LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Environnement – The Conversation
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

07.11.2024 à 14:30

Trump 2.0 : l’occasion pour l’Europe de bâtir une vraie politique de sobriété ?

Emmanuel Hache, Adjoint Scientifique au sein de la Direction Economie et Veille, Économiste et prospectiviste, IFP Énergies nouvelles

l'UE a longtemps été dépendante de la Russie pour son énergie, elle l’est aujourd'hui des États-Unis. Mais le retour de Trump ne serait-il pas l’occasion de gagner en sobriété comme en indépendance ?
Texte intégral (2079 mots)

Après l’invasion de l’Ukraine, l’Europe a basculé d’une dépendance énergétique russe à une importation massive de gaz américain. Mais le retour du climatosceptique Trump a la Maison Blanche, qui n’a pas caché sa volonté de forer à tout va et d’étendre la productivité énergétique américaine tournée vers l’export, ne serait-il pas dès lors l’occasion pour l’Europe de gagner en indépendance énergétique en misant sur la sobriété ?


L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis peut constituer un tournant majeur dans la géopolitique internationale et plus particulièrement sur les questions climatiques et environnementales. La première décision du président devrait être, comme il l’a annoncé durant sa campagne électorale, de sortir de l’Accord de Paris, puis de démanteler l’Agence de protection de l’environnement américaine. Il supprimera rapidement les taxes sur les émissions de méthane et remettra en cause la pause observée sur les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL), deux mesures mises en place sous l’administration Biden. Sur les questions énergétiques comme sur l’économie en général, Donald Trump souhaite envoyer des messages forts aux différents acteurs. En interne, sa vision est simple : casser toutes les barrières réglementaires ou fiscales pouvant limiter la production et le commerce d’énergies fossiles.

Vers l’extérieur, le slogan America is Back se traduira pour l’ensemble des relations commerciales en utilisant des outils favorisant les taxes à l’importation et favorisant à l’échelle globale une politique discrétionnaire fondée sur l’humeur, l’outrance et la communication de court terme. Déjà premier producteur de pétrole et de gaz, premier exportateur mondial de GNL et disposant des premières capacités d’exportations mondiales sur ce marché, les États-Unis détiennent d’emblée un pouvoir conséquent sur les deux principaux marchés énergétiques mondiaux, reflet du retour des États-Unis comme puissance énergétique majeure depuis le milieu des années 2010.

L’élection de Donald Trump pourrait toutefois signifier l’entrée dans une nouvelle ère : celle d’une profonde affirmation du pouvoir de marché américain sur l’énergie pour tendre vers la domination. Cette politique touchera en tout premier lieu les pays consommateurs dépendants largement des exportations américaines et en tout premier lieu l’Union européenne.


À lire aussi : La réélection de Donald Trump : quelles implications pour les politiques climatiques ?


Une Europe condamnée aux dépendances géographiques ?

Après avoir négligé des signaux faibles, comme l’utilisation par Moscou dans les années 2000 et 2010 de l’arme gazière pour résoudre ses principaux différends avec des pays voisins tels que les États baltes, la Géorgie et l’Ukraine, l’Union européenne a enregistré un réveil douloureux lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. À la veille du conflit, les différents pays de l’UE importaient de Russie à plus de 96 % leur pétrole et leurs produits pétroliers, à plus de 87 % leur gaz et à plus de 44 % leur charbon. Moscou était encore en 2021 le premier fournisseur de pétrole (27 % des importations totales) et de gaz (45 % du volume total d’importations) de l’Union.

L’UE s’est dès lors efforcée depuis mars 2022 et la mise en place du plan REPowerEU de réduire sa dépendance gazière vis-à-vis de son premier fournisseur. Elle a notamment diversifié rapidement ses approvisionnements en important massivement du gaz des États-Unis. D’une dépendance aux approvisionnements de Moscou, l’UE est ainsi passée à une dépendance aux approvisionnements de Washington. En 2023, 45 % des importations de GNL européens étaient d’origine américaine et le vieux continent constituait la première destination du gaz américain. Et l’on pourrait ainsi considérer cette relation comme doublement bénéfique : pour les États-Unis un débouché garanti pour ses exportateurs et pour l’Europe une disponibilité gazière importante dans un contexte de production interne de l’espace européen restreinte.

Pourtant pour un lecteur attentif de la situation existant avant l’invasion de l’Ukraine, la situation était en tout point similaire puisque l’UE constituait pour la Russie un débouché financièrement intéressant pour les entreprises russes par rapport à un marché intérieur contraint et pour les pays de l’UE une opportunité d’importer du gaz à un prix raisonnable.

S’il n’est pas question de comparer Donald Trump et Vladimir Poutine, ne peut-on pas imaginer des scénarios dans lesquels le gaz américain pourrait constituer une monnaie d’échange et d’arbitrage pour Washington sur des sujets délicats. Et ceux-ci pourraient être nombreux : négociations commerciales globales ou sectorielles (agriculture) ; OTAN, guerre en Ukraine, technologies bas-carbone, etc. Surtout, les États-Unis ont partiellement entre leurs mains un levier énergétique pouvant impacter le niveau et la volatilité des prix sur les matières premières énergétiques en Europe. Dans un contexte de transition bas-carbone et de compétition à la réindustrialisation et à la relocalisation des entreprises dans les espaces européens ou américains, disposer d’une énergie peu chère constitue un avantage fondamental.

Face à cette nouvelle donne, l’Europe est-elle dès lors condamnée à passer d’une dépendance géographique à une autre dans les décennies à venir ?


À lire aussi : Aux États-Unis, un lien établi entre élus Républicains et destruction des aires protégées


Transformer la sobriété subie en sobriété systémique

Si la guerre en Ukraine a constitué un catalyseur de décarbonation du mix énergétique européen, elle a également mis en exergue la nécessaire mise en place de politiques de sobriété. Le contexte de l’époque bénéficiait, il est vrai, de la parution du troisième volet du sixième rapport du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en avril 2022. Le GIEC en donnait une définition intéressante et élargie à l’ensemble des ressources naturelles :

« Les politiques de sobriété sont un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui évitent une demande en énergie, en matières premières, en terres et en eau, tout en assurant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires ».

C’est ainsi qu’en Europe, et plus particulièrement en France, l’année 2022 s’est profondément distinguée par un appel accru à la sobriété énergétique. Cette période faisait écho aux années 1970, marquées par les deux chocs pétroliers, qui avaient également suscité les premiers appels à la modération des consommations énergétiques et à la lutte contre le gaspillage. Dès septembre 2022, la Commission européenne annonçait un objectif de réduction de 15 % de la consommation d’électricité durant l’hiver.

À l’automne, la France dévoilait un plan national de réduction des consommations énergétiques, ciblant l’État (limitation des températures dans les bâtiments publics), les entreprises (incitations au télétravail), et les ménages (consignes de température dans les logements, limitations de vitesse sur les autoroutes). Ce plan était également accompagné paradoxalement d’un bouclier tarifaire, très coûteux, destiné à protéger l’ensemble des consommateurs et non les plus démunis. Si ces plans ont permis de mettre en avant les politiques de sobriété dans le débat public, elles ont malgré tout constitué une forme de sobriété de réaction et subie.

Le contexte d’incertitude géopolitique actuelle appelle à une tout autre construction des politiques de sobriété pour engager nos sociétés européennes dans des politiques systémiques sur ce sujet. Or, sur l’énergie comme sur les matériaux critiques, la sobriété reste un impensé stratégique. En effet, les États préfèrent trouver dans des ressorts de production nationale ou de diversification des acteurs les solutions à une problématique de dépendance. Pourtant, interroger de manière systématique et profonde nos besoins et nos usages permettraient une approche beaucoup moins risquée à long terme et beaucoup moins soumise aux aléas électoraux ou géopolitiques.

