21.11.2024 à 17:21
Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises, EM Lyon Business School
Xavier Hollandts, Professeur de stratégie et entrepreneuriat, Kedge Business School
L’accord de libre-échange avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay) pourrait être adopté en décembre 2024 par l’Union européenne. En France, les agriculteurs français se mobilisent pour s’opposer à cette décision. Les normes sanitaires et environnementales imposées aux agriculteurs européens ne sont pas respectées par les pays du Mercosur. Cette différence a des conséquences importantes sur les coûts de production. L’Europe envoie donc un message contradictoire, demandant aux agriculteurs de respecter des normes strictes tout en ouvrant ses portes à des produits bien moins contrôlés.
L’agriculture française (et européenne) est l’une des plus sûres au monde grâce aux normes sanitaires et environnementales imposées par le régulateur français et européen.
Une simple comparaison des pratiques agricoles actuelles avec celles des années 1990 permet de prendre la mesure de ce saut qualitatif (abandon de certaines molécules, prise en compte de la biodiversité, qualité de l’alimentation du bétail, par exemple).
On a tendance à oublier que ces démarches d’amélioration ne se réalisent pas sans investissements ni surcoûts. La substitution d’une technique de production par une autre n’est pas qu’un simple changement d’habitude.
C’est un investissement, un apprentissage et un risque nouveau qu’il faut apprendre à gérer.
On oublie aussi régulièrement que ces investissements et surcoûts sont très difficilement répercutés sur les prix, du fait de la structure et du fonctionnement des marchés des matières premières agricoles.
Un agriculteur soucieux de l’environnement et de ses pratiques n’est pas un agriculteur qui est mieux rémunéré. C’est un agriculteur qui doit fournir un effort supplémentaire qui n’est pas intégré dans le prix de vente des denrées alimentaires qu’il produit.
Cette dure loi économique, que l’on retrouve dans le secteur agricole, porte le nom d’« effet tapis roulant ». Elle a été introduite pour la première fois par l’économiste Willard Cochrane.
Pour rester compétitifs et présents sur les marchés, les agriculteurs doivent procéder à des investissements et à l’incorporation de nouvelles technologies qui les rendent plus productifs. Cela engendre une plus grande disponibilité de denrées alimentaires commercialisées sur les marchés des matières premières et une baisse concomitante des prix.
Il faut alors procéder à de nouveaux investissements et à l’incorporation de nouvelles technologies pour rester sur le marché. On a, à l’arrivée, des agriculteurs toujours plus efficients mais dont les rémunérations stagnent. Ils doivent toujours courir plus vite sur le tapis roulant sans que leurs situations économiques progressent pour autant.
Le même effet (tapis roulant) s’observe au niveau de la préservation de l’environnement.
Les agriculteurs incorporent des normes environnementales toujours plus exigeantes sans jamais bénéficier d’augmentation des prix.
La signature du traité de libre-échange du Mercosur touche directement à cette question en faisant entrer sur le territoire européen et français des denrées alimentaires produites selon des normes bien moins strictes, voire tout simplement interdites aux agriculteurs hexagonaux : utilisation d’antibiotiques comme activateurs de croissance, variétés issues de la transgénèse, farines animales, recours à certaines molécules chimiques, culture de céréales génétiquement modifiées…
Cet accord pourrait contribuer à déverser sur le marché français et européen des matières premières agricoles et des denrées alimentaires moins chères et produites dans des conditions peu soucieuses de l’environnement et dans des proportions très significatives.
Liste des matières premières agricoles concernées par le traité Mercosur :
99 000 tonnes de viandes de bœuf
160 000 tonnes de viande de volaille
25 000 tonnes de viande porcine
180 000 tonnes de sucre
650 000 tonnes d’éthanol
45 000 tonnes de miel
60 000 tonnes de riz
Si le traité venait à être ratifié, les filières et les agriculteurs concernés devront faire face à une concurrence déloyale et un dumping environnemental orchestré par l’Union européenne qui au même moment renforce ses exigences environnementales et sanitaires à l’égard des producteurs agricoles localisés dans la zone Europe.
Cette réalité brutale pousse les agriculteurs français et européens à descendre dans la rue afin de dénoncer une concurrence déloyale, réalisée au détriment de l’environnement et de leurs exploitations. L’Europe envoie un message contradictoire à ses agriculteurs, leur demandant de respecter des normes strictes tout en ouvrant ses portes à des produits bien moins contrôlés.
Elle accélère de la sorte la vitesse de rotation du tapis roulant tout en augmentant les charges que doivent supporter les agriculteurs. Ces derniers progressent de manière continue sur le respect de l’environnement sans que les marchés récompensent les efforts accomplis.
L’opposition des agriculteurs français à l’égard du Mercosur est emblématique d’une inquiétude croissante à l’égard des politiques menées par l’Europe.
La littérature sur le management des paradoxes a montré qu’à partir d’un certain niveau de contradiction, les acteurs exposés à des injonctions paradoxales s’engagent dans des dynamiques de repli et de contestation de l’autorité jugée comme étant à l’origine de la situation dans laquelle ils se retrouvent plongés.
Quand le niveau de contradiction est trop fort, la conflictualité devient la seule issue possible afin de retrouver une situation plus équilibrée et cohérente.
La contestation des agriculteurs à l’égard du traité Mercosur est révélatrice d’un niveau de contradiction fabriqué par les politiques de l’Union européenne que les agriculteurs français n’arrivent plus à supporter.
Ce niveau de contradiction est vécu avec intensité par les agriculteurs français qui mettent une pression politique sur leur gouvernement.
Il en va autrement dans les autres pays européens, comme l’Allemagne ou l’Espagne, favorables à l’accord avec le Mercosur. Sans mouvement des agriculteurs à l’échelle de l’Union et sans veto d’au moins 4 pays de l’Union européenne, il est probable que le traité soit validé en décembre prochain.
Cette ratification placerait les agriculteurs français dans un grand désarroi et enclencherait de nouveaux mouvements de contestation susceptibles d’être de plus en plus virulents.
Frédéric Courleux, agroéconomiste et conseiller au sein du Parlement européen, est co-auteur de cet article
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
20.11.2024 à 17:11
Adrien Mével, Docteur en science politique, Université de Rennes 1 - Université de Rennes
Amorcé par le précédent gouvernement, le Beauvau des polices municipales reprend le 21 novembre et devrait rendre ses conclusions en mars prochain. L’enjeu est de baliser la future « loi-cadre » que le ministre délégué chargé de la Sécurité du quotidien, Nicolas Daragon, appelle de ses vœux. Ce dernier souhaite renforcer les prérogatives de la police municipale.
Aujourd’hui s’ouvre une nouvelle séquence du Beauvau des polices municipales, un espace de discussion associant ministres, représentants de syndicats de la fonction publique territoriale, associations d’élus locaux, parlementaires et membres de l’institution judiciaire. L’objectif explicite est de trouver des moyens d’augmenter le pouvoir des polices municipales : le ministre délégué à la Sécurité du quotidien, Nicolas Daragon a déclaré que si la police municipale est « bel et bien la troisième force de sécurité du pays, (elle est bridée) dans sa capacité à intervenir ». L’extension de ses pouvoirs s’inscrirait en particulier dans le cadre de la répression du trafic de stupéfiants.
Les policiers municipaux sont placés sous l’autorité du maire, et n’ont pas de pouvoir d’enquête. Contrairement aux policiers nationaux, ils ne peuvent par exemple pas réaliser de contrôle d’identité ou de fouille de personnes ou de véhicules. Depuis la loi de 1999 qui a fixé le cadre légal de la profession, les pouvoirs des agents sont restés globalement inchangés.
Plusieurs tentatives de renforcement des pouvoirs des policiers municipaux ont déjà eu lieu : en 2011, la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure II et plus récemment, en 2020, la proposition de loi « sécurité globale », qui listait une série de délits pour lesquels les policiers municipaux auraient été autorisés à agir de manière autonome. Ces dispositions ont été censurées par le Conseil constitutionnel qui a jugé qu’elles contrevenaient au principe de placement de la police judiciaire sous le contrôle de l’autorité judiciaire. D’où la recherche par le pouvoir central d’une nouvelle solution, le placement temporaire et optionnel des policiers municipaux sous l’autorité du procureur de la République.
Nicolas Daragon a insisté sur le caractère facultatif de cette délégation, échouant toutefois à désamorcer l’expression de réticences de la part d’élus locaux. Bien que la prise de plainte par les policiers municipaux – une possibilité que redoutent les maires et les agents car elle entraînerait un important transfert de charge administrative de la police nationale vers les polices municipales – n’est pas sur la table aux dires du ministre, il est à prévoir que les maires n’accueilleront pas tous favorablement une mesure qui se traduirait par une diminution de leur mainmise sur la police municipale. Même s’il a été présenté comme procédant du libre choix des communes, ce placement pourrait vite devenir un objet de négociation dans l’établissement des conventions de coordination entre villes et services étatiques.
Le ministre a annoncé trois mesures phares pour les polices municipales : le droit de consulter des fichiers (comme le fichier des personnes recherchées, le système des immatriculations de véhicule ou le fichier national des permis de conduire), d’effectuer des contrôles d’identité, et la possibilité d’infliger des amendes forfaitaires délictuelles (AFD) pour le délit de détention de stupéfiants.
Concernant l’AFD, il ne s’agit pas du premier essai de ce type, l'article premier de loi dite « sécurité globale » visait à donner ce pouvoir aux agents de police municipale, et a fait partie des éléments censurés par le Conseil constitutionnel.
À lire aussi : Comment le fichage policier est-il contrôlé ?
Si la solution qu’explore le gouvernement permettait de passer cette fois l’épreuve du contrôle de constitutionnalité, les policiers municipaux pourraient alors verbaliser le délit de détention de stupéfiants dans certains cas. Cependant, les études sur ce dispositif mettent surtout en lumière des effets socio-économiques négatifs sur les populations visées (avec une multiverbalisation qui peut générer de très importantes dettes au Trésor public), et peut créer chez les personnes mises à l’amende un sentiment d’un arbitraire policier de fait affranchi du contrôle judiciaire. La Défenseure des droits a d’ailleurs préconisé l’abandon de ce dispositif, arguant entre autres des problèmes en matière d’accès aux juges par les personnes sanctionnées et de respect des droits de la défense.
Pour ce qui est de l’accès aux fichiers administratifs, le gouvernement souhaite que les agents puissent les consulter sans avoir besoin de solliciter la police nationale. L’objectif est de leur permettre d’accéder rapidement à des informations sur les individus qu’ils contrôlent. Si cet enjeu est devenu aussi important, c’est en partie car les usages de ces bases de données par les policiers nationaux se sont multipliés. Les policiers municipaux, eux, n’ont qu’un accès indirect et limité à ces informations.
Nicolas Daragon souhaite que les policiers municipaux puissent effectuer des contrôles d’identité. Cet outil est massivement utilisé par les policiers nationaux tandis que les agents de police municipale ne peuvent, en droit, réaliser que des relevés d’identité. Ils peuvent demander la présentation de documents d’identité lorsqu’il s’agit de verbaliser une infraction mais ne peuvent pas obliger les personnes contrôlées à justifier leur identité. Dans les faits pourtant, les pratiques des policiers municipaux peuvent s’avérer assez proches de celles des agents de police nationale.
J’ai pu constater au cours de mes enquêtes de terrain que les policiers municipaux utilisent des infractions prétextes (avoir traversé en dehors du passage clouté par exemple) pour obtenir les papiers d’identité d’individus. Ils peuvent aussi jouer sur l’ambiguïté entre des injonctions légales et des demandes cherchant à obtenir le consentement des individus ciblés. Par exemple, demander : « est-ce que vous pouvez ouvrir votre sac s’il vous plaît ? », sachant qu’ils n’ont pas le pouvoir de l’imposer mais comptant sur le consentement et l’ignorance de la loi des personnes contrôlées.
Si elles devaient être adoptées, les mesures envisagées renforceraient clairement le pouvoir des policiers municipaux. Elles interrogent néanmoins le rôle des polices municipales, et présentent des risques de dégradation des rapports de ces agents à la population en les dotant d’outils générateurs de conflits.
Mais dans les faits, cette réforme ne signerait pas une évolution notable des missions de police municipale vers la répression de la délinquance, elle ne ferait qu’accompagner un processus déjà bien engagé.
En s’appuyant sur l’article 73 du Code de procédure pénale, les policiers municipaux sont déjà en mesure d’interpeller dans le cadre du flagrant délit. J’ai pu observer que le recours à cet article ne se fait pas seulement lorsque des policiers municipaux tombent « par hasard » sur un délit en train de se commettre. La possibilité d’interpeller ouvre en fait la possibilité d’une recherche active du flagrant délit, c’est-à-dire d’orientation des patrouilles et des modes de présence dans l’espace public pour maximiser les chances d’assister à un délit, avec une focalisation croissante des agents sur la vente de stupéfiants.
Bien que diversement investie en fonction des villes, des unités et des profils d’agents, la répression de la détention et de la vente de stupéfiants est déjà prise en charge par les policiers municipaux. Tout indique qu’elle le sera de plus en plus, avec ou sans extension des compétences judiciaires, sans que cette politique n’ait produit d’effets positifs clairs.
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Adrien Mével ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.11.2024 à 17:04
Nathalie Devillier, Docteur en droit international, Auteurs historiques The Conversation France
Le procès de l’assassinat de Samuel Paty se poursuit devant la cours d’assise spéciale de Paris. Un certain nombre d’accusés comparaissent pour avoir mené une campagne de haine sur les réseaux sociaux avant le meurtre. Depuis 2020, de nouvelles lois – européennes et françaises – sont entrées en vigueur pour lutter contre les violences en ligne. Que retenir de ces législations ? Sont-elles efficaces ?
Le procès de l’assassinat de Samuel Paty a débuté lundi 4 novembre. Sur le banc des accusés se trouvent notamment ceux qui ont créé la polémique et intentionnellement faussé la réalité d’un des cours de l’enseignant portant sur la liberté d’expression. Dans une vidéo, le père d’une élève qui sera jugé durant le procès avait appelé à écrire à la direction de l’établissement « pour virer ce malade » et livrait publiquement le nom du professeur, son numéro de téléphone portable et l’adresse du collège.
Les insultes, menaces et commentaires haineux contre l’enseignant et la directrice du collège inondèrent les réseaux sociaux Facebook, WhatsApp, Instagram, Twitter, Snapchat, YouTube, TikTok, Google… devenus de véritables tribunaux virtuels.
Suite à l’émoi suscité par ces événements, la France a adopté en 2021 plusieurs lois pour contrer la haine en ligne, notamment l’article surnommé « Samuel Paty » de la loi sur le respect des principes de la République qui criminalise les actes d’intimidation et d’entrave au travail des enseignants par la diffusion de messages haineux.
Plus largement, ces dernières années, de multiples initiatives législatives, à l’échelle française et européenne ont cherché à responsabiliser les plates-formes de contenus, les réseaux sociaux mais aussi les utilisateurs pour limiter les impacts de la violence en ligne.
Entré en vigueur en 2023, le Règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) a notamment pour objectif d’endiguer la viralité de contenus violents pour éviter d’y exposer les utilisateurs. Il exige aussi la publication de rapports de transparence par les réseaux sociaux et plates-formes de partage tels que Facebook, Google Search, Instagram, LinkedIn, Pinterest, Snapchat, TikTok, X (anciennement Twitter) et YouTube.
En vertu de ce texte, les réseaux sociaux doivent aussi donner des informations sur leurs équipes de modération de contenu, mettre en place des mécanismes de signalement des contenus illicites et fournir des informations sur le fonctionnement de leurs algorithmes de recommandation.
Ce partage d’informations sur le fonctionnement des algorithmes devrait permettre aux utilisateurs de mieux comprendre et contrôler ce qu’ils voient en ligne. Il est surtout utile pour le Centre européen pour la transparence algorithmique qui contrôle l’application du règlement.
Les plates-formes doivent également évaluer et réduire les risques systémiques pour la sécurité publique et les droits fondamentaux liés à leurs algorithmes comme la propagation de la haine en ligne. Ces éléments doivent figurer dans les rapports émis à la disposition de la Commission européenne. Dans le cas contraire, ou si les actions des plates-formes ne reflètent pas suffisamment les attentes du DSA, c’est la Commission européenne qui prendra l’attache de l’entreprise et procédera en cas d’inertie de celle-ci à un rappel à la loi public. C’est précisément ce qu’a fait Thierry Breton en août dernier en s’adressant à Elon Musk.
Un outil de dénonciation permettant aux employés ou autres lanceurs d’alerte de signaler les pratiques nuisibles des très grandes plates-formes en ligne et des moteurs de recherche a été mis en place.
Avant ces nouvelles mesures, ces entreprises n’étaient soumises qu’à un code de conduite non juridiquement contraignant et dont les résultats avaient atteints leurs limites.
Comment évaluer l’efficacité de ces mesures ? Nous le saurons bientôt, la Commission européenne a ouvert, le 18 décembre 2023 une procédure contre X (ex-Twitter) après avoir mené une enquête préliminaire pour non respect de l’obligation de transparence et des défaillances dans la modération de contenus. X interdit aussi aux chercheurs éligibles d’accéder de manière indépendante à ses données conformément au règlement. La société encourt une amende pouvant aller jusqu’à 6 % de son chiffre d’affaires mondial et, en cas de manquements répétés, elle peut voire l’accès à son service restreint dans l’Union européenne.
Aujourd’hui, l’épée de Damoclès des sanctions financières et surtout le blocage du service sur le territoire européen font peser un risque économique et réputationnel que les plates-formes souhaitent éviter. Plusieurs procédures formelles ont été lancées par la Commission européenne contre le réseau social X en 2023, TikTok, AliExpress et Meta cette année.
En France, la loi « Sécuriser et Réguler l’Espace Numérique » (SREN) promulguée en mai 2024 sanctionne les plates-formes qui échouent à retirer les contenus illicites dans un délai rapide (75 000 euros d’amende) et met aussi en place des mécanismes pour mieux sensibiliser et protéger les utilisateurs contre les dangers en ligne.
Cela se traduit par l’information des collégiens en milieu scolaire et des parents en début d’année. Une réserve citoyenne du numérique (rattachée à la réserve civique) est également instaurée avec pour but lutter contre la haine dans l’espace numérique et à des missions d’éducation, d’inclusion et d’amélioration de l’information en ligne. Ce dispositif qui constitue un moyen officiel d’alerte auprès du procureur de la République aurait été le bienvenu il y a 4 ans, au moment de l’affaire Paty. À l’époque, seuls la médiation scolaire et le référent laïcité du rectorat avaient été actionnés, sans effet.
Les plates-formes en ligne ont des obligations légales croissantes issues du règlement européen et de la loi SREN pour prévenir et réagir au cyberharcèlement et aux contenus illicites, avec une responsabilité à plusieurs niveaux.
L’obligation de modération proactive signifie que les plates-formes doivent mettre en place des systèmes pour détecter, signaler et retirer rapidement les contenus haineux, violents, ou incitant au cyberharcèlement. C’est l’ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) qui veille à ce que les éditeurs et fournisseurs de services d’hébergement de sites retirent effectivement ces contenus et conduit des audits pour vérifier la conformité aux règles. Cette obligation, issue du règlement européen sur les services numériques et de la loi SREN, sera mise en œuvre grâce à la publication d’un rapport annuel le nombre de signalements effectués. À ce jour, le premier rapport n’a pas été publié.
Les hébergeurs qui ont connaissance du caractère illicite du contenu et qui n’informent pas les autorités compétentes, par exemple, le procureur de la République, ni bloqué l’accès à cette publication, encourent des sanctions allant jusqu’à 250 000 euros d’amende et un an d’emprisonnement pour le dirigeant.
Les plates-formes doivent également sensibiliser leurs utilisateurs aux risques de cyberharcèlement et fournir des outils pour signaler facilement les contenus et comportements nuisibles. C’est le cas par exemple sur X, Facebook, Instagram.
En France, le cyberharcèlement est un délit sévèrement puni par des lois visant à lutter contre le harcèlement moral et les actes répétés de violence en ligne, notamment sur les réseaux sociaux. Une personne coupable de harcèlement moral encourt jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende. Si la victime est mineure, ces peines sont alourdies à trois ans de prison et 45 000 € d’amende. Des peines plus graves peuvent s’appliquer en cas d’incapacité de travail de la victime ou si les actes conduisent au suicide ou à la tentative de suicide, avec une sanction maximale de dix ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende.
Pour protéger les victimes de harcèlement groupé, en 2018 la loi Schiappa avait introduit un délit de « harcèlement en meute » ou raid numérique, visant à pénaliser les attaques concertées de multiples internautes contre une victime, même si chaque participant n’a pas agi de façon répétée.
La loi SREN prévoit également que les personnes reconnues coupables de cyberharcèlement peuvent se voir interdites de réseaux sociaux pendant six mois ou un an en cas de récidive. Ce bannissement inclut la création de nouveaux comptes durant la période d’interdiction. Les plates-formes risquent des amendes allant jusqu’à 75 000 € si elles ne bannissent pas les utilisateurs condamnés pour cyberharcèlement ou ne bloquent pas la création de nouveaux comptes pour les récidivistes.
Nathalie Devillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.11.2024 à 15:52
Lucie Gabriel, Docteure en Sciences de Gestion, spécialisée en Management et Leadership, INSEEC Grande École
Dans un pays en crise et divisé, Donald Trump a incarné un leader dominant et autoritaire, des caractéristiques souvent accolées à la masculinité. Le genre de Kamala Harris a-t-il joué en sa défaveur lors de l’élection présidentielle ?
Donald Trump s’est présenté trois fois comme candidat à la présidentielle des États-Unis. Par deux fois, il a affronté une femme : d’abord Hillary Clinton en 2016, puis Kamala Harris en 2024. Par deux fois, il a gagné contre une femme.
Ce fait n’est ni anodin ni superficiel et pose la question du genre dans la campagne présidentielle états-unienne. Elle a été omniprésente dans le discours de chacun des candidats comme dans le vote des électeurs. Le 5 novembre, le New Yorker titrait « Comment l’élection de 2024 est devenue l’élection genrée » pour parler du gender gap, c’est-à-dire de l’écart de vote entre l’électorat féminin et masculin.
Le fait que le nouveau président des États-Unis ait une forte influence charismatique sur ses électeurs a été souligné dans de nombreuses études depuis 2016. Au-delà des stratégies de campagnes, des ambitions et des questions morales, il semble que Kamala Harris a eu du mal à incarner le même pouvoir d'influence. Le genre est-il un obstacle au charisme en politique ?
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Au début du XXe siècle, le sociologue Max Weber a décrit le charisme comme une qualité attribuée à un individu « considéré comme extraordinaire et doté de pouvoirs ou de qualités surnaturels, surhumains ou au moins spécifiquement exceptionnels. » Le charisme est un leadership incarné : l’influence du chef est indissociable de sa personne et de l’image qu’il renvoie. Il joue le rôle de symbole communautaire, il représente le « nous » qui agit comme rempart contre le reste du monde. Pour cette raison, le chef charismatique doit susciter l’admiration et la fierté de ceux qui le suivent.
Dans la conception wéberienne, le leader charismatique est un héros qui incarne une force révolutionnaire pour renverser l’ordre établi. Le vocabulaire belliqueux souvent employé par Max Weber pour décrire les qualités de ce chef exclu d’abord implicitement puis explicitement le fait que ces qualités puissent être incarnées par une femme.
Les femmes ont en effet longtemps été exclues de la représentation des chefs charismatiques, en raison de ce que les chercheurs en psychologie sociale Alice Eagly et Steven Karau ont appelé « l’incongruence des rôles ». Selon eux, les comportements attendus par les femmes et les hommes dans une société sont différenciés en fonction de stéréotypes de genre appris dès l’enfance. Ainsi, les femmes sont associées à des qualités d’empathie, de douceur et de considération, à l’opposé de ce qui est attendu du chef charismatique. Au contraire, les rôles sociaux masculins, qui demandent aux hommes d’être forts, autoritaires et dominants, les prédisposent plus naturellement aux rôles de leadership.
