04.09.2025 à 05:00
Momar Dieng
Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.
Pour eux, comme pour tous ces (…)
Dans une rue sablonneuse de la grouillante Cité Keur Gorgui non loin du centre-ville de la capitale sénégalaise, les locaux presque vides du Dakar Institute of Technology (DIT) dégagent un air de vacances, en ce milieu de juin 2025. Fatoumata Yarie Camara et Afdel Desmond Kombou y sont étudiants. Ils ont quitté la Guinée et le Cameroun pour suivre un cursus dans cette école d'informatique spécialisée en intelligence artificielle et en gestion des mégadonnées.
Pour eux, comme pour tous ces jeunes rêvant de devenir des développeurs, ingénieurs informatiques ou data-scientifiques, le secteur du numérique et des nouvelles technologies est porteur d'emplois et de perspectives d'entrepreneuriat dans un marché à la fois hyper concurrentiel et très sélectif.
Incontournable pour sa transformation économique, le secteur est en pleine croissante en Afrique. Celui-ci peut s'appuyer sur une population active toujours plus importante, relativement jeune et tournée vers l'innovation.
Mais pour ces étudiants, en plus de leur motivation, il faudra compter sur les investissements publics et privés nécessaires pour rendre l'écosystème numérique réellement attractif. Sur ce plan, le Sénégal a déjà commencé à se positionner depuis quelque temps comme leader en Afrique de l'ouest, cherchant à en faire l'un des secteurs-phares de son économie, avec 10 à 15 % de son PIB. Le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, élu en 2024, a proposé une nouvelle stratégie ambitieuse, mettant le numérique au cœur des politiques de développement et de souveraineté. Selon les résultats du diagnostic du numérique rapportés dans le projet appelé « New Deal Technologique » (NDT), le pays est classé 8e sur 50 dans l'industrie numérique en Afrique et 11e sur 50 en termes de performance du réseau internet.
Le NDT, lancé en février 2025 par le gouvernement, veut atteindre quatre objectifs à l'horizon 2034 : la souveraineté numérique (par exemple en créant un cloud souverain), la digitalisation des services publics, le développement de l'économie numérique privée (start-ups, fintech…etc.) et du leadership africain dans la recherche et la logistique, via notamment la création d'un centre de calcul spécialisé pour l'intelligence artificielle (IA).
Selon Papa Fall, ingénieur en intelligence artificielle et en big data, il faut espérer que les ambitions fortes du New Deal Technologique ne soient pas contrariées par « les complexités de la bureaucratie administrative sénégalaise » et que les résultats qui en sont attendus ne seront pas transformés en arlésienne.
« Avec plus de 1.000 milliards de francs CFA (environ 1,525 milliard d'euros) d'investissements annoncés à travers la réalisation de 12 programmes-phares et 50 projets touchant à tous les secteurs d'activité, allant de la dématérialisation à la télémédecine en passant par l'intelligence artificielle, le spatial, le satellite, etc., je pense que le New Deal Technologique va participer à l'essor d'un nouveau Sénégal sous l'impulsion de nouveaux leaderships politique, entrepreneurial et digital/numérique », note Papa Fall.
Dans cette dynamique de virage numérique et technologique voulu par les autorités sénégalaises, le Dakar Institute of Technology accueille des étudiants de 18 nationalités en espérant leur fournir les compétences nécessaires à leur valorisation sur le marché du travail.
Son directeur général, le Dr Nicolas Poussielgue, constate l'existence d'un « énorme besoin de formation » qu'il urge de connecter aux besoins des entreprises pour faciliter et doper les recrutements. « Quand les étudiants sont compétents et opérationnels après leur formation, ils ont des opportunités de s'insérer en trouvant des emplois », note-t-il.
Professionnel déjà en activité le jour, Afdel Desmond Kombou a bénéficié d'une recommandation pour suivre, en soirée, des études complémentaires en intelligence artificielle. Sa préférence pour la suite tendrait vers l'auto-entrepreneuriat, avec des projets de développement d'applications, par exemple. Les atouts du Sénégal d'aujourd'hui et les perspectives entrevues pour le futur destinent ce jeune Camerounais à tenter sa chance dans ce pays. « Si tu veux survivre dans ce milieu, soit tu émigres, soit tu crées toi-même les conditions de ton emploi », dit-il avec assurance.