Plus que la détention d’une matière première comme l’énergie et les matériaux critiques, c’est la sobriété elle-même qui pourrait devenir une ressource stratégique de premier plan pour les États. Une entrée construite dans l’ère des puissances sobres pourrait constituer un modèle attractif pour des économies dépourvues de ressources naturelles et soucieuses d’affirmation géopolitique. En renforçant l’autonomie des pays, les politiques de sobriété contribuent à améliorer la balance commerciale et à accroître la sécurité énergétique et matérielle. Elles permettent ainsi de dégager des surplus financiers pour investir dans des politiques structurelles d’infrastructures résilientes permettant la modération des consommations futures.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

Une géopolitique de la sobriété pour une sobriété géopolitique

La réduction des consommations est également un facteur de réduction des émissions de gaz à effet de serre et de pollutions liées à la production ou à la consommation d’énergie ou de biens manufacturés. Cette dernière offre aux États sobres une forme d’attractivité permettant de développer un leadership international sur ces questions. Rechercher un nouvelle ère de simplification matérielle et technologique, modérer la consommation pourrait devenir un atout majeur pour attirer des compétences en Europe, se démarquer des autres régions du monde, et adresser de manière simultanée les enjeux cruciaux de souveraineté, de résilience et de chaînes de valeur. Et le cercle vertueux initié par la sobriété systémique permet de se concentrer sur les problématiques fondamentales telles que la formation, la santé publique et le bien-être des populations. Elle exige un changement de paradigme politique nécessitant l’appréhension du long terme et exigeant la construction d’une sobriété collective en parallèle des appels à la sobriété individuelle.

L’incertitude géopolitique actuelle appelle à des réponses structurelles et la sobriété apporte une solution pour les pays européens. N’attendons pas la prochaine crise énergétique et constituons dès aujourd’hui notre résilience. La sobriété a certes un coût mais le développement de ces ressorts ouvre de nouvelles perspectives : développer de nouveaux leviers de puissances en parallèle du Hard Power (économie, facteurs militaires, etc.) et du Soft Power basés sur un pouvoir écologique de la modération, un Ecological Power. Développer une sobriété respectueuse des limites planétaires et améliorant nos capacités de résilience géopolitique s’appelle peut-être simplement liberté !

The Conversation

Emmanuel Hache est Adjoint Scientifique de la Direction Economie et Veille d'IFP Energies nouvelles, Economiste et prospectiviste, il est également chercheur associé au laboratoire Economix de l’université Paris Nanterre et directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR) pour le projet GENERATE (Géopolitique des énergies renouvelables et analyse prospective de la transition énergétique) entre 2018 et 2020 et pour le projet GET MORE H2 (Géopolitique de la Transition énergétique et Modélisation mondiale économique et sociale des technologies de production d’hydrogène) entre 2023 et 2027.

07.11.2024 à 10:10

Shakespeare, précurseur de la ZAD forestière ?

Jonathan Pollock, Professeur de littérature anglo-américaine, Université de Perpignan Via Domitia

Alors que les bois de son époque commençaient à devenir l'apanage d'une noblesse avide de chasse, Shakespeare nous donne à voir une forêt espace de liberté et d'harmonie avec le vivant tout entier.
Texte intégral (2978 mots)
_As you like it_, John Edmund Buckley Domaine public

Alors que les forêts de son époque commençaient à devenir l’apanage d’une noblesse avide de chasse, Shakespeare nous donne à voir une forêt espace de rébellion et de liberté où l’on peut trouver refuge et cohabiter avec d’autres espèces.


À moins de vivre dans les Pyrénées, on n’a plus trop l’habitude de croiser des troupeaux de vaches, de chèvres ou de moutons en train de paître librement dans les bois, de voir la vie sauvage, domestique et humaine évoluer en harmonie dans la forêt et se partager les ressources que prodigue cet espace.

Cependant, c’était une pratique encore commune au Moyen Âge et à la Renaissance. C’est précisément à l’époque de Shakespeare que le monarque et sa cour se mettront à privatiser les forêts, qui se muent progressivement en réserves de chasse et autres parcs à cerfs. La noblesse y pratique une chasse de récréation, en interdisant à ceux que l’on appelle alors les commoners de pénétrer dans les forêts pour prélever des ressources (bois de chauffage, simples, baies, fruits secs, champignons…) ou pour nourrir leurs bêtes. Ainsi se réduit petit à petit la forêt commune, lieu d’élevage des animaux domestiques.

Cet espace boisé en train de disparaître, c’est là que William Shakespeare place l’action de sa comédie Comme il vous plaira, écrite vers 1599. Zone de refuge, de liberté et de transgression, la forêt d’Ardenne où évoluent personnages, vie sauvage et cheptel s’y révèle être un lieu de partage du vivant tout entier.

Tâchons à notre tour de nous promener dans ces bois.

Un recours à la forêt

Comme il vous plaira donne à voir une querelle entre deux frères de la noblesse. Le plus âgé, que l’on ne connaîtra que sous la dénomination de « duc aîné » se retranche dans la forêt d’Ardenne après avoir été destitué par son frère cadet, Frédéric. Selon un serviteur du nouveau duc, le frère aîné déchu s’entoure dans les bois de

« maints joyeux compagnons ; et ils vivent là-bas comme autrefois Robin des Bois en Angleterre. On dit que de nombreux jeunes gentilshommes affluent chaque jour vers lui, et qu’ils passent le temps dans l’insouciance comme à l’époque de l’Âge d’O r ».

Le mot forest, « forêt », étant un dérivé de l’étymon latin fors, foris, « dehors », le duc aîné et ses compagnons sont littéralement des hors-la-loi. Déployant un territoire insoumis dans un mouvement de repli, selon l’expression du philosophe Jean-Baptiste Vidalou dans Être forêts (La Découverte, 2017), ils sont entrés en clandestinité pour former une communauté d’indociles. Plus tard, l’écrivain allemand Ernst Jünger dans son essai Traité du rebelle sous-titré Le recours aux forêts, rappellera ce que Shakespeare nous raconte déjà avec la forêt d’Ardenne : de tout temps la forêt a été l’emblème de la rébellion.

La forêt d’Ardenne, un ardent Eden

Le duc aîné y met en acte l’utopie du refuge dans un monde régi par la chasse à l’homme et la confiscation des terres. Les commentateurs n’ont pas manqué de gloser sur le nom de la forêt où il se cache : Arden est la contraction de Arcadia, pays utopique à la nature harmonieuse dans la mythologie grecque, et Eden. Il est également le quasi-homophone d’ardent, ardeur, car la forêt verra naître le feu de la passion amoureuse. L’universitaire spécialiste de Shakespeare Gisèle Venet, rappelle que la référence à la forêt d’Ardenne provient de Rosalynde de Thomas Lodge, roman pastoral publié en 1590,

« à la suite de diverses migrations littéraires, de La Chanson de Roland à “l’Orlando innamorato” de Boiardo (canto III), avant d’être empruntée par l’Arioste pour son “Orlando furioso” ».

Et certes, depuis au moins le sonnet CLXXVI de Pétrarque, « En traversant la Forêt d’Ardenne » (1347), le massif a été annexé à l’univers fictif de la pastorale jusqu’à en devenir un lieu commun.


Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ». Abonnez-vous dès aujourd’hui.


Une forêt du Warwickshire très méditerranéenne

Le fait que Shakespeare y fait côtoyer des oliviers, des palmiers et des lions, serait preuve suffisante, aux yeux des commentateurs, que nous avons affaire à une forêt de papier, sortie toute entière de la tradition antique. Cependant, les diverses chansons qui parsèment la pièce font allusion au vent d’hiver, au ciel glacial, aux eaux gelées. Le duc habite une caverne.

