29.10.2024 à 17:02
Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po
Alors que les débats sur le budget, suspendus, doivent reprendre le 5 novembre à l’Assemblée nationale, les enquêtes d’opinion montrent des Français désorientés et inquiets face à une crise budgétaire inédite.
À la veille des élections législatives de juin 2024, l’enquête Ipsos pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le CEVIPOF et l’Institut Montaigne demandait à un large échantillon de la population électorale quels avaient été les trois sujets qui avaient compté lors des élections européennes qui venaient d’avoir lieu. Le pouvoir d’achat, l’immigration et la sécurité des biens et des personnes arrivaient en tête, alors que le montant des déficits publics n’arrivait qu’en neuvième position. Ce classement reflétait la stabilité des préoccupations de ces dernières années.
Deux mois plus tard, Bruno Le Maire, alors ministre de l’économie démissionnaire, catapultait dans l’espace public une annonce aux effets comparables à ceux d’une bombe à fragmentation : « l’augmentation extrêmement rapide des dépenses des collectivités territoriales pourrait à elle seule dégrader les comptes 2024 de 16 milliards d’euros ». Depuis la nomination de Michel Barnier, les déficits publics et l’urgence budgétaire ont exercé un puissant effet de cadrage sur la communication et l’action du gouvernement (avec un plan de réduction des dépenses de 60 milliards d’euros).
Ces dernières semaines, plusieurs enquêtes d’opinion attestent d’une forte augmentation des préoccupations vis-à-vis de la dette et des déficits publics : le Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche de septembre et d’octobre 2024 montre que si le pouvoir d’achat demeure la première préoccupation des Français (50 %), suivi de l’avenir du système social (44 %), du niveau de la délinquance (32 %) et de l’immigration (31 %), la préoccupation à l’égard du niveau de la dette et des déficits progresse nettement (29 %, + 4 points par rapport à septembre), se plaçant désormais devant la protection de l’environnement (27 %).
La récente enquête réalisée par Elabe par l’Institut Montaigne et Les Échos montre qu’une large majorité des personnes interrogées jugent urgent de réduire la dette publique (82 %) et 41 % déclarent que cela est « très urgent ». De même, 74 % des personnes interrogées pensent « qu’en utilisant différemment l’argent public, on peut maintenir, voire améliorer la qualité des services publics tout en réduisant les dépenses ». Les manières de réduire la dette qui sont prioritairement mises en avant par les enquêtes d’opinion se concentrent sur la réduction des aides aux entreprises et la réduction de certaines dépenses sociales (famille et chômage).
L’effet de sidération-déflagration produit par la révélation de la situation budgétaire du pays prolonge donc ses effets depuis des semaines. Plusieurs signaux montrent une opinion désorientée, dans le doute et l’inquiétude : les cotes de popularité de Michel Barnier sont assez moyennes avec une tendance à la baisse ; si le premier ministre disposait d’un crédit de confiance dans l’opinion au lendemain de sa nomination, celui-ci a clairement reculé. Les Français étaient dès le début assez dubitatifs sur sa capacité à apporter des réponses pour améliorer leur quotidien et même à agir efficacement pour rétablir les comptes publics.
Quant au chef de l’État, tous les signaux sont passés au rouge : popularité basse, voire très basse, revenue à ses niveaux de soutien les plus faibles de la crise des « gilets jaunes » et net effritement du soutien à son action dans le socle de son électorat de 2022. Ajoutons que, pour près d’un Français sur deux, la situation économique de la France est « extrêmement grave » et fait craindre le scénario d’une faillite de l’État.
Loin de la « clarification » voulue par Emmanuel Macron lorsqu’il annonça la dissolution, c’est donc la confusion, l’anxiété et le pessimisme qui sortent renforcés de cette séquence. Les annonces du gouvernement et les débats parlementaires sur le budget n’ont rien arrangé. La valse des annonces, les chiffres astronomiques des déficits, les contestations des chiffrages créent une situation profondément anxiogène pour les acteurs économiques et pour les ménages. Les quasi-dégradations de la France par les agences de notation complètent un sentiment diffus de perte de puissance, de perte de souveraineté et de perte de contrôle. Le président de la Cour des comptes a lui-même parlé de déficits « hors de contrôle ».
Pour celles et ceux qui suivent l’actualité, il est devenu presque impossible de se repérer dans le dédale des débats parlementaires et des chiffres incommensurables : on ne sait plus qui rejette quoi, qui soutient qui, quel est le calendrier de ces débats, qui est dans la majorité, à qui la faute. Rarement, et peut-être jamais dans l’histoire parlementaire de la Ve République, un tel chaos n’a obscurci l’horizon politique. Pris dans un épais brouillard, les Français s’interrogent. Comment en sommes-nous arrivés là ? Est-ce vraiment grave ? A-t-on caché la vérité par omission ou pire ? Faut-il épargner pour faire face aux futurs impôts et taxes ?
Le plus inquiétant est le pouvoir négatif de toutes ces questions sans réponses dans un pays marqué par une profonde défiance politique et un pessimisme social affirmé : dans le Baromètre de la confiance politique du Cevipof de février, on constatait un état d’esprit des Français profondément marqués par les sentiments pessimistes et négatifs, à des niveaux parmi les plus hauts de la série de cette enquête depuis 2009. Si d’autres démocraties européennes (Allemagne, Italie et Pologne) connaissent également une crise de confiance politique, c’est en France qu’elle s’exprime le plus fortement.
Autant de signaux qui indiquent toute la complexité de la situation française d’aujourd’hui et l’équilibre très fragile sur lequel repose l’exécutif. Comme dans un jeu de dominos, tout se tient : telle réduction des dépenses, telle taxation, induit de nombreuses questions : est-ce vraiment « juste », « équitable », « égalitaire » ? Cela doit-il s’accompagner d’une réflexion sur les salaires, les conditions de travail et de vie, les barèmes d’imposition ? Encore un nouveau jeu de questions complexes que le politique est bien embarrassé de trouver sur son chemin de réductions des dépenses et d’augmentations d’impôts.
En égrenant les annonces qui tantôt ciblent les fonctionnaires, tantôt les « riches », une autre fois les assurés sociaux, en faisant emprunter aux acteurs économiques et aux ménages l’ascenseur fiscal émotionnel (j’augmente, je n’augmente pas, je monte et je descends), la situation actuelle ne favorise pas la réflexion et l’analyse. En utilisant les termes de Daniel Kahneman, l’avalanche d’annonces dans un temps court, mobilise sans doute davantage notre « système 1 » (intuitif, rapide mais s’en remet aux émotions) que notre « système 2 » (qui a besoin de temps, requiert de la concentration et un esprit analytique).