La recherche en sociologie semble valider cette hypothèse : parmi les 118 articles sur le sujet publiés dans la principale revue revue scientifique consacrée à l’étude du leadership, The Leadership Quarterly, seuls 8 % des exemples d’individus charismatiques étaient des femmes. Dans les études les plus citées sur le sujet, le charisme est assimilé à un visage aux mâchoires carrées, à la voix grave, à la taille imposante : en somme, à tous les éléments visibles de la masculinité dominante. Est-ce à dire que le genre est un obstacle infranchissable au charisme ?
Le leader charismatique est la représentation des valeurs du groupe qu’il incarne. Lorsque ces valeurs évoluent, la représentation du leader charismatique évolue également. Or, une étude récente reprenant cinquante ans de recherche sur le leadership dans les organisations montre que, contrairement à l’imaginaire collectif, lorsqu’elles sont en position de pouvoir, les femmes sont globalement évaluées comme plus charismatiques et plus compétentes que les hommes.
De la même façon, dans son essai « He Runs, She Runs : Why Gender Stereotypes Do Not Harm Women Candidates » (« Il se présente, elle se présente : pourquoi les stéréotypes de genre ne nuisent pas aux femmes candidates ») la politologue états-unienne Deborah Jordan Brooks prédit un futur prometteur aux femmes politiques. De fait, le nombre de femmes au Congrès américain a atteint un record en 2022 : 149 élues, soit 27,9 % des représentants.
Deux raisons peuvent expliquer ces résultats : la première est l’évolution des attentes sociales en matière de leadership. Alors que le leader a longtemps été représenté comme un individu dominant et autoritaire, depuis les années 1980 cette représentation évolue vers un nouveau type de leader plus empathique et à l’écoute de ses subordonnés. Pour la psychologue sociale Alice Eagly, « les conceptions contemporaines d’un bon leadership encouragent le travail en équipe et la collaboration et mettent l’accent sur la capacité à responsabiliser, à soutenir et à impliquer les travailleurs ». Elle explique que même si les hommes restent majoritaires en position de pouvoir, dans un monde politique et organisationnel où dominent les stéréotypes de genre, ces changements peuvent constituer un « avantage féminin ».
La seconde raison s’explique par un double standard de compétences masculines et féminines. À compétences égales, il est plus difficile pour une femme d’accéder au même poste à responsabilités qu’un homme. Mais d’un autre côté, les femmes qui accèdent à ces postes sont vues comme plus compétentes que leurs homologues masculins qui ont rencontré moins d’obstacles.
Partant de ce constat, on peut considérer que Kamala Harris, vice-présidente et candidate à l’élection présidentielle, partait sur un pied d’égalité avec Donald Trump : elle aurait donc pu incarner le leadership américain.
Reste que le leadership est toujours dépendant du contexte dans lequel il naît. Si les représentations du leadership et du charisme tendent à évoluer depuis près de cinquante ans, le contexte international, lui, s’est terni depuis la crise du Covid et la dernière campagne présidentielle. On observe un sentiment de déclassement social et une anxiété grandissante, notamment chez les jeunes hommes américains peu diplômés. Plus touchés par le chômage et moins enclins que leurs parents à atteindre l’indépendance financière au même âge, ce sont eux qui ont constitué la base électorale du parti républicain.
Dans des discours ouvertement misogynes et racistes, Trump dépeint une Amérique apocalyptique, rongée par des ennemis de l’intérieur, tout en promettant que le jour de l’investiture serait un « jour de libération ». Il manie une rhétorique populiste pour incarner l’idéal type du leader charismatique wébérien, un héros révolutionnaire et anticonstitutionnel. Il a également particulièrement marqué la campagne en brandissant le poing, le visage en sang, après une tentative d'assassinat. Dans une période où le futur paraît terrifiant, le leader belliqueux possède une puissance idéalisatrice dans la mesure où il incarne un fantasme de sécurité et de direction, pour le psychologue Kets de Vries.
Par contraste, Kamala Harris a voulu incarner le progrès social, la défense des droits et de la démocratie. Dans le climat de crise actuel, ce choix est apparu décalé.
Son échec à l’élection présidentielle montre que le leader charismatique est surtout un symbole d’une culture et d’une époque. Dans une Amérique en crise, les femmes, perçues comme moins dominantes et fortes que les hommes, peinent à incarner l’image du héros qui est attendu.
Pour autant, l’évolution des attentes sociétales montre une tendance de fond à l’ouverture de ce rôle aux femmes. La défaite de Kamala Harris ne doit pas faire oublier d’autres victoires, comme celle de la très populaire Jacinda Ardern, première ministre néo-zélandaise de 2017 à 2023, ou celles de l’Allemande Angela Merkel, qui a marqué le paysage politique européen pendant près de 20 ans.
Lucie Gabriel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.11.2024 à 11:37
Jean-Christophe Fromantin, Chercheur-associé Chaire ETI IAE-Paris-Sorbonne, IAE Paris – Sorbonne Business School
Carlos Moreno, Directeur scientifique de la Chaire ''Entrepreneuriat Territoire Innovation'', IAE Paris-Sorbonne, IAE Paris – Sorbonne Business School
Didier Chabaud, Directeur de la Chaire entrepreneuriat Territoire innovation, Professeur en sciences de gestion - SRM/LAB IAE Paris-Sorbonne, IAE Paris – Sorbonne Business School
Le 106e Congrès des Maires de France aura lieu du 19 au 21 novembre. Où en est le processus de décentralisation ? Pourquoi les relations entre l’État et les collectivités territoriales sont-elles de plus en plus conflictuelles ?
La France est une République décentralisée, ainsi que l’énonce l’article premier de la Constitution. Pour autant, cette « organisation décentralisée » s’est inscrite dans des mouvements multiples depuis 40 ans, et donne lieu ces dernières années à l’émergence de tensions contradictoires entre l’affichage de la volonté de décentralisation, et des réformes fiscales qui tendent à priver les collectivités locales de la réalité d’une autonomie de décision.
En 1947, la macrocéphalie parisienne est dénoncée par le géographe Jean-François Gravier dans un ouvrage qui sonne comme un diagnostic et infuse le débat public : « Paris et le désert français ». Dès les années 60, l’État se dote d’un « bras armé », la DATAR pour impulser une politique d’aménagement du territoire, de rééquilibrage au profit des métropoles régionales, des villes moyennes et de modernisation des transports. Les collectivités participent de cet élan. La loi de décentralisation de 1982 marque le transfert de nombreuses compétences de l’État vers les collectivités. En 2003, l’Acte II de la décentralisation va plus loin : la Constitution inscrit la décentralisation dans son premier article. L’expérimentation dérogatoire devient possible et un nouveau paquet de compétences est transféré aux collectivités comme le développement économique, le tourisme ou le logement.
Pourtant, une dizaine d’années plus tard, la décentralisation marque le pas. La promesse se délite sur fond de crises et de tensions budgétaires, de fermetures d’usines et de licenciements : l’objectif prioritaire de l’État est désormais d’endiguer le chômage. Par ailleurs, la désindustrialisation stimule la diagonale du vide, la crise financière de 2008 contracte l’activité économique, la démographie agricole est en chute libre et les premières tensions dans les banlieues signalent les asymétries du modèle territorial. L’idée d’une « entreprise sans usine » lancée en 2001 par le PDG d’Alcatel, la récession des années 2000 ou le concept de ville globale apparaissent comme les marqueurs d’une obsolescence des territoires.
À une vision d’ensemble se substituent alors deux tendances : des approches plus erratiques de l’État dans les territoires, et la fascination pour la mondialisation qui s’incarne dans les métropoles. L’ouvrage à succès de Thomas Friedman, « La terre est plate, une brève histoire du XXIᵉ siècle » convainc les décideurs d’un changement de paradigme dont les grandes villes seront les pivots.
L’effacement de l’État-aménageur fait place à une politique d’appui aux collectivités. Des politiques sectorielles ciblées (création de l’Agence nationale de la rénovation urbaine en 2003) ou de péréquation horizontale (création du Fonds de péréquation intercommunale en 2012) tentent de corriger les asymétries. Pourtant, les inégalités territoriales se creusent, à la fois entre les territoires, mais aussi l’intérieur des aires urbaines. La DATAR s’éteint en 2014 et laisse la place au Commissariat général à l’égalité des territoires pour renaître en 2019 sous la forme de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires.
La promesse n’est donc plus celle de l’aménagement mais de la cohésion des territoires. Cette évolution n’est pas neutre : les territoires prennent l’avantage sur le territoire au détriment d’une vision d’ensemble. Il s’agit de compenser les effets collatéraux de la polarisation métropolitaine. La France périphérique de Christophe Guilly (2014) ou l’ouvrage du journaliste britannique David Goodhart The Road to Somewhere (2017) alertent sur les tensions en germe. En 2018, la crise des « Gilets de jaunes » met à jour des fractures béantes. La défiance entre l’État et les élus prospère sur le terreau d’une France à deux vitesses.
Déjà affaiblies par la sédimentation des compétences liées à l’enchevêtrement des strates et par un défaut de ressources, les collectivités s’enlisent dans une organisation peu agile. Les lois Maptam (2014) et NOTRe (2015) renforcent les inerties. Elles institutionnalisent le primat métropolitain, diluent l’action régionale dans de grands périmètres géographiques, imposent l’intégration des communes dans des intercommunalités alors même que les effets d’entraînement des métropoles sur leur environnement sont parfois inexistants.
En région parisienne, la Métropole du Grand Paris s’empile dans une gouvernance déjà fortement encombrée (communes, établissements publics territoriaux, départements, région, préfectures, 100 syndicats mixtes). Le système s’alourdit et l’urbanisme, composante centrale du fait communal, échappe finalement aux maires.
Les réformes fiscales de ces dernières années sonnent le glas de l’indépendance financière des collectivités locales. Après la suppression des leviers fiscaux pour les régions et départements (2004) et le transfert de l’ex-taxe professionnelle aux intercommunalités (2015), la loi de finances de 2020 marque l’abandon de la taxe d’habitation](https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/287097-la-suppression-taxe-dhabitation-quelle-reforme-pour-quels-enjeux). La suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises se profile à l’horizon 2027.
Certains argueront du caractère secondaire de ces suppressions pour les collectivités locales, l’État s’étant engagé à les compenser « au centime près ». Mais en remplaçant la fiscalité propre des collectivités par des fractions de fiscalité nationale (160 milliards en 2024), l’État devient le premier financeur des politiques territoriales. Il met donc un point d’arrêt à la décentralisation en touchant l’élément crucial de l’autonomie des collectivités, leur budget devenant une composante de l’ajustement du budget de l’État. Cette évolution est doublement ressentie par les élus comme une perte d’autonomie et comme un dommage collatéral des déficits de l’État central.
Aujourd’hui, le risque est grand d’achever la « déconstruction du modèle d’autonomie fiscale locale ». Les élus locaux sont désormais privés d’une grande partie de leurs possibilités d’action : ils se retrouvent dans l’incapacité de retirer les bénéfices de leurs choix politiques. Pourquoi attirer des habitants supplémentaires, ou bien des entreprises, si l’on ne bénéficie pas directement des recettes générées ? Cela est d’autant plus préoccupant que la capacité des collectivités locales à investir dans les infrastructures est déterminante pour favoriser le développement de l’emploi local.
La décentralisation participe de l’efficacité des politiques publiques et d’une attente des Français à renouer avec des échelles humaines. Or les tensions actuelles sont d’autant plus fortes que l’État peine à assumer ses propres compétences et qu’il laisse les collectivités en première ligne face à de nombreuses difficultés. La sécurité est emblématique de ces transferts non compensés : avec 27 000 policiers municipaux, les communes assurent aujourd’hui le cofinancement d’une mission régalienne de l’État.
En 2023, une enquête de l’AMF et du CEVIPOF alertait sur l’accélération des démissions de maires – plus de 1300 depuis les élections de 2020. Le phénomène s’est accentué en 2024 avec plus de 40 démissions chaque mois.
Dans ce contexte de tensions, l'avenir de la décentralisation n'implique-t-il pas un nouvel alignement des échelles, des compétences et des ressources ?
Jean-Christophe Fromantin est délégué général du think-tank ANTICIPATIONS, Maire de Neuilly-sur-Seine, Vice-président du Département des Hauts-de-Seine, Conseiller métropolitain du Grand Paris, Administrateur de l'Établissement public local Paris-La Défense.
Carlos Moreno et Didier Chabaud ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
14.11.2024 à 17:22
Léo Manach, Docteur en anthropologie, Université Paris Cité
Anaïs Bonanno, Post-doctorante en sociologie, Université Lumière Lyon 2
Félicien Faury, Postdoctorant, CESDIP, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Léa Védie-Bretêcher, Docteure en philosophie , ENS de Lyon
Marion Kim-Chi POLLAERT, Chercheur post-doctoral en philosophie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Sam Selma Ducourant, Postdoctoral fellow, Université Paris Dauphine – PSL
Samedi 16 novembre, à l’appel d’une cinquantaine d’associations et de syndicats, une manifestation nationale dénoncera les violences faites aux enfants et aux adolescents. Ces violences ne sont que la face émergée d’une domination structurelle analysée par Tal Piterbraut-Merx dans La domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant (éditions Blast). Le chercheur y analyse les logiques juridiques, familiales et scolaires qui maintiennent les mineurs dans le statut d’être politique inachevé.
Les relations adulte-enfant sont de plus en plus fréquemment envisagées comme des rapports de domination. En témoigne l’activité éditoriale de 2024 : l’Observatoire de la violence éducative ordinaire publie Émanciper l’enfance : comprendre la domination adulte pour en finir avec la violence éducative, la sociologue Gabrielle Richard écrit Protéger nos enfants, la bédéiste Cécile Cée signe Ce que Cécile sait : journal de sortie de l’inceste. Ces trois ouvrages sont influencés par le travail de Tal Piterbraut-Merx, qui remet en question la représentation de l’enfance comme naturellement vulnérable et propose, dans une perspective féministe, de repolitiser les rapports adulte-enfant.
Son livre La domination oubliée. Politiser les rapports adulte-enfant est paru à titre posthume à l’automne 2024. Tal Piterbraut-Merx était chercheur en philosophie politique, écrivain et militant. Victime d’inceste, il s’est suicidé en 2021 à l’âge de 29 ans, alors que son manuscrit de thèse était écrit aux deux tiers. Après sa mort, un collectif d’amis et amies s’est constitué pour le relire et le synthétiser afin de faire connaître sa pensée, et cosigne, après plus de deux ans de travail, cette sortie.
La Domination oubliée prend pour objet l’enfance, très rarement prise en compte en philosophie politique – c’est le premier sens du titre. En effet, l’enfance est principalement reléguée à deux sphères, celle de la famille (et donc du privé) et celle de l’éducation. Cette exclusion du domaine politique est d’autant plus rigide qu’elle est considérée comme naturelle, et continue à imprégner nos façons de nous référer aux enfants.
Piterbraut-Merx montre que, tant dans les théories du contrat social (comme celle de Locke que dans les pensées de philosophes libéraux des années 1970 (comme Rawls et Dworkin), l’enfant est érigée en figure naturellement inférieure, au même titre que les femmes. Contrairement à l’homme adulte, l’enfant est jugé inapte à participer à la vie politique et considéré comme un être en devenir qui n’intégrera le domaine du public qu’au terme d’un long processus.
Chez tous ces auteurs, cette conception de l’enfant comme une version inachevée des adultes justifie le pouvoir des adultes sur les enfants : il est légitime de prendre des décisions à sa place sur tous les aspects de sa vie.
Mais comme le souligne Piterbraut-Merx, cette infériorité est construite et paradoxale : la vulnérabilité des enfants est naturalisée alors même que la société dans laquelle elles et ils évoluent les empêche de s’affranchir. Autrement dit, en partant du cas limite du nourrisson, on étend la dépendance à toute une catégorie d’êtres, de 0 à 18 ans, et on la naturalise. Ceci semble justifier l’interdiction aux mineurs d’ouvrir un compte en banque, de louer un logement, de voter, ou que les portes et meubles ne soient pas adaptés à leur taille. Or, c’est justement cette minorisation qui constitue les enfants comme vulnérables ou dépendants, et entretient la domination des adultes sur les enfants.
C’est tout d’abord la famille, en particulier les parents, qui sont en charge de protéger les enfants. Or, d’après une enquête menée par le service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, en 2020, plus de 90 % des auteurs et autrices de violences présumées sont des membres de la famille proche de l’enfant. C’est dire que la sphère familiale est un foyer majeur de violences sur les enfants, ce qui fait notamment écho à des réflexions initiées en France par Christiane Rochefort.
La vulnérabilité des enfants est aussi produite par leur statut juridique de mineurs. Certes, les enfants ont des droits, comme celui d’être protégé de la violence ou de la maltraitance, mais elles et ils ne peuvent pas les exercer sans l’accord de l’autorité parentale : le statut de minorité instaure donc une dérogation au droit commun. C’est justement ce statut de minorité, censé les protéger, qui permet les violences et, pire, organise la difficulté à s’élever contre elles : l’enfant est non seulement privé de toute autonomie économique et psychique, mais aussi ne peut choisir son lieu de vie, ni quitter le domicile familial sans autorisation, ni même se constituer partie civile dans un procès.
Tal Piterbraut-Merx identifie une troisième institution au fondement des rapports de domination adulte-enfant : l’école. Adoptant une approche matérialiste, l’auteur propose qu’obliger les enfants à consacrer gratuitement leur temps à l’école « correspond à une incorporation forcée et non rémunérée des normes sociales et politiques capitalistes », ce qui, de manière différée, les rendra employables et productifs. Dès lors, de même que les classes sociales découlent de l’appropriation de la force de travail des travailleurs et travailleuses par les patrons, ou que les classes de sexe découlent de l’appropriation du travail domestique et sexuel des femmes par les hommes, Piterbraut-Merx pose que les classes d’âge reposent sur l’appropriation du temps des enfants par les adultes.
L’auteur conclut que « l’agencement des rapports adulte-enfant s’adosse à ces trois institutions (juridique, familiale, scolaire) qui se co-construisent, et dont la compréhension des mécanismes ne saurait se produire de façon isolée les unes des autres.
Fort de ces analyses, l’auteur appelle à une remise en question générale des structures de pouvoir qui régissent l’enfance. Il critique certaines tentatives historiques de « repolitisation tronquée » que sont notamment celles des mouvements pro-pédophiles des années 1970. Il s’intéresse à des pistes pratiques d’abolition ou de reconfiguration de la famille, qui ne sont malheureusement pas développées dans le manuscrit inachevé laissé à sa mort.
Une caractéristique majeure qui permet à ce rapport de domination de se reproduire, et qui fait sa spécificité, est le fait que « Tous·tes les enfants deviennent adultes, et tous·tes les adultes sont d’ancien·ne·s enfants ». Elles et ils passent donc, au cours du temps, du statut de dominé au statut de dominant. Cette « instabilité temporelle » rend difficile l’accession à une conscience de classe, et risque donc d’empêcher la résistance collective à la domination. En effet, l’oubli semble faire partie intégrante du passage à l’âge adulte, c’est-à-dire au statut de dominant – c’est le deuxième sens du titre « la domination oubliée ».
Les comportements de minimisation et de justification des violences vécues, ainsi que les idéalisations de l’enfance comme un âge regretté d’insouciance, participent à l’oubli, par les adultes, de leurs expériences d’enfant. L’amnésie traumatique, qui touche particulièrement les victimes de violences, notamment sexuelles, éloigne encore les possibilités de remémoration – alors que la résurgence des souvenirs traumatiques à l’âge adulte, en particulier dans les cas d’inceste, « opère un rapprochement inédit entre l’expérience de l’enfance et l’adulte devenu ».
Piterbraut-Merx propose alors une piste politique particulièrement pertinente et féconde : conjurer l’oubli, par les adultes, de leur condition passée d’enfant. Ce levier de résistance à la domination relève d’« une fidélité politique à certains souvenirs d’enfance ». En effet, la mise en place d’ateliers collectifs de remémoration « ouvre la possibilité […] d’une ressaisie par le sujet dominant des cadres d’expérience du sujet dominé ». Une « réminiscence collective et sélective des mécanismes sur lesquels repose l’idéalisation de l’enfance » permettrait de « repérer les traits communs, les motifs récurrents qui fondent le rapport des adultes aux enfants » et de « faire apparaître un tableau général et politique de l’enfance ». C’est d’ailleurs à ces ateliers (qui se poursuivent aujourd’hui) pratiqués par d’autres, que l’auteur s’est employé avec plusieurs autres personnes survivantes d’inceste à la fin de sa vie.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
13.11.2024 à 17:13
Antoine Bernard de Raymond, Sociologue, Directeur de Recherche (INRAE), Agriculture, Alimentation et inégalités sociales, Université de Bordeaux
Depuis plusieurs semaines, un mouvement de révolte contre la vie chère embrase la Martinique. Cette mobilisation a de nombreux points communs avec le mouvement des « gilets jaunes » ou d’autres mobilisations à travers le monde, notamment dans les pays du Sud. Quelles sont leurs caractéristiques ? Quel est leur débouché politique ? Analyse. »
Un puissant mouvement de protestation contre la vie chère a débuté en septembre en Martinique. Manifestations, blocages, émeutes, ce mouvement atteint un haut degré de conflictualité. Les participants répondent à l’appel du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens (RPPRAC), un collectif de défense des conditions de vie des Antillais, formé en 2024. Ils réclament en particulier l’alignement des prix locaux de l’alimentation sur ceux de la métropole, alors qu’ils sont en moyenne 40 % plus chers.
Certains enjeux de cette mobilisation sont liés au contexte très spécifique des Antilles françaises, et en particulier à leur héritage colonial. Les taxes mais aussi et surtout l’organisation oligopolistique de la distribution locale, produisent de forts écarts de prix par rapport à l’Hexagone.
Mais, loin d’être un événement singulier, les mobilisations en Martinique s’inscrivent dans un ensemble plus vaste de mouvements contre la vie chère ou pour le pouvoir d’achat. On peut citer les « émeutes de la faim » en Afrique en 2008, la lutte contre la « pwofitasyon » aux Antilles en 2008-2009, la « Révolte du vinaigre » au Brésil en 2013, le mouvement des « gilets jaunes » en France à partir de 2018, les manifestations initiées au Chili en 2019 contre l’augmentation des prix des transports publics. Or l’ensemble de ces révoltes populaires partagent des caractéristiques communes, relatives à leurs mécanismes de déclenchement, à leur composition, à leurs modes d’action, à leurs objectifs et aux réponses politiques qu’elles reçoivent.
Les luttes contre la vie chère peuvent surprendre l’observateur occidental, parce que l’Occident a vu s’institutionnaliser, au cours des XIXe et XXe siècles, un mode de lutte fondé sur le mouvement ouvrier et le salariat. Dans les pays européens en particulier, les conflits sociaux sont liés aux questions des conditions de travail, des salaires, et des formes de protection sociale (salaire, sécurité sociale, retraite, assurance chômage notamment).
Mais le capitalisme s’est développé avant bien avant les grandes entreprises et l’avènement du salariat. Dès le XIXe siècle, en Europe, la proto-industrie a permis le développement du capitalisme avec le travail à la tâche. Dans de nombreux pays dits « du Sud » subsiste aujourd’hui un important secteur informel, tandis qu’au Nord se développe l’autoentrepreneuriat. Ainsi, il faut peut-être regarder les révoltes contre la vie chère comme la normalité plutôt que comme l’exception.
À lire aussi : Martinique : comprendre le mouvement contre la vie chère
En dépit de leur émergence dans des contextes sociohistoriques très variés, les luttes contre la vie chère présentent des caractéristiques communes.
Tout d’abord, dans leur composition. Alors que les mouvements ouvriers rassemblent par définition des travailleurs, les luttes contre la vie chère attirent un public beaucoup plus hétérogène que les conflits du travail : aussi bien des travailleurs que des non travailleurs (chômeurs, retraités, inactifs), des hommes comme des femmes, et différentes classes d’âge.