Seules les chansons du dernier acte évoquent le printemps, les fleurs, le chœur de l’aube, les champs de seigle et de blé vert, comme si le gros de l’action avait eu lieu pendant les rigueurs hivernales. Ainsi, la forêt de Shakespeare n’est pas que méditerranéenne, elle connaît aussi la rudesse des climats septentrionaux. L’une n’exclut pas l’autre : sous le lieu commun pastoral gît un lieu réel, assorti au régime des communs, car il y a eu également une forêt d’Arden dans le Warwickshire, comté natal de Shakespeare ; qui plus est, ce toponyme est aussi un matronyme, Arden étant le nom de jeune fille de la mère de William, ce qui donne à la forêt une coloration distinctement maternelle.

Clairière forestière, Arden, Warwickshire par Frederick Henry Henshaw, 1845. Peinture à l’huile. Birmingham Museum, CC BY

Une forêt féminine

En effet, la forêt d’Ardenne n’est pas seulement occupée par des hommes. Au terme du premier acte, le frère usurpateur, le duc Frédéric, chasse sa nièce Rosalinde de la Cour, sous peine de mort.

Accompagnée en secret par Célia, fille de Frédéric, et par le bouffon Pierre de Touche, Rosalinde se déguise en garçon et se dirige vers la forêt d’Ardenne où elle rencontre Corin, un berger sous gages. Arrivée à la lisière des mondes rural et sylvestre, elle décide d’acheter la bergerie, les troupeaux et les « enclos de pâture » appartenant à l’ancien maître de Corin. Faut-il en déduire que Rosalinde et Célia ont seule et absolue possession de ces pâturages ?

L’union du sauvage et du domestique

Or, dans Comme il vous plaira Shakespeare brouille sciemment l’opposition entre sauvage et domestique. Le « cercle de cette forêt » renferme en fait plusieurs cercles concentriques. Au cœur du monde sauvage se retranche la communauté des hommes, composée pour la plupart de nobles en fuite et qui pratiquent la chasse au cerf. Puis, « aux confins (purlieus) de cette forêt » se situe l’univers domestique et familier de la paysannerie. Espace essentiellement féminin, c’est là où Rosalinde et Célia élisent domicile : « à la lisière de la forêt, comme la frange au bord d’un jupon ».

Cette zone intermédiaire, lieu d’interpénétration entre le sauvage et le familier, ni forêt seigneuriale (silva) ni champ cultivé (ager), correspond au saltus, terrain non cultivé, plus ou moins boisé, souvent voué au pâturage. À la fin du Moyen Âge, ce sont ces espaces qui constituent les communs, par excellence.

Une forêt carnavalesque

Dans la comédie de Shakespeare, cette frange intermédiaire entre la civilisation et le monde sauvage constitue une zone d’indistinction et de contamination. Elle se prête à tous les renversements propres au carnaval. Rappelons que les deux filles sont accompagnées par un bouffon professionnel. En se grimant en garçon, Rosalinde use de subterfuge. Se faisant appeler Ganymède, nom du jeune mortel amant de Zeus, elle propose à Orlando, gentilhomme désargenté qui a dû lui aussi s’enfuir dans les bois, de lui faire la cour comme si elle était la vraie Rosalinde (car Orlando est tombé sous son charme en l’apercevant à la Cour). Un tel stratagème lui permet de recueillir les déclarations d’amour d’Orlando, tout en le persiflant avec une franchise et une espièglerie délicieuses.

Elle demande même à Célia (une femme) de les marier (deux hommes en apparence) selon un simulacre blasphématoire du rite conjugal. Pour hâter le dénouement, elle prétend pouvoir « accomplir d’étranges choses », d’avoir fréquenté depuis son enfance « un magicien très versé dans son art », d’être elle-même « magicienne » ; et en effet elle est capable de faire apparaître Hymen, le dieu du mariage, sans que l’on ne sache jamais s’il s’agit d’une mascarade ou d’un sortilège véritable.

Des mariages « sous un buisson »

Espace de jeu et de désir, la forêt commune exercera une attraction de plus en plus forte sur les hommes retranchés dans la forêt profonde jusqu’à les extirper du monde sauvage pour les restituer au monde domestique, et cela justement par le biais du mariage.

Ainsi, la pièce se termine par la célébration de non moins de quatre mariages, lesquels ont lieu en bordure de forêt, « sous un buisson », comme s’étonne Jaques, et sous l’égide d’un dieu païen. « De même que le bœuf a son joug », explique le bouffon, « le cheval son frein et le faucon ses grelots », l’homme a le mariage pour mater ses désirs et domestiquer sa sauvagerie.

Une conversion sylvestre

Mais avant de nous en faire ressortir, Shakespeare nous invite, nous autres spectateurs, à entrer dans la forêt avec ses personnages, à nous retirer dans les bois, à changer nos attitudes envers les autres et nous-mêmes, à vivre et à penser en mode « sylvestre ». En pénétrant dans la forêt, les hommes et les femmes de la Cour expérimentent de nouveaux modes de socialité, de conscience et de sensibilité. Cela s’avère particulièrement frappant dans le cas des deux personnages négatifs de la pièce : Olivier, le frère aîné d’Orlando, et Frédéric, le frère cadet du duc en exil.

Il suffit qu’ils entrent sous le couvert forestier pour que leurs intentions maléfiques soient complètement retournées. Olivier devait ramener de force son frère à la Cour, mais à la suite de ce qu’il appelle sa « conversion », il propose de céder à Orlando la maison et les revenus de leur père « pour vivre et mourir ici en berger ». Quant au duc Frédéric, il lève une puissante armée afin de s’emparer de son frère « et de le passer au fil de l’épée » ; cependant,

« Parvenu aux confins de ce bois sauvage Il rencontra un vieil homme pieux, Après quelque entretien avec lui, il renonça À la fois à son entreprise et au monde. »

De nouveau, l’acte de renoncement se dit en anglais converted. Le mot d’origine latine, conversion, traduit le grec métanoia qui signifie changement d’esprit : il s’agit d’un renversement psychique. Au contact de la forêt, le converti renaît à une autre vie, ermite ou berger, c’est selon. Loin des principes de la domination et de la servitude, de l’appropriation et de l’exploitation, il est clair que la forêt possède sa propre échelle de valeurs : comme le dit le bouffon au terme d’une escarmouche verbale avec Rosalinde, « Bien dit ; quant à savoir si c’est sagement ou non, que la forêt en soit juge »

La forêt est un grand livre

La forêt n’est jamais appréhendée comme un paysage – pur objet de contemplation –, mais comme un milieu de vie dans lequel les personnages se trouvent immergés. Plutôt qu’une étendue, elle est « une puissance qui croît ».

« Tu trouveras bien plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront les choses qu’aucun maître ne te dira ».

Cette déclaration, que l’historienne médiéviste Sylvie Bepoix attribue au religieux Bernard de Clairvaux, est repris presque mot pour mot par Shakespeare. Ainsi, le duc aîné

« trouve un langage aux arbres, des livres dans les ruisseaux qui courent, Des sermons dans les pierres, et le bien en toute chose ».

De fait, la nature n’est pas dépourvue de parole, elle bruit de sons issus des éléments et du vivant : des sons porteurs d’une pléthore de significations. S’inscrit en elle le tracé des êtres animés et des phénomènes selon une véritable écriture de la terre (sens premier de géo-graphie). Par conséquent, semble nous dire le duc, il faut se garder de négliger, (du latin neg legere,« ne pas lire »), le monde qui nous entoure, dont nous dépendons, auquel nous appartenons.

