11.03.2025 à 16:43
Thomas Sorreda, Professeur de Management, EM Normandie
Les sciences sociales s’intéressent à la complexité des organisations pilotées par les trafiquants. Gestion des flux, promotions, fidélisation des clients : les dealers se forgent de véritables compétences managériales. Pourraient-elles devenir des leviers de réinsertion ?
Une soirée d’hiver, 23 heures, quelque part dans une banlieue française. Je retrouve Marmoush* dans le hall d’un immeuble où il « tient la boutique » comme il dit. Entre deux transactions, il consulte son téléphone PGP pour Pretty Good Privacy, ces appareils cryptés devenus indispensables dans le milieu. Les messages s’enchaînent : un revendeur signale un stock presque épuisé, un autre demande validation pour un nouveau client potentiel. Rien d’inhabituel pour lui. Ce qui me frappe, c’est la précision quasi militaire de l’organisation.
Pendant un an d’immersion dans ce réseau, j’ai découvert une réalité qui défie les clichés sur le deal de rue. Cette recherche s'inscrit dans la tradition des études ethnographiques sur les organisations illégales, dans la lignée des travaux de Venkatesh (2009) sur les gangs américains et de Goffman (2014) sur la criminalité urbaine. Là où l’opinion publique imagine le chaos, j’ai observé une organisation structurée. Là où l’on attend de la violence gratuite, j’ai trouvé des codes de conduite stricts. Cette complexité pose une question fascinante : comment des jeunes, souvent stigmatisés comme de simples délinquants, développent-ils des compétences dignes de cadres en entreprise, tout en cherchant à maintenir une forme de légitimité sociale ?
Car voilà le paradoxe qui m’a interpellé : ces dealers que je côtoie quotidiennement naviguent entre deux mondes. D’un côté, ils excellent dans la gestion d’équipe, le contrôle des stocks, la fidélisation client – des compétences qui feraient pâlir d’envie certains managers. De l’autre, ces savoir-faire restent prisonniers de l’illégalité qui les a fait naître.
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Ces dernières années, les sciences sociales se sont intéressées de près aux organisations illégales, révélant leur complexité organisationnelle souvent insoupçonnée. L’étude des organisations illégales a connu un tournant majeur avec les travaux de Venkatesh dans les ghettos de Chicago. En s’immergeant pendant plusieurs années dans un gang, il a révélé la sophistication de ces structures. En France, pourtant, exception faite de certains travaux tels que ceux de Marwan Mohammed, nous manquons cruellement d’études de terrain sur ces organisations. Comment se structurent-elles ? Quelles compétences s’y développent ?
Mon travail ethnographique tente de répondre à ces questions, en portant un regard sociologique sur un réseau de deal français.
Le dilemme moral auquel sont confrontés les dealers ne se résume pas à la simple opposition entre légalité et illégalité. Notre enquête révèle une réalité plus complexe, où ces acteurs développent ce que nous appelons un « bricolage éthique » pour justifier leur activité, particulièrement vis-à-vis de leur communauté locale.
Cette quête de légitimité sociale s’exprime d’abord dans leur rapport au quartier. Conscients des effets néfastes potentiels de leur activité sur leur environnement, ils mettent en place des pratiques compensatoires. Par exemple, ils s’impliquent dans la vie locale, jouant parfois un rôle de médiateurs dans les conflits, ou apportant une aide matérielle aux familles en difficulté. Cette dimension de « care » n’est pas anecdotique : elle représente pour eux une manière de justifier leur présence et leur activité.
Cette recherche permanente d’équilibre entre leur activité illégale et leur besoin de reconnaissance sociale les conduit à développer une éthique particulière, qui n’est ni totalement en rupture avec les normes sociales dominantes, ni complètement alignée sur elles. C’est dans cet entre-deux que se construit leur identité sociale, entre transgression et recherche de légitimité.
Paradoxalement, l’activité illégale de dealer devient un véritable terrain d’apprentissage organisationnel. Durant mon année d’observation, j’ai découvert comment le trafic de drogue forge des compétences complexes, notamment managériales. Comme le confie l’un des dealers : « On n’a pas fait d’études, mais on sait gérer une entreprise. »
Le quotidien du « business » révèle une organisation sophistiquée : cartes de fidélité informelles, promotions ciblées via messageries cryptées, gestion rigoureuse de la «supply chain».
À lire aussi : Le marché de la cocaïne devant celui du cannabis : comment la drogue est acheminée en France
Un dealer m’explique leur approche qualité :
« On préfère acheter plus cher au kilo pour avoir un produit de qualité, les clients savent qu’avec nous ils ne seront pas déçus. »
La structure hiérarchique reflète un véritable système de formation interne. Les plus jeunes débutent comme guetteurs avant d’accéder à des responsabilités croissantes. Cette progression, au-delà du test de fiabilité, permet une transmission des savoirs par capillarité. J’ai même observé la mise en place d’un système de remplacement pour les congés, témoignant d’une réflexion sur la gestion des ressources humaines.
Dans ce contexte à risque, les compétences relationnelles deviennent cruciales. Gérer les conflits, négocier, maintenir la confiance sont des savoir-faire vitaux. Un membre de l’organisation résume :
« Ce n’est pas qu’une question d’argent, il faut savoir gérer les gens, les situations tendues, garder son calme. »
Ces compétences managériales se heurtent pourtant à un mur : l’impossibilité de les valoriser dans le monde légal. Le paradoxe est saisissant : alors que notre société valorise l’entrepreneuriat, l’innovation et la capacité d’adaptation, elle se trouve dans l’impossibilité de reconnaître ces mêmes qualités lorsqu’elles émergent dans des contextes illégaux. L’exemple rare d’un membre ayant réussi à décrocher un MBA souligne, par contraste, l’ampleur du défi.
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Un dealer témoigne avec amertume :
« On a essayé de trouver un travail normal dans une entreprise, les recruteurs ont vu nos CV, tu connais les préjugés, on n’a même jamais eu d’entretien […] mais pourquoi ? Dealer de shit, c’est aussi un business. »
Cette situation soulève des questions cruciales pour notre société. Car l’enjeu dépasse la simple question de la reconnaissance individuelle. Il touche à notre capacité collective à transformer des compétences acquises dans l’illégalité en ressources pour l’économie légale, à accompagner la reconversion de ces individus, sans pour autant minimiser le caractère délictueux de leurs activités. C’est peut-être là que réside l’un des défis majeurs de l’inclusion sociale : non pas nier ces parcours atypiques, mais comprendre comment ils peuvent, sous certaines conditions, devenir des leviers de réinsertion.