Le rôle des femmes en particulier mérite d’être souligné. Alors que l’univers de la contestation syndicale est plutôt masculin, les révoltes contre la vie chère mettent en jeu, non pas le salaire, mais le budget de famille – souvent géré par les femmes. On constate que ces révoltes donnent la part belle aux femmes, y compris dans des rôles de leader.
L’implication des retraités est aussi à souligner. Dans de nombreux pays, les personnes âgées ne bénéficient pas d’un système de retraite puissant comme en France, et sont exposées à la précarité.
Alors que le mouvement ouvrier puis syndical s’est peu à peu canalisé autour d’un répertoire d’action pacifié et ritualisé, les révoltes contre la vie chère ne sont généralement pas initiées par des organisations syndicales et se caractérisent par leur spontanéité. Cette absence d’organisation officielle de la révolte confère à celle-ci son caractère éruptif, mouvant et foisonnant : émeutes, manifestations, blocages, voire pillages, avec une propension marquée pour la violence (contre les biens).
Ce bouillonnement de la révolte se retrouve aussi dans les motifs, les revendications ou les objectifs des protestataires. La mobilisation part quasiment toujours d’un fait en apparence assez singulier (le prix d’une denrée en particulier, une mesure d’austérité adoptée par le gouvernement parmi tant d’autres) pour s’étendre à un ensemble plus large de revendications, mettant en cause non seulement le fonctionnement de l’économie, mais aussi la représentation politique.
Prenons par exemple le mouvement des « gilets jaunes », ou la contestation sociale qui débute au Chili quelques mois plus tard, à l’automne 2019. Dans les deux cas, la colère sociale est allumée par des décisions des gouvernements : l’augmentation d’une taxe sur le carburant diesel et l’augmentation du prix du ticket de métro et des transports en commun.
Dans ces deux situations, les conséquences économiques de ces décisions n’étaient objectivement pas immenses pour les ménages, mais elles ont suffit à lancer un mouvement de protestation puissant. Puis les revendications ont fait boule de neige : l’objet premier de la révolte se trouvant rapidement connecté à tout un ensemble d’injustices et de dysfonctionnements économiques.
Cette colère portant sur les conditions matérielles de vie s’arrime également à une critique de la sphère politique. Les « gilets jaunes » demandent la démission du président Macron, l’adoption du référendum d’initiative citoyenne (RIC) voire une nouvelle Constitution, tandis qu’au Chili la contestation débouche sur un processus constituant.
Pourquoi des problèmes économiques aboutissent-ils à une remise en cause du gouvernement ? Du point de vue des manifestants, c’est le pouvoir politique qui gouverne les prix, et non la main invisible du marché. Les « gilets jaunes » par exemple soulignent volontiers que le prix du carburant est constitué à plus de 50 % par des taxes.
Le bien dont l’augmentation de prix déclenche la colère populaire n’est jamais anodin mais doté d’un statut spécifique qui fait l’objet d’un contrat moral implicite entre gouvernants et gouvernés – bien alimentaire ou bien essentiel pour la mobilité des personnes. Les manifestants considèrent que la classe politique a le devoir de garantir un accès à ce bien.
Ce constat permet de souligner une autre caractéristique essentielle des révoltes contre la vie chère : leur cible. Elles visent en premier lieu le gouvernement, la classe politique et l’État. Elles s’inscrivent de manière rationnelle dans l’histoire et les institutions de régulation publique de l’économie. Ces mobilisations ne visent que secondairement les entreprises dans le cadre du conflit capital-travail.
Dans les pays où l’État s’est moins construit autour de la régulation du travail, de la protection sociale et de la redistribution des richesses, pour se focaliser sur le contrôle des prix (en Afrique de l’Ouest ou au Maghreb par exemple), l’incapacité de la puissance publique à garantir ce socle minimal de l’accès aux biens déclenche rapidement la colère sociale. De ce point de vue, le fait que la colère des « gilets jaunes » en France se soit portée sur le pouvoir d’achat (plutôt que sur les salaires ou la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail) en dit long sur la perte de pouvoir des régulations du travail et du salariat (baisse du taux de syndicalisation, discipline sur les salaires, primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche, etc.).
Néanmoins, les protestations contre la vie chère ne traduisent pas uniquement une décomposition des régulations du travail et une perte de pouvoir de négociation syndical. Elles signalent aussi un retour de la contestation sociale, de la conflictualité, et l’invention de nouveaux modes d’action. En ce sens, alors que l’appareil productif s’est transformé (désindustrialisation des pays occidentaux) et que les politiques de maintien de l’ordre ont depuis longtemps appris à limiter les effets des grèves et manifestations, elles peuvent aussi signifier un réveil de la combativité sociale et l’élaboration de stratégies contestataires renouvelées.
Antoine Bernard de Raymond ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.11.2024 à 17:38
Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux
Mélanie Bourdaa, Professeure en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Bordeaux Montaigne
Les séries ont un impact croissant sur l’imaginaire des adolescents. Comment abordent-elles les questions relatives à la sexualité ? Quelle sociabilité se constitue autour de ces séries et des leurs « fans » ? Une enquête répond à ces questions.
Les séries sont de plus en plus regardées par divers publics comme signale le phénomène « peak TV » qui désigne l’explosion du nombre de séries diffusées aux États-Unis depuis le début des années 2000. Une partie nos représentations et de nos pratiques sont donc traversées par ces imaginaires sériels. C’est particulièrement vrai pour les jeunes générations.
Notre projet de recherche intitulé « Sexteen » interroge ce que les séries à destination des adolescents (« les teen séries ») font aux adolescents et adolescentes en matière de genre et de sexualité et inversement, ce que ces derniers font des séries qu’ils regardent et partagent collectivement.
Cet article se focalise sur ce double mouvement que le projet Sexteen a développé dans un livre intitulé Teen Series. Genre, sexe et séries pour ados. Pour cette enquête, nous avons mené une centaine d’entretiens et étudié les 8 séries les plus regardées sur les plates-formes de streaming (notamment Netflix) en fonction d’un sondage représentatif portant sur un millier de personnes (dont 40 % de lycéens, 15 % de collégiens et 40 % d’étudiants jusqu’en première année de faculté).
Les séries les plus regardées mettent en avant de nombreuses thématiques et questionnements. Comment envisager une première fois (Sex Education ou HeartStopper) ? [« Comment vivre son « crush » selon le terme étudié par la sociologue Christine Detrez ; Comment dire sa transidentité (HeartStopper) ? Comment évoquer les addictions (Skins) ? Comment faire couple après l’éclosion du mouvement #MeToo (Sex Education) ?
À lire aussi : Le crush à l’adolescence : une pratique culturelle ?
Ces séries nous laissent entrevoir trois grandes mutations dans les productions audiovisuelles. La première : une complexification des thématiques abordées. La visibilité des personnages lesbiens, trans ou asexuels par exemple n’est plus cantonnée à des narrations périphériques : elle s’ancre dans des figures centrales à qui les séries consacrent des épisodes entiers. La seconde : une plus forte identification des personnages et des spectateurs. Il n’est plus question que les adolescents soient uniquement joués par de jeunes adultes (on pense par exemple aux « adolescents" » de la série Beverly Hills dans les années 1990) et plus encore, que des minorités (notamment de genre ou de sexualité) soit constamment incarnées par des acteurs ou des actrices non concernés. La troisième : la place des fans. Les réseaux sociaux ont permis aux communautés de se densifier, d’échanger plus rapidement et d’influencer plus directement les productions.
Notre enquête montre également que les adolescents qui regardent ces séries ne sont pas passifs ou passives. Les réceptions sont plurielles et amènent certains publics adolescents à créer des contenus et engager des dialogues féconds autour des narrations et des personnages. À la manière des travaux de Mélanie Bourdaa sur les fans, il convient de mettre en lumière les pratiques de ces spectatrices et spectateurs : ils et elles commentent sur les réseaux sociaux, participent à des forums, lisent des livres autour des séries, rencontrent d’autres fans, produisent des vidéos, des dessins, des écrits, des playlists sur la base des œuvres. Cela peut même aller jusqu’à un activisme culturel, social ou politique dans lequel les publics s’emparent des narrations et personnages pour mener des actions qui leur tiennent à cœur.
Par exemple, lors de la mort de Lexa, personnage lesbien de la série The 100, les fans s’étaient saisies de la narration et des valeurs du personnage pour lever des fonds destinés à une association aidant les jeunes LGBTQIA+ qui tentent de se suicider. C’est toute une communauté, des réseaux, des solidarités (et parfois quelques oppositions franches, avouons-le) qui se tissent alors.
Certains témoignages lors de notre enquête illustrent parfaitement les grandes tendances et pratiques évoquées.
Maxence, lycéen, a longtemps regardé la série Elite. Il évoque avec nous les soirées avec ces amis autour de la série :
« C’est simple, le week-end c’est “Elite”. On y passe des heures. On a des teams pour tel ou tel personnages. C’est drôle d’y repenser car en fait on a des potes qui n’étaient pas nos potes à l’origine mais qui se sont greffés à nous et maintenant ils font partie du groupe […] On a aussi eu un coming out. C’était super fort. Un pote nous a dit qu’il trouvait très sexy Manu Rios (Patrick Blanco dans la série) et les filles étaient d’accord et tout. Alors on a commencé à la charrier et il nous a dit qu’il était gay. Bon, on avait l’air con parce qu’on ne savait pas et qu’on s’en fout alors on ne voulait pas l’embêter avec ça. Et puis on a trouvé ça super qu’il nous fasse confiance et qu’il se sente bien pour nous le dire. Rien que pour ça c’est cool qu’on puise regarder la série ensemble. »
Pierre et Stéphane sont en couple depuis cinq ans. Étudiants dans une université parisienne, ils regardent HeartStopper et s’empressent d’acheter tout ce qui sort autour de la série.
« Avec des amis nous sommes partis à la Pride de Londres. Il y avait un groupe de fans de la série qu’on a rejoint. Les acteurs et la série défilaient aussi : c’était fantastique de se dire qu’on partageait ça avec eux. »
L’importance de la communauté, analysée pour des chanteuses comme Taylor Swift, permet de comprendre le levier socialisateur des séries, mais aussi le rôle des teen séries dans la construction identitaire des jeunes.
La question du coming out, que l’on voit dans la série Glee, est une question centrale mais peu traitée dans les séries. Pourtant, lorsque les personnages (Kurt et Santana) vivent ces moments de dévoilement identitaire à leur famille et amis, ils proposent des modèles pour les jeunes publics. Ainsi, la série a permis aux fans de produire des discours sur leur propre identité sexuelle et sur leur propre vie. Ainsi, une fan qui regardait la série et interagissait sur les blogs, déclare :
« J’étais sereine, je respirais enfin. Je n’avais plus besoin de me cacher. Santana découvrait sa sexualité en même temps que moi. Son histoire m’a vraiment aidée à me projeter. »
Le personnage accompagne cette fan dans son évolution et la représentation à l’écran lui donne des clés de compréhensions et d’analyse de ce qu’elle vit.
La question de la première fois est également un thème abordé dans les teen séries, permettant de constater une évolution de la représentation. En effet, les séries comme Beverly Hills, Sauvés par le Gong ou Dawson montraient des expériences de première fois stéréotypées avec des garçons sûrs d’eux et des filles inexpérimentées. Les teen séries contemporaines développent des histoires plus nuancées, des expériences plus complexes, abordant par exemple la question de la santé sexuelle, de la performance masculine pour les couples hétérosexuels (Sex Education) ou du consentement.
Ainsi, les teen séries se révèlent comme un objet essentiel pour comprendre les adolescents d’aujourd’hui – au sein des institutions éducatives, en famille ou dans la recherche universitaire.
Le projet Sexteen (sur les teen series) est financé par la Région Nouvelle-Aquitaine et porté par Mélanie Bourdaa, professeure des Universités à l’Université Bordeaux Montaigne.
Arnaud Alessandrin a reçu des financements de la Région Nouvelle Aquitaine pour le projet Sexteen
Mélanie Bourdaa a reçu des financements de la Région Nouvelle Aquitaine pour le projet Sexteen
10.11.2024 à 19:38
Kübler Raoul, Associate Professor of Marketing - Social Media, AI, and Digital Marketing Expert, ESSEC
Quel est le rôle exact joué par la désinformation dans la victoire de Donald Trump ? À partir de l’analyse de 200 millions de données, une équipe de chercheurs a modélisé les facteurs déterminants du choix électoral lors des élections américaines en 2016 et 2020. Ce modèle éclaire la stratégie de Trump consistant à propager des « fake news » pour s’imposer sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels.
La recherche sur la désinformation a signalé une augmentation de la diffusion de fausses nouvelles lors des deux dernières élections américaines. Il a été démontré que les « fake news » pénètrent les réseaux plus rapidement et plus profondément que les vraies informations.
Mais jusqu’à présent, l’impact des réseaux sociaux, des activités de marketing des candidats, de la couverture médiatique et de la désinformation sur le comportement électoral et le soutien politique n’étaient pas précisément mesurés. Notre étude tente de le faire en analysant de manière globale le rôle de ces différents facteurs sur le soutien politique et sur le vote.
Nous avons recueilli l’un des plus grands ensembles de données dans le domaine du marketing politique en analysant plus de 200 millions de messages sur les médias sociaux (Twitter, Facebook et Instagram) lors des élections présidentielles américaines de 2016 et de 2020.
En nous appuyant sur des outils de traitement du langage naturel (NLP), nous identifions les sujets communs dont les personnes parlent à propos des candidats, leurs sentiments à leur égard et les émotions exprimées. Nous utilisons les mêmes outils pour comprendre ce dont les candidats parlent dans leur communication et sur les médias sociaux. Nous combinons ces données avec celles relatives à la couverture médiatique et à la désinformation.
Pour analyser l’influence de chaque facteur sur le soutien politique, nous testons notre modèle en utilisant une approche économétrique qui nous permet de quantifier précisément l’impact de chaque facteur sur les autres éléments au fil du temps.
Nous avons ainsi étudié :
Le bouche à l’oreille (discussions en ligne et hors ligne). Les discussions en ligne sont mesurées par le montant de tweets positifs et négatifs à propos d’un candidat, les discussions hors-ligne sont mesurées par des enquêtes de type « études de marché ».
L’activité sur les réseaux sociaux (audience des candidats, contenus partagés par les candidats).
La publicité télévisée et le marketing.
La couverture médiatique (articles et contenus de la presse traditionnelle).
Les sondages mesurant les intentions de vote.
La désinformation (mesuré par le nombre de liens partagés vers des sites connus de désinformation).
Ce graphique illustre les effets de l’ensemble des éléments de notre modèle. Les flèches et les pourcentages indiquent les relations directes et indirectes entre les éléments, saisissant comment chaque facteur influence et est influencé par les autres dans ce système dynamique aux multiples boucles de rétroaction.
Notre graphique montre l’ampleur de l’impact d’une augmentation de 1 point de chaque variable sur les autres variables.
Une augmentation de 1 point du bouche-à-oreille (positif ou négatif) – a un impact de 1 point (100 % dans le schéma) sur le soutien (mesuré par les sondages à travers les intentions de vote).
Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,75 point sur le soutien (en faveur du candidat dont les partisans diffusent cette désinformation).
Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,5 point (50 %) sur la couverture médiatique (presse et magazine).
Une augmentation de 1 point des discussions sur les réseaux sociaux a un impact de 0,75 point (75 %) sur la couverture de médiatique (presse magazine), de 0,75 point sur le bouche-à-oreille. Cette augmentation de 1 point des réseaux sociaux a un impact de 0,5 point sur le partage de la désinformation sur les plates-formes.
Au regard de ces résultats, nous pouvons conclure qu’aux États-Unis, l’usage des réseaux sociaux et la désinformation qui lui est associée ont une influence majeure sur la couverture médiatique et sur le soutien apporté aux candidats.
De nombreux exemples illustrent ce schéma général mesurant l’impact en cascade des différents facteurs.
Ainsi, nous avons mesuré l’impact des tweets de Donald Trump en 2016 lorsque ce dernier a écrit à plusieurs reprises au sujet de ses bonnes relations avec Vladimir Poutine et de la Russie. Nous avons constaté qu’à chaque tweet de Trump mentionnant Poutine, le nombre de publications de fausses informations concernant Hillary Clinton augmentait de manière significative.
Cet effet est visible non seulement immédiatement après le tweet de Trump, mais il persiste également sur une période prolongée, illustrant le rôle catalyseur de ces tweets dans l’amplification de la désinformation.
Nous avons ensuite constaté que cette amplification de la désinformation entraîne une plus forte couverture médiatique. Chaque pic de désinformation génère une hausse du nombre d’articles de presse consacrés à Trump, atteignant un sommet au quatrième jour, avant de décroître progressivement mais en conservant un effet notable sur dix jours. Ainsi, les tweets de Trump stimulent le partage de désinformation, mais contribuent également indirectement à renforcer sa visibilité médiatique.
Notre modèle empirique montre que l’augmentation de la couverture médiatique centrée sur Trump, déclenchée par la désinformation, entraîne également une hausse du bouche-à-oreille positif à son sujet, en ligne et hors ligne.
Ce phénomène suggère que l’attention médiatique, bien que résultant initialement de la propagation de la désinformation, contribue finalement à améliorer l’image publique de Trump dans les discussions. En d’autres termes, plus Trump est au centre de l’attention médiatique, plus cela suscite des conversations positives à son sujet, renforçant ainsi son capital de sympathie et son influence.
L’équipe de Trump semble avoir parfaitement compris cette dynamique, et Donald Trump a tiré parti de cet effet également lors de sa campagne de 2024. C’est ce que souligne la célèbre déclaration « They are eating the dogs » (ils mangent les chiens) lors du débat télévisé avec Kamala Harris.
La citation a été immédiatement partagée sur les réseaux sociaux, où l’on a vu par la suite une augmentation de la désinformation sur les immigrés, « l’État profond » et le « grand remplacement ». Les médias traditionnels ont ensuite pris le relais et relayé ces histoires. Cela amplifie à nouveau l’impact de la désinformation, qui fait finalement monter les sondages en faveur de Trump.
Les réseaux sociaux sont devenus une arme politique essentielle aux États-Unis : nul hasard si les candidats ont payé 650 millions de dollars à Google et à Meta en 2024. La désinformation a un statut à part dans cet environnement car c’est un élément clé permettant d’amplifier le volume des discussions en ligne et de les polariser.
Le fait que la désinformation alimente le discours en ligne et maintienne l’engagement des utilisateurs sur les réseaux sociaux peut expliquer pourquoi les opérateurs de réseaux sociaux contrôlent si peu les débats en ligne (ou réintègrent les utilisateurs bannis pour leurs pratiques, comme l’a fait Elon Musk sur X).
Les médias traditionnels américains, qui sont désormais concurrencés par les plates-formes, tentent de rester dans la course en commentant les débats en ligne. Il en résulte une surreprésentation médiatique du candidat le plus outrancier (les graphiques ci-dessus montrent que le nombre d’articles consacrés à Donald Trump est bien plus important que ceux consacrés à Hillary Clinton en 2016). À l’avenir, ces médias devraient se demander si chaque message d’un candidat populiste sur les réseaux sociaux mérite d’être couvert.
Alors que certains chercheurs vont jusqu’à se demander si la démocratie peut survivre à l’Internet, les décideurs politiques attachés à cette démocratie seraient bien avisés de sanctionner les réseaux responsables des fausses nouvelles qu’ils diffusent.
_ Cet article utilise les données de l’étude « I like, I share, I vote : Mapping the dynamic system of political marketing » de Raoul V. Kübler, Kai Manke et Koen Pauwels, publiée par le Journal of Business Research. _
Kübler Raoul ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.11.2024 à 17:17
Sylvain Chareyron, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Vingt ans après le lancement des grands chantiers de rénovation urbaine, plus de 500 quartiers ont été transformés. La pauvreté a été réduite dans les logements sociaux et la perception des habitants concernant leur quartier s’est améliorée. Pour autant, l’attractivité de ces derniers reste faible.
Au début des années 2000, les journaux télévisés montraient les images de barres HLM construites après la Seconde Guerre mondiale s’effondrant suite au dynamitage de l’ensemble. Ces démolitions ont été organisées nationalement à partir de 2004 dans un programme de renouvellement urbain de grande ampleur. Ce programme visant à restructurer les quartiers, à accroitre la mixité sociale, à soutenir le développement durable et à réduire les inégalités se poursuit aujourd’hui.
Pour atteindre ces objectifs, le programme de renouvellement agit sur la forme des quartiers en démolissant, par exemple, les grands ensembles pour construire à la place des immeubles de tailles plus réduites, en réhabilitant les immeubles dans certains cas et en installant des équipements et des services dans les quartiers (écoles, parcs, médiathèques).
Vingt ans après le début des opérations, quelles ont été les réalisations du programme et quels en ont été ses effets ?
Le Programme national de renouvellement urbain (PNRU) de 2004, auquel a succédé en 2014 le Nouveau programme de renouvellement urbain (NPNRU), toujours en cours, a visé des quartiers considérés comme étant « en difficulté », souvent localisés en périphérie des grandes agglomérations et généralement classés en zone urbaine sensible (ZUS). Cette classification était en partie basée sur la présence de grands ensembles mais également sur des critères socio-économiques comme le déséquilibre entre le nombre d’habitants dans une localité et le nombre d’emplois disponibles.
La construction, après la Seconde Guerre mondiale, de grands ensembles d’habitation pour loger la population a conduit à la création de quartiers souvent isolés du reste de la ville, ce qui a pu générer des phénomènes de ségrégation, accentuant les problèmes sociaux et économiques. L’image des grands ensembles s’est donc fortement dépréciée, ce qui a conduit à des taux de logements non occupés élevés et donc à des pertes financières pour les bailleurs sociaux.
Le premier programme a généré 48,4 milliards d’euros d’investissement, dont 11,2 milliards de subventions de l’Agence nationale pour le rénovation urbaine (ANRU). Cela a permis de financer 28 500 opérations sur plus de 500 quartiers conduisant à 164 400 démolitions de logements sociaux, caractéristiques des grands ensembles, et à la construction de 142 000 logements sociaux et 81 000 logements privés.
Le nouveau programme de renouvellement lancé en 2014 est de même ampleur que le premier avec 12 milliards de subventions de l’ANRU engagés sur 450 quartiers et utilise des modalités d’actions similaires. Il se distingue cependant par une volonté plus importante d’associer les habitants à la conception et la mise en œuvre du projet via la participation des conseils citoyens et des maisons de projet. Certains programmes ont en effet pu paraître imposés aux habitants des quartiers ou même, réalisés « contre eux ».
La cité des 4000 à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, est un exemple emblématique de l’évolution des politiques de renouvellement urbain en France. Ce quartier a été construit entre 1956 et 1964 autour de barres HLM particulièrement imposantes, pour loger les habitants que Paris ne pouvait plus héberger. La destruction des barres a commencé en 1986 et s’est ensuite poursuivie dans le cadre du programme de renouvellement urbain puis du nouveau programme de renouvellement urbain. Les opérations ne se sont pas limitées à la destruction des immeubles mais incluent aussi la construction de nouveaux immeubles de dimensions plus réduites, la construction de nouvelles voies de communication, la création et la rénovation de groupes scolaires, la réhabilitation de résidences et l’aménagement de terrains de sport.
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Puisqu’il agit principalement sur la structure du bâti du quartier, la réussite du renouvellement urbain doit d’abord être évaluée à ce niveau. Les quartiers rénovés étaient caractérisés par des taux de logements sociaux supérieurs à ceux d’autres quartiers pauvres assez similaires mais non concernés par le renouvellement.
Le programme de renouvellement urbain a permis de réduire la part de logements sociaux grâce à la destruction d’une partie d’entre eux et à la construction de logements privés. Dans les quartiers où les montants investis par le programme ont été les plus élevés, le taux de logements sociaux a été ramené au même niveau que dans les quartiers pauvres non ciblés. Le renouvellement a également permis de réduire la hauteur moyenne des logements.