The Conversation

Jonathan Pollock ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.11.2024 à 15:40

Comment les grandes éruptions volcaniques ont influencé l’histoire mondiale

Clément Ganino, Maitre de Conférence en Sciences de la Terre, Université Côte d’Azur

La chute de la civilisation minoenne, la Révolution française, la migration d’Européens vers les États-Unis au XIXᵉ siècle. Derrière tous ces événements, l’influence possible d’éruptions volcaniques.
Texte intégral (4199 mots)
Détail du _Cri_ d'Edvard Munch National Gallery of Norway

Le ralentissement spectaculaire de la croissance démographique il y a 74 000 ans, la chute de la civilisation minoenne, la Révolution française, la migration d’Européens vers les États-Unis au XIXe siècle… Derrière chacun de ces événements, l’influence possible d’une éruption volcanique.


Les grandes éruptions volcaniques sont des phénomènes spectaculaires qui peuvent de fait avoir des répercussions sur l’activité humaine, de façon locale ou globale, et ainsi avoir une influence sur l’histoire des civilisations et des arts. D’un point de vue géologique, une éruption consiste en l’émission de magma incandescent (sous forme de coulées ou d’éjectas) de cendres, de poussières et de gaz (vapeur d’eau, dioxyde de carbone ou gaz soufrés) le tout en proportions variables. Le dioxyde de carbone s’il est émis en grande quantité sur une courte période peut avoir un effet direct sur le climat via l’effet de serre.

Les gaz soufrés forment, eux, des aérosols, c’est-à-dire des particules dans l’atmosphère qui occultent une partie du rayonnement solaire. Ces aérosols peuvent ainsi contribuer à ce qu’on appelle un « hiver volcanique » avec une chute brutale des températures. S’ils sont émis en quantité, ces gaz peuvent changer significativement la composition globale de l’atmosphère et ses propriétés optiques. Enfin, après une éruption, le réservoir souterrain d’où provient le magma, « la chambre magmatique », peut se vider entièrement et provoquer ainsi un effondrement du sol en surface qu’on nomme caldeira.

Tâchons de revenir sur quelques éruptions qui ont, de par ces processus d’émission ou d’effondrement, marqué l’histoire, les arts, et peuvent également éclairer quelques enjeux du changement climatique actuel.

Avant l’histoire – une préhistoire volcanique

Si certaines éruptions n’ont pas laissé de traces écrites, elles ont pourtant considérablement impacté l’humanité.

L’éruption de Toba en Indonésie (environ 74 000 ans avant notre ère) a ainsi provoqué un hiver volcanique d’une durée de plusieurs années. Certains auteurs suggèrent qu’elle aurait de ce fait déclenché un goulot d’étranglement démographique chez les premiers Homo sapiens, réduisant la population humaine mondiale à quelques milliers d’individus et ralentissant l’expansion de l’humanité.

Les premiers témoignages de phénomènes éruptifs connus du paléolithique prennent ensuite la forme de peintures rupestres. Dans la grotte Chauvet en Ardèche, par exemple, en plus des représentations d’animaux généralement dangereux et puissants (lions, ours, mammouths, rhinocéros réalisées avec des pigments d’ocre rouge et de charbon), on trouve des gravures figurant le plus ancien témoignage d’éruption volcanique. Un dessin distinctif en gerbes paraboliques a été assimilé à une représentation de fontaines de laves typiques des éruptions dites « stromboliennes ».

Ces dernières sont caractérisées par des explosions d’intensité modérée éjectant à quelques dizaines de mètres de hauteur des particules de lave incandescentes de tailles variées (cendres, lapilli et bombes). La comparaison de l’âge d’occupation de ce site (37 000 à 33 500 ans) avec l’âge des plus jeunes volcans d’Ardèche (entre 19000 ans et 41000 ans) montre qu’il est possible que les habitants aient vécu et témoigné à travers ce dessin d’une éruption volcanique.

Premières représentations volcaniques dans la grotte Chauvet ? Une étude réalisée au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement commentée par le paléoclimatologue Sébastien Nomade.

Cet exemple ne laisse cependant pas présager des conséquences humaines et matérielles des éruptions et il faut attendre le néolithique et la fresque de Çatal Höyük en Turquie pour avoir un témoignage probable des effets d’une éruption. Cette fresque dans une maison néolithique (6 600 avant J.-C.) montre ce qui semble être un volcan en éruption (vraisemblablement le mont Hasan), projetant des cendres ou de la lave vers une série de motifs en damier pouvant être interprétés comme les habitations de cette ancienne ville d’Anatolie centrale en proie à une éruption.

Ces deux exemples témoignent de l’influence des éruptions volcaniques, à minima sur l’imaginaire et sur l’histoire des prémices de l’art dans ces temps très reculés. Mais au-delà du spectacle local d’une éruption telle qu’elle peut être observée à proximité d’un volcan, les « grandes » éruptions volcaniques ont parfois eu un impact reconnu sur les populations de l’antiquité.


À lire aussi : Changement climatique : quel est le rôle des éruptions volcaniques ?


La vulnérabilité des civilisations aux catastrophes naturelles, illustrée par les éruptions volcaniques

L’éruption de Théra (Santorin, Grèce) vers 1600 av. J.-C. a été l’une des plus puissantes de l’histoire. Elle a eu un impact majeur sur la florissante civilisation minoenne et des répercussions sur la proche civilisation mycénienne, commercialement liée aux Minoens. Une quantité massive de cendres a recouvert l’île de Santorin et lors de la formation d’une caldeira, une partie de l’île a été submergée dont la ville antique d’Akrotiri. Cette éruption pourrait d’ailleurs avoir inspiré le mythe de l’Atlantide, raconté par Platon dans ses Dialogues.

Fresque datant de l’âge de bronze dans la ville minoenne sur le site archéologique d’Akrotiri dans l’île de Santorin, en Grèce. fr.wikipedia.org/wiki/Akrotiri_(Santorin)#/media/Fichier :Minoan_fresco,_showing_a_fleet_and_settlement_Akrotiri.jpg

Au-delà de ces impacts majeurs mais locaux, l’éruption de Théra a projeté une immense quantité de cendres et d’aérosols dans l’atmosphère, provoquant des changements climatiques temporaires. L’« hiver volcanique » lié aux aérosols a pu modifier le cycle des moussons et sécheresses contribuant à de mauvaises récoltes dont témoigne le Papyrus égyptien d’Ipou-Our, décrivant de telles famines, ainsi que diverses catastrophes naturelles sous le règne d’Ahmôsis Iᵉʳ (vers 1550-1525 avant J.-C.).

Une éruption comme moteur des révolutions sociétales à la fin du XVIIIème

Le Laki
Le Laki, volcan des révolutions ? Rune S. Selbekk, CC BY

Par la suite, d’autres éruptions majeures ont marqué l’histoire et notamment à la fin du XVIIIe siècle (1783-1784), lorsque le volcan Laki (Lakagigar) entra en éruption en Islande : 12 km3 de lave s’échappèrent alors d’une fissure de 30 km de long libérant de grandes quantités de fluorures dans l’atmosphère. Ces composés, une fois retombés sur les pâturages, provoquèrent une contamination massive intoxiquant le bétail (maladies osseuses, dentaires et mort de nombreuses bêtes). Près de 50 % du bétail islandais aurait péri et 20 % de la population islandaise (soit environ 10 000 personnes) aurait succombé à la famine créée par cet évènement causant l’une des plus grandes catastrophes démographiques dans l’histoire de l’île.

Au-delà de l’Islande, les émissions de gaz soufrés du Laki ont été suffisamment massives pour entrainer un refroidissement global (hiver volcanique) et un hiver particulièrement froid en Europe, affectant les récoltes, notamment en France, et contribuant à des pénuries alimentaires qui ont exacerbé les tensions économiques et sociales. Ces conditions ont été le terreau de la Révolution française (1789) qui elle-même a inspiré multiples soulèvements en Europe et dans le monde. L’histoire politique a ainsi été mise en mouvement par une éruption volcanique pourtant très peu explosive, et dont les volumes émis peuvent paraître dérisoires, notamment s’ils sont comparés à d’autres évènements éruptifs documentés aux échelles de temps géologiques comme la mise en place des grandes provinces magmatiques (Deccan, Sibérie, etc.).