(*) Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat.
Thomas Sorreda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.03.2025 à 16:19
Marc Sangnier, Enseignant-chercheur en sciences économiques, Aix-Marseille Université (AMU)
L’actualité française est marquée par le procès de Nicolas Sarkozy, ancien président de la République, accusé de financement illégal de campagne et de corruption. Deux recherches académiques analysent les bénéfices potentiels dont auraient pu profiter certains grands patrons proches de l'ancien président au moment de son élection en 2007.
Dans une étude, co-écrite avec Renaud Coulomb et publiée en 2014 dans le Journal of Public Economics, nous avons analysé l’impact de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, en 2007, sur la valeur des entreprises détenues ou dirigées par ses proches.
Pour ce faire, nous avons estimé la corrélation entre l’évolution de la probabilité de victoire de Nicolas Sarkozy et les rendements anormaux des entreprises cotées à la Bourse de Paris au cours des mois qui ont précédé l’élection. Ces rendements anormaux sont calculés en comparant les fluctuations des cours boursiers des entreprises cotées à celles prédites pour chaque entreprise par l’évolution globale du marché.
Nous avons identifié un ensemble de 23 entreprises du SBF 120 (l’indice boursier rassemblant les 120 plus grandes entreprises françaises cotées) qui étaient dirigées ou détenues majoritairement par des proches de Nicolas Sarkozy. Ces derniers sont issus d’une liste de 21 personnes que nous avons construite à partir d’articles de presse et d’ouvrages de journalistes politiques qui ont documenté les liens de Nicolas Sarkozy avec des personnalités du monde des affaires. La majorité d’entre eux étaient présents au Fouquet’s, le 6 mai 2007, lorsque Nicolas Sarkozy y a célébré sa victoire en compagnie de ses proches.
Les résultats montrent que les entreprises des amis de Nicolas Sarkozy ont vu leur valeur augmenter de 3 % en moyenne en raison de sa victoire électorale. En comparaison, la valeur des entreprises simplement considérées comme susceptibles de bénéficier des mesures annoncées dans son programme ne s’est accrue que de 2 % en moyenne. Ces résultats impliquent que, du point de vue d’une entreprise, la valeur d’un lien personnel avec le président de la République est supérieure à, ou au moins aussi importante que, celle des réformes économiques envisagées qui lui serait favorables.
L’analyse permet également de chiffrer la valeur totale des liens d’amitié avec Nicolas Sarkozy. Celle-ci s’élève à au moins 10 milliards d’euros de 2007. En comparaison, la valeur totale induite pour les entreprises par les réformes annoncées dans son programme ne s’élève qu’à 6 milliards d’euros.
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Bien que les données analysées ne permettent pas de déterminer pourquoi ou comment les entreprises peuvent tirer avantage des liens d’amitié de leurs dirigeants avec Nicolas Sarkozy, la littérature académique suggère que de telles connexions offrent un accès préférentiel aux marchés publics, la possibilité d’influencer les politiques économiques et des opportunités d’affaires uniques.
La simple existence d’une valeur positive de ces liens fondés sur l’amitié et les relations personnelles plutôt que sur le bénéfice escompté des réformes planifiées soulève des questions concernant l’équité des politiques publiques et la manière de garantir que le pouvoir économique ne soit pas concentré dans les mains de cercles restreints.
Dans une autre étude, publiée en 2021 dans le Journal of the European Economic Association et co-écrite avec Thomas Bourveau et Renaud Coulomb, nous avons examiné les comportements de trading de dirigeants d’entreprises cotées liés à Sarkozy au cours de l’année 2007 et cherché à déterminer si un sentiment d’impunité, né de la proximité avec le nouveau président de la République, a pu conduire ces dirigeants à commettre des délits d’initiés.
Commettre un tel délit peut être considéré comme un choix rationnel pour certains dirigeants si les gains financiers attendus sont plus importants que les risques qu’ils encourent. Si les connexions politiques peuvent éviter des poursuites judiciaires, ou alléger d’éventuelles sanctions, les dirigeants disposant d’appuis dans le monde politique pourraient se livrer davantage aux délits d’initiés.
Notre analyse couvre l’ensemble des dirigeants et membres des conseils d’administration des entreprises cotées en France qui ont acquis ou cédé des actions de leur entreprise sur la période 2006-2008. Au total, notre échantillon contient 10 914 opérations financières enregistrées par l’Autorité des marchés financiers (AMF) et réalisées par 1 827 dirigeants d’entreprises cotées.
Nous avons identifié les dirigeants et membres des conseils d’administration d’entreprises cotées liés à Nicolas Sarkozy à partir de la liste des grands donateurs de l’UMP révélée par Mediapart, en 2012, et de la liste des amis de Nicolas Sarkozy précédemment évoquée. Au total, 49 dirigeants d’entreprises qui ont acheté ou vendu des actions de leur société, contributeurs de campagne ou amis, sont retenus comme étant liés à Nicolas Sarkozy.
Notre analyse repose sur la comparaison de l’activité financière des dirigeants connectés à Nicolas Sarkozy à celle d’autres dirigeants sans lien avec ce dernier, et de leurs évolutions avant et après l’élection présidentielle de 2007.
Les trois principaux résultats obtenus offrent un faisceau d’indices concernant le rôle joué par les connexions politiques sur les délits d’initiés des dirigeants d’entreprises.
Nous avons tout d’abord calculé les réactions des marchés boursiers à l’annonce des transactions effectuées par les dirigeants d’entreprises cotées, et nous avons comparé celles ayant suivi les transactions des dirigeants liés à Nicolas Sarkozy à celles qui ont suivi les transactions d’autres dirigeants. Les marchés réagissent plus fortement aux opérations des dirigeants liés à Nicolas Sarkozy après son élection. Cela suggère que ces opérations contiennent davantage d’informations privées.
