09.07.2025 à 16:17
Tristan Boursier, Docteur en Science politique, Sciences Po
Un adolescent a récemment été arrêté en France pour un projet d’attentat inspiré par le masculinisme, relançant l’alerte sur cette mouvance. Né en réaction aux avancées féministes, le masculinisme prétend défendre des hommes présentés comme opprimés et converge de plus en plus vers les idéologies d’extrême droite. Les réseaux sociaux offrent une nouvelle et inquiétante visibilité à cette mouvance, notamment auprès des jeunes hommes.
Le 27 juin 2025, un adolescent de 18 ans a été arrêté dans la région de Saint-Etienne (Loire). Il est soupçonné d’avoir projeté d’attaquer des femmes au couteau.
Le parquet national antiterroriste (PNAT) a, pour la première fois en France, mis un jeune homme en examen pour un projet d’attentat lié aux « incels » (contraction en anglais de « involuntary celibate » – célibataire involontaire – désignant une sous-culture en ligne caractérisée par une haine des féministes, accusées d’entraver leur accès sexuel aux femmes), qui s’inscrit plus largement dans la mouvance masculiniste.
À lire aussi : ' Adolescence ' est une critique poignante de la masculinité toxique chez les jeunes
Ce n’est un cas ni isolé, ni propre à la France. En 1989, Marc Lépine assassinait 14 femmes à l’École polytechnique de Montréal en dénonçant le féminisme. En 2014, aux États-Unis, Elliot Rodger tuait six personnes, expliquant dans un manifeste sa rancœur envers les femmes qui ne le désiraient pas. Depuis, plusieurs attentats perpétrés par des hommes ont été revendiqués au nom d’une même idéologie : le masculinisme.
Pour les masculinistes, les féministes et les femmes auraient inversé les rapports de domination, les hommes seraient désormais opprimés et il faudrait des mesures pour les protéger. Un récit fondé sur ce que le politologue Francis Dupuis-Déri appelle « le mythe de la crise de la masculinité ».
Ces passages à l’acte sont souvent interprétés comme des dérives psychiatriques. Cette lecture psychologisante obère toutefois la dimension collective et politique du masculinisme qui doit être considéré comme un contre-mouvement social, c’est-à-dire une mobilisation qui se forme en opposition (en réaction) à un mouvement progressiste, ici le féminisme, pour défendre un ordre social hiérarchisé précis.
Le masculinisme s’organise activement – hors ligne et en ligne – contre l’égalité des genres, pour défendre les privilèges masculins mis en cause par les luttes féministes. La sociologue Mélissa Blais le décrit comme un contre-mouvement structuré, enraciné dans l’histoire des résistances aux avancées féministes.
À lire aussi : Masculinisme : une longue histoire de résistance aux avancées féministes
Bien qu’ancré dans une histoire longue, le masculinisme connaît aujourd’hui une reconfiguration numérique inédite, portée par la circulation transnationale de contenus sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas tant son idéologie qui est nouvelle, que ses formes, ses publics et ses canaux de diffusion.
Les réseaux sociaux ne créent pas cette idéologie, mais ils la rendent plus visible, plus accessible, et surtout plus attractive pour un public jeune en quête d’identité, de repères genrés et de récits explicatifs du monde. Ce nouvel écosystème permet ainsi au masculinisme d’échapper à la marginalité dans laquelle il était autrefois cantonné, pour s’imposer comme une forme contemporaine d’engagement réactionnaire.
Aujourd’hui, cette idéologie prolifère dans la « manosphère », un ensemble de sous-cultures numériques que l’on retrouve, par exemple, sur des forums comme Reddit (une plate-forme communautaire américaine qui regroupe des milliers de sous-forums thématiques, souvent modérés de façon laxiste), des chaînes YouTube, des serveurs Discord ou des groupes Telegram.
Dans ces espaces circulent des discours haineux, des guides de drague problématiques (valorisant la manipulation et mettant au second plan le consentement) et des appels à ce qui est décrit comme une revanche sexuelle à prendre sur les femmes, à travers, notamment, le viol ou le revenge porn.
La « néo-manosphère », selon certains chercheurs, s’est intensifiée au cours de la dernière décennie en migrant vers des plates-formes peu modérées, en s’adaptant aux codes de l’influence virale et en croisant ses récits avec ceux de l’extrême droite, du suprémacisme blanc ou du complotisme.
Ces contenus visent un public jeune et masculin, en quête de repères virils dans un monde présenté comme féminisé. Ils mobilisent des audiences massives, bien au-delà des marges. En France, des influenceurs masculinistes cumulent des abonnés et semblent connus des plus jeunes (moins de 15 ans) comme l’indiquent des éléments réunis par la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok chez les jeunes.
Le masculinisme converge de plus en plus vers les idéologies d’extrême droite. Cette alliance se construit autour d’un récit commun : celui d’un ordre social menacé par l’égalité, la diversité et la modernité.
Comme le montrent plusieurs études récentes, les discours antiféministes servent souvent de porte d’entrée vers des idées d’extrême droite (racisme, suprémacisme blanc, autoritarisme, opposition à la démocratie). Ainsi, selon ces recherches, près de 30 % des internautes fréquentant des espaces antiféministes migrent ensuite vers des contenus d’extrême droite. D’autres études non seulement confirment ces résultats mais précisent que les personnes exposées à du sexisme en ligne sont 10 % plus susceptibles d’approuver des idées radicales violentes, même si elles ne votent pas à l’extrême droite.
Le masculinisme est aujourd’hui exploité par des figures d’extrême droite dans les espaces numériques. Thaïs d’Escufon, ex militante de Génération identitaire- groupuscule dissous en mars 2021 par le ministère de l’Intérieur, a par exemple réorienté ses productions numériques vers le masculinisme et vend des formations à destination des jeunes hommes, mêlant conseils de développement personnel, coaching en virilité, revalorisation de rôles genrés traditionnels, critique du féminisme et surtout conseils de drague.
Julien Rochedy, ancien président du Front national de la jeunesse, a également misé sur le masculinisme tout en produisant des discours suprémacistes blancs sur sa chaîne YouTube.