La qualité d’un vrai débat démocratique sur nos choix publics et budgétaires s’en trouve affectée alors que ce débat serait plus que jamais nécessaire. Les Français sont donc écartelés par des injonctions et des affirmations contradictoires portées par des chiffres sur lesquels personne ne s’accorde.
La seule voie raisonnable serait qu’à travers les choix budgétaires, s’affirme un projet de société, donnant du sens afin de sortir de la situation anxiogène que les citoyens subissent depuis des mois. Mais l’affirmation d’un choix public dominant doit normalement s’exprimer par les élections ou d’autres formes de consultation populaire. On revient alors à la seule question fondamentale : quel est le mandat populaire sur lequel reposent les choix publics ?
Le cœur du problème est peut-être notre déficit démocratique, sans nier la réalité de nos déficits tout court.
Bruno Cautrès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.10.2024 à 16:55
Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne Franche-Comté, Chercheur au laboratoire CIMEOS, Université de Bourgogne
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia
Les réseaux sociaux sont devenus incontournables dans les campagnes électorales. À la veille d’élections américaines cruciales, on peut se demander quelle est leur influence réelle sur le vote des électeurs. Cette question fait l’objet de débats et d’études scientifiques aux conclusions inattendues.
Les campagnes électorales américaines donnent souvent l’occasion d’imaginer sinon d’anticiper les tendances que nous pourrions vivre à notre tour lors d’une prochaine échéance électorale en France. En 2024, la campagne entre Trump et Harris semble largement rythmée par les posts relayés sur « les réseaux sociaux » et en particulier sur Twitter devenu X. Comment analyser ce phénomène à quelques jours du scrutin américain ? Peut-on prédire que cela aura un impact sur le vote ?
Depuis la campagne américaine de 2008, date à laquelle ils ont commencé à être fortement sollicités, les « réseaux sociaux » font l’objet de spéculations, d’anathèmes et de fantasmes. Ils sont censés être les vecteurs de la propagation d’arguments fondés ou fallacieux auprès de larges communautés, d’être potentiellement manipulés par des puissances étrangères ou des robots artificiellement intelligents ou encore de démultiplier de façon virale des images ou caricatures des candidats et de leur discours. Si l’on peut observer des traces réelles et concrètes de phénomènes qui ponctuent les mises en scène de la campagne, leur impact réel paraît toutefois nuancé sinon incertain.
La mutation des pratiques informationnelles constitue l’un des changements majeurs de notre époque. Selon les dernières données du Reuters Institute Digital News Report, plus de la moitié des 18-24 ans s’informent désormais principalement via les réseaux sociaux, délaissant progressivement les médias traditionnels. Les travaux de Pablo Barberá démontrent que cette transformation affecte non seulement l’accès à l’information mais également la nature même du débat démocratique, créant des espaces de discussion parallèles aux forums traditionnels.
Les analystes, qu’ils soient journalistes ou chercheurs, s’accordent sur l’existence d’un phénomène, depuis une vingtaine d’années, sur la façon dont les électeurs s’informent : le passage du mass media au my media. Le citoyen choisit désormais de s’abonner non plus à un titre de la presse généraliste ou partisane mais à des comptes des personnalités ou de communautés organisées sur les réseaux sociaux.
Le concept de « filter bubbles » (bulles de filtres), théorisé initialement par Eli Pariser, s’est enrichi ces dernières années grâce à de nombreux travaux empiriques. Les études menées par Dominique Cardon à Sciences Po Paris révèlent les mécanismes par lesquels les algorithmes des réseaux sociaux créent ces espaces numériques homogènes. Ces chambres d’écho idéologiques se trouvent renforcées par le phénomène de « biais de confirmation », dont les manifestations en ligne ont été minutieusement documentées par les travaux de Eytan Bakshy de Meta Research. Bien connu en psychologie sociale, ce biais coïncide avec notre tendance à rechercher, interpréter et mémoriser les informations qui confirment nos croyances préexistantes, tout en ignorant ou minimisant celles qui les contredisent.
Les chercheurs Cass Sunstein et Walter Quattrociocchi ont approfondi cette analyse en démontrant comment la polarisation algorithmique conduit à une radicalisation progressive des positions politiques. Leurs recherches mettent en lumière un processus d’auto-renforcement où les opinions extrêmes se trouvent validées et amplifiées au sein de communautés numériques fermées. Ce phénomène facilite également la propagation de désinformation, comme l’ont établi les travaux de David Lazer de la Northeastern University.
Une étude majeure du CEVIPOF, dirigée par Luc Rouban en 2024, apporte un éclairage nuancé sur ces dynamiques. En explorant les impacts de l’utilisation des réseaux sociaux à travers des enquêtes menées en France et dans trois autres pays européens, les auteurs montrent que l’intensité d’utilisation des réseaux sociaux n’a pas d’impact significatif sur la confiance dans les institutions politiques (gouvernement, parlement). En revanche, l’usage intensif est associé à une critique plus forte du personnel politique. L’étude ne montre pas de lien direct entre l’utilisation intensive des réseaux sociaux et un vote particulier. Les utilisateurs intensifs sont plus susceptibles de s’abstenir que les utilisateurs occasionnels, mais cela ne se traduit pas par un soutien accru aux candidats des extrêmes.
Plus surprenant encore, les utilisateurs intensifs ne présentent pas de tendance de vote particulière, même si leur propension à l’abstention s’avère plus élevée. La radicalisation observée sur ces plates-formes apparaît davantage corrélée aux conditions socio-économiques des utilisateurs qu’à leur exposition aux contenus politiques en ligne.
Ces conclusions trouvent un écho dans les recherches de Thomas Fujiwara de l’Université de Princeton. Son analyse économétrique approfondie des données électorales américaines ne permet pas d’établir de lien causal direct entre l’exposition aux réseaux sociaux et les choix électoraux. Ces résultats sont corroborés par les travaux de Deen Freelon de l’Université de Pennsylvanie, qui suggèrent une influence plus complexe et indirecte des plates-formes numériques sur le comportement politique.
Une méta-analyse conduite par Jennifer Allen de Stanford montre que les réseaux sociaux fonctionnent principalement comme des amplificateurs de tendances socio-politiques déjà existantes. Ces travaux mettent en évidence une personnalisation accrue du débat politique et une accélération des cycles médiatiques. Les recherches de Daniel Kreiss soulignent que cette dynamique contribue à la cristallisation des opinions déjà formées plutôt qu’à leur transformation.