Ensuite, nous avons calculé la fréquence avec laquelle les dirigeants enfreignent les règles de l’AMF qui imposent que les opérations soient déclarées dans un délai de 5 jours ouvrés. Les dirigeants proches de Nicolas Sarkozy se sont révélés plus enclins à enfreindre ces règles après l’élection présidentielle.
Enfin, nous avons calculé, pour chaque transaction effectuée, le temps qui la sépare de la prochaine annonce de résultats de l’entreprise concernée. Notre analyse montre que les dirigeants liés à Nicolas Sarkozy ont eu, après l’élection, davantage tendance à acheter et vendre les actions de leur entreprise plus près des annonces de résultats.
L’interprétation de ces résultats appelle certaines précautions, car ils ne permettent pas d’identifier des délits d’initiés avérés. Ils constituent en revanche des indices concordants qui suggèrent que le comportement financier des dirigeants liés à Nicolas Sarkozy a été modifié par l’élection de ce dernier. Et la nature du changement de comportement observé est susceptible de refléter un sentiment d’impunité renforcé par leur proximité avec le pouvoir.
Les données que nous avons analysées ne permettent pas de calculer précisément le gain total que les dirigeants liés à Nicolas Sarkozy ont pu réaliser dans le cadre des opérations étudiées suite à l’élection de 2007. Une approche indirecte nous a cependant permis d’estimer imparfaitement que ce gain s’élève à environ 43,4 millions d’euros de 2007. Cela représente en moyenne 886 000 euros par dirigeant, soit au moins 20 % de la rémunération annuelle de ceux d’entre eux qui ont les revenus les plus élevés.
Le cas de Nicolas Sarkozy illustre de manière saisissante comment une proximité au pouvoir politique peut structurer des réseaux d’opportunités économiques systémiques. Les résultats présentés ici suggèrent que les relations entre personnalités politiques et des affaires sont bien à double-sens : la politique et l’économie s’entrelacent pour façonner des dynamiques de pouvoir.
Les liens de Nicolas Sarkozy avec le monde des affaires sont avérés et ont été largement documentés. Il peut, à cet égard, apparaître comme un cas particulier, voire extrême, parmi l’ensemble des relations possibles entre affaires et politique. La valeur des relations personnelles pour les uns et les autres semble néanmoins si importante qu’il paraît important de réaffirmer l’importance de la transparence pour limiter de potentielles alliances stratégiques.
Pour garantir la confiance dans les institutions, la transparence des relations entre politique et économie doit être renforcée et être accompagnée d’une surveillance réglementaire indépendante. Ces mesures, combinées à une justice impartiale et efficace, sont essentielles pour protéger les institutions.
Le projet de recherche menant à l'étude présentée a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR-17-EURE-0020)
09.03.2025 à 09:28
Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel
Très populaire chez les jeunes, la plateforme numérique TikTok est considérée comme l’une des plus problématiques en raison de la propagation massive de fausses informations. De nombreux pays ont déjà interdit TikTok, pour différents motifs : risque d’espionnage au profit de la Chine, manipulation de l’opinion, mise en danger des jeunes utilisateurs en raison de contenus violents.
En 2024, la Commission européenne a ouvert une procédure contre TikTok. En France, l’Assemblée nationale doit examiner – dans la semaine du 11 mars – la création d’une commission d’enquête concernant les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, notamment les risques de pensées et de comportements suicidaires.
Banni en janvier 2025 aux États-Unis, TikTok reste l’une des plateformes les plus influentes au monde, avec 1,5 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde et 15 millions d'utilisateurs mensuels en France. Un enfant sur deux âgé de 11-12 ans possède un compte TikTok dans l'hexagone selon l’Arcom, alors que l'âge pour s'inscrire est de 13 ans. Plébiscitée par les jeunes générations, elle façonne leur rapport à l’information et concurrence de plus en plus les médias traditionnels. Mais derrière ses défis viraux et ses vidéos populaires, une inquiétude grandit : TikTok est-elle devenue un accélérateur de désinformation et un outil d’influence opaque ? Quel est l’impact de son modèle algorithmique sur l’esprit critique et la démocratie ?
Des recherches montrent que TikTok est un terrain propice à la désinformation. Une étude menée entre janvier et mars 2020 a révélé que 20 % à 32 % des vidéos sur le Covid-19 diffusées sur la plateforme contenaient des informations fausses ou trompeuses. En 2022, une analyse menée par Newsguard a confirmé ces éléments, révélant que 20 % des vidéos d’actualité sur TikTok contenaient des informations trompeuses.
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Contrairement aux médias traditionnels qui vérifient leurs sources et intègrent des outils de fact-checking, TikTok repose sur un algorithme opaque et ultrapersonnalisé, conçu pour maximiser l’engagement des utilisateurs, sans considération pour la fiabilité des contenus, sans hiérarchisation de l’information ni labellisation des contenus. Plus une vidéo est virale, plus elle est mise en avant, qu’elle soit vraie ou non.
Contrairement à Facebook et Twitter, où la viralité repose principalement sur le partage manuel et les interactions des utilisateurs, TikTok promeut immédiatement les contenus à un large public, sans nécessiter d’intervention active.
Une étude de l’Integrity Institute montre que TikTok amplifie davantage la désinformation que ses concurrents, alors même que X (Twitter) est connu pour diffuser les fausses informations six fois plus rapidement que les vraies. Cette dynamique alimente un phénomène de mésinformation accrue, où les fausses informations circulent plus vite et plus largement que les vérifiées.
Le format court et engageant de TikTok est un atout pour la viralité, mais un frein pour l’analyse critique. Contrairement à YouTube, Facebook ou X (Twitter), qui permettent des vidéos longues, des articles détaillés ou des fils de discussion, TikTok impose une logique de rapidité, avec des vidéos généralement comprises entre 15 et 60 secondes.
Conséquences :
pas le temps d’approfondir ou de contextualiser l’information,
l’utilisateur consomme passivement sans effort de vérification,
une fake news percutante devient plus crédible qu’un démenti détaillé,
Le défilement infini de TikTok, où les vidéos s’enchaînent sans interruption, encourage une consommation passive des contenus. Ce format limite le temps de réflexion et de vérification des informations, amplifiant ainsi la viralité des vidéos non vérifiées.