À lire aussi : Papacito ou comment les youtubeurs d’extrême droite gagnent leurs abonnés
Les discours masculinistes sont aussi investis par certains politiques. Aux États-Unis, Donald Trump a délibérément soutenu des figures de la manosphère comme Andrew Tate ou Jordan Peterson, contribuant à mobiliser une partie de l’électorat masculin.
Ce type de rhétorique se retrouve également ailleurs : au Brésil, avec l’ancien président Jair Bolsonaro, qui a multiplié les déclarations sexistes et homophobes ; en Argentine, avec Javier Milei. Dans ces cas, le masculinisme devient un vecteur de mobilisation politique autour d’une identité masculine perçue comme menacée. Il permet de réactiver des affects de ressentiment en les articulant à une promesse de restauration de l’ordre patriarcal.
Cette convergence est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne d’une hausse de la menace terroriste liée à l’ultra droite : en France, en 2021, 29 personnes ont été arrêtées pour des faits de terrorisme liés à l’ultra droite contre 5 en 2020 et 7 en 2019 - le djihadisme demeurant la principale menace. Fin 2023, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin évoquait 13 attentats d’ultra droite déjoués depuis 2017. Aux États-Unis, l’extrême droite est devenu la première cause de mortalité liée aux idéologies extrémistes depuis 2014 : sur les 442 personnes tuées par des extrémistes entre 2014 et 2023, 336 (soit 76 %) l’ont été par des extrémistes de droite.
Ces passages à l’acte s’inscrivent dans des réseaux, récits et références partagés. Comme le rappelle l’Anti-Defamation League, les nouvelles formes d’extrémisme se fondent sur une posture victimaire : des hommes qui se pensent persécutés, trahis par la modernité, autorisés à répondre par la violence.
Reconnaître le caractère politique du masculinisme plutôt que le réduire à des problématiques psychologiques individuelles est indispensable pour y répondre. Cela implique une formation plus poussée des magistrats, journalistes et enseignants à ces phénomènes. Cela suppose aussi une meilleure régulation des espaces numériques où ces idées circulent.
Il s’agit d’une part de reconnaître ce qui ne relève pas de l’opinion mais de l’incitation à la haine et d’autre part, de ne pas se focaliser uniquement sur les actes ou prises de position les plus spectaculaires (comme les influenceurs qui jouent volontairement sur l’outrance pour viraliser leurs contenus) et les plus meurtriers.
Si le masculinisme réussit à se répandre c’est aussi parce qu’il s’appuie sur des idées sexistes banalisées et qui sont déjà bien ancrées dans nos sociétés tels que la supposée émotivité et vénalité des femmes ou la meilleure rationalité des hommes.
Ces préjugés sont souvent inculqués dès l’enfance à travers une éducation genrée (deux tiers des femmes déclarent avoir été éduquées différemment des garçons). Cette socialisation différenciée naturalise les inégalités, que les discours masculinistes réactivent ensuite pour justifier la hiérarchie entre les sexes.
Tristan Boursier a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec société et culture (FRQSC).
08.07.2025 à 15:32
Alexis Aulagnier, Chercheur postdoctoral, Centre Emile Durkheim, Sciences Po Bordeaux
La loi Duplomb a été adoptée mardi 8 juillet par l’Assemblée nationale. Le texte reprend plusieurs revendications anciennes du syndicat majoritaire agricole, historiquement opposé à l’objectif de réduction de l’utilisation de pesticides. Il est le fruit d’une séquence au cours de laquelle la FNSEA est parvenue à s’appuyer sur la colère des agriculteurs pour imposer certaines de ses demandes.
La période est aux régressions en matière de politiques écologiques. Les reculs se multiplient en ce qui concerne le climat, l’énergie ou encore la biodiversité, comme l’atteste ce récent rapport du réseau Action climat. Comment expliquer ces rétropédalages environnementaux ?
Nous proposons d’analyser le cas des politiques liées aux pesticides, au cœur de l’actualité en raison du vote de la loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », dite Duplomb. Ce texte, soutenu par la ministre de l’Agriculture Annie Genevard, acte notamment la réintroduction temporaire d’un néonicotinoïde interdit depuis 2020, l’acétamipride.
Or ce texte n’est pas un fait isolé : il intervient au terme d’un processus à l’œuvre depuis deux ans, qui a vu des acteurs syndicaux comme la FNSEA réussir à fragiliser des politiques limitant l’usage de ces substances controversées.
Un rappel nécessaire : les pesticides sont encadrés, en France, par deux ensembles de politiques publiques. En amont de leur mise sur le marché, l’efficacité et les risques liés à leur usage sont évalués : c’est le système d’homologation, en place en France depuis près d’un siècle.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Depuis la fin des années 2000, des politiques publiques visent par ailleurs à réduire l’usage de ces substances, dont les impacts apparaissent difficiles à contrôler. En 2008 a été lancé le plan Ecophyto, qui visait initialement à réduire de 50 % la consommation de pesticides.
Une part de la profession agricole, représentée en particulier par le syndicat majoritaire de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), n’a jamais fait mystère de son opposition à Ecophyto. Pour cette organisation, l’existence même d’une politique de réduction est illégitime, étant entendu que les risques liés aux pesticides sont déjà pris en charge par le système d’homologation.
En janvier et février 2024, le monde agricole a été secoué par un important mouvement de protestation sur l’ensemble du territoire français. Ces manifestations sont parties de la base, avec un mécontentement croissant dans plusieurs territoires à partir de l’automne 2023. Rien n’indique qu’Ecophyto était l’objet prioritaire de revendications au sein des collectifs mobilisés. Les spécialistes des mondes agricoles décrivent un malaise agricole multiforme, mêlant l’excès de normes et d’opérations administratives, un sentiment d’abandon et des préoccupations en matière de rémunération et de partage de la valeur.
En janvier 2024 pourtant, l’échelon national de la FNSEA, face à un exécutif déstabilisé par les mobilisations, a formulé une très large liste de revendications, incluant un « rejet d’Ecophyto ».
La stratégie a été gagnante : la mise en pause du plan a effectivement compté parmi les premières mesures annoncées par le gouvernement. Par la suite, le syndicat a imposé un changement d’indicateur pour ce plan, l’affaiblissant considérablement. Ce faisant, la FNSEA est parvenue à imposer une interprétation bien particulière de la colère des exploitants, instrumentalisant sa prise en charge politique pour contester un plan auquel elle s’opposait de longue date.