À lire aussi : Quand les éruptions volcaniques provoquent des tsunamis


Les éruptions du XIXᵉ siècle, impressionnisme et expressionnisme

Le Voyageur contemplant une mer de nuages, Caspar David Friedrich, 1818.

Au contraire, l’éruption du Tambora en Indonésie en 1815, a été extrêmement explosive. Elle a entrainé « l’année sans été » de 1816 qui a vu les températures mondiales chuter de plusieurs degrés, provoquant des récoltes désastreuses en Europe et en Amérique du Nord, et entrainant famines et troubles sociaux, cette fois-ci moteur de migrations massives, notamment aux États-Unis. Cette éruption, projetant d’énormes quantités de cendres et de particules dans l’atmosphère, a engendré des couchers de soleil spectaculaires et un « ciel strié » pendant plusieurs mois.

Selon certains auteurs, ils ont pu inspirer des peintres comme William Turner (Le Dernier Voyage du Téméraire ; Le bateau négrier) et Caspar David Friedrich, dont des paysages romantiques, tels que dans le célèbre Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818), pourraient également refléter un ciel teinté par les cendres et les particules résultant de l’éruption.

Le Dernier Voyage du Téméraire (gauche), 1839, tableau exposé à la National Gallery, à Londres et Le bateau négrier (droit), 1840, tableau exposé au Musée des Beaux-Arts de Boston.
Edvard Munch, Le Cri, 1893.

L’éruption cataclysmique du Krakatoa, à la fin du XIXe (1883), en plus des tsunamis dévastateurs qui ont tué des dizaines de milliers de personnes en Indonésie et ses environs, a également entrainé des phénomènes lumineux mondiaux remarquables liés aux particules dispersées dans l’atmosphère. Une étude a ainsi établi un lien entre l’éruption du Krakatoa et le spectaculaire crépuscule qui a inspiré l’une des peintures les plus célèbres du mouvement expressionniste : le Cri. Ce lien entre l’éruption du Krakatoa et l’œuvre de Munch reste débattu, certains auteurs préférant voir dans ce ciel inquiétant une figuration du phénomène purement météorologique des « nuages nacrés ».

Fourni par l'auteur

Outre l’expressionnisme de Munch, certains auteurs estiment que l’impressionnisme de Claude Monet a pu être également influencé par le ciel chargé en aérosols volcaniques du Krakatoa. S’ils inspirent les volcanologues, les grands peintres inspirent également les géochimistes de l’environnement, qui préfèrent eux voir dans certaines de leurs toiles une représentation de phénomènes optiques liés à la pollution atmosphérique croissante en pleine révolution industrielle.

Diminuer la vulnérabilité aux éruptions

Le XXe siècle n’a pas été exempt d’éruptions, mais il a vu apparaître toute une série de mesures destinées à minimiser leurs impacts sur les populations. L’éruption de la montagne Pelée en 1902, dévastant la ville de Saint-Pierre en Martinique, a fait plus de 30000 victimes et engendré un déplacement massif de populations, modifiant la perception des risques volcaniques : les systèmes d’alerte ont été réévalués et des mesures de sécurité se sont développées et déployées dans les régions volcaniques.

De ce fait, l’éruption du Pinatubo (1991), aux Philippines, même si elle a été l’une des plus violentes du XXe siècle, a fait relativement peu de victimes (moins de 100) malgré la synchronicité de cet événement avec le passage du typhon Yunya. La surveillance volcanique couplée à des évacuations massives, a probablement sauvé des milliers de vies. Les systèmes actuels de surveillance des volcans combinent plusieurs techniques : des sismomètres mesurant les vibrations causées par les mouvements de magma, divers capteurs inspectant un éventuel bombement de la surface préalable à une éruption, des satellites de télédétection, des webcams et drones, ainsi que des dispositifs mesurant les émissions de gaz volcaniques. Des campagnes de sensibilisation et d’information et des procédures d’évacuation sont également préparées, limitant l’impact de possibles futures éruptions.

Les éruptions comme laboratoire d’étude

Très récemment, l’éruption sous-marine du Hunga Tonga, survenue le 15 janvier 2022 dans l’océan Pacifique Sud, a été d’une intensité extraordinaire, propulsant des cendres jusqu’à 58 km dans l’atmosphère et déclenchant des tsunamis dans plusieurs régions (l’Océanie mais également le Pérou ou la Californie).

L’éruption cataclysmique du Hunga-Tonga. Japan Meteorological Agency, CC BY

Elle est considérée comme l’une des plus puissantes de l’histoire moderne, déployant une énergie cent fois supérieure à celle de la bombe nucléaire d’Hiroshima. Cette éruption a injecté environ 150 mégatonnes de vapeur d’eau dans la stratosphère, augmentant de 10 % la teneur stratosphérique en vapeur d’eau. Les températures dans la stratosphère tropicale ont de ce fait diminué d’environ 4 °C en mars et avril 2022. Les immenses quantités de vapeur d’eau injectées dans l’atmosphère par ce volcan ont, d’une certaine façon, permis de réaliser une expérience naturelle de géo-ingénierie, cette solution étant parfois envisagée comme une lutte de dernier recours contre le changement climatique.

Les éruptions volcaniques et leur étude n’ont sans doute pas fini d’influencer notre histoire.

The Conversation

Clément Ganino a reçu des financements de l'ANR et du CNRS.

06.11.2024 à 15:37

La réélection de Donald Trump : quelles implications pour les politiques climatiques ?

Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL

À quelques jours du début de la COP29, la victoire électorale de Donald Trump n'augure rien de bon pour le futur des politiques et du financement de la lutte contre le changement climatique.
Texte intégral (1721 mots)

Y aura-t-il bientôt des COP sans les États-Unis ? Ces derniers vont-ils de nouveau quitter l’accord de Paris ? Quel avenir pour les énergies renouvelables outre-Atlantique ? Alors que Trump revient à la Maison Blanche, l’économiste Christian de Perthuis nous en dit plus sur ce que l’on peut attendre de ce climatosceptique convaincu à la tête de la première puissance mondiale.


Climatosceptique affiché, Donald Trump avait fait campagne en 2016 sur la relance du charbon aux États-Unis, l’allègement des contraintes environnementales imposées par l’administration démocrate et la sortie de l’Accord de Paris.

De relance de charbon, il n’y eut point durant son premier mandat (2017-2020), l’électricité produite à partir du gaz ou des renouvelables étant bien trop compétitive. L’allègement des contraintes réglementaires a consisté à abroger le Clean Power Act, une régulation préparée sous l’administration Obama qui n’était pas entrée en vigueur faute de soutien au Congrès. Enfin, le retrait de l’Accord de Paris, décidé en juin 2017, a été sans conséquence car il exigeait, au moment où il a été décidé, un délai de quatre ans pour devenir effectif.

Au total, le premier mandat de Donald Trump n’a eu que des effets limités sur la politique climatique, tant au plan interne qu’externe. Il pourrait en aller bien différemment durant le second mandat.

L’accord de Paris soumis à rude épreuve

Le candidat Trump n’a pas fait mystère de son intention de quitter à nouveau l’accord de Paris, qualifié d’un meeting à l’autre de « ridicule », « injuste » ou encore « désastreux ». Autre argument de campagne : l’Accord coûterait des centaines de milliards aux États-Unis et rien à la Chine et aux autres pays émergents.

Un second retrait des États-Unis est donc pratiquement certain. Mais il sera cette fois-ci effectif un an seulement après avoir été signifié aux Nations unies. Cela aura donc un impact potentiellement bien plus dévastateur sur les négociations climatiques internationales. Comme l’avait été la décision de George W. Bush en 2001 de quitter le protocole de Kyoto, le prédécesseur de l’accord de Paris, entré en déshérence graduelle durant les années 2000.

