50 % des gaz à effet de serre d’ici 2030 (par rapport à 1990) et à la mobilisation de la population, notamment les plus jeunes autour de valeurs environnementales avec la mise en place d’un programme d’éducation « Green is the new glam ». L’objectif est de véhiculer des émotions positives autour de cette transition énergétique pour l’ensemble de la population monégasque.
Si la démarche monégasque laisse de nombreux observateurs circonspects et critiques, force est de constater que la politique de la Principauté, bien rodée, est une condition nécessaire pour que les émotions restent canalisées et servent de moteur d’action. En effet, dans un climat social difficile avec une tension sur la hausse du revenu des ménages, comme en France (l’augmentation des revenus des ménages français par tête sur la période de 1990 à 2016 a été de 29 % contre 43 % en moyenne en Europe), les priorités individuelles ne sont pas toujours favorables à des efforts supplémentaires en matière environnementale.
Si les émotions représentent un potentiel levier d’actions des individus, elles ne doivent pas rester cantonnées à ce seul niveau. Les individus ne sont qu’un des leviers d’actions parmi d’autres existants au sein des organisations publiques et privées (les entreprises). La colère des citoyens, la multiplication des litiges environnementaux ainsi que la pression des actionnaires, peuvent obliger les compagnies pétrolières à réagir. Ainsi, certains actionnaires des entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre (GES) ont élevé le ton en 2017 pour qu’ExxonMobil ait le devoir d’informer ses actionnaires et le public de la manière dont il prend en compte le climat dans sa stratégie. En 2021, un tribunal néerlandais a ainsi condamné Shell à réduire de 45 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à fin 2030, donnant raison à une coalition d’ONG et de particuliers.
Enfin, onze petits actionnaires de TOTAL en 2020 ont réussi à faire modifier les statuts de la firme en y intégrant des objectifs de décarbonation. Ces actions couronnées de succès, révèlent aussi que l’indignation peut faire bouger les lignes et que les moteurs de l’action ne doivent pas porter sur les seules épaules citoyennes.
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Le rôle des pouvoirs publics est aussi crucial pour veiller à ne pas aggraver les inégalités environnementales et pour mieux comprendre les limites et leviers de l’action individuelle. Les différentes émeutes récentes des agriculteurs, mais aussi celles des gilets jaunes indiquent que lorsque les changements sont complexes et difficiles à mettre en place, la perception de l’injustice sociale et le manque d’accompagnement des acteurs peuvent générer de véritables colères face aux actions à mettre en œuvre qui n’ont pas été anticipées et préparées. Ainsi, les émotions individuelles (comme la colère) ne sont pas toujours un gage d’actions positives pour le changement climatique lorsqu’elles sont perçues comme une injustice environnementale (comme dans le cas de la taxe carbone en 2018 qui touchait de nombreux ménages ruraux pour lesquels cette nouvelle taxe érodait leur revenu) ou une difficulté supplémentaire vis-à-vis d’un métier subissant déjà de plein fouet les contraintes du changement climatique.
C’est la raison pour laquelle les décideurs publics doivent canaliser ces émotions par l’éducation et la mise en place de mesures d’adaptation et de compensation perçues comme justes et équitables et réalisées pour le bien commun. Procurer du sens aux décisions prises et appréhender les différents verrous individuels, collectifs et institutionnels est un prérequis pour éviter que les émotions se transforment en résistance et rébellion face au changement climatique. Le défi et la colère des agriculteurs à l’encontre du plan Ecophyto et à la fin de la hausse de la taxe sur le gazole non routier pour le secteur, montrent que l’action publique doit questionner l’adéquation de ces mesures pour que les émotions climatiques puissent à nouveau se transformer en espoir et que les mutations nécessaires puissent être mises en œuvre.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
12.11.2024 à 17:35
Ouafa El Idrissi, Enseignant chercheur en biologie et écologie marine, Université de Corse Pascal-Paoli
Sonia Ternengo, Maître de conférences HDR en biologie et écologie marine, Université de Corse Pascal-Paoli
Les oursins se révèlent être de précieux bioindicateurs pour suivre la contamination des environnements marins par les éléments traces (longtemps appelés métaux lourds). Un exemple en Corse, lieu privilégié d’étude des écosystèmes côtiers, à proximité d’une mine fermée depuis plus de 50 ans.
Interfaces fragiles entre les milieux terrestres et marins, les écosystèmes côtiers sont soumis à une pression croissante due aux activités anthropiques. L’expansion des secteurs industriel, agricole et urbain entraîne l’introduction d’une quantité considérable de produits chimiques dans ces écosystèmes.
Ces substances présentent souvent des propriétés toxiques susceptibles de causer des dommages multiples à l’échelle des organismes, des populations et des écosystèmes, menaçant non seulement la biodiversité marine mais aussi les services écosystémiques qu’ils fournissent.
Les éléments traces, autrefois appelés métaux lourds, font partie des contaminants les plus répandus dans l’écosystème marin. En raison de leur toxicité, leur persistance et leur capacité à s’accumuler dans les organismes marins, ces derniers sont considérés comme de sérieux polluants dans l’environnement marin.
Bien que naturellement présents dans l’environnement à faible concentration, les éléments traces peuvent rester en solution, s’adsorber sur des particules sédimentaires, précipiter au fond ou encore s’accumuler et connaître « une bioamplification » dans les chaînes alimentaires atteignant ainsi des niveaux toxiques. Une surveillance constante de leur présence et leur concentration est donc essentielle face à ces menaces.
Afin d’évaluer les niveaux de contaminants dans l’écosystème, des organismes peuvent être utilisés comme bioindicateurs. Ces organismes ont la capacité d’accumuler des polluants dans leurs tissus permettant ainsi d’évaluer la qualité de leur environnement.
De par sa large distribution, son abondance dans les écosystèmes côtiers, sa facilité de collecte, sa longévité, sa relative sédentarité et sa bonne tolérance aux polluants, l’oursin violet Paracentrotus lividus (décrit par Lamarck en 1816) est un organisme reconnu pour son rôle de bioindicateur.
L’utilisation de biomarqueurs représente également une approche clé dans la biosurveillance marine permettant d’évaluer les liens entre l’exposition aux polluants environnementaux et leurs impacts sur les individus et les populations. Les effets des polluants dans les écosystèmes marins peuvent être mesurés à travers des paramètres biochimiques.
De nombreuses études suggèrent que l’exposition à divers éléments traces est susceptible d’entraîner des dommages irréversibles chez les organismes marins via la production de molécules oxydantes. Dans ce contexte, il est essentiel d’évaluer, au sein de ces organismes, les activités d’enzymes antioxydantes qui jouent un rôle clé dans la défense contre le stress oxydant. Les teneurs de certains marqueurs d’oxydation dans les tissus des organismes constituent également des indicateurs précieux pour évaluer l’intensité du stress oxydant.
En raison de ses côtes fortement peuplées, la mer Méditerranée est soumise à de nombreuses pressions anthropiques. Située au nord-ouest de ce bassin, la Corse constitue un site d’étude privilégié pour les écosystèmes côtiers. Ses eaux, souvent considérées comme peu affectées par des sources anthropiques majeures, permettent d’identifier plus facilement les sources de contamination.
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Afin d’obtenir des informations sur la qualité environnementale des eaux marines autour de l’île et d’identifier les zones de contamination locale, des prélèvements ont été réalisés. Ces travaux avaient pour objectif de suivre la dynamique spatio-temporelle de 22 éléments traces dans des oursins prélevés sur le littoral corse et d’estimer les effets de cette contamination sur le stress oxydant de P. lividus.
Des indices de pollution, calculés à partir de données issues de la littérature, ont permis de comparer les niveaux de contamination de la Corse à ceux d’autres régions méditerranéennes, comme l’Algérie, la Grèce, l’Italie et l’Espagne. Bien qu’il existe quelques cas de contamination élevée en Corse, les niveaux demeurent faibles en raison de la faible pression anthropique dans la région.
La plupart des contaminations significatives qui ont été relevées sont attribuées à des sources localisées ou à des caractéristiques spécifiques des sites étudiés. Ainsi, de fortes teneurs en cobalt, chrome et nickel ont été mesurées dans les organes reproducteurs (les gonades) d’oursins à proximité de l’ancienne mine d’amiante à Canari en Haute-Corse. Ces niveaux résultent de déblais non traités rejetés en mer pendant la période d’activité de la mine d’amiante entre 1948 et 1965.
Malgré la fermeture de la mine depuis plus de 50 ans, le procédé utilisé pour récolter des résidus miniers le long du littoral ainsi que la composition géologique du sous-sol (constitué de roches dénommées serpentinites naturellement riches en éléments traces) contribuent encore à la dispersion de ces éléments dans l’environnement marin.
L’évaluation de la qualité des écosystèmes nécessite donc une bonne connaissance du contexte géochimique naturel afin de distinguer les éléments traces naturellement présents dans l’environnement de ceux résultant des activités anthropiques. Cet exemple illustre également comment les activités humaines, même anciennes, peuvent encore avoir un impact sur les écosystèmes.
Le calcul d’un indicateur appelé « Trace Element Pollution Index » – basé sur les concentrations en éléments traces dans les gonades et les tubes digestifs de l’oursin – a permis de déterminer un gradient de contamination avec des teneurs plus élevées au sud de l’ancienne mine d’amiante. Ce phénomène résulte de la migration des déchets miniers vers le Sud, entraînés par la houle et les courants marins dominants.
Cette observation souligne le rôle du milieu marin dans la diffusion et la distribution des contaminants dans l’environnement. Par conséquent, les éléments traces peuvent être largement diffusés à partir des sites sources rendant leur surveillance plus complexe.
Plusieurs études suggèrent que l’exposition à la contamination par les éléments traces peut induire une cascade d’événements qui stimulent des activités d’enzymes antioxydantes chez les oursins.
Dans le cadre de notre recherche, les activités spécifiques les plus élevées des enzymes antioxydantes ont été observées dans la zone sud de l’ancienne mine d’amiante, là où justement la contamination est la plus importante. Toutefois, aucune différence significative entre les sites n’a été mise en évidence. Ces données suggèrent que le système enzymatique antioxydant de P. lividus a protégé son organisme de manière efficace contre les dommages oxydants.
La contamination en éléments traces varie selon les saisons, avec des concentrations généralement plus élevées en automne et en hiver et plus faibles en été. Cette variation s’explique par des changements physiologiques chez l’oursin. Lors de la production des cellules sexuelles ou gamètes (spermatozoïdes et ovocytes), un phénomène de dilution des concentrations en éléments traces est constaté dans les organes reproducteurs tandis qu’en dehors de cette période la concentration augmente.
Par ailleurs, certains éléments sont essentiels et leur concentration élevée durant la production des cellules sexuelles est considérée comme normale. C’est notamment le cas du zinc étroitement lié au processus de maturation des ovocytes ou cellules sexuelles féminines (l’ovogenèse) et dont les niveaux sont particulièrement élevés chez les femelles.
En conséquence, pour une utilisation optimale des oursins en tant que bioindicateurs, il est crucial de considérer divers facteurs dits « biotiques » et « abiotiques ». Les facteurs biotiques incluent la reproduction et le sexe des oursins qui influencent les concentrations d’éléments traces dans les gonades. Les facteurs abiotiques tels que la température de l’eau, le pH, la teneur en oxygène et la salinité influencent la biodisponibilité des polluants et la capacité des oursins à les accumuler.
Par ailleurs, nos résultats ont démontré que les macroalgues et les tubes digestifs d’oursins bioaccumulent plus d’éléments traces que les gonades ce qui les rend particulièrement utiles pour identifier les contaminations locales. Le tube digestif des oursins, en particulier, pourrait être un outil plus précis pour les études écotoxicologiques car il présente généralement des concentrations d’éléments traces plus élevées et est moins affecté par les facteurs liés à la reproduction.
Ainsi, bien que les oursins soient d’excellents bioindicateurs, une approche intégrée avec d’autres organismes tels que des bivalves (les moules notamment) ou macroalgues permet d’obtenir une vision plus globale de la contamination dans les écosystèmes côtiers.
Ces recherches sont cruciales pour comprendre les pressions anthropiques exercées sur les écosystèmes marins et développer des stratégies de gestion environnementale efficaces visant à préserver la biodiversité ainsi que les services écosystémiques essentiels fournis par ces milieux.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Ouafa El Idrissi a bénéficié de la bourse de la Fondation de la Mer, un financement dans le cadre du programme MISTRALS (Mediterranean Integrated STudies at Regional And Local Scales).
Sonia Ternengo a reçu un financement dans le cadre du programme MISTRALS (Mediterranean Integrated STudies at Regional And Local Scales).
10.11.2024 à 19:38
Sylvain Antoniotti, Directeur de Recherche au CNRS en Chimie, Université Côte d’Azur
Cecile Sabourault, Professeur des Universités en Biologie, Université Côte d’Azur
Christophe Den Auwer, Professeur de Chimie, Université Côte d’Azur
Clara Descamps, Chargée de projet pour l'Observatoire de la Transition Écologique et Citoyenne Côte d'Azur, Université Côte d’Azur
Sara-Anne Comel, directrice opérationnelle Europe et international de l'IdEx, Université Côte d’Azur
Des chercheurs de plusieurs disciplines et des représentants institutionnels d’Université Côte d’Azur ont été accrédités pour participer aux quatre dernières Conférences des Parties (COP) dédiées au changement climatique. Ils sont ainsi autorisés à accéder à la zone bleue, celle qui permet notamment de parler avec les négociateurs, d’accéder aux débats et aux « side events » organisés dans les nombreux pavillons des états et des organisations accréditées. Pour The Conversation, ils reviennent sur le fonctionnement si particulier de ce sommet mondial qui procède par consensus et la place qu’y ont les scientifiques, en amont d’une COP29 qui s’annonce particulière à plusieurs égards.
La COP climat est un évènement planétaire qui rassemble chaque année pour quelques jours la plus grande diversité d’acteurs : représentants des états, dignitaires de populations autochtones, lobbyistes, philanthropes, journalistes, membres d’associations non-gouvernementales, dirigeants politiques et… quelques représentants du monde académique, chercheurs majoritairement.
Si, médiatiquement, la COP ne semble se dérouler que quelques jours par an, les négociations commencent en fait bien avant la conférence. C’est en effet durant toute l’année que sont élaborées les positions nationales, souvent basées sur les Contributions Déterminées au niveau National (CDN) prévues dans l’Accord de Paris et définissant les efforts déployés par chaque pays pour réduire ses émissions nationales et s’adapter aux effets du changement climatique. La COP débute elle ensuite par des sessions plénières, suivies de groupes de travail thématiques (finance, adaptation, etc.). En parallèle, des consultations informelles, à huis clos et en petits groupes, sont également menées pour résoudre les impasses.
Les décisions sont prises par consensus des 198 parties représentées (197 pays signataires plus l’Union européenne), signifiant qu’un accord doit être acceptable pour tous, même s’il ne satisfait pas pleinement chaque partie. Les textes finaux sont ensuite soumis à l’approbation en session plénière et peuvent inclure des mécanismes spécifiques par exemple le marché du carbone.
Le pays qui accueille, et donc préside la COP, joue un rôle clé dans les négociations en facilitant le dialogue entre les parties, y compris en proposant des compromis vers un accord final.
Il est choisi par rotation parmi cinq groupes des Nations unies : Afrique, Asie-Pacifique, Europe orientale, Amérique latine et Caraïbes, et Europe occidentale. Les pays sont invités à soumettre leur candidature tandis que la décision finale est prise par consensus entre les pays membres.
En plus de la rotation géographique, le pays hôte doit remplir des critères logistiques et sécuritaires. Enfin, bien que la candidature ne soit pas exclusivement réservée aux pays exemplaires en matière de climat, les hôtes doivent démontrer leur engagement en faveur des actions climatiques.
Lors des deux dernières éditions de la COP, des travaux importants ont abouti avec la mise en place du fonds pertes et préjudices, discuté lors de la COP27 et voté dès la première journée de la COP28 (Dubaï, E.A.U., 2023). Il prévoit une contribution des pays les plus riches à l’alimentation d’un fonds opéré par la Banque mondiale et visant à indemniser les pays les plus touchés par le changement climatique.
Même si ce fonds a reçu pour l’instant une dotation très insuffisante en regard de ses besoins, c’est un premier pas dans la reconnaissance des préjudices résultant du changement climatique et de la mise en œuvre d’un mécanisme de solidarité internationale. Le premier appel à contributions a ainsi totalisé autour de 700 millions de dollars, et la France y a promis plus de 100 millions d’euros.
Autre moment fort de la COP28, la présentation du premier bilan mondial : la feuille de route décidée lors de la COP21 prévoit de faire tous les 5 ans un bilan des progrès collectifs accomplis pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris en ce qui concerne l’atténuation, l’adaptation et la protection (par exemple contre l’élévation du niveau de la mer) et les moyens de mise en œuvre. Pour mémoire, les émissions mondiales doivent être réduites de moitié d’ici 2030 pour respecter l’accord de Paris.
À Dubaï en 2023, la déclaration commune adoptée finalement indiquait, au sujet le plus controversé des énergies fossiles, la nécessité de « s’éloigner des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques, de manière juste, ordonnée et équitable, en accélérant l’action au cours de cette décennie critique, afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, conformément à la science. »
Avec la sélection de l’Azerbaïdjan comme pays hôte de la COP29 qui se tiendra à Bakou du 11 au 22 novembre 2024, de nombreuses questions se sont posées, à nouveau, quant au choix d’un pays dont l’économie est significativement basée sur l’exploitation de ressources fossiles. Contrairement aux Émirats arabes unis qui avaient organisé la COP28 à Dubaï sur le site de l’exposition universelle de 2020 et qui aura, au final, réunis plus de 100 000 participants, les infrastructures à Bakou ne peuvent pas accueillir autant de participants. Cela a conduit à une réduction considérable du nombre d’accréditations mises à disposition des organisations observatrices, parmi lesquelles les rares établissements d’enseignement supérieur et de recherche actifs lors des COP.
En effet, l’allocation initiale de quotas pour la COP29 a connu une diminution substantielle (près de 40 %) par rapport à l’édition précédente. En revanche, un effort notable a été engagé afin que l’ensemble des régions et des groupes soient représentés. Par exemple, un plus grand nombre d’accréditations ont été accordées aux universités dites du Sud. Similairement, au-delà des accréditations, les pavillons portés par des universités n’ont pas été retenus pour la zone bleue cette année.
C’est pourtant ces établissements qui sont sans doute les plus à même de développer les formations, connaissances et technologies indispensables à la lutte contre le changement climatique et à l’adaptation à ses conséquences. Le rôle de la science est primordial pour apporter des réponses face à ces défis majeurs. Dans ce contexte, les universités du monde entier, hauts lieux de science dans lesquels s’effectuent recherche et innovation, auront plus de difficultés à faire entendre leur voix. Elles pourront tout de même compter sur l’Alliance des Universités Azerbaïdjanaises pour le Climat, soutenue par la présidence de la COP, qui s’est officialisée lors de la semaine du climat de Bakou.