Cette séquence confirme la capacité de cette organisation à imposer ses priorités politiques, notamment dans des moments de crise. Les relations entre ce syndicat et les pouvoirs publics ont historiquement été privilégiées, notamment lors de la phase de modernisation de l’agriculture, qui s’est ouverte à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. S’est mis en place à l’époque un système dit de « cogestion », dans lequel le ministère de l’Agriculture et les organisations professionnelles agricoles menaient de front l’intensification des productions.
Cette relation de cogestion s’est considérablement affaiblie à partir des crises sanitaires (vache folle, nitrates) et économiques (quotas laitiers) des années 1990, qui ont vu ces politiques modernisatrices être questionnées. Mais à l’heure où l’agriculture est mise face au défi de l’écologisation, ce syndicat continue d’apparaître comme un interlocuteur incontournable pour les pouvoirs publics.
On retrouve cette même dynamique autour de la loi Duplomb, dont le contenu a été fixé en Commission mixte paritaire le 30 juin. Ce texte prévoit notamment la réautorisation temporaire de l’acétamipride, un pesticide utilisé par des agriculteurs dans les productions de betterave et de fruits à coque. Il fait partie de la famille des néonicotinoïdes, dont l’usage a progressivement été proscrit en France, en raison notamment de leurs impacts sur les populations d’insectes.
Au-delà du seul cas de l’acétamipride, la disposition du texte qui permet sa réintroduction apparaît comme particulièrement problématique. Elle inscrit dans la loi la possibilité de déroger temporairement à l’interdiction de pesticides si « les alternatives disponibles à l’utilisation de ces produits sont inexistantes ou manifestement insuffisantes ». Ce texte législatif reprend une logique devenue depuis quelques années un leitmotiv défendu par la FNSEA : « Pas d’interdiction sans solution ».
À première vue, cette demande semble légitime : il apparaît raisonnable de ne pas priver les agriculteurs de substances nécessaires à leurs productions en l’absence d’alternatives clairement identifiées. Mais à y regarder de plus près, conditionner le retrait de pesticides à la disponibilité d’alternatives comporte plusieurs limites.
Premièrement, pour satisfaire à cette logique, il convient de définir ce qui est considéré comme une alternative à un pesticide. Or, les agronomes ont montré que la réduction de l’usage de ces substances peut passer par l’adoption de pratiques alternatives – modification des rythmes de culture ou des assolements, diversification des cultures, entre autres – et pas seulement par l’usage de technologies de substitution. De telles méthodes ou pratiques culturales peuvent facilement être négligées au moment de passer en revue les alternatives identifiées.
Deuxièmement, les solutions alternatives aux pesticides gagnent à être pensées en interaction les unes avec les autres – c’est ce que les agronomes appellent une approche systémique. Les stratégies alternatives de protection des cultures sont d’autant plus efficaces qu’elles sont associées. Or, dans la logique dessinée par la loi Duplomb, les alternatives sont envisagées isolément les unes des autres.
Enfin, le « pas d’interdiction sans solutions » nécessite de définir les paramètres retenus pour décréter qu’une alternative est « équivalente » au pesticide qu’elle est censée remplacer. À ce stade, la loi Duplomb précise qu’une solution alternative doit procurer une « protection des récoltes et des cultures semblable à celle obtenue avec un produit interdit » et être « financièrement acceptable ». Cette définition d’apparent bon sens comporte le risque de disqualifier nombre de solutions, en imposant la comparaison terme à terme de méthodes de protection des cultures très différentes.
Il ne s’agit pas ici de délégitimer la recherche de solutions alternatives aux pesticides, qui est un enjeu essentiel. De multiples projets ont été lancés ces dernières années, en lien avec les filières agricoles, pour identifier et diffuser des stratégies de protection à même de remplacer les pesticides les plus dangereux. Mais conditionner le retrait de substances à la disponibilité d’alternatives présente le risque de maintenir indéfiniment sur le marché des produits chimiques controversés.
Les opposants à la réduction de l’usage des pesticides l’ont bien compris, et ont fait de ce « pas d’interdiction sans solution » un slogan. L’introduction de cette logique dans le droit est une victoire – revendiquée – pour la FNSEA. La loi Duplomb était censée être une réponse législative aux malaises agricoles. Elle comprend en réalité des mesures techniques qui ne concernent qu’un nombre réduit d’exploitants, en particulier ceux qui possèdent les exploitations à l’orientation la plus intensive. Elle néglige une série d’enjeux essentiels : répartition des revenus, règles commerciales, etc. Plus qu’une prise en compte réelle des difficultés du monde agricole, elle apparaît comme un nouveau véhicule de revendications anti-écologistes d’un syndicat toujours majoritaire – mais en recul – et qui ne représente plus qu’une partie d’un monde agricole toujours plus fragmenté.
Une politique prenant en charge le malaise agricole et les enjeux environnementaux devra nécessairement passer par une réflexion de fond sur les modalités de représentation du secteur, notamment la gouvernance des chambres d’agriculture.
Alexis Aulagnier est membre du Comité scientifique et technique (CST) du plan Ecophyo. Le présent article est signé à titre individuel et ne reflète en rien la position du comité.
07.07.2025 à 19:42
Stéphane Lamaire, Professeur associé au CNAM en droit du travail, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Le gouvernement espère toujours un accord entre partenaires sociaux dans le cadre du conclave sur la réforme des retraites. Mais quelle serait la valeur juridique de ce « conclave » ?
Tentant de clore le vif débat ouvert par l’adoption de la Loi au sujet du recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, le 1er ministre a proposé aux représentants des salariés et des employeurs une procédure qu’il a qualifié de « conclave ». Cette dénomination évoquant la désignation d’un nouveau pape est d’autant plus mal choisie qu’elle renvoie en réalité à une vieille procédure fort républicaine de « concertation ». Quels sont ses fondements et ses modalités ?
