13.09.2025 à 12:04
L'Autre Quotidien
« Lutamaguzi » (2025), albizia, ébène et cuivre, 22 x 17 x 14 cm.
Basé à Kampala, Donald Wasswa travaille des essences comme l’albizia (aussi appelée silk tree) et l’ébène, auxquelles il ajoute des détails en cuivre. Résultat : des sculptures qui ressemblent à des méduses extraterrestres, dotées de tentacules élégants mais inquiétants. On pourrait presque les imaginer dans un aquarium intergalactique, entre un loup géant préhistorique et une dionée attrape-mouche carnivore.
Ces œuvres se situent à la frontière entre organique et mécanique, entre familier et inconnu. Elles interrogent : comment les objets qui nous entourent influencent-ils notre perception de l’avenir ? Et si les meubles de demain ressemblaient plus à des créatures hybrides qu’à des chaises Ikea ? On peut y croire…
« Kayondo » (2025), Albizia, ébène et cuivre, 40 x 26 x 28 centimètres
Wasswa s’inspire de la forme mouvante des méduses, symboles d’élégance mais aussi de danger. Ses sculptures oscillent ainsi entre une apparente douceur et une tension palpable, comme si ces formes prêtes à bondir pouvaient à tout moment quitter leur socle.
Dans leur présence, on retrouve un mélange d’émerveillement et d’étrangeté, ses créatures brouillant la frontière entre beauté et inquiétude comme certaines créations de Clémentine Bal.
« Muganzi » (2025), Albizia, ébène et cuivre, 40 x 34 x 20 centimètres
Avec Donald Wasswa, le bois ne se contente plus d’être un matériau noble : il devient un vecteur d’imaginaire, un pont entre le monde naturel et un futur fantasmé. Ses méduses sculptées, mi-créatures marines, mi-machines, questionnent notre rapport à la matière et à l’inconnu.
Alors, la prochaine fois que vous verrez un arbre, demandez-vous : est-ce qu’il finira en table basse, ou bien en créature extraterrestre prête à rejoindre une exposition ?
Si vous êtes à Londres cet automne, vous pourrez admirer ces sculptures lors de la foire d’art contemporain africain 1-54, qui se tiendra du 16 au 19 octobre. Une belle vitrine pour un artiste qui apporte un souffle résolument nouveau à la sculpture contemporaine.
John McPalmier le 15/09/2025
Les troublantes créatures en bois futuristes de Donald Wasswa
« Kyomuhendo » (2025), Albizia, ébène et cuivre, 38 x 36 x 25 centimètres
13.09.2025 à 11:51
L'Autre Quotidien
© Marc Pichelin / Troubs / Ouïe/Dire
De 2018 à 2024, les deux artistes ont passé des journées dans ce centre d’hébergement d’urgence du sud de la France où l’association La Halte 24 —ses salariés & ses bénévoles— fait tout pour créer du lien et offrir un lieu de vie le temps d’un soir ou de plusieurs mois.
Troubs dessine les lieux, les gens, il réalise des portraits à chaque visite qu’il photocopie et offre à ses modèles. Marc Pichelin lui, enregistre les conversations, pose des questions, et prend note de ce qui se passe dans le lieu, dans les vies de celles & ceux qui sont les résidents éphémères du lieu. Au fil des jours, des mois ou des années les deux auteurs trouvent leur tempo, échangent avec les anciens, demandent des nouvelles des absents et dessinent les contours de cette ville de nomades.
À travers les récits individuels, c’est une image de la société qui se dessine en creux, celle d’une société où 5 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté en France en 2025 (source) et où 350 000 personnes ont été hébergées en centre d’urgence en 2024 selon le dernier rapport de la Fondation pour le logement.
La France, 7e puissance économique mondiale, « compte plus de 10 000 personnes en bidonvilles, sans même compter les réalités massives de Mayotte et de la Guyane. » (source) en plus de ces 350 000 personnes hébergées en centre d’urgence dont 26 000 en places d’urgence permanentes avec 1/3 de mineurs et une hausse significative d’adultes avec enfants selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).
« La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus », avait déclaré Emmanuel Macron le 27 juillet 2017. Huit ans après le début de son mandat, les chiffres sont alarmants, dans une hausse qui bat tous les records depuis quelques années, où même les organismes dédiés ont dû mal à faire face « On sait simplement que près de 7 000 personnes sollicitent chaque soir sans succès le 115 pour un hébergement d’urgence, alors que seul un quart environ des personnes sans abri sollicitent le 115 une nuit donnée (résultats de la Nuit de la Solidarité à Paris 2024) » (source).