Une certaine incertitude plane cependant sur un possible retrait des États-Unis de la convention-cadre sur le climat de 1992, le traité fondateur de la diplomatie climatique dont le protocole de Kyoto ou l’accord de Paris ne sont que des textes d’application.

Au plan juridique, la sortie de cette convention implique en effet d’obtenir une majorité des deux-tiers au Sénat alors que quitter l’accord de Paris s’effectue par simple décret présidentiel. Si les États-Unis sortaient de cette convention, ils ne participeraient donc plus aux COP climat qui sont l’organe décisionnel de la convention.

Ce retrait attendu des États-Unis intervient à un moment charnière de la négociation climatique. À la COP29 de Bakou, il sera bien difficile d’obtenir des engagements d’accroissement des financements climatiques, l’enjeu central des discussions, avec la perspective de sortie du premier bailleur de fonds.

La réévaluation des objectifs de réduction des émissions aux horizons de 2030 et 2035 sera le principal enjeu de la COP30, à Belém (Brésil) l’an prochain. Ici encore, on voit difficilement comment parvenir à un résultat significatif sans l’implication des États-Unis, deuxième émetteur mondial de gaz à effet de serre (GES) après la Chine.


À lire aussi : À quoi servent les COP ? Une brève histoire de la négociation climatique


Promesses de baisses des prix de l’énergie, disparition des objectifs climatiques

D’après les évaluations indépendantes, les États-Unis ne sont pas en ligne pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de GES, au titre de leur contribution à l’accord de Paris (-50/52 % entre 2005 et 2030). Des mesures complémentaires auraient du compléter l’Inflation Reduction Act (IRA), principal outil de financement de la transition énergétique adopté sous l’administration Biden pour y parvenir.

Avec le retour de Trump, c’est un changement majeur de perspective qui s’annonce. L’objectif de réduction d’émission disparaît du paysage au profit d’une promesse, annoncée à la Convention Républicaine de juillet 2024, de diviser par deux le prix de l’énergie à la charge des ménages américains. La méthode ? « Drill, baby, drill » (en français, littéralement « fore [du pétrole], chérie, fore ! »), suivant le slogan de campagne répété à chaque meeting électoral, et la récupération des milliards gaspillés au nom de la « nouvelle arnaque verte » (« Green new scam »), expression désignant l’IRA et plus généralement le développement des énergies renouvelables soutenu par l’administration démocrate.

« Je m’engage devant le grand peuple américain à mettre fin immédiatement à la crise inflationniste dévastatrice, à faire baisser les taux d’intérêt et le coût de l’énergie, nous allons “Drill baby drill !” » assurait Donald Trump le 19 juillet 2024 dernier.

L’objectif de relance de l’exploration pétrolière et gazière est affiché alors que les États-Unis sont devenus exportateurs nets de pétrole et de gaz sous le mandat de Joe Biden. Avec la nouvelle majorité républicaine au Congrès, les derniers verrous qui freinaient l’extraction de pétrole et de gaz sur les terres fédérales ou protégés risquent de sauter et l’industrie de bénéficier de conditions fiscales et financières plus favorables. Cette relance du pétrole et du gaz pourrait générer en 2030 un supplément d’émission voisin de 2 Gt d’équivalents CO2 (5 fois les émissions de la France !), relativement à un scénario de simple poursuite de la politique climatique démocrate (graphique).

Fourni par l'auteur

La réalité économique comme seul garde-fou ?

Le démantèlement des soutiens aux énergies renouvelables via l’IRA sera en revanche plus problématique. Au plan politique, il risque de contrarier nombre d’élus Républicains au Congrès. Les états du centre et du sud des États-Unis, les plus acquis à la cause Républicaine, sont en effet les premiers bénéficiaires des subsides de l’IRA.

Ce démantèlement ira de surcroît à contresens de l’objectif de baisse des prix de l’énergie. Dans les meetings de campagne, les énergies solaires ou éoliennes ont été systématiquement présentés comme plus coûteuses que leurs concurrentes d’origine fossile. Mais cette représentation, héritée du passé, est de plus en plus déconnectée des réalités industrielles.

Si on veut faire baisser le prix de l’électricité, et multiplier ses usages au détriment des sources fossiles devenues plus coûteuses, il faut au contraire accélérer le déploiement des nouvelles énergies de flux (solaire et éolien) et non pas les contrarier. Avec une majorité au Sénat et peut-être à la Chambre des Représentants plus une Cour suprême qui lui est acquise, les garde-fous politiques pour s’opposer au rétropédalage climatique programmé par Donald Trump seront bien faibles. Reste le garde-fou économique, car le monde que voudrait construire le bientôt octogénaire Président est celui d’hier et non celui de demain.


À lire aussi : Aux États-Unis, un lien établi entre élus Républicains et destruction des aires protégées


The Conversation

Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

05.11.2024 à 16:01

COP29 : l’espèce humaine prise au piège de son techno-solutionnisme ?

Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École

Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB)

En espérant résoudre l'enjeu climatique à l'aide de la décarbonation et de la captation de CO2, les COP pourraient nous enfermer dans des « pièges évolutifs ».
Texte intégral (2511 mots)

La 29e Conférence des parties sur le climat s’ouvre le 11 novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan. Elle sera consacrée aux modalités de financement de la transition énergétique, stratégie conclue à l’issue de la COP28 de Dubaï. Pourtant, tout miser sur les technologies de production et de consommation d’énergie qui n’émettent pas de gaz à effet de serre et sur les technologies de captation de CO2 ne consiste-t-il pas à reproduire une stratégie désormais inadaptée aux enjeux qui nous attendent ?


La 28ᵉ Conférence des Parties (COP28) de Dubaï a marqué un tournant dans la politique climatique en promouvant une stratégie centrée sur une transition énergétique pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris, visant à limiter le réchauffement climatique entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l’ère pré-industrielle et ses effets les plus dramatiques.

Cette transition énergétique implique le financement massif par les États de technologies de production et de consommation d’énergie qui n’émettent pas de gaz à effet de serre (GES), ainsi que de technologies de captation de CO₂.

La COP29, qui se tiendra du 11 au 22 novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan, devrait être largement consacrée aux modalités de son financement. Mais cette stratégie techno-solutionniste, qui implique une importante croissance économique, ne risque-t-elle pas de nous enfermer dans ce que l’on appelle des « pièges évolutifs » ?

Qu’est-ce qu’un piège évolutif ?

En biologie de l’évolution, le concept de piège évolutif fait référence à un comportement qui était auparavant bénéfique pour une espèce et qui devient inadapté et nuisible en raison de changements rapides de son environnement. Par exemple, les oiseaux de mer, qui avaient l’habitude de trouver leur nourriture dans l’eau, risquent désormais de la confondre avec les déchets plastiques qui flottent à la surface, dont l’ingestion peut causer des obstructions intestinales, des blessures et parfois la mort.

oiseau dans l’eau avec un paquet plastique dans la bouche
Un oiseau sur le point de manger un emballage plastique. Tim Mossholder/Unsplash, CC BY-NC-SA

Ce concept a été adapté à l’analyse de la trajectoire évolutive de l’espèce humaine : cela a permis d’identifier plusieurs pièges évolutifs de nature technologique, structurelle ou organisationnelle.

Prenons le cas de l’interconnexion globale, qui caractérise aujourd’hui nos sociétés : elle facilite certes l’échange de ressources indispensables, mais accélère aussi la propagation mondiale des maladies infectieuses. De même, l’usage intensif d’engrais et de pesticides en agriculture augmente la productivité mais engendre une pollution qui affecte les écosystèmes et la santé humaine. Le court-termisme en gouvernance est populaire car il permet des résultats rapides et mesurables mais il mène à négliger les conséquences à long terme.

Analysons à présent les choix prônés par les dernières COPs en matière de stratégies envisageables pour réduire notre impact environnemental au prisme de ce risque des pièges évolutifs.