Au programme de cette COP29, on trouvera sinon des sujets comme l’accroissement du financement international pour la lutte contre le changement climatique, l’élimination progressive des combustibles fossiles et l’élargissement de droits d’émission au niveau mondial.
L’environnement est un tout qui ne connaît pas de frontières ; les masses d’air se déplacent au gré des conditions de pression atmosphérique, les systèmes aqueux sont interconnectés et le cycle de l’eau comprend les trois états physiques. C’est ainsi que cette substance se déplace des sommets enneigés aux cours d’eau, mers et océans avant de s’évaporer pour constituer les nuages. La mise en place d’actions locales isolées est donc très peu susceptible de conduire efficacement à la modération du changement climatique et à l’adaptation à ses conséquences. C’est par conséquent par l’instauration d’un dialogue multilatéral que des solutions globales peuvent être envisagées. Autrement dit, assoir tout le monde autour de la table pour intégrer les connaissances, contraintes, besoins et aspirations de chacun.
Pour nourrir les échanges entre négociateurs sur ces sujets complexes, la science se doit à la fois de rendre ses enseignements accessibles au plus grand nombre tout en adoptant des approches scientifiques propres à la compréhension de problématiques globales.
Mais le changement de paradigme qui s’opère depuis Galilée quant à notre place dans l’univers plaide notamment pour des approches transdisciplinaires permettant d’agréger et d’interconnecter les savoirs lorsqu’ils abordent des questions difficiles sur des objets ou des systèmes nécessairement complexes par leur nature et leur diversité. Là où les disciplines traditionnelles peuvent être définies par des objets observables ou formalisés, des méthodes et procédures spécifiques, la transdisciplinarité favorise une approche à plusieurs niveaux, coordonnée vers un objectif commun.
Comme le souligne le sociologue Edgar Morin, celle-ci a joué un rôle fécond dans l’histoire des sciences, et demeure plus que jamais cruciale pour aborder un enjeu aussi global que celui du climat. Le réchauffement climatique en lien avec l’augmentation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère (effet de serre) a été pour la première fois théorisé par un chimiste (le Suédois Svante Arrhenius à la fin du 19ème siècle). Mais la lutte contre le réchauffement climatique implique elle des questions de gouvernances mondiales, de droit, de sociologie, d’agronomie, et d’énergie, qui peuvent, elles, être l’objet d’études de nombreuses autres disciplines.** Les différentes approches transdisciplinaires permettent également d’évoluer vers des modèles de transmission des savoirs plus inclusifs, dynamiques et collaboratifs, qui enrichissent les connaissances et processus de recherche. La transdisciplinarité représente ainsi une opportunité pour la résolution de défis environnementaux complexes tels que le changement climatique, discutés au niveau international lors des COP.
À la veille de l’ouverture officielle de la COP29 en Azerbaïdjan, et faisant suite à une préparation tout au long de l’année, la place de la science comme guide dans l’évaluation de la situation et la conception de mesures d’adaptation et de limitation du changement climatique doit cependant encore se renforcer, en accord avec la mention explicite à celle-ci lors de la déclaration finale de la COP28 (voir plus haut).
Les institutions d’enseignement supérieur et de recherche sont des lieux de production de connaissances, de développement d’innovations, de formation et de transmission. Les scientifiques sont naturellement rompus au débat contradictoire, à la recherche d’éléments de compréhension et de prédiction permettant l’élaboration de solutions ou de visions les plus pertinentes, neutres et objectives. Ils doivent de ce fait jouer un rôle plus important dans les débats, dans l’accompagnement des négociateurs et pour éclairer les décideurs politiques. Ainsi des prises de décisions basées sur la connaissance scientifique ne doivent plus être une option mais une obligation dans l’intérêt commun de l’humanité toute entière.
Christophe Den Auwer a reçu des financements de CEA, CNRS, ANR.
Cecile Sabourault, Clara Descamps, Sara-Anne Comel et Sylvain Antoniotti ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
07.11.2024 à 14:30
Emmanuel Hache, Adjoint Scientifique au sein de la Direction Economie et Veille, Économiste et prospectiviste, IFP Énergies nouvelles
Après l’invasion de l’Ukraine, l’Europe a basculé d’une dépendance énergétique russe à une importation massive de gaz américain. Mais le retour du climatosceptique Trump a la Maison Blanche, qui n’a pas caché sa volonté de forer à tout va et d’étendre la productivité énergétique américaine tournée vers l’export, ne serait-il pas dès lors l’occasion pour l’Europe de gagner en indépendance énergétique en misant sur la sobriété ?
L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis peut constituer un tournant majeur dans la géopolitique internationale et plus particulièrement sur les questions climatiques et environnementales. La première décision du président devrait être, comme il l’a annoncé durant sa campagne électorale, de sortir de l’Accord de Paris, puis de démanteler l’Agence de protection de l’environnement américaine. Il supprimera rapidement les taxes sur les émissions de méthane et remettra en cause la pause observée sur les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL), deux mesures mises en place sous l’administration Biden. Sur les questions énergétiques comme sur l’économie en général, Donald Trump souhaite envoyer des messages forts aux différents acteurs. En interne, sa vision est simple : casser toutes les barrières réglementaires ou fiscales pouvant limiter la production et le commerce d’énergies fossiles.
Vers l’extérieur, le slogan America is Back se traduira pour l’ensemble des relations commerciales en utilisant des outils favorisant les taxes à l’importation et favorisant à l’échelle globale une politique discrétionnaire fondée sur l’humeur, l’outrance et la communication de court terme. Déjà premier producteur de pétrole et de gaz, premier exportateur mondial de GNL et disposant des premières capacités d’exportations mondiales sur ce marché, les États-Unis détiennent d’emblée un pouvoir conséquent sur les deux principaux marchés énergétiques mondiaux, reflet du retour des États-Unis comme puissance énergétique majeure depuis le milieu des années 2010.
L’élection de Donald Trump pourrait toutefois signifier l’entrée dans une nouvelle ère : celle d’une profonde affirmation du pouvoir de marché américain sur l’énergie pour tendre vers la domination. Cette politique touchera en tout premier lieu les pays consommateurs dépendants largement des exportations américaines et en tout premier lieu l’Union européenne.
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Après avoir négligé des signaux faibles, comme l’utilisation par Moscou dans les années 2000 et 2010 de l’arme gazière pour résoudre ses principaux différends avec des pays voisins tels que les États baltes, la Géorgie et l’Ukraine, l’Union européenne a enregistré un réveil douloureux lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À la veille du conflit, les différents pays de l’UE importaient de Russie à plus de 96 % leur pétrole et leurs produits pétroliers, à plus de 87 % leur gaz et à plus de 44 % leur charbon. Moscou était encore en 2021 le premier fournisseur de pétrole (27 % des importations totales) et de gaz (45 % du volume total d’importations) de l’Union.
L’UE s’est dès lors efforcée depuis mars 2022 et la mise en place du plan REPowerEU de réduire sa dépendance gazière vis-à-vis de son premier fournisseur. Elle a notamment diversifié rapidement ses approvisionnements en important massivement du gaz des États-Unis. D’une dépendance aux approvisionnements de Moscou, l’UE est ainsi passée à une dépendance aux approvisionnements de Washington. En 2023, 45 % des importations de GNL européens étaient d’origine américaine et le vieux continent constituait la première destination du gaz américain. Et l’on pourrait ainsi considérer cette relation comme doublement bénéfique : pour les États-Unis un débouché garanti pour ses exportateurs et pour l’Europe une disponibilité gazière importante dans un contexte de production interne de l’espace européen restreinte.
Pourtant pour un lecteur attentif de la situation existant avant l’invasion de l’Ukraine, la situation était en tout point similaire puisque l’UE constituait pour la Russie un débouché financièrement intéressant pour les entreprises russes par rapport à un marché intérieur contraint et pour les pays de l’UE une opportunité d’importer du gaz à un prix raisonnable.
S’il n’est pas question de comparer Donald Trump et Vladimir Poutine, ne peut-on pas imaginer des scénarios dans lesquels le gaz américain pourrait constituer une monnaie d’échange et d’arbitrage pour Washington sur des sujets délicats. Et ceux-ci pourraient être nombreux : négociations commerciales globales ou sectorielles (agriculture) ; OTAN, guerre en Ukraine, technologies bas-carbone, etc. Surtout, les États-Unis ont partiellement entre leurs mains un levier énergétique pouvant impacter le niveau et la volatilité des prix sur les matières premières énergétiques en Europe. Dans un contexte de transition bas-carbone et de compétition à la réindustrialisation et à la relocalisation des entreprises dans les espaces européens ou américains, disposer d’une énergie peu chère constitue un avantage fondamental.
Face à cette nouvelle donne, l’Europe est-elle dès lors condamnée à passer d’une dépendance géographique à une autre dans les décennies à venir ?
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Si la guerre en Ukraine a constitué un catalyseur de décarbonation du mix énergétique européen, elle a également mis en exergue la nécessaire mise en place de politiques de sobriété. Le contexte de l’époque bénéficiait, il est vrai, de la parution du troisième volet du sixième rapport du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en avril 2022. Le GIEC en donnait une définition intéressante et élargie à l’ensemble des ressources naturelles :
« Les politiques de sobriété sont un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui évitent une demande en énergie, en matières premières, en terres et en eau, tout en assurant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires ».
C’est ainsi qu’en Europe, et plus particulièrement en France, l’année 2022 s’est profondément distinguée par un appel accru à la sobriété énergétique. Cette période faisait écho aux années 1970, marquées par les deux chocs pétroliers, qui avaient également suscité les premiers appels à la modération des consommations énergétiques et à la lutte contre le gaspillage. Dès septembre 2022, la Commission européenne annonçait un objectif de réduction de 15 % de la consommation d’électricité durant l’hiver.
À l’automne, la France dévoilait un plan national de réduction des consommations énergétiques, ciblant l’État (limitation des températures dans les bâtiments publics), les entreprises (incitations au télétravail), et les ménages (consignes de température dans les logements, limitations de vitesse sur les autoroutes). Ce plan était également accompagné paradoxalement d’un bouclier tarifaire, très coûteux, destiné à protéger l’ensemble des consommateurs et non les plus démunis. Si ces plans ont permis de mettre en avant les politiques de sobriété dans le débat public, elles ont malgré tout constitué une forme de sobriété de réaction et subie.
Le contexte d’incertitude géopolitique actuelle appelle à une tout autre construction des politiques de sobriété pour engager nos sociétés européennes dans des politiques systémiques sur ce sujet. Or, sur l’énergie comme sur les matériaux critiques, la sobriété reste un impensé stratégique. En effet, les États préfèrent trouver dans des ressorts de production nationale ou de diversification des acteurs les solutions à une problématique de dépendance. Pourtant, interroger de manière systématique et profonde nos besoins et nos usages permettraient une approche beaucoup moins risquée à long terme et beaucoup moins soumise aux aléas électoraux ou géopolitiques.
Plus que la détention d’une matière première comme l’énergie et les matériaux critiques, c’est la sobriété elle-même qui pourrait devenir une ressource stratégique de premier plan pour les États. Une entrée construite dans l’ère des puissances sobres pourrait constituer un modèle attractif pour des économies dépourvues de ressources naturelles et soucieuses d’affirmation géopolitique. En renforçant l’autonomie des pays, les politiques de sobriété contribuent à améliorer la balance commerciale et à accroître la sécurité énergétique et matérielle. Elles permettent ainsi de dégager des surplus financiers pour investir dans des politiques structurelles d’infrastructures résilientes permettant la modération des consommations futures.
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La réduction des consommations est également un facteur de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de pollutions liées à la production ou à la consommation d’énergie ou de biens manufacturés. Cette dernière offre aux États sobres une forme d’attractivité permettant de développer un leadership international sur ces questions. Rechercher un nouvelle ère de simplification matérielle et technologique, modérer la consommation pourrait devenir un atout majeur pour attirer des compétences en Europe, se démarquer des autres régions du monde, et adresser de manière simultanée les enjeux cruciaux de souveraineté, de résilience et de chaînes de valeur. Et le cercle vertueux initié par la sobriété systémique permet de se concentrer sur les problématiques fondamentales telles que la formation, la santé publique et le bien-être des populations. Elle exige un changement de paradigme politique nécessitant l’appréhension du long terme et exigeant la construction d’une sobriété collective en parallèle des appels à la sobriété individuelle.
L’incertitude géopolitique actuelle appelle à des réponses structurelles et la sobriété apporte une solution pour les pays européens. N’attendons pas la prochaine crise énergétique et constituons dès aujourd’hui notre résilience. La sobriété a certes un coût mais le développement de ces ressorts ouvre de nouvelles perspectives : développer de nouveaux leviers de puissances en parallèle du Hard Power (économie, facteurs militaires, etc.) et du Soft Power basés sur un pouvoir écologique de la modération, un Ecological Power. Développer une sobriété respectueuse des limites planétaires et améliorant nos capacités de résilience géopolitique s’appelle peut-être simplement liberté !
Emmanuel Hache est Adjoint Scientifique de la Direction Economie et Veille d'IFP Energies nouvelles, Economiste et prospectiviste, il est également chercheur associé au laboratoire Economix de l’université Paris Nanterre et directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR) pour le projet GENERATE (Géopolitique des énergies renouvelables et analyse prospective de la transition énergétique) entre 2018 et 2020 et pour le projet GET MORE H2 (Géopolitique de la Transition énergétique et Modélisation mondiale économique et sociale des technologies de production d’hydrogène) entre 2023 et 2027.
07.11.2024 à 10:10
Jonathan Pollock, Professeur de littérature anglo-américaine, Université de Perpignan Via Domitia
Alors que les forêts de son époque commençaient à devenir l’apanage d’une noblesse avide de chasse, Shakespeare nous donne à voir une forêt espace de rébellion et de liberté où l’on peut trouver refuge et cohabiter avec d’autres espèces.
À moins de vivre dans les Pyrénées, on n’a plus trop l’habitude de croiser des troupeaux de vaches, de chèvres ou de moutons en train de paître librement dans les bois, de voir la vie sauvage, domestique et humaine évoluer en harmonie dans la forêt et se partager les ressources que prodigue cet espace.
Cependant, c’était une pratique encore commune au Moyen Âge et à la Renaissance. C’est précisément à l’époque de Shakespeare que le monarque et sa cour se mettront à privatiser les forêts, qui se muent progressivement en réserves de chasse et autres parcs à cerfs. La noblesse y pratique une chasse de récréation, en interdisant à ceux que l’on appelle alors les commoners de pénétrer dans les forêts pour prélever des ressources (bois de chauffage, simples, baies, fruits secs, champignons…) ou pour nourrir leurs bêtes. Ainsi se réduit petit à petit la forêt commune, lieu d’élevage des animaux domestiques.
Cet espace boisé en train de disparaître, c’est là que William Shakespeare place l’action de sa comédie Comme il vous plaira, écrite vers 1599. Zone de refuge, de liberté et de transgression, la forêt d’Ardenne où évoluent personnages, vie sauvage et cheptel s’y révèle être un lieu de partage du vivant tout entier.
Tâchons à notre tour de nous promener dans ces bois.
Comme il vous plaira donne à voir une querelle entre deux frères de la noblesse. Le plus âgé, que l’on ne connaîtra que sous la dénomination de « duc aîné » se retranche dans la forêt d’Ardenne après avoir été destitué par son frère cadet, Frédéric. Selon un serviteur du nouveau duc, le frère aîné déchu s’entoure dans les bois de
« maints joyeux compagnons ; et ils vivent là-bas comme autrefois Robin des Bois en Angleterre. On dit que de nombreux jeunes gentilshommes affluent chaque jour vers lui, et qu’ils passent le temps dans l’insouciance comme à l’époque de l’Âge d’O r ».
Le mot forest, « forêt », étant un dérivé de l’étymon latin fors, foris, « dehors », le duc aîné et ses compagnons sont littéralement des hors-la-loi. Déployant un territoire insoumis dans un mouvement de repli, selon l’expression du philosophe Jean-Baptiste Vidalou dans Être forêts (La Découverte, 2017), ils sont entrés en clandestinité pour former une communauté d’indociles. Plus tard, l’écrivain allemand Ernst Jünger dans son essai Traité du rebelle sous-titré Le recours aux forêts, rappellera ce que Shakespeare nous raconte déjà avec la forêt d’Ardenne : de tout temps la forêt a été l’emblème de la rébellion.
Le duc aîné y met en acte l’utopie du refuge dans un monde régi par la chasse à l’homme et la confiscation des terres. Les commentateurs n’ont pas manqué de gloser sur le nom de la forêt où il se cache : Arden est la contraction de Arcadia, pays utopique à la nature harmonieuse dans la mythologie grecque, et Eden. Il est également le quasi-homophone d’ardent, ardeur, car la forêt verra naître le feu de la passion amoureuse. L’universitaire spécialiste de Shakespeare Gisèle Venet, rappelle que la référence à la forêt d’Ardenne provient de Rosalynde de Thomas Lodge, roman pastoral publié en 1590,
« à la suite de diverses migrations littéraires, de La Chanson de Roland à “l’Orlando innamorato” de Boiardo (canto III), avant d’être empruntée par l’Arioste pour son “Orlando furioso” ».
Et certes, depuis au moins le sonnet CLXXVI de Pétrarque, « En traversant la Forêt d’Ardenne » (1347), le massif a été annexé à l’univers fictif de la pastorale jusqu’à en devenir un lieu commun.
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Le fait que Shakespeare y fait côtoyer des oliviers, des palmiers et des lions, serait preuve suffisante, aux yeux des commentateurs, que nous avons affaire à une forêt de papier, sortie toute entière de la tradition antique. Cependant, les diverses chansons qui parsèment la pièce font allusion au vent d’hiver, au ciel glacial, aux eaux gelées. Le duc habite une caverne.
Seules les chansons du dernier acte évoquent le printemps, les fleurs, le chœur de l’aube, les champs de seigle et de blé vert, comme si le gros de l’action avait eu lieu pendant les rigueurs hivernales. Ainsi, la forêt de Shakespeare n’est pas que méditerranéenne, elle connaît aussi la rudesse des climats septentrionaux. L’une n’exclut pas l’autre : sous le lieu commun pastoral gît un lieu réel, assorti au régime des communs, car il y a eu également une forêt d’Arden dans le Warwickshire, comté natal de Shakespeare ; qui plus est, ce toponyme est aussi un matronyme, Arden étant le nom de jeune fille de la mère de William, ce qui donne à la forêt une coloration distinctement maternelle.