Notre système politique a longtemps connu une tradition de « concertation » informelle ayant porté ses fruits en donnant lieu à des accords interprofessionnels fondateurs notamment dans le domaine des retraites (accords sur les régimes complémentaires de retraites des salariés cadres – AGIRC – en 1947 ainsi que non-cadres – ARRCO – en 1961). Toutefois la loi du 31 janvier 2007 a institué une procédure de « concertation » préalable aux votes de projets de Loi portant sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle.
Pour certains, cette institutionnalisation de la participation des parties prenantes à la formation de la loi représente un effort méritoire accordant une nouvelle place aux destinataires de la loi, mais pour d’autres il s’agit bien au contraire d’un abaissement supplémentaire de la place du parlement, voire une atteinte inadmissible à la souveraineté du peuple s’exprimant normalement par la représentation parlementaire. En effet, l’article 3 de notre Constitution précise que : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du referendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Par conséquent, dans les différentes branches du droit, la Loi est exclusivement formée par des parlementaires, le cas échéant sur un projet du gouvernement.
Néanmoins, en matière de droit du travail, la formation de la loi fait désormais l’objet d’une délibération publique associant divers acteurs privés considérés comme représentatifs et dont l’avis est sollicité de façon formelle. Cette procédure ne se confond pourtant pas avec la consécration d’une négociation collective interprofessionnelle préalable au vote de la Loi. Il ne s’agit pas de prévenir (ou de régler) un éventuel antagonisme social par le procédé de la négociation collective, mais de préférer un « dialogue » afin d’obtenir une mise en œuvre efficace des réformes voulues par les autorités publiques.
Dans plusieurs systèmes juridiques, comme en Allemagne (l’article 9, alinéa 3 de la constitution allemande, les acteurs sociaux ont obtenu un champ de compétence autonome constituant un domaine réservé en matière de droit du travail. C’est ce qu’ont réclamé les partenaires sociaux français (positions communes des 16 juillet 2001 et 9 avril 2008 sans obtenir satisfaction. En droit français, il n’existe pas de liste de thèmes pour lesquels les protagonistes sociaux bénéficient d’une priorité d’intervention leur permettant de supplanter le législateur. Si le principe constitutionnel de participation garantit et soutient la contribution de la négociation collective à la production normative du droit du travail, le législateur fixer toujours les grands principes.
La « concertation » représente donc un prudent englobement de la « démocratie sociale » par la « démocratie politique », conférant aux acteurs sociaux la possibilité de discuter les termes des projets de réformes du droit du travail mais conservant au bout du compte au législateur le pouvoir du « dernier mot » comme l’écrit Alain Supiot.
En outre, l’examen de la portée effective de cette « concertation » démontre sa modestie. Soulignons d’abord que les modalités prescrites sont très peu contraignantes. En effet, le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’État estiment que si la Loi adoptée n’a pas respecté la procédure prévue par les articles n°1 et suivants du Code du travail, mais qu’elle a tout de même suivi une procédure de « concertation » au moins équivalente, alors elle peut être jugée comme conforme à la Constitution. Il en découle que le gouvernement peut changer selon sa guise les modalités de la « concertation ». De surcroît, il peut décider d’étendre le domaine des thèmes soumis à la procédure en question comme il le fait actuellement au sujet de l’âge légal de départ à la retraite.
Par la suite, les acteurs professionnels ont le choix de donner une suite favorable ou défavorable à une sollicitation entièrement formulée par les pouvoirs publics. En cas de refus, liberté est laissée au gouvernement de former son projet de façon unilatérale. Cependant s’ils décident de se saisir du sujet, le gouvernement doit attendre la fin de leurs pourparlers. Dans l’hypothèse de la conclusion d’un accord dont le contenu a pour effet de modifier la Loi, le gouvernement se trouve dans l’obligation de reprendre à son compte le texte conventionnel par le biais d’un projet de Loi. Dès lors, celui-ci peut reprendre fidèlement à son compte le texte issu de la négociation collective en l’incorporant intégralement à la Loi ou se réserver la possibilité de le réécrire par addition ou soustraction. Enfin, le projet en question est ensuite soumis au pouvoir d’amendement et de vote du parlement.
En cas d’échec des négociations, le gouvernement a la possibilité d’abandonner son initiative, ou de reprendre les fragments de compromis sociaux de son choix, pour présenter son propre projet au parlement. Selon ces différentes hypothèses, il doit éviter un procès en déloyauté de la part de signataires bafoués ou de négociateurs incapables de trouver un compromis. Dès lors, les marges de manœuvre sont plus ou moins larges selon les diverses situations mais à coup sûr relativement étroites en cas de conclusion d’un accord sur la base d’un large consensus des acteurs professionnels. Il en ressort que le champ de la coproduction des normes légales du travail s’apparente à un espace où le législateur et les protagonistes sociaux se surveillent et formulent des reproches réciproques.
En somme, par le biais de cette modeste procédure, le gouvernement trouve avantage à déléguer de manière contrôlée la formation de la Loi aux acteurs professionnels représentatifs soit pour se délier de sa responsabilité soit pour tenter de renforcer sa légitimité.
Stéphane Lamaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.07.2025 à 16:53
Thomas Leclercq, Professeur ordinaire en marketing, IESEG School of Management (LEM-CNRS 9221), Head of Marketing and Sales Department, IÉSEG School of Management
Etienne Denis, Professeur de Marketing, EDHEC Business School
Steven Hoornaert, Professeur en marketing digital; IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille Economie Management, F-59000 Lille, France, IÉSEG School of Management
En 2025, la politique influence nos dons. Après la distinction entre la gauche et la droite, une étude démontre que la générosité des Français oppose conservateur et progressistes. Les premiers sont enclins à donner à des associations près de chez eux, résolvant des problèmes. Les seconds, pour des projets de justice sociale, apportant un changement ou un progrès. Résultat en chiffres et en graphiques.
Dans un contexte de polarisation politique croissante, nos choix en tant que consommateurs s’entremêlent de plus en plus avec nos convictions. L’expert en marketing Benjamin Bœuf souligne que les consommateurs préfèrent des marques qui démontrent un positionnement politique similaire au leur. Elle pousse les entreprises à intégrer ce critère dans leur stratégie marketing, ou à se positionner sur des questions de sociétés.