Le phénomène des « mèmes » constitue une bonne illustration de ces amplifications en vase clos. Ainsi, lors de la campagne américaine de 2024, des vidéos circulent pour mettre en musique la réplique de Trump sur les « migrants qui mangent des chiens et des chats » et démultiplient les pannes de prompteur, les lapsus et autres grimaces des deux candidats républicains (Biden puis Harris). Ils forment la trace caricaturale de ce qui amuse et conforte dans leur choix les communautés des militants des deux camps.
Si l’impact direct sur le vote apparaît limité, les travaux de Pippa Norris de Harvard révèlent des effets indirects majeurs sur le processus démocratique. Ses recherches documentent par ailleurs une acceptabilité accrue de la violence politique chez les utilisateurs intensifs et une défiance croissante envers les médias traditionnels.
Loin de l’idée d’un débat démocratique fondé sur l’usage souverain de la raison et de l’échange contradictoire, il s’avère que les opinions politiques initiales sont renforcées, et polarisées plus encore par les réseaux sociaux. On le voit en ce moment aux États-Unis, où ces réseaux servent à confirmer le bien que l’on pense de « son » candidat et le mal que l’on pense de « l’autre », quel que soit le caractère outré ou la véracité douteuse des éléments mis en ligne…
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En définitive, contrairement à ce que l’on peut lire régulièrement dans la presse, les études scientifiques convergent pour suggérer que l’influence des réseaux sociaux sur les comportements électoraux s’exerce davantage par des mécanismes indirects que par une manipulation directe des votes. Ces réseaux laissent, pour la petite ou la grande histoire, des marqueurs de leur temps par l’intermédiaire d’images ou de vidéos éphémères. Que les médias traditionnels (télévision, radio, presse…) commentent désormais en permanence les controverses et polémiques nées en ligne marque un changement de paradigme sur la manière de dire la politique.
Les réseaux sociaux sont the new place to be pour bien des candidats, avec l’assurance de renforcer leur base, et les opinions de celle-ci. L’usage des réseaux n’impacte pas directement les choix électoraux même si leur consultation assidue par les observateurs et les militants donnent à voir chaque campagne comme un véritable spectacle de « storytelling ». Celui-ci entretient l’illusion que tout s’y joue, en négligeant les mécanismes plus profonds et complexes qui induisent un comportement électoral.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.10.2024 à 11:08
Nathan Schneider, Assistant Professor of Media Studies, University of Colorado Boulder
Les espaces de dialogue sur réseaux sociaux jouent désormais un rôle important de formation des citoyens à la vie en collectivité. Alors qu’une forme de « féodalisme » s’impose dans le monde des entreprises et en politique, ces espaces en ligne représentent un enjeu pour notre culture démocratique.
Quand ma mère a été élue présidente de son club de jardinage, il y a quelques années, je me suis inquiété de l’état de la démocratie.
Les conditions de son élection ne m’inquiétaient pas du tout mais, à l’époque, j’essayais de résoudre un conflit dans le grand groupe de messagerie par mail que j’avais créé, et où il y avait constamment des gens qui se comportaient mal. Je pouvais toujours les virer du groupe, mais en avais-je le droit ? Je me suis rendu compte qu’il y avait dans les statuts du club de jardinage de ma mère quelque chose que je n’avais jamais vu dans la plupart des communautés en ligne dont j’avais fait partie : des procédures simples pour contraindre les administrateurs à agir de manière transparente.
Je crains qu’Internet ait encore du chemin à faire avant d’être au niveau de ce club de jardinage.
Quand Alexis de Tocqueville s’est rendu aux États-Unis au début des années 1830, il a observé ce que les sociologues ont depuis constaté à maintes reprises : que ce soit au niveau fédéral ou national, la démocratie états-unienne repose sur de petites organisations, comme ce club de jardinage. Il les a qualifiées de « grandes écoles gratuites » où l’on apprenait « la théorie générale des associations ». Les membres de ces « minidémocraties » apprenaient à se comporter comme les citoyens d’un pays démocratique.
On peut se demander combien de nos contemporains ont fréquenté ce genre d’école.
De nos jours, les gens interagissent davantage en ligne que de visu. Au lieu de pratiquer la démocratie, ils se retrouvent un jour suspendus, sans raison ni possibilité de faire appel, d’un groupe Facebook auquel ils s’étaient inscrits. Ou bien ils font partie d’un groupe d’amis qui a créé un groupe de discussion commun, mais avec un seul administrateur. Ou alors ils voient les messages d’Elon Musk s’afficher dans leurs mentions sur X, plate-forme dont il est propriétaire. Toutes ces situations sont des exemples de ce que j’appelle le « féodalisme implicite ».
Le « féodalisme » est un terme qui désigne ce que le Moyen-Âge n’a jamais vraiment été : un système rigide de fiefs dans lequel le seigneur exerce un pouvoir absolu. Mais, comme je l’écris dans mon livre, Governable Spaces, il s’applique assez bien à la vie sur Internet. Les administrateurs, les modérateurs et les influenceurs dirigent leurs communautés grâce aux pouvoirs que leur donne le logiciel. Ils mettent fin aux conflits par l’équivalent numérique de la censure et de l’exclusion. Les grandes entreprises et leurs PDG sont l’équivalent des rois et des papes mais, pour la plupart des gens, le féodalisme s’exerce le plus directement par le biais d’autres internautes qui occupent des fonctions de modérateur.
Je qualifie ce féodalisme « d’implicite » dans la mesure où les gens le pratiquent inconsciemment. Ils se servent de leurs espaces en ligne pour parler de politique dans les régimes démocratiques, et les entreprises du secteur numérique disent souvent qu’elles « démocratisent » telle ou telle chose, qu’il s’agisse de la liberté d’expression ou de la livraison de nourriture. Mais, concrètement, la démocratie est généralement absente de ces espaces.
Je pense que le féodalisme implicite est en train de devenir un modèle politique au sens large. Le pouvoir des administrateurs est un pouvoir politique et, dans la conscience collective, ces deux notions sont interchangeables. Après les élections présidentielles états-uniennes de 2016, certains observateurs ont pensé que Mark Zuckerberg se présenterait quatre ans plus tard.
Donald Trump est arrivé au pouvoir non pas parce qu’il avait été précédemment élu à un poste quelconque, mais en tant qu’influenceur viral. À l’issue de son mandat, il s’est consolé en créant son propre fief, Truth Social. Le contrôle qu’il exerce sur son réseau social lui permet d’édicter ses propres règles en matière de bienséance, et de bénéficier du prestige lié aux propriétaires de telles plates-formes. Le dirigeant type n’est plus un fonctionnaire élu, qui se comporte de manière responsable parce qu’il est obligé de rendre des comptes, mais un PDG du secteur des nouvelles technologies, non élu, et peu soumis aux règles.