Cette modification du bâti des quartiers a-t-elle permis de modifier leur composition sociodémographique et d’améliorer leur mixité sociale et leur attractivité ? Sur ces aspects, le renouvellement urbain a diminué la densité de population dans les quartiers et réduit la pauvreté dans ceux où l’investissement par habitant a été le plus important. Cependant, cette réduction de la pauvreté s’explique principalement par la diminution de la part du parc social et la baisse de la pauvreté en son sein, liée au fait que les logements démolis étaient souvent occupés par les ménages les plus défavorisés. On ne constate pas de tels changements sociodémographiques dans le parc privé. Cela suggère que le renouvellement n’a pas massivement augmenté l’attractivité des quartiers.
Les enquêtes menées auprès des habitants font ressortir une disparité des appréciations concernant leur qualité de vie. L’expérience du relogement des habitants dont le logement a été détruit varie en fonction des trajectoires personnelles. Les retours sont plutôt positifs chez les ménages de petite taille, composés de jeunes travailleurs qui ont parfois pu être relogés dans un autre quartier ou dans un immeuble plus petit. Ils le sont moins chez des ménages plus vulnérables installés dans des logements suroccupés. Pour eux, le relogement a pu conduire à une séparation du ménage, réparti sur plusieurs habitats, ou à une réduction des liens sociaux existants dans le précédent voisinage.
Pour les habitants, les travaux ont évidemment fait l’objet de nuisances, entre autres lors de la destruction et de la construction des logements. Ils ont parfois entraîné un sentiment de nostalgie et les réhabilitations ont souvent été jugées insuffisantes. Pourtant, les quartiers sont globalement plus appréciés depuis le renouvellement. Les enquêtes montrent que les hommes sont davantage opposés aux démolitions que les femmes qui ont apprécié l’amélioration de la sécurité. En outre, les habitants directement touchés par le projet et les nouveaux arrivants sont généralement plus favorables au renouvellement que les autres habitants.
Le peu d’effet quantitatif du renouvellement sur l’attractivité des quartiers, malgré le sentiment d’amélioration répandu chez les habitants et les modifications importantes du bâti, pourrait être dû à la persistance d’une image dégradée du quartier. Cela suggère qu’une politique fondée sur la modification de la forme d’un quartier n’a pas d’effet immédiat sur son attractivité.
Par-delà ce constat, peut-on dire que le renouvellement a changé la vie dans les quartiers défavorisés ? S’il a sans doute amélioré le cadre de vie, il manque, pour répondre de façon systématique à cette question, des études sur l’effet du programme sur différents critères socio-économiques comme la sécurité, l’accès à l’emploi, à l’éducation et à la santé.
Ces résultats contrastés ne semblent pas avoir freiné la mise en œuvre de ce type de politique, comme en témoigne la similitude des montants investis dans le nouveau programme de renouvellement. Cependant, la mise en place de ce programme, officiellement lancé en 2014, a été très lente. En 2020, très peu d’opérations avaient effectivement débuté, mais le programme est monté en puissance depuis. Le renouvellement est donc toujours d’actualité et il faudra encore attendre quelques années et de nouvelles études pour en dresser un bilan complet.
Sylvain Chareyron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.11.2024 à 15:38
Nathalie Devillier, Docteur en droit international, Auteurs historiques The Conversation France
TikTok peut avoir un impact sur la santé mentale des adolescents, avec des risques de suicide. L’entreprise est poursuivie par la justice américaine pour son application TikTok Lite Rewards. Les poursuites ont révélé que les effets néfastes sur la santé mentale, renforcés par l’algorithme, étaient connus de l’entreprise. La législation européenne a interdit cette application.
TikTok Lite Rewards est un programme de récompenses intégré à TikTok Lite, la version allégée de TikTok. L’utilisateur gagne des points en regardant des vidéos, en invitant des amis, en suivant des créateurs ou même simplement en ouvrant l’application chaque jour. Il existe aussi des campagnes pour des événements spécifiques. Ces récompenses peuvent ensuite être échangées contre des cadeaux ou de l’argent.
Des documents internes de TikTok produits à l’occasion d’un litige aux États-Unis prouvent que les dirigeants avaient connaissance des effets de l’application sur les adolescents : ils peuvent devenir accros à TikTok après avoir visionné seulement 260 vidéos, soit en à peine 35 minutes !
Les effets sur la santé mentale résultent des gains et likes, sources de satisfaction instantanées qui encouragent une recherche constante d’approbation en ligne. Ce modèle économique crée de l’anxiété, des complexes d’infériorité et une perception faussée de la réalité chez les jeunes.
L’algorithme amplifie cet effet en poussant les profils correspondants à des normes de beauté étroites et dévalorisant ceux jugés « non attrayants ». Ceux-ci appliquent les filtres de beauté de l’application alors que TikTok reconnaît qu’ils sont toxiques et nuisent à l’image corporelle des jeunes.
L’entreprise savait que son algorithme pouvait rapidement pousser les utilisateurs, notamment les adolescents, vers des contenus négatifs liés à la dépression ou au suicide. La modération algorithmique défectueuse a exposé les jeunes à des vidéos dangereuses (automutilation) accumulant des dizaines de milliers de vues avant leur suppression.
Parce que l’entreprise en était consciente et n’a pas protégé les utilisateurs, plus d’une douzaine d’États américains et le District de Columbia la poursuivent alléguant que l’application nuit à la santé mentale des enfants avec un produit conçu pour être utilisé de manière compulsive et excessive : c’est l’effet addictif qui est la faute commise par l’entreprise.
Plusieurs dimensions de notre société sont en cause : protection des données, impact sur les jeunes, éthique et surconsommation numérique.
La chasse aux données personnelles est un enjeu bien connu des applications de jeu. Des programmes comme TikTok Rewards Lite collectent des données personnelles pour personnaliser les récompenses et le contenu proposé. Cela soulève la question de la protection de la vie privée et de la sécurité des informations, d’autant que les mineurs ne sont pas toujours conscients des implications de tels partages. TikTok a d’ailleurs tardé à supprimer les comptes des jeunes de moins de 13 ans.
En échange de récompenses, les utilisateurs fournissent des informations sur leurs comportements en ligne. Cette surveillance se normalise ainsi dans les pratiques courantes, ce qui peut impacter la façon dont les jeunes perçoivent la confidentialité et leurs droits en ligne. Cela peut les amener à accepter des niveaux de surveillance qu’ils n’auraient peut-être pas tolérés dans d’autres contextes.
Les récompenses incitent les utilisateurs à passer davantage de temps sur l’application, une stratégie qui crée dépendance numérique et hyperconnexion, surtout chez les jeunes plus vulnérables face aux mécanismes de récompense instantanée (l’âge a un effet négatif sur le comportement habituel ou addictif sur smartphone). Or, les outils de gestion du temps mis en place par TikTok, censés réduire l’utilisation, n’ont eu qu’un effet minime, réduisant l’usage quotidien de seulement 1 minute 30.
TikTok Rewards Lite utilise des techniques de « gamification » pour maximiser l’engagement des utilisateurs, ce qui provoque des comportements répétitifs et exploite des mécanismes psychologiques, comme la gratification différée, pour fidéliser les utilisateurs. Ces pratiques sont parfois considérées comme manipulatrices car elles incitent les utilisateurs à consommer du contenu de manière continue, sans qu’ils soient toujours conscients de cette influence.
Les utilisateurs sont exposés à des messages promotionnels les incitant à dépenser de l’argent de manière impulsive pour obtenir des avantages exclusifs. La gamification du payement par mobile crée un impact social et économique pour les clients et les fournisseurs de ces applications.
Les impacts à long terme sur les habitudes numériques et la perception des valeurs sociales par les jeunes résultant de ces programmes sont encore incertains, mais il est clair qu’ils exigent une réflexion critique de la part des utilisateurs et des législateurs.
En août dernier, la Commission européenne a fait fermer le service TikTok Lite Rewards afin de garantir le respect de la législation sur les services numériques (Digital Services Act – DSA), notamment l’exigence d’une évaluation des risques avant la mise en service d’une application.
La décision publiée le 4 octobre, concerne l’incapacité de TikTok à identifier, analyser et évaluer les risques systémiques et à prendre des mesures d’atténuation raisonnables, proportionnées et efficaces. TikTok s’est ensuite engagé à retirer TikTok Lite Rewards en Espagne et en France et à ne pas (ré)introduire un programme similaire dans l’UE.
Le règlement européen sur l’Intelligence Artificielle (IA) (RIA) encadre d'avantage certains aspects de ce type de programme en interdisant les pratiques de manipulation des comportements. Cela concerne tout système d’IA qui exploite les vulnérabilités d’une personne ou d’un groupe de personnes. Cela pourrait inclure des limites dans l’usage de la gamification ou des notifications addictives pour encourager l’engagement. La sanction encourue est de 35 millions d’euros ou 7 % du chiffre d’affaires global.
Le RIA exige aussi que les systèmes IA soient transparents : si les récompenses TikTok sont basées sur des algorithmes prédictifs ou des recommandations personnalisées, l’entreprise devrait divulguer comment ces récompenses sont calculées, offrant ainsi une plus grande transparence aux utilisateurs. La transparence des algorithmes est essentielle pour comprendre et interpréter les décisions ou choix des modèles d’IA : elle permet aux utilisateurs de connaître les mécanismes de recommandation, réduisant ainsi le potentiel de manipulation.
Les acteurs du numérique doivent respecter l’état de droit et les droits de l’homme, notamment en vertu de principes de non-discrimination et d’égalité. Les législations sur l’IA visent à protéger les jeunes publics qui sont des personnes vulnérables, notamment en évitant l’exploitation des biais cognitifs, en particulier ceux qui influencent les comportements des jeunes. Cela pourrait inclure des limitations dans l’intensité des notifications, des rappels pour limiter l’utilisation prolongée, et l’obligation d’offrir des paramètres de sécurité adaptés aux mineurs.
Les législations européennes sont généralement en avance sur la protection des données et des droits numériques, mais leur application est un défi surtout face aux entreprises mondiales. De plus, les lois sur l’IA en Europe n’empêcheront pas les entreprises étrangères de continuer ces pratiques en dehors de l’Europe.
Ce modèle d’application qui active le système de récompense cérébral est aussi mis en œuvre par d’autres applications ou jeux comme Candy Crush, Pokemon Go, Coin Master, Cash of Clans, Zynga Poker ou encore Duolingo.
Nathalie Devillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.11.2024 à 16:08
Fred Constant, Professeur des universités en science politique, Université des Antilles
Le couvre-feu vient d’être levé en Martinique ce mardi 5 novembre, alors que l’île connaît, depuis le mois de septembre, un important mouvement contre la vie chère et des émeutes urbaines. Radiographie d’une révolte orchestrée par un collectif atypique, le RPPRAC (Rassemblement populaire pour la protection des populations et des ressources afro-caribéennes) dont le leader, sans emploi et sans expérience militante, s’est fait connaître grâce aux réseaux sociaux.
Les outre-mer connaissant périodiquement des mouvements de lutte contre la vie chère relayés par les acteurs politiques de la démocratie locale. En Martinique, un mouvement porté par un collectif jusqu’alors inconnu, le RPPRAC, a réussi à fédérer en quelques semaines la frange la plus vulnérable de la société autour d’un enjeu social longtemps négligé.
En marge de cette mobilisation sociale, plusieurs nuits de violence urbaine ont créé des dommages économiques, sociaux, psychologiques considérables. Deux cents entreprises ont été pillées, vandalisées ou incendiées, mille cinq cents emplois sont perdus ou menacés, et des infrastructures publiques ont été endommagées.
À plus d’un titre, le collectif RPPRAC (le « R » comme l’appellent ses partisans qui associent volontiers Rassemblement et Rodrigue, le prénom de son leader), est un objet sociopolitique non identifié. Sans précédent ni équivalent outre-mer, ce collectif atypique apparaît publiquement en septembre 2024 au terme d’un ultimatum adressé deux mois auparavant à la grande distribution pour un alignement des prix sur ceux de l’Hexagone.
Rodrigue Petitot, son président et leader éponyme, n’a ni passé syndical ou politique. Il était cependant connu de la justice pour quelques actes délictuels commis dans l’hexagone. Adepte des réseaux sociaux où il s’est fait connaître, il s’empare du thème du coût de la vie qui le propulse rapidement au firmament de la popularité numérique, en fédérant virtuellement les groupes sociaux les plus vulnérables. Quadragénaire au style débonnaire, il crée l’adhésion avec des « punchlines » combinant français et créole. Secrétaire générale, Aude Goussard est souvent présentée comme l’éminence grise du collectif, en vertu d’un passé militant étoffé dans des formations d’extrême gauche. Candidate aux élections législatives de mars 2024, elle obtient 5,31 % des voix.
Comparé aux collectifs qui l’ont précédé, le RPPRAC se distingue par plusieurs traits spécifiques. En premier lieu, il n’appartient pas aux corps intermédiaires traditionnels. Il n’est ni une organisation syndicale ni une formation politique. À la différence du LKP guadeloupéen ou du Comité du 5 février (K5F) martiniquais, tous deux au cœur du mouvement de 2009 contre la vie chère, le RPPRAC ne regroupe aucune organisation politique ou syndicale. Ses principaux dirigeants ne sont ni syndicalistes ni militants de partis mais des demandeurs d’emploi. Enfin, le mouvement n’est pas structuré par des organes de décision et des espaces de délibération collective.
Sa direction ne semble pas obéir à une ligne politique claire, référencée et prévisible. Au contraire, les slogans qu’elle diffuse véhiculent des messages difficilement conciliables : « La Martinique aux Martiniquais » mais aussi « La Martinique, c’est la France » ou encore « Nous sommes des citoyens français, nous devons payer les mêmes prix qu’en France ».
Enfin, la manière de mener la lutte est définie par un trio de dirigeants qui entretient la confusion entre la mise en scène d’un populisme décomplexé et la consultation démocratique de la base sociale.
Le rassemblement du 19 octobre 2024 à Fort-de-France en est une illustration. Trois jours plus tôt, un protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère était signé par toutes les parties, à l’exception du RPPRAC, en vue de garantir une baisse moyenne des prix de 20 %. Cette manifestation retransmise en direct sur les réseaux sociaux, avait pour but de décider la poursuite ou non de la mobilisation. Juché sur une table, en présence du chanteur et rappeur Kalash, le leader du RPPRAC harangue ses soutiens : « Voulez-vous arrêter le mouvement ? », « Êtes-vous satisfaits de l’accord ? » avant d’annoncer la poursuite du blocage de l’île jusqu’à l’alignement de tous les prix sur ceux pratiqués dans l’hexagone.
Le succès populaire du RPPRAC dans une partie de l’opinion publique repose sur le différentiel moyen de 40 % entre les prix locaux et en France continentale alors que le taux de pauvreté en Martinique est le double du taux mesuré dans l’Hexagone. Par ailleurs, les élus locaux et nationaux n’ont pas su répondre efficacement à la question du coût de la vie malgré le précédent de la grève massive de 2009 et le vote d’une loi sur le bouclier qualité-prix (BQP) en 2012. L’échec répété des corps intermédiaires à se saisir efficacement de la question des prix a évidemment favorisé l’adhésion des ménages aux revenus modestes aux thèses du RPPRAC.
Après une forte mobilisation, État, élus, partis politiques, et organisations syndicales ont été contraints de (re)prendre en compte cette thématique de la vie chère. Certains dénoncent l’irruption d’un nouvel acteur social aux méthodes populistes, qui court-circuitent les corps intermédiaires institués en revendiquant une communication directe avec le « peuple ». D’autres soulignent au contraire le mérite du RPPRAC d’avoir imposé aux pouvoirs publics la mise à l’agenda de cette question récurrente du coût de la vie outre-mer.
Les uns et les autres confortent par des voies différentes le diagnostic maintes fois établi d’une démocratie locale grippée, dont les acteurs ne parviennent pas depuis des décennies à s’entendre pour apporter une réponse efficace et durable aux problèmes les plus urgents de la population. D’où le détournement d’une partie d’entre elles du jeu politique conventionnel qu’elle juge coupé de ses préoccupations quotidiennes (pouvoir d’achat, logement, transport) et sa disponibilité aux appels d’un « leader en herbe » tel que Rodrigue Petitot en qui elle se reconnaît volontiers.
En réalité, la force du RPPRAC est d’avoir capté les aspirations d’une foule d’anonymes que n’unit aucun dessein politique sinon la même conscience d’appartenir à une société invisible déclassée socialement ou en voie de l’être. Sans emploi ou avec des revenus très bas, ces Martiniquais sont ravis d’avoir enfin trouvé un porte-parole qui leur ressemble et qui relaie sans concession leurs exigences auprès des institutions officielles et du secteur de la grande distribution.
Paradoxalement, le RPPRAC semble à son tour dépassé par les espoirs qu’il a soulevés. Non seulement ses leaders ne remettent pas en cause l’économie de rente qui a plongé la Martinique dans une crise structurelle depuis quelques décennies mais leurs revendications (l’alignement intégral et sans condition des prix sur ceux pratiqués dans l’Hexagone) sont loin de la placer dans la trajectoire vertueuse d’un développement durable et inclusif, qui appelle au contraire une réduction de sa dépendance alimentaire et la promotion d’un modèle économique alternatif au consumérisme ambiant.
Enfin, si l’opinion publique insulaire soutient largement la lutte contre la vie chère, elle est de plus en plus divisée sur la méthode endossée par le RPPRAC. Si ses dirigeants ne parvenaient pas à condamner clairement voire à endiguer les débordements violents qui émaillent ses actions sur le terrain, ils perdraient immanquablement une partie essentielle de leurs soutiens sociaux qui les désapprouvent sans ambiguïté. En outre, s’ils ne parvenaient pas non plus à convertir le populisme dans lequel il se drape, vers une forme de démocratie participative qui reste à inventer, il se priverait là encore des ressources politiques qui pourraient disqualifier la politique répressive que le gouvernement Barnier justifie actuellement par le désordre engendré par un collectif sans représentativité officielle.
Fred Constant a publié Géopolitique des outre-mer. Entre déclassement et revalorisation, Paris, Le Cavalier bleu, 2023.
CONSTANT Fred a reçu des financements de ANR et Commission européenne (H2020 Marie Curie).
03.11.2024 à 18:48
Florence Haegel, Professeure de sciences politiques (Centre d’études européennes), Sciences Po
Sur des questions comme la sécurité, l’immigration ou l’identité, on peut s’interroger sur ce qui distingue la droite dite « républicaine » et l’extrême droite incarnée par le Rassemblement national. La « fusion » idéologique est-elle achevée ? Comment comprendre le processus historique de rapprochement ? Comment se positionne le premier ministre Michel Barnier ?
Depuis quelques mois, Les Républicains (LR) se sont rapprochés du Rassemblement national (RN) : pour les uns en faisant alliance avec lui ; pour les autres en acceptant son soutien parlementaire ; pour beaucoup en reprenant ses discours et ses propositions. Principal acteur de ce rapprochement, Éric Ciotti, alors président de LR, dévoilait et justifiait sa décision de faire alliance avec le RN aux élections législatives anticipées de juin 2024 par ce simple constat : « nous disons la même chose ».
Son choix n’a pas entraîné une hémorragie au sein de LR même si un groupe « ciottiste » a pu se constituer avec 16 députés, pour plus de la moitié originaire du Sud-Est. Mais la plupart de ses anciens compagnons, prompts à condamner sa traitrise, disent, eux aussi, souvent la même chose que le RN : 170 des 177 parlementaires LR ont apporté leur soutien à Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, qui remettait en cause le caractère intangible de l’État de droit à propos du traitement de l’immigration.
Dans l’histoire de la Ve République, la distance prise par la droite vis-à-vis de l’extrême droite a varié mais la frontière entre les deux camps n’a jamais été totalement étanche, elle laissait circuler des idées et quelques personnalités même si jusqu’à présent aucune stratégie d’alliance ou de soutien n’avait été adoptée.
L’histoire débute dans les années 70. Le Front national (FN), l’ancien RN, est créé, en 1972, à partir du mouvement nationaliste d’extrême droite, et de l’organisation Ordre Nouveau, successeur d’Occident interdit en 1968. Quelques années plus tard, les droites se structurent autour d’une composante post-gaulliste incarnée par Jacques Chirac et le Rassemblement pour la République (RPR) créé en 1976 et des composantes libérales et démocrates-chrétiennes fédérées au sein de l’Union de la Démocratie française (UDF) en 1978.
À l’examen de cette longue période, on ne peut ériger une statue à Jacques Chirac en qualité de gardien du cordon sanitaire contre l’extrême droite comme on a eu tendance à le faire, après 2002, au motif qu’il avait incarné la défense républicaine face à Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Mais il serait tout aussi faux d’accuser un RPR, parti bonapartiste attaché à l’autorité du chef, d’être plus complaisant avec l’extrême droite qu’une UDF, orléaniste et plus libérale. En réalité, durant cette longue période, la circulation entre droites (RPR et UDF) et extrêmes droites n’est pas exceptionnelle.
L’entrée dans le post-gaullisme floute les frontières générées par l’opposition d’une partie de la droite à l’indépendance de l’Algérie. Du milieu des années 70 au début des années 80 (avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981), toute une génération, engagée par anticommunisme et défense de l’Algérie française à l’extrême droite (en particulier, à Occident puis Ordre Nouveau) ou, dans une optique plus conservatrice, au Centre Nationale des Indépendants et Paysans (CNIP) se recycle dans différentes organisations. Elle rejoint le FN bien sûr mais aussi le Parti Républicain, composante de l’UDF, (Gérard Longuet, Alain Madelin, Jean-Yves Le Gallou, père de la notion de préférence nationale, Henri Novelli, etc.) et le RPR (Yvan Blot, Henri de Lesquen, Patrick Devedjan, William Abitbol, proche de Charles Pasqua, Pierre-Marie Guastavino, etc.) ; le Club de l’Horloge, créé en 1974 ou le Figaro Magazine, créé en 1978, constituant des espaces d’échanges et de circulation.
Le chiraquisme a selon les conjonctures mis sa distance ou repris les thèmes du FN. Aux élections législatives de 1993, par exemple, le programme du RPR, en matière d’immigration, affirmait que le seuil de tolérance était depuis longtemps franchi, stigmatisait la polygamie et annonçait qu’il faudrait reconsidérer certains aspects de notre système de solidarité sociale et réformer le code de la nationalité. Mais aux régionale de 1998, quand des présidents de régions (Rhône-Alpes, Languedoc Roussillon, Picardie et Bourgogne) ont été élus avec les voix du FN, cela concernait l’UDF et non le RPR.
La création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP)[3] ouvre une nouvelle période qui commence par ce que l’on peut rétrospectivement considérer comme une parenthèse. L’UMP naît après le 21 avril et la qualification de Jean-Marie Le Pen au 2e tour de l’élection présidentielle. Il est dirigé par Alain Juppé (son directeur général est Edouard Philippe).
L’UMP accueille, à sa fondation, un certain nombre de personnalités appartenant au mouvement de la droite souverainiste dont certains la quitteront d’ailleurs assez rapidement, à l’instar de Nicolas Dupont Aignan qui en 2017 conclura un « accord de gouvernement » avec Marine Le Pen. Mais le parti se présente comme un « grand parti européen » et marque sa distance vis-à-vis du FN.
À partir de novembre 2004 et l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence du parti puis en 2007 de la République, l’objectif affiché est de récupérer les électeurs partis au FN. Cette période de cooptation des thèmes de l’extrême droite sur les questions d’identité nationale, d’immigration est bien connue. Elle se déroule en deux étapes : lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy promeut le thème de l’identité nationale, de l’ordre, en particulier à l’école, mais se déclare aussi favorable à des formes de discrimination positive. Face aux mauvais scores aux élections régionales de 2010, il se radicalise.
Au même moment, se crée au sein de l’UMP un sous-groupe parlementaire d’une trentaine de députés, la Droite populaire, dont les chefs de file, sont Thierry Mariani, député du Vaucluse, rallié eu RN en 2019, et Lionnel Luca, député des Alpes-Maritimes. Ces députés – dont beaucoup ont été marqués par la guerre d’Algérie – promeuvent les thèmes de prédilection du FN (restriction des droits des immigrés, contrôle de la justice, défense de la police, lutte contre la « théorie du genre », réaffirmation de la symbolique nationale et catholique et célébration de la mémoire anti-communiste et colonial).
