27.03.2025 à 14:42
Frédérique Cassegrain
Le 11 mars 2023, Guillaume Diop est nommé danseur étoile de l’Opéra national de Paris. Un moment historique : en plus de trois siècles d’existence, il est le premier artiste noir à atteindre ce grade prestigieux. Si cette nomination est perçue comme un symbole de progrès, elle met aussi en lumière une réalité bien ancrée : le ballet classique reste majoritairement blanc. Mais pourquoi ? Entre héritage esthétique, sélection rigoureuse et entre-soi, comment la diversité est-elle prise en compte dans le recrutement des danseurs ? Des questionnements auxquels Thomas Nabais a consacré son mémoire de Master.
L’article Quelle place pour la diversité ethno-raciale à l’École de danse de l’Opéra de Paris ? est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.
Pouvez-vous vous présenter ?
J’ai vingt-quatre ans et je suis actuellement en première année de master « Direction de projets culturels » à Sciences Po Grenoble. Auparavant, j’ai obtenu une licence de sciences humaines appliquées à l’université Grenoble Alpes. Mon parcours est un peu particulier parce qu’il s’est étendu sur plusieurs années car, en parallèle, je suis sportif de haut niveau : je pratique la danse sur glace en couple. Je pense que c’est aussi cette fibre-là, ce côté artistique du sport qui m’a amené à avoir un intérêt plus poussé pour la danse et à travailler sur ce sujet dans mon mémoire.
Je suis actuellement en stage à Villa Glovettes pour quelques mois, et j’apprends beaucoup : je découvre une large palette de compétences professionnelles dans le secteur culturel. Et puis ça me fait voir le Vercors d’une autre façon parce que, depuis dix ans, j’en ai une approche plutôt sportive et là, je le regarde autrement.
Comment est née l’envie de travailler sur ce sujet de mémoire ?
J’ai depuis longtemps une fascination pour l’Opéra de Paris – et pour la danse en général. Je me suis dit que ce serait une opportunité d’aller creuser, fouiller et voir l’arrière de la scène. Dépasser le simple fait d’apprécier le ballet, la danse, le mouvement et l’histoire pour aboutir à une réflexion. Cela faisait également écho à un cours que j’avais suivi l’année dernière et qui m’avait vraiment fait prendre conscience que les questions de société traversent le secteur culturel.
En pensant à la danse et à cette problématique de diversité ethno-raciale, la danse classique et l’Opéra de Paris me sont immédiatement venus en tête pour ces raisons de traditions que l’on connaît. J’ai trouvé que c’était un beau point de tension entre quelque chose que j’admire et un sujet important qui m’a tenu en haleine pendant tous ces mois durant lesquels j’ai réalisé ce travail.
Votre terrain d’enquête vous a-t-il surpris ?
Oui et non. Je savais d’avance que l’Opéra de Paris serait un terrain assez verrouillé, surtout pour ce sujet sensible et délicat. Je me doutais qu’il allait falloir faire preuve de perspicacité, de persévérance et de finesse pour aborder cette question si j’avais l’occasion de m’entretenir avec des membres de cette institution.
Dans le même temps, j’avais bien conscience aussi que dans les traditions, l’histoire du ballet et de l’Opéra, il existe une sorte de racisme inhérent, tout un contexte de colonisation et d’impérialisme occidental, et c’est aussi ça qui m’intéressait : comment cette histoire et ces traditions qui sont encore représentées sur la scène de l’Opéra de Paris entrent en tension avec les enjeux contemporains de diversité. Mais je dois reconnaître avoir été surpris par la vitesse à laquelle ce dernier s’en est saisi en mettant des choses en place depuis cinq ans. Les résultats ne pourront se voir que sur un temps assez long, parce que ça demande des réflexions de fond tant sur les procédures de recrutement pour intégrer l’École que sur la conception plus large de l’institution, mais je trouve que là, ça a quand même beaucoup évolué à plein d’endroits : avec le comité de la diversité, la contextualisation des œuvres, la manière de représenter les danseurs et les danseuses, de les maquiller et de les coiffer, etc. En cinq ans, pour une telle institution aussi ancrée et installée, ça m’a donné un peu d’espoir.
Depuis l’affaire George Floyd, notamment, j’ai l’impression que beaucoup d’institutions se sont questionnées sur leur rapport à la blanchité, au racisme, et aux discriminations. Il y a eu aussi le manifeste des artistes et du personnel de l’Opéra pour dénoncer l’absence de diversité, un changement de direction, très volontaire sur cette question, etc. Tout ça a donné un cadre général qui fait avancer les choses. On sent bien aujourd’hui que c’est incontournable. L’Opéra a une réelle volonté de se moderniser et de s’éloigner de l’image poussiéreuse que l’on pourrait en avoir. Il est donc obligé de prendre en compte ces questions de diversité, de même que le problème de la transition écologique, par exemple.