Diverses pathologies de la vie en ligne deviennent aussi plus faciles à cerner sous le prisme du féodalisme implicite. Prenons le phénomène de la « cancel culture », la culture de l’effacement. On critique souvent les meutes qui s’en prennent sur Internet aux personnalités publiques avec lesquelles elles sont en désaccord. Mais, du fait de ce féodalisme implicite, les gens ont-ils vraiment d’autres solutions ? Ils n’ont pas la possibilité d’élire un nouvel administrateur. S’ils signalent le comportement d’une personne, leur message est traité sans transparence aucune, et certainement pas dans un jury composé de leurs pairs ou selon tout autre processus clairement défini.
Dans We Will Not Cancel Us, l’écrivaine et militante Adrienne Maree Brown observe que beaucoup d’internautes n’ont pas de meilleure solution que de faire un signalement ou d’exiger l’exclusion de telle ou telle personne, alors qu’en tant que conseillère dans des groupes hors ligne, elle aide les gens à résoudre leurs conflits. Or les plates-formes en ligne ne sont pas conçues pour cela. Avec elles, les problèmes disparaissent ou se propagent à la vitesse de l’éclair.
Comme j’espère que la vie sur Internet pourra un jour rattraper son retard sur le club de jardinage de ma mère, j’ai cherché des espaces où les gens étudient les possibilités de démocratie sur, et grâce à, Internet.
Passé relativement inaperçu du fait des arnaques, l’avènement des blockchains a permis l’émergence d’un nouveau secteur, celui de la création d’outils de gestion en ligne, afin d’aider les utilisateurs à diriger de manière collégiale des systèmes détenant des milliards de dollars d’actifs numériques. Certains expérimentent ainsi le transfert de vote, le vote continu le vote fondé sur la réputation, les crypto-jurys et les crypto-confréries.
Si l’on revient un peu sur Terre, les gouvernements ont commencé à encourager les technologies qui encouragent la démocratie en ligne. La ville de Barcelone, par exemple, a soutenu la mise en œuvre de Decidim, une plateforme de gestion désormais utilisée par d’autres villes et associations citoyennes. Les gens y créent des modules pour gérer les versions numériques d’un large éventail de démarches démocratiques, des débats aux assemblées, en passant par les pétitions et les budgets participatifs.
De mon point de vue, le sort des démocraties dépend d’expériences comme celles-ci.
Dans le monde entier, de plus en plus de gens pensent que la démocratie n’est plus en mesure de répondre à leurs besoins. Comme l’estime le technologue Bruce Schneier, « la démocratie représentative moderne était la meilleure forme de gouvernement dont la technologie du milieu du XVIIIe siècle était capable. Le XXIe siècle est radicalement différent, sur le plan scientifique, technique et social. »
Les communautés en ligne peuvent travailler à cette refondation de leur propre chef, en adoptant des textes qui encadrent la fonction d’administrateur. Les fondateurs peuvent planifier le transfert de leurs prérogatives à d’autres membres du groupe, ce que j’appelle « la sortie vers la communauté ». Différentes communautés peuvent avoir des règles communes, et apprendre les unes des autres.
Cependant, les groupes d’utilisateurs ne peuvent pas vaincre à eux seuls le féodalisme implicite.
Le législateur a un rôle à jouer. Il peut simplifier la création de communautés en ligne d’intérêt public gérées par les utilisateurs. Il y a plusieurs dizaines d’années, le Congrès américain a comblé les lacunes de l’électrification rurale en autorisant le financement des coopératives détenues par les utilisateurs. Des succès comme celui-ci peuvent servir d’exemple pour l’avenir.
À mesure que les systèmes d’intelligence artificielle se généralisent, la démocratie peut contribuer à les rendre utiles et sécurisés. Le Collective Intelligence Project, un incubateur technologique destiné à orienter l’innovation au service du bien commun, a ainsi montré que les assemblées de citoyens ordinaires font parfois des suggestions utiles sur la gestion de l’IA auxquelles les experts n’avaient pas pensé. Quand le législateur réglemente ces nouvelles technologies, il peut d’abord écouter le point de vue de ceux qui ont le plus à perdre au niveau de l’emploi.
Dans son traité historique magistral sur les conséquences de la guerre de Sécession, Black Reconstruction in America, William Edward Burghardt Du Bois utilise une formule choc, celle d’« abolition de la démocratie ». L’idée est que l’abolition de l’esclavage et du racisme n’est pas un événement ponctuel : pour une société équitable, nous devons tous faire preuve de vigilance en matière de participation démocratique, où que nous soyons.
C’est pourquoi il s’est consacré non seulement à la défense juridique, par le biais de la National Association for the Advancement of Colored People (« L’Association nationale pour l’amélioration des conditions de vie des personnes de couleur »), mais aussi à l’accompagnement des coopératives dirigées par des Noirs, où la propriété et la gouvernance démocratiques étaient mises en œuvre au quotidien par les travailleurs.
Les espaces en ligne sont devenus les nouvelles « grandes écoles gratuites » du collectif. Si la démocratie en est absente, elle est en péril partout.
Traduit de l’anglais par Fast ForWord.
Nathan Schneider ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.10.2024 à 15:29
Anne-Emmanuelle Demartini, Professeure d’histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Julie Doyon, Historienne, maîtresse de conférence en Histoire moderne, Université Lumière Lyon 2
Léonore Le Caisne, Anthropologue, directrice de recherche au CNRS, CEMS/EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
Dans Dire, entendre et juger l’inceste (Éditions du Seuil), historiens, anthropologues, sociologues, spécialistes de littérature, artistes, cliniciens, psychanalystes et magistrats exposent et analysent les représentations, les pratiques et le traitement de l’inceste depuis que le christianisme médiéval en a formalisé l’interdit en Europe jusqu’à aujourd’hui. Bonnes feuilles.
Depuis la parution de La Familia grande de Camille Kouchner,en 2021, jusqu’au succès critique de Triste tigre de Neige Sinno, en 2023, l’inceste, dans son sens restreint de relations sexuelles imposées à un enfant par un membre de sa famille, suscite l’indignation publique. Sa dénonciation repose sur la figure centrale de la victime.
Dans le sillage de la déflagration provoquée par le livre de Camille Kouchner, le puissant mouvement #MeTooInceste a engendré des milliers de témoignages. Avec une intensité nouvelle, ces prises de parole énonçant et dénonçant les violences sexuelles subies attestent la pratique courante – et dévastatrice – de l’inceste dans notre société.