Mais cet impact dépasse largement nos décisions d’achat. Nos préférences politiques façonnent également nos élans de générosité et les causes que nous choisissons de soutenir. Cette influence s’explique en partie par le fait que notre orientation politique reflète des valeurs morales qui nous sont propres, qui guident nos actions et nos choix.
À travers notre recherche, nous avons mis en lumière trois tendances majeures qui révèlent comment ces orientations politiques influencent le comportement des donateurs : le cadrage du message, la proximité du bénéficiaire et le sentiment de justice sociale sous-jacent, la démarche de l’organisation caritative. Pour ce faire, nous avons mené une série d’études manipulant des communications provenant d’organisations caritatives, mesurant l’effet sur la propension à faire un don.
Au-delà des préférences de chacun pour certains partis, les études sur l’orientation politique du psychologue social américain John Tost mettent en évidence la polarité entre les conservateurs et les progressistes (ou libéraux sur les graphiques), également décrite par la distinction gauche-droite. Les personnes de sensibilité progressiste estiment que chacun doit être libre de poursuivre son propre développement, et que la société doit être organisée dans un souci de justice sociale. À l’inverse, les conservateurs considèrent que l’être humain est fondamentalement individualiste, que la vie en société requiert dès lors des structures et des règles régissant la liberté de chacun.
Ce positionnement politique détermine la manière dont chacun perçoit la société et le rôle des individus au sein du collectif. Selon le professeur en psychologie Graham, une vision conservatrice met davantage l’accent sur la responsabilité individuelle et la préservation des structures sociales existantes. Une vision progressiste valorise la responsabilité collective et les initiatives visant à corriger les inégalités systémiques. L’orientation politique progressiste peut dès lors être mesurée en demandant aux répondants d’indiquer leur degré d’accord vis-à-vis d’affirmations telles que « J’ai une tendance à m’opposer à l’autorité ». On demandera aux répondants d’indiquer leur accord vis-à-vis d’affirmations telles que « Je pense que l’application des lois devrait être renforcée ». Ces différences fondamentales influencent directement le type d’organisations caritatives auxquelles les individus choisissent de donner.
Les personnes ayant une orientation politique conservatrice sont davantage attirées par des organisations qui communiquent sur l’évitement d’un danger ou la résolution d’un problème. « Votre don nous aidera à protéger des populations des risques d’épidémies » ou « votre geste permettra de mettre en œuvre des actions pour protéger notre planète ». Ces messages, centrés sur la protection ou la sécurité, trouvent un écho particulier auprès de ce public.
À l’inverse, les individus ayant une orientation politique progressiste privilégient des causes qui mettent en avant des opportunités positives de changement ou de progrès, avec un accent sur l’optimisme et l’amélioration. « Aidez-nous à créer un monde plus vert » ou « relevons ensemble le défi de l’égalité sociale ».
Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Chaque lundi, des informations utiles pour votre carrière et tout ce qui concerne la vie de l’entreprise (stratégie, RH, marketing, finance…).
Afin de démonter cette préférence, nous avons présenté une expérimentation auprès de 150 répondants à travers laquelle les participants complétaient un questionnaire concernant leur orientation politique. À la suite de ce dernier, ils étaient invités à soutenir une association dont nous avons fait varier le message via trois groupes :
Un message neutre décrivant l’activité de l’organisation
Un message centré sur l’évitement
Un message centré sur le progrès
À lire aussi : Cibler les consommateurs sur leurs convictions politiques : une stratégie dangereuse
La probabilité qu’une personne d’orientation progressiste donne à une cause présentée sous la forme d’un progrès est de 85 %, contre 30 % pour les conservateurs recevant cette même communication. En revanche, la communication mettant en exergue la protection ou l’évitement d’un risque fait monter la probabilité de don à plus de 60 % pour les conservateurs, contre 36 % pour les progressistes.
Les conservateurs montrent une préférence pour des causes où le bénéficiaire est perçu comme étant proche d’eux, que ce soit culturellement, géographiquement ou socialement. Pour confirmer cette hypothèse, nous avons proposé un questionnaire sur l’orientation politique à 243 répondants. À la suite de celui-ci, nous leur avons proposé de soutenir une organisation caritative via un don.
Dans un groupe, cette dernière était décrite comme aidant les personnes dans la ville du répondant, dans l’autre nous présentions la même association pour un autre pays. Lorsqu’un conservateur reçoit une communication présentant un bénéficiaire qu’il considère comme étant proche, la probabilité de faire est don est de 73 %, contre 68 % quand le bénéficiaire est éloigné.
En revanche, les progressistes sont davantage motivés par des causes centrées sur la justice sociale. L’enjeu est de corriger des inégalités ou de soutenir des groupes marginalisés comme les aides aux sans-abris ou le combat contre les drogues. Ces sujets sont centraux, car ils représentent les principales missions des organisations caritatives à but social. Pour démontrer cette tendance, nous avons administré un questionnaire sur l’orientation politique à 270 participants. À l’issue de celui-ci, ils ont été invités à soutenir une organisation caritative en réalisant une promesse de don.
Pour un premier groupe, l’organisation était présentée comme luttant pour un traitement égalitaire entre les hommes et les femmes, tandis que pour un second groupe, elle agissait contre l’abus et la cruauté envers les animaux domestiques. Les résultats indiquent que, chez les répondants progressistes, la probabilité de don atteint 76 % lorsque la cause est liée à la justice sociale, contre 58 % quand elle ne l’est pas de manière explicite.
Ces résultats offrent aux organisations caritatives un véritable levier pour optimiser leur communication. En comprenant mieux les différences d’orientation entre les publics conservateurs et progressistes, elles peuvent adapter leurs messages pour maximiser leur impact. Une campagne destinée à un public conservateur pourrait, par exemple, insister sur des enjeux de sécurité ou de préservation des valeurs locales. En revanche, une communication visant un public progressiste gagnerait à mettre en avant des projets innovants ou des initiatives pour réduire les inégalités sociales.