Titulaire d'un bac littéraire dans un lycée français de Conakry, Fatoumata Yarie Camara ne semble pas avoir fait un choix définitif pour son insertion. Elle se spécialise actuellement en gestion de la « Big Data ». Entre l'option du statut de freelance et celle du salariat, il y a encore de la place pour des hésitations. « Revenir dans mon pays, intégrer la fonction publique et faire figure de précurseur dans des secteurs technologiques, cela n'est pas rien », lance-t-elle. Nicolas Poussielgue le reconnaît :
« Les jeunes diplômés ont beaucoup de mal à s'intégrer dans les circuits de l'emploi. En même temps, les entreprises se plaignent de ne pas toujours avoir les profils dont ils souhaitent disposer pour assurer leur croissance. Ceci est souvent dû à l'inadéquation entre les contenus de formation et les besoins des recruteurs ».
Ex-fonctionnaire de l'ambassade de France au Sénégal, puis ex-responsable des formations doctorales et de la recherche à Campus France Paris, le directeur de DIT est convaincu que « lorsque les compétences sont avérées, les opportunités existent ». Mais il déplore l'inexistence ou la faiblesse du soutien de l'État sénégalais au système d'alternance École-Entreprise. Le Fonds de financement de la formation professionnelle et technique (3FPT) appuie certes des étudiants jusqu'à la licence en prenant en charge leurs frais de scolarité, mais cela reste insuffisant face aux besoins et à la demande, estime le directeur de l'établissement supérieur.
L'ingénieur Papa Fall rappelle que l'emploi concernant le secteur numérique ne peut être créé en masse que par le secteur privé et par les initiatives entrepreneuriales. « À l'heure actuelle, il ne s'agit pas du numérique orienté application, [c'est-à-dire de la technologie qui crée du ‘software'], mais du numérique qui crée du matériel électronique, [du ‘hardware']. Car, c'est à partir de ces usines électroniques là que l'on pourra créer des embauches massives ».
Cette ambition exige une accélération au plan national de formations pratiques et techniques et d'autres plus pointues, qui sont enseignées dans les plus grandes universités du monde. « Les universités sénégalaises ne sont pas en retard sur ces matières, mais il faut maintenant les intégrer plus largement dans nos curricula nationaux [c'est-à-dire, les programmes d'enseignement] », dit-il.
En même temps, il faut soutenir la création et le développement des start-ups et fintechs[services financiers numériques] dans tous les secteurs d'activités, pour accompagner une « jeunesse sénégalaise très ouverte sur le digital », face à une demande très forte pour ce type de service, comme partout sur le continent.
Aboubacar Sadikh Ndiaye s'inscrit également dans cette logique d'excellence où « l'offre de formation doit être déterminée par les besoins actuels et futurs du marché. » Le Sénégal étant encore « une économie informelle avec une population jeune et entreprenante », cet expert, consultant en stratégie numérique et intelligence artificielle, plaide pour un développement maîtrisé « des cursus interdisciplinaires combinant des compétences techniques/informatiques avec des soft skills tout en intégrant la dimension entrepreneuriale dès la formation initiale. »
Selon lui, assez d'études démontrent aujourd'hui que « les compétences les plus recherchées dans le monde d'ici 2030 sont celles montantes autour de l'informatique, du code et de l'intelligence artificielle », loin devant les compétences en gestion. À cet égard, « les universités et instituts supérieurs devraient orienter leurs programmes vers ces compétences techniques prioritaires et émergentes », précise l'ancien chargé de cours à Sciences-Po Paris.
Papa Fall cite les exemples de l'École supérieure polytechnique (ESP) de Dakar, la faculté des sciences et techniques de l'université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, le Dakar Institute of Technology (DIT), l'Université nationale Cheikh Hamidou Kane (ex Université virtuelle du Sénégal) comme des modèles à soutenir pour leurs performances « dans des formations très pratiques et au diapason de l'IA. » Il ajoute qu'il faut aider les étudiants à « avoir accès aux plateformes open sources, aux outils payants de l'intelligence artificielle, aux serveurs physiques et autres objets connectés. C'est cela qui leur permettra de produire plus d'applications pertinentes ».