Que voudriez-vous faire évoluer dans le secteur culturel ?
J’aimerais évidemment plus de représentation de toutes les diversités (ethno-raciale, de genre, des corps, etc.) sur scène mais aussi en coulisses, que ce soit dans la danse, le cinéma, le théâtre. On voit très rarement des personnes plus âgées qui dansent passé quarante ans. Tout comme au cinéma, c’est bien connu que, passé un certain âge, une femme a moins de chance d’être retenue pour un film. Cela peut paraître facile de dire ça, mais voir davantage de diversité est réellement quelque chose que je souhaite parce que ce sera sans doute une force pour s’adresser à d’autres publics. Ce qui rejoint la notion des droits culturels et l’idée de « faire culture » tous ensemble. Donc, en tous points de vue, la diversité est une force essentielle pour y parvenir.
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25.03.2025 à 10:20
Frédérique Cassegrain
En France, et plus largement en Europe, certains acteurs culturels ont fait le choix de l’indépendance, que celle-ci soit politique, institutionnelle ou économique. Une position peu évidente à tenir pour parvenir à concilier valeurs désintéressées et viabilité, spontanéité créative et professionnalisation, engagement militant et recherche de stabilité.
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Article paru dans L’Observatoire no 63, décembre 2024
L’indépendance de la production culturelle n’est pas un sujet nouveau. Déjà, Pierre Bourdieu, lorsqu’il analysait l’autonomisation du champ artistique à la fin du XIXe siècle, considérait que l’indépendance constituait, avec « l’investissement dans l’œuvre » (efforts, sacrifices, temps), « un critère assez indiscutable de la valeur de toute production artistique et, plus largement, intellectuelle P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998 (1992). ». Et ce, compte tenu des pressions externes (politiques, religieuses et économiques) et internes (« les séductions de la mode ou les pressions du conformisme éthique ou logique – avec, par exemple, les problématiques obligées, les sujets imposés, les formes d’expression agréées »). Cependant, ce sujet a récemment attiré l’attention des chercheurs en sciences sociales sur fond de processus de concentration accélérée du secteur culturel et de fragilisation de ses producteurs indépendants face à la concurrence accrue des grands groupes ainsi que de la précarité des financements publics de la culture en Europe Voir par exemple : O. Alexandre, S. Noël, A. Pinto (dir.), Culture et (in)dépendance. Les enjeux de l’indépendance dans les industries culturelles, Bruxelles, Peter Lang, 2017 ; numéros thématiques des revues Sociétés contemporaines, no 111, 2018, et NECTART, no 11, 2020 ; S. Tarassi, « Multi-Tasking and Making a Living from Music: Investigating Music Careers in the Independent Music Scene of Milan », Cultural Sociology, vol. 12 (2), 2018..
Bien que ses contours ne soient pas exactement tracés, en règle générale on considère que le secteur culturel indépendant réunit les initiatives qui se donnent pour objectif prioritaire d’éviter l’intervention d’acteurs externes dans la production culturelle afin de maximiser le degré d’autonomie de la création. Des désaccords existent notamment sur les frontières à partir desquelles celui-ci devient insuffisant pour qu’une initiative ne soit plus considérée comme indépendante. Quant aux sources potentielles de l’hétéronomie redoutées par les acteurs indépendants, on y retrouve systématiquement les acteurs politiques (qu’il s’agisse des institutions d’État ou de partis et mouvements), mais aussi et surtout ceux économiques (conglomérats, sponsors, etc.), voire parfois les effets de mode, pressions et attentes provenant de la concurrence et du marché artistique. Les institutions culturelles publiques (musées, théâtres, etc.) ne sont pas perçues comme faisant partie du secteur indépendant, aussi bien que les entreprises appartenant aux grands groupes des industries créatives.