En ciblant mieux leurs donateurs, les organisations peuvent non seulement accroître leur efficacité, mais aussi s’assurer que leur message résonne profondément avec les convictions de leurs publics. Dans un monde de plus en plus polarisé, cette capacité à adapter la communication devient un atout clé pour mobiliser un soutien durable.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
06.07.2025 à 09:54
Marianne BLIDON, MCF-HDR en démographie et sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Mathilde Kiening, Post-doctorante Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Alors que les droits des personnes LGBTQ+ sont remis en cause dans plusieurs pays européens et aux États-Unis, une étude menée dans le cadre du projet européen RESIST documente l’ampleur et la diversité des violences « anti-genre », leurs effets durables sur les vies et les corps, ainsi que les formes de résistance qu’elles suscitent. Ces attaques ne relèvent pas d’un simple débat d’idées : elles constituent des atteintes aux droits fondamentaux des personnes et aux valeurs démocratiques.
Le mois des fiertés 2025 s’est achevé en juin dans un contexte de remise en cause et d’atteintes aux droits des personnes LGBTQ+ en Europe et dans le monde. Dans plusieurs pays européens, les marches ont été entravées, voire interdites. L’InterLGBT qui a organisé la marche de Paris a affronté une vive polémique et s’est vue retirer ses subventions régionales.
Ces situations, loin d’être marginales, s’inscrivent plus largement dans un contexte politique de remise en cause des droits des personnes queer et trans.
À lire aussi : Masculinité et politique à l’ère du trumpisme
C’est le cas notamment aux États-Unis où, depuis son élection, Donald Trump a enchaîné les discours et les mesures anti-trans, comme leur exclusion de l’armée ou au Royaume-Uni où la Cour suprême a estimé que c’est le sexe biologique – et non le genre – qui définit une femme en droit. Elles illustrent une tendance de fond analysée dans le cadre du projet de recherche européen RESIST.
Ce projet, qui a débuté en 2022 et prendra fin en 2026, analyse les discours, les mobilisations et politiques dits « anti-genre », ainsi que leurs effets sur les trajectoires, les droits et les conditions de vie des personnes ciblées – en particulier les féministes et les personnes LGBTQ+.
Le terme « anti-genre » désigne ici un ensemble d’actions convergentes – prises de parole publiques, réformes législatives, décisions judiciaires, campagnes médiatiques ou mobilisations militantes – qui s’opposent à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre, souvent au nom d’une prétendue défense de la famille, des traditions ou de la nation.
L’étude repose sur une enquête conduite auprès de 254 personnes, soit 36 groupes de discussion et 104 entretiens individuels. Menée dans huit pays européens, mais aussi auprès d’un groupe de personnes originaires de Turquie vivant en exil en Europe, elle permet de couvrir divers contextes européens.
Certains sont marqués par une forte institutionnalisation des politiques « anti-genre » (comme en Pologne ou en Biélorussie), d’autres par des formes plus diffuses ou controversées (comme en France, en Allemagne ou en Suisse), et d’autres encore par des politiques en transformation ou en redéfinition (comme en Espagne, en Grèce ou en Irlande). En France, par exemple, ces dynamiques diffuses se traduisent par des prises de position publiques contre le prétendu « wokisme » à l’université, par le ciblage d’institutions culturelles accueillant des artistes drag.
Dans l’étude, les effets des violences sont appréhendés à partir de leurs conséquences sur les individus : sentiment d’insécurité, autocensure, isolement, obstacles à l’accès aux soins ou aux droits, réorientations professionnelles ou militantes, exil. Il s’agit de comprendre comment un climat discursif hostile – tel qu’il est perçu et décrit par les participantes et participants lors des entretiens et des groupes de discussion – et un répertoire d’actions violentes – également restitué à travers leurs récits et de leur rupture biographique – peuvent produire des effets matériels, émotionnels et sociaux, qui transforment profondément les conditions d’existence des personnes concernées.
À lire aussi : Que nous dit le rejet des minorités de genre de notre société ?
Ces données qualitatives permettent de mieux comprendre ce que documente également l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, à travers une vaste enquête menée en 2023 auprès de plus de 100 000 personnes LGBTQ+ en Europe. Ce rapport souligne une augmentation inquiétante des discriminations, du harcèlement et de la violence. En Pologne, par exemple, 58 % des répondants ont été harcelés au moins une fois durant l’année précédent l’enquête. En Hongrie, 39 % évitent souvent ou toujours certains lieux par crainte d’une agression. Globalement, plus d’une personne sur trois déclare avoir été victime de discrimination en raison de son identité, plus d’une sur 10 a subi des violences au cours des 5 années précédant l’enquête, soit un peu plus qu’en 2019.
En Biélorussie, bien que les données quantitatives soient limitées, les ONG internationales alertent sur un climat de plus en plus répressif à l’égard des personnes LGBTQ+. Dans un contexte autoritaire, les témoignages recueillis par les organisations de défense des droits humains font état d’arrestations arbitraires, d’intimidations policières et d’un isolement social aggravé, notamment pour les militants et les jeunes LGBTQ+.
Loin de relever d’un simple désaccord d’opinion, les violences « anti-genre » participent d’un continuum allant de l’effacement discursif des personnes à leur anéantissement physique. Un des participants, qui accompagne des personnes trans et qui est lui-même trans, remarque « vous effacez le concept, vous effacez les gens ».
La déshumanisation (chosification, animalisation…) semble constituer un élément central des expériences des personnes ciblées par les mouvements et les discours « anti-genre ». Le déni d’existence est omniprésent concernant les personnes trans, dans toutes les études de cas, en particulier les personnes trans et racisées.
En France, Jake, un homme trans, témoigne :
« J’ai été agressé dans la rue deux ou trois fois. Pas tabassé, mais frappé. ‘Sale pédé’, comme ça, en passant ».
En France, 30 personnes ont été interrogées, parmi lesquelles des journalistes, universitaires, professionnels de santé ou activistes. Ces personnes ont été choisies du fait de leurs engagements, de leur visibilité ou de leur identité pour lesquels elles avaient été publiquement ciblées dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public.