En effet, la forêt d’Ardenne n’est pas seulement occupée par des hommes. Au terme du premier acte, le frère usurpateur, le duc Frédéric, chasse sa nièce Rosalinde de la Cour, sous peine de mort.
Accompagnée en secret par Célia, fille de Frédéric, et par le bouffon Pierre de Touche, Rosalinde se déguise en garçon et se dirige vers la forêt d’Ardenne où elle rencontre Corin, un berger sous gages. Arrivée à la lisière des mondes rural et sylvestre, elle décide d’acheter la bergerie, les troupeaux et les « enclos de pâture » appartenant à l’ancien maître de Corin. Faut-il en déduire que Rosalinde et Célia ont seule et absolue possession de ces pâturages ?
Or, dans Comme il vous plaira Shakespeare brouille sciemment l’opposition entre sauvage et domestique. Le « cercle de cette forêt » renferme en fait plusieurs cercles concentriques. Au cœur du monde sauvage se retranche la communauté des hommes, composée pour la plupart de nobles en fuite et qui pratiquent la chasse au cerf. Puis, « aux confins (purlieus) de cette forêt » se situe l’univers domestique et familier de la paysannerie. Espace essentiellement féminin, c’est là où Rosalinde et Célia élisent domicile : « à la lisière de la forêt, comme la frange au bord d’un jupon ».
Cette zone intermédiaire, lieu d’interpénétration entre le sauvage et le familier, ni forêt seigneuriale (silva) ni champ cultivé (ager), correspond au saltus, terrain non cultivé, plus ou moins boisé, souvent voué au pâturage. À la fin du Moyen Âge, ce sont ces espaces qui constituent les communs, par excellence.
Dans la comédie de Shakespeare, cette frange intermédiaire entre la civilisation et le monde sauvage constitue une zone d’indistinction et de contamination. Elle se prête à tous les renversements propres au carnaval. Rappelons que les deux filles sont accompagnées par un bouffon professionnel. En se grimant en garçon, Rosalinde use de subterfuge. Se faisant appeler Ganymède, nom du jeune mortel amant de Zeus, elle propose à Orlando, gentilhomme désargenté qui a dû lui aussi s’enfuir dans les bois, de lui faire la cour comme si elle était la vraie Rosalinde (car Orlando est tombé sous son charme en l’apercevant à la Cour). Un tel stratagème lui permet de recueillir les déclarations d’amour d’Orlando, tout en le persiflant avec une franchise et une espièglerie délicieuses.
Elle demande même à Célia (une femme) de les marier (deux hommes en apparence) selon un simulacre blasphématoire du rite conjugal. Pour hâter le dénouement, elle prétend pouvoir « accomplir d’étranges choses », d’avoir fréquenté depuis son enfance « un magicien très versé dans son art », d’être elle-même « magicienne » ; et en effet elle est capable de faire apparaître Hymen, le dieu du mariage, sans que l’on ne sache jamais s’il s’agit d’une mascarade ou d’un sortilège véritable.
Espace de jeu et de désir, la forêt commune exercera une attraction de plus en plus forte sur les hommes retranchés dans la forêt profonde jusqu’à les extirper du monde sauvage pour les restituer au monde domestique, et cela justement par le biais du mariage.
Ainsi, la pièce se termine par la célébration de non moins de quatre mariages, lesquels ont lieu en bordure de forêt, « sous un buisson », comme s’étonne Jaques, et sous l’égide d’un dieu païen. « De même que le bœuf a son joug », explique le bouffon, « le cheval son frein et le faucon ses grelots », l’homme a le mariage pour mater ses désirs et domestiquer sa sauvagerie.
Mais avant de nous en faire ressortir, Shakespeare nous invite, nous autres spectateurs, à entrer dans la forêt avec ses personnages, à nous retirer dans les bois, à changer nos attitudes envers les autres et nous-mêmes, à vivre et à penser en mode « sylvestre ». En pénétrant dans la forêt, les hommes et les femmes de la Cour expérimentent de nouveaux modes de socialité, de conscience et de sensibilité. Cela s’avère particulièrement frappant dans le cas des deux personnages négatifs de la pièce : Olivier, le frère aîné d’Orlando, et Frédéric, le frère cadet du duc en exil.
Il suffit qu’ils entrent sous le couvert forestier pour que leurs intentions maléfiques soient complètement retournées. Olivier devait ramener de force son frère à la Cour, mais à la suite de ce qu’il appelle sa « conversion », il propose de céder à Orlando la maison et les revenus de leur père « pour vivre et mourir ici en berger ». Quant au duc Frédéric, il lève une puissante armée afin de s’emparer de son frère « et de le passer au fil de l’épée » ; cependant,
« Parvenu aux confins de ce bois sauvage Il rencontra un vieil homme pieux, Après quelque entretien avec lui, il renonça À la fois à son entreprise et au monde. »
De nouveau, l’acte de renoncement se dit en anglais converted. Le mot d’origine latine, conversion, traduit le grec métanoia qui signifie changement d’esprit : il s’agit d’un renversement psychique. Au contact de la forêt, le converti renaît à une autre vie, ermite ou berger, c’est selon. Loin des principes de la domination et de la servitude, de l’appropriation et de l’exploitation, il est clair que la forêt possède sa propre échelle de valeurs : comme le dit le bouffon au terme d’une escarmouche verbale avec Rosalinde, « Bien dit ; quant à savoir si c’est sagement ou non, que la forêt en soit juge »
La forêt n’est jamais appréhendée comme un paysage – pur objet de contemplation –, mais comme un milieu de vie dans lequel les personnages se trouvent immergés. Plutôt qu’une étendue, elle est « une puissance qui croît ».
« Tu trouveras bien plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront les choses qu’aucun maître ne te dira ».
Cette déclaration, que l’historienne médiéviste Sylvie Bepoix attribue au religieux Bernard de Clairvaux, est repris presque mot pour mot par Shakespeare. Ainsi, le duc aîné
« trouve un langage aux arbres, des livres dans les ruisseaux qui courent, Des sermons dans les pierres, et le bien en toute chose ».
De fait, la nature n’est pas dépourvue de parole, elle bruit de sons issus des éléments et du vivant : des sons porteurs d’une pléthore de significations. S’inscrit en elle le tracé des êtres animés et des phénomènes selon une véritable écriture de la terre (sens premier de géo-graphie). Par conséquent, semble nous dire le duc, il faut se garder de négliger, (du latin neg legere,« ne pas lire »), le monde qui nous entoure, dont nous dépendons, auquel nous appartenons.
Jonathan Pollock ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.11.2024 à 15:40
Clément Ganino, Maitre de Conférence en Sciences de la Terre, Université Côte d’Azur
Le ralentissement spectaculaire de la croissance démographique il y a 74 000 ans, la chute de la civilisation minoenne, la Révolution française, la migration d’Européens vers les États-Unis au XIXe siècle… Derrière chacun de ces événements, l’influence possible d’une éruption volcanique.
Les grandes éruptions volcaniques sont des phénomènes spectaculaires qui peuvent de fait avoir des répercussions sur l’activité humaine, de façon locale ou globale, et ainsi avoir une influence sur l’histoire des civilisations et des arts. D’un point de vue géologique, une éruption consiste en l’émission de magma incandescent (sous forme de coulées ou d’éjectas) de cendres, de poussières et de gaz (vapeur d’eau, dioxyde de carbone ou gaz soufrés) le tout en proportions variables. Le dioxyde de carbone s’il est émis en grande quantité sur une courte période peut avoir un effet direct sur le climat via l’effet de serre.
Les gaz soufrés forment, eux, des aérosols, c’est-à-dire des particules dans l’atmosphère qui occultent une partie du rayonnement solaire. Ces aérosols peuvent ainsi contribuer à ce qu’on appelle un « hiver volcanique » avec une chute brutale des températures. S’ils sont émis en quantité, ces gaz peuvent changer significativement la composition globale de l’atmosphère et ses propriétés optiques. Enfin, après une éruption, le réservoir souterrain d’où provient le magma, « la chambre magmatique », peut se vider entièrement et provoquer ainsi un effondrement du sol en surface qu’on nomme caldeira.
Tâchons de revenir sur quelques éruptions qui ont, de par ces processus d’émission ou d’effondrement, marqué l’histoire, les arts, et peuvent également éclairer quelques enjeux du changement climatique actuel.
Si certaines éruptions n’ont pas laissé de traces écrites, elles ont pourtant considérablement impacté l’humanité.
L’éruption de Toba en Indonésie (environ 74 000 ans avant notre ère) a ainsi provoqué un hiver volcanique d’une durée de plusieurs années. Certains auteurs suggèrent qu’elle aurait de ce fait déclenché un goulot d’étranglement démographique chez les premiers Homo sapiens, réduisant la population humaine mondiale à quelques milliers d’individus et ralentissant l’expansion de l’humanité.
Les premiers témoignages de phénomènes éruptifs connus du paléolithique prennent ensuite la forme de peintures rupestres. Dans la grotte Chauvet en Ardèche, par exemple, en plus des représentations d’animaux généralement dangereux et puissants (lions, ours, mammouths, rhinocéros réalisées avec des pigments d’ocre rouge et de charbon), on trouve des gravures figurant le plus ancien témoignage d’éruption volcanique. Un dessin distinctif en gerbes paraboliques a été assimilé à une représentation de fontaines de laves typiques des éruptions dites « stromboliennes ».
Ces dernières sont caractérisées par des explosions d’intensité modérée éjectant à quelques dizaines de mètres de hauteur des particules de lave incandescentes de tailles variées (cendres, lapilli et bombes). La comparaison de l’âge d’occupation de ce site (37 000 à 33 500 ans) avec l’âge des plus jeunes volcans d’Ardèche (entre 19000 ans et 41000 ans) montre qu’il est possible que les habitants aient vécu et témoigné à travers ce dessin d’une éruption volcanique.
Cet exemple ne laisse cependant pas présager des conséquences humaines et matérielles des éruptions et il faut attendre le néolithique et la fresque de Çatal Höyük en Turquie pour avoir un témoignage probable des effets d’une éruption. Cette fresque dans une maison néolithique (6 600 avant J.-C.) montre ce qui semble être un volcan en éruption (vraisemblablement le mont Hasan), projetant des cendres ou de la lave vers une série de motifs en damier pouvant être interprétés comme les habitations de cette ancienne ville d’Anatolie centrale en proie à une éruption.
Ces deux exemples témoignent de l’influence des éruptions volcaniques, à minima sur l’imaginaire et sur l’histoire des prémices de l’art dans ces temps très reculés. Mais au-delà du spectacle local d’une éruption telle qu’elle peut être observée à proximité d’un volcan, les « grandes » éruptions volcaniques ont parfois eu un impact reconnu sur les populations de l’antiquité.
À lire aussi : Changement climatique : quel est le rôle des éruptions volcaniques ?
L’éruption de Théra (Santorin, Grèce) vers 1600 av. J.-C. a été l’une des plus puissantes de l’histoire. Elle a eu un impact majeur sur la florissante civilisation minoenne et des répercussions sur la proche civilisation mycénienne, commercialement liée aux Minoens. Une quantité massive de cendres a recouvert l’île de Santorin et lors de la formation d’une caldeira, une partie de l’île a été submergée dont la ville antique d’Akrotiri. Cette éruption pourrait d’ailleurs avoir inspiré le mythe de l’Atlantide, raconté par Platon dans ses Dialogues.
Au-delà de ces impacts majeurs mais locaux, l’éruption de Théra a projeté une immense quantité de cendres et d’aérosols dans l’atmosphère, provoquant des changements climatiques temporaires. L’« hiver volcanique » lié aux aérosols a pu modifier le cycle des moussons et sécheresses contribuant à de mauvaises récoltes dont témoigne le Papyrus égyptien d’Ipou-Our, décrivant de telles famines, ainsi que diverses catastrophes naturelles sous le règne d’Ahmôsis Iᵉʳ (vers 1550-1525 avant J.-C.).
Par la suite, d’autres éruptions majeures ont marqué l’histoire et notamment à la fin du XVIIIe siècle (1783-1784), lorsque le volcan Laki (Lakagigar) entra en éruption en Islande : 12 km3 de lave s’échappèrent alors d’une fissure de 30 km de long libérant de grandes quantités de fluorures dans l’atmosphère. Ces composés, une fois retombés sur les pâturages, provoquèrent une contamination massive intoxiquant le bétail (maladies osseuses, dentaires et mort de nombreuses bêtes). Près de 50 % du bétail islandais aurait péri et 20 % de la population islandaise (soit environ 10 000 personnes) aurait succombé à la famine créée par cet évènement causant l’une des plus grandes catastrophes démographiques dans l’histoire de l’île.
Au-delà de l’Islande, les émissions de gaz soufrés du Laki ont été suffisamment massives pour entrainer un refroidissement global (hiver volcanique) et un hiver particulièrement froid en Europe, affectant les récoltes, notamment en France, et contribuant à des pénuries alimentaires qui ont exacerbé les tensions économiques et sociales. Ces conditions ont été le terreau de la Révolution française (1789) qui elle-même a inspiré multiples soulèvements en Europe et dans le monde. L’histoire politique a ainsi été mise en mouvement par une éruption volcanique pourtant très peu explosive, et dont les volumes émis peuvent paraître dérisoires, notamment s’ils sont comparés à d’autres évènements éruptifs documentés aux échelles de temps géologiques comme la mise en place des grandes provinces magmatiques (Deccan, Sibérie, etc.).
À lire aussi : Quand les éruptions volcaniques provoquent des tsunamis
Au contraire, l’éruption du Tambora en Indonésie en 1815, a été extrêmement explosive. Elle a entrainé « l’année sans été » de 1816 qui a vu les températures mondiales chuter de plusieurs degrés, provoquant des récoltes désastreuses en Europe et en Amérique du Nord, et entrainant famines et troubles sociaux, cette fois-ci moteur de migrations massives, notamment aux États-Unis. Cette éruption, projetant d’énormes quantités de cendres et de particules dans l’atmosphère, a engendré des couchers de soleil spectaculaires et un « ciel strié » pendant plusieurs mois.
Selon certains auteurs, ils ont pu inspirer des peintres comme William Turner (Le Dernier Voyage du Téméraire ; Le bateau négrier) et Caspar David Friedrich, dont des paysages romantiques, tels que dans le célèbre Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818), pourraient également refléter un ciel teinté par les cendres et les particules résultant de l’éruption.
L’éruption cataclysmique du Krakatoa, à la fin du XIXe (1883), en plus des tsunamis dévastateurs qui ont tué des dizaines de milliers de personnes en Indonésie et ses environs, a également entrainé des phénomènes lumineux mondiaux remarquables liés aux particules dispersées dans l’atmosphère. Une étude a ainsi établi un lien entre l’éruption du Krakatoa et le spectaculaire crépuscule qui a inspiré l’une des peintures les plus célèbres du mouvement expressionniste : le Cri. Ce lien entre l’éruption du Krakatoa et l’œuvre de Munch reste débattu, certains auteurs préférant voir dans ce ciel inquiétant une figuration du phénomène purement météorologique des « nuages nacrés ».
Outre l’expressionnisme de Munch, certains auteurs estiment que l’impressionnisme de Claude Monet a pu être également influencé par le ciel chargé en aérosols volcaniques du Krakatoa. S’ils inspirent les volcanologues, les grands peintres inspirent également les géochimistes de l’environnement, qui préfèrent eux voir dans certaines de leurs toiles une représentation de phénomènes optiques liés à la pollution atmosphérique croissante en pleine révolution industrielle.
Le XXe siècle n’a pas été exempt d’éruptions, mais il a vu apparaître toute une série de mesures destinées à minimiser leurs impacts sur les populations. L’éruption de la montagne Pelée en 1902, dévastant la ville de Saint-Pierre en Martinique, a fait plus de 30000 victimes et engendré un déplacement massif de populations, modifiant la perception des risques volcaniques : les systèmes d’alerte ont été réévalués et des mesures de sécurité se sont développées et déployées dans les régions volcaniques.
De ce fait, l’éruption du Pinatubo (1991), aux Philippines, même si elle a été l’une des plus violentes du XXe siècle, a fait relativement peu de victimes (moins de 100) malgré la synchronicité de cet événement avec le passage du typhon Yunya. La surveillance volcanique couplée à des évacuations massives, a probablement sauvé des milliers de vies. Les systèmes actuels de surveillance des volcans combinent plusieurs techniques : des sismomètres mesurant les vibrations causées par les mouvements de magma, divers capteurs inspectant un éventuel bombement de la surface préalable à une éruption, des satellites de télédétection, des webcams et drones, ainsi que des dispositifs mesurant les émissions de gaz volcaniques. Des campagnes de sensibilisation et d’information et des procédures d’évacuation sont également préparées, limitant l’impact de possibles futures éruptions.
Très récemment, l’éruption sous-marine du Hunga Tonga, survenue le 15 janvier 2022 dans l’océan Pacifique Sud, a été d’une intensité extraordinaire, propulsant des cendres jusqu’à 58 km dans l’atmosphère et déclenchant des tsunamis dans plusieurs régions (l’Océanie mais également le Pérou ou la Californie).
Elle est considérée comme l’une des plus puissantes de l’histoire moderne, déployant une énergie cent fois supérieure à celle de la bombe nucléaire d’Hiroshima. Cette éruption a injecté environ 150 mégatonnes de vapeur d’eau dans la stratosphère, augmentant de 10 % la teneur stratosphérique en vapeur d’eau. Les températures dans la stratosphère tropicale ont de ce fait diminué d’environ 4 °C en mars et avril 2022. Les immenses quantités de vapeur d’eau injectées dans l’atmosphère par ce volcan ont, d’une certaine façon, permis de réaliser une expérience naturelle de géo-ingénierie, cette solution étant parfois envisagée comme une lutte de dernier recours contre le changement climatique.
Les éruptions volcaniques et leur étude n’ont sans doute pas fini d’influencer notre histoire.
Clément Ganino a reçu des financements de l'ANR et du CNRS.
06.11.2024 à 15:37
Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL
Y aura-t-il bientôt des COP sans les États-Unis ? Ces derniers vont-ils de nouveau quitter l’accord de Paris ? Quel avenir pour les énergies renouvelables outre-Atlantique ? Alors que Trump revient à la Maison Blanche, l’économiste Christian de Perthuis nous en dit plus sur ce que l’on peut attendre de ce climatosceptique convaincu à la tête de la première puissance mondiale.
Climatosceptique affiché, Donald Trump avait fait campagne en 2016 sur la relance du charbon aux États-Unis, l’allègement des contraintes environnementales imposées par l’administration démocrate et la sortie de l’Accord de Paris.