Dans ce contexte, nous avons récemment conduit une enquête sociologique, avec ma collègue Anne-Marie Autissier, sur l’exemple du réseau européen Reset! Réseau regroupant les acteurs culturels européen se revendiquant de l’indépendance, lancé en avril 2022 par l’association lyonnaise Arty Farty : https://reset-network.eu. qui fournit des éléments intéressants quant à la définition et aux pratiques de l’indépendance de la production culturelle en Europe A.-M. Autissier, Y. Kryzhanouski, Valeur(s) et conditions de l’indépendance culturelle. Autonomie et indépendance selon les membres du réseau européen Reset!, Grenoble, Observatoire des politiques culturelles, 2024.. Un des aspects, dont fait état notre analyse, concerne le conflit qui peut être ressenti par les acteurs culturels indépendants entre spontanéité et durabilité de leur activité d’une part, et engagement désintéressé et professionnalisation – voire commercialisation – d’autre part. En s’appuyant sur les résultats de l’enquête, notamment les entretiens avec les acteurs, cet article examine les tensions inhérentes à l’ethos associé au statut de l’« indépendant », mais aussi les réponses pratiques, administratives et organisationnelles qui y sont apportées afin d’atteindre des équilibres susceptibles de résoudre ces contradictions dans leurs activités. Deux modalités, liées à la dimension économique de l’indépendance, s’avèrent particulièrement sensibles : la professionnalisation et la commercialisation (la recherche de profit).
La première contradiction de l’activité culturelle indépendante vient de la dualité entre professionnalisation et passion. En effet, l’institutionnalisation et la stabilisation professionnelle comportent des risques de bureaucratisation, de routinisation, de rigidité et de perte du caractère expérimental de la création qui s’opposent à la spontanéité et au modèle d’activité que les acteurs culturels perçoivent comme une vocation et un engagement. À l’inverse, l’engagement volontaire et bénévole apparaît à la fois comme « le point fort et le point faible du secteur culturel Lorsque la source n’est pas précisée, les citations proviennent des entretiens avec les acteurs culturels réalisés dans le cadre de l’enquête. » qui expose, lui aussi, à d’autres risques : précarisation, insécurité de l’emploi, manque de longévité des projets, mais également exploitation économique structurelle. L’offre importante du travail gratuit que représente le bénévolat contribue à baisser les standards et les conditions d’emploi dans le secteur, surtout compte tenu de la haute fréquence à laquelle on y a recours dans l’activité culturelle indépendante.
Pour toutes ces raisons, les acteurs que nous avons interrogés se prononcent en règle générale en faveur de la professionnalisation du secteur indépendant, à condition qu’elle soit contrôlée et graduelle. Tout en aspirant à la consolidation des effectifs, ils voient dans la stabilisation salariale un risque de transformation de leur activité en un métier comme un autre.
On peut citer plusieurs façons de contrôler ces processus de professionnalisation et d’institutionnalisation. Par exemple, les initiatives culturelles indépendantes se limitent souvent à un effectif réduit de salariés plus ou moins permanents, avec un recours au bénévolat et/ou aux contrats ponctuels : c’est le cas de plusieurs structures étudiées qui ont un ratio de 3-4 salariés pour 15-18 bénévoles. Un autre choix peut aussi être fait en matière de temps de travail : si, pour certains, la priorité est de proposer des contrats à temps plein à un petit nombre d’employés, d’autres emploient à temps partiel plus de personnes mais celles-ci doivent travailler à côté pour avoir des revenus suffisants.
Cette professionnalisation souvent incomplète de la culture indépendante se reflète aussi dans la gestion des parcours et dans la prise des décisions organisationnelles. Parfois, face à la lenteur de progression des carrières due au manque de ressources, on incite les employés à changer fréquemment de poste ou de fonction, ce qui permet d’éviter la routinisation et l’impression de stagnation professionnelle. L’organisation horizontale et égalitaire, surtout lorsqu’elle s’appuie sur le bénévolat, aide par ailleurs à compenser la faiblesse des rétributions matérielles. Toutefois, elle peut s’accompagner de difficultés liées à l’attitude du « passager clandestin » en sachant qu’à la différence des modèles classiques de gestion du personnel, les critiques de la faible participation sont moins légitimes dans le cadre bénévole, volontaire et non hiérarchique. Cette situation peut devenir frustrante pour certains et provoquer des départs lorsqu’ils constatent que leurs collègues ont les mêmes droits tout en contribuant moins qu’eux. L’objectif « managérial » des initiatives indépendantes réside donc dans le fait de trouver un modèle équitable de prise de décisions, suffisamment démocratique et efficace.
Enfin, il faut mentionner que les impulsions vers la professionnalisation proviennent parfois de l’extérieur. Ainsi un interviewé évoque-t-il la tendance à la « professionnalisation involontaire » du secteur culturel en Suède. Il s’agit d’un effet de la grande disponibilité des financements publics conditionnés par un statut légal défini qui incite à la stabilisation et salarisation des effectifs. Selon cette même source, il en résulte une cooptation de la culture indépendante dans le domaine institutionnel contribuant ainsi à diminuer la spontanéité des activités créatives.
La culture indépendante est caractérisée par l’inhérente contradiction entre caractère commercial de l’activité et ethos de l’engagement désintéressé.