Plus des deux tiers d’entre elles ont rapporté des insultes en raison de leurs engagements, de leur identité sexuelle ou de genre. La moitié ont été publiquement menacées. Deux ont reçu des menaces de mort à leur domicile. Ces atteintes peuvent avoir lieu en ligne, mais aussi sur le lieu de travail ou au domicile. Elles touchent non seulement les personnes LGBTQ+, mais aussi celles et ceux qui les soutiennent ou œuvrent pour leurs droits. Ces chiffres sont plus élevés que les données d’autres études mais ils s’expliquent par la visibilité publique et les engagements des personnes interrogées dans l’enquête.
Des locaux professionnels ou associatifs ont aussi été vandalisés, recouverts de slogans haineux. Des campagnes de harcèlement numérique exposent les données personnelles d’activistes, parfois compilées sur des listes.
Si ces pratiques d’intimidation ne sont pas nouvelles, elles tendent à augmenter et à prendre des formes renouvelées avec l’usage des réseaux sociaux. Au total, en 2024, ce sont 4 800 infractions anti-LGBT+ – 3 500 crimes ou délits et 1 800 contraventions – qui ont été enregistrées par les services de police et de gendarmerie en France – une hausse de 15 % par rapport à 2016.
Le rapport met en évidence les conséquences, loin d’être abstraites, qui marquent les corps, les esprits et les trajectoires de vie. Les violences « anti-genre » produisent ainsi des effets durables sur la santé mentale, la vie sociale, les parcours professionnels des personnes qui en sont les cibles. Les effets décrits par les participants et participantes sont multiples et souvent cumulatifs.
Concernant la santé mentale, beaucoup évoquent des maux tels qu’anxiété, hypervigilance, troubles du sommeil, dépressions, pensées ou passages à l’acte suicidaires.
Un participant, qui accompagne des personnes trans dont plusieurs ont été assassinées ou se sont suicidées, nous confie :
« La réalité de la mort m’épuise ».
Face à ces violences, certaines personnes adoptent des stratégies d’évitement qui bouleversent leur quotidien : ne plus fréquenter des lieux, renoncer à des activités sociales, changer d’itinéraire ou réduire ses déplacements, masquer son identité ou son engagement, se retirer des réseaux sociaux, envisager un départ à l’étranger…
Les conséquences se traduisent également au plan professionnel : pertes d’emploi, empêchements à enseigner ou à candidater. Ces atteintes compromettent les conditions matérielles d’existence, rendant certaines vies littéralement invivables.
Face à ces situations, si certaines se retirent de la vie publique et renoncent à leurs engagements, d’autres les renforcent. À rebours des injonctions à la discrétion, des personnes vont d’autant plus revendiquer leur identité. Un participant trans, agressé à plusieurs reprises dans les rues de Paris, affirme :
« Je refuse de ne pas exister. Je refuse de laisser mon identité être effacée ».
Dans un contexte où le simple fait d’être trans ou queer peut déclencher haine ou violence, affirmer son existence devient un acte profondément politique.
À lire aussi : Stonewall, Compton… Quand des femmes trans et racisées ont lancé la lutte LGBTQIA+
Le soutien communautaire est une autre forme de résistance. Une participante, fréquemment harcelée en ligne du fait de ses prises de positions féministes publiques, note :
« La vague de soutien arrive de plus en plus vite. Elle dépasse parfois la haine ».
Ce soutien – en ligne, dans l’espace public ou à travers les espaces militants – permet de rompre l’isolement, de contenir les effets psychiques de la violence et de produire des formes de réparation collective.
Les résistances prennent ainsi des formes multiples : mobilisations, campagnes de sensibilisation, création d’espaces d’éducation ou de militantisme…
Ce que documente le projet RESIST, c’est que ces discours et ces mobilisations « anti-genre » ne s’inscrivent pas dans un débat d’idées. Il s’agit d’un répertoire d’actions qui porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes, parmi lesquels le droit à la sécurité, à l’intégrité physique et psychique, à la dignité, à la liberté individuelle et à la protection des droits fondamentaux de la personne.
Comme nous l’avons vu, ces violences ne sont pas marginales. Elles sont portées non seulement par des acteurs d’extrême droite, mais peuvent aussi l’être par des responsables politiques, des médias ou des institutions publiques. Elles ne relèvent pas de la liberté d’opinion, mais de la discrimination, de l’intimidation et de l’exclusion.
Elles doivent dès lors appeler une réponse juridique, sociale et politique en France comme en Europe. Et surtout, une vigilance collective, pour reconnaître les atteintes et garantir à toutes et tous la possibilité d’exister en toute sécurité.
Cet article a été rédigé dans le cadre du projet RESIST (https://theresistproject.eu/) cofinancé par l'Union européenne (HORIZON no. 101060749).
Mathilde Kiening ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.07.2025 à 16:35
Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School
L’écologie politique est régulièrement soupçonnée d’appartenir au camp conservateur – parce qu’elle critiquerait le « progrès », défendrait la nature ou encore les peuples autochtones. Certains considèrent même le risque d’un « écofascisme ». Ces critiques sont-elles fondées ? L’écologie politique est plutôt proche du socialisme, à travers une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative.
Qu’est-ce que l’« écologie politique » ? Ce concept désigne en premier lieu un mouvement social pouvant prendre diverses formes, telles que des associations de plaidoyer (contre les pesticides ou pour le vélo) ou d’action directe (à l’image des Soulèvements de la Terre) ou encore des partis politiques. Il émerge dans les années 1960 et 1970 dans les pays industrialisés, mais a des racines plus anciennes, car toutes les sociétés se sont souciées de leur rapport à leur milieu. Sur le plan idéologique, il se distingue de « l’environnementalisme », qui se soucie de protection de la nature de manière sectorielle, sans projet alternatif de société, un peu comme le syndicalisme se distingue du socialisme. L’écologie politique se définit généralement comme critique de la société industrielle.
Depuis longtemps, l’écologisme ou écologie politique (termes utilisés de manière interchangeables ici) est considérée par certains observateurs (tels Philippe Pelletier, Stéphane François ou encore Jean Jacob comme l’expression d’un certain conservatisme : critique du progrès, défense de la nature, des paysages ou d’un ordre supposément passé, tel que celui des peuples autochtones. Certains entrevoient même la possibilité d’un écofascisme. S’intéressant à ce mouvement voici trois décennies, le sociologue Pierre Alphandéry et ses collègues concluaient à un positionnement « équivoque » relativement à la question de l’émancipation. Est-ce réellement le cas ?