En 2020, déjà, une enquête de l’Ipsos révélait qu’un Français sur dix affirmait en avoir été victime ; dans huit cas sur dix, les victimes sont des femmes. Depuis, d’autres enquêtes ont confirmé l’ampleur des violences sexuelles commises dans la famille, lors de la période cruciale de l’enfance, et souligné leur caractère globalement genré : les agresseurs, dans une écrasante proportion, sont des hommes, plus âgés ; il s’agit essentiellement de pères ou de beaux-pères et des oncles quand les victimes sont des filles, de frères et de pères ou de beaux-pères quand les victimes sont des garçons.
La mise à l’agenda de l’inceste a franchi un seuil politique avec la création de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles à enfants (CIIVISE). Lancée en décembre 2020 sous la présidence de l’ex-garde des Sceaux Élisabeth Guigou, et coprésidée de janvier 2021 à novembre 2023 par le juge des enfants Édouard Durand et par la directrice générale de l’association Docteur Bru, Nathalie Mathieu, la commission devait recueillir les témoignages de victimes de violences sexuelles pendant leur enfance et proposer des préconisations de politique publique.
Au terme de sa mission, à la fin de 2023, près de 27 000 témoignages ont été recueillis, dont 80 % concernaient l’inceste. À partir du postulat de départ du déni collectif frappant les violences sexuelles sur les enfants, ce recueil devait constituer un espace d’expression, d’écoute et de reconnaissance pour des victimes dont la parole était d’emblée posée comme légitime. Il s’agissait, dans une dimension performative affirmée, de mettre en acte la fin du déni, c’est-à-dire de transformer les 160 000 affaires privées annuelles en un problème de politique publique.
Dans son rapport final rendu en novembre 2023, la commission a présenté 82 préconisations qui portent sur l’amélioration du repérage des victimes (avec notamment le questionnement systématique des violences sexuelles auprès des enfants et des adultes), le traitement judiciaire (en particulier la reconnaissance d’une infraction spécifique d’inceste et la déclaration de l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles sur enfant), la réparation (par exemple la garantie des soins du psychotraumatisme pris en charge par la collectivité et l’indemnisation des victimes) et la prévention, la dernière préconisation étant le maintien de la CIIVISE.
La CIIVISE 2 installée en décembre 2023 et coprésidée par un collège directeur constitué d’un psychiatre, d’une magistrate, d’une présidente d’une association de victimes d’inceste et d’un avocat, cesse le recueil des témoignages mais poursuit les travaux à travers des missions renouvelées : suivi des recommandations du rapport et engagement accru auprès des professionnels de la protection de l’enfance et des enfants victimes de violences sexuelles quelles qu’elles soient (inceste, agressions sexuelles par un membre extérieur à la famille, prostitution).
Envisagé comme un mal social endémique, l’inceste a aussi été appréhendé, à partir des années 2000, comme un crime à (re)configurer dans la loi pénale pour mieux le sanctionner et lutter contre son impunité. Alors que les associations de victimes réclamaient la création d’une infraction pénale autonome dans le Code – qui avait été supprimée en 1791 –, la loi de 2010 stipule que les viols et les agressions sexuelles sur mineurs au sein de la famille sont qualifiés « d’incestueux ». En 2011, cette disposition est abrogée au motif de l’imprécision de son champ d’application familial. Il faut attendre 2016 pour que la loi sur les viols et agressions sexuelles qualifiés d’incestueux en précise le périmètre familial. La loi de 2021 marque une nouvelle étape dans l’objectivation pénale de l’inceste : elle range les crimes et délits sexuels sur mineurs au titre « du viol, de l’inceste et des autres agressions sexuelles », réintroduisant le mot dans la législation pénale. En rupture avec la très longue histoire du crime d’inceste depuis la Révolution, ces évolutions législatives le situent dans le cadre de la protection de l’enfance victime de violences sexuelles, dont la prévalence est aujourd’hui avérée.
Cette actualité de l’inceste n’est pourtant pas sans précédent historique. Dans les années 1970, aux États-Unis, les féministes de la seconde vague avaient déjà dénoncé la pratique banale de l’inceste, au sens du viol des filles par leur père. Selon elles, l’inceste formait moins un interdit qu’une pratique largement tolérée qui renvoyait à l’exercice d’un droit exercé par les hommes sur les filles de leur famille. Le caractère ordinaire de l’inceste était analysé en termes de rapports sociaux de sexe fondant la domination masculine dans la société patriarcale.
À cette critique politique s’est ajoutée, dans les années 1990, celle portée dans le sillage de la protection de l’enfance et de ses droits. L’inceste était alors englobé dans un ensemble plus vaste de violences faites aux enfants et qualifiées de « maltraitances » ou d’« abus sexuels ». Aujourd’hui, notamment en France, l’enfance victime cristallise la mise au jour de la violence incestueuse. Dans ce
contexte, l’inceste est rapporté à des formes de domination fondée à la fois sur le genre et sur l’âge. C’est au sens actuel de violence sexuelle sur mineur dans la famille que l’inceste est érigé en problème politique et social de tout premier plan.
Mais différentes conceptions de l’inceste coexistent selon les savoirs qui le construisent et leurs contextes d’émergence. Il n’existe en effet pas un inceste mais des incestes. L’inceste désigne aussi, dans une acception plus large, l’alliance interdite entre des membres apparentés. En droit civil français, par exemple, cette interdiction vise les ascendants et les descendants, les frères et sœurs, oncles, tantes, neveux et nièces.
Pour les sociologues et les anthropologues des XIXe et XXe siècles, qui ont travaillé sur les règles de parenté, l’inceste est à la fois une alliance et une relation sexuelle interdites entre deux membres apparentés qui peuvent différer d’une société à l’autre. Selon Émile Durkheim, l’interdit de l’inceste résulte du tabou du sang entre les membres d’un même clan. Se considérant comme formant une seule chair, celle de l’ancêtre mythique dont ils descendent, les hommes doivent fuir les femmes de leur clan, qu’ils aient ou non un lien de consanguinité avec elles, au risque de toucher au « divin », et de commettre un acte sacrilège.
Pour Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste provient d’un impératif social qui oblige les hommes à chercher une femme hors de leur clan, et permet la formation de la société grâce à l’échange des femmes et à l’interdépendance des groupes entre eux. Françoise Héritier, elle, énonce un inceste du « deuxième type », qui se distingue du précédent dans la mesure où les partenaires sexuels ne sont pas du même sang. Cet inceste concerne le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins. Cet interdit s’expliquerait symboliquement par la mise en contact d’humeurs identiques à travers la circulation de fluides entre les corps.