Au-delà du sujet de la professionnalisation, et en lien avec celui-ci, la culture indépendante est caractérisée par l’inhérente contradiction entre caractère commercial de l’activité et ethos de l’engagement désintéressé. On peut situer toutes les initiatives indépendantes entre ces deux pôles allant de l’entreprise à l’association sans but lucratif. Si, parmi les acteurs culturels interrogés, un consensus semble se dessiner sur le fait que le profit ne doit pas constituer la principale finalité de leur activité, une analyse plus détaillée révèle que le rapport à la question de la légitimité du profit économique varie. D’aucuns estiment que sa recherche est indispensable afin de s’inscrire dans la durée et gagner en autonomie vis-à-vis des partenaires externes. D’autres, au contraire, refusent les visées de l’activité lucrative par principe : l’objectif est de défendre des valeurs d’ordre social et politique, construire ou représenter des communautés, donner voix ou fournir un lieu sûr aux minorités vulnérables, etc.
Plusieurs solutions sont adoptées pour réconcilier ces deux piliers de l’activité culturelle indépendante et adapter son volet économique à un ethos désintéressé. Tout d’abord, si parmi les acteurs interrogés, un grand nombre considèrent important de maintenir un certain degré de commercialisation pour la stabilité et l’autonomie du projet, tous insistent sur le fait qu’elle doit être réalisée dans un esprit « artisanal » propre aux structures indépendantes et avoir une portée limitée. Une interviewée a avancé les concepts de « croissance gérable » (sustainable growth) et de « développement durable » (sustainable development) comme devant régir l’activité économique des initiatives indépendantes. Ce choix « auto-imposé » de ralentir la croissance de l’activité vise à éviter la distorsion des objectifs qui pourrait advenir à la suite de l’augmentation de profits. De manière plus pragmatique, fixer une limite à leur redistribution permet de maîtriser la commercialisation : l’une des structures étudiées réserve ainsi 30 % de ses profits au financement de l’initiative et en redistribue 70 % à ses membres. Un autre outil, également mentionné dans les entretiens, est le choix d’une forme juridique spécifique, telle l’entreprise de l’économie sociale et solidaire qui se rapproche de la coopérative dans son mode de fonctionnement et permet de parer à la tentation d’une recherche de profit : « On a marqué dans les statuts [de la société] l’impossibilité de redistribuer sous forme de dividendes plus de 50 % des profits s’il y en a, c’est la règle de base de toutes les coopératives. […] On se met des garde-fous à une potentielle […] voracité d’acteurs qui arriveraient dans l’entreprise. » La transparence financière accrue, y compris pour les partenaires externes et le public, permet, elle aussi, de préserver l’initiative face aux logiques de profit. Pour aller dans cette direction, une structure envisageait même d’établir en son sein « des collèges et des comités consultatifs […] pour donner voix au chapitre à différents groupements comme les utilisateurs, […] les représentants de la filière culturelle, des syndicats, peut-être même une partie pour les institutions [publiques], donc pour en faire aussi une forme d’agora dans l’entreprise qui ait un pouvoir directionnel ».
Une gestion et une sélection avisées des sources et des modes de financement constituent, elles encore, une stratégie dans la recherche du bon dosage entre profit et engagement. L’équilibre entre financements privés et publics, externes et propres, provenant de multiples sources, est considéré comme essentiel, car il assure une réelle durabilité et solidité à l’initiative tout en maîtrisant sa commercialisation. Un autre moyen de limiter cette dernière est de ne pas laisser les fonds et les investisseurs privés entrer dans le capital, en optant plutôt pour une forme obligataire de financement À la différence d’actions qui font rentrer des acteurs externes dans le capital d’une entreprise et ainsi dans le processus de prise de décisions, l’emprunt obligataire représente un simple prêt contracté par l’entreprise qui doit être remboursé aux conditions définies, mais qui ne suppose pas de participation dans le processus décisionnel., lorsque l’initiative contracte une dette remboursable. Dans cette configuration des relations, les bailleurs de fonds n’interviennent pas directement dans les prises de décisions ni dans la gestion de la structure, et n’en tirent pas de dividendes ajustés à la performance économique.
Un autre dispositif cité par les interviewés consiste à dissocier activités commerciales et projets désintéressés grâce à la création de deux structures formellement distinctes. Par exemple, une initiative française dispose de deux organisations juridiquement séparées : une société par actions simplifiée (SAS) pour la production culturelle à caractère commercial et une association loi 1901 pour les projets non lucratifs. Une structure portugaise, quant à elle, est à la fois une chaîne de télévision sans but lucratif et une compagnie de production vidéo qui poursuit des objectifs d’ordre économique. Dans ce cas de figure, le profit tiré de l’activité commerciale est souvent réinvesti dans les projets non lucratifs, d’utilité publique ou économiquement moins viables, mais artistiquement novateurs.