© Marc Pichelin / Troubs / Ouïe/Dire
Avec Portraits nomades, Marc Pichelin et Troubs réalisent des portraits —qu’ils soient dessinés ou esquissés à partir de la parole des interviewés— qui donnent corps à ces existences invisibilisées, créent du lien entre elles et incarnent ces chiffres affolants qui parfois glissent dans nôtre fil d’actualité surchargé.
La pauvreté, elle, n’exclut personne, on croise dans ce livre tous les types d’âges, de parcours de vies, d’aspirations ou de situations. Personnes en situation de handicap ou de dépendance, demandeurs d’asiles ou migrants, en recherche d’emploi ou en réinsertion, tous ces portraits révèlent une autre facette de la France d’aujourd’hui.
Les deux auteurs en profitent pour illustrer cette société qui ne facilite pas la tâche aux plus démunis, que ce soit à travers les démarches administratives, les conditions d’accès au minimum vital ; mais ils brossent aussi le portrait des travailleur.euse.s sociaux qui les accompagnent. Malgré les difficultés et les conditions, on découvre les portraits de tous ces aidants, accompagnants et bénévoles qui sont en première ligne.
Cette collection de portraits suit le seul fil rouge du lieu et des rencontres. Les auteurs n’en font pas une bande dessinée documentaire au sens classique et s’affranchissent d’une narration qui viendrait encapsuler l’ensemble. Seul reste le geste du dessin qui capture un regard, la fragilité de la parole volatile qui se fixe dans un recueil qui donne la parole à celles & ceux qui ne l’ont pas, à celles & ceux qui sont des statistiques pour le plus grand nombre.
Gaëlle Bouquet croqué par Troubs Extrait du livre © Marc Pichelin / Troubs / Ouïe/Dire
« Il n’y a pas d’attente, vous êtes là, dans l’instant, avec la personne qui accepte de se livrer autrement. C’est important, sinon ces personnes-là n’existent qu’au travers du prisme du travail social. Quelle place ont-elles dans la société ? Comment se montrent-elles ? Comment se perçoivent-elles ? Elles ont envie qu’on soit avec elles, qu’on les regarde, qu’on les considère. » Gaëlle Bouquet, directrice de La Halte 24 qui a accueilli Marc Pichelin et Troubs pendant ces 6 ans.
Cette construction déroute à la lecture, notre besoin —ou habitude— de tout contextualiser ou raconter se crispe devant la simplicité de la rencontre, de juste prendre le temps d’écouter sans storytelling, sans besoin d’efficacité. Réapprendre à écouter, à regarder, à comprendre, voilà ce que proposent les livres, CD, cartes postales sonores des éditions Ouïe/Dire. En résulte un livre à la fois mémoriel et instantané où le côté pris sur le vif du dessin complète l’ancrage de la parole, où le perçant des regards répond à l’intemporel de ces situations.
Thomas Mourier, le 15/09/2025
Marc Pichelin & Troubs,- Portraits nomades - éditions Ouïe/Dire
-> les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez acquérir les ouvrages évoqués.
13.09.2025 à 11:05
L'Autre Quotidien
Il y a un siècle, l’épanouissement intellectuel de Freud, Klimt, Schiele, Schrödinger, Wittgenstein et d’autres fit brièvement de Vienne l’épicentre de la pensée occidentale. La ville nourrit également trois architectes – Adolf Loos, Friedrich Kiele et Friedensreich Hundertwasser – qui allaient se rebeller contre les normes du siècle précédent. Sont-ils pertinents aujourd’hui ?
En matière de design et de décoration, le mouvement germano-autrichien Jugenstil, parallèle à l’Art nouveau, réagit contre l’historicisme. Le premier de nos provocateurs architecturaux viennois est Adolf Loos (1870-1933), ironiquement connu pour son rejet de la décoration.
À Chicago, Loos assista à l’Exposition colombienne « Beaux-Arts » de 1893, qui déclencha une manie américaine pour l’architecture historiciste (un phénomène que Trump souhaite reproduire). Vienne en regorgeait déjà, exprimant son statut impérial par des bâtiments d’État néoclassiques d’une grandeur absurde. Loos fut également témoin du fonctionnalisme de l’École d’architecture de Chicago. En 1913, son essai « Ornement et crime », publié pour la première fois à Paris, rejetait les ornements fantaisistes de l’architecture faussement historique. Les façades minimalistes de la Looshaus (Maison Loos) viennoise (1912) font écho à celles des gratte-ciel pionniers de Louis Sullivan, mais elles suscitèrent l’indignation.