De relance de charbon, il n’y eut point durant son premier mandat (2017-2020), l’électricité produite à partir du gaz ou des renouvelables étant bien trop compétitive. L’allègement des contraintes réglementaires a consisté à abroger le Clean Power Act, une régulation préparée sous l’administration Obama qui n’était pas entrée en vigueur faute de soutien au Congrès. Enfin, le retrait de l’Accord de Paris, décidé en juin 2017, a été sans conséquence car il exigeait, au moment où il a été décidé, un délai de quatre ans pour devenir effectif.
Au total, le premier mandat de Donald Trump n’a eu que des effets limités sur la politique climatique, tant au plan interne qu’externe. Il pourrait en aller bien différemment durant le second mandat.
Le candidat Trump n’a pas fait mystère de son intention de quitter à nouveau l’accord de Paris, qualifié d’un meeting à l’autre de « ridicule », « injuste » ou encore « désastreux ». Autre argument de campagne : l’Accord coûterait des centaines de milliards aux États-Unis et rien à la Chine et aux autres pays émergents.
Un second retrait des États-Unis est donc pratiquement certain. Mais il sera cette fois-ci effectif un an seulement après avoir été signifié aux Nations unies. Cela aura donc un impact potentiellement bien plus dévastateur sur les négociations climatiques internationales. Comme l’avait été la décision de George W. Bush en 2001 de quitter le protocole de Kyoto, le prédécesseur de l’accord de Paris, entré en déshérence graduelle durant les années 2000.
Une certaine incertitude plane cependant sur un possible retrait des États-Unis de la convention-cadre sur le climat de 1992, le traité fondateur de la diplomatie climatique dont le protocole de Kyoto ou l’accord de Paris ne sont que des textes d’application.
Au plan juridique, la sortie de cette convention implique en effet d’obtenir une majorité des deux-tiers au Sénat alors que quitter l’accord de Paris s’effectue par simple décret présidentiel. Si les États-Unis sortaient de cette convention, ils ne participeraient donc plus aux COP climat qui sont l’organe décisionnel de la convention.
Ce retrait attendu des États-Unis intervient à un moment charnière de la négociation climatique. À la COP29 de Bakou, il sera bien difficile d’obtenir des engagements d’accroissement des financements climatiques, l’enjeu central des discussions, avec la perspective de sortie du premier bailleur de fonds.
La réévaluation des objectifs de réduction des émissions aux horizons de 2030 et 2035 sera le principal enjeu de la COP30, à Belém (Brésil) l’an prochain. Ici encore, on voit difficilement comment parvenir à un résultat significatif sans l’implication des États-Unis, deuxième émetteur mondial de gaz à effet de serre (GES) après la Chine.
À lire aussi : À quoi servent les COP ? Une brève histoire de la négociation climatique
D’après les évaluations indépendantes, les États-Unis ne sont pas en ligne pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de GES, au titre de leur contribution à l’accord de Paris (-50/52 % entre 2005 et 2030). Des mesures complémentaires auraient du compléter l’Inflation Reduction Act (IRA), principal outil de financement de la transition énergétique adopté sous l’administration Biden pour y parvenir.
Avec le retour de Trump, c’est un changement majeur de perspective qui s’annonce. L’objectif de réduction d’émission disparaît du paysage au profit d’une promesse, annoncée à la Convention Républicaine de juillet 2024, de diviser par deux le prix de l’énergie à la charge des ménages américains. La méthode ? « Drill, baby, drill » (en français, littéralement « fore [du pétrole], chérie, fore ! »), suivant le slogan de campagne répété à chaque meeting électoral, et la récupération des milliards gaspillés au nom de la « nouvelle arnaque verte » (« Green new scam »), expression désignant l’IRA et plus généralement le développement des énergies renouvelables soutenu par l’administration démocrate.
L’objectif de relance de l’exploration pétrolière et gazière est affiché alors que les États-Unis sont devenus exportateurs nets de pétrole et de gaz sous le mandat de Joe Biden. Avec la nouvelle majorité républicaine au Congrès, les derniers verrous qui freinaient l’extraction de pétrole et de gaz sur les terres fédérales ou protégés risquent de sauter et l’industrie de bénéficier de conditions fiscales et financières plus favorables. Cette relance du pétrole et du gaz pourrait générer en 2030 un supplément d’émission voisin de 2 Gt d’équivalents CO2 (5 fois les émissions de la France !), relativement à un scénario de simple poursuite de la politique climatique démocrate (graphique).
Le démantèlement des soutiens aux énergies renouvelables via l’IRA sera en revanche plus problématique. Au plan politique, il risque de contrarier nombre d’élus Républicains au Congrès. Les états du centre et du sud des États-Unis, les plus acquis à la cause Républicaine, sont en effet les premiers bénéficiaires des subsides de l’IRA.
Ce démantèlement ira de surcroît à contresens de l’objectif de baisse des prix de l’énergie. Dans les meetings de campagne, les énergies solaires ou éoliennes ont été systématiquement présentés comme plus coûteuses que leurs concurrentes d’origine fossile. Mais cette représentation, héritée du passé, est de plus en plus déconnectée des réalités industrielles.
Si on veut faire baisser le prix de l’électricité, et multiplier ses usages au détriment des sources fossiles devenues plus coûteuses, il faut au contraire accélérer le déploiement des nouvelles énergies de flux (solaire et éolien) et non pas les contrarier. Avec une majorité au Sénat et peut-être à la Chambre des Représentants plus une Cour suprême qui lui est acquise, les garde-fous politiques pour s’opposer au rétropédalage climatique programmé par Donald Trump seront bien faibles. Reste le garde-fou économique, car le monde que voudrait construire le bientôt octogénaire Président est celui d’hier et non celui de demain.
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Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.11.2024 à 16:01
Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École
Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB)
La 29e Conférence des parties sur le climat s’ouvre le 11 novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan. Elle sera consacrée aux modalités de financement de la transition énergétique, stratégie conclue à l’issue de la COP28 de Dubaï. Pourtant, tout miser sur les technologies de production et de consommation d’énergie qui n’émettent pas de gaz à effet de serre et sur les technologies de captation de CO2 ne consiste-t-il pas à reproduire une stratégie désormais inadaptée aux enjeux qui nous attendent ?
La 28ᵉ Conférence des Parties (COP28) de Dubaï a marqué un tournant dans la politique climatique en promouvant une stratégie centrée sur une transition énergétique pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris, visant à limiter le réchauffement climatique entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l’ère pré-industrielle et ses effets les plus dramatiques.
Cette transition énergétique implique le financement massif par les États de technologies de production et de consommation d’énergie qui n’émettent pas de gaz à effet de serre (GES), ainsi que de technologies de captation de CO₂.
La COP29, qui se tiendra du 11 au 22 novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan, devrait être largement consacrée aux modalités de son financement. Mais cette stratégie techno-solutionniste, qui implique une importante croissance économique, ne risque-t-elle pas de nous enfermer dans ce que l’on appelle des « pièges évolutifs » ?
En biologie de l’évolution, le concept de piège évolutif fait référence à un comportement qui était auparavant bénéfique pour une espèce et qui devient inadapté et nuisible en raison de changements rapides de son environnement. Par exemple, les oiseaux de mer, qui avaient l’habitude de trouver leur nourriture dans l’eau, risquent désormais de la confondre avec les déchets plastiques qui flottent à la surface, dont l’ingestion peut causer des obstructions intestinales, des blessures et parfois la mort.
Ce concept a été adapté à l’analyse de la trajectoire évolutive de l’espèce humaine : cela a permis d’identifier plusieurs pièges évolutifs de nature technologique, structurelle ou organisationnelle.
Prenons le cas de l’interconnexion globale, qui caractérise aujourd’hui nos sociétés : elle facilite certes l’échange de ressources indispensables, mais accélère aussi la propagation mondiale des maladies infectieuses. De même, l’usage intensif d’engrais et de pesticides en agriculture augmente la productivité mais engendre une pollution qui affecte les écosystèmes et la santé humaine. Le court-termisme en gouvernance est populaire car il permet des résultats rapides et mesurables mais il mène à négliger les conséquences à long terme.
Analysons à présent les choix prônés par les dernières COPs en matière de stratégies envisageables pour réduire notre impact environnemental au prisme de ce risque des pièges évolutifs.
En 1972, le biologiste Paul R. Ehrlich et le physicien John Holdren ont proposé l’identité mathématique I=(P*A*T). Cette dernière propose que l’impact environnemental (I) d’une société soit fonction de la taille de sa population (P), de sa richesse (A) – c’est-à-dire du nombre de biens et de services consommés par individu – et des technologies utilisées (T). Une variante plus récente de IPAT est le modèle proposé en 1997 par l’économiste Yoichi Kaya qui se focalise sur la quantité de CO2 émise par une société.
Bien qu’imparfait, le modèle IPAT a le mérite d’offrir un cadre de réflexion sur les différents leviers mobilisables pour limiter l’impact environnemental, en suggérant que l’on devrait agir à la fois sur la population, la richesse et les technologies utilisées.
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Examinons d’abord la question de la population : depuis la révolution industrielle, celle-ci a été multipliée par 8 à l’échelle mondiale. Cette croissance a eu des impacts environnementaux importants qui justifieraient un contrôle démographique. Cependant, la fécondité humaine mondiale a chuté ces 20 dernières années et serait déjà au-dessous du seuil de renouvellement de la population – elle ne paraît donc pas le premier levier à mobiliser.
Penchons-nous à présent sur la technologie, souvent considérée comme la meilleure option pour diminuer les émissions de CO2 sans entraver la croissance économique et, grâce à la captation du CO2, sans devoir renoncer aux énergies fossiles. Elle s’est imposée comme la variable clé de la stratégie de transition énergétique prônée par la COP28. Pourtant, si le GIEC confirme la nécessité de miser sur la technologie, il insiste également sur le fait qu’elle ne suffira pas à tenir l’objectif de +1,5 degré.
En outre, certaines innovations technologiques peuvent conduire à des pièges évolutifs : le remplacement des véhicules thermiques par des électriques l’illustre. Comme le souligne l’Agence internationale de l’énergie, la consommation en matériaux et minerais est bien plus importante pour produire une voiture électrique qu’une voiture thermique et l’extraction de ces minerais pose de graves problèmes sociaux et écologiques dans les pays du Sud.
Or, la dégradation des écosystèmes peut diminuer leur capacité d’absorption de CO₂ et augmenter indirectement les émissions de CO2.
Concernant la richesse de la population, mesurée indirectement par le Produit intérieur brut (PIB), elle n’a cessé de croître depuis la révolution industrielle. À tel point qu’aujourd’hui, les classes moyennes constituent la moitié de la population mondiale et la croissance de la consommation matérielle le principal moteur de l’augmentation des émissions de GES, devant la croissance démographique.
Réduire l’impact de la richesse impliquerait une sobriété collective, ce que recommande le GIEC dans son 6ᵉ rapport. Mais, bien que rationnel, cet appel a peu de chance d’être écouté. Les populations des pays pauvres et émergents aspirent à l’amélioration de leur niveau de vie et celles des pays riches pensent déjà être sobres. Dans une étude de l’Ademe, 83 % des Français répondent oui à la question « diriez-vous que les gens consomment trop en France ? » mais 82 % « pensent avoir un mode de vie déjà sobre ».
La sobriété ou la décroissance sont donc difficilement vendables aux électeurs, mais aussi difficilement tenables économiquement : la baisse de production entraînerait une augmentation du chômage. Avec pour effet des pressions sociales pour la relance des investissements, ainsi qu’une moindre capacité des États à financer le paiement de leurs dettes et à investir dans des politiques climatiques. C’est un autre piège évolutif lié à notre système économique, qui exige une croissance continue du PIB.
Dès lors, la seule option acceptable consisterait à maintenir un niveau de vie élevé tout en diminuant le prélèvement sur les ressources naturelles et les émissions de GES qui en résultent. Ainsi les économistes Tim Jackson, avec le concept de prospérité sans croissance, Gaya Herrington avec sa relecture des travaux du club de Rome et Robert Costanza, avec la promotion d’une politique de bien-être durable, proposent de réorienter investissements et consommation vers des activités qui assurent le bien-être des populations, comme les infrastructures, l’éducation et la santé.
Dans une perspective évolutionniste, les crises environnementales actuelles apparaissent comme les conséquences de l’évolution de notre espèce : celle-ci étant caractérisée par une compétition intergroupe qui s’est considérablement complexifiée et globalisée au 20e siècle. Cette dynamique compétitive aurait favorisé des groupes de plus en plus grands, pratiquant une surexploitation des ressources naturelles.
Mais les choix culturels, technologiques et organisationnels sélectionnés par cette dynamique, qui sont au cœur de la stratégie de transition énergétique prônée par les COP, s’avèrent aujourd’hui des pièges évolutifs qui entraînent un dépassement des limites planétaires et une dégradation de plus en plus prononcée de notre environnement, susceptible de mener à l’effondrement de nos sociétés.
Sortir de ces pièges liés aux technologies et à la croissance économiques ne sera pas aisé. D’après le biologiste Peter Corning, cela impliquerait une transition de nos sociétés vers une sorte de « superorganisme mondial » afin de briser la logique de compétition intergroupe et permettre l’émergence de processus d’auto-régulation en faveur d’une économie durable. Car toute initiative limitée au niveau national se solderait par une perte de compétitivité du ou des pays qui mettraient ces politiques en place.
Il est malheureusement évident que l’ordre international actuel, dominé par la compétitivité économique et les rapports de force militaires, rend cette transition irréaliste. Le nombre de pays en proie à des conflits est le plus élevé depuis 30 ans et le changement climatique risque encore d’accroître leur fréquence et leur intensité. Pourtant, une récente étude montre que 89 % de la population mondiale est favorable à une intensification de l’action climatique.
L’enjeu de cette COP, comme des suivantes, ne devrait pas se limiter à trouver des accords sur le financement d’une transition énergétique, mais faire émerger une véritable coopération internationale pour construire une politique de réduction des GES fondée sur une économie durable. Le temps presse : nous sommes très proches d’un dépassement des objectifs de Paris et tout porte à croire que les conséquences de ce dépassement seraient irréversibles.
Eric Muraille a reçu des financements de FRS-FNRS, Belgium
Philippe Naccache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.11.2024 à 17:21
Rossana Sussarellu, Docteur en biologie marine, Ifremer
Thomas Sol Dourdin, docteur en biologie marine, Ifremer
Les huîtres creuses sont vulnérables aux pesticides, qui les affectent sur plusieurs générations. C’est ce que montre une vaste étude de l’Ifremer, qui a voulu évaluer l’effet cocktail produit sur le mollusque par un mélange de pesticides couramment retrouvé dans les milieux naturels. Les résultats suggèrent qu’il y a urgence à repenser la façon dont sont menées les études d’écotoxicité.
Les pesticides sont partout. Des sols agricoles aux littoraux, tous les écosystèmes sont contaminés. Avec des impacts multiples, comme le rappelait fin 2023 une commission d’enquête parlementaire ainsi qu’une expertise scientifique collective INRAE-Ifremer en 2022 : dégradation de la qualité des eaux, déclin de la biodiversité et notamment d’espèces telles que les invertébrés terrestres et aquatiques, les oiseaux, chauve-souris ou encore les amphibiens.
Cela vient renforcer le sentiment d’impuissance face à l’utilisation et aux effets de ces pesticides. Théoriquement, le plan Ecophyto doit pourtant permettre de réduire de 50 % l’utilisation des produits phytosanitaires d’ici 2030. Mais dans la pratique, le nouvel indicateur décidé en mai 2024 a nourri la controverse. Selon certains scientifiques, il pourrait provoquer une baisse purement artificielle dans le suivi des pesticides utilisés.
Parmi les espèces touchées par ces pollutions, on retrouve également les mollusques, et en particulier les populations d’huîtres creuses (Crassostrea gigas), qui constituent l’une des principales ressources aquacoles dans le monde. Et cela alors que les bassins de production d’huîtres sont particulièrement concernés par la pollution chimique du fait de leur proximité avec les bassins versants. En France, des pesticides sont régulièrement détectés dans les zones de production conchylicole où le renouvellement de la production repose en partie sur le recrutement naturel des larves, comme dans les bassins de Marennes Oléron ou d’Arcachon.
Pour mieux comprendre les effets de la contamination côtière par les pesticides sur les organismes invertébrés tels que l’huître creuse, nous avons participé à un projet de recherche au long cours. Et les résultats sont sans appel : l’exposition aux pesticides affecte la reproduction des huîtres et certains des effets délétères sont retardés chez les générations suivantes.
Pour comprendre l’originalité de cette recherche, il faut d’abord comprendre que l’écotoxicologie, discipline scientifique qui étudie le comportement et les effets des polluants sur les écosystèmes, se heurte aujourd’hui à plusieurs défis majeurs.
D’une part, l’impact des polluants est souvent évalué substance par substance, négligeant les effets cocktail, qui sont pourtant très fréquents dans les écosystèmes.
D’autre part, les effets dits sublétaux et à long terme, ainsi que leurs effets sur plusieurs générations (effets multigénérationnels et transgénérationels) sont encore mal compris.
En particulier, les stades de vie embryonnaires et précoces constituent des périodes critiques pour le vivant, au cours desquelles ils sont plus vulnérables aux facteurs environnementaux. L’épigénétique, qui étudie les mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible et adaptative l’expression des gènes sans changer la séquence d’ADN, semble être à la base de ces mécanismes. Or, la plupart des données disponibles à ce jour en épigénétique environnementale proviennent de modèles basés sur les mammifères. Plus récemment, des vertébrés aquatiques ont été étudiés, mais peu de données sont encore disponibles pour les organismes invertébrés. Nous avons donc voulu y remédier.
Les zones conchylicoles, on l’a vu, sont particulièrement exposées à la pollution. De plus, l’huître, repartie sur une large aire géographique, est aussi un organisme filtreur et sessile (qui vit fixée à un substrat et subit donc les aléas environnementaux). De ce fait, elle peut être considérée comme un bioindicateur de la qualité de l’eau. Tout ces éléments en font une espèce modèle de choix pour les études d’écotoxicologie marine.
Dans le cadre du projet ANR PESTO, qui s’est déroulé entre 2020 et 2024, nous avons donc proposé un dispositif expérimental représentant au mieux la réalité environnementale de la contamination des huîtres creuses. Celles-ci ont été exposées de façon précoce, pendant les 48 premières heures de leur développement embryo-larvaire, à un mélange de 18 pesticides à faible concentration (2,85 µg/L au total) représentatif des concentrations mesurées sur le littoral.
Grâce aux installations zootechniques de la plateforme mollusques marins de l’Ifremer située à Bouin (85), les animaux ont ensuite pu être maintenus en conditions contrôlées sur l’ensemble de leur cycle de vie, permettant d’étudier une multitude de paramètres physiologiques et moléculaires pour décrire les implications à long terme de cette exposition précoce.