Le profit tiré de l’activité commerciale est souvent réinvesti dans les projets non lucratifs, d’utilité publique ou économiquement moins viables, mais artistiquement novateurs.
Dans la même logique de recherche d’équilibre, les structures qui possèdent un bar ou des établissements de restauration publique (tels ceux que l’on rencontre dans les tiers-lieux, clubs ou salles de concerts) peuvent s’appuyer sur les recettes qu’apporte cette composante pour financer les événements gratuits ou d’autres projets non commerciaux. Ainsi, un tiers-lieu parisien a trouvé de ce point de vue la stabilité suivante : le lieu peut être privatisé les lundis et mardis, et ouvert au public du mercredi au dimanche. Cette privatisation et les ventes du bar sont les deux principales sources de financement de la structure. Une partie du profit est redirigée vers la programmation culturelle souvent engagée en faveur des causes sociales ou ouvrant la scène aux nouveaux artistes encore peu connus. Les catalogues d’artistes ou la programmation dans le secteur musical et événementiel (labels, agences artistiques, clubs, salles de concerts, festivals) veillent aussi à articuler une approche solidaire et engagée à la recherche de profit : « Les artistes qui tournent font manger ceux qui ne jouent que très peu et qui sont émergents. »
La diversification de l’activité – par exemple, lorsqu’une initiative culturelle qui ne s’y destinait pas crée un média ou un label de musique – représente à la fois des sources de revenus complémentaires et un outil pour gérer la communication. Toujours dans cette perspective, un interviewé inscrit son magazine musical indépendant en ligne dans une stratégie professionnelle multiforme : il perçoit son revenu des contrats qu’il conclut en tant que consultant artistique avec des marques et autres entreprises, tout en utilisant son magazine à des objectifs immédiatement moins commerciaux, y compris pour son autopromotion. Il y publie notamment des articles originaux (opinions, longs formats) et consolide sa réputation, sans attendre que le magazine rapporte du profit.
Reste à ajouter que la commercialisation peut aussi être encadrée et limitée par la localisation géographique de certaines structures – qu’elle soit volontaire ou subie. Par exemple, le représentant d’un club de musique, situé dans un bâtiment industriel à la périphérie d’une capitale européenne connue pour sa vie nocturne, nous a signalé que cette position éloignée par rapport aux centres touristiques servait de « filtre » contre la commercialisation excessive que pourraient apporter le public de masse et l’exploitation marchande de l’initiative.
Le concept d’indépendance dans la culture a des significations multiples et sa définition évolue constamment. Le sens qui lui est associé varie en fonction de la période, du pays et de la région, mais derrière les différences dues aux contextes politico-économiques dans lesquels évoluent les initiatives culturelles indépendantes en Europe on constate une forte convergence autour des enjeux et défis liés au fonctionnement quotidien des structures. En arrière-plan, la question qui se pose est aussi celle des « bonnes » politiques publiques pour la culture indépendante. Comment valoriser l’indépendance des acteurs culturels ? Quelles mesures peuvent être envisagées afin de minimiser la vulnérabilité du secteur indépendant face aux crises ? Une réflexion attentive accompagnée d’une mobilisation des acteurs professionnels et politiques semblent aujourd’hui nécessaires pour sauvegarder et préserver la diversité et la dimension expérimentale du secteur culturel en Europe.
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20.03.2025 à 10:53
Frédérique Cassegrain
Bibliothèques incendiées, œuvres dégradées, expositions ou spectacles déprogrammés… comment les collectivités perçoivent-elles ces entraves et atteintes à la liberté de création ? Et sont-elles en augmentation ? C’est à ces questions que s’est intéressé le baromètre 2024 de l’OPC. François Lecercle en commente les résultats et interroge la tendance à minorer les entraves, souvent mal identifiées en tant que telles par les collectivités ou parfois justifiées par la protection des personnes que l’œuvre est susceptible de blesser.
L’article Entraves et atteintes à la liberté de création : quelle évolution pour les collectivités territoriales ? est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.
Le baromètre 2024 est riche d’enseignements sur l’évolution des budgets alloués à la culture et des priorités de la politique culturelle des collectivités. Ces informations sont particulièrement éclairantes, au moment où beaucoup d’institutions culturelles sont fragilisées, dans un contexte d’inflation et de réduction budgétaire. S’il est moins développé, le volet de l’enquête consacré aux entraves à la liberté de création et de diffusion et aux atteintes aux œuvres ou aux équipements culturels donne malgré tout des indications sur la façon dont les collectivités perçoivent l’évolution de ces entraves et atteintes. Des informations plus poussées sur les auteurs, sur leurs motivations et sur les modalités de leur action auraient été utiles pour notre analyse. Néanmoins les réponses aux questions ouvertes offrent un aperçu des quelques faits qui ont frappé les responsables culturels et permettent de dégager certaines indications générales.