Cette dynamique favorise la propagande computationnelle c’est-à-dire l’utilisation des algorithmes, de l’automatisation et de l’anonymat pour manipuler l’opinion publique et diffuser massivement des contenus trompeurs. Concrètement, des bots automatisés peuvent être utilisés pour partager des vidéos de manière coordonnée, donnant une fausse impression de soutien populaire. c’est ainsi que le défilement infini devient un levier stratégique pour la diffusion de la désinformation à grande échelle.
En mai 2024, l’ONG Global Witness a révélé l’incapacité de la plateforme à détecter des publicités contenant des fausses informations, notamment en période électorale, malgré une refonte de sa modération, en octobre 2024, au profit de l’IA.
TikTok utilise aussi des stratégies sonores sophistiquées pour manipuler l’opinion, renforçant ainsi la diffusion de fausses informations. En amplifiant l’émotion et la viralité, les contenus sonores facilitent la diffusion massive de fausses informations.
Selon une enquête de Statista, réalisée entre avril 2023 et mars 2024, 69 % des adultes français de moins de 30 ans utilisent régulièrement TikTok, témoignant de l’influence croissante de l’application sur cette tranche d’âge. Parallèlement, une étude de l’Ifop a révélé que 69 % des 18-24 ans adhèrent à au moins une contre-vérité scientifique, illustrant l’ampleur du défi en matière d’éducation à l’information.
Or, TikTok exerce une influence majeure sur les perceptions des jeunes générations, notamment en raison de l’absence de confrontation d’idées. Comme d’autres plateformes, son algorithme tend à renforcer les « bulles de filtre », enfermant les utilisateurs dans des environnements d’information qui consolident leurs croyances en leur proposant des contenus alignés avec celles-ci.
Ce phénomène a déjà été mis en lumière dans des études s’intéressant au rôle des réseaux sociaux dans la radicalisation des jeunes. Ces recherches montrent que les groupes djihadistes exploitent les failles des algorithmes pour diffuser leurs idéologies à travers des contenus émotionnels et percutants.
Enfin, TikTok a diffusé massivement des défis viraux mettant directement en danger la vie des jeunes utilisateurs. On peut citer le tristement célèbre « Blackout Challenge » qui consiste à se priver d’air jusqu’à l’évanouissement, ou le « Skullbreaker Challenge », qui consiste à faire tomber son ami en lui faisant un double croche-pied provoquant des chutes brutales et des accidents.
Accusée de servir les intérêts de la Chine, TikTok est désormais dans le viseur des autorités. En juillet 2023, un rapport du Sénat français a dénoncé les risques d’espionnage et de manipulation via la collecte de données par ByteDance, sa maison mère chinoise.
Plus récemment, le rapport Viginum (février 2025) a révélé que des acteurs étrangers avaient exploité les failles de modération de la plateforme pour influencer l’élection présidentielle roumaine.
À travers le monde, plusieurs pays ont décidé de restreindre ou d’interdire TikTok.
Trois principales raisons expliquent ce choix :
La sécurité nationale et souveraineté numérique
Les États-Unis ont interdit TikTok en janvier 2025 par crainte que les données des utilisateurs soient accessibles aux autorités chinoises. L’Inde avait déjà pris cette mesure en 2020 dans un contexte de tensions frontalières avec la Chine.
La préservation des valeurs culturelles
Des pays comme l’Afghanistan, le Pakistan, le Népal et la Jordanie ont suspendu TikTok, jugeant certains contenus inappropriés ou susceptibles de provoquer des tensions sociales et religieuses.
La protection des jeunes et lutte contre les contenus violents
L’Albanie a suspendu l’application en 2024, l’accusant de favoriser le harcèlement chez les jeunes, devenant ainsi le premier pays du continent à suspendre totalement TikTok (pour un an). En Somalie, c’est la diffusion de contenus liés au terrorisme qui a motivé son interdiction.
Face aux préoccupations croissantes liées à TikTok, la France et l’Union européenne ont adopté des mesures pour encadrer l’utilisation de la plateforme. En mars 2023, la France a interdit l’installation d’applications « récréatives », dont TikTok, sur les appareils professionnels des fonctionnaires, invoquant des risques pour la sécurité nationale.
Parallèlement, l’Union européenne a mis en place le Digital Services Act (DSA), imposant aux plateformes en ligne des obligations accrues en matière de transparence des algorithmes et de stockage des données. En cas de non-conformité, des sanctions pouvant atteindre 6 % du chiffre d’affaires annuel mondial de l’entreprise sont prévues.
En février 2024, la Commission européenne a ouvert une procédure formelle pour évaluer si TikTok a enfreint le Digital Services Act, notamment en ce qui concerne la protection des mineurs et la transparence publicitaire. Il s’agit de la deuxième procédure de ce type dans le cadre de nouvelles règles européennes après celle [concernant X (Twitter)]
Les résultats n’ont pas encore été publiés et aucune durée fixe n’est prévue pour ces procédures. Le DSA confère à la Commission le pouvoir d’imposer des sanctions financières. Cependant, une interdiction totale de TikTok en Europe serait une mesure extrême – non prévue par le DSA – et nécessiterait une décision politique complexe.
Aujourd’hui l’Union européenne s’en tient à la recherche d’un équilibre – délicat – entre la protection des utilisateurs – notamment les plus jeunes – et la préservation des libertés numériques.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.03.2025 à 15:23
Laura Verquere, chercheuse en sciences de l'information et de la communication , Sorbonne Université
La montée de l’extrême droite à l’échelle mondiale, couplée au relâchement de la modération sur les réseaux sociaux numériques, donne l’impression d’une nouvelle percée des discours masculinistes, teintés de conservatisme. Toutefois, cette recrudescence s’inscrit dans une longue histoire de réaction aux avancées féministes et se manifeste aujourd’hui sous des formes variées.
Depuis plusieurs mois, et de manière accélérée depuis l’élection de Donald Trump, on assiste à un regain des prises de parole masculinistes. L’une des plus spectaculaires est celle de Mark Zuckerberg, en janvier 2025. Le patron de Meta a annoncé la suppression du fact-checking sur ses réseaux sociaux, invoquant une liberté d’expression menacée par un moralisme « woke ». Dans le même élan, il met fin aux programmes internes de diversité et d’inclusion du groupe.