En répétant cela sur trois générations, il a été possible de révéler l’influence multigénérationnelle de cette exposition dont les effets directs étaient pourtant limités.
Lors de la première génération d’huitres, aucune altération n’a été mise en évidence à l’aide des tests classiques de toxicité : ni le taux d’anomalies développementales des larves (embryotoxicité) ni le taux d’altération de la molécule d’ADN (génotoxicité) n’ont présenté de hausse significative sous l’effet de l’exposition.
De même, les technologies moléculaires de haute résolution utilisées pour mesurer les niveaux d’expression des gènes et la méthylation de l’ADN après six heures d’exposition n’ont permis de révéler que de légères altérations. Tels que, une tendance à la perte de méthylation et le dérèglement de l’expression de peu de gènes, bien qu’une partie d’entre eux soient des facteurs de transcription impliqués dans la régulation de processus développementaux importants.
Néanmoins, des effets retardés notables ont ensuite été mesurés tout au long du cycle de vie des huîtres creuses suivies. Les performances de nage, mesurées six jours après la fin de l’exposition, étaient diminuées chez les larves ayant été exposées par rapport aux individus témoins (vitesse et mobilité réduites).
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Deux semaines plus tard, les larves exposées présentaient aussi une moins bonne capacité de métamorphose par rapport aux individus témoins, en lien avec une déméthylation toujours marquée de l’ADN. Ces résultats laissent penser que moins d’individus étaient capables de passer du stade larvaire au stade naissain (huîtres juvéniles).
Chez les individus adultes, une sensibilité réduite aux phénomènes de mortalité estivale dans le milieu a pu être observée, suggérant une meilleure tolérance aux pathogènes. Chez les huîtres âgées d’un an la reproduction était affectée et le métabolisme du glycogène, impliqué dans la production des gamètes, était modifié chez les individus précocement exposés, augmentant leur succès reproducteur.
Restait à déterminer si une exposition précoce des huîtres creuses aux pesticides pouvait entraîner des conséquences pour les générations suivantes. Le projet de recherche suggère que c’est bien le cas.
Des modifications dans l’expression des gènes ainsi qu’une hyper-méthylation marquée de l’ADN débutaient dès la deuxième génération d’huîtres. Ceci pourrait avoir d’importantes implications en termes d’adaptation.
Tout comme leurs parents ayant subi une exposition précoce aux pesticides, les larves descendantes présentaient une moindre capacité à se métamorphoser. Des éléments suggèrent que leur reproduction aussi pourrait être affectée : la cinétique de la gamétogénèse est accélérée chez ces populations, où on observe aussi une tendance à la féminisation des populations.
Toutefois, la répétition de l’exposition aux pesticides sur plusieurs générations ne semblait pas amplifier les effets observés.
Ces résultats sont intéressants à bien des égards :
D’un côté, ils démontrent l’existence d’effets retardés et multigénérationnels de l’exposition à des pesticides chez l’huître creuse.
De l’autre, ils illustrent les conséquences d’un stress chimique ayant lieu pendant les stades précoces du développement embryo-larvaire, quand bien même ce stress serait opéré bien en-dessous des seuils considérés comme toxiques.
Autrement dit, ils montrent que les études de toxicité qui ne s’intéressent qu’aux effets observables à court terme peuvent être remises en question.
Il en va de même des méthodes d’analyse classiquement utilisées : ici, les marqueurs traditionnellement utilisés (embryotoxicité, génotoxicité) n’ont pas fourni de résultats significatifs, alors que des conséquences de long terme ont pu être mises en évidence sur l’ensemble du cycle de vie.
Il est donc urgent d’approfondir les études d’écotoxicité en y ajoutant une dimension temporelle et en mettant à profit des méthodes d’analyse fines. Ces évaluations doivent également reposer sur une meilleure compréhension des mécanismes d’hérédité transgénérationnelle des réponses aux stress environnementaux. C’est nécessaire si l’on souhaite évaluer correctement le risque que représente la contamination chimique dans le milieu marin.
Le projet PESTO a été soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.
Le projet PESTO a été financé par l'ANR (Projet-ANR-19-CE34-0004)
Thomas Sol Dourdin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.10.2024 à 10:45
Gaëtan Mangin, Enseignant contractuel en sociologie à l'Université d'Artois, rattaché à l'UMR LEM 9221, Université de Bourgogne
Hervé Marchal, Professeur des universités en sociologie, Université de Bourgogne
Vincent Kaufmann, Professeur de sociologie urbaine et d’analyse des mobilités, EPFL – École Polytechnique Fédérale de Lausanne – Swiss Federal Institute of Technology in Lausanne
« La voiture rend agressif ». « Rouler, c’est un plaisir synonyme de liberté ». « La voiture électrique est forcément écologique. » « Les vieilles voitures le sont jamais »… Nombreuses sont les idées reçues qui circulent sur la voiture. Autant d’imaginaires que tâchent de sonder Vincent Kaufmann, Gaëtan Mangin et Hervé Marchal, trois sociologues spécialistes des questions de mobilités dans l’ouvrage Idées reçues sur l’automobile.
Voici un extrait tiré du chapitre « L’automobile est une affaire d’hommes » où les auteurs se penchent sur le fait que l’on perçoit souvent la voiture et les violences liées à son utilisation comme typiquement masculines. En exergue, cette citation de Michel Tournier : « Aujourd’hui, c’est la voiture qui symbolise la virilité. La conduite automobile « virile » fait des milliers de morts chaque année. »
L’industrie automobile, depuis ses débuts, a été intimement liée à des questions de genre. Des stéréotypes liés aux conducteurs aux publicités véhiculant des représentations spécifiques, en passant par la conception des voitures elles-mêmes, le genre a façonné de manière significative le monde de l’automobile.
Dans l’imaginaire populaire occidental, c’est l’homme qui conduit, comme dans le court métrage de Claude Lelouch C’était un rendez-vous où une Ferrari 275 GTB traverse Paris au petit matin, à toute vitesse, grillant 18 fois des feux, pour rejoindre la butte Montmartre pour un rendez-vous amoureux… Puissance, transgression, séduction, romantisme… Il n’est pas rare d’entendre que l’automobile est une expression métaphorique de la masculinité. Pourtant la question est plus complexe, et l’automobile n’est pas unilatéralement une affaire d’hommes… Tout dépend en effet du point de vue adopté, selon lequel l’automobile peut se faire homme ou femme.
Depuis longtemps, des stéréotypes de genre ont influencé la perception des conducteurs. Les hommes sont souvent associés à une conduite agressive, compétitive et téméraire, tandis que les femmes sont perçues comme étant plus prudentes et plus attentives. Ces perceptions se reflètent dans les statistiques sur les accidents de la route, où les hommes sont plus souvent impliqués dans des collisions graves, bien que cela puisse également être dû à un plus grand nombre de kilomètres parcourus.
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Les voitures ont également été des supports de reproduction sociale des rôles genrés traditionnels. Historiquement, les hommes étaient ainsi souvent les principaux décideurs en matière d’achat de voitures, étant considérés comme les principaux pourvoyeurs de revenus. Cette dynamique a eu un impact sur les caractéristiques des voitures elles-mêmes, avec des modèles conçus pour attirer le marché masculin, sur les stratégies de vente en concession et sur la publicité visant un public masculin.
Les publicités automobiles sont critiquées depuis longtemps pour leur rôle dans la construction des normes de genre. Elles mettent souvent en scène des hommes au volant de voitures puissantes, associant la conduite à la virilité et au pouvoir. En revanche, les femmes sont souvent représentées en passagères, dans des rôles de soutien ou d’admiration. Mais le sujet de l’automobile comme affaire d’hommes est plus ambivalent et complexe qu’il n’y paraît de prime abord, et ceci de plusieurs points de vue.
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Commençons par le marketing. L’objet voiture est souvent considéré comme féminin et vise à séduire un homme, dans une conception hétérosexuelle traditionnelle. C’est ainsi que nombre de voitures ont des patronymes féminins, à l’instar des Clio et Mégane chez Renault, des Giulia et Giulietta chez Alfa Romeo, des Citroën LN, LNA et Xantia, de la Lotus Elise ou même du nom de la marque Mercedes. Il convient de noter que lorsqu’elle se fait grande berline ou SUV, l’automobile prend parfois à l’inverse des patronymes évoquant la masculinité comme les Opel Kapitän ou Senator ou les Jeep Cherokee Chief et autres Ford Explorer… Ces noms s’adressent cependant d’abord aux hommes, il s’agit de souligner le fait que ces voitures mettent en valeur leur masculinité en termes de puissance et de virilité. De cette petite analyse des noms nous pouvons identifier une première caractéristique genrée de l’automobile : si elle porte des patronymes d’homme ou de femme, la voiture s’adresse aux hommes, soit pour les séduire, soit pour les valoriser. Cependant, les choses changent… mais lentement. Avec l’évolution des normes de genre, les constructeurs automobiles commencent à repenser leurs stratégies de marketing. De plus en plus de publicités présentent des conductrices, mettant en avant leur indépendance et leur confiance au volant. Les entreprises de l’automobile reconnaissent également l’importance croissante du marché féminin et adaptent leurs produits en conséquence.
Du point de vue de l’attachement à l’objet, l’ambivalence est aussi de mise concernant le genre de l’automobile, ou plutôt la lecture peut être double. D’une part, les inégalités de répartition des tâches font de la voiture un instrument particulièrement précieux dans la vie quotidienne des femmes, et le permis de conduire et la possession d’une automobile sont ainsi représentés et vécus comme un instrument d’autonomie qui concourt à davantage d’égalité au sein des couples. Des travaux de plus en plus nombreux démontrent par ailleurs que l’attachement à l’automobile est tendanciellement plus fort parmi les femmes (jeunes en particulier). Dans les années 1990 déjà Catherine Espinasse relevait dans ses travaux l’attachement des femmes à l’automobile pour celles qui y avaient accès. Que se cache-t-il derrière cette observation ? La conquête de l’indépendance à la fois en termes de mobilité et d’imaginaires, mais également le sentiment de protection et de sécurité pour soi et ses enfants.
À lire aussi : L’automobile est toujours là, et encore pour longtemps
Mais d’autre part, de nombreuses recherches montrent que l’attachement à l’automobile reste très fort parmi les hommes, en particulier dans les cohortes de plus de 50 ans. La voiture cristallise de façon très forte l’idée de liberté dans le temps et l’espace et reste une expression d’autonomie et d’indépendance, voire de puissance.
Du point de vue de l’utilisation, mentionnons encore que l’automobile reste largement un moyen de transport masculin. Ce qui est intéressant, c’est que cela ne saute pas aux yeux à la première vue des statistiques. Ainsi, en France, 63,6 % des déplacements des hommes sont réalisés en automobile contre 62 % des déplacements des femmes (chiffres de l’enquête nationale transports de 2019). De même, en Belgique 65 % des déplacements des hommes sont réalisés en voiture, ainsi que 63 % des déplacements des femmes (chiffres de l’enquête BELDAM de 2012). C’est en examinant les distances parcourues que les écarts apparaissent… En Suisse, la mobilité quotidienne est mesurée en part des kilomètres parcourus, ce qui donne à voir un premier contraste : 67 % des prestations kilométriques des hommes le sont en voiture et seulement 61 % des kilomètres parcourus par les femmes (chiffres du micro-recensement mobilité et transports, 2015). Mais ce n’est pas tout, car le nombre de kilomètres parcourus au total est lui aussi contrasté, ce qui creuse l’écart. L’enquête nationale mobilités et modes de vie menée en 2020 par le Forum Vies Mobiles en France indique que les hommes réalisent chaque semaine en moyenne 118 km de plus que les femmes. Même si l’utilisation de l’automobile s’est féminisée ces dernières décennies, elle reste donc encore une affaire d’hommes !
Que conclure ? Que l’automobile est d’abord dirigée vers l’univers masculin, mais que sans doute, cela va changer. Les stéréotypes et images genrés associés à l’automobile sont en effet datées et correspondent de moins en moins à un monde caractérisé par la pluralité des orientations sexuelles. Par ailleurs, le passage annoncé à la propulsion électrique est de nature, sans doute à « émasculer » l’objet automobile car il met par définition fin au roulement des mécaniques et aux bruits de puissance propres à la voiture à moteur thermique. De la même manière, la digitalisation des voitures avec la prolifération des aides à la conduite (GPS, guidage pour se garer, pilotage semi-automatique) tue l’art de faire de la conduite et son héroïsme. La relation entre genre et automobile est complexe et en évolution.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
31.10.2024 à 10:45
Mathieu Chassignet, Ingénieur transports et mobilité, Ademe (Agence de la transition écologique)
Léa Wester, Géographe, cheffe de projet chez 6t-bureau de recherche
Nicolas Louvet, Politiste, fondateur et directeur de 6t-bureau de recherche
Le drame de la mort de Paul, cycliste de 27 ans tué par un automobiliste sur une voie cyclable à Paris le 15 octobre dernier, est revenu questionner la place de la voiture en ville. Au nom de la transition écologique et de la santé publique, la tendance est déjà, depuis quelques années, à la limitation de la place de la voiture. Les maires, toutefois, se montrent souvent frileux, de crainte que la mesure soit considérée comme impopulaire par leur électorat. Cela tient pourtant de l’idée reçue.
Piétonnisation de l’espace public, limitation de vitesse à 30 km/h en ville, zones à faibles émissions, politiques de stationnement plus ou moins restrictives… les mesures visant à encadrer l’utilisation de la voiture sont à l’ordre du jour, tant dans les politiques locales que dans le débat médiatique.
Celles-ci répondent à différents objectifs politiques et sociaux : transition écologique, amélioration du cadre de vie, santé publique… Aujourd’hui, le défi n’est plus de convaincre les citoyens des raisons pour lesquelles nous devrions réduire la place de la voiture en ville, mais de savoir comment s’y prendre.
Or, bien souvent, la crainte de mouvements de protestation très vifs tétanise les élus et se traduit par un recul sur la mise en place de telles mesures ou une diminution de leur niveau d’ambition.
Déjà en 1999, un sondage avait comparé l’opinion des citoyens avec celle des maires sur des enjeux de mobilité. À la question « à votre avis, faut-il limiter l’usage de la voiture, afin d’améliorer la circulation en ville ? », les maires et citoyens interrogés présentaient la même propension à vouloir limiter la place de la voiture en ville (respectivement 68 % et 72 %). Cependant, les maires prêtaient à leurs administrés une opinion plus nuancée, voire défavorable sur ce sujet puisqu’ils estimaient que seuls 27 % d’entre eux y étaient favorables…
Un résultat qui pointait déjà le décalage entre l’opinion réelle des citoyens et celle perçue par les maires, et venait remettre en cause l’idée reçue selon laquelle de telles mesures sont nécessairement impopulaires.
25 ans plus tard, les projets d’encadrement, voire de réduction, de la place de voiture en ville restent-ils une épine dans le pied de nos élus ? C’est la question à laquelle a voulu répondre l’étude sur l’ « Acceptabilité des mesures de réduction de la place de la voiture » réalisée par 6t-bureau de recherche, pour l’ADEME.
Sur les huit dernières années, 12 sondages ont été menés sur ces questions, sur des échantillons de plus de 1000 personnes représentatifs de la population ciblée (méthode des quotas), dont les résultats et la méthodologie sont en accès libre.
Ces sondages montrent que les opinions sont majoritairement en faveur de la plupart des mesures proposées, mais que l’adhésion dépend surtout de la nature de celles-ci.
Si la piétonnisation est systématiquement plébiscitée (de 55 % à 79 % en fonction des sondages), les ZFE ou la réduction de la vitesse suscitent des réactions plus nuancées (de 35 % à 66 % d’adhésion). Quant à la réduction du stationnement, elle reste la seule mesure à être encore rejetée (23 à 31 % d’adhésion).
Plusieurs référendums locaux ont été menés ces dernières années et montrent des résultats similaires à ceux des sondages :
67 % des habitants du Kremlin-Bicêtre se sont exprimés pour le 30 km/h en ville en 2022,
Ils étaient 69 % à La Courneuve en 2021,
de même, Charleville-Mézières a interrogé sa population en 2021 sur un nouveau « schéma des mobilités », comprenant des mesures fortes telles que le 30 km/h, la création de nombreuses pistes cyclables, ou encore une plus forte régulation du stationnement : la population a voté « oui » à 56 %.
Ces différentes sources montrent que les mesures de réduction de la place de la voiture en ville sont généralement bien accueillies par les populations locales.
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L’idée selon laquelle les mesures de réduction de la place de la voiture en ville comportent un grand risque politique est également mise à mal par les résultats des élections municipales 2020.
Les programmes des cinq principaux candidats aux élections municipales des 11 plus grandes villes de France (Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Nice, Paris, Rennes, Strasbourg, Toulouse) avaient été recensés et synthétisés par l’Institut Montaigne en 2020. De fait, l’analyse des programmes de ces 56 candidats a montré qu’encadrer la place de la voiture en ville est entré dans les mœurs en politique. Lui redonner de la place, au contraire, est devenu marginal.
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Au total, 170 mesures en lien avec la place de la voiture en ville ont été recensées dans les programmes de ces candidats. 83 % visaient à réduire la place de la voiture en ville. Les candidats victorieux proposaient tous des mesures de réduction de la place de la voiture, tandis que les 17 % de propositions visant à accorder une plus grande place à la voiture étaient tous mentionnés dans des programmes non victorieux.
Depuis 2020, les candidats victorieux ont pu mettre en œuvre la majorité des mesures qu’ils proposaient pour réduire la place de la voiture. Sur les quarante propositions des programmes victorieux, seules cinq n’avaient pas encore été mises en œuvre en juin 2024. Les 36 autres mesures avaient été réalisées ou étaient en cours de réalisation.
Cet exemple montre que non seulement l’encadrement de la place de la voiture en ville n’est pas un frein électoral, mais aussi que ce sont des projets qui peuvent être facilement mis en œuvre à l’échelle d’un mandat municipal.
Si le contexte actuel semble favorable à la mise en œuvre de mesures de réduction de la place de la voiture, cela n’a pas toujours été le cas. Le temps est un facteur important dans l’implémentation de ce type de politique. En effet, la façon dont une mesure est perçue va changer au fur et à mesure de sa généralisation. Une mesure initialement impopulaire pourra devenir populaire quelques années plus tard, lorsqu’elle se concrétisera et que ses effets positifs deviendront visibles.
Par exemple, les mesures de stationnement public payant ont fait face à une vague d’opposition assez virulente dans les années 1960 et 1970. À Lyon, en 1967, les commerçants exigeaient l’annulation des arrêts municipaux qui instauraient cette mesure.
Toutefois, deux ans plus tard, les bénéfices ont commencé à être visibles, notamment en termes de fluidité de la circulation et d’amélioration du taux de rotation du stationnement.