Peut-on reprocher à Loos le modernisme, qui allait engloutir le monde, anéantir l’architecture vernaculaire et instaurer une monotonie urbaine sans précédent ? Loos a également conçu des maisons viennoises remarquables, devançant le Bauhaus, et a proposé un gratte-ciel en forme de colonne classique pour le Chicago Tribune. Sa philosophie du « Raumplan », selon laquelle des pièces de tailles différentes selon leur usage sont agencées en trois dimensions dans une structure ouverte, rejette explicitement l’agencement répétitif des espaces propre au modernisme.
Adolf Loos (photo Otto Meyer c1904, via Wiki Commons) et la Maison Loos (@Herbert Wright, 2025)
Le rejet du modernisme et de son carcan orthogonal par Friedrich Kiesler (1890-1965) était plus absolu. Avant de quitter Vienne pour New York en 1926 et de prendre le nom de Frederick, il adopta le concept de Raumplan et proposa qu’un bâtiment soit une « Gesamtkunstwerk » (œuvre d’art totale). Dans les années 1930, il développa le « corréalisme », une approche transdisciplinaire visant à synthétiser les environnements naturels, humains et techniques.
La « Maison sans fin » incarne tout cela. Des volumes ovoïdes connectés définissent les espaces et s’élèvent au-dessus du sol. Cette forme sculpturale apparut en 1924, puis se développa au fil des décennies. C’est l’antithèse totale des maisons de verre de Mies et Philip Johnson, deux icônes modernistes. La forme organique de Kiesler est souvent décrite comme biomorphique mais elle s’apparente davantage à des grottes interconnectées, sans la roche qui les entoure. Les grottes étaient autrefois la solution naturelle pour abriter l’homme. La « Maison sans fin » n’a jamais été réalisée, mais au mumok (Musée d’art contemporain) de Vienne, une exposition* comprend une maquette, des dessins d’architecture et Kiesler en parle à la télévision américaine.
Kiesler affirmait que nous sommes contraints de nous conformer aux diktats de l’architecture moderniste, mais que la conception des maisons doit « satisfaire la psyché de l’habitant ». Il a même déclaré qu’une maison devait être « un organisme vivant doté de la réactivité d’une créature pure et entière ». Certains ont alors qualifié ces propos de délires mais ils trouvent aujourd’hui un écho – non pas dans les bâtiments « intelligents » numériquement, mais dans les biomatériaux et les rêves de création de structures habitables intégrales, génétiquement programmées. Nous pourrions même voir des dômes recouverts de régolithe pour abriter les équipages chinois sur la Lune, telles des variantes semi-immergées de la « Maison sans fin ».
Friedrich (Frederick) Kiesler, 1924 (via Wikimedia Commons) et vu de l’exposition Friedrich Kiesler Endless House à mumok, Vienne (photo Klaus Pincher, avec l’aimable autorisation de mumok)
Le troisième homme est Friedensreich Hundertwasser (1928-2000), qui partageait le dégoût de Kieler pour les lignes droites et prônait également un design organique et centré sur l’humain. Son architecture s’inscrit dans une forme exubérante de postmodernisme, sans montage historique.
La Hundertwasserhaus (1986) est peut-être le bâtiment d’après-guerre le plus étonnant de Vienne. Ce projet de logements sociaux, réalisé avec l’aide de Josef Kravina, est une véritable explosion de couleurs, de végétation (250 arbres et arbustes), d’ondulations et de courbes insolites. Il est parsemé de carreaux de terre brillants, de baies et de balcons inattendus, et bien plus encore. Chaque détail est un enchantement. (Pourquoi les logements sociaux contemporains ne pourraient-ils pas être comme ça ?)