Pour justifier sa décision, il a convoqué un lexique ouvertement masculiniste : selon lui, il était temps de « re-masculiniser » les entreprises prétendument émasculées par les valeurs féministes, lesquelles auraient trop longtemps entravé l’énergie positive masculine et sa nécessaire agressivité.
À lire aussi : Dérives masculinistes de Zuckerberg et de Musk : le numérique en mâle de virilité ?
Il s’aligne ainsi sur Elon Musk, propriétaire de X (anciennement Twitter). La fin de la modération sur cette plateforme a favorisé la diffusion des idées conservatrices et masculinistes. L’affirmation de ces valeurs au sommet de pays comme les États-Unis, le Brésil, l’Argentine ou la Russie et des grandes entreprises de la tech peut sembler inédite, mais elle s’inscrit en réalité dans une recrudescence ancrée dans une histoire longue, en perpétuelle recomposition au gré des contextes sociaux, politiques et historiques. Avant d’en retracer les généalogies, quelques précisions sémantiques s’imposent.
Si le terme de masculinisme se répand avec la montée des extrêmes droites à travers le monde, son usage prête à confusion, se mêlant souvent à des notions voisines telles que virilité et masculinités. Les masculinités, au pluriel, désignent la diversité des normes, des pratiques et des représentations du masculin, qui se construisent en relation avec le féminin et évoluent à travers l’histoire.
La virilité, en revanche, se réfère à un ensemble de qualités et de valeurs perçues comme immuables – force, courage, vigueur – qui s’imposent aux hommes à travers les époques sous des formes toujours renouvelées. Elle tend à instaurer une hiérarchie dans les rapports de genre : conçue pour dominer, la virilité constitue un idéal régulièrement mobilisé par les discours masculinistes pour réaffirmer leur hégémonie.
Contrairement à la misogynie, qui exprime une haine et un mépris envers les femmes, ou au sexisme, qui désigne un système maintenant les femmes en situation d’infériorité sociale, économique et politique par rapport aux hommes, le masculinisme suit une logique plus spécifique, bien qu’il s’en nourrisse largement.
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S’il a failli, un temps, désigner l’engagement des hommes pour les droits des femmes (comme relaté dans l’ouvrage de Christine Bard, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri), l’usage du suffixe « -isme » cherche avant tout à créer une symétrie avec le féminisme, dans une logique d’opposition.
Forme d’antiféminisme, le masculinisme ne s’attaque pas à toutes les femmes, mais cible particulièrement celles qui défendent leurs droits et leur émancipation.
Les discours masculinistes reposent sur trois postulats principaux. D’abord, le « mythe de l’égalité déjà-là », selon lequel l’égalité entre les sexes serait atteinte, rendant les revendications féministes obsolètes. Ensuite, la théorie de « l’effet pervers », qui considère que le féminisme serait allé trop loin, inversant l’ordre de genre et créant une guerre des sexes. Enfin, le discours de la « crise de la masculinité », étudié notamment par Francis Dupuis-Déri, qui met en scène une supposée mise en péril des hommes dans divers domaines : l’éducation, la famille ou encore les institutions judiciaires.
À travers ces arguments se construit alors un discours de la « cause des hommes » qui rassemblent différentes revendications, comme celles des pères divorcés ou des hommes victimes de violences. La situation se serait inversée : ils se positionnent comme les victimes d’un supposé bouleversement des hiérarchies de genre, adoptant un langage proche de celui des discours féministes qu’ils scrutent et détournent habilement à leur avantage.
Si les mouvements et idées masculinistes gagnent en visibilité dans l’espace public, notamment à la suite des élections de plusieurs présidents conservateurs dans le monde, ils ne sont en rien nouveaux. Selon l’historienne Christine Bard, leur histoire est aussi ancienne que celle des mouvements féministes, les deux suivant des trajectoires étroitement liées. La première utilisation du terme apparaît à la fin du XIXe siècle, sous la plume de la féministe radicale Hubertine Auclert, pour désigner la suprématie du masculin.
Cependant, ce n’est qu’à partir des années 1980 que les groupes masculinistes commencent à se structurer davantage, s’intensifiant en tant que mouvements réactionnaires en réponse à la deuxième vague féministe, centrée sur la lutte pour le droit à la libre disposition de son corps.
L’histoire des antiféminismes pourrait ainsi se lire en miroir de celle des féminismes : le masculinisme avance toujours en réaction aux progrès des droits des femmes et aux transformations sociales. Pour Christine Bard, nous pourrions même inverser la perspective en considérant que « l’antiféminisme précède le féminisme », par anticipation à l’émancipation tant redoutée.
En France, le masculinisme s’organise principalement autour des associations de défense des droits des pères, luttant pour la garde alternée lors de séparations conjugales (SOS Papa, SVP Papa, etc.), ainsi que de groupes de parole non mixtes où les hommes expriment leur mal-être lié à leur condition dans la société contemporaine.
Au Canada, le masculinisme est particulièrement dynamique, et selon la sociologue Mélissa Blais, spécialiste des études du genre et de la pensée féministe, il représenterait même la branche la plus active de l’antiféminisme.
Le masculinisme, qui est à la fois une idéologie et un mouvement social, peut conduire à des violences mortelles. Le 6 décembre a été désigné au Canada comme la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes, en réponse à une attaque meurtrière à l’École polytechnique de Montréal en 1986, où 14 jeunes femmes ont été tuées par Marc Lépine, un jeune homme de 25 ans qui déclarait « haïr les femmes ».
Aujourd’hui, le masculinisme adopte des formes de plus en plus réactionnaires et revendique ouvertement ses liens avec l’extrême droite, les courants conservateurs et les religions. Nostalgique d’un passé glorieux face à une modernité « décadente », il cherche à restaurer la « grandeur virile de la civilisation », à l’image des thèses racistes et xénophobes qui redoutent l’effondrement des « civilisations blanches et chrétiennes ».
Bien qu’ils reposent sur des principes communs – l’idée que les droits des hommes seraient menacés –, les masculinismes sont pluriels et en constante évolution. Ils se modifient au gré des contextes historiques et des formes prises par les revendications et luttes féministes ; qu’il s’agisse de la critique de l’accès des femmes à la citoyenneté et à la procréation médicalement assistée, ou de la menace des droits des personnes transgenre.