Constatons que l’accusation est faible. Il y a tout d’abord l’imprécision des notions clés utilisées pour disqualifier l’écologie. Prenons le cas de la notion de progrès. L’écologisme la critique. Mais l’historien François Jarrige montre que le progrès scientifique et technique a souvent été porté par des conservateurs, depuis le XIXe siècle. Les fascismes ont été violemment progressistes. Marshall Sahlins, David Graeber et David Wengrow ont également montré que les sociétés supposément primitives ne sont pas moins complexes ni soucieuses d’émancipation, par exemple en termes d’égalité. Alors de quel progrès parle-t-on ? La critique d’un certain type de progrès ne permet pas de ranger l’écologie politique du côté du conservatisme.
La critique d’une écologie conservatrice parce que « protectrice de la nature » présente les mêmes faiblesses. La nature peut être mise en avant par les conservatismes, qui cherchent à faire passer l’ordre social pour donné. Au contraire, avec l’écologie politique, l’ordre naturel n’est pas donné. L’écologie en tant que science de la nature enseigne que cet ordre est sans cesse changeant. Serge Moscovici explique dès 1962 que cet ordre doit être inventé. Il en va de même pour l’ordre de la société écologique. Et la nature est le concept-clé que les Lumières opposent aux conservatismes, et en particulier aux religions, au surnaturel. La nature est ce qui est de l’ordre de la preuve. Elle est au fondement du sécularisme, et donc des démocraties, par opposition aux théocraties.
Autre amalgame et raisonnement fallacieux : l’écologie valorise le local, comme les conservatismes, et donc l’écologisme serait conservateur. C’est passer sous silence les différences. Le localisme écologiste est conditionné par un rapport égalitaire à la biosphère (« penser global, agir local »), qui accorde une place à tout vivant, y compris humain. Le localisme conservateur vise à la protection d’un patrimoine et un ordre ethnique. Les deux n’ont donc presque rien de commun, et impliquent une contradiction dans les termes.
Une troisième manière d’entretenir la confusion est de focaliser sur des individus ou des groupuscules, qui peuvent incarner des synthèses improbables, et souvent éphémères. On peut citer Hervé Juvin, un temps conseiller en « écologie localiste » au RN, avant que ce parti de devienne ouvertement anti-écologiste. La revue Limite a également voulu incarner une écologie politique chrétienne, ouvrant ses portes à tous les courants, conservateurs ou non. Elle n’a pas réussi à durer, le projet étant trop contradictoire.
Quant à l’écofascisme, il est également profondément contradictoire. Les fascismes sont des conservatismes extrêmes pour qui la priorité est la préservation de l’unité politique contre les menaces tant internes qu’externes, cela, en utilisant la force. Leur focale est donc anthropocentrique : c’est l’ordre humain qui passe avant tout le reste. La nature n’a de valeur qu’instrumentale, en tant que moyen pour contenir ce qui les menace. C’est également le cas des sociétés primitives conservatrices, à l’exemple des Achuars décrits par Philippe Descola. Leur faible empreinte écologique tient surtout à leur propension à s’entre-tuer. Ils se représentent la nature comme un monde de prédation, à l’opposé de l’écologisme qui défend une vision coopérative.
Alphandéry et ses collègues qualifiaient l’écologisme « d’équivoque ». Pourtant, c’est bien des valeurs progressistes qu’ils découvrent dans leur enquête, quand ils citent l’autonomie, la gratuité, la libération du travail, le fédéralisme ou la solidarité internationale.
Le rapport au conservatisme de l’écologisme est toutefois variable. Dans le champ politique contemporain, quatre positions semblent se dégager.
La première est une écologie plutôt conservatrice, mais pas d’extrême droite. Elle est de faible ampleur, parce qu’elle cherche à concilier l’inconciliable. Le philosophe Roger Scruton ou le député Les Républicains François-Xavier Bellamy peuvent l’incarner. Ils se disent soucieux de la biosphère, mais quand vient l’heure des choix, c’est l’économie qu’ils priorisent. Elle a une conception locale et patrimoniale de la nature, et plus généralement de la vie. Elle est libérale, mâtinée de spiritualité, peu critique du capitalisme bien qu’elle en appelle vigoureusement à sa régulation, contre le néolibéralisme. Elle est proche de ce Green New Deal soutenu un temps par Ursula von der Leyen, issue de la CDU allemande.
La deuxième position est une écologie sociale-libérale. Elle correspond à un social-écologisme, positionné au centre-gauche, à l’exemple du député européen Pascal Canfin, qui se satisfait en partie de ce Green New Deal que la CDU a vite abandonné dès que des obstacles se sont fait jour. Le marché est orienté par des incitations économiques, du côté des consommateurs et des producteurs (taxe carbone, subventions, etc.).
Le troisième courant correspond à une forme d’écosocialisme d’inspiration marxiste mais lui-même divers. Il va des aspirations à une social-écologie à des questions de planification. Un désaccord important porte sur le rôle possible de l’État et donc celui de l’initiative décentralisée, notamment de l’économie sociale et solidaire.
Un dernier courant pousse la rupture et la critique du développement plus loin encore. C’est le cas de Thierry Sallantin qui défend une position anti-industrielle radicale, qu’il qualifie « d’artisanaliste », rappelant le monde dépeint par William Morris, dans lequel les objets sont durables et peu nombreux, et la démocratie directe règne. Mais ce courant peut également se confondre avec des démarches ésotériques et irrationalistes, fétichistes, qui débouchent sans trop s’en rendre compte sur des ordres conservateurs, à l’exemple d’Edward Goldsmith ou de Jerry Mander admirant les sociétés primitives.
Alors, l’écologie politique est-elle un conservatisme ? Rien ne permet de le dire, une fois que les termes de la controverse sont définis. Mais il n’a jamais manqué de conservateurs pour chercher à enrôler cette critique de la modernité pour la mettre au service de buts très différents. L’écologisme est plutôt un proche parent du socialisme, qui portait aussi une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative. Une divergence notable existe néanmoins entre la forme dominante du socialisme et l’écologisme à propos des forces productives et de la croissance.
Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.