Aujourd’hui, la Hundertwasserhaus est fréquentée par des touristes venus d’aussi loin que le Japon, et elle est en voie de gentrification. À proximité, dans la KunstHausWien (1991), qui abrite le Musée Hundertwasser**, il a rénové le bâtiment avec Kravina. À l’intérieur, on peut gravir de fantastiques escaliers organiques, traverser des planchers volontairement ondulés et admirer des baies vitrées végétalisées. Hundertwasser était également convaincu qu’une technologie de pointe permettrait d’éliminer les émissions de la nouvelle usine d’incinération de Vienne avant d’accepter de la rénover. Non seulement la Müllverbrennungsanlage Spittelau (1992) est ornée de fresques murales ludiques, de sphères dorées et toit végétalisé, mais sa cheminée de 126 m de haut embroche le plus grand globe doré, telle une tour futuriste de science-fiction rétro avec une boule à facettes. Il a même ajouté des bandes organiques chaleureuses à la tour de bureaux adjacente, plus banale, et d’autres boules dorées
Friedensreich Hundertwasser avec une règle tordue qui lui a été envoyée après un incendie dans un bureau d’architecte (photo : Gerhard Krömer, 1985 @ 2025 Namida AG, Glarus, Suisse) et la Maison Hunderwasser (@Herbert Wright 2025)
Le portfolio architectural d’Hundertwasser s’étend à l’Allemagne, au Japon et à la Nouvelle-Zélande, où il s’est installé. Seul Gaudí, qui travaillait à Barcelone à l’autre bout du XXe siècle, peut se comparer à lui pour son style organique et éclectique. Tous deux s’inspiraient de la nature, mais Hundertwasser était aussi un écologiste engagé. Il prônait l’utilisation d’arbres pour les toits en 1971, quatre décennies avant le premier Bosco Verticale (forêt verticale) de Stefano Boeri. À partir de 1975, il milita sur des questions allant de la conservation de l’eau à une société sans déchets (anticipant l’économie circulaire). Plus tard, il conçut des communautés non bâties intégrées dans des collines vallonnées, abolissant ainsi la division entre urbain et rural. C’est le type d’environnement bâti dont notre siècle a désespérément besoin.
Müllverbrennungsanlage Spittelau (usine d’incinération à Spittelau, Vienne) (1992) signé Hundertwasser. Photo Herbert Wright 2025
Nos trois anticonformistes viennois étaient également artistes. Les peintures de Loos sont peu connues mais on sait qu’en 1928, il fut reconnu coupable d’abus sexuels sur des jeunes filles qu’il faisait poser. Kiesler, quant à lui, était reconnu par la critique américaine comme un artiste majeur de l’avant-garde des années 1950. Il appelait ses œuvres « Galaxies » et, à l’instar de ses scénographies des années 1920, il s’agissait de compositions spatiales. Ses peintures aux couleurs ocre, qui allient abstrait et surréaliste, s’étendent à une troisième dimension et dialoguent avec des installations sculpturales en bois, pierre et métal.
Nous avons ensuite Hundertwasser, l’un des grands artistes visionnaires du siècle dernier. Ses douces aquarelles des années 1940 représentant Vienne ont rapidement évolué, tant par leur style que par leur sujet, dépassant la simple représentation atmosphérique. Un expressionnisme unique s’est développé avec une vivacité sans cesse croissante. On y retrouve parfois des échos de Klimt ou de Van Gogh, mais un esprit fantastique, unique en son genre, s’est libéré. Il s’appuie sur sa philosophie passionnée, ancrée dans l’écologie, selon laquelle notre relation à la nature doit être spirituelle et holistique. Cet esprit métaphysique imprègne également son architecture.
Friedensreich Hundertwasser 970 Who has Eaten All My Windows (Qui a mangé toutes mes fenêtres), aquarelle, 1996 @ 2025 Namida AG, Glarus, Suisse
Qu’apportent ces trois hommes au progrès de l’architecture de ce siècle ? Loos nous offre une organisation spatiale variée. L’appel de Kiesler à rejeter la tyrannie du rationalisme et à repenser l’architecture comme centrée sur l’humain et holistique est d’une actualité brûlante. Mais Hundertwasser renouvelle cet appel avec de puissantes dimensions écologiques et métaphysiques. Son architecture joyeuse et éclectique n’est qu’un aspect d’un chemin vers une nouvelle spiritualité fondée sur la nature. L’IA peut se faire passer pour le copilote de l’humanité tout en en prenant furtivement le contrôle mais nous persistons, grâce à la nature, même lorsque nous la détruisons. L’architecture a besoin de se réconcilier avec la nature. Les réglementations et les objectifs technocratiques en matière de durabilité ne font pas appel à nos émotions. L’étape suivante consiste à spiritualiser l’architecture, comme Hundertwasser.
Herbert Wright, le 15/09/2025
Chroniques d’archtecture. - Vienne sur les traces du premier, du deuxième et du troisième homme
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* Friedrich (Frederick) Kiesler Endless House au mumok, Vienne https://www.mumok.at/en/exhibitions/kiesler-endless-house
** KunstHausWien comprenant le Hundertwasser Museum https://kunsthauswien.com/en
Une maquette de « Dans les collines des prés » de Hundertwasser au musée Hundertwasser – @ Herbert Wright