Trois leviers pour limiter notre impact environnemental

En 1972, le biologiste Paul R. Ehrlich et le physicien John Holdren ont proposé l’identité mathématique I=(P*A*T). Cette dernière propose que l’impact environnemental (I) d’une société soit fonction de la taille de sa population (P), de sa richesse (A) – c’est-à-dire du nombre de biens et de services consommés par individu – et des technologies utilisées (T). Une variante plus récente de IPAT est le modèle proposé en 1997 par l’économiste Yoichi Kaya qui se focalise sur la quantité de CO2 émise par une société.

Bien qu’imparfait, le modèle IPAT a le mérite d’offrir un cadre de réflexion sur les différents leviers mobilisables pour limiter l’impact environnemental, en suggérant que l’on devrait agir à la fois sur la population, la richesse et les technologies utilisées.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

Examinons d’abord la question de la population : depuis la révolution industrielle, celle-ci a été multipliée par 8 à l’échelle mondiale. Cette croissance a eu des impacts environnementaux importants qui justifieraient un contrôle démographique. Cependant, la fécondité humaine mondiale a chuté ces 20 dernières années et serait déjà au-dessous du seuil de renouvellement de la population – elle ne paraît donc pas le premier levier à mobiliser.

La technologie, une solution dangereuse

Penchons-nous à présent sur la technologie, souvent considérée comme la meilleure option pour diminuer les émissions de CO2 sans entraver la croissance économique et, grâce à la captation du CO2, sans devoir renoncer aux énergies fossiles. Elle s’est imposée comme la variable clé de la stratégie de transition énergétique prônée par la COP28. Pourtant, si le GIEC confirme la nécessité de miser sur la technologie, il insiste également sur le fait qu’elle ne suffira pas à tenir l’objectif de +1,5 degré.

En outre, certaines innovations technologiques peuvent conduire à des pièges évolutifs : le remplacement des véhicules thermiques par des électriques l’illustre. Comme le souligne l’Agence internationale de l’énergie, la consommation en matériaux et minerais est bien plus importante pour produire une voiture électrique qu’une voiture thermique et l’extraction de ces minerais pose de graves problèmes sociaux et écologiques dans les pays du Sud.

Or, la dégradation des écosystèmes peut diminuer leur capacité d’absorption de CO₂ et augmenter indirectement les émissions de CO2.

La prospérité sans croissance, une piste à explorer ?

Concernant la richesse de la population, mesurée indirectement par le Produit intérieur brut (PIB), elle n’a cessé de croître depuis la révolution industrielle. À tel point qu’aujourd’hui, les classes moyennes constituent la moitié de la population mondiale et la croissance de la consommation matérielle le principal moteur de l’augmentation des émissions de GES, devant la croissance démographique.

Réduire l’impact de la richesse impliquerait une sobriété collective, ce que recommande le GIEC dans son 6ᵉ rapport. Mais, bien que rationnel, cet appel a peu de chance d’être écouté. Les populations des pays pauvres et émergents aspirent à l’amélioration de leur niveau de vie et celles des pays riches pensent déjà être sobres. Dans une étude de l’Ademe, 83 % des Français répondent oui à la question « diriez-vous que les gens consomment trop en France ? » mais 82 % « pensent avoir un mode de vie déjà sobre ».

La sobriété ou la décroissance sont donc difficilement vendables aux électeurs, mais aussi difficilement tenables économiquement : la baisse de production entraînerait une augmentation du chômage. Avec pour effet des pressions sociales pour la relance des investissements, ainsi qu’une moindre capacité des États à financer le paiement de leurs dettes et à investir dans des politiques climatiques. C’est un autre piège évolutif lié à notre système économique, qui exige une croissance continue du PIB.

Dès lors, la seule option acceptable consisterait à maintenir un niveau de vie élevé tout en diminuant le prélèvement sur les ressources naturelles et les émissions de GES qui en résultent. Ainsi les économistes Tim Jackson, avec le concept de prospérité sans croissance, Gaya Herrington avec sa relecture des travaux du club de Rome et Robert Costanza, avec la promotion d’une politique de bien-être durable, proposent de réorienter investissements et consommation vers des activités qui assurent le bien-être des populations, comme les infrastructures, l’éducation et la santé.

Échapper aux pièges évolutifs

Dans une perspective évolutionniste, les crises environnementales actuelles apparaissent comme les conséquences de l’évolution de notre espèce : celle-ci étant caractérisée par une compétition intergroupe qui s’est considérablement complexifiée et globalisée au 20e siècle. Cette dynamique compétitive aurait favorisé des groupes de plus en plus grands, pratiquant une surexploitation des ressources naturelles.

Mais les choix culturels, technologiques et organisationnels sélectionnés par cette dynamique, qui sont au cœur de la stratégie de transition énergétique prônée par les COP, s’avèrent aujourd’hui des pièges évolutifs qui entraînent un dépassement des limites planétaires et une dégradation de plus en plus prononcée de notre environnement, susceptible de mener à l’effondrement de nos sociétés.

Sortir de ces pièges liés aux technologies et à la croissance économiques ne sera pas aisé. D’après le biologiste Peter Corning, cela impliquerait une transition de nos sociétés vers une sorte de « superorganisme mondial » afin de briser la logique de compétition intergroupe et permettre l’émergence de processus d’auto-régulation en faveur d’une économie durable. Car toute initiative limitée au niveau national se solderait par une perte de compétitivité du ou des pays qui mettraient ces politiques en place.

Il est malheureusement évident que l’ordre international actuel, dominé par la compétitivité économique et les rapports de force militaires, rend cette transition irréaliste. Le nombre de pays en proie à des conflits est le plus élevé depuis 30 ans et le changement climatique risque encore d’accroître leur fréquence et leur intensité. Pourtant, une récente étude montre que 89 % de la population mondiale est favorable à une intensification de l’action climatique.

L’enjeu de cette COP, comme des suivantes, ne devrait pas se limiter à trouver des accords sur le financement d’une transition énergétique, mais faire émerger une véritable coopération internationale pour construire une politique de réduction des GES fondée sur une économie durable. Le temps presse : nous sommes très proches d’un dépassement des objectifs de Paris et tout porte à croire que les conséquences de ce dépassement seraient irréversibles.

The Conversation

Eric Muraille a reçu des financements de FRS-FNRS, Belgium

Philippe Naccache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.11.2024 à 17:21

Les pesticides nuisent aux huîtres creuses sur plusieurs générations

Rossana Sussarellu, Docteur en biologie marine, Ifremer

Thomas Sol Dourdin, docteur en biologie marine, Ifremer

C’est ce que montre une vaste étude de l’Ifremer, qui a voulu évaluer l’effet cocktail produit sur le mollusque par un mélange de pesticides couramment retrouvé dans les milieux naturels.
Texte intégral (2364 mots)

Les huîtres creuses sont vulnérables aux pesticides, qui les affectent sur plusieurs générations. C’est ce que montre une vaste étude de l’Ifremer, qui a voulu évaluer l’effet cocktail produit sur le mollusque par un mélange de pesticides couramment retrouvé dans les milieux naturels. Les résultats suggèrent qu’il y a urgence à repenser la façon dont sont menées les études d’écotoxicité.


Les pesticides sont partout. Des sols agricoles aux littoraux, tous les écosystèmes sont contaminés. Avec des impacts multiples, comme le rappelait fin 2023 une commission d’enquête parlementaire ainsi qu’une expertise scientifique collective INRAE-Ifremer en 2022 : dégradation de la qualité des eaux, déclin de la biodiversité et notamment d’espèces telles que les invertébrés terrestres et aquatiques, les oiseaux, chauve-souris ou encore les amphibiens.