Une autre piste de soutien au secteur, sur laquelle insiste Aboubacar Sadikh Ndiaye, serait la création d'incubateurs dans tous les domaines au sein des établissements d'enseignement supérieur pour pousser les étudiants et les jeunes diplômés à « transformer leurs idées innovantes en projets viables », dans ce qui serait « le premier maillon de la chaîne entrepreneuriale » à venir.
Dans cette lancée, Mouhamadou Lamine Badji, secrétaire général du Syndicat des travailleurs de la Sonatel (SYTS), conseille aux écoles et instituts de faire « beaucoup de mathématiques » dans les formations dispensées aux jeunes. « Aujourd'hui, le Sénégal est à la préhistoire du numérique, même s'il y a des individualités qui se distinguent au niveau mondial dans ce secteur », dit-il à contre-courant des autres interlocuteurs.
« Nous consommons plus de technologies que nous en concevons, en dépit de l'inventivité de nos jeunes et de la dynamique entrepreneuriale en cours. Il faut un travail de longue haleine pour combler ce retard en nous inspirant des modèles chinois, singapourien, américain, etc. ».
La Sonatel est l'opérateur téléphonique national historique, dont le groupe français Orange est l'actionnaire majoritaire aux cotés de l'État sénégalais. Ses activités impactent profondément le secteur du numérique et des nouvelles technologies. Le groupe est un important acteur pourvoyeur d'emplois directs et indirects.
Les projets de création massive d'emplois, en particulier chez les jeunes, sont au cœur des investissements colossaux envisagés dans la mise en œuvre du New Deal Technologique. L'ambition de 100.000 diplômés du numérique, la création de 100.000 emplois directs et 200.000 emplois indirects figurent dans les indicateurs clés du NDT à l'horizon 2034. En plus, la labélisation de 500 startups-tech servirait alors de maillage du territoire permettant d'aller à la conquête de nouvelles opportunités en Afrique et dans le monde.
Sous ce registre, Papa Fall oppose un préalable : « sans des investisseurs crédibles et engagés, disposés à faire des investissements colossaux à hauteur des ambitions politiques, on ne pourra pas avoir un secteur numérique fort, comme aux États-Unis ou ailleurs, par exemple. »
La construction du Parc des technologies numériques (PTN) de Diamniadio et de datacenters opérationnels ou en voie de l'être, tous financés en grande partie avec des investisseurs privés et des banques de développement locales, constitue un pas important vers l'atteinte des objectifs déclarés, souligne Papa Fall, par ailleurs fondateur de PAFIA, une start-up sénégalaise spécialisée en Intelligence artificielle dans le management et le suivi-évaluation de projets.
« Cependant, il n'est pas souhaitable que l'État condense toutes les initiatives technologiques sur lui-même. La pertinence serait de donner à des start-ups sénégalaises les possibilités de gérer une partie des marchés, comme celui de la digitalisation dans la santé et celui de l'éducation. Cela existe déjà avec des fintechs comme Wave, InTouch, Orange Money ou plus récemment Djamo. C'est avec des modèles comme ceux-là que l'on pourra avoir un développement des secteurs d'activité. »
Créer des emplois en masse est une chose, mais faire en sorte que ceux-ci soient dignes en termes de conditions de travail et de rémunération, en est une autre. Mouhamadou Lamine Badji, du SYTS, est aussi coordinateur de l'intersyndicale nationale du secteur des télécommunications. Pour lui, la situation actuelle au Sénégal révèle « toute la complexité que porte le numérique, avec l'émergence sans cesse de nouveaux métiers, comme les livreurs à motos appelés ‘'Tiak-Tiak'' munis d'applications installées sur leurs téléphones ou la vente en ligne de produits. »
Pour défendre les intérêts de ces travailleurs, qui ne sont pas toujours employés formellement, le SYTS travaille à la mise en place d'une convention de branche propre au numérique. « Dans ce secteur, il y a des sociétés prospères qui alignent leurs employés sur la convention de commerce, ce qui leur permet de mal les payer [au taux horaire] », souligne le syndicaliste.