Les masculinismes poursuivent des causes variées : défense des droits des pères, « reconquête » du pouvoir dans la séduction hétérosexuelle, lutte contre « le risque » de l’indifférenciation des sexes, etc. La cause masculiniste peut se manifester de manière plus subtile à travers des discours qui ne sont pas directement antiféministes, comme la quête individualiste de santé, du bien-être et du développement personnel, souvent associée à un culte hygiéniste et viril du corps.
Des discours qui se développent sur divers terrains, à la fois hors ligne – au sein d’associations, de groupes d’entraînement ou de mobilisations – et en ligne, sur les réseaux sociaux traditionnels (TikTok, YouTube, X…) ainsi que sur des plateformes spécialisées (Reddit, 4chan, Twitch) et des forums. Dans ces espaces, censés réhabiliter une virilité « perdue ou menacée », on peut parfois trouver des appels à la violence, au viol et au meurtre.
Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si, observées depuis ces groupes, leurs idées peuvent sembler marginales, elles circulent largement au-delà de ces cercles actifs et se banalisent, y compris dans les espaces institutionnels. Ce phénomène n’est pas limité à l’extrême droite ; il peut aussi s’immiscer, sous des formes plus discrètes ou déguisées, dans des espaces progressistes et libéraux comme le révèle, aux États-Unis, la rencontre entre le monde supposé progressiste de la tech et les conservateurs libéraux.
Laura Verquere ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.03.2025 à 15:21
Francis Dupuis-Déri, Professeur, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Le masculinisme – courant qui accuse le féminisme d’être responsable d’une « crise de la masculinité » et qui propose de valoriser les qualités considérées viriles – est de plus en plus visible dans la sphère politique et médiatique. Quels sont ses soubassements idéologiques ? Comment expliquer son emprise croissante ?
Il y a quelques jours, Mark Zuckerberg a prétendu que les entreprises privées étaient « émasculées » et a suggéré de revaloriser l’« énergie masculine », associée à la « compétitivité » et l’« agressivité ». Cette victime de l’« énergie féminine » n’est, après tout, que la troisième fortune mondiale…
Selon sa conception de l’être humain, relevant du sens commun, la masculinité et la féminité détermineraient des attitudes et des compétences physiques, cognitives et mêmes morales fondamentalement différentes selon le genre, et même mutuellement exclusives.
Qu’importe que la science montre que ces différences sont en grande partie imaginées selon des conceptions fantaisistes de la préhistoire, du cerveau ou des hormones, autant de sujets complexes dont bien des gens se croient spécialistes en répétant des faussetés.
Le mythe de la caverne conjugale, par exemple, est en fait une projection de notre modèle familial contemporain sur la préhistoire, le père quittant aujourd’hui le bungalow pour aller au travail comme son ancêtre quittait la caverne, dit-on, pour aller chasser le mammouth.
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Or plusieurs spécialistes ont conclu qu’on ne pourra jamais déterminer les rôles de nos ancêtres simplement à partir de quelques os, de l’ADN, de silex taillés, de quelques restes de semailles : rien de tout cela nous indique réellement qui chassait, qui pêchait, qui s’occupait des enfants et des malades. Il semble aussi pour le moins douteux que toutes les communautés de nos ancêtres aient été identiques pendant des centaines de milliers d’années.
D’autres disciplines ont aussi remis en question pareilles certitudes quant aux différences de genre, influencées par les biais et stéréotypes sexuels d’aujourd’hui, y compris dans l’observation des espèces animales. En fait, les différences entre individus femelles, d’une part, ou mâles, d’autre part, sont bien plus importants qu’entre la moyenne des femelles et des mâles, y compris dans l’espèce humaine. En réalité, hommes et femmes sont bien plus similaires que différents du point de vue de leur anatomie (deux bras, deux jambes, cerveau similaire, etc.) et de leurs capacités physiques, cognitives et morales.
Insensible à la réalité humaine, le genrisme préfère répéter qu’il y a deux genres fondamentalement différents, éternels et immuables, au risque de colporter des erreurs et des faussetés au sujet de la préhistoire, des animaux, du cerveau, etc.
Cette représentation des genres est avant tout politique, c’est-à-dire liée à la question du pouvoir. En 2019, l’American Psychological Association précisait que la « masculinité » est caractérisée par le « stoïcisme, la retenue de ses émotions, la compétition, la domination et l’agressivité », autant de caractéristiques qui placent les hommes et les femmes en relations hiérarchiques, le masculin étant « naturellement » en position de supériorité, le féminin en position de soumission.
Aujourd’hui, des politiciens et des influenceurs, dont le célèbre Andrew Tate qui vient de trouver refuge aux États-Unis alors qu’il est accusé en Roumanie d’exploitation sexuelle, y compris de mineures, jouent à fond cette carte de la masculinité associée à la force, à la puissance et à la domination, comme les présidents Vladimir Poutine pêchant torse nu en Sibérie ou Emmanuel Macron frappant un sac de boxe. « La masculinité est de retour », s’est exclamé pour sa part Elon Musk, l’homme le plus riche du monde et bras droit (c’est le cas de le dire) de Donald Trump, le lendemain de la cérémonie d’assermentation présidentielle.
Donald Trump lui-même se présente comme un mâle alpha, prônant ouvertement l’agression sexuelle des femmes (« Grab them by the pussy »), en ayant lui-même agressé plusieurs. Son nouveau cabinet compte une grande majorité d’hommes, contrôlant les postes les plus importants, dont certains ont manœuvré pour que la Roumanie relâche l’influenceur Andrew Tate.
Enfin, le président peut aussi compter sur des milices comme les Proud Boys, organisation non mixte d’hommes, dont les chefs prétendent « vénérer les ménagères ».
La principale faiblesse du genrisme réside dans la réalité concrète de la vie humaine, puisque les caractéristiques associées à la masculinité sont tout simplement humaines, et qu’on les retrouve aussi chez les femmes, et vice versa. Quel que soit son genre, chaque être humain peut être courageux, fort, compétitif, agressif, doux, bienveillant, dépendant, rationnel ou émotif. Avec leurs deux mains, hommes et femmes peuvent exécuter les mêmes tâches, quelles qu’elles soient, changer des couches, offrir des fleurs, circuler sur le Web, conduire une voiture, tirer à la carabine.