L’actualité a fait entrer en collision la conception de l’inceste comme alliance ou sexualité interdites dans la parenté et celle de l’inceste comme agression sexuelle intrafamiliale, la prise en compte d’une règle de parenté et celle d’un crime. Des militants dénoncent ainsi les conceptions anthropologiques de l’inceste comme participant de stratégies d’occultation de l’agression sexuelle courante d’un enfant par un membre de sa famille. En se focalisant sur le caractère universel de l’interdit de l’inceste, Claude Lévi-Strauss et ses successeurs auraient nié la pratique réelle, banale et criminelle de l’inceste.
Cette critique prend néanmoins le problème à l’envers : ce ne sont pas les anthropologues qui, en travaillant sur l’interdit de l’inceste, ont volontairement nié les agressions sexuelles des enfants par des membres de leur famille, mais le sens commun qui a pu s’appuyer sur l’interdit pour faire comme si ces agressions n’existaient pas. Plus encore, les objets scientifiques évoluent, et l’objet de recherche des anthropologues du XXIe siècle qui travaillent aujourd’hui sur le crime d’inceste commis sur des enfants au sein des familles et cherchent à comprendre pourquoi il est si courant malgré sa réprobation apparemment unanime n’est pas celui de leurs prédécesseurs qui, à travers l’étude de l’interdit de l’inceste, cherchaient à expliquer les fondements de la société et de la parenté. Alors que les anthropologues ont travaillé sur des règles d’alliance et de parenté, les féministes font comme s’il n’y avait pas d’interdit (ou de règles) : l’inceste serait admis et son silence serait à la fois le moyen de sa perpétuation et le signe de son acceptation dans les sociétés patriarcales.
Le débat public actuel est traversé par ces ambiguïtés. Or, plutôt que de choisir entre ces deux acceptions de l’inceste – une alliance interdite ou un crime –, il faut les considérer comme les deux facettes d’une réalité sociale changeante selon la façon dont elle est construite, représentée, pratiquée ou dénoncée, d’hier à aujourd’hui. Plutôt que de traiter soit de la règle, soit de sa transgression, il faut les envisager ensemble.
Anne-Emmanuelle Demartini a reçu des financements de l'ANR
Julie Doyon a reçu des financements de l'ANR.
Léonore Le Caisne a reçu des financements de l'ANR.
23.10.2024 à 16:40
Claire Ruffio, Doctorante en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Parce qu’il met en cause 51 hommes de tous âges et de toutes professions, le procès des viols de Mazan tend à être présenté comme celui de la « domination masculine ». Alors que le viol a longtemps été considéré comme un problème d’ordre privé et individuel, cette interprétation sociologique marque une profonde évolution des représentations véhiculées par la presse et les médias.
Les monstres n’appartiennent-ils qu’au genre de la fiction ? C’est à cette question que médias français et internationaux s’évertuent de répondre depuis le 2 septembre dernier. Loin de correspondre aux stéréotypes du violeur marginal, malade et/ou étranger, les coaccusés du procès de Mazan se distinguent paradoxalement par leur « banalité dérangeante ». Pour tenter d’élucider cette apparente « énigme », universitaires, militantes et journalistes invoquent notamment l’influence de la « domination masculine » sur les comportements et fantasmes de viol de certains hommes.
Introduite dès les années 1970 dans les milieux scientifique et féministe, cette notion permet de comprendre la permanence des inégalités entre les sexes et les genres, fondée sur l’assignation à des rôles présentés comme essentiellement féminins ou masculins. En se focalisant sur la façon dont les relations entre les hommes et les femmes sont culturellement façonnées par le patriarcat, de nombreux contenus journalistiques défendent aujourd’hui une approche sociologique du sujet, jusqu’alors globalement discréditée au sein des rédactions en raison du stigmate militant associé.
Le recours de plus en plus fréquent à ce concept sociologique pour expliquer les causes du viol résulte d’un long processus discontinu et inachevé de désindividualisation et de déprivatisation du sujet, observé dans le cadre de ma thèse en science politique. À travers cette enquête, j’ai souhaité étudier et expliquer l’évolution des représentations relayées par la presse écrite imprimée française sur le crime sexuel. Ce travail s’appuie sur l’exploitation de plus de 6000 Unes et articles publiés par quatorze journaux entre 1980 et 2020, ainsi que sur la conduite de cinquante entretiens auprès de journalistes et de leurs principales sources (associatives, judiciaires et médicales).
À lire aussi : Enquête sur le « viol ordinaire »
Il y a encore quarante ans, la presse ne s’intéressait qu’exceptionnellement au viol. Jusqu’au milieu de la décennie 1980, seuls quelques rares cas judiciarisés présentés comme potentiellement constitutifs d’une « erreur judiciaire » font ponctuellement les gros titres, à l’instar des affaires Luc Tangorre et du lieu de vie Le Coral. L’écho médiatique à l’époque reçu par ces deux dossiers tient tout autant à l’implication de personnalités publiques qu’à la croyance socialement partagée dans l’anormalité pathologique des violeurs. Pas plus frustrés que déséquilibrés, Luc Tangorre comme les éducateurs du Coral, n’auraient, de l’avis général, pas de raison valable d’agresser sexuellement autrui.
La médiatisation du viol au début des années 1980 se caractérise ainsi par un double mouvement d’invisibilisation et de négation du problème, les journalistes ne s’y intéressant le plus souvent que pour contester la plausibilité de témoignages perçus comme calomnieux.
La couverture du sujet au cours de la décennie 1990 renforce l’idée selon laquelle les violeurs seraient atteints d’un handicap psychique et/ou physique, les différenciant par essence des autres membres de la société. La résonance internationale de l’arrestation en 1996 de Marc Dutroux en Belgique conduit les rédactions françaises à examiner les dispositifs médicaux visant à évaluer et contenir « la dangerosité criminologique » des auteurs d’infraction sexuelle. L’intentionnalité du passage à l’acte est par la même occasion remise en cause par l’éventuel manque de lucidité dont pourraient souffrir ces hommes « malades », incapables de maîtriser leurs « pulsions ».
À la fin des années 1990, les journaux se concentrent sur les nombreux scandales dits « pédophiles », affectant notamment l’Éducation nationale et l’Église catholique. Cherchant à identifier les causes de la sérialité de ces viols, nombre d’articles évaluent les conditions de travail et de vie des enseignants et des prêtres accusés : faiblesse des moyens alloués à l’École, ou encore célibat et isolement des ecclésiastiques figurent parmi les hypothèses les plus fréquemment envisagées. Pour autant, si l’inaction des membres et dirigeants de ces deux institutions est vivement critiquée dans la presse, seule la responsabilité individuelle des agresseurs permettrait d’expliquer leurs comportements. À l’École comme dans l’Église, des « prédateurs » auraient profité de l’autorité conférée par leur fonction pour abuser de la confiance d’enfants vulnérables.