Ainsi, la congestion dans la Presqu’île a amené l’association d’entreprises locales Cœur de Lyon à demander la mise en place du stationnement payant. Les résultats du référendum organisé au sein de l’association étaient éloquents : 450 votes pour le stationnement payant et seulement deux contre.
De la même manière, les Brestois s’étaient exprimés à 80 % contre le tramway lors d’un référendum local organisé en 1990. Aujourd’hui, le tramway, qui a fini par voir le jour, compte près de 30 000 utilisateurs chaque jour, avec une nouvelle ligne est en projet.
Le temps et l’évolution des mentalités ne sont pas les seuls facteurs qui sont intervenus dans la réussite de cette mesure : entre 1990 et la mise en service du tramway en 2012, le projet a fait l’objet d’une concertation longue (plus de 5 ans). Il a aussi été associé à des mesures de valorisation de l’espace public, de piétonnisation mais aussi de végétalisation.
Si les élus ne peuvent pas attendre d’une mesure restrictive qu’elle soit populaire avant sa mise en place, le temps reste souvent leur meilleur allié pour que celle-ci puisse démontrer son efficacité.
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Dans un contexte de plus en plus favorable à la réduction de la place de la voiture en ville, il faut que les mesures proposées soient acceptables, voire désirables.
La dépendance automobile individuelle et territoriale continue de conditionner le degré de contrainte perçu par les citoyens. Ainsi, créer des solutions alternatives (développer des alternatives comme la marche, le vélo ou les transports collectifs, favoriser l’émergence de services de proximité et leur accessibilité…) est essentiel pour accompagner la mise en œuvre de la mesure restrictive.
De même, il est utile de construire un récit positif en montrant en quoi ces mesures permettent, une fois mises en place, d’améliorer concrètement le cadre de vie. À ce titre, la méthode de l’expérimentation est utile pour familiariser les citoyens à une nouvelle mesure, à l’image des « coronapistes » du Covid devenues par la suite des pistes cyclables pérennes après leur appropriation par les usagers. Elle laisse également le temps aux individus concernés de déployer des stratégies d’adaptation satisfaisantes, et aux pouvoirs publics de réorienter l’action si nécessaire.
Enfin, l’implication citoyenne à toutes les étapes du projet est un facteur clé de succès : consultation citoyenne, participation des associations et corps intermédiaires, dialogue, discussion et débat, voire référendum local… Il faut créer l’opportunité d’entendre tout autant les opposants que les soutiens, généralement plus silencieux.
Au fond, l’acceptabilité des mesures de réduction de la place de la voiture souligne l’importance de revivifier la démocratie locale et de donner davantage de place aux citoyens dans la prise de décisions sur les évolutions de leur ville.
Léa Wester est cheffe de projet chez 6t-bureau de recherche, qui a réalisé pour l'ADEME l'étude sur laquelle s'appuie cet article.
Nicolas Louvet est fondateur et directeur de 6t-bureau de recherche, qui a réalisé pour l'ADEME l'étude sur laquelle s'appuie cet article.
Mathieu Chassignet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.10.2024 à 16:44
Alain Karsenty, Économiste de l’environnement, chercheur et consultant international, Cirad
À la COP16 réunie en novembre 2024 en Colombie, il a été beaucoup question de « crédits biodiversité », comme possible instrument permettant de contribuer au financement de la biodiversité mondiale, besoin financier estimé à 200 milliards de dollars par an à l’horizon 2030, comme le prévoit la cible 19 du cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal. Mais un certain flou entoure ce qui est présenté comme un « instrument innovant », et le terme même de « crédits » est discuté, certains lui préférant celui de « certificats ». Ces crédits biodiversité sont inspirés des crédits carbone commercialisés sur le marché volontaire du même nom, crédits carbone dont l’efficacité a été fortement mise en doute par plusieurs études largement relayées par la presse internationale. De fortes oppositions se manifestent également du côté des ONG qui critiquent l’usage des instruments de marché dans le domaine de l’environnement, et reprennent volontiers l’expression ironique de la géographe américaine Kathleen McAfee « vendre la nature pour la sauver ».
La publication, à l’occasion de la COP16, de deux documents proposant des feuilles de route qui pourraient guider de futurs marchés volontaires de crédits ou de certificats biodiversité, est l’occasion d’y voir un peu plus clair. Le premier provient de L’IAPB (International Advisory Panel on Biodiversity Credits) né d’une initiative franco-britannique lancée en 2023 et co-présidée par l’ancienne haute fonctionnaire et femme politique Sylvie Goulard et la femme d’affaires Dame Amelia Fawcett. L’OBC (Organization for Biodiversity Certificate) est une initiative française lancée par aDryada et Le Printemps des Terres, soutenue par Carbone 4 et le MHHN.
L’économiste Alain Karsenty, membre du Conseil Scientifique de l’OBC, explique ce qui différencie ces deux approches et pourquoi il lui parait plus judicieux de donner la priorité à des instruments de contribution qui ne séparent plus les services écosystémiques mais les intègrent et les priorisent selon les besoins des territoires.
C’est une question de lexique qui cache des manières de voir bien différentes sur la façon la plus efficace de préserver la biodiversité en péril. Afin d’impliquer les acteurs économiques qui ont des impacts négatifs avérés sur les écosystèmes naturels, ou dont l’activité dépend du maintien de plusieurs dimensions de la biodiversité, mais aussi pour susciter d’autres financements privés, faut-il proposer des crédits ou bien des certificats biodiversité ? Ces derniers jours, deux acteurs majeurs ont précisé leur préférence en la matière.
Le document de l’IAPB « Framework for high integrity biodiversity credit markets », dévoilé le 28 octobre, privilégie, lui, le terme de crédit qui renvoie à une logique de compensation, même s’il propose in fine une palette d’option bien plus large que cela, ce qui génère donc, au final, une certaine ambiguïté. L’échelle d’action envisagée pour les actions de compensation est, délibérément, locale.
En d’autres termes, c’est la restauration d’un milieu naturel local similaire à celui dégradé qui est visée (ou des actions de conservation d’un habitat naturel menacé), et cela sans passer par des évaluations monétaires (on ne cherche pas à donner un prix à la nature ou aux services écosystémiques). Une règle commune aux différentes doctrines de la compensation règlementaire, en Europe ou en Amérique du Nord.
Cependant, en parlant également « d’investissement proactif au sein des chaînes d’approvisionnement », l’approche promue par l’IAPB dépasse la seule compensation locale, puisque sont également envisagées des contributions à l’effort collectif pour la biodiversité au sein ou en dehors de la chaîne de valeur de l’entreprise acquérant des crédits biodiversité (dépassant ainsi le cadre local de la compensation). C’est une dimension nouvelle, et cela entraîne des questions sur l’emploi du mot crédit, lequel renvoie directement à l’idée de compensation (puisqu’un crédit suppose un débit).
L’IAPB propose une approche fondée sur les coûts. En d’autres termes, le prix de vente initial de ces crédits sera déterminé d’abord par le coût des opérations pour restaurer ou conserver la biodiversité, afin d’éviter toute « monétisation de la biodiversité ». En outre, l’irréductible spécificité des différents écosystèmes est affirmée, puisqu’il n’y a pas d’unité de biodiversité standardisée. On ne peut donc pas échanger un crédit généré par la restauration d’une zone humide avec une unité liée à la plantation d’une haie vive.
Le cadre posé par l’IAPB n’est cependant pas très clair sur la possibilité, pour un acheteur, de revendre un crédit biodiversité sur un marché secondaire. L’IAPB indique seulement ne pas y être favorable « à ce stade » et en l’absence de garde-fous. Mais, en pratique, il semble difficile de pouvoir empêcher un acteur d’acheter les crédits qu’un projet aura générés, de ne pas communiquer dessus, et de les revendre ensuite (avec l’espoir d’une plus-value) à une entreprise qui souhaite valoriser son impact positif (claim) ou compenser des dommages intervenus dans sa chaîne de valeur ? Sur les marchés carbone volontaires, un crédit est « retiré » (du marché) quand il est affiché par une entité pour compenser (volontairement) ses émissions. Pour les crédits biodiversité, le crédit sera retiré quand il aura fait l’objet d’une communication publique (claim) de la part d’un des acheteurs, mais rien n’empêche qu’il soit échangé une ou plusieurs fois auparavant, sans communication.
Le principal risque avec un marché secondaire de crédits servant aux entreprises à communiquer sur leurs contributions, est le « double comptage », le fait qu’en l’absence d’un registre centralisé un même crédit revendu plusieurs fois serve à une communication abusive d’acheteurs successifs. En outre, une spéculation fondée sur une revente de crédits profitable aux seuls intermédiaires et non aux porteurs de projets et aux populations locales, poserait un problème éthique évident.
Les passages qui traitent du devoir des acheteurs de crédits biodiversité renvoient également très largement au cadre intellectuel de la compensation. L’IAPB rappelle le principe « Éviter, Réduire, Compenser » qui consiste pour une entreprise à ne recourir à la compensation, soit directement (compensation « à la demande », soit en acquérant des crédits biodiversité (compensation « par l’offre ») qu’en dernier recours, quand des impacts négatifs sur la biodiversité n’ont pu être ni évités, ni réduits. En cela, elle s’inspire largement des doctrines existantes en matière de compensation réglementaire.
Cependant, ce principe est rarement suivi : on « évite » rarement de faire un projet qui va créer des emplois et de la croissance du PIB, même si on sait que toutes les destructions occasionnées ne seront pas compensables. Dès lors, si dans les faits ces directives sont rarement suivies dans un marché réglementaire, qu’en sera-t-il avec un marché volontaire ? Le greenwashing sera difficilement évitable.
Au bout du compte, ce document de l’IAPB semble proposer au public une approche des crédits biodiversité volontaires assez similaire à ce qui existe déjà dans le cadre de la « compensation par l’offre », système existant dans plusieurs pays, et que la France a introduit officiellement en 2023 avec les SNCRR). Aux États-Unis, depuis les années 1980, des « mitigation banks », initient des actions de conservation ou de restauration d’habitats pour générer, bien avant que ne se produisent les dommages liés aux réalisations d’infrastructures, des crédits biodiversité spécifiques à différents types de milieux naturels (et donc non fongibles). Ces opérateurs, publics ou privés, les vendent ensuite aux entreprises qui doivent compenser leurs impacts. Les équivalences écologiques sont, tant du côté de l’offre de crédits que des obligations d’achat, étroitement supervisées par des consultants accrédités par les autorités environnementales. Le principal élément nouveau des crédits biodiversité évoqués par l’IAPB est qu’ils pourront servir également d’instruments de contribution.
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Toujours en écho à la COP 16 de Cali, l’Organization for Biodiversity Certificates (OBC) a, quant à elle, proposé une approche différente à travers un document dévoilé le 29 octobre, en parlant, non de crédits mais de certificats, afin de mettre au premier plan une logique de contribution à l’effort collectif de conservation et de restauration de la biodiversité mondiale.
Contrairement à l’IAPB, pour qui les résultats conditionnant l’émission des crédits doivent être mesurés par des « métriques » vérifiées par des organismes indépendants, l’OBC donne la priorité à la mise en œuvre de pratiques (agricoles, sylvicoles, pastorales…) qui sont, selon les scientifiques, les plus susceptibles d’avoir des impacts positifs sur la biodiversité dans un contexte donné. La priorité est donnée à la vérification par un tiers (utilisant la méthodologie OBC) des pratiques adoptées par les acteurs plutôt qu’à la mesure des résultats dans le cadre de telle ou telle métrique biodiversité (il en existe des dizaines, chacune avec ses points forts et ses points faibles).
L’avantage de cette approche est qu’elle réduit les coûts associés à la vérification systématique des indicateurs de biodiversité et qu’elle permet de financer la mise en œuvre de pratiques vertueuses sans attendre que des indicateurs de résultat soient mesurés, des mois ou des années plus tard. Son point faible, est qu’elle peut créer un risque pour l’acheteur, s’il s’avère que les pratiques adoptées ne donnent pas les résultats escomptés, du fait d’une prise en compte inadéquate du contexte ou d’autres facteurs. Les pratiques devront donc être identifiées en étroite collaboration avec les acteurs locaux, qui pourront apporter leur connaissance du contexte, et remises régulièrement à jour en fonction des résultats observés.
Qu’il s’agisse de biodiversité ou de carbone, n’est-il pas temps de dépasser ces approches désarticulées des contextes écologiques, et de penser enfin système et intégration ? L’intérêt de l’approche OBC est qu’elle est fondée sur les pratiques de gestion des milieux. Or, une pratique engendre simultanément une série d’effets sur plusieurs services écosystémiques, parfois en synergie, parfois contradictoires. Dès lors, à part empiler les financements au profit de certains projets, quelle est la logique d’avoir à la fois, pour une même action ou pratique de gestion, des crédits carbone, des crédits ou des certificats biodiversité, ou tout autre type d’unité liée à d’autres services écosystémiques ?
À lire aussi : Histoire des crédits carbone : vie et mort d'une fausse bonne idée ?
Une vision systémique et intégratrice de la problématique du financement volontaire des pratiques favorables aux écosystèmes devrait conduire à envisager, à l’avenir, une seule unité de contribution, qui pourrait s’appeler « certificat nature », portant à la fois sur le carbone, la qualité et la disponibilité de l’eau, la santé des sols, la biodiversité et les bénéfices apportés aux populations locales, pour parvenir, selon les contextes et les besoins des territoires, au meilleur équilibre entre les services écosystémiques et les attentes des populations locales.
Alain Karsenty est membre du Conseil scientifique de l'OBC (Organization for Biodiversity Certificates), membre du Conseil scientifique de la FNH (Fondation pour la Nature et l'Homme)
30.10.2024 à 16:44
Emmanuel Hache, Adjoint Scientifique au sein de la Direction Economie et Veille, Économiste et prospectiviste, IFP Énergies nouvelles
Candice Roche, Ingénieure économiste, IFP Énergies nouvelles
Louis-Marie Malbec, Économiste, IFP Énergies nouvelles
Vincent d’Herbemont, Ingénieur économiste, IFP Énergies nouvelles
Les programmes de Kamala Harris et de Donald Trump, en lice pour l’élection présidentielle américaine du 5 novembre, sont très différents. Mais malgré leurs divergences, tous les deux considèrent les énergies fossiles comme une des clés de l’indépendance énergétique des États-Unis.
En 1992, James Carville, conseiller de Bill Clinton à l’élection présidentielle américaine de 1992, est resté célèbre pour sa formule cinglante : « It’s the economy, stupid ! » (en français, « L’économie, il n’y a que cela qui compte ! »), devenue mot d’ordre de la campagne de Clinton. En cette nouvelle période électorale américaine, place à « It’s the energy dominance, stupid ! » : « il n’y a que la domination énergétique qui compte ».
Le 5 novembre prochain, les Américains vont choisir entre l’actuelle vice-présidente Kamala Harris et l’ancien président républicain Donald Trump. Alors que les États-Unis ont marqué leur retour comme puissance pétrolière et gazière depuis plus de deux décennies, les questions énergétiques et climatiques restent peu présentes dans la campagne.
Ce scrutinpourrait pourtant s’avérer crucial pour l’avenir du climat. En mars 2024, Carbone Brief estimait qu’une nouvelle présidence Trump ajouterait quatre milliards de tonnes de CO₂ dans l’atmosphère d’ici 2030 – soit l’équivalent des émissions cumulées de l’Union européenne (UE) et du Japon.
Kamala Harris porte une politique plus ambitieuse en matière environnementale que Trump, s’inscrivant dans la lignée des grands plans d’investissements de Biden, notamment l’Inflation Reduction Act (IRA). Pourtant, il existe des convergences inattendues entre leurs programmes autour de la question des énergies fossiles. Dans tous les cas, les résultats de l’élection vont impacter l’Europe, notamment pour ce qui est des échanges commerciaux d’énergie avec les États-Unis.
En cas de réélection, Donald Trump propose de poursuivre la politique proénergies fossiles qu’il a menée lors de son premier mandat. Résumé par le slogan « drill, baby, drill », son objectif est d’assurer l’indépendance énergétique du pays et de fournir de l’énergie peu chère aux Américains.
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Son programme énergétique se concentre sur l’augmentation de la production nationale d’hydrocarbures, notamment via l’exploitation des pétroles et gaz non conventionnels et l’ouverture de nouveaux champs destinés au forage. Rappelons qu’en 2017, il souhaitait également favoriser la réouverture des mines de charbon.
Trump revendique une nouvelle forme de domination énergétique (energy dominance) : plus que l’indépendance énergétique des États-Unis, il s’agit d’asseoir leur puissance sur les marchés internationaux de l’énergie. Pour cela, il propose de lever toutes les barrières réglementaires et environnementales afin d’augmenter les capacités de production de pétrole et de gaz. Il entend par exemple supprimer la taxe sur les émissions de méthane mise en place par Biden, qui vise les industries pétrolières et qui est comprise entre 900 à 1 500 dollars par tonne.
Un autre élément clé de la politique qu’il entend mener s’il est réélu est la mise sous tutelle des administrations chargées de la régulation de l’énergie (le Department of Energy, ou DoE) et de la protection de l’environnement (l’Environment Protection Agency, ou EPA). Lors de son premier mandat, Trump avait placé des proches à la tête de ces institutions, retardant par exemple l’adoption de standards plus ambitieux sur l’efficacité énergétique.
Longtemps opposé aux énergies renouvelables, Trump semble adopter une ligne un peu plus équilibrée en cette fin de campagne pour obtenir davantage de votes dans des territoires qui déploient de l’éolien et du solaire. En effet, la relation du camp républicain aux énergies renouvelables est ambiguë. Publiquement, les républicains affichent un soutien décroissant envers les énergies renouvelables. En 2024, ils ne sont plus que 38 % à considérer le développement des énergies bas-carbone comme prioritaire par rapport aux énergies fossiles, contre 65 % en 2020.
L’expression Green scam, utilisée par Trump pour qualifier les subventions aux technologies bas-carbone, illustre bien ce phénomène. Cependant, plusieurs États républicains sont en tête du classement en termes de capacité de production éolienne (Texas, Iowa, Oklahoma, Kansas) et solaire (Texas, Floride) et bénéficient des retombées économiques de ces énergies. Ils ont aussi été de gros bénéficiaires des subventions données dans le cadre de l’IRA de Biden.
Cela pourrait expliquer pourquoi Trump a assoupli sa position, en cette fin de campagne, se déclarant désormais « big fan » de l’énergie solaire. Toutefois, il est assez probable que Trump réduise, voire supprime tout simplement certaines aides aux secteurs des technologies bas-carbone, comme celui des voitures électriques.