La science politique a étudié la manière dont la droite européenne a réagi à la percée de l’extrême droite. Elle a établi le processus de contagion de ses idées sur les partis les plus proches (mais pas seulement, la gauche n’y échappe pas complètement) et les effets de légitimation qu’il engendrait : en reprenant les thèmes de l’extrême droite, la droite les rend légitimes mais entretient aussi sur le long terme la montée de celle-ci. Dans le cas français, le succès du siphonnage des voix du FN par Sarkozy à l’élection présidentielle est toujours pris comme référence mais il a été de courte durée. Le FN perd un million de voix entre les élections présidentielles de 2002 (4, 8 millions) et 2007 (3, 8) mais dès 2012, le rebond se manifeste (6,4) et la montée se confirme en 2017 (7,6) et 2022 (8,1).
Après 2012, l’UMP devenu LR s’effondre progressivement en termes de sympathisants (de 2013 à 2021, elle en perd les deux tiers[4]), d’adhérents, d’électeurs et de députés et donc de dotation financière. À partir de 2017, sa situation s’aggrave puisqu’il se trouve en concurrence avec le macronisme qui siphonne à son tour ses électeurs et ses dirigeants de centre droit, ceux qui restent sont les plus à droite et sont de plus en plus nombreux à penser comme le RN sur les sujets de société liés à l’immigration, l’ordre et l’autorité. Aujourd’hui, le gouvernement Barnier reprend largement l’agenda du RN sur ces questions mais le rapport de force s’est inversé : LR se trouve dominé numériquement et semble avoir abandonné le projet d’incarner une alternative à l’extrême droite.
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Florence Haegel, vient de publier La science politique aux Presses de Sciences Po
Florence Haegel a reçu des financements ANR, européens.
30.10.2024 à 16:45
Michael A. Di Giovine, Professor of Anthropology, West Chester University of Pennsylvania
Alors que la Toussaint sera célébrée ce premier novembre, le Vatican prépare la canonisation de Carlo Acutis, un adolescent italien décédé en 2006 passionné d’informatique, de jeux vidéo, et vénéré comme un « influenceur » de la « génération Y ».
Décédé en 2006 d’une forme rare de leucémie à l’âge de 15 ans, Carlo Acutis sera bientôt le premier « saint de la génération Y » de l’Église catholique.
Passionné d’informatique, l’adolescent italien avait créé des expositions virtuelles et des bases de données sur les miracles eucharistiques, quand le pain et le vin sont convertis, selon les croyants, en corps et sang du Christ, et les apparitions rapportées de la Vierge Marie. Bien que la date précise n’ait pas été arrêtée, le Vatican indique que sa canonisation aura lieu en 2025, lorsque l’Église fêtera son jubilé, l’année sainte qui a lieu tous les quarts de siècle.
La canonisation désigne le processus par lequel l’Église proclame la sainteté d’une personne. L’examen de sa vie, vouée au Seigneur, dure généralement longtemps, et nécessite la confirmation de deux miracles. Le premier que l’Église attribue au jeune homme concerne un enfant brésilien qui ne pouvait pas manger d’aliments solides en raison d’un trouble du pancréas, mais qui fut inexplicablement guéri en 2013 après avoir prié l’adolescent. Le deuxième concerne une étudiante costaricienne gravement blessée à la tête qui fut sortie de son coma quand sa mère pria au sanctuaire d’Acutis en 2022.
La canonisation de Carlo Acutis, décrit par l’évêque d’Assise comme un adolescent « ordinaire » habité par une foi extraordinaire, s’inscrit dans la volonté du Vatican de créer une église plus moderne, capable de séduire une nouvelle génération de fidèles.
Cette tendance a commencé au début du siècle, avec un autre saint charismatique, Padre Pio de Pietrelcina, l’un des saints auxquels sont adressées le plus de prières, dont j’ai étudié la dévotion pendant plus de dix ans.
Ce prêtre franciscain capucin, né Francesco Forgione à Pietrelcina, en Italie, en 1887, fut qualifié par le Vatican de « saint du nouveau millénaire » lors de sa canonisation en 2002. Pio est sans doute le premier saint du XXIe siècle à avoir été en phase avec la culture de l’époque.
Il est dit que ce prêtre pauvre portait les stigmates de la crucifixion de Jésus. Considéré comme un saint vivant, il aurait eu des visions mystiques du Christ et aurait su à l’avance ce que les gens venaient lui confesser.
De son vivant, Pio utilisa les dons des fidèles pour faire construire un centre de recherche hospitalier au sanctuaire de San Giovanni Rotondo, en Italie, afin de concilier guérison médicale et spirituelle.
À sa mort, en 1968, l’armée de l’air italienne largua des fleurs sur son cortège funèbre, auquel assistèrent quelque 100 000 personnes. Sa cérémonie de canonisation, en 2002, réunit le nombre record de 300 000 participants. En 2008-2009, son extraordinaire vénération attira plus de 9 millions de pèlerins à San Giovanni Rotondo. Sa dépouille y fut exhumée et exposée avant d’être transférée dans une nouvelle basilique ultramoderne, conçue par l’architecte Renzo Piano, où figuraient les œuvres d’immenses artistes contemporains.
En 2016, le pape François fit venir son corps à Rome pour en faire la pièce maîtresse de son jubilé de la miséricorde. Des dizaines de milliers de personnes assistèrent à la procession à travers la ville, jusqu’au Vatican.
La popularité de Pio, qui s’apparente quasiment à celle d’une rock star, était (et continue d’être) alimentée par un groupe média international qui inclut notamment une demi-douzaine de magazines multilingues, une maison d’édition, une station de radio, une chaîne de télévision par satellite et un site Internet. Ceux-ci rapportent au sanctuaire plus de 150 millions de dollars par an.
De tels médias modernes étaient rares à l’époque, mais on estimait qu’ils étaient indispensables pour diffuser des photos et des vidéos de ses stigmates, qui semblaient incroyables.
Pourtant, à mesure que les fidèles de Pio vieillissent, l’Église semble compter sur Carlo Acutis pour attirer de nouveaux croyants, moins pratiquants que leurs aînés.
Selon la journaliste Rhina Guidos, qui a interviewé des adolescents latino-américains en 2023, le jeune homme est, comme Pio, très populaire chez les jeunes, en quête de modèles contemporains de sainteté. Son attrait réside dans le fait qu’il s’agit d’un garçon comme tant d’autres donnant l’exemple de la pratique religieuse au quotidien, ce que le pape François appelle un « saint ordinaire ».
Ce qui le distingue des autres saints, c’est que « jusqu’à présent, aucun n’avait utilisé de téléphone portable, joué à la PlayStation ni cherché des informations sur Google », écrit le révérend Will Conquer dans sa biographie, A millennial in Paradise. D’ailleurs, les médias qualifient déjà Carlo Acutis d’« influenceur de Dieu » et de « saint patron d’Internet ».
En janvier, le pape a exhorté les jeunes à mettre leurs centres d’intérêt modernes et quotidiens au service de l’Église, suivant ainsi l’exemple de Carlo Acutis : « Comme il était très doué pour chercher des informations sur Internet, il a mis ce talent au service de l’Évangile, et propagé l’amour de la prière, le témoignage de la foi et la charité envers les autres », a déclaré le pontife.
Son histoire est également diffusée sur les réseaux sociaux, notamment TikTok, Instagram et YouTube. Ses biographies prennent la forme de bandes dessinées ou de romans pour jeunes adultes. Des biographies comme A Saint in Sneakers, (« Un saint en baskets ») et God’s Computer Genius (« Le génie informatique de Dieu ») reviennent à la fois sur sa sainteté et sur des choses plus triviales, comme son amour du Nutella, son problème de surpoids et sa passion pour le foot, la randonnée, la recherche d’informations sur Google, et les jeux vidéo Pokémon et Halo.
Ses expositions en ligne ont également fait peau neuve : une version en dur est exposée dans le cadre d’une tournée des paroisses européenne et états-uniennes, ce qui permet d’établir de nouveaux liens entre les générations. En Pennsylvanie, le sanctuaire et centre de rencontre eucharistique du bienheureux Carlo Acutis de la Malvern Retreat House, l’un des plus anciens et plus grands centres spirituels du pays, abrite une exposition permanente des miracles eucharistiques de l’adolescent.
Sur son lit de mort, celui-ci a demandé à être enterré à Assise, en Italie, la ville natale de saint François, le fondateur de l’ordre religieux franciscain et saint patron de l’Italie, dont il admirait les écrits.
Carlo Acutis a d’abord reposé dans un cimetière d’Assise mais, quand son procès en canonisation a débuté en 2019, son corps a été exhumé et vêtu d’un jean et de baskets, et placé dans un sarcophage moderne et transparent dans la petite église du sanctuaire de la spoliation, dans un quartier peu touristique de la ville.
L’année suivante, plus de 117 000 pèlerins se sont rendus sur place malgré les restrictions liées à la pandémie de Covid-19, selon le diocèse d’Assise. Ce lieu continue d’être populaire : lorsque je m’y suis rendu, en juin 2024, j’ai vu de longues files de gens, surtout des enfants, venus d’aussi loin que les États-Unis ou le Sri Lanka, qui faisaient la queue pour prier sur sa tombe.
La ville d’Assise a ainsi connu une sorte de relooking, grâce à lui, et une chapelle abritant le cœur du jeune homme a été créée dans la cathédrale San Ruffino. Lors des visites guidées, il est mis à l’honneur au même titre que saint François d’Assise. Même les stands de souvenirs se sont modernisés, car les images omniprésentes de saint François partagent désormais l’espace avec des porte-clés, des photos et des images de Carlo Acutis en jean, Adidas et sac à dos.
La modernisation de la dévotion, entamée avec la sainteté de Padre Pio, se poursuit donc dans l’Église. Toute une génération de jeunes catholiques férus de technologie et socialement engagés pourraient très bien s’identifier à ce perpétuel « adolescent au paradis », enterré avec des Nike, un jean et un sweat.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord
Michael A. Di Giovine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.10.2024 à 17:02
Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po
Alors que les débats sur le budget, suspendus, doivent reprendre le 5 novembre à l’Assemblée nationale, les enquêtes d’opinion montrent des Français désorientés et inquiets face à une crise budgétaire inédite.
À la veille des élections législatives de juin 2024, l’enquête Ipsos pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le CEVIPOF et l’Institut Montaigne demandait à un large échantillon de la population électorale quels avaient été les trois sujets qui avaient compté lors des élections européennes qui venaient d’avoir lieu. Le pouvoir d’achat, l’immigration et la sécurité des biens et des personnes arrivaient en tête, alors que le montant des déficits publics n’arrivait qu’en neuvième position. Ce classement reflétait la stabilité des préoccupations de ces dernières années.
Deux mois plus tard, Bruno Le Maire, alors ministre de l’économie démissionnaire, catapultait dans l’espace public une annonce aux effets comparables à ceux d’une bombe à fragmentation : « l’augmentation extrêmement rapide des dépenses des collectivités territoriales pourrait à elle seule dégrader les comptes 2024 de 16 milliards d’euros ». Depuis la nomination de Michel Barnier, les déficits publics et l’urgence budgétaire ont exercé un puissant effet de cadrage sur la communication et l’action du gouvernement (avec un plan de réduction des dépenses de 60 milliards d’euros).
Ces dernières semaines, plusieurs enquêtes d’opinion attestent d’une forte augmentation des préoccupations vis-à-vis de la dette et des déficits publics : le Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche de septembre et d’octobre 2024 montre que si le pouvoir d’achat demeure la première préoccupation des Français (50 %), suivi de l’avenir du système social (44 %), du niveau de la délinquance (32 %) et de l’immigration (31 %), la préoccupation à l’égard du niveau de la dette et des déficits progresse nettement (29 %, + 4 points par rapport à septembre), se plaçant désormais devant la protection de l’environnement (27 %).
La récente enquête réalisée par Elabe par l’Institut Montaigne et Les Échos montre qu’une large majorité des personnes interrogées jugent urgent de réduire la dette publique (82 %) et 41 % déclarent que cela est « très urgent ». De même, 74 % des personnes interrogées pensent « qu’en utilisant différemment l’argent public, on peut maintenir, voire améliorer la qualité des services publics tout en réduisant les dépenses ». Les manières de réduire la dette qui sont prioritairement mises en avant par les enquêtes d’opinion se concentrent sur la réduction des aides aux entreprises et la réduction de certaines dépenses sociales (famille et chômage).
L’effet de sidération-déflagration produit par la révélation de la situation budgétaire du pays prolonge donc ses effets depuis des semaines. Plusieurs signaux montrent une opinion désorientée, dans le doute et l’inquiétude : les cotes de popularité de Michel Barnier sont assez moyennes avec une tendance à la baisse ; si le premier ministre disposait d’un crédit de confiance dans l’opinion au lendemain de sa nomination, celui-ci a clairement reculé. Les Français étaient dès le début assez dubitatifs sur sa capacité à apporter des réponses pour améliorer leur quotidien et même à agir efficacement pour rétablir les comptes publics.
Quant au chef de l’État, tous les signaux sont passés au rouge : popularité basse, voire très basse, revenue à ses niveaux de soutien les plus faibles de la crise des « gilets jaunes » et net effritement du soutien à son action dans le socle de son électorat de 2022. Ajoutons que, pour près d’un Français sur deux, la situation économique de la France est « extrêmement grave » et fait craindre le scénario d’une faillite de l’État.
Loin de la « clarification » voulue par Emmanuel Macron lorsqu’il annonça la dissolution, c’est donc la confusion, l’anxiété et le pessimisme qui sortent renforcés de cette séquence. Les annonces du gouvernement et les débats parlementaires sur le budget n’ont rien arrangé. La valse des annonces, les chiffres astronomiques des déficits, les contestations des chiffrages créent une situation profondément anxiogène pour les acteurs économiques et pour les ménages. Les quasi-dégradations de la France par les agences de notation complètent un sentiment diffus de perte de puissance, de perte de souveraineté et de perte de contrôle. Le président de la Cour des comptes a lui-même parlé de déficits « hors de contrôle ».
Pour celles et ceux qui suivent l’actualité, il est devenu presque impossible de se repérer dans le dédale des débats parlementaires et des chiffres incommensurables : on ne sait plus qui rejette quoi, qui soutient qui, quel est le calendrier de ces débats, qui est dans la majorité, à qui la faute. Rarement, et peut-être jamais dans l’histoire parlementaire de la Ve République, un tel chaos n’a obscurci l’horizon politique. Pris dans un épais brouillard, les Français s’interrogent. Comment en sommes-nous arrivés là ? Est-ce vraiment grave ? A-t-on caché la vérité par omission ou pire ? Faut-il épargner pour faire face aux futurs impôts et taxes ?
Le plus inquiétant est le pouvoir négatif de toutes ces questions sans réponses dans un pays marqué par une profonde défiance politique et un pessimisme social affirmé : dans le Baromètre de la confiance politique du Cevipof de février, on constatait un état d’esprit des Français profondément marqués par les sentiments pessimistes et négatifs, à des niveaux parmi les plus hauts de la série de cette enquête depuis 2009. Si d’autres démocraties européennes (Allemagne, Italie et Pologne) connaissent également une crise de confiance politique, c’est en France qu’elle s’exprime le plus fortement.
Autant de signaux qui indiquent toute la complexité de la situation française d’aujourd’hui et l’équilibre très fragile sur lequel repose l’exécutif. Comme dans un jeu de dominos, tout se tient : telle réduction des dépenses, telle taxation, induit de nombreuses questions : est-ce vraiment « juste », « équitable », « égalitaire » ? Cela doit-il s’accompagner d’une réflexion sur les salaires, les conditions de travail et de vie, les barèmes d’imposition ? Encore un nouveau jeu de questions complexes que le politique est bien embarrassé de trouver sur son chemin de réductions des dépenses et d’augmentations d’impôts.
En égrenant les annonces qui tantôt ciblent les fonctionnaires, tantôt les « riches », une autre fois les assurés sociaux, en faisant emprunter aux acteurs économiques et aux ménages l’ascenseur fiscal émotionnel (j’augmente, je n’augmente pas, je monte et je descends), la situation actuelle ne favorise pas la réflexion et l’analyse. En utilisant les termes de Daniel Kahneman, l’avalanche d’annonces dans un temps court, mobilise sans doute davantage notre « système 1 » (intuitif, rapide mais s’en remet aux émotions) que notre « système 2 » (qui a besoin de temps, requiert de la concentration et un esprit analytique).
La qualité d’un vrai débat démocratique sur nos choix publics et budgétaires s’en trouve affectée alors que ce débat serait plus que jamais nécessaire. Les Français sont donc écartelés par des injonctions et des affirmations contradictoires portées par des chiffres sur lesquels personne ne s’accorde.
La seule voie raisonnable serait qu’à travers les choix budgétaires, s’affirme un projet de société, donnant du sens afin de sortir de la situation anxiogène que les citoyens subissent depuis des mois. Mais l’affirmation d’un choix public dominant doit normalement s’exprimer par les élections ou d’autres formes de consultation populaire. On revient alors à la seule question fondamentale : quel est le mandat populaire sur lequel reposent les choix publics ?
Le cœur du problème est peut-être notre déficit démocratique, sans nier la réalité de nos déficits tout court.
Bruno Cautrès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.10.2024 à 16:55
Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne Franche-Comté, Chercheur au laboratoire CIMEOS, Université de Bourgogne
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia
Les réseaux sociaux sont devenus incontournables dans les campagnes électorales. À la veille d’élections américaines cruciales, on peut se demander quelle est leur influence réelle sur le vote des électeurs. Cette question fait l’objet de débats et d’études scientifiques aux conclusions inattendues.
Les campagnes électorales américaines donnent souvent l’occasion d’imaginer sinon d’anticiper les tendances que nous pourrions vivre à notre tour lors d’une prochaine échéance électorale en France. En 2024, la campagne entre Trump et Harris semble largement rythmée par les posts relayés sur « les réseaux sociaux » et en particulier sur Twitter devenu X. Comment analyser ce phénomène à quelques jours du scrutin américain ? Peut-on prédire que cela aura un impact sur le vote ?
Depuis la campagne américaine de 2008, date à laquelle ils ont commencé à être fortement sollicités, les « réseaux sociaux » font l’objet de spéculations, d’anathèmes et de fantasmes. Ils sont censés être les vecteurs de la propagation d’arguments fondés ou fallacieux auprès de larges communautés, d’être potentiellement manipulés par des puissances étrangères ou des robots artificiellement intelligents ou encore de démultiplier de façon virale des images ou caricatures des candidats et de leur discours. Si l’on peut observer des traces réelles et concrètes de phénomènes qui ponctuent les mises en scène de la campagne, leur impact réel paraît toutefois nuancé sinon incertain.
La mutation des pratiques informationnelles constitue l’un des changements majeurs de notre époque. Selon les dernières données du Reuters Institute Digital News Report, plus de la moitié des 18-24 ans s’informent désormais principalement via les réseaux sociaux, délaissant progressivement les médias traditionnels. Les travaux de Pablo Barberá démontrent que cette transformation affecte non seulement l’accès à l’information mais également la nature même du débat démocratique, créant des espaces de discussion parallèles aux forums traditionnels.
Les analystes, qu’ils soient journalistes ou chercheurs, s’accordent sur l’existence d’un phénomène, depuis une vingtaine d’années, sur la façon dont les électeurs s’informent : le passage du mass media au my media. Le citoyen choisit désormais de s’abonner non plus à un titre de la presse généraliste ou partisane mais à des comptes des personnalités ou de communautés organisées sur les réseaux sociaux.
Le concept de « filter bubbles » (bulles de filtres), théorisé initialement par Eli Pariser, s’est enrichi ces dernières années grâce à de nombreux travaux empiriques. Les études menées par Dominique Cardon à Sciences Po Paris révèlent les mécanismes par lesquels les algorithmes des réseaux sociaux créent ces espaces numériques homogènes. Ces chambres d’écho idéologiques se trouvent renforcées par le phénomène de « biais de confirmation », dont les manifestations en ligne ont été minutieusement documentées par les travaux de Eytan Bakshy de Meta Research. Bien connu en psychologie sociale, ce biais coïncide avec notre tendance à rechercher, interpréter et mémoriser les informations qui confirment nos croyances préexistantes, tout en ignorant ou minimisant celles qui les contredisent.
Les chercheurs Cass Sunstein et Walter Quattrociocchi ont approfondi cette analyse en démontrant comment la polarisation algorithmique conduit à une radicalisation progressive des positions politiques. Leurs recherches mettent en lumière un processus d’auto-renforcement où les opinions extrêmes se trouvent validées et amplifiées au sein de communautés numériques fermées. Ce phénomène facilite également la propagation de désinformation, comme l’ont établi les travaux de David Lazer de la Northeastern University.
Une étude majeure du CEVIPOF, dirigée par Luc Rouban en 2024, apporte un éclairage nuancé sur ces dynamiques. En explorant les impacts de l’utilisation des réseaux sociaux à travers des enquêtes menées en France et dans trois autres pays européens, les auteurs montrent que l’intensité d’utilisation des réseaux sociaux n’a pas d’impact significatif sur la confiance dans les institutions politiques (gouvernement, parlement). En revanche, l’usage intensif est associé à une critique plus forte du personnel politique. L’étude ne montre pas de lien direct entre l’utilisation intensive des réseaux sociaux et un vote particulier. Les utilisateurs intensifs sont plus susceptibles de s’abstenir que les utilisateurs occasionnels, mais cela ne se traduit pas par un soutien accru aux candidats des extrêmes.
Plus surprenant encore, les utilisateurs intensifs ne présentent pas de tendance de vote particulière, même si leur propension à l’abstention s’avère plus élevée. La radicalisation observée sur ces plates-formes apparaît davantage corrélée aux conditions socio-économiques des utilisateurs qu’à leur exposition aux contenus politiques en ligne.
Ces conclusions trouvent un écho dans les recherches de Thomas Fujiwara de l’Université de Princeton. Son analyse économétrique approfondie des données électorales américaines ne permet pas d’établir de lien causal direct entre l’exposition aux réseaux sociaux et les choix électoraux. Ces résultats sont corroborés par les travaux de Deen Freelon de l’Université de Pennsylvanie, qui suggèrent une influence plus complexe et indirecte des plates-formes numériques sur le comportement politique.
Une méta-analyse conduite par Jennifer Allen de Stanford montre que les réseaux sociaux fonctionnent principalement comme des amplificateurs de tendances socio-politiques déjà existantes. Ces travaux mettent en évidence une personnalisation accrue du débat politique et une accélération des cycles médiatiques. Les recherches de Daniel Kreiss soulignent que cette dynamique contribue à la cristallisation des opinions déjà formées plutôt qu’à leur transformation.
Le phénomène des « mèmes » constitue une bonne illustration de ces amplifications en vase clos. Ainsi, lors de la campagne américaine de 2024, des vidéos circulent pour mettre en musique la réplique de Trump sur les « migrants qui mangent des chiens et des chats » et démultiplient les pannes de prompteur, les lapsus et autres grimaces des deux candidats républicains (Biden puis Harris). Ils forment la trace caricaturale de ce qui amuse et conforte dans leur choix les communautés des militants des deux camps.
Si l’impact direct sur le vote apparaît limité, les travaux de Pippa Norris de Harvard révèlent des effets indirects majeurs sur le processus démocratique. Ses recherches documentent par ailleurs une acceptabilité accrue de la violence politique chez les utilisateurs intensifs et une défiance croissante envers les médias traditionnels.
Loin de l’idée d’un débat démocratique fondé sur l’usage souverain de la raison et de l’échange contradictoire, il s’avère que les opinions politiques initiales sont renforcées, et polarisées plus encore par les réseaux sociaux. On le voit en ce moment aux États-Unis, où ces réseaux servent à confirmer le bien que l’on pense de « son » candidat et le mal que l’on pense de « l’autre », quel que soit le caractère outré ou la véracité douteuse des éléments mis en ligne…
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En définitive, contrairement à ce que l’on peut lire régulièrement dans la presse, les études scientifiques convergent pour suggérer que l’influence des réseaux sociaux sur les comportements électoraux s’exerce davantage par des mécanismes indirects que par une manipulation directe des votes. Ces réseaux laissent, pour la petite ou la grande histoire, des marqueurs de leur temps par l’intermédiaire d’images ou de vidéos éphémères. Que les médias traditionnels (télévision, radio, presse…) commentent désormais en permanence les controverses et polémiques nées en ligne marque un changement de paradigme sur la manière de dire la politique.