Or comme ces identités de genre sont fondées sur des illusions, hommes et femmes ont développé des stratégies pour mettre en scène leur genre et l’incarner aux yeux des autres. Côté masculin, une manière de montrer qu’on est un homme, un « vrai », est de faire preuve de misogynie et surtout d’homophobie. On l’a vu au Brésil et en Hongrie, où Jair Bolsonaro et Viktor Orban attaquent les femmes et les personnes de la diversité de genre et sexuelle.
Le même scénario est à l’œuvre avec le trumpisme, qui accuse la « diversité » de tous les maux qui frappent les États-Unis, de la défaite militaire en Afghanistan à des accidents aériens. Depuis des années, des activistes du Parti républicain font bannir des milliers de livres de bibliothèques publiques, sous prétexte qu’ils prônent la « diversité ». Une fois réélu, le président Donald Trump a ciblé les minorités de genre et sexuelle, en particulier les trans, à qui l’armée vient de fermer la porte. Tout cela renforce à la fois l’idée que la masculinité est menacée, et qu’elle doit être puissante.
Or ces manœuvres participent d’un jeu d’illusion. Ainsi, pour expliquer l’élection de Trump, bien des analystes ont souligné l’importance du vote des hommes qui seraient abandonnés depuis des années par le Parti démocrate au profit des femmes et de la « diversité ». Pourtant, les républicains ont bien plus parlé des « minorités » que les démocrates, pendant l’élection. Ils ont même investi plus de 200 millions de dollars en publicités télévisées contre les trans, véritable obsession trumpiste.
Dans des États ayant appuyé massivement Trump, comme le Nebraska (76 %) et le Wyoming (72 %), les hommes ont un salaire annuel comparé à celui des femmes supérieur de 30 % au Nebraska (51 304 US$ pour 36 188 US$) et supérieur de 34 % de plus au Wyoming (54 064 US$ pour 35 857 US$ au Wyoming), soit supérieur d’environ 15 000 dollars à 20 000dollars en faveur des hommes. Au niveau national, les hommes ont en moyenne un salaire 16 % plus élevé que les femmes, et leur richesse globale est 60 % plus importante que celle des femmes. Ces écarts ont différentes causes, mais le résultat reste que les hommes s’en tirent bien mieux économiquement que les femmes, contrairement à ce que laissent croire les thèses victimisant les hommes pour expliquer la victoire de Trump.
Comme pour les identités de genre, la réalité socio-économique est donc souvent une affaire de perception et d’illusion. Si vous êtes convaincus que le masculin doit être supérieur au féminin, alors la simple perception que les femmes ou les trans prennent trop de place vous apparaîtra comme un scandale dont les hommes seraient victimes. C’est cette colère que les politiques virilistes et misogynes attisent et entretiennent d’autant plus facilement que ces hommes dirigent les gouvernements, qu’ils sont à la tête des plus grandes fortunes et entreprises privées, y compris des conglomérats médiatiques et des principaux médias sociaux.
Ce qui est plus difficile, c’est d’expliquer les causes de cette poussée masculiniste au sein de l’élite politique, économique et médiatique. On peut avancer deux hypothèses non mutuellement exclusives : il s’agit d’un backlash (retour de bâton) contre les mobilisations féministes des dernières années contre les violences sexistes (#MeToo) et contre les avancées de la diversité de genre et sexuelle. Et il s’agit aussi de postures et de discours (misogynes, antiféministes, masculinistes) qui sont inhérents aux forces politiques, sociales et culturelles d’extrême droite, qui sont de plus en plus influentes et auxquelles contribuent Bolsonaro, Orban et Trump, entre autres.
À titre de professeur, Francis Dupuis-Déri a reçu des financements pour mener ses recherches sur l'antiféminisme, l'homophobie et la transphobie du Chantier sur l'antiféminisme, du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).
06.03.2025 à 15:35
Margot Giacinti, Docteure en science politique et post doctorante, Université de Lille
Le concept de « féminicide » est essentiel à la sécurité des femmes. Comment pourrait-on combattre ce qui n’est pas nommé ? Dans les médias, la notion de crime passionnel semble enfin avoir disparu. L’enjeu est désormais sur ce qu’on met derrière le terme féminicide, et comment on l’interprète. Les recherches de la politiste Margot Giacinti reviennent sur l’histoire de cette notion et offrent des pistes concrètes pour mieux protéger les femmes.
Le féminicide est le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. Cette définition voit le jour sous la plume de la sociologue Diana Russell qui, après avoir travaillé à identifier cette forme spécifique de violence dans les années 1970, signe en 1992 avec sa consœur Jill Radford l’ouvrage fondateur, Femicide: The Politics of Woman Killing (New York, éditions Twayne).
D’abord approprié par les chercheuses et militantes d’Amérique latine dans les années 2000, le concept se diffuse lentement en Europe à partir des années 2010. En France, il faut attendre les premiers comptages du collectif Féminicides par compagnon ou ex (2016) et le début des collages féminicides, en 2019, pour que sa diffusion soit assurée à l’échelle nationale.
Pourtant, ni le féminicide comme fait social ni sa dénonciation ne sont des nouveautés. Depuis le XIXe siècle, des militantes féministes tentent d’identifier et de théoriser ce crime. Mais leurs idées sont demeurées minoritaires (ou plutôt minorisées) et, faute de trouver un écho dans l’opinion, sont restées méconnues.
Un travail de dévoilement généalogique de la notion, couplé à l’analyse d’affaires judiciaires, permet de saisir les biais sociohistoriques qui ont entravé l’émergence de ce concept clé. Il permet également d’identifier les marges de progression qui demeurent dans la lutte contre cette forme de violence extrême contre les femmes.
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En théorisant le féminicide, les féministes ont cherché à rompre avec deux lectures qui se sont construites historiquement aux XIXe et au XXe siècles, et qui ont perduré jusqu’au XXIe siècle.