Ce programme se fera bien sûr aux dépens des politiques internationales de lutte contre le changement climatique, qu’il estime être des freins à l’économie américaine. Comme en 2017, il est probable que Trump, s’il est réélu, sorte à nouveau de l’accord de Paris, et qu’il fasse des instances multilatérales sur le climat ou sur des questions commerciales (en favorisant les politiques protectionnistes), un cheval de bataille de son nouveau mandat.
De son côté, le programme de Kamala Harris s’inscrit dans la continuité des politiques énergétiques et climatiques initiées par Joe Biden, avec un accent sur la transition énergétique et le développement des technologies bas-carbone.
Le programme phare de l’administration Biden, l’Inflation Reduction Act (IRA), est au cœur des propositions de Harris. Ce programme ambitionne de réduire les émissions de GES américaines de 43 % à 49 % d’ici 2035. Il inclut des investissements massifs dans les infrastructures bas-carbone, l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, mais aussi dans le captage et le stockage du carbone, qui devraient se poursuivre avec Harris.
Contrairement à Trump, Harris prévoit de renforcer les réglementations environnementales, notamment sur les émissions de méthane, et de maintenir les subventions à l’achat pour les véhicules électriques (VE) – bien qu’elle ne se soit pas prononcée pour une interdiction des véhicules thermiques.
Si Harris affiche un soutien à la transition énergétique, elle doit aussi rassurer les électeurs des bassins d’hydrocarbures qui dépendent de ces industries pour leur emploi et leur économie. En effet, le secteur de l’extraction pétrolière et gazière représente 1,2 % du PIB américain et l’ensemble des énergies carbonées plus de 4,8 millions d’emplois (58 % des emplois totaux du secteur de l’énergie). La Pennsylvanie, considérée comme un Swing State capable de faire basculer l’élection, est le deuxième État producteur de gaz américain, et espère bien exporter son gaz vers l’Europe.
Ainsi, Harris a beaucoup nuancé ses positions sur l’industrie pétrolière et gazière pendant cette campagne. Si en 2019 elle proposait de bannir la fracturation hydraulique, elle considère désormais que c’est une technologie clé dans l’indépendance énergétique américaine. Elle n’a pas non plus repris à son compte la proposition de campagne des démocrates de 2020 qui souhaitaient interdire l’ouverture de nouvelles terres fédérales au forage d’hydrocarbures. Son programme repose ainsi sur une accélération du déploiement des énergies renouvelables, tout en poursuivant le soutien à l’industrie des hydrocarbures pour répondre aux besoins de sécurité énergétique du pays.
Cela se traduit par un équilibre délicat entre la nécessité de réduire les émissions de GES et le maintien d’une production nationale d’énergies fossiles.
Malgré les différences idéologiques et programmatiques, Harris et Trump reconnaissent la nécessité de maintenir une production nationale d’hydrocarbures. Les États-Unis restent la première économie mondiale en matière de produit intérieur brut (PIB) – 26 % du PIB en dollars courants selon la Banque mondiale en 2023 – mais également le premier producteur mondial de pétrole et de gaz, le premier détenteur de réserves de charbon et le deuxième émetteur mondial de GES, selon la dernière édition de l’Energy Institute Statistical Review of World Energy.
Pour Donald Trump, il s’agit de garantir la suprématie américaine sur le marché mondial de l’énergie, tandis que pour Kamala Harris, cette production est vue comme essentielle à la sécurité énergétique du pays dans un contexte géopolitique tendu.
En effet, la guerre en Ukraine et les tensions avec la Chine ont mis en lumière la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement internationales, notamment dans le domaine énergétique. Ensuite, malgré la rhétorique anti-climat de Trump, plusieurs États républicains sont, dans les faits, des leaders de la production d’énergies renouvelables. Ces projets se sont développés davantage pour des raisons économiques que climatiques, et ils devraient se poursuivre, peu importe la couleur politique du futur Président.
Trump et Harris ont donc deux méthodes distinctes, mais leur objectif stratégique reste le même : sécuriser les approvisionnements américains grâce aux hydrocarbures.
Pour Trump, cela passe par une dérégulation massive du secteur pétrolier et gazier, une suppression des normes environnementales, l’augmentation de la production domestique et l’établissement d’une position dominante sur les marchés de l’énergie.
Pour Harris, cela passe par un mix énergétique diversifié, composé d’énergies renouvelables et d’énergies fossiles, du financement de technologies bas-carbone, du maintien de la fracturation hydraulique, et de la subordination des objectifs climatiques à la sécurisation énergétique nationale.
Autrement dit, peu importe les résultats des élections américaines en novembre prochain, les énergies fossiles resteront au cœur du mix énergétique américain.
De ce fait, les résultats des élections présidentielles pourraient bien influencer la relation et les échanges énergétiques entre l’Europe et les États-Unis. Au dernier trimestre 2023, l’Europe a importé 17 % de son pétrole et 5 0 % de son LNG depuis les États-Unis, ce qui fait du géant américain un partenaire incontournable.
Quelle que soit l’issue des élections, des interrogations subsistent sur le soutien américain en matière d’exportations de LNG vers l’Europe. Le maintien de la pause de ces exportations, décidé sous Biden, pourrait à nouveau provoquer une situation délicate à court terme pour le continent européen. Considéré comme « top priority » du camp Trump, le développement de la dynamique d’exportations pourrait être plus lent avec Harris.
En cas de sortie de l’accord de Paris, Bruxelles devra arbitrer entre la coopération avec un allié stratégique et son propre agenda climatique mis en péril par les choix profossiles de Trump. L’Europe ne pourrait probablement plus compter sur la coopération américaine concernant l’approvisionnement en métaux critiques – coopération qui avait été institutionnalisée avec le Mineral Security Partnership de Biden.
En cas de victoire de Kamala Harris, l’Europe et les États-Unis seraient davantage alignés en matière de transition énergétique. Toutefois, le financement massif accordé aux énergies et aux technologies bas-carbone américaines pourrait aussi représenter une concurrence accrue pour les industries européennes, notamment dans le secteur automobile. Ainsi, si la victoire de Kamala Harris offrirait plus de perspectives de coopération, ces élections américaines soulignent les menaces qui pèsent sur la sécurité énergétique européenne, et le besoin de développer un nouveau système plus résilient.
À lire aussi : Présidentielle américaine : que retenir du bilan environnemental de Joe Biden ?
Emmanuel Hache est Adjoint Scientifique de la Direction Economie et Veille d'IFP Energies nouvelles, Economiste et prospectiviste, il est également chercheur associé au laboratoire Economix de l’université Paris Nanterre et directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR) pour le projet GENERATE (Géopolitique des énergies renouvelables et analyse prospective de la transition énergétique) entre 2018 et 2020 et pour le projet GET MORE H2 (Géopolitique de la Transition énergétique et Modélisation mondiale économique et sociale des technologies de production d’hydrogène) entre 2023 et 2027.
Candice Roche, Louis-Marie Malbec et Vincent d’Herbemont ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
28.10.2024 à 16:54
Luc Aquilina, Professeur en sciences de l’environnement, Université de Rennes 1 - Université de Rennes
Catherine Jeandel, Océanologue et géochimiste, directrice de recherche au CNRS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Clément Poirier, Chercheur en sciences de la terre, Université de Caen Normandie
Clément Roques, Chercheur en hydrologie, Université de Neuchâtel
Jacques Grinevald, Professeur honoraire, épistémologue et historien du développement scientifique et technologique,, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Jan Zalasiewicz, Professor of Palaeobiology, University of Leicester
Jérôme Gaillardet, Professeur de sciences de la Terre à l'Institut de Physique du Globe de Paris et chargé de cours à Sciences Po Paris, Institut de physique du globe de Paris (IPGP)
Martin J. Head, Professor of Earth Sciences, Brock University
Michel Magny, Directeur de recherche émérite , Université de Franche-Comté – UBFC
Nathanaël Wallenhorst, Professeur, Doyen de la Faculté d'Education, UCO, Chercheur au LIRFE et associé au LISEC, Université de Haute-Alsace (UHA)
Simon Turner, Senior Research Fellow in Geography, UCL
Même si le groupe de travail de la Commission internationale de stratigraphie a refusé la proposition de créer une nouvelle période géologique nommée anthropocène, le débat n’est pas clos pour autant. Le concept reste précieux pour décrire notre époque, et permet de fédérer des communautés scientifiques distinctes.
Les géologues découpent l’histoire de la Terre en « tranches de temps » chronologiques qu’on appelle la « chronostratigraphie ». Depuis 20 ans, l’observation de l’impact des activités humaines sur le système Terre a conduit à penser que nous étions entrés dans une nouvelle époque géologique : l’anthropocène.
La définition de cette dernière a fait l’objet d’un groupe de travail créé au sein de la Commission internationale de stratigraphie (CIS), l’instance qui décide de la chronologie géologique. La proposition du groupe de travail de créer une nouvelle époque à partir de 1952 a été refusée par la CIS le 5 mars 2024.
Nous ne reprendrons pas ici le détail des arguments techniques sur lesquels se base ce refus. Ils ont été contrés un à un, par le groupe de travail sur l’anthropocène, puis par des chercheurs extérieurs – et cela à plusieurs reprises.
Notre question est : le débat est-il clos ? La réponse que viennent d’apporter plus de 50 scientifiques dans la revue Nature est : non !
Au-delà de la communauté stratigraphique, le concept d’anthropocène est reconnu par plusieurs communautés. Il est couramment repris par l’ensemble des scientifiques qui travaillent sur le « système Terre » (géologues, climatologues, hydrologues, écologues, pédologues…). Il est devenu un cadre très utilisé par les sciences humaines et sociales.
Plus largement, le concept a dépassé la sphère des scientifiques pour se répandre dans les médias, le langage politique et territorial. C’est, enfin, un puissant ressort artistique.
Surtout, pour ces nombreuses communautés, l’anthropocène est devenu un concept capital, agrégateur de sciences éloignées les unes des autres. C’est devenu une matrice pour penser le monde de façon renouvelée et pour envisager de nouvelles méthodes de faire de la science, de l’art et des politiques publiques.
Malgré la décision de la CIS, l’anthropocène continuera donc à vivre au sein de ces communautés.
À lire aussi : L’anthropocène, mort et enterré pour les géologues ? Et s’il survivait malgré tout ?
Les unités de temps chronostratigraphiques (notamment les périodes subdivisées en époques) ont fait l’objet de nombreuses discussions par le passé. Récemment, les limites du Quaternaire ou de l’Holocène, nos périodes et époques actuelles, ont été modifiées sans que les unités en elles-mêmes soient remises en question. Ce sont des caractéristiques relativement homogènes qui vont déterminer ces unités de temps géologique.
Pour les temps très anciens, à l’échelle de la centaine de millions d’années, ces caractéristiques sont connues à un niveau de détail relativement faible. Plus on s’approche de notre présent, plus on dispose de données : ces unités de temps deviennent beaucoup plus courtes. Elles sont également caractérisées par des paramètres plus précis. Ainsi l’Holocène – la période actuelle – se définit, entre autres, par une gamme étroite de températures et de compositions de l’atmosphère et de l’océan.
Or, depuis la révolution industrielle et surtout depuis l’après-guerre, les températures, tout comme la composition de l’atmosphère, ont varié de façon extrêmement rapide. Nous sommes sortis des gammes de variation habituelles de ces paramètres durant l’Holocène, comme le montre la partie tout à droite sur le graphe ci-dessous.
Au-delà de ces seuls marqueurs, les activités humaines sont à l’origine de l’apparition de nombreux polluants. Les plastiques, par exemple,ont fini par s’incorporer dans les sédiments qui se déposent au fond des lacs et des océans depuis quelques dizaines d’années.
Les tests nucléaires ont augmenté la concentration d’éléments radioactifs dans l’atmosphère et dans l’enregistrement sédimentaire. Ce sont ces marqueurs radioactifs qui ont conduit à faire débuter l’anthropocène en 1952, l’année de la première explosion aérienne d’une bombe à hydrogène.
Avant la proposition du groupe de travail à la CIS, la question de la date de début de l’anthropocène avait déjà fait l’objet de débats et de plusieurs propositions. En effet, on peut retracer les influences des activités humaines plus loin en arrière. Quand Paul Crutzen, prix Nobel de chimie a proposé l’idée d’anthropocène en 2000, il estimait que cette nouvelle époque pouvait être datée au début de l’industrialisation liée à l’utilisation du charbon, à la fin du XVIIIᵉ siècle.
Si le groupe de travail sur l’anthropocène n’a pas retenu ces dates, c’est qu’il s’est attaché à caractériser le moment où les activités humaines ont fortement, dramatiquement et, pour partie, irrémédiablement transformé les conditions de l’habitabilité de notre planète.
Les dates précédemment évoquées sont des signes avant-coureurs d’une croissance exponentielle de notre impact, dont on retrouve les traces indubitables dans notre environnement et les enregistrements géologiques après la Seconde Guerre mondiale. Quel que soit le paramètre envisagé (composition de l’atmosphère, températures, cycle du carbone, impacts sur la biodiversité, modifications du cycle de l’eau, explosion de la production alimentaire et du tourisme, développement de la consommation de biens matériels…) l’évolution montre une rupture majeure à partir des années 1950, et des taux de progression actuels que rien ne semble pouvoir enrayer.
Depuis 2007, on décrit ce demi-siècle comme celui de la « Grande Accélération ». En quelques dizaines d’années, les variations ont largement dépassé les fluctuations des derniers millénaires et plus encore, celles de toute l’époque de l’Holocène, qui a début il y a plus de 10 000 ans. Nombre de travaux scientifiques l’ont montré, ces progressions nous entraînent vers des conditions non durables.
Nous sortons d’un contexte bioclimatique favorable à la vie humaine pour entrer dans un contexte où les processus d’emballement climatique et d’effondrement des écosystèmes fragilisent les conditions de la vie humaine en société. Concrètement, nous entrons dans un monde où les ressources viennent à manquer, où les températures deviennent extrêmes au point de rendre inhabitables des régions aujourd’hui peuplées.
Il existe donc bien un consensus au sein du groupe de travail sur l’anthropocène : la date de début de l’anthropocène ne marque pas le début de l’influence des activités humaines, mais le moment où ces activités ont clairement fait sortir la planète des conditions d’habitabilité de l’Holocène, le moment où elles ont commencé à faire dérailler le train.
Bien que l’anthropocène ait débuté il y a moins d’un siècle, les bouleversements qu’il entérine sont majeurs et auront des répercussions pour certaines définitives : les espèces disparues ne réapparaitront pas. De même pour les glaciers, le risque est fort que la fonte déjà engagée des inlandsis du Groenland et de l’Antarctique soit un processus irréversible qui nous conduira à un monde très éloigné de l’Holocène, et pour longtemps.
Au-delà des discussions sur la date de son commencement, le concept d’anthropocène marque le début d’une rupture. Cette rupture affecte aussi profondément nos sociétés qui ont vu s’étendre le capitalisme, le socialisme et l’ultralibéralisme.
D’un côté, les structures internationales progressivement mises en place au cours de ces transformations ont permis l’émancipation des femmes et les programmes de lutte contre la pauvreté. De l’autre, les développements technologiques, couplés à la libéralisation du commerce, ont conduit à une démultiplication de nos activités économiques. En réalité, la mondialisation a exacerbé l’exploitation, la transformation et l’exportation des ressources.
Ce faisant, elle a généralisé – et considérablement accru – les inégalités entre une fraction – très majoritaire – de la population humaine qui reste profondément démunie, et une petite fraction qui s’est grandement enrichie. Cette même fraction minoritaire se trouve à l’origine de la majeure partie des transformations actuelles.
D’autres travaux ont également souligné que cette capacité d’exploitation sans freins résulte de formes particulières de considération de l’autre, qu’il s’agisse d’êtres humains ou non humains.
L’anthropocène est donc aussi le symbole de questions d’ordre social, économique, anthropologique, juridique ou philosophique, tout comme une question citoyenne. Et c’est bien ce qui rend le concept d’anthropocène à la fois passionnant et conflictuel ! L’anthropocène souligne la brutalité d’une société extractive, exploitant les ressources et les êtres humains ; une société qui nous a conduits au bord du gouffre.
Le progrès et la modernité ont occulté ou détruit les cultures des peuples premiers, les écosystèmes, les liens, l’attachement avec les non-humains tout comme la solidarité entre les humains. Aux yeux de sociétés restées immergées dans leur environnement initial et riches d’un entrelacs de relations humaines, notre modernité constitue une forme d’aveuglement et de violence inégalés.
Ainsi, l’anthropocène nous condamne à questionner nos relations à plusieurs niveaux.
D’abord à l’espace et au temps, et c’est pour partie le problème des chronostratigraphes,
Puis notre rapport au vivant (c’est l’affaire de certains chasseurs et lotisseurs),
et enfin notre rapport à l’être humain (c’est ce qui oppose notamment les peuples premiers, les pays les plus pauvres déjà victimes du changement climatique aux sociétés et nations industrialisées dominantes).
Nous, scientifiques qui travaillons sur l’évolution récente de notre planète et en particulier de sa pellicule la plus superficielle, la zone critique, l’atmosphère ou l’océan, nous voyons dans le concept d’anthropocène une formidable opportunité de mieux comprendre, toutes sciences confondues, le monde qui nous entoure.
Il s’agit ni plus ni moins que d’inventer une science nouvelle, tout comme il s’agit d’inventer une société nouvelle. On peut comprendre que cela effraie nombre de nos collègues, et nombre de nos concitoyens, mais c’est bien de cet enjeu que l’anthropocène est le nom.
Les projets dont Luc Aquilina est responsable ont reçu les financements suivants : de la métropole de Rennes et de la structure Eau du Bassin Rennais dans le cadre de la Chaire Eaux et territoires (https://fondation.univ-rennes.fr/chaire-eaux-et-territoires), de la Région Bretagne dans le cadre du projet Quasipa, de l'Agence de l'Eau Seine Normandie, de la DREAL Normandie, de la Région Normandie et de collectivités territoriales de Normandie dans le cadre du programme de Recherches Rivages normands 2100 (https://osur.univ-rennes.fr/rivagesnormands2100).
Clément Roques a reçu des financements de la Métropole de Rennes et du programme de financement Interreg Espace Alpin (coordinateur du projet Waterwise 2024-2027).
Simon Turner a été secrétaire du groupe de travail sur l'anthropocène (AWG) de la sous-commission de stratigraphie quaternaire (SQS). Il est actuellement secrétaire de l'AWG non affilié à la SQS. Il a reçu un financement de la Haus der Kulturen der Welt, Berlin 2020-2022 en tant que coordinateur scientifique du programme d'études sur l'anthropocène.