Les réseaux sociaux sont the new place to be pour bien des candidats, avec l’assurance de renforcer leur base, et les opinions de celle-ci. L’usage des réseaux n’impacte pas directement les choix électoraux même si leur consultation assidue par les observateurs et les militants donnent à voir chaque campagne comme un véritable spectacle de « storytelling ». Celui-ci entretient l’illusion que tout s’y joue, en négligeant les mécanismes plus profonds et complexes qui induisent un comportement électoral.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.10.2024 à 11:08
Nathan Schneider, Assistant Professor of Media Studies, University of Colorado Boulder
Les espaces de dialogue sur réseaux sociaux jouent désormais un rôle important de formation des citoyens à la vie en collectivité. Alors qu’une forme de « féodalisme » s’impose dans le monde des entreprises et en politique, ces espaces en ligne représentent un enjeu pour notre culture démocratique.
Quand ma mère a été élue présidente de son club de jardinage, il y a quelques années, je me suis inquiété de l’état de la démocratie.
Les conditions de son élection ne m’inquiétaient pas du tout mais, à l’époque, j’essayais de résoudre un conflit dans le grand groupe de messagerie par mail que j’avais créé, et où il y avait constamment des gens qui se comportaient mal. Je pouvais toujours les virer du groupe, mais en avais-je le droit ? Je me suis rendu compte qu’il y avait dans les statuts du club de jardinage de ma mère quelque chose que je n’avais jamais vu dans la plupart des communautés en ligne dont j’avais fait partie : des procédures simples pour contraindre les administrateurs à agir de manière transparente.
Je crains qu’Internet ait encore du chemin à faire avant d’être au niveau de ce club de jardinage.
Quand Alexis de Tocqueville s’est rendu aux États-Unis au début des années 1830, il a observé ce que les sociologues ont depuis constaté à maintes reprises : que ce soit au niveau fédéral ou national, la démocratie états-unienne repose sur de petites organisations, comme ce club de jardinage. Il les a qualifiées de « grandes écoles gratuites » où l’on apprenait « la théorie générale des associations ». Les membres de ces « minidémocraties » apprenaient à se comporter comme les citoyens d’un pays démocratique.
On peut se demander combien de nos contemporains ont fréquenté ce genre d’école.
De nos jours, les gens interagissent davantage en ligne que de visu. Au lieu de pratiquer la démocratie, ils se retrouvent un jour suspendus, sans raison ni possibilité de faire appel, d’un groupe Facebook auquel ils s’étaient inscrits. Ou bien ils font partie d’un groupe d’amis qui a créé un groupe de discussion commun, mais avec un seul administrateur. Ou alors ils voient les messages d’Elon Musk s’afficher dans leurs mentions sur X, plate-forme dont il est propriétaire. Toutes ces situations sont des exemples de ce que j’appelle le « féodalisme implicite ».
Le « féodalisme » est un terme qui désigne ce que le Moyen-Âge n’a jamais vraiment été : un système rigide de fiefs dans lequel le seigneur exerce un pouvoir absolu. Mais, comme je l’écris dans mon livre, Governable Spaces, il s’applique assez bien à la vie sur Internet. Les administrateurs, les modérateurs et les influenceurs dirigent leurs communautés grâce aux pouvoirs que leur donne le logiciel. Ils mettent fin aux conflits par l’équivalent numérique de la censure et de l’exclusion. Les grandes entreprises et leurs PDG sont l’équivalent des rois et des papes mais, pour la plupart des gens, le féodalisme s’exerce le plus directement par le biais d’autres internautes qui occupent des fonctions de modérateur.
Je qualifie ce féodalisme « d’implicite » dans la mesure où les gens le pratiquent inconsciemment. Ils se servent de leurs espaces en ligne pour parler de politique dans les régimes démocratiques, et les entreprises du secteur numérique disent souvent qu’elles « démocratisent » telle ou telle chose, qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou de la livraison de nourriture. Mais, concrètement, la démocratie est généralement absente de ces espaces.
Je pense que le féodalisme implicite est en train de devenir un modèle politique au sens large. Le pouvoir des administrateurs est un pouvoir politique et, dans la conscience collective, ces deux notions sont interchangeables. Après les élections présidentielles états-uniennes de 2016, certains observateurs ont pensé que Mark Zuckerberg se présenterait quatre ans plus tard.
Donald Trump est arrivé au pouvoir non pas parce qu’il avait été précédemment élu à un poste quelconque, mais en tant qu’influenceur viral. À l’issue de son mandat, il s’est consolé en créant son propre fief, Truth Social. Le contrôle qu’il exerce sur son réseau social lui permet d’édicter ses propres règles en matière de bienséance, et de bénéficier du prestige lié aux propriétaires de telles plates-formes. Le dirigeant type n’est plus un fonctionnaire élu, qui se comporte de manière responsable parce qu’il est obligé de rendre des comptes, mais un PDG du secteur des nouvelles technologies, non élu, et peu soumis aux règles.
Diverses pathologies de la vie en ligne deviennent aussi plus faciles à cerner sous le prisme du féodalisme implicite. Prenons le phénomène de la « cancel culture », la culture de l’effacement. On critique souvent les meutes qui s’en prennent sur Internet aux personnalités publiques avec lesquelles elles sont en désaccord. Mais, du fait de ce féodalisme implicite, les gens ont-ils vraiment d’autres solutions ? Ils n’ont pas la possibilité d’élire un nouvel administrateur. S’ils signalent le comportement d’une personne, leur message est traité sans transparence aucune, et certainement pas dans un jury composé de leurs pairs ou selon tout autre processus clairement défini.
Dans We Will Not Cancel Us, l’écrivaine et militante Adrienne Maree Brown observe que beaucoup d’internautes n’ont pas de meilleure solution que de faire un signalement ou d’exiger l’exclusion de telle ou telle personne, alors qu’en tant que conseillère dans des groupes hors ligne, elle aide les gens à résoudre leurs conflits. Or les plates-formes en ligne ne sont pas conçues pour cela. Avec elles, les problèmes disparaissent ou se propagent à la vitesse de l’éclair.
Comme j’espère que la vie sur Internet pourra un jour rattraper son retard sur le club de jardinage de ma mère, j’ai cherché des espaces où les gens étudient les possibilités de démocratie sur, et grâce à, Internet.
Passé relativement inaperçu du fait des arnaques, l’avènement des blockchains a permis l’émergence d’un nouveau secteur, celui de la création d’outils de gestion en ligne, afin d’aider les utilisateurs à diriger de manière collégiale des systèmes détenant des milliards de dollars d’actifs numériques. Certains expérimentent ainsi le transfert de vote, le vote continu le vote fondé sur la réputation, les crypto-jurys et les crypto-confréries.
Si l’on revient un peu sur Terre, les gouvernements ont commencé à encourager les technologies qui encouragent la démocratie en ligne. La ville de Barcelone, par exemple, a soutenu la mise en œuvre de Decidim, une plateforme de gestion désormais utilisée par d’autres villes et associations citoyennes. Les gens y créent des modules pour gérer les versions numériques d’un large éventail de démarches démocratiques, des débats aux assemblées, en passant par les pétitions et les budgets participatifs.
De mon point de vue, le sort des démocraties dépend d’expériences comme celles-ci.
Dans le monde entier, de plus en plus de gens pensent que la démocratie n’est plus en mesure de répondre à leurs besoins. Comme l’estime le technologue Bruce Schneier, « la démocratie représentative moderne était la meilleure forme de gouvernement dont la technologie du milieu du XVIIIe siècle était capable. Le XXIe siècle est radicalement différent, sur le plan scientifique, technique et social. »
Les communautés en ligne peuvent travailler à cette refondation de leur propre chef, en adoptant des textes qui encadrent la fonction d’administrateur. Les fondateurs peuvent planifier le transfert de leurs prérogatives à d’autres membres du groupe, ce que j’appelle « la sortie vers la communauté ». Différentes communautés peuvent avoir des règles communes, et apprendre les unes des autres.
Cependant, les groupes d’utilisateurs ne peuvent pas vaincre à eux seuls le féodalisme implicite.
Le législateur a un rôle à jouer. Il peut simplifier la création de communautés en ligne d’intérêt public gérées par les utilisateurs. Il y a plusieurs dizaines d’années, le Congrès américain a comblé les lacunes de l’électrification rurale en autorisant le financement des coopératives détenues par les utilisateurs. Des succès comme celui-ci peuvent servir d’exemple pour l’avenir.
À mesure que les systèmes d’intelligence artificielle se généralisent, la démocratie peut contribuer à les rendre utiles et sécurisés. Le Collective Intelligence Project, un incubateur technologique destiné à orienter l’innovation au service du bien commun, a ainsi montré que les assemblées de citoyens ordinaires font parfois des suggestions utiles sur la gestion de l’IA auxquelles les experts n’avaient pas pensé. Quand le législateur réglemente ces nouvelles technologies, il peut d’abord écouter le point de vue de ceux qui ont le plus à perdre au niveau de l’emploi.
Dans son traité historique magistral sur les conséquences de la guerre de Sécession, Black Reconstruction in America, William Edward Burghardt Du Bois utilise une formule choc, celle d’« abolition de la démocratie ». L’idée est que l’abolition de l’esclavage et du racisme n’est pas un événement ponctuel : pour une société équitable, nous devons tous faire preuve de vigilance en matière de participation démocratique, où que nous soyons.
C’est pourquoi il s’est consacré non seulement à la défense juridique, par le biais de la National Association for the Advancement of Colored People (« L’Association nationale pour l’amélioration des conditions de vie des personnes de couleur »), mais aussi à l’accompagnement des coopératives dirigées par des Noirs, où la propriété et la gouvernance démocratiques étaient mises en œuvre au quotidien par les travailleurs.
Les espaces en ligne sont devenus les nouvelles « grandes écoles gratuites » du collectif. Si la démocratie en est absente, elle est en péril partout.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord.
Nathan Schneider ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.10.2024 à 15:29
Anne-Emmanuelle Demartini, Professeure d’histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Julie Doyon, Historienne, maîtresse de conférence en Histoire moderne, Université Lumière Lyon 2
Léonore Le Caisne, Anthropologue, directrice de recherche au CNRS, CEMS/EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Dans Dire, entendre et juger l’inceste (Éditions du Seuil), historiens, anthropologues, sociologues, spécialistes de littérature, artistes, cliniciens, psychanalystes et magistrats exposent et analysent les représentations, les pratiques et le traitement de l’inceste depuis que le christianisme médiéval en a formalisé l’interdit en Europe jusqu’à aujourd’hui. Bonnes feuilles.
Depuis la parution de La Familia grande de Camille Kouchner,en 2021, jusqu’au succès critique de Triste tigre de Neige Sinno, en 2023, l’inceste, dans son sens restreint de relations sexuelles imposées à un enfant par un membre de sa famille, suscite l’indignation publique. Sa dénonciation repose sur la figure centrale de la victime.
Dans le sillage de la déflagration provoquée par le livre de Camille Kouchner, le puissant mouvement #MeTooInceste a engendré des milliers de témoignages. Avec une intensité nouvelle, ces prises de parole énonçant et dénonçant les violences sexuelles subies attestent la pratique courante – et dévastatrice – de l’inceste dans notre société.
En 2020, déjà, une enquête de l’Ipsos révélait qu’un Français sur dix affirmait en avoir été victime ; dans huit cas sur dix, les victimes sont des femmes. Depuis, d’autres enquêtes ont confirmé l’ampleur des violences sexuelles commises dans la famille, lors de la période cruciale de l’enfance, et souligné leur caractère globalement genré : les agresseurs, dans une écrasante proportion, sont des hommes, plus âgés ; il s’agit essentiellement de pères ou de beaux-pères et des oncles quand les victimes sont des filles, de frères et de pères ou de beaux-pères quand les victimes sont des garçons.
La mise à l’agenda de l’inceste a franchi un seuil politique avec la création de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles à enfants (CIIVISE). Lancée en décembre 2020 sous la présidence de l’ex-garde des Sceaux Élisabeth Guigou, et coprésidée de janvier 2021 à novembre 2023 par le juge des enfants Édouard Durand et par la directrice générale de l’association Docteur Bru, Nathalie Mathieu, la commission devait recueillir les témoignages de victimes de violences sexuelles pendant leur enfance et proposer des préconisations de politique publique.
Au terme de sa mission, à la fin de 2023, près de 27 000 témoignages ont été recueillis, dont 80 % concernaient l’inceste. À partir du postulat de départ du déni collectif frappant les violences sexuelles sur les enfants, ce recueil devait constituer un espace d’expression, d’écoute et de reconnaissance pour des victimes dont la parole était d’emblée posée comme légitime. Il s’agissait, dans une dimension performative affirmée, de mettre en acte la fin du déni, c’est-à-dire de transformer les 160 000 affaires privées annuelles en un problème de politique publique.
Dans son rapport final rendu en novembre 2023, la commission a présenté 82 préconisations qui portent sur l’amélioration du repérage des victimes (avec notamment le questionnement systématique des violences sexuelles auprès des enfants et des adultes), le traitement judiciaire (en particulier la reconnaissance d’une infraction spécifique d’inceste et la déclaration de l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles sur enfant), la réparation (par exemple la garantie des soins du psychotraumatisme pris en charge par la collectivité et l’indemnisation des victimes) et la prévention, la dernière préconisation étant le maintien de la CIIVISE.
La CIIVISE 2 installée en décembre 2023 et coprésidée par un collège directeur constitué d’un psychiatre, d’une magistrate, d’une présidente d’une association de victimes d’inceste et d’un avocat, cesse le recueil des témoignages mais poursuit les travaux à travers des missions renouvelées : suivi des recommandations du rapport et engagement accru auprès des professionnels de la protection de l’enfance et des enfants victimes de violences sexuelles quelles qu’elles soient (inceste, agressions sexuelles par un membre extérieur à la famille, prostitution).
Envisagé comme un mal social endémique, l’inceste a aussi été appréhendé, à partir des années 2000, comme un crime à (re)configurer dans la loi pénale pour mieux le sanctionner et lutter contre son impunité. Alors que les associations de victimes réclamaient la création d’une infraction pénale autonome dans le Code – qui avait été supprimée en 1791 –, la loi de 2010 stipule que les viols et les agressions sexuelles sur mineurs au sein de la famille sont qualifiés « d’incestueux ». En 2011, cette disposition est abrogée au motif de l’imprécision de son champ d’application familial. Il faut attendre 2016 pour que la loi sur les viols et agressions sexuelles qualifiés d’incestueux en précise le périmètre familial. La loi de 2021 marque une nouvelle étape dans l’objectivation pénale de l’inceste : elle range les crimes et délits sexuels sur mineurs au titre « du viol, de l’inceste et des autres agressions sexuelles », réintroduisant le mot dans la législation pénale. En rupture avec la très longue histoire du crime d’inceste depuis la Révolution, ces évolutions législatives le situent dans le cadre de la protection de l’enfance victime de violences sexuelles, dont la prévalence est aujourd’hui avérée.
Cette actualité de l’inceste n’est pourtant pas sans précédent historique. Dans les années 1970, aux États-Unis, les féministes de la seconde vague avaient déjà dénoncé la pratique banale de l’inceste, au sens du viol des filles par leur père. Selon elles, l’inceste formait moins un interdit qu’une pratique largement tolérée qui renvoyait à l’exercice d’un droit exercé par les hommes sur les filles de leur famille. Le caractère ordinaire de l’inceste était analysé en termes de rapports sociaux de sexe fondant la domination masculine dans la société patriarcale.
À cette critique politique s’est ajoutée, dans les années 1990, celle portée dans le sillage de la protection de l’enfance et de ses droits. L’inceste était alors englobé dans un ensemble plus vaste de violences faites aux enfants et qualifiées de « maltraitances » ou d’« abus sexuels ». Aujourd’hui, notamment en France, l’enfance victime cristallise la mise au jour de la violence incestueuse. Dans ce
contexte, l’inceste est rapporté à des formes de domination fondée à la fois sur le genre et sur l’âge. C’est au sens actuel de violence sexuelle sur mineur dans la famille que l’inceste est érigé en problème politique et social de tout premier plan.
Mais différentes conceptions de l’inceste coexistent selon les savoirs qui le construisent et leurs contextes d’émergence. Il n’existe en effet pas un inceste mais des incestes. L’inceste désigne aussi, dans une acception plus large, l’alliance interdite entre des membres apparentés. En droit civil français, par exemple, cette interdiction vise les ascendants et les descendants, les frères et sœurs, oncles, tantes, neveux et nièces.
Pour les sociologues et les anthropologues des XIXe et XXe siècles, qui ont travaillé sur les règles de parenté, l’inceste est à la fois une alliance et une relation sexuelle interdites entre deux membres apparentés qui peuvent différer d’une société à l’autre. Selon Émile Durkheim, l’interdit de l’inceste résulte du tabou du sang entre les membres d’un même clan. Se considérant comme formant une seule chair, celle de l’ancêtre mythique dont ils descendent, les hommes doivent fuir les femmes de leur clan, qu’ils aient ou non un lien de consanguinité avec elles, au risque de toucher au « divin », et de commettre un acte sacrilège.
Pour Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste provient d’un impératif social qui oblige les hommes à chercher une femme hors de leur clan, et permet la formation de la société grâce à l’échange des femmes et à l’interdépendance des groupes entre eux. Françoise Héritier, elle, énonce un inceste du « deuxième type », qui se distingue du précédent dans la mesure où les partenaires sexuels ne sont pas du même sang. Cet inceste concerne le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins. Cet interdit s’expliquerait symboliquement par la mise en contact d’humeurs identiques à travers la circulation de fluides entre les corps.
L’actualité a fait entrer en collision la conception de l’inceste comme alliance ou sexualité interdites dans la parenté et celle de l’inceste comme agression sexuelle intrafamiliale, la prise en compte d’une règle de parenté et celle d’un crime. Des militants dénoncent ainsi les conceptions anthropologiques de l’inceste comme participant de stratégies d’occultation de l’agression sexuelle courante d’un enfant par un membre de sa famille. En se focalisant sur le caractère universel de l’interdit de l’inceste, Claude Lévi-Strauss et ses successeurs auraient nié la pratique réelle, banale et criminelle de l’inceste.
Cette critique prend néanmoins le problème à l’envers : ce ne sont pas les anthropologues qui, en travaillant sur l’interdit de l’inceste, ont volontairement nié les agressions sexuelles des enfants par des membres de leur famille, mais le sens commun qui a pu s’appuyer sur l’interdit pour faire comme si ces agressions n’existaient pas. Plus encore, les objets scientifiques évoluent, et l’objet de recherche des anthropologues du XXIe siècle qui travaillent aujourd’hui sur le crime d’inceste commis sur des enfants au sein des familles et cherchent à comprendre pourquoi il est si courant malgré sa réprobation apparemment unanime n’est pas celui de leurs prédécesseurs qui, à travers l’étude de l’interdit de l’inceste, cherchaient à expliquer les fondements de la société et de la parenté. Alors que les anthropologues ont travaillé sur des règles d’alliance et de parenté, les féministes font comme s’il n’y avait pas d’interdit (ou de règles) : l’inceste serait admis et son silence serait à la fois le moyen de sa perpétuation et le signe de son acceptation dans les sociétés patriarcales.
Le débat public actuel est traversé par ces ambiguïtés. Or, plutôt que de choisir entre ces deux acceptions de l’inceste – une alliance interdite ou un crime –, il faut les considérer comme les deux facettes d’une réalité sociale changeante selon la façon dont elle est construite, représentée, pratiquée ou dénoncée, d’hier à aujourd’hui. Plutôt que de traiter soit de la règle, soit de sa transgression, il faut les envisager ensemble.
Anne-Emmanuelle Demartini a reçu des financements de l'ANR
Julie Doyon a reçu des financements de l'ANR.
Léonore Le Caisne a reçu des financements de l'ANR.
23.10.2024 à 16:40
Claire Ruffio, Doctorante en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Parce qu’il met en cause 51 hommes de tous âges et de toutes professions, le procès des viols de Mazan tend à être présenté comme celui de la « domination masculine ». Alors que le viol a longtemps été considéré comme un problème d’ordre privé et individuel, cette interprétation sociologique marque une profonde évolution des représentations véhiculées par la presse et les médias.
Les monstres n’appartiennent-ils qu’au genre de la fiction ? C’est à cette question que médias français et internationaux s’évertuent de répondre depuis le 2 septembre dernier. Loin de correspondre aux stéréotypes du violeur marginal, malade et/ou étranger, les coaccusés du procès de Mazan se distinguent paradoxalement par leur « banalité dérangeante ». Pour tenter d’élucider cette apparente « énigme », universitaires, militantes et journalistes invoquent notamment l’influence de la « domination masculine » sur les comportements et fantasmes de viol de certains hommes.
Introduite dès les années 1970 dans les milieux scientifique et féministe, cette notion permet de comprendre la permanence des inégalités entre les sexes et les genres, fondée sur l’assignation à des rôles présentés comme essentiellement féminins ou masculins. En se focalisant sur la façon dont les relations entre les hommes et les femmes sont culturellement façonnées par le patriarcat, de nombreux contenus journalistiques défendent aujourd’hui une approche sociologique du sujet, jusqu’alors globalement discréditée au sein des rédactions en raison du stigmate militant associé.
Le recours de plus en plus fréquent à ce concept sociologique pour expliquer les causes du viol résulte d’un long processus discontinu et inachevé de désindividualisation et de déprivatisation du sujet, observé dans le cadre de ma thèse en science politique. À travers cette enquête, j’ai souhaité étudier et expliquer l’évolution des représentations relayées par la presse écrite imprimée française sur le crime sexuel. Ce travail s’appuie sur l’exploitation de plus de 6000 Unes et articles publiés par quatorze journaux entre 1980 et 2020, ainsi que sur la conduite de cinquante entretiens auprès de journalistes et de leurs principales sources (associatives, judiciaires et médicales).
À lire aussi : Enquête sur le « viol ordinaire »
Il y a encore quarante ans, la presse ne s’intéressait qu’exceptionnellement au viol. Jusqu’au milieu de la décennie 1980, seuls quelques rares cas judiciarisés présentés comme potentiellement constitutifs d’une « erreur judiciaire » font ponctuellement les gros titres, à l’instar des affaires Luc Tangorre et du lieu de vie Le Coral. L’écho médiatique à l’époque reçu par ces deux dossiers tient tout autant à l’implication de personnalités publiques qu’à la croyance socialement partagée dans l’anormalité pathologique des violeurs. Pas plus frustrés que déséquilibrés, Luc Tangorre comme les éducateurs du Coral, n’auraient, de l’avis général, pas de raison valable d’agresser sexuellement autrui.
La médiatisation du viol au début des années 1980 se caractérise ainsi par un double mouvement d’invisibilisation et de négation du problème, les journalistes ne s’y intéressant le plus souvent que pour contester la plausibilité de témoignages perçus comme calomnieux.
La couverture du sujet au cours de la décennie 1990 renforce l’idée selon laquelle les violeurs seraient atteints d’un handicap psychique et/ou physique, les différenciant par essence des autres membres de la société. La résonance internationale de l’arrestation en 1996 de Marc Dutroux en Belgique conduit les rédactions françaises à examiner les dispositifs médicaux visant à évaluer et contenir « la dangerosité criminologique » des auteurs d’infraction sexuelle. L’intentionnalité du passage à l’acte est par la même occasion remise en cause par l’éventuel manque de lucidité dont pourraient souffrir ces hommes « malades », incapables de maîtriser leurs « pulsions ».