Dans son atelier-boutique du quartier résidentiel de Sacré-Cœur 3 à Dakar, Aïcha Guissé a l'ambition de vivre de sa passion. Cette jeune femme de 26 ans, autonome et bardée de diplômes obtenus entre le Sénégal et la France, est la fondatrice depuis fin 2022 de Solü, une marque de vêtements pour hommes et femmes, pensée et fabriquée avec une touche africaine. Les collections de cette « native du numérique » se vendent directement via Instagram et WhatsApp, à travers des paiements par QR code. Elle échange plusieurs heures par jour sur les messageries numériques avec une clientèle exigeante et qui aime communiquer ; mais aussi avec les livreurs locaux (les ‘'Tiak-Tiak'') et internationaux qui transportent ses colis via les services collaboratifs GP. Pour elle, les technologies numériques sont indispensables.
« La difficulté, c'est la gestion. Il faut surveiller les pages de nos plateformes, avoir l'œil sur les commandes, les stocks et leur suivi. Cela demande que nous soyons actifs et disponibles à tout instant », explique l'entrepreneuse. Malgré son engagement et sa forte discipline de travail, la jeune femme avoue pourtant devoir encore garder, pour le moment, son emploi de salariée dans l'administration d'un établissement d'enseignement supérieur, faute de pouvoir vivre correctement de son métier de styliste.
« On trouve des entrepreneurs et autoentrepreneurs qui, selon notre perception de syndicaliste, pourraient être considérés comme des travailleurs. Ce sont des jeunes qui déploient beaucoup d'inventivité et d'innovation. Mais ils manquent aussi d'accompagnement, notamment en termes de sécurité sociale. Cela rend leur situation assez précaire », concède M. Lamine Badji.
Pour lui, il urge d'encadrer l'effervescence dans cet écosystème : « Nous les accompagnons par la syndicalisation, la formalisation de leurs business et de leurs propres situations et par des conseils pratiques ».
La mise en place d'une coordination intersyndicale vise à aider les milliers de jeunes autoentrepreneurs, comme Aïcha, ou salariés avec l'objectif à terme d'obtenir une convention de branche qui permettrait, par exemple, d'harmoniser les salaires. « Cette convention les protégerait aussi contre les licenciements économiques abusifs ou contre un dumping social qui tirerait tout le monde vers le bas », argumente le leader du SYTS, syndicat affilié à la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS), première centrale du pays.
Désormais, l'expert Aboubacar Sadikh Ndiaye appelle les autorités sénégalaises à s'inspirer de l'expérience marocaine lancée il y a dix ans : des investissements massifs, ciblés et cohérents dans la formation de milliers d'ingénieurs de haut niveau capables de « concevoir et de coder ».
« Aujourd'hui, cette stratégie porte ses fruits : Starlink et SpaceX d'Elon Musk s'installent dans le royaume, non pour exploiter une main d'œuvre bon marché, mais parce qu'ils trouvent sur place des ingénieurs capables de comprendre leurs technologies complexes, de développer des solutions innovantes et pas seulement des exécutants », signale l'auteur du livre Langage de la transformation digitale.
« Il faut que le Sénégal paie le prix de l'innovation », avertit Mouhamadou Lamine Badji. « Le numérique est aujourd'hui à l'image de l'électricité pendant la 2e Révolution industrielle : les pays en retard dans ce domaine sont condamnés à exister en marge de l'économie mondiale. »
02.09.2025 à 11:25
Dans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement (…)
- Actualité / Colombie, Bolivie , Equateur , Égalité des genres, Santé et sécurité, Pauvreté, Politique et économie, Développement durable, Protection sociale, Vieillissement de la population , Salman YunusDans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement : un travail qui exige du temps, de l'énergie, des responsabilités et des ressources.