Dans un grand nombre de collectivités, il semblerait qu’il n’y ait pas eu d’entrave ou d’atteinte : globalement, on relève 83 % de réponses négatives pour les entraves et 76 % pour les atteintes, contre seulement 10 % de réponses positives pour les entraves (8 % plus qu’avant, 2 % autant) et 17 % pour les atteintes (13 % plus qu’avant, 4 % autant). On peut se demander si, dans certains cas, ces réponses négatives tiennent moins à une absence de faits avérés qu’à une forme d’inattention. Les collectivités qui ne sont pas sensibilisées au phénomène ont sans doute tendance à ne pas en tenir registre, surtout si les faits n’ont pas eu une audience médiatique importante. Il est possible que certaines collectivités aient tendance à minorer les pressions contre la liberté de création et de diffusion parce qu’elles n’ont pas encore pleinement intégré l’idée que les entraves concertées avec menaces sont, depuis la loi du 7 juillet 2016, un délit puni d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende.
On peut aussi faire l’hypothèse que les responsables de collectivités ont de la difficulté à percevoir certaines de leurs actions comme des entraves et qu’ils remarquent surtout celles imputables à des agents extérieurs. Quand ils ont été amenés à se prononcer en faveur d’une interdiction, c’est à leurs yeux une juste réaction aux « dommages » qu’une œuvre risque d’infliger aux spectateurs potentiels ou à une partie d’entre eux. S’ils sont à l’origine de l’entrave, les responsables de collectivité auront donc tendance à la considérer comme une mesure de protection des personnes que l’œuvre est susceptible de blesser. Parfois, ils invoqueront l’ordre public, alors qu’en réalité la motivation sera plus prosaïque : la peur de déplaire, en particulier aux tenants d’un certain ordre moral. Il n’est pas rare de voir des responsables déprogrammer des manifestations, dès que des protestations se font entendre, comme ce fut le cas à Toulouse, en février 2023, quand la mairie annula un atelier de lecture pour enfants qui devait être animé par des drag-queens, dans une médiathèque Les exemples cités dans l’article ne sont pas issus du baromètre de l’OPC.
Il faudrait, pour être précis, distinguer les entraves internes, venant des autorités et tutelles administratives ou politiques, des entraves externes, qui sont le fait de groupes de pression formels ou informels, identifiés ou non. Ce sont les entraves internes qui risquent d’être mal repérées. D’autant plus que certaines sont indirectes : ainsi du festival de théâtre Sens Interdits de la région lyonnaise, dont l’organisation, en septembre 2023, a été compromise alors que des artistes maliens, nigériens et burkinabés n’ont pu y participer, le Quai d’Orsay ayant brutalement arrêté la délivrance des visas dans ces trois pays. Ces entraves venues d’en haut, dont les motivations ne sont pas culturelles, sont sans doute assez rares. Bien plus fréquentes sont les interventions des autorités régionales ou locales, dont certaines visent les institutions culturelles en tant que telles. Elles connaissent des formes douces, quand la politique culturelle devient la dernière des priorités. Elles sont bien plus brutales quand des coupes drastiques sont opérées dans le budget de la culture, comme ce fut le cas, en décembre 2024, dans la région des Pays de Loire (73 % de baisse), et au conseil départemental de l’Hérault, en janvier 2025, où le président, après avoir annoncé une suppression totale du budget culture, a fait marche arrière et annoncé une coupe de 48 %. Parfois ce sont des institutions précises qui sont ciblées. Le cas le plus notable est celui de la région Auvergne-Rhône-Alpes, où le spectacle vivant a vu ses subventions amputées, jusqu’à la suppression pure et simple. Les motivations étaient clairement politiques : le Théâtre Nouvelle Génération de Lyon a fait la une des médias, en avril 2023, lorsque la région lui a brutalement retiré la totalité de ses subventions après la critique de l’orientation de sa politique culturelle par le directeur du théâtre, se prononçant en tant que responsable syndical. C’est assurément un cas extrême mais il est représentatif d’une tendance marquée des responsables politiques à s’arroger un rôle discrétionnaire dans les choix culturels des collectivités dont ils ont la charge. La presse s’en fait régulièrement l’écho. Citons encore, en janvier 2024, l’exposition de photos sur des familles roms jetées à la rue à Montreuil, organisée par l’association culturelle de Saint-Georges-de-Didonne (Charente-Maritime) : le maire a opposé son veto à cause du sujet, « trop sensible politiquement » pour les administrés. Cette intervention a été dénoncée sur Mediapart et l’exposition a pu se tenir ailleurs, mais d’autres échappent à l’attention, impossibles à dénoncer, faute de preuves, puisque les décisions sont prises dans le secret des bureaux. Ainsi, une exposition de photos sur un sujet considéré comme sensible politiquement, pourtant lancée par une institution culturelle prestigieuse, a été annulée par la volonté d’un président de conseil départemental : il a clairement signifié qu’il n’en voulait pas, mais sans laisser de trace écrite. Nous en avons eu vent, à l’Observatoire de la liberté de création, mais les agents chargés de l’exposition n’ont pas voulu alerter les médias, de peur de mesures de rétorsion, car les quelques mails attestant l’intervention politique auraient immédiatement permis d’identifier les fuites. Certains élus peuvent se livrer à des abus de pouvoir et des délits caractérisés sans que ceux-ci soient dénoncés sur la place publique. Le fait que les institutions culturelles dépendent de subventions est pour beaucoup dans cette omerta. Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, qu’autant de collectivités aient l’impression qu’il n’existe pas d’entraves.