Catherine Jeandel, Clément Poirier, Jacques Grinevald, Jan Zalasiewicz, Jérôme Gaillardet, Martin J. Head, Michel Magny et Nathanaël Wallenhorst ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
27.10.2024 à 11:09
Ruxandra Pavelchievici, Maître de conférences en civilisation américaine, Université Côte d’Azur
Alors que l’élection présidentielle américaine du 5 novembre doit voir l’élection du successeur de Joe Biden se pose la question du bilan environnemental de l’actuel président des États-Unis. Retour dans l’accord de Paris, vaste plan d’investissement vert… Le contraste avec son prédécesseur, Donald Trump, est saisissant. Pour autant, il reste difficile, aux États-Unis, de se détacher de l’industrie fossile, et les défenseurs de l’environnement ne digèrent pas certaines décisions.
Deuxième émetteur de gaz à effet de serre mondial, les États-Unis ont un rôle essentiel à jouer dans la construction d’une trajectoire climatique plus désirable. Et cela d’autant plus que la politique environnementale qui y est conduite a une incidence au-delà des frontières.
Les quatre années de présidence Biden qui viennent de s’écouler ont vu les États-Unis revenir dans la discussion mondiale sur le climat : d’abord en rejoignant à nouveau les États signataires de l’accord de Paris, puis en mettant en place une politique environnementale plus ambitieuse.
Alors que l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 va voir s’opposer Kamala Harris, vice-présidente actuelle de Joe Biden, avec l’ancien président Donald Trump, la question du bilan environnemental du mandat Biden se pose. Celui-ci est critiqué : malgré des retombées positives, il reste difficile, dans le contexte américain, de se détacher des énergies fossiles et des intérêts privés.
L’administration Biden a fondé sa politique environnementale sur une vision renouvelée du rapport entre l’exécutif et la science, diamétralement opposée à celle qui l’a précédée sous la présidence Trump.
Outre le retrait des États-Unis de l’accord de Paris ainsi que la nomination du climatosceptique Scott Pruitt à la tête de l’Agence nationale de protection de l’environnement américaine (EPA), l’administration Trump a fréquemment ignoré ou minimisé les appels de la communauté scientifique à instaurer des réglementations plus protectrices de la santé publique ou de l’environnement.
Au contraire, les actions destinées à dresser des obstacles contre la recherche scientifique ou à en discréditer les résultats ont été multipliées. Le projet universitaire Silencing Science Tracker a ainsi recensé 346 actions hostiles à la science émanant de l’État fédéral entre le 8 novembre 2016, date de l’élection de Donald Trump, et le 20 janvier 2021, date de l’investiture de Joe Biden.
Le simple fait que l’administration Biden, contrairement à l’administration Trump, reconnaisse la réalité scientifique du changement climatique est une nette évolution. Quelques jours avant son investiture, Joe Biden s’est distingué de son prédécesseur, en annonçant que :
« la science [serait] toujours au premier plan au sein de [son] administration » et que toutes les actions se devaient d’être « fondées sur la science, les faits et la vérité. »
Pour la première fois dans l’histoire des États-Unis le Conseiller scientifique du président a également été placé au rang ministériel. Dès son entrée en fonction, le président Biden a également signé le retour des États-Unis dans l’accord de Paris.
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De quoi placer la question climatique cœur de la politique intérieure et extérieure, rappelant la pertinence de la diplomatie climatique, et cela alors même que les États-Unis sont le deuxième pays le plus émetteur de gaz à effet de serre.
Le mandat de Biden a été marqué par l’héritage de Franklin D. Roosevelt (à la tête des États-Unis de 1933 à 1945), qui concevait l’investissement de l’État fédéral comme un puissant levier, tant pour l’économie que pour la protection de l’environnement. Les investissements réalisés sous l’administration Biden se situent également dans le prolongement de l’American Recovery and Reinvestment Act de 2009, programme de relance voté sous l’administration Obama, qui comportait un volet environnemental notable.
La politique environnementale de l’administration Biden se caractérise, elle aussi, par une volonté de mieux protéger l’environnement et d’améliorer l’efficacité énergétique, grâce à l’engagement financier de l’État fédéral et à la création d’emplois.
La promulgation de deux lois majeures a permis des mesures d’une ampleur et d’une portée inédites. Elles reposent toutes deux sur le principe d’une transition énergétique accomplie en subventionnant la décarbonation plutôt que par la tarification du carbone. Il s’agit de :
l’Infrastructure Investment and Jobs Act (2021), également connu sous le nom de Bipartisan Infrastructure Law). Elle vise à investir dans la protection des personnes vis-à-vis des catastrophes naturelles découlant du changement climatique et dans les infrastructures d’« énergies propres ». Cet investissement concernait ainsi les transports publics et fluviaux à faible émission, les véhicules électriques, l’assainissement des eaux ainsi que sur la production d’électricité par hydrogène. Le niveau total des investissement est sans précédent : 1 200 milliards de dollars.
et l’Inflation Reduction Act (2022), qui renforce les dispositifs de promotion des énergies propres. L’enjeu était de créer des emplois tout en réduisant les coûts pour les consommateurs. Le montant total, qui s’élève à 400 milliards de dollars, se répartit entre les investissements directs de l’État fédéral d’une part, et les incitations financières à l’investissement (crédits d’impôt, subventions, garanties d’emprunt notamment) et dans certains cas, des incitations directes d’autre part.
Entre le second semestre de l’année 2022 et le second semestre de l’année 2023, l’investissement dans les technologies et infrastructures propres a ainsi atteint 493 milliards de dollars, soit une augmentation de 71 % par rapport aux deux années précédant l’entrée en vigueur de la loi, avec un niveau d’investissement privé cinq à six fois supérieur à celui de l’investissement public. Depuis le second semestre de l’année 2023, il a encore augmenté de près de 50 % et dépassé le niveau des investissements dans la production de pétrole et de gaz.
Effet conjoint de ces lois, le secteur de l’énergie propre a créé 149 000 emplois, soit plus de la moitié des nouveaux emplois de la totalité du secteur de l’énergie, avec une augmentation deux fois plus rapide que le secteur de l’énergie et que l’économie américaine dans son ensemble. Les effets macroéconomiques de ces dispositions sont donc tangibles.
Mais leurs bénéfices strictement environnementaux, eux, sont plus difficiles à évaluer, car ils sont formulés en termes d’objectifs à atteindre à l’horizon 2030 voire 2050 : l’un des principaux objectifs est de réduire les émissions de carbone de 40 % d’ici 2030. Et de fait, les estimations à l’horizon 2050 indiquent un effet bénéfique de l’Inflation Reduction Act, avec 21 milliards de tonnes équivalent CO₂ évitées par rapport à un scénario où cette loi ne serait pas en vigueur.
Cette loi fait surtout l’objet de contestations aux yeux des défenseurs de l’environnement. Ceci en raison d’une disposition selon laquelle le Département de l’intérieur des États-Unis, en charge des terres fédérales, des ressources naturelles et du patrimoine naturel, est tenu de proposer des licences d’exploitation des hydrocarbures sur une surface minimale des terres fédérales et des zones de haute mer avant de pouvoir y délivrer des licences d’exploitation pour les énergies solaire et éolienne.
Cet élément de compromis avec l’industrie fossile résulte de l’influence de Joe Manchin, sénateur démocrate de Virginie-Occidentale et défenseur des intérêts du secteur de l’énergie fossile.
Dans le cadre de cette disposition, le plan quinquennal de l’État fédéral en septembre 2023 a ainsi délivré trois licences d’exploitation de gaz et de pétrole dans le golfe du Mexique en 2025, 2027 et 2029
Le Département de l’intérieur des États-Unis a argué qu’il s’agissait du plus faible nombre historique de licences de ce type accordées, ainsi que du plus petit nombre lui permettant de multiplier des licences d’exploitation de l’énergie éolienne d’ici 2030. Sans pour autant convaincre les défenseurs de l’environnement.).
L’État fédéral a d’ailleurs augmenté les taxes sur le forage et l’extraction minière sur les terrains publics afin de responsabiliser davantage l’industrie pétrolière.
Toutefois, les mesures prises ne sont pas parvenues à contrebalancer l’effet des innovations dans le domaine de la fracturation hydraulique. Les États-Unis restent au premier rang des pays producteurs de pétrole.
À lire aussi : La filière pétrolière française que tout le monde avait oubliée
L’autorisation du projet Willow confirme la difficulté de l’administration Biden à prendre ses distances vis-à-vis de l’industrie des hydrocarbures.
Ce projet permettra à l’entreprise texane ConocoPhillips d’effectuer des forages pétroliers sur les terres fédérales de l’Alaska et, selon les estimations, sera à l’origine de l’émission de 277 millions de tonnes de CO₂ supplémentaires d’ici une trentaine d’années.
Bien sûr, des inquiétudes d’ordre géopolitique, notamment liées à la guerre entre la Russie et l’Ukraine et aux tensions sur le marché du pétrole en Europe. Mais cette autorisation, qui dénote avec les promesses de campagne de Joe Biden, a été perçue par l’opinion publique comme le signe que le profit prévalait sur la responsabilité environnementale.
Reste à savoir dans quelle mesure ce bilan conditionnera les résultats du scrutin présidentiel américain du 5 novembre prochain. Celui-ci sera non seulement crucial pour la transition énergétique aux États-Unis, mais également pour le monde entier, tant la vision des candidats Trump et Harris diffère.
En cas de victoire, Donald Trump remettrait l’accent sur les énergies fossiles. Il compte également défaire massivement les réglementations environnementales et réduire des politiques de soutien aux énergies renouvelables. Il ferait également de nouveau sortir les États-Unis de l’accord de Paris. La majorité conservatrice de la Cour suprême ainsi que des cours fédérales lui conférerait un avantage pour le faire. Au Congrès toutefois, sa marge de manœuvre resterait limitée par l’existence des deux lois majeures citées précédemment.
Kamala Harris, actuelle vice-présidente de l’administration Biden, quant à elle, a placé le volet environnemental de son programme dans la continuité de celui de Joe Biden. Son parcours personnel en tant que procureur et Sénateur de Californie atteste son expérience en matière de « justice environnementale ».
Des compétences qu’elle devra sans doute allier, si elle est élue, à des qualités de négociatrice avec cet autre acteur majeur de la scène mondiale, la Chine.
Ruxandra Pavelchievici ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.10.2024 à 15:34
Frédéric Héran, Économiste des transports et urbaniste émérite, Université de Lille
C’est un argument que l’on a beaucoup entendu depuis la mort de Paul, cycliste de 27 ans tué sur une piste cyclable par un automobiliste en SUV le 15 octobre à Paris : les cyclistes ne respecteraient pas le code de la route. Et s’ils ont des accidents, ils n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Mais est-ce vraiment le cas ? A-t-on raison de mettre sur le même plan les autos, les bus, les camions et les cyclistes ?
Depuis la mort de Paul, cycliste de 27 ans tué sur une piste cyclable par un automobiliste en SUV le 15 octobre à Paris, on entend de plus belle l’argument selon lequel les cyclistes ne respecteraient pas le code de la route. S’ils ont des accidents, ils n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes.
Ce raisonnement simpliste oublie que si les cyclistes prennent parfois des libertés avec le code, c’est avant tout pour assurer leur sécurité en se protégeant des voitures, des bus et des camions.
Car, s’il est le même pour tout le monde, le code de la route a d’abord été conçu pour les automobilistes et prend insuffisamment en compte les spécificités des déplacements à vélo. Même constat pour l’aménagement de la voirie.
En l’absence d’aménagement cyclable, il peut être préférable pour un cycliste de remonter les files de véhicules à l’arrêt (c’est pourtant interdit) jusqu’au feu rouge ou même au-delà de la ligne de feu, pour se placer bien visible à l’avant.
L’enjeu ? Éviter de démarrer avec les automobiles, les bus et les poids lourds quand le feu passe au vert en risquant d’être accroché ou renversé lors de sa recherche d’équilibre.
Ou même, dans un petit carrefour à feux, le cycliste a parfois intérêt à considérer le feu rouge comme un cédez-le-passage, afin d’éviter de se retrouver, quand le feu passe au vert, piégé au milieu du trafic qui redémarre.
Si un couloir de bus est interdit aux cycles, mieux vaut rester à droite dans le couloir, plutôt qu’être coincé entre des voitures sur sa gauche et des bus sur sa droite.
En l’absence de sas à un carrefour ou quand celui-ci est indûment occupé, le cycliste est contraint de se placer devant les véhicules motorisés, au-delà de la ligne de feu, s’il veut être bien repéré.
Dans d’autres circonstances, le cycliste ne peut que chercher à s’éloigner à tout prix d’un trafic rapide et intense faute d’aménagements cyclables, surtout s’il a un enfant sur le porte-bagage ou une charge à porter qui le rend moins mobile. Il pourra préférer prendre un sens interdit pour contourner tel axe encombré ou même rouler sur le trottoir (à petite vitesse et en respectant au mieux les piétons, SVP !).
Dans certains cas enfin, quelques manœuvres judicieuses peuvent s’avérer bien plus sûres pour un cycliste que ce que prévoit le code. Ainsi, il peut être préférable, pour tourner à gauche, d’emprunter les passages piétons à vélo (là aussi, à petite vitesse, SVP !), plutôt que de se retrouver en danger au milieu du carrefour, frôlé par les voitures et les camions.
En tout cas, le cycliste a toujours intérêt à prendre toute sa place plutôt qu’à respecter strictement le code de la route.
Le code de la route ne sert-il donc à rien pour les cyclistes ? Bien sûr que si, et de nombreuses règles fondamentales demeurent fort utiles : avoir un vélo en bon état, être bien visible de nuit, se remette en file à l’approche d’un véhicule, etc.
En fait, à côté des règles explicites du code, souvent mal adaptées aux cyclistes, il existe de nombreuses règles implicites, c’est-à-dire non écrites, que tout usager doit apprendre à connaître pour se tirer sans dommage des situations les plus critiques.
Or, ceux qui ne font jamais de vélo ignorent tout de ces règles ou ne veulent guère admettre qu’elles sont essentielles. La principale règle implicite pour les modes actifs consiste à douter du bon respect du code par les usagers motorisés.
Si un cycliste ou un piéton a la priorité à un carrefour, y compris grâce à un feu de signalisation, il ne doit surtout pas s’engager sans regarder auparavant si un véhicule arrive et sans s’être assuré d’avoir été repéré par les autres véhicules. De même, un cycliste ne peut considérer que tout automobiliste fera attention en ouvrant sa portière côté chaussée ou qu’il respectera le mètre réglementaire en zone urbaine pour doubler dans une rue étroite ou encore qu’il ne lui coupera pas la route en sortant d’un giratoire.
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Pourquoi un tel décalage entre ce que préconise le code de la route et la pratique des cyclistes et des piétons ? La principale raison, c’est que les rédacteurs du code et plus généralement les autorités ou encore les statisticiens ont tendance à mettre tous les modes de déplacement sur le même plan, comme s’ils avaient les mêmes caractéristiques.
À l’origine en effet, le code de la route (son nom l’exprime bien) a d’abord été conçu en 1921 pour les automobilistes, puis son champ d’application a été élargi aux autres usagers, comme s’ils étaient tous semblables.
À lire aussi : Le vélo peut-il se développer hors des grandes villes ?
Pourtant, les divers usagers de la rue – et plus encore de la route – sont très différents. Ils n’ont pas du tout la même masse, ni la même vitesse et donc pas la même énergie cinétique. Une voiture qui roule à seulement 30 km/h a déjà une énergie cinétique 60 fois supérieure à celle d’un cycliste qui circule à 15 km/h. Et de fait, on n’a jamais vu un cycliste renverser une voiture.
Les cyclistes ont encore bien d’autres caractéristiques particulières qui engendrent des comportements spécifiques :
N’ayant pas de carrosserie, ils savent qu’ils sont vulnérables.
Ils se déplacent à la force de leurs muscles, ce qui les amène à économiser sans cesse leurs efforts, en s’arrêtant le moins possible et en évitant les détours et les pentes.
N’ayant pas de montants de toit qui masquent la visibilité ni d’habitacle qui étouffe les bruits de la rue, ils détectent facilement les véhicules en approche sans avoir besoin de s’arrêter complètement.
Leur gabarit étant réduit, ils se faufilent aisément dans le trafic, mais pour trouver leur équilibre, ils peuvent zigzaguer lors du démarrage ou en gravissant une côte.
Le code de la route est encore très en retard dans la prise en compte de toutes ces spécificités.
Quelques avancées importantes ont toutefois déjà été réalisées, comme l’interdiction des cyclomoteurs sur les aménagements cyclables, les double-sens cyclables dans les rues à sens unique, les cédez-le-passage au feu rouge, les zones de circulation apaisée, la possibilité de s’écarter des véhicules en stationnement d’une distance nécessaire à sa sécurité.
Certains articles reconnaissent la spécificité des modes actifs. Par exemple, l’article R412-6 stipule que tout conducteur de véhicule
« doit notamment faire preuve d’une prudence accrue à l’égard des usagers les plus vulnérables ».
En pratique, il se passe tout le contraire : piétons et cyclistes doivent faire preuve d’une prudence accrue à l’approche des voitures et surtout des poids lourds dont ils doivent éviter les angles morts, en faisant en sorte de rester hors de leur trajectoire quelles que soient les règles.
Pour réduire le décalage entre la pratique des cyclistes et le code de la route, non seulement celui-ci doit évoluer, mais également les aménagements.
Côté code, il serait souhaitable que les règles explicites se rapprochent des règles implicites. Par exemple :
Tous les stops et tous les feux devraient pouvoir être considérés par les cyclistes comme des cédez-le-passage.
Les tourne-à-gauche indirects, via les passages piétons, pourraient être autorisés à petite vitesse.
La circulation des cyclistes à au moins un mètre des voitures en stationnement devrait être plus fortement conseillée.
Enfin, il faudrait que soit introduit un principe de proportionnalité des peines en fonction de la dangerosité des véhicules selon leur énergie cinétique.
Côté aménagements, il convient bien sûr de développer ou d’améliorer les pistes, bandes, double-sens cyclables, chaussées à voie centrale banalisée, vélorues et autres sas vélo, mais d’autres solutions sont envisageables. Quelques exemples :
Les carrefours à feux sont bien trop nombreux en France. Grâce à des politiques de modération de la circulation automobile, on peut réduire leur nombre et ne laisser que les carrefours à feux réellement nécessaires, qui seront dès lors mieux respectés (ce que font déjà des villes comme Bordeaux ou Grenoble).
La taille des giratoires devrait être systématiquement réduite.
Enfin, la généralisation des quartiers sans transit (c’est-à-dire, où la circulation automobile n’est assurée que par des boucles de desserte) permettrait de réaliser des zones 30 beaucoup mieux respectées.
Plutôt que de s’obstiner à faire strictement respecter un code de la route très imparfait, il est urgent de mieux intégrer les règles implicites de comportement des cyclistes et des piétons, tant dans le code que dans la conception des aménagements.
À lire aussi : Mobilité : et si on remettait le piéton au milieu du village ?
Frédéric Héran ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.