En Bolivie, en Équateur, en Colombie, comme dans d'autres pays andins, nombreuses sont les grands-mères qui, contraintes par la précarité de l'emploi, l'exclusion sociale ou la décision de leurs enfants d'émigrer, doivent assumer la responsabilité d'élever leurs petits-enfants. Ce qui peut, à première vue, apparaître comme du dévouement pur et spontané, se révèle en réalité participer d'une stratégie de survie dont la charge continue d'incomber aux femmes majoritairement. En l'absence de politiques publiques pour l'enfance et la vieillesse, celles-ci se voient confrontées à un double fardeau : prendre soin des autres alors qu'elles-mêmes vieillissent sans recevoir de soins.
En Amérique latine, les soins non rémunérés incombent majoritairement aux femmes, qui y consacrent trois fois plus de temps que les hommes, selon les données de la Banque interaméricaine de développement (BID). Bien que ces tâches soient essentielles au bien-être quotidien, leur répartition inégale limite sensiblement les possibilités d'éducation, d'emploi et de développement personnel des femmes.
Le fossé se creuse davantage si l'on considère le recoupement entre la précarité de l'emploi et le vieillissement de la population, où les grands-mères émergent comme des figures silencieuses mais néanmoins indispensables.
À Ibagué, en Colombie, Luz Marly Arias, de la Fondation Niños de Nazareth, a connu cette réalité de visu : « [À la fondation], nous constatons que de nombreuses grands-mères ont la charge des petits-enfants parce que les mères exercent des emplois informels, sont absentes ou sont confrontées à des situations extrêmes, telles que la privation de liberté. Au bout du compte, ce sont les grands-mères qui doivent en assumer la charge. »
« On voit de tout. Certaines ont encore la forme, alors que d'autres moins, sont affaiblies, ou doivent s'aider d'une canne », explique-t-elle.
Les soins ne se limitent pas à l'accompagnement ou à l'alimentation. Cette responsabilité englobe les aspects physiques, émotionnels et économiques. Pourtant, le discours dominant continue de les présenter comme des « grands-mères dévouées par amour », sans reconnaître que ce qu'elles font est un travail essentiel, complexe et non rémunéré.
L'écrivaine et activiste Silvia Federici le résume clairement : « Ce qu'ils nomment amour, est en fait du travail non rémunéré ». Cette phrase prend tout son sens si l'on considère que ces femmes, avec leur corps vieillissant et leurs ressources limitées, assurent la subsistance de leur famille et de leur communauté, alors que personne n'est là pour veiller à la leur.
Eneida Barrios, 49 ans, membre du Réseau des femmes travailleuses et syndicalistes de Bolivie (Red de Mujeres Trabajadoras y Sindicalistas de Bolivia, RMTSB), met en garde contre les conséquences cumulées d'un tel surmenage : « Il s'agit d'une chaîne d'inégalités qui ne cesse de s'allonger. Et lorsque nous atteignons un âge avancé, nous constatons combien l'abandon des femmes – qui finissent par assumer la charge des enfants et des petits-enfants – prend de l'ampleur. Nous devrions prendre soin de nous-mêmes, de notre santé, or nous nous trouvons confrontées à une pauvreté temporelle. »
Faire reconnaître les soins comme un travail à part entière n'a pas été chose facile, pas même pour les personnes qui les prodiguent. Norka Ivonne Flores, 53 ans, également membre du RMTSB, l'explique ainsi : « Au début, nous nous disions : comment s'occuper de sa mère, s'occuper de sa famille, ou s'occuper de ses petits-enfants peut-il être considéré comme du travail ? Le plus difficile a été d'admettre que, oui, il s'agit bel et bien d'un travail. »
« Et ce n'est pas d'être rémunérées pour nous occuper de nos petits-enfants qu'il s'agit, mais bien de la reconnaissance que les soins ont pour but de préserver la vie, et que dès lors, nous devons reconnaître que les soins relèvent de la responsabilité commune de chacune et de chacun d'entre nous », ajoute-t-elle.
Dans la région andine, la demande de soins dépasse les capacités de l'État. Selon le rapport Panorama Social 2024 de la CEPALC, les femmes âgées, au lieu de vieillir dans la dignité, sont obligées d'assumer des tâches d'éducation et de soins aux enfants qui ne sont ni prises en charge ni garanties par l'État.