Au tournant des années 2000, la couverture de viols commis par plusieurs individus issus d’un même groupe social amène les journalistes à sonder plus généralement l’influence des critères socio-démographiques sur la conduite des individus. C’est parce qu’ils évoluent au sein de milieux économiquement et culturellement défavorisés, qu’ils partagent des visions du monde et croyances similaires, que des parents et voisins précaires auraient incestué et prostitué leur progéniture (dossiers d’Outreau et d’Angers), ou que de jeunes hommes d’origine étrangère auraient violé en réunion des adolescentes de leur quartier. S’opère dès lors une désindividualisation partielle du viol : bien qu’ils demeurent responsables devant la loi, les mis en cause auraient, aux yeux des journalistes, fatalement hérité de mœurs propres à leur environnement – distinctes, cependant, des normes socialement dominantes.
Il faut peu ou prou attendre les accusations visant Dominique Strauss-Kahn et Georges Tron en mai 2011 pour que l’analyse en termes de rapports de genre soit proposée par certains journaux. La mobilisation d’élues et de femmes journalistes politiques contraint les rédactions à s’emparer du sexisme en politique. Le viol n’est dorénavant plus exclusivement appréhendé au prisme de la pathologie ou de l’appartenance communautaire, mais de l’abus de pouvoir – Dominique Strauss-Kahn étant accusé par une femme de ménage guinéenne ; Georges Tron, par deux anciennes employées municipales.
L’abrogation en 2012 de l’article 222-33 du code pénal relatif au harcèlement sexuel, suivie par la campagne de sensibilisation au « harcèlement de rue » en 2016, incitent la presse à traiter plus généralement du sexisme observé au sein de la société entière. L’ampleur prise en octobre 2017 par le mouvement #MeToo favorise par la suite l’imposition d’un cadrage universalisant du viol, conçu comme l’une des formes possibles des « violences faites aux femmes », aussi bien perpétrées dans le cadre professionnel, qu’amical ou encore familial.
Parallèlement à l’attention prêtée à la cause des femmes, des personnalités publiques s’engagent à partir de la seconde moitié des années 2010 pour dénoncer la « pédocriminalité ». Flavie Flament, Vanessa Springora, Camille Kouchner, Sarah Abitbol, ou plus récemment Vahina Giocante, Judith Godrèche, Isild Le Besco racontent les violences respectivement imposées par un photographe réputé, un écrivain de renom, un beau-père, un entraîneur sportif, un père, ou encore un réalisateur de cinéma. En plus de poser la question des délais de prescription des viols sur mineurs, ces témoignages ont été l’occasion de réaffirmer la contrainte morale systématiquement exercée par les adultes sur les enfants, incapables de consentir sexuellement.
L’évolution du traitement médiatique du viol ces quarante dernières années se caractérise ainsi par un double mouvement discontinu et inachevé : de désindividualisation des causes du problème, les journalistes considérant dorénavant davantage la dimension sociale des violences sexuelles, jusqu’alors généralement traitées comme des « faits divers » épars ; de déprivatisation des circonstances, les rédactions nationales prêtant plus attention aux agressions commises dans le cadre dit « privé », qu’elles soient incestueuses ou conjugales.
Ces transformations éditoriales coexistent néanmoins avec d’autres types de cadrage médiatique, qui tendent au contraire à souligner la particularité de chaque situation. L’intérêt accru depuis #MeToo pour les récits impliquant des personnalités publiques contribue à ce titre d’une certaine façon au maintien d’une lecture singularisante du problème, analysé à l’aune de la « puissance » accumulée par des hommes riches et célèbres, plutôt qu’en termes de domination masculine.
L’actualité récente montre plus généralement combien la tentation d’imputer la responsabilité des violences sexuelles à un groupe d’individus spécifique demeure grande. Alors que nombre d’articles dénoncent depuis deux mois les inégalités fondées sur le sexe et le genre à la faveur du procès des viols de Mazan, les médias soulignent tous le caractère « hors normes » d’une « affaire » mêlant des accusés « à double facette » bien qu’« ordinaires ». Le recours à la figure du dédoublement comme ultime tentative d’altérisation du mal, ou l’impossible acceptation de sa banalité.
Dans le cadre de sa participation au projet de recherche franco-allemand "Cultures pénales continentales", Claire Ruffio a été rémunérée grâce aux subventions allouées à cette enquête par l'Agence nationale de la recherche (ANR) et par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) entre septembre 2017 et décembre 2020.
22.10.2024 à 17:06
Romain Benoit-Lévy, Archiviste paléographe, agrégé d'histoire, doctorant en histoire moderne (Tempora), Université Rennes 2
Simon Castanié, Agrégé docteur en histoire, Université Rennes 2
Après le mouvement des « gilets jaunes » (hiver 2018-2019) et le grand débat national, près de 20 000 cahiers de doléances ont été ouverts dans les mairies et complétés par près de deux millions de personnes. Depuis, s’est répandu un discours sur leur confiscation voire leur disparition. De fait, les cahiers de doléances sont difficilement accessibles pour des raisons juridiques, notamment de protection des données personnelles.
Le grand débat fut une manière pour le gouvernement de reprendre la main sur une séquence politique marquée par les révoltes des « gilets jaunes ». Des cahiers sont alors rédigés sur les ronds-points occupés, puis dans les mairies ouvertes pour l’occasion. Le président de la République lance ensuite son grand débat et y intègre les cahiers. Promesse est faite de mettre toutes les contributions en ligne.
Au printemps 2019, les médias nationaux et régionaux parlent de ces cahiers à l’occasion de leur archivage : ils rejoignent alors ceux de 1789. Collectés par la mission du grand débat, via les préfectures, ces cahiers sont photocopiés, leur reproduction envoyée à la BnF pour numérisation. Les documents numérisés sont ensuite envoyés aux Archives nationales (où ils rejoignent les autres archives du grand débat), tandis que les cahiers physiques sont conservés aux archives départementales.
L’idée d’une confiscation de ces cahiers apparaît en janvier 2020. L’anniversaire du grand débat entraîne une série de reportages qui reviennent sur l’événement (par exemple sur France Info). Le ton a changé. Est diffusée l’idée que les cahiers ont disparu, qu’ils sont cachés, introuvables, alors même que certains journalistes rappellent leur archivage. Cette impression est justifiée par deux éléments. D’une part, il est écrit sur le site du grand débat que tous les cahiers seront mis en ligne, mais s’y trouve pourtant la seule synthèse rédigée par le préfet référent. Celle-ci est d’ailleurs vertement critiquée car elle ne reprend pas toutes les revendications et semble atténuer celles qui ne convenaient pas au gouvernement. D’autre part, celui-ci affirme que l’absence de diffusion en ligne est liée à des difficultés techniques et au coût de l’opération. Ces arguments entretiennent l’idée d’une volonté de dissimulation.