Cela vient renforcer le sentiment d’impuissance face à l’utilisation et aux effets de ces pesticides. Théoriquement, le plan Ecophyto doit pourtant permettre de réduire de 50 % l’utilisation des produits phytosanitaires d’ici 2030. Mais dans la pratique, le nouvel indicateur décidé en mai 2024 a nourri la controverse. Selon certains scientifiques, il pourrait provoquer une baisse purement artificielle dans le suivi des pesticides utilisés.

Parmi les espèces touchées par ces pollutions, on retrouve également les mollusques, et en particulier les populations d’huîtres creuses (Crassostrea gigas), qui constituent l’une des principales ressources aquacoles dans le monde. Et cela alors que les bassins de production d’huîtres sont particulièrement concernés par la pollution chimique du fait de leur proximité avec les bassins versants. En France, des pesticides sont régulièrement détectés dans les zones de production conchylicole où le renouvellement de la production repose en partie sur le recrutement naturel des larves, comme dans les bassins de Marennes Oléron ou d’Arcachon.

Pour mieux comprendre les effets de la contamination côtière par les pesticides sur les organismes invertébrés tels que l’huître creuse, nous avons participé à un projet de recherche au long cours. Et les résultats sont sans appel : l’exposition aux pesticides affecte la reproduction des huîtres et certains des effets délétères sont retardés chez les générations suivantes.

Les nouveaux défis de l’écotoxicologie

Pour comprendre l’originalité de cette recherche, il faut d’abord comprendre que l’écotoxicologie, discipline scientifique qui étudie le comportement et les effets des polluants sur les écosystèmes, se heurte aujourd’hui à plusieurs défis majeurs.

En particulier, les stades de vie embryonnaires et précoces constituent des périodes critiques pour le vivant, au cours desquelles ils sont plus vulnérables aux facteurs environnementaux. L’épigénétique, qui étudie les mécanismes modifiant de manière réversible, transmissible et adaptative l’expression des gènes sans changer la séquence d’ADN, semble être à la base de ces mécanismes. Or, la plupart des données disponibles à ce jour en épigénétique environnementale proviennent de modèles basés sur les mammifères. Plus récemment, des vertébrés aquatiques ont été étudiés, mais peu de données sont encore disponibles pour les organismes invertébrés. Nous avons donc voulu y remédier.

Suivre les effets de la pollution sur plusieurs générations d’huîtres

Les zones conchylicoles, on l’a vu, sont particulièrement exposées à la pollution. De plus, l’huître, repartie sur une large aire géographique, est aussi un organisme filtreur et sessile (qui vit fixée à un substrat et subit donc les aléas environnementaux). De ce fait, elle peut être considérée comme un bioindicateur de la qualité de l’eau. Tout ces éléments en font une espèce modèle de choix pour les études d’écotoxicologie marine.

Dans le cadre du projet ANR PESTO, qui s’est déroulé entre 2020 et 2024, nous avons donc proposé un dispositif expérimental représentant au mieux la réalité environnementale de la contamination des huîtres creuses. Celles-ci ont été exposées de façon précoce, pendant les 48 premières heures de leur développement embryo-larvaire, à un mélange de 18 pesticides à faible concentration (2,85 µg/L au total) représentatif des concentrations mesurées sur le littoral.

Grâce aux installations zootechniques de la plateforme mollusques marins de l’Ifremer située à Bouin (85), les animaux ont ensuite pu être maintenus en conditions contrôlées sur l’ensemble de leur cycle de vie, permettant d’étudier une multitude de paramètres physiologiques et moléculaires pour décrire les implications à long terme de cette exposition précoce.

Naissain d’huîtres creuses. Ifremer, Manuella RABILLER (2016)

En répétant cela sur trois générations, il a été possible de révéler l’influence multigénérationnelle de cette exposition dont les effets directs étaient pourtant limités.

Des effets retardés dans le temps…

Lors de la première génération d’huitres, aucune altération n’a été mise en évidence à l’aide des tests classiques de toxicité : ni le taux d’anomalies développementales des larves (embryotoxicité) ni le taux d’altération de la molécule d’ADN (génotoxicité) n’ont présenté de hausse significative sous l’effet de l’exposition.

De même, les technologies moléculaires de haute résolution utilisées pour mesurer les niveaux d’expression des gènes et la méthylation de l’ADN après six heures d’exposition n’ont permis de révéler que de légères altérations. Tels que, une tendance à la perte de méthylation et le dérèglement de l’expression de peu de gènes, bien qu’une partie d’entre eux soient des facteurs de transcription impliqués dans la régulation de processus développementaux importants.

Néanmoins, des effets retardés notables ont ensuite été mesurés tout au long du cycle de vie des huîtres creuses suivies. Les performances de nage, mesurées six jours après la fin de l’exposition, étaient diminuées chez les larves ayant été exposées par rapport aux individus témoins (vitesse et mobilité réduites).

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

Deux semaines plus tard, les larves exposées présentaient aussi une moins bonne capacité de métamorphose par rapport aux individus témoins, en lien avec une déméthylation toujours marquée de l’ADN. Ces résultats laissent penser que moins d’individus étaient capables de passer du stade larvaire au stade naissain (huîtres juvéniles).

Chez les individus adultes, une sensibilité réduite aux phénomènes de mortalité estivale dans le milieu a pu être observée, suggérant une meilleure tolérance aux pathogènes. Chez les huîtres âgées d’un an la reproduction était affectée et le métabolisme du glycogène, impliqué dans la production des gamètes, était modifié chez les individus précocement exposés, augmentant leur succès reproducteur.

… et des effets intergénérationnels observés

Restait à déterminer si une exposition précoce des huîtres creuses aux pesticides pouvait entraîner des conséquences pour les générations suivantes. Le projet de recherche suggère que c’est bien le cas.

Des modifications dans l’expression des gènes ainsi qu’une hyper-méthylation marquée de l’ADN débutaient dès la deuxième génération d’huîtres. Ceci pourrait avoir d’importantes implications en termes d’adaptation.

Tout comme leurs parents ayant subi une exposition précoce aux pesticides, les larves descendantes présentaient une moindre capacité à se métamorphoser. Des éléments suggèrent que leur reproduction aussi pourrait être affectée : la cinétique de la gamétogénèse est accélérée chez ces populations, où on observe aussi une tendance à la féminisation des populations.

Toutefois, la répétition de l’exposition aux pesticides sur plusieurs générations ne semblait pas amplifier les effets observés.

Repenser les études d’écotoxicité

Ces résultats sont intéressants à bien des égards :

  • D’un côté, ils démontrent l’existence d’effets retardés et multigénérationnels de l’exposition à des pesticides chez l’huître creuse.

  • De l’autre, ils illustrent les conséquences d’un stress chimique ayant lieu pendant les stades précoces du développement embryo-larvaire, quand bien même ce stress serait opéré bien en-dessous des seuils considérés comme toxiques.

Autrement dit, ils montrent que les études de toxicité qui ne s’intéressent qu’aux effets observables à court terme peuvent être remises en question.

Il en va de même des méthodes d’analyse classiquement utilisées : ici, les marqueurs traditionnellement utilisés (embryotoxicité, génotoxicité) n’ont pas fourni de résultats significatifs, alors que des conséquences de long terme ont pu être mises en évidence sur l’ensemble du cycle de vie.

Il est donc urgent d’approfondir les études d’écotoxicité en y ajoutant une dimension temporelle et en mettant à profit des méthodes d’analyse fines. Ces évaluations doivent également reposer sur une meilleure compréhension des mécanismes d’hérédité transgénérationnelle des réponses aux stress environnementaux. C’est nécessaire si l’on souhaite évaluer correctement le risque que représente la contamination chimique dans le milieu marin.


Le projet PESTO a été soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Le projet PESTO a été financé par l'ANR (Projet-ANR-19-CE34-0004)

Thomas Sol Dourdin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplomatique
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  Pas des sites de confiance
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