À la fin des années 1990, les journaux se concentrent sur les nombreux scandales dits « pédophiles », affectant notamment l’Éducation nationale et l’Église catholique. Cherchant à identifier les causes de la sérialité de ces viols, nombre d’articles évaluent les conditions de travail et de vie des enseignants et des prêtres accusés : faiblesse des moyens alloués à l’École, ou encore célibat et isolement des ecclésiastiques figurent parmi les hypothèses les plus fréquemment envisagées. Pour autant, si l’inaction des membres et dirigeants de ces deux institutions est vivement critiquée dans la presse, seule la responsabilité individuelle des agresseurs permettrait d’expliquer leurs comportements. À l’École comme dans l’Église, des « prédateurs » auraient profité de l’autorité conférée par leur fonction pour abuser de la confiance d’enfants vulnérables.
Au tournant des années 2000, la couverture de viols commis par plusieurs individus issus d’un même groupe social amène les journalistes à sonder plus généralement l’influence des critères socio-démographiques sur la conduite des individus. C’est parce qu’ils évoluent au sein de milieux économiquement et culturellement défavorisés, qu’ils partagent des visions du monde et croyances similaires, que des parents et voisins précaires auraient incestué et prostitué leur progéniture (dossiers d’Outreau et d’Angers), ou que de jeunes hommes d’origine étrangère auraient violé en réunion des adolescentes de leur quartier. S’opère dès lors une désindividualisation partielle du viol : bien qu’ils demeurent responsables devant la loi, les mis en cause auraient, aux yeux des journalistes, fatalement hérité de mœurs propres à leur environnement – distinctes, cependant, des normes socialement dominantes.
Il faut peu ou prou attendre les accusations visant Dominique Strauss-Kahn et Georges Tron en mai 2011 pour que l’analyse en termes de rapports de genre soit proposée par certains journaux. La mobilisation d’élues et de femmes journalistes politiques contraint les rédactions à s’emparer du sexisme en politique. Le viol n’est dorénavant plus exclusivement appréhendé au prisme de la pathologie ou de l’appartenance communautaire, mais de l’abus de pouvoir – Dominique Strauss-Kahn étant accusé par une femme de ménage guinéenne ; Georges Tron, par deux anciennes employées municipales.
L’abrogation en 2012 de l’article 222-33 du code pénal relatif au harcèlement sexuel, suivie par la campagne de sensibilisation au « harcèlement de rue » en 2016, incitent la presse à traiter plus généralement du sexisme observé au sein de la société entière. L’ampleur prise en octobre 2017 par le mouvement #MeToo favorise par la suite l’imposition d’un cadrage universalisant du viol, conçu comme l’une des formes possibles des « violences faites aux femmes », aussi bien perpétrées dans le cadre professionnel, qu’amical ou encore familial.
Parallèlement à l’attention prêtée à la cause des femmes, des personnalités publiques s’engagent à partir de la seconde moitié des années 2010 pour dénoncer la « pédocriminalité ». Flavie Flament, Vanessa Springora, Camille Kouchner, Sarah Abitbol, ou plus récemment Vahina Giocante, Judith Godrèche, Isild Le Besco racontent les violences respectivement imposées par un photographe réputé, un écrivain de renom, un beau-père, un entraîneur sportif, un père, ou encore un réalisateur de cinéma. En plus de poser la question des délais de prescription des viols sur mineurs, ces témoignages ont été l’occasion de réaffirmer la contrainte morale systématiquement exercée par les adultes sur les enfants, incapables de consentir sexuellement.
L’évolution du traitement médiatique du viol ces quarante dernières années se caractérise ainsi par un double mouvement discontinu et inachevé : de désindividualisation des causes du problème, les journalistes considérant dorénavant davantage la dimension sociale des violences sexuelles, jusqu’alors généralement traitées comme des « faits divers » épars ; de déprivatisation des circonstances, les rédactions nationales prêtant plus attention aux agressions commises dans le cadre dit « privé », qu’elles soient incestueuses ou conjugales.
Ces transformations éditoriales coexistent néanmoins avec d’autres types de cadrage médiatique, qui tendent au contraire à souligner la particularité de chaque situation. L’intérêt accru depuis #MeToo pour les récits impliquant des personnalités publiques contribue à ce titre d’une certaine façon au maintien d’une lecture singularisante du problème, analysé à l’aune de la « puissance » accumulée par des hommes riches et célèbres, plutôt qu’en termes de domination masculine.
L’actualité récente montre plus généralement combien la tentation d’imputer la responsabilité des violences sexuelles à un groupe d’individus spécifique demeure grande. Alors que nombre d’articles dénoncent depuis deux mois les inégalités fondées sur le sexe et le genre à la faveur du procès des viols de Mazan, les médias soulignent tous le caractère « hors normes » d’une « affaire » mêlant des accusés « à double facette » bien qu’« ordinaires ». Le recours à la figure du dédoublement comme ultime tentative d’altérisation du mal, ou l’impossible acceptation de sa banalité.
Dans le cadre de sa participation au projet de recherche franco-allemand "Cultures pénales continentales", Claire Ruffio a été rémunérée grâce aux subventions allouées à cette enquête par l'Agence nationale de la recherche (ANR) et par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) entre septembre 2017 et décembre 2020.
22.10.2024 à 17:06
Romain Benoit-Lévy, Archiviste paléographe, agrégé d'histoire, doctorant en histoire moderne (Tempora), Université Rennes 2
Simon Castanié, Agrégé docteur en histoire, Université Rennes 2
Après le mouvement des « gilets jaunes » (hiver 2018-2019) et le grand débat national, près de 20 000 cahiers de doléances ont été ouverts dans les mairies et complétés par près de deux millions de personnes. Depuis, s’est répandu un discours sur leur confiscation voire leur disparition. De fait, les cahiers de doléances sont difficilement accessibles pour des raisons juridiques, notamment de protection des données personnelles.
Le grand débat fut une manière pour le gouvernement de reprendre la main sur une séquence politique marquée par les révoltes des « gilets jaunes ». Des cahiers sont alors rédigés sur les ronds-points occupés, puis dans les mairies ouvertes pour l’occasion. Le président de la République lance ensuite son grand débat et y intègre les cahiers. Promesse est faite de mettre toutes les contributions en ligne.
Au printemps 2019, les médias nationaux et régionaux parlent de ces cahiers à l’occasion de leur archivage : ils rejoignent alors ceux de 1789. Collectés par la mission du grand débat, via les préfectures, ces cahiers sont photocopiés, leur reproduction envoyée à la BnF pour numérisation. Les documents numérisés sont ensuite envoyés aux Archives nationales (où ils rejoignent les autres archives du grand débat), tandis que les cahiers physiques sont conservés aux archives départementales.
L’idée d’une confiscation de ces cahiers apparaît en janvier 2020. L’anniversaire du grand débat entraîne une série de reportages qui reviennent sur l’événement (par exemple sur France Info). Le ton a changé. Est diffusée l’idée que les cahiers ont disparu, qu’ils sont cachés, introuvables, alors même que certains journalistes rappellent leur archivage. Cette impression est justifiée par deux éléments. D’une part, il est écrit sur le site du grand débat que tous les cahiers seront mis en ligne, mais s’y trouve pourtant la seule synthèse rédigée par le préfet référent. Celle-ci est d’ailleurs vertement critiquée car elle ne reprend pas toutes les revendications et semble atténuer celles qui ne convenaient pas au gouvernement. D’autre part, celui-ci affirme que l’absence de diffusion en ligne est liée à des difficultés techniques et au coût de l’opération. Ces arguments entretiennent l’idée d’une volonté de dissimulation.
Cette impression se diffuse rapidement : d’articles et de capsules vidéos on passe à des tribunes puis, en novembre 2020, au lancement de l’association « Rendez les doléances ! », qui reprend le sujet. Des collectifs citoyens, associations et élus ont empêché que ces cahiers tombent dans l’oubli et se sont mobilisés pour aboutir, par exemple, à la proposition de résolution de 2024. Cette dernière constate que « bien que près de 80 % de ces cahiers aient été numérisés, les doléances demeurent inaccessibles ».
On peut voir dans ces demandes une transposition vers les cahiers d’un constat politique. Alors que les réformes demandées dans les doléances sont passées sous silence, que les promesses faites pendant le grand débat puis la Convention citoyenne sur le climat sont éludées, l’exemple concret de ces cahiers mis au fond d’un carton symbolisent l’absence d’écoute et la volonté d’oubli de cette séquence politique. L’idée de cahiers introuvables ou du moins inaccessibles s’est donc développée dans le contexte d’une démocratie vue comme dysfonctionnelle, d’un régime perçu comme monarchique, déconnecté de ce que vivent les citoyens et les élus locaux. De manière intéressante, c’est justement ce que craignait un certain nombre de contributeurs de ces cahiers, qui écrivaient en espérant pour une fois être entendus.
Les initiatives citoyennes pour la diffusion de ces cahiers et les questions sur leur localisation forment autant de demandes politiques liées à un sentiment puissant, celui de n’avoir pas été écouté. Ce sentiment n’épuise cependant pas la question de leur accessibilité, qu’il convient aussi d’aborder sous l’angle du droit.
Dès 2019, au moment où les cahiers sont numérisés puis archivés, la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) rend une décision qui confirme les dispositions prévues par les Archives de France, un service du ministère de la Culture. Toutes les doléances écrites dans un cahier ouvert en mairie sont considérées comme publiques. On estime que les personnes venues écrire ont renoncé au caractère privé de leurs données. Nous avons calculé que cela représente par exemple 80 % des doléances de la Somme.
Mais toutes les contributions n’ont pas été rédigées en mairie. Une partie d’entre elles a été envoyée par la poste ou par mail, imprimée ensuite par les services municipaux. Ces doléances ont été agrafées ou collées dans les cahiers. Elles ont parfois été insérées au moment de la numérisation, puisqu’il fallait n’avoir qu’un seul fichier par commune. Or, pour toutes les données personnelles que ces doléances peuvent contenir, il n’y a pas de présomption de consentement à la publicité. Elles sont donc protégées dans le droit des archives par le principe de protection de la vie privée et ne seront communicables que dans 50 ans.
D’ici là, on ne peut y avoir accès que par dérogation. Il faut demander une autorisation qui est envoyée au producteur du document, la Mission du grand débat. Or, celle-ci n’existe plus. Ces demandes remontent donc jusqu’au secrétariat général du gouvernement. Cette démarche est donc complexe et très encadrée. De plus, toutes les dérogations ne sont pas accordées et certaines peuvent prendre un temps conséquent.
Accéder aux cahiers signifie donc demander, attendre, prévenir, venir sur place, puis consulter en fonction des règles de chaque centre d’archives. Dans le cadre d’une recherche collective publiée récemment dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, si nous avons eu accès aux cahiers originaux à Amiens, nous avons dû demander une dérogation pour les numérisations et données des Archives nationales, obtenues au bout de six mois.
Second problème juridique, la question de la diffusion. Les ministres interrogés ont donné plusieurs raisons au fait de ne pas mettre en ligne les cahiers, sauf une : la légalité de leur diffusion en l’état. Sur ce point, la promesse présidentielle de transparence a dépassé le droit français et européen.
Il y a en effet une différence en droit entre communication et diffusion : un document auquel on peut accéder en en faisant la demande ne peut pas forcément être mis en ligne. Sa diffusion est encadrée par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD). Les doléances comportant des données sensibles, communicables en 2069 (50 ans) dans les centres d’archives, ne pourront être mises en ligne qu’en 2119 (100 ans).
Les demandes répétées de mise en ligne posent donc question. Il doit y avoir sur ce point un vrai débat entre, d’une part, un besoin démocratique de transparence et de reconnaissance de cette expression citoyenne inédite et, d’autre part, la protection de la vie privée des personnes qui, au-delà des demandes les plus courantes (rétablissement de l’ISF, suppression de la CSG, mise en place du RIC), ont parfois raconté leur situation et livré des éléments personnels.
La recherche scientifique peut apporter des éléments à ce débat, mais pas la réponse. Il y a d’abord un problème sur les numérisations et transcriptions : elles n’ont pas fait de différence entre les doléances écrites sur place (donc publiques) et les autres. De plus, nous avons constaté à l’échelle de la Somme, qu’il y a eu des cahiers non numérisés, donc absents, ou numérisés plusieurs fois, ce qui crée des doublons. La mise en ligne nécessiterait donc un vrai travail d’inventaire et d’édition de ce corpus.
Il faudrait aussi tout anonymiser. Or, dans des petites communes, là où il y a eu le plus de cahiers, cela serait très compliqué : il faudrait supprimer tous les éléments personnels pouvant permettre l’identification de l’auteur. Que resterait-il alors de l’expression citoyenne ?
Pour conclure, l’accès immédiat ne vaut que pour les doléances écrites en mairie. Dès qu’il y a une doléance ajoutée, le cahier est complètement protégé et il faut demander une dérogation, un processus long. Dans les deux cas, il faut se rendre en centre d’archives, des lieux certes ouverts à tous mais peu connus du grand public et qui peuvent donc paraître difficiles d’accès. L’accessibilité varie donc d’un cahier à l’autre mais aussi d’un département à l’autre en fonction des pratiques. Aux Archives nationales, par précaution, tout est complètement protégé.
D’un point de vue matériel, les cahiers ne sont donc pas inaccessibles. On y a par contre difficilement accès et, surtout, différemment accès. Reste que, d’un point de vue politique, il y a un réel écart entre les attentes exprimées, les réformes demandées, les promesses faites et les leçons non retenues de ce vaste mouvement social et citoyen, dont les cahiers sont le symbole.
BENOIT-LÉVY Romain est actuellement professeur d'Histoire-Géographie en lycée. Il a travaillé dans un service départemental d'archives de septembre 2017 à août 2018, soit avant les événements relatés dans l'article.
Castanié Simon est enseignant-chercheur recruté en tant qu'ATER (Attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche) et à ce titre payé sur des fonds publics.
21.10.2024 à 16:53
Yasmin Curzi de Mendonça, Research associate, University of Virginia
Après des semaines de bataille judiciaire médiatique, Elon Musk, propriétaire du réseau social X (ex Twitter), a annoncé, fin septembre, qu’il se conformait aux demandes du juge Moraes lui demandant de bannir certains comptes de la communauté d’extrême droite du pays. Cet épisode soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes, la lutte contre la désinformation et la liberté d’expression.
Il ne faut pas se laisser distraire par les piques et les fanfaronnades qui émaillent la querelle opposant publiquement l’homme le plus riche du monde et un juge opiniâtre de la Cour suprême du Brésil. Elon Musk, le propriétaire milliardaire du réseau social X, a publié nombre de messages méprisants adressés à Alexandre de Moraes, qu’il qualifie de « dictateur » et de « Dark Vador brésilien » sur la plateforme dont le juge a interdit l’accès dans le cadre d’une longue campagne contre la désinformation.
À lire aussi : Le Brésil vient d’interdire X. D’autres pays pourraient-ils suivre ?
Mais en tant que spécialiste du droit numérique brésilien, j’y vois davantage qu’une simple querelle personnelle teintée d’amertume. La bataille juridique qui oppose X et la Cour suprême brésilienne soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes et la manière de lutter contre la désinformation, tout en préservant la liberté d’expression. Ces débats, qui dépassent largement ce cas précis, font rage dans le monde entier.
L’antagonisme entre Musk et de Moraes a atteint son paroxysme au mois d’août, mais la bataille couvait depuis des années.
En 2014, le Brésil a adopté la Déclaration des droits sur Internet (« Marco Civil da Internet »). Cette loi, qui bénéficiait d’un soutien bipartisan, définissait les principes de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression des internautes, et instaurait des sanctions pour les plateformes qui enfreignent les règles.
Cette mesure comportait un système de « notification judiciaire et de désactivation » dans lequel les plateformes n’étaient tenues responsables des contenus nuisibles générés par les utilisateurs que dans le cas où elles ne les supprimaient pas après en avoir été informées par une ordonnance judiciaire spécifique.
Cette méthode tentait à la fois de défendre la liberté d’expression et de s’assurer que les contenus illégaux et préjudiciables étaient supprimés. Elle permettait d’éviter que les plateformes, les applications de messagerie et les forums en ligne soient automatiquement tenues responsables des publications des internautes, tout en donnant la possibilité aux tribunaux d’intervenir si nécessaire.
Mais la loi de 2014 n’allait pas jusqu’à établir des règles détaillées de modération des contenus. Par conséquent, les plateformes telles que Facebook et X étaient en grande partie responsables de les mettre en œuvre.
L’aggravation de la désinformation ces dernières années, en particulier lors des élections présidentielles brésiliennes de 2022, a mis en évidence les limites de cette approche.
À l’époque, le chef de l’État, le démagogue d’extrême droite Jair Bolsonaro, et ses partisans ont été accusés de se servir des réseaux sociaux, dont X, pour diffuser des mensonges, semer le doute sur l’intégrité du système électoral brésilien et encourager les actions violentes. Quand Bolsonaro a été défait aux urnes par le politicien de gauche Luiz Inácio Lula da Silva, une campagne en ligne de négationnisme électoral a pris de l’ampleur, dont la prise d’assaut du Congrès, de la Cour suprême et du palais présidentiel par les partisans de Bolsonaro, le 8 janvier 2023, a été le point culminant, dans des circonstances similaires à l’assaut du Capitole, aux États-Unis, deux ans plus tôt.
En réponse aux campagnes de désinformation et à ces émeutes, la Cour suprême a diligenté deux enquêtes, sur les milices numériques et sur les manœuvres antidémocratiques, visant les groupes impliqués dans le complot.
Dans le cadre de ces enquêtes, la Cour suprême a demandé aux réseaux sociaux, comme Facebook, Instagram et X, de lui communiquer les adresses IP et de suspendre les comptes des personnes liées à ces activités illégales.
Mais Elon Musk, qui se qualifie lui-même de « fondamentaliste de la liberté d’expression », était entre-temps devenu propriétaire de X, et promettait de soutenir la liberté d’expression, rétablir les comptes exclus et réduire considérablement la politique de modération des contenus de sa plateforme.
Depuis, Elon Musk n’a cessé de défier ouvertement les arrêts de la Cour suprême. En avril 2024, l’équipe des « affaires gouvernementales internationales » de X a commencé à rendre publiques des informations sur ce qu’elle qualifiait de requêtes « illégales » de la Cour suprême.
La querelle s’est intensifiée fin août, quand le représentant de X au Brésil a démissionné et que Musk a refusé de lui trouver un successeur, une décision que le juge de Moraes a interprétée comme une tentative de se soustraire à la loi. Le 31 août, il a donc ordonné l’interdiction de la plateforme.
Cette décision s’accompagnait de lourdes sanctions destinées aux Brésiliens tentés de contourner l’interdiction. Toute personne utilisant des réseaux privés virtuels (VPN) pour accéder à X s’exposait ainsi à des amendes quotidiennes de près de 9 000 dollars américains, davantage que le revenu annuel moyen de nombreux Brésiliens. Ces décisions ont été confirmées le 2 septembre par cinq juges de la Cour suprême. Mais l’assemblée plénière des 11 membres de la Cour suprême doivent réexaminer le dossier et sont susceptible d’infirmer cette partie de la décision du juge de Moraes, alors que beaucoup dénoncent les excès de l’institution judiciaire.
L’affaire X contre la Cour suprême du Brésil a été profondément politisée. Le 7 septembre, des milliers de partisans de Bolsonaro ont participé à une manifestation « en faveur de la liberté d’expression » qui prenait pour cibles le gouvernement de Lula et la Cour suprême. Pour l’opposition et les factions de droite, la suspension de la plateforme est devenue le « symbole de l’ingérence excessive de l’État ».
Cette rhétorique contraste fortement avec les efforts, pourtant plus mesurés et consultatifs, visant à réguler les plateformes, depuis la Déclaration des droits sur Internet il y a plus de dix ans. Elle témoigne aussi du difficile équilibre entre liberté d’expression et lutte contre la désinformation, dans un environnement profondément divisé, un problème auquel le Brésil n’est bien évidemment pas le seul à être confronté.
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Dans la lutte contre la désinformation en ligne au Brésil, et la volonté de tenir les plateformes responsables des contenus préjudiciables, les tensions politiques qui entourent l’interdiction d’X n’augurent rien de bon.
Un « projet de loi sur la désinformation » a été soumis au congrès en 2020. Il vise à créer des mécanismes de surveillance et à assurer une meilleure transparence en matière de publicités à caractère politique et de modération des contenus.
Mais en dépit de ses intentions louables, et d’une approche très mesurée d’« autorégulation », la dernière version de ce projet de loi a été retoquée après trois ans de débat.
Cela fait suite à une campagne menée par des responsables politiques de droite et des lobbyistes des géants du numérique, qui qualifient ce projet de « loi de censure », arguant qu’elle porterait atteinte à la liberté d’expression et entraverait les débats politiques. Le sort de ce projet de loi semble donc incertain.
Entre-temps, le 23 août, la Cour suprême a annoncé qu’elle examinerait deux passages clés de la Déclaration des droits sur Internet, dans le cadre d’un réexamen qui interviendra en novembre.
Le premier concerne la lenteur du processus de notification judiciaire et de désactivation qui, pour ses détracteurs, permet aux plateformes de ne pas mettre en œuvre des mécanismes de modération de contenus plus efficaces. Les partisans de la loi soutiennent, à l’inverse, que le contrôle exercé par l’institution judiciaire est indispensable pour empêcher les plateformes de supprimer arbitrairement des contenus, ce qui pourrait conduire à instaurer une forme de censure.
Le second concerne les sanctions potentielles évoquées dans la Déclaration des droits sur Internet pour les entreprises qui ne respectent pas les règles. La question est de savoir si les sanctions actuelles, et notamment les suspensions de service, sont proportionnelles et constitutionnelles. Les critiques soutiennent que la suspension totale d’une plate-forme constitue une violation de la liberté d’expression et du droit à l’information des internautes, tandis que ses partisans insistent sur le fait qu’il s’agit d’un outil nécessaire pour faire respecter la loi brésilienne et préserver la souveraineté.
Le sort du projet de loi sur la désinformation et de son réexamen par la Cour suprême pourrait engendrer de nouvelles normes juridiques pour les plateformes au Brésil, afin de savoir jusqu’où le pays peut aller pour contraindre les entreprises numériques mondiales à lutter contre la désinformation.
Même si la Cour suprême n’a pas directement lié ce réexamen au différend en cours avec X, le conflit avec Elon Musk sert bel et bien de toile de fond politique aux débats sur l’orientation de l’expérience brésilienne en matière de régulation des plateformes. Les retombées de cette querelle en apparence personnelle pourraient avoir, en la matière, des conséquences majeures pour le Brésil et, potentiellement, pour d’autres pays.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord
Yasmin Curzi de Mendonça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.10.2024 à 10:33
Gwenaëlle Questel, Enseignant-chercheur en droit privé, Université Bretagne Sud (UBS)
Le droit sanctionne de plus en plus durement les violences conjugales et intrafamiliales. Ainsi depuis mai 2024, l’époux violent envers sa femme ou ses enfants peut être privé des droits liés à son contrat de mariage. Cette évolution de la loi est-elle suffisante ?
Le 2 septembre 2024 débutait le procès dit « des viols de Mazan ». Dominique Pélicot, accusé d’avoir drogué, violé et fait violer sa femme pendant 10 ans, comparaît aux côtés de 50 coaccusés. Ce procès hors norme, qui doit durer jusqu’à la mi-décembre, donne à voir les plus bas tréfonds de la masculinité, des rapports de domination hommes-femmes et du caractère systémique des violences conjugales.
Cette affaire intervient dans un contexte où une majorité de français n’a pas confiance en la justice, considérée comme trop laxiste, en particulier en ce qui concerne la réponse pénale.
Mais dans les faits, le combat juridique et judiciaire contre ces violences conjugales est-il perdu d’avance ? Il semble que non : la reconnaissance progressive des violences conjugales par le droit ne peut être niée, même si celle-ci demeure perfectible.
À lire aussi : Enquête sur le « viol ordinaire »
Sur le plan pénal, les violences conjugales sont lourdement sanctionnées par le droit. La notion controversée de « crime passionnel » issue du langage courant n’a jamais été consacrée par le code pénal.