D’une part, la lecture conjugaliste, qui ne s’intéresse qu’au meurtre entre époux (laissant dans l’ombre les féminicides sur concubines, sur inconnues, etc.) et qui symétrise les violences dans le couple. D’autre part, la lecture passionnelle, qui érige ce meurtre en crime passionnel, conséquence d’un trop-plein d’amour – pardonnable pour certains, comme on le voit par exemple dans la littérature romantique.
À rebrousse-poil de ces acceptions, le concept de féminicide constitue une manière radicalement différente de penser le crime, qui se défait des lectures patriarcales, conjugaliste et passionnelle. Le féminicide touche l’ensemble de la classe des femmes, les victimes étant ciblées spécifiquement parce qu’elles sont des femmes, c’est-à-dire qu’elles vivent dans des sociétés qui les placent dans des positions de subalternité et de vulnérabilité structurelles et qui entérinent ainsi la possibilité pour les hommes de les dominer.
Dans les écrits des féministes, le féminicide devient un crime produit par le rapport de domination qu’est le genre. Il n’est donc pas corrélé à la seule sphère conjugale et ses contextes de réalisation sont variés : intimité sexuelle ou affective (meurtre d’une épouse, d’une concubine, d’une ex, d’une femme exerçant la prostitution), sphère familiale non conjugale (meurtre d’une mère, d’une sœur, d’une fille), relation amicale et, plus largement encore, le milieu professionnel ou l’espace public.
En France, la réception du concept, lorsqu’elle a eu lieu, a été restreinte à la seule sphère conjugale. D’ailleurs, le chiffre généralement retenu pour le nombre annuel de féminicides en France est celui du rapport de la Délégation aux victimes (DAV) du ministère de l’intérieur, rapport qui n’utilise pourtant pas la catégorie féminicide, mais celle de « morts violentes au sein du couple ».
L’étude des affaires de meurtres de femmes, au XIXe comme au XXIe siècle, prouve pourtant que le genre est bien le déterminant commun de l’ensemble des féminicides, dans ou hors du couple. Ainsi, les femmes exerçant le travail du sexe ou subissant des logiques de traite ne sont pas exemptes des violences mortelles, comme l’illustre le meurtre, en 2018, de Vanesa Campos.
Les activités politiques de certaines militantes font aussi d’elles des proies de choix, comme cela s’est vu avec la tentative d’assassinat sur Louise Michel en 1888 ou, plus récemment, avec l’enquête magistrale « Femmes à abattre », du collectif Youpress, sur les féminicides de femmes politiques.
Exclure des comptages et des analyses les féminicides en dehors du couple revient donc à faire un usage partiel et partial du concept. Cela rejoue des lectures conservatrices qui ont failli dans la lutte contre les violences de genre en échouant à identifier les féminicides et ses logiques particulières. Inversement, utiliser le concept tel que formulé par les féministes apparaît essentiel pour mieux saisir la manière dont le genre détermine les crimes et pour dévoiler d’autres formes, encore dissimulées, de féminicides, à l’instar des disparitions de femmes non résolues ou des suicides forcés (suicide d’une victime, consécutif aux violences qu’elle a subies).
La création d’un pôle judiciaire cold cases à Nanterre a notamment pu mettre en lumière la dimension genrée des disparitions non résolues : sur 82 affaires, 56 concernaient des femmes. De même, la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences (Miprof) comptabilise 773 suicides forcés de femmes victimes de violences conjugales en 2023.
Cela modifie considérablement la proportion de féminicides sur le territoire français, puisque seules 93 « morts violentes » de femmes dans le cadre du couple avaient été décomptées par la DAV pour l’année 2023.
Un second enjeu pour les politiques publiques en matière de lutte contre les violences est la poursuite de l’analyse de la mécanique du féminicide.
Nos travaux ont mis au jour que la menace de mort était largement sous-évaluée dans les affaires de féminicides, alors qu’elle constitue souvent un signal fort d’un passage à l’acte imminent, notamment si le futur meurtrier possède une arme, ou s’il a déjà un script de mise à mort en tête (« Je vais t’étrangler »).
Les enquêtes sur les violences faites aux femmes en France telles que l’enquête « Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes » (Virage), 2020 ont montré que les femmes déclarent souvent les violences qu’elles considèrent les plus graves et qui sont aussi celles les plus reconnues par la justice, à savoir les violences physiques. Aujourd’hui, un questionnaire d’accueil dans le cadre de violences au sein du couple permet aux forces de police et de gendarmerie d’enquêter en détail sur les violences subies par la victime (violences verbales, psychologiques et économiques, physiques et sexuelles). Si la question de la menace de mort figure bien dans la trame, elle doit cependant être davantage investiguée, en particulier sur le plan du nombre, de la récurrence et du type de menaces, et couplée à celle de la possession d’arme.
De même, on a montré que c’est souvent quand les femmes agissent – en quittant le conjoint, en fuyant le domicile, en dénonçant les violences à un tiers – qu’elles se font tuer. Cette capacité d’agir – ou agentivité – a un rôle essentiel dans le féminicide : c’est lorsque les victimes tentent, comme elles le peuvent, de résister à la violence des hommes qu’elles peuvent faire l’objet de violences redoublées et mortelles, car ces actions s’exercent de manière contraire à la volonté des hommes, en transgression de l’ordre patriarcal.
Bien souvent, ces gestes d’agentivité constituent un moment critique où le risque d’être tuée est grand. Que l’on soit un ou une proche, ou une connaissance, de la victime, identifier ces moments et soutenir sa démarche, en restant vigilant, disponible et mobilisable, apparaît fondamental pour espérer lutter durablement contre les féminicides.
La politisation du féminicide, grâce à la ténacité des mouvements sociaux, a permis, plus d’un siècle après les écrits des féministes de la première vague, la mise à l’agenda d’un pan – encore bien petit – de cet immense problème public. Seule la poursuite de la lutte peut espérer réduire voire endiguer l’ensemble des féminicides et répondre ainsi à l’injonction brûlante des collages féministes : « Pas une de plus. »
Margot Giacinti est membre de conseil d'administration du Planning Familial du Rhône (MFPF69). Dans le cadre de son post-doctorat, elle est financée au titre de ses recherches par l'IERDJ et la Direction de l'Administration Pénitentiaire (DAP).