Le cas de Concepción Mora, une grand-mère de 80 ans qui vit à Bogotá, en Colombie, est particulièrement poignant. Depuis 33 ans, elle s'occupe de son petit-fils atteint d'une déficience intellectuelle et d'épilepsie. Son fils, le père du jeune homme, est décédé il y a plus de dix ans et la mère est absente depuis son enfance. Loin de ce qu'elle aurait pu imaginer, Concepción a dû reprendre son rôle de mère.
« Je passe toute la journée avec lui. Je dois le laver, le raser, lui couper les ongles. Il ne peut pas rester seul parce qu'il tombe. Nous nous sommes souvent retrouvés par terre, moi au-dessus de lui. Je n'ai plus la force, mais je continue », confie-t-elle.
Son seul revenu est une pension de veuve. Elle paie le loyer, la nourriture et les charges. Il lui arrive d'être aidée par des proches, mais c'est elle qui porte l'essentiel de la charge.
Son corps porte les stigmates de décennies de travail non reconnu : douleur chronique, perte de poids et mobilité réduite. « Avant, je pesais 78 kilos. Aujourd'hui, j'en pèse 63. Je suis épuisée, physiquement et moralement. Cela me fait mal de savoir que le jour où je ne serai plus là, il n'y aura personne pour s'occuper de lui. Cela me déchire le cœur. »
Concepción n'est pas la seule. Dans de nombreux foyers andins, les grands-mères assument des responsabilités qui devraient normalement être partagées. L'absence de politiques axées sur le genre et les soins signifie que le travail de soins incombe presque exclusivement aux familles et, au sein de celles-ci, aux femmes âgées, le cas échéant. En l'absence d'une prise de responsabilité partagée de l'État et de la société, ces grands-mères continueront à veiller au bien-être des autres au détriment de leur propre bien-être.
« Depuis que je suis ici avec lui, je me suis privée de beaucoup de choses. Avant, j'aimais rendre visite à ma sœur, à mes nièces. Mais à présent, je ne peux pratiquement plus sortir. Je ne peux pas prendre des taxis à tout bout de champ », dit-elle. Son témoignage donne un visage humain à des réalités froides, mais il révèle aussi une vérité émotionnelle : en l'absence de changement structurel, les soins continueront à retomber – par habitude ou par négligence institutionnelle – sur ces corps déjà épuisés.
« Tous les problèmes ont une solution : les grands-mères », ironise Norka. Dans son entourage, de nombreuses femmes proches de la retraite restent prisonnières de responsabilités familiales qui les empêchent de se reposer pleinement. J'entends des consœurs dire : « Je ne peux pas prendre ma retraite car j'aide mon fils à s'occuper de sa maison », ou « parce que j'ai mon petit-fils ». Et même lorsqu'elles parviennent à prendre leur retraite, on attend toujours d'elles qu'elles s'occupent des enfants, parce que « maman a du temps libre ». Ainsi, les obligations se prolongent dans la vieillesse.
À Quito, en Équateur, Emperatriz, 72 ans, grand-mère retraitée de quatre enfants, présente un point de vue différent. Elle se considère indépendante et capable de prendre des décisions concernant sa vie, tout en reconnaissant que beaucoup de grands-mères n'ont pas cette possibilité.
« En tant que grand-mères, nous devons comprendre que nous nous trouvons à un stade de la vie où notre disponibilité va s'amenuisant. Nous devons profiter de la force que nous avons encore et nous libérer de toutes les chaînes. Et apprendre à dire “je m'arrête là” [à nos enfants] », dit-elle. Pour elle, le problème ne tient pas seulement au manque de soutien institutionnel, mais aussi aux attentes sociales, où les femmes âgées sont supposées être pleinement disponibles pour s'occuper de leurs enfants.
« Ce n'est pas parce que vos enfants vivent à la maison qu'ils peuvent vous imposer le rôle d'aidante. Il faut apprendre à dire non. L'aide oui, la responsabilité à 100 %, non », insiste-t-elle.