Le baromètre fait apparaître une différence sensible entre entraves et atteintes, ces dernières étant plus fréquemment attestées : 7 % de plus de réponses positives pour les atteintes que pour les entraves et 7 % de moins de réponses négatives. Que les collectivités soient plus sensibles aux atteintes qu’aux entraves peut s’expliquer de trois façons. Tout d’abord, la tendance à ne pas percevoir les entraves comme telles, surtout quand elles viennent des responsables. Ensuite la visibilité des atteintes aux œuvres qui sont plus spectaculaires et plus durables, alors que les entraves peuvent être discrètes. Enfin, les atteintes semblent avoir été surévaluées en raison des émeutes de 2023. Non pas qu’on ait déclaré des atteintes inexistantes, mais certaines, même si elles ont endommagé une œuvre ou un équipement culturel, ne relèvent pas d’une action concertée contre les biens culturels. Cela apparaît clairement dans une réponse aux questions ouvertes, qui fait état d’une atteinte purement accidentelle, quand une médiathèque a brûlé parce qu’une voiture avait été incendiée à côté. En outre, ainsi que les médias l’ont relayé, les institutions culturelles sont parfois victimes d’une violence urbaine qui n’a pas vraiment de dimension culturelle. Les émeutes déclenchées par la mort de Nahel, à Nanterre, en juin 2023, se sont rapidement étendues à la France entière et ont gagné jusqu’aux départements d’outre-mer. Elles ont certes endommagé des équipements culturels, mais parmi bien d’autres types d’équipement. La colère des émeutiers s’est tournée contre la police (des commissariats ont été attaqués), contre des symboles d’autorité – et notamment celle de l’État – mais aussi contre tout ce qui était à portée de main. Elle a visé en particulier les médiathèques, avec des tentatives d’incendie, par exemple à Marseille, ou des incendies effectifs, comme à Amiens ou à Metz (où une médiathèque a été entièrement détruite). Les théâtres également ont été attaqués : la façade et le hall de la MC93, la porte et le hall de l’Opéra du Rhin, à Strasbourg, le Colisée à Roubaix et un théâtre de Val-de-Reuil ont été dégradés. Il est difficile de considérer globalement ces faits comme des atteintes à la culture. Sauf dans quelques cas où les émeutiers ont pu s’en prendre aux symboles d’une culture dont ils se sentaient exclus, les équipements culturels ont plutôt été des victimes collatérales, ce qui relativise quelque peu l’augmentation des atteintes constatée par un certain nombre de collectivités. Il ne faudrait pas en conclure que les atteintes sont négligeables, mais il faut pondérer l’impression qu’on peut avoir, à première lecture, que le patrimoine culturel est en danger, tandis que l’activité culturelle est relativement préservée.
On peut tirer de l’enquête deux autres indications. Les entraves semblent un phénomène surtout urbain ou du moins elles sont plus facilement repérées dans un contexte urbain : 16 % des métropoles et 17 % des communes supérieures à 100 000 habitants en ont constaté, contre 4 % des communes de 50 000 à 100 000. Mais cette différence s’estompe pour les atteintes : 21 % des métropoles et 26 % des communes supérieures à 100 000 habitants, contre 24 % de celles de 50 000 à 100 000.