Cette impression se diffuse rapidement : d’articles et de capsules vidéos on passe à des tribunes puis, en novembre 2020, au lancement de l’association « Rendez les doléances ! », qui reprend le sujet. Des collectifs citoyens, associations et élus ont empêché que ces cahiers tombent dans l’oubli et se sont mobilisés pour aboutir, par exemple, à la proposition de résolution de 2024. Cette dernière constate que « bien que près de 80 % de ces cahiers aient été numérisés, les doléances demeurent inaccessibles ».
On peut voir dans ces demandes une transposition vers les cahiers d’un constat politique. Alors que les réformes demandées dans les doléances sont passées sous silence, que les promesses faites pendant le grand débat puis la Convention citoyenne sur le climat sont éludées, l’exemple concret de ces cahiers mis au fond d’un carton symbolisent l’absence d’écoute et la volonté d’oubli de cette séquence politique. L’idée de cahiers introuvables ou du moins inaccessibles s’est donc développée dans le contexte d’une démocratie vue comme dysfonctionnelle, d’un régime perçu comme monarchique, déconnecté de ce que vivent les citoyens et les élus locaux. De manière intéressante, c’est justement ce que craignait un certain nombre de contributeurs de ces cahiers, qui écrivaient en espérant pour une fois être entendus.
Les initiatives citoyennes pour la diffusion de ces cahiers et les questions sur leur localisation forment autant de demandes politiques liées à un sentiment puissant, celui de n’avoir pas été écouté. Ce sentiment n’épuise cependant pas la question de leur accessibilité, qu’il convient aussi d’aborder sous l’angle du droit.
Dès 2019, au moment où les cahiers sont numérisés puis archivés, la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) rend une décision qui confirme les dispositions prévues par les Archives de France, un service du ministère de la Culture. Toutes les doléances écrites dans un cahier ouvert en mairie sont considérées comme publiques. On estime que les personnes venues écrire ont renoncé au caractère privé de leurs données. Nous avons calculé que cela représente par exemple 80 % des doléances de la Somme.
Mais toutes les contributions n’ont pas été rédigées en mairie. Une partie d’entre elles a été envoyée par la poste ou par mail, imprimée ensuite par les services municipaux. Ces doléances ont été agrafées ou collées dans les cahiers. Elles ont parfois été insérées au moment de la numérisation, puisqu’il fallait n’avoir qu’un seul fichier par commune. Or, pour toutes les données personnelles que ces doléances peuvent contenir, il n’y a pas de présomption de consentement à la publicité. Elles sont donc protégées dans le droit des archives par le principe de protection de la vie privée et ne seront communicables que dans 50 ans.
D’ici là, on ne peut y avoir accès que par dérogation. Il faut demander une autorisation qui est envoyée au producteur du document, la Mission du grand débat. Or, celle-ci n’existe plus. Ces demandes remontent donc jusqu’au secrétariat général du gouvernement. Cette démarche est donc complexe et très encadrée. De plus, toutes les dérogations ne sont pas accordées et certaines peuvent prendre un temps conséquent.
Accéder aux cahiers signifie donc demander, attendre, prévenir, venir sur place, puis consulter en fonction des règles de chaque centre d’archives. Dans le cadre d’une recherche collective publiée récemment dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, si nous avons eu accès aux cahiers originaux à Amiens, nous avons dû demander une dérogation pour les numérisations et données des Archives nationales, obtenues au bout de six mois.
Second problème juridique, la question de la diffusion. Les ministres interrogés ont donné plusieurs raisons au fait de ne pas mettre en ligne les cahiers, sauf une : la légalité de leur diffusion en l’état. Sur ce point, la promesse présidentielle de transparence a dépassé le droit français et européen.
Il y a en effet une différence en droit entre communication et diffusion : un document auquel on peut accéder en en faisant la demande ne peut pas forcément être mis en ligne. Sa diffusion est encadrée par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD). Les doléances comportant des données sensibles, communicables en 2069 (50 ans) dans les centres d’archives, ne pourront être mises en ligne qu’en 2119 (100 ans).
Les demandes répétées de mise en ligne posent donc question. Il doit y avoir sur ce point un vrai débat entre, d’une part, un besoin démocratique de transparence et de reconnaissance de cette expression citoyenne inédite et, d’autre part, la protection de la vie privée des personnes qui, au-delà des demandes les plus courantes (rétablissement de l’ISF, suppression de la CSG, mise en place du RIC), ont parfois raconté leur situation et livré des éléments personnels.
La recherche scientifique peut apporter des éléments à ce débat, mais pas la réponse. Il y a d’abord un problème sur les numérisations et transcriptions : elles n’ont pas fait de différence entre les doléances écrites sur place (donc publiques) et les autres. De plus, nous avons constaté à l’échelle de la Somme, qu’il y a eu des cahiers non numérisés, donc absents, ou numérisés plusieurs fois, ce qui crée des doublons. La mise en ligne nécessiterait donc un vrai travail d’inventaire et d’édition de ce corpus.
Il faudrait aussi tout anonymiser. Or, dans des petites communes, là où il y a eu le plus de cahiers, cela serait très compliqué : il faudrait supprimer tous les éléments personnels pouvant permettre l’identification de l’auteur. Que resterait-il alors de l’expression citoyenne ?
Pour conclure, l’accès immédiat ne vaut que pour les doléances écrites en mairie. Dès qu’il y a une doléance ajoutée, le cahier est complètement protégé et il faut demander une dérogation, un processus long. Dans les deux cas, il faut se rendre en centre d’archives, des lieux certes ouverts à tous mais peu connus du grand public et qui peuvent donc paraître difficiles d’accès. L’accessibilité varie donc d’un cahier à l’autre mais aussi d’un département à l’autre en fonction des pratiques. Aux Archives nationales, par précaution, tout est complètement protégé.
D’un point de vue matériel, les cahiers ne sont donc pas inaccessibles. On y a par contre difficilement accès et, surtout, différemment accès. Reste que, d’un point de vue politique, il y a un réel écart entre les attentes exprimées, les réformes demandées, les promesses faites et les leçons non retenues de ce vaste mouvement social et citoyen, dont les cahiers sont le symbole.
BENOIT-LÉVY Romain est actuellement professeur d'Histoire-Géographie en lycée. Il a travaillé dans un service départemental d'archives de septembre 2017 à août 2018, soit avant les événements relatés dans l'article.
Castanié Simon est enseignant-chercheur recruté en tant qu'ATER (Attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche) et à ce titre payé sur des fonds publics.