L'expérience d'Emperatriz reflète la tension entre le désir d'autonomie et une culture qui exige un sacrifice constant. Rompre avec ce dictat n'est pas facile, mais certes indispensable.
À Ibagué, en Colombie, Elvira Suárez, 69 ans, montre comment le surmenage se transmet de génération en génération. Depuis sa plus tendre enfance, cette femme s'est consacrée exclusivement à son foyer. Elle avait des talents de couturière, mais son mari ne lui a pas permis de travailler. « Je gérais ce qu'il me donnait et j'économisais [...], voilà comment je me suis débrouillée avec mon argent ».
À la mort de son mari, alors qu'elle était sans emploi, elle s'est débrouillée en vendant des empanadas dans une université. Aujourd'hui, à un âge avancé, elle s'occupe de ses petits-enfants alors que l'une de ses filles travaille à l'extérieur. Sans le vouloir, elle répète le cycle sans fin des soins.
« Il n'y a pas eu la moindre discussion, nous vivions dans la même maison, elles [ses filles] allaient travailler et j'ai dû rester à m'occuper des enfants. Voilà comment cela s'est passé », dit-elle.
Elvira cuisine, donne un coup de main avec les devoirs, s'occupe des tâches ménagères. Elle le fait avec beaucoup d'amour, mais aussi de fatigue. « Quand j'ai eu mes enfants, personne ne m'a aidée, j'ai souffert. Et maintenant, je dois tout recommencer [...] c'est injuste. » Elle rêve de monter un petit atelier de couture pour enfants, mais elle n'a pas de machine à coudre : « C'est cher et je n'en ai pas les moyens ».
Comme tant d'autres femmes, elle a passé sa vie à travailler de manière informelle, sans rémunération, à la maison. Aujourd'hui, elle continue à s'occuper de ses proches sans pension ni reconnaissance. La CEPALC parle d'« inégalités cumulées ». En l'absence de revenu décent et de politiques de protection, de nombreuses femmes vieillissent en dépendant de la bonne volonté de leur famille ou d'initiatives communautaires.
« Qu'advient-il de ces femmes [grands-mères] lorsqu'elles atteignent le troisième âge ? C'est alors qu'elles ont le plus besoin de soins qu'elles sont le moins protégées », avertit Mme Barrios.
« En Bolivie, par exemple, nous avons une excellente Constitution, de même qu'une loi pour le troisième âge, mais malheureusement elles ne fonctionnent pas », déplore Mme Barrios, attirant l'attention sur une lacune persistante et commune dans plusieurs pays de la région andine : des lois existent, mais il manque les moyens financiers, la coordination et une réelle volonté politique pour les mettre en application.
Il en résulte des politiques fragmentées, dans le cadre desquelles l'État finit par déléguer une grande partie des soins aux familles, renforçant par-là même les inégalités de genre. La syndicaliste préconise la mise en place de systèmes publics complets, basés sur une approche intersectionnelle, qui reconnaissent le travail de soins sous toutes ses formes, le redistribuent et l'accompagnent d'une éducation, d'une protection sociale et de l'élimination de tout préjugé.
En outre, « il est essentiel de socialiser ces lois afin de permettre aux citoyens de les connaître et de faire valoir leurs droits », ajoute Mme Emperatriz.
Malgré certaines avancées au niveau de la région, telles que les pensions non contributives, l'accès aux soins de santé ou les programmes d'aide aux personnes âgées, celles-ci restent insuffisantes. Bon nombre d'entre elles ne reflètent pas les réalités complexes de groupes clés, tels que les grands-mères, qui continuent à jouer un rôle fondamental au sein des familles.
Par ailleurs, la portée de l'intervention de l'État est toujours sujette à débat : le rôle de l'état doit-il s'en tenir au soutien économique aux familles uniquement ou aller plus loin ? C'est ce que préconisent les organisations syndicales nationales telles que le RMTSB, mais aussi les organisations régionales et internationales, notamment la CSA et la CSI, qui demandent que la prise en charge publique des soins pour tous constitue une priorité.