L’état de conjugalité constitue cependant une circonstance aggravante pour les viols et les homicides depuis 2006. Les peines encourues sont donc plus lourdes lorsque le crime est commis par le conjoint, le partenaire pacsé ou le concubin de la victime : vingt ans de réclusion criminelle pour le viol et réclusion à perpétuité pour l’homicide.
Plus largement, une loi de 2018 en a fait une règle générale puisqu’à présent, les peines sont aggravées pour toute infraction commise par un membre du couple sur l’autre.
Depuis le 1er janvier 2024, les plaintes pour violences conjugales sont traitées au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel par des pôles spécialisés dans la lutte contre les violences intrafamiliales. Ces pôles, ont pour mission de favoriser la circulation des informations entre les différents acteurs institutionnels concernés et ce afin de mieux détecter les violences intrafamiliales et d’offrir une meilleure prise en charge et protection aux victimes, en particulier en y associant pleinement les associations d’aide aux victimes et en formant spécialement les magistrats coordonnateurs de ces pôles en matière de violences familiales.
Parallèlement, le législateur prend également en compte les violences conjugales en matière civile. L’exemple le plus récent est la loi du 31 mai 2024 qui prévoit de priver automatiquement l’époux qui a tué son conjoint du bénéfice des avantages tirés du contrat de mariage, c’est-à-dire des clauses qui peuvent être insérées par les époux dans leur contrat de mariage dans l’objectif de faire bénéficier l’un d’eux davantage d’ordre patrimonial au décès de l’autre.
Le juge dispose à présent du pouvoir de priver l’époux violent envers son conjoint de ces mêmes avantages, notamment en cas de viol, de coups et blessures ou encore de dénonciation calomnieuse. Le juge intervient alors à la demande du conjoint victime, d’un de ses héritiers ou encore du ministère public.
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Cette prise en compte des violences conjugales par le droit s’inscrit dans l’objectif plus large de lutte contre les violences intrafamiliales, comme en témoigne la récente loi, adoptée en 2024, visant à mieux protéger et accompagner les enfants victimes et covictimes de violences intrafamiliales, qui suspend automatiquement l’exercice de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour un crime tel que le viol ou l’homicide commis sur un des enfants ou sur l’autre parent.
La précipitation dans l’élaboration de certains projets de loi par les différents gouvernements sous la présidence d’Emmanuel Macron et dans l’adoption de ceux-ci par les parlementaires a pu avoir pour conséquence de générer des incohérences.
On l’a dit, la qualité de conjoint, de partenaire pacsé et de concubin constitue une circonstance aggravante lors du prononcé de la peine depuis 2018, ce qui révèle la volonté d’une répression accrue de la part du législateur. Pour autant, en se penchant sur les détails du texte, on constate une incohérence quant à la notion de concubinage telle qu’elle est définie dans le code civil : le texte pénal précise que la circonstance aggravante est qualifiée « même lorsqu’ils ne cohabitent pas » alors même que la vie commune est une condition d’existence du concubinage d’après le Code civil. Ainsi, si la finalité poursuivie par le législateur d’une sanction indifférenciée des violences, quelle que soit la forme de l’union est tout à fait louable, l’ajout de cette précision manque néanmoins de cohérence juridique.
Sur le fond, une des principales difficultés pour le droit reste de cerner et de définir les violences conjugales dans l’objectif ensuite de mieux les empêcher. Les rapports de domination et les formes de violences conjugales sont très divers et difficilement saisissables par le droit, ce qui fait en partie écho à la diversité des couples d’aujourd’hui.
À lire aussi : Violence conjugale : pourquoi la notion de « contrôle coercitif » pourrait produire plus de justice
Les notions de dépendance et de subordination telles qu’elles sont envisagées en droit du travail pour décrire l’état de dépendance économique et juridique dans lequel le salarié se trouve par rapport à son employeur, notamment en qui concerne la sanction du harcèlement au travail, pourraient constituer des points d’appui juridiques afin de mieux appréhender ces questions d’emprise et de domination au sein des relations conjugales.
Enfin, sur le plan judiciaire, il convient de garder à l’esprit qu’en matière de violences conjugales comme ailleurs, demander à la justice d’être à la hauteur des enjeux implique que celle-ci soit à même d’accomplir ses missions. Un rapport de la CEPEJ (Commission européenne pour l’efficacité de la justice) datant de 2022 relève à ce sujet que la médiane au sein du Conseil de l’Europe est de 17,6 magistrats pour 100 000 habitants. La France n’en compte que 11,2 alors qu’ils sont 25 en Allemagne. Une meilleure justice ne peut donc se concevoir sans les moyens matériels, financiers et humains nécessaires pour l’assurer.
Gwenaëlle Questel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.10.2024 à 19:05
Anne-Claude Ambroise-Rendu, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Contrairement aux idées reçues, le viol est un crime bien pris en compte par le droit et sévèrement puni depuis des siècles. Pourtant, la répression prévue par la loi, toujours plus importante, a été limitée par un système culturel de domination masculine puissant.
On entend trop souvent dire que la criminalisation du viol et donc sa répression sont des phénomènes récents. C’est inexact. Sans rompre sur ce point avec l’ancien régime, le code pénal de 1791 considérait le viol comme un crime et il était prévu de le sanctionner comme tel. Reste que les préjugés des juges et des jurys ne permettaient pas toujours que l’exercice de la justice soit une traduction fidèle de ce droit. La rareté des poursuites comme celle des condamnations, surtout quand le viol s’est déroulé dans un lieu privé, témoigne de la réticence des juges et des jurés à sanctionner un crime qui, à beaucoup, semblait bénin ou difficile à prouver.
À lire aussi : Procès de Mazan : le viol des femmes dans l’opinion publique de l’époque moderne à nos jours
Dans le code pénal de 1810, les violences sexuelles sont sévèrement punies : de 10 à 20 ans de réclusion lorsque la victime est une adulte et de 5 à 20 ans de travaux forcés si le viol ou l’attentat à la pudeur avec violence (lorsqu’il n’y a pas eu de pénétration) ont été commis sur un individu de moins de 15 ans, peine étendue à la perpétuité quand le coupable a autorité sur la victime ou a été aidé. Le code pénal de 1810, suivant celui de 1791, a transformé la nature juridique du viol qui n’est plus un péché de luxure. Or dans l’esprit du législateur de 1810, le droit n’a pas pour mission de réguler la sexualité, ce que le Code pénal modifie sensiblement en 1994. La justice est donc demeurée à distance des violences sexuelles considérées comme relevant de la sphère privée.
La criminalité sexuelle sur mineur a longtemps été considérée comme la variante aggravée des crimes commis sur adultes qui justifient simplement une sanction plus lourde. En 1832, le code pénal prend précocement en compte l’existence d’une contrainte non physique pour ce qui concerne les mineurs et crée une nouvelle infraction : l’attentat à la pudeur sans violence sur les moins de 11 ans, âge qui sera élevé à 13 ans en 1863 puis 15 en 1945. La loi de 1832 entend ainsi protéger les enfants de la sexualité des adultes. Cette invention témoigne aussi d’un changement de paradigme important : de délinquant potentiel, l’enfant devient pour le droit une victime potentielle. En outre, la loi de 1863, fait de la qualité d’ascendant un élément constitutif du crime ce qui est une manière d’introduire l’inceste dans le code, sans le nommer.
Faute d’une définition précise du viol comme d’une représentation unifiée de l’attentat à la pudeur et de la pudeur elle-même, la question de la violence était appelée à devenir rapidement une question centrale dans la réponse judiciaire, la notion de menace n’étant pas intégrée. Seule comptait la visibilité de la résistance physique. Concrètement, c’était aux juges et aux jurés, éclairés par la science des médecins légistes, qu’il revenait de définir précisément ces attentats aux mœurs et de les réprimer en conséquence. La répugnance des jurés à condamner oblige fréquemment les juges à déqualifier les accusations et à les transmettre aux tribunaux correctionnels ceci afin d’éviter un acquittement.
Le premier apport de la loi du 23 décembre 1980, portée par un mouvement féministe qui entend criminaliser le viol, est de préciser ce que sont les infractions sexuelles en les redéfinissant. Considérant « l’aspect psychique de la meurtrissure infligée à la personne », le texte nouveau distingue « les actes de pénétration sexuelle » qui constituent désormais le crime de viol, des autres actes nommés « attentats à la pudeur » et qui ne sont passibles, sauf circonstances aggravantes, que de peines correctionnelles. La loi admet tous les types de pénétration sexuelle (anale, buccale), de même qu’elle reconnaît que l’auteur du crime peut être une femme, puisque l’intromission de corps étrangers est assimilée à n’importe quelle pénétration. L’introduction de la notion de « sévices », qui comporte une connotation sexuelle alors même que la qualification n’est pas précisée, montre bien quel pas a été franchi dans l’appréciation morale et sensible du crime. Le temps de la reconnaissance des victimes est venu. Mais l’éveil de cette préoccupation nouvelle met en lumière les contradictions qui opposent les exigences de défense des libertés et la nécessité d’une répression efficace.
L’entrée en vigueur du nouveau code pénal introduit une rupture terminologique : les infractions sexuelles remplacent les infractions aux mœurs, rompant ainsi avec une visée morale pour dire la crudité du sexe. Le régime des pénalités est toujours lourd : quinze ans de réclusion criminelle pour le viol, vingt ans lorsqu’il est commis sur un mineur. L’agression sexuelle qui concerne « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » remplace l’attentat à la pudeur avec violence. Agression est donc le terme trouvé pour dire la violence sexuelle. Ce qui est gagné en précision du côté du dire de la violence, semble perdu quant au champ sémantique que dessinait l’attentat à la pudeur (délicatesse, décence, dignité, intimité, honneur, etc.), dépouillant l’appréciation du crime de sa dimension morale mais aussi sensible.
Plus généralement, c’est la protection de la dignité humaine qui s’affirme à l’occasion de la lutte contre les infractions sexuelles. Surgissant « aux confins de l’éthique et du droit, du soi et de l’altérité », ce concept philosophique a désormais trouvé sa place en droit. La violence sexuelle n’est plus cette offense faite à Dieu ou à la puissance paternelle mais confronte définitivement deux sujets, deux sujets de droit.
Cependant, le travail de la justice reste entravé par une difficulté et une crainte : sauf exception, la reconnaissance du viol suppose de croire la parole de la dénonciatrice, or, juges et procureurs semblent tétanisés, surtout depuis Outreau, par le risque d’erreur judiciaire.
Jusqu’à #MeToo, les modifications de la législation en la matière se sont faites pratiquement hors du regard de l’opinion publique. C’est pourquoi #MeToo, #balancetonporc sont le temps d’un nouveau basculement qui permet la prise en compte de cette criminalité, dans un cadre de mutations profondes de la tolérance sociale à l’égard du crime sexuel, en y intégrant la notion centrale de consentement. Non seulement le seuil des violences tolérées a bougé, mais la protection de l’intégrité des individus, fruit de l’individualisme juridique contemporain, est désormais au centre des représentations de la justice et du crime. Au XXIe siècle, l’individu exige la préservation de l’intégrité de son être moral, le respect de ses sentiments et de ses élans affectifs. Le meurtre physique ne représente plus, seul, le mal absolu qui, maintenant, prend les traits du « meurtre psychique ».
Depuis la fin du XXe siècle, les incriminations et les pénalités relatives aux infractions sexuelles font l’objet d’une réélaboration constante, confirmée par les lois postérieures à l’entrée en vigueur du code pénal de 1994. S’inscrivant dans la dynamique d’une extension du champ des comportements sanctionnés, la répression s’appuie sur la multiplication des incriminations du nouveau code pénal et l’aggravation des pénalités. La création du Fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), en 1998, celle du fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS) en 2004 témoignent de l’attention nouvelle portée à cette criminalité. Par la multiplication des incriminations (l’inceste, dernier entré dans la liste des crimes en février 2010, puis à nouveau en mars 2014 et plus explicitement encore en avril 2021), le législateur a cherché à apporter une réponse répressive de plus en plus précise à ce type d’infractions.
Cette histoire d’un basculement culturel et sensible radical n’est pas achevée : en ce début du XXIe siècle, une double hypothèque continue de peser lourdement sur le traitement pénal des crimes sexuels : celle d’un masculinisme en pleine réaction ; celle du tout répressif au détriment d’une visée éducative. On peut y ajouter la difficulté à organiser une répression impliquant le recours à un droit d’exception, c’est-à-dire un régime juridique justifié par l’urgence et les circonstances - en l’espèce par la domination masculine. De ce point de vue les revendications qui visent à rendre imprescriptibles les crimes sexuels, si elles étaient satisfaites, constitueraient un tournant radical au sein du droit français.
Anne-Claude Ambroise-Rendu ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.10.2024 à 15:22
DEPREZ Stanislas, Chargé de cours invité en philosophie, spécialiste du transhumanisme, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Le transhumanisme est souvent analysé comme l’idéologie de la Silicon Valley. Il est plus intéressant d’y voir un produit de nos sociétés individualisantes et technicisées.
Encore peu connu il y a une quinzaine d’années, le transhumanisme est aujourd’hui un phénomène de mode, enthousiasmant pour quelques-uns, effrayant pour beaucoup. En effet, il est souvent vu comme l’idéologie de la Silicon Valley, un néolibéralisme techniciste, élitiste et anti-écologique. Elon Musk semble en être le parfait représentant, tant par son positionnement à la droite de l’échiquier politique que par les domaines où il investit que par son storytelling millénariste : les panneaux solaires de SolarCity alimentent en énergie les voitures Tesla et, à terme, les fusées SpaceX emmèneront sur Mars et au-delà des astronautes augmentés grâce à des implants Neuralink et à l’intelligence artificielle d’OpenAI, le tout permettant à l’espèce humaine de sortir de son berceau qu’est la Terre, afin de coloniser le vaste univers.
Musk ne se revendique pas du transhumanisme. Mais les idées qu’il mobilise sont largement défendues par la communauté transhumaniste : membres d’associations telles que Humanity+ ou en France Technoprog, participants aux colloques Transvision ou aux Beyond Humanism Conferences, ou encore chercheurs écrivant dans le Journal of Evolution and Technology ou le Journal of Posthuman Studies. Ainsi Max More, que l’on peut considérer comme la figure principale du mouvement à ses débuts dans les années 1990, défend-il ce qu’il nomme l’extropie c’est-à-dire le dépassement des limites et l’augmentation indéfinie des capacités humaines, avec pour ambition de devenir un posthumain – ou humain 2.0 –, presque immortel, d’une intelligence fabuleuse et d’une force extraordinaire.
Sans surprise, More insiste sur la liberté absolue des individus à choisir leur propre vie et même leur propre corps. La « liberté morphologique » est une revendication de base des transhumanistes, en même temps qu’un point majeur de controverse, puisqu’elle implique le droit aux manipulations génétiques, à l’utilisation de psychotropes et de produits dopants, et aux implants y compris cérébraux. Les critiques n’ont pas manqué d’attirer l’attention sur les dangers d’une telle position pour la cohésion sociale et pour les individus eux-mêmes. Peut-on permettre que des gens testent des drogues au mépris de leur santé et qu’ils décident de sélectionner les qualités physiques et mentales de leurs enfants ? Qu’adviendrait-il du mérite et de l’effort ? Les humains non augmentés ne seraient-ils pas considérés comme les « chimpanzés du futur », pour reprendre une expression provocatrice du roboticien et transhumaniste Kevin Warwick ? Telles sont quelques-unes des redoutables questions soulevées par le développement technologique.
Il faut reconnaître que les transhumanistes eux-mêmes furent les premiers à attirer l’attention sur les possibles dérives d’une augmentation débridée. Contre les libertariens extropistes, un courant dit technoprogressiste (Nick Bostrom, Anders Sandberg, James Hugues, Marc Roux, etc.) a souligné l’importance d’un contrôle étatique des pratiques d’augmentation de soi et la nécessité de rendre celles-ci accessibles à tous ceux qui le souhaitent, au lieu de les réserver à celles et ceux qui ont les moyens de se les offrir.
Pourtant, même les technoprogessistes insistent sur le respect total de la liberté individuelle. C’est paradoxal, car on ne comprend pas comment il est possible de vouloir à la fois une absolue liberté de choix et un contrôle par des tiers. Cette contradiction nous paraît refléter deux attentes ambivalentes des sociétés économiquement et techniquement développées, à savoir le besoin de sécurité et le désir de liberté. Mais il y a plus. L’essor de la pratique de la musculation et la multiplication des salles d’entraînement et des coachs sportifs, ainsi que le développement de la chirurgie esthétique, témoignent de ce que nous semblons avoir intégré une injonction collective selon laquelle nous sommes responsables du corps et de la tête que nous avons. Comme s’il ne tenait qu’à nous de transformer, grâce à la technique, ce que nous avons reçu de la nature.
De ce point de vue, le transhumanisme ne fait qu’amplifier une dynamique fondamentale de nos sociétés. Dans notre imaginaire collectif, la technique peut, ou pourra un jour, guérir toutes les maladies et même la vieillesse, vaincre la stérilité, permettre de changer de sexe. En d’autres termes, elle est vue comme le moyen de combler nos manques et satisfaire nos fantasmes, et les individus attendent des autorités qu’elles les aident à acquérir ce moyen.
Il y a une autre raison pour laquelle le transhumanisme semble être un reflet de nos sociétés. La plupart des observateurs y voient une idéologie de l’augmentation, traduction du mot enhancement. Or, ce terme anglais peut se traduire par amélioration, laquelle n’est pas forcément linéaire. L’amélioration passe aussi par la diversification. Dans cette perspective, la liberté morphologique est moins le fait de devenir plus costaud ou plus intelligent que celui d’exister autrement. C’est là une tendance forte de nos sociétés, qui nous enjoignent d’inventer qui nous sommes, de découvrir notre vrai moi, d’être le héros ou l’héroïne de notre propre vie, de prendre conscience de notre caractère unique. Un certain nombre de courants du transhumanisme s’inscrivent dans cette voie. On peut citer le biohacking, le transgenrisme et le postféminisme techniciste, et l’art métahumaniste.
Les biohackers sont des adeptes d’une sorte de « transhumanisme de garage ». Ils s’implantent dans le corps des dispositifs d’extension sensorielle qu’ils ont bricolés eux-mêmes. L’idée, comme l’exprime la biohackeuse Lepht Anonym, est de permettre à chacun et chacune – quel que soit son budget – d’expérimenter la condition de cyborg (mixte de chair et de métal). Il s’agit aussi de s’approprier la technologie afin de ne pas la laisser aux mains des laboratoires spécialisés.
Née Martin, devenue une femme grâce à la chirurgie, Martine Rothblatt voit dans le transhumanisme un moyen de dépasser l’opposition binaire des sexes. Dès lors que la technique permettra de changer de sexe ou de devenir intersexe à volonté, argumente-t-elle, et a fortiori quand nous serons des esprits dans des ordinateurs, la différenciation sexuée n’aura plus de sens et les inégalités de genre s’estomperont d’elles-mêmes. À travers cette utopie – qui comme toute utopie comporte sa part de fantasme – Rothblatt se sert de la technique pour contester l’ordre social et sa justification par la supposée naturalité.
Ce faisant, elle poursuit la critique entamée par la biologiste et philosophe Donna Haraway, théoricienne du postféminisme, qui voyait dans le cyborg un outil conceptuel de remise en cause de l’ordre établi. Si Haraway ne se dit pas transhumaniste, c’est le cas des philosophes Rosi Braidotti et Francesca Ferrando, pour qui la technique permet d’imaginer, et de travailler à, un posthumain tolérant, cosmopolite, conscient d’être relié aux autres vivants et soucieux du milieu écologique.
Questionner notre inscription dans l’environnement et notre définition de nous-mêmes, telle est aussi la démarche d’artistes comme le métahumaniste Jaime del Val, qui se sert de la technique pour exposer notre condition relationnelle, brouillant les croyances et attentes de l’humain sur lui-même : frontière entre intérieur et extérieur, soi et non-soi, corps et machine. Il prolonge ainsi les recherches de body-artistes tels qu’ORLAN, célèbre pour ses opérations de chirurgie esthétique, interrogeant les représentations de la femme dans l’art occidental, et Stelarc, qui teste les limites de son corps grâce à des dispositifs technologiques.
Ce transhumanisme « alternatif » éclaire une autre facette de nos sociétés technicistes et individualistes : la nécessité de devenir unique (autre et singulier) et en même temps le désir de dilution, d’abandon de soi. Si la lutte pour la reconnaissance est éprouvante et épuisante, comme l’ont avancé des sociologues et philosophes (Axel Honneth et Alain Ehrenberg notamment), on comprend pourquoi s’esquissent des récits qui explorent de nouvelles manières d’être soi, renouant avec la nature et avec les autres, et pourquoi se développe la tentation de (re)trouver du collectif au sein même de l’individu.
Le transhumanisme est souvent analysé comme un dangereux délire servant de justification aux visées hégémoniques des entreprises de la high-tech. Il se pourrait que le plus intéressant, dans ce phénomène, soit d’y voir un miroir grossissant de ce que sont les individus de nos sociétés technicisées.
DEPREZ Stanislas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2024 à 16:46
Dennis Rodgers, Research Professor, Anthropology and Sociology, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Gangs and gang members arguably constitute fundamental lenses through which to think about and consider the world we live in. They need to be understood in a balanced and nuanced manner, however, that goes beyond stereotyping and vilification. For the past five years, the GANGS project, a European Research Council-funded project led by Dennis Rodgers, has been studying global gang dynamics.
Among the project’s various activities, researchers collected 31 gang member life histories from 23 countries around the world, to help us better understand the motivations, drivers, and events that can shape gang members’ choices and trajectories. Taken together, the stories offer a panorama of triumph and defeat, of ruin and redemption, of discrimination and emancipation, and highlight the frequent persistence of human beings, even in the most difficult of circumstances. The 31 stories will be published in different forms – including as an Open Access edited volume with Bloomsbury Press, and in two journal special issues – over the coming years. In the meantime, this special series for The Conversation offers a preliminary selection, each illustrating a key issue that has emerged from GANGS project research.
Kieran Mitton tells us about the life of Gaz, a former Sierra Leonean gang member who became a poet and then a farmer. His remarkable trajectory is a testament to the way that gangster lives are by no means deterministic and that opportunities to leave the gang and change can present themselves in all sorts of ways at different moments in time.
Ellen Van Damme offers us a portrait of Jennifer, the first female Honduran gang leader. Her story illustrates the frequently gendered nature of gangs, and the way that machismo and patriarchy constrain Jennifer’s life, even as a gang leader, highlighting the frequently fundamentally masculine essence of street gangs.
Sally Atkinson-Sheppard worked closely with Sharif, who 10 years ago was her research assistant, to write the story of his journey from gang member in war-torn Bangladesh to human rights worker and advocate for street children’s rights today. His story is one of overcoming exceptional adversity and drawing on his past experiences to do good in the world today.
Steffen Jensen recounts the story of Marwan, whose life is in many ways a reflection of contemporary South African history, as he has had to navigate the violence of apartheid, prison, the Cape Flat drug wars, and more. Central to his narrative are the binary notions of damnation and redemption, with gangs frequently the sources of both at different points in his life, highlighting the different ways in which they can influence life trajectories.
Alistair Fraser and Angela Bartie present a portrait of 70-year-old Danny, a retired Glaswegian businessman who was a gang member in his youth, and that is based, uniquely, on interviews carried out over a 50-year period, in 1969, 2011, and 2022. They trace his changing self-reflexion about his past, highlighting how this mirrors the broader transformation of Glasgow from a “Mean City” in the 1950s to a thriving metropolis that was Europe’s Capital of Culture in 1990.
From a very young age, Soraya was involved in drug trafficking in the barrio Luis Fanor Hernández, a poor neighbourhood in Managua, the capital of Nicaragua, where Dennis Rodgers has worked for over 20 years. Known locally as “la Reina del Sur” (“the Queen of the South”), her story shows how rather than being empowering, her participation in the drugs trade reinforced forms of macho violence and patriarchal dynamics of domination.
Dennis Rodgers received an Advanced Grant (no. 787935) from the European Research Council (https://erc.europa.eu) for a project on “Gangs, Gangsters, and Ganglands: Towards a Global Comparative Ethnography” (GANGS).