La dernière indication est que, même si les émeutes de l’été 2023 ont un peu faussé la perception des atteintes, la tendance est à l’augmentation car, dans les collectivités où des entraves et des atteintes ont été constatées, l’augmentation l’emporte nettement sur la stabilité : 8 % d’augmentation contre 2 % de stabilité pour les entraves, et 13 % d’augmentation contre 4 % de stabilité pour les atteintes. Autrement dit, parmi les collectivités qui ont constaté des entraves ou des atteintes, trois à quatre fois plus nombreuses sont celles qui notent une augmentation que celles qui ne voient pas d’évolution.
Les réponses aux questions ouvertes ne permettent pas de dégager une image nette de l’évolution et des nouvelles tendances, mais elles confirment ce que nous remarquons, à l’Observatoire de la liberté de création. Les entraves et les atteintes se sont diversifiées, c’est là le premier point. Il y a vingt ans, elles étaient essentiellement le fait d’activistes politiques et religieux situés à l’extrême droite. Depuis quelques années, avec la montée de nouvelles organisations ayant pour objet de lutter contre diverses formes de discrimination, on a vu se multiplier des revendications contre des artistes accusés de délits ou de crimes sexuels ou contre des œuvres accusées de diffuser une idéologie sexiste, raciste ou discriminatoire. Plus récemment, des activistes s’en sont pris à des œuvres pour attirer l’attention sur l’urgence climatique, étant précisé que jusqu’à ce jour, aucune atteinte irréversible n’a été portée aux œuvres, utilisées comme un moyen d’attirer l’attention sur une cause qui ne les concerne pas vraiment. À noter que ce type d’action semble en recul, certains groupes y ayant renoncé, car il est mal perçu par le public.
Le deuxième point est que, en dépit de la diversification des auteurs et des motivations, les menaces les plus sérieuses continuent de venir de l’extrême droite politique et religieuse, les activistes se sentant confortés par son influence grandissante dans les urnes. Ces atteintes se développent sur deux terrains. Le premier est l’accusation de blasphème, de profanation ou d’atteinte à la dignité religieuse : soit l’œuvre porte atteinte aux valeurs religieuses ou familiales traditionnelles, soit elle est présentée dans une église, même si celle-ci est désacralisée ou si la présentation a été dûment autorisée par les responsables ecclésiastiques. Le second est la protection de l’enfance, la moindre référence à la sexualité devenant prétexte à des accusations d’incitation à la pédopornographie. C’est le cheval de bataille d’associations de parents d’élèves, comme Parents vigilants ou Parents en colère, qui s’emploient, souvent efficacement, à empêcher des spectacles ou lectures sur le genre et qui essaient de faire retirer des bibliothèques les titres qui leur déplaisent pour des raisons politiques, morales ou religieuses.
Souvent moins visibles et plus difficiles à démontrer sont les abus de pouvoir des responsables politiques, qui s’arrogent un droit de regard sur les choix des institutions culturelles ou qui pèsent sur l’attribution des financements en fonction de leurs options idéologiques. De tels cas sont d’autant plus problématiques que ces entraves, reconnues par la loi depuis 2016 comme des délits, sont le fait de ceux-là mêmes censés veiller à son application.
Certes, les entraves et atteintes ne sont pas quotidiennes, mais elles vont croissant. Par conséquent, il est urgent de mieux cerner les contours du phénomène et son évolution. Le grand nombre de collectivités qui n’en ont pas connaissance peut paraître rassurant. Mais nous craignons que certains faits ne soient ignorés ou du moins pas jugés assez importants pour qu’on en garde trace, ou encore que des responsables se permettent d’intervenir sans considérer qu’ils outrepassent leurs attributions.
Il importe donc d’inciter les collectivités à plus de vigilance. C’est en étudiant de plus près ces actes qu’on apprendra à les contrer et, éventuellement, les prévenir. Pour mieux apprécier la gravité des faits et les menaces qui pèsent actuellement sur la liberté de création et de diffusion des œuvres, il serait utile d’aider les collectivités à mieux les identifier, et de les inciter à effectuer les signalements et à les archiver. Pour cela, il est hautement souhaitable qu’elles désignent un responsable qui organise un système de veille. Mais pour que ces collectivités prennent mieux conscience de la façon dont les entraves s’organisent, il faudrait pouvoir recueillir des informations sur la nature des faits, l’identité des auteurs et autrices (si elle est connue) et les motivations (si elles sont explicites ou si on peut les conjecturer).
Disposer de données est aussi un moyen d’alerter et de responsabiliser les collectivités. L’Observatoire de la liberté de création est en position d’intervenir en cas de menace de censure. Il peut le faire par des moyens qui vont de la médiation à la procédure. Il est un interlocuteur privilégié et expérimenté et peut être consulté en toute confidentialité. Sur son site, un onglet permet de signaler les faits dont on a connaissance.
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