Au-delà de la région andine, dans les métropoles comme Mexico, les débats en faveur de l'allocation de prestations aux grands-parents soignants représentent certes une avancée. Cependant, comme avertit Mme Barrios, il ne s'agit jamais que de remèdes palliatifs qui omettent de remettre en cause ou de transformer les structures qui perpétuent les inégalités liées au genre ou à l'âge dans le travail de soins.
Entretemps, chaque matin, dans des milliers de foyers andins, des grands-mères s'affairent à préparer le petit-déjeuner, accompagnent les enfants à l'école, prennent soin d'eux lorsqu'ils tombent malades et les aident à faire leurs devoirs. Elles soutiennent la vie familiale de façon désintéressée.
« Moi aussi, j'ai le droit, jusqu'à mon dernier jour, de faire ce que je veux, et non ce qu'on m'impose », déclare Mme Emperatriz.
Par ces propos, elle revendique non seulement son autonomie dans la vieillesse, mais elle remet également en question une culture qui a légitimé le dévouement total des femmes à la prise en charge des autres, souvent au détriment de leurs propres désirs et de leurs propres projets. Il ne suffit pas de les remercier ou d'idéaliser leur dévouement, estiment les syndicalistes boliviennes. Des politiques concrètes sont nécessaires pour reconnaître leur travail, le redistribuer et garantir des conditions décentes pour leur vieillesse.
« Je m'inquiète de ce qui arrivera quand je partirai à la retraite, combien je toucherai, si je pourrai subvenir aux besoins de ma famille », indique Mme Barrios. Il s'agit, selon elle, d'une préoccupation que partagent de nombreuses femmes, le reflet d'une santé émotionnelle usée par des années de surmenage vécues dans le silence.
À l'heure où dans la région, les discours sur les droits humains et la justice sociale ne manquent pas, une question aussi simple qu'urgente se pose : qui est là pour s'occuper des personnes qui prennent soin des autres ?
29.08.2025 à 11:48
Poussé par le commerce électronique et les changements radicaux que les technologies ont entraînés dans les habitudes de consommation des Européens, le secteur de la logistique affiche aujourd'hui l'une des plus fortes croissances de l'économie européenne. Cependant, sa transformation est telle que le dernier tronçon du parcours de distribution et de livraison des commandes en ligne est devenu un véritable laboratoire de la précarité et des abus au travail.
En effet, la société européenne (…)
Poussé par le commerce électronique et les changements radicaux que les technologies ont entraînés dans les habitudes de consommation des Européens, le secteur de la logistique affiche aujourd'hui l'une des plus fortes croissances de l'économie européenne. Cependant, sa transformation est telle que le dernier tronçon du parcours de distribution et de livraison des commandes en ligne est devenu un véritable laboratoire de la précarité et des abus au travail.
En effet, la société européenne achète et consomme de plus en plus sur le Web et les besoins liés au transport et à la livraison à domicile de tous ces produits ont entraîné une profonde métamorphose du secteur. Les conditions de travail se sont détériorées à tel point que la rotation du personnel atteint aujourd'hui un niveau impensable il y a quelques années encore.
Le modèle né de cette transmutation se traduit par l'utilisation de réseaux de sous-traitance complexes et la généralisation de contrats extrêmement précaires, mal payés et soumis à un contrôle numérique exhaustif, minute par minute, du travail des transporteurs et des livreurs. Pourtant, la santé et la sécurité de ces travailleurs n'intéressent guère les grandes multinationales qui tirent profit de cette activité, à l'instar d'Amazon, eBay, Allegro, Zalando, Temu, Shein et AliExpress, qui n'hésitent pas à s'approprier les bénéfices générés par la délégation à d'autres entreprises du transport, du stockage, de la redistribution et de la livraison finale de leurs produits à leur destination à travers une chaîne de sous-traitance qui favorise le recours à des travailleurs non rattachés aux multinationales, mais qui travaillent en se pliant aux exigences de ces dernières dans des conditions qui permettent de proposer des coûts de livraison dérisoires.
La pression que subissent les travailleurs est brutale : souvent migrants, souvent aussi indépendants, ils travaillent fréquemment sans connaître d'autres collègues, ce qui limite leur capacité d'association et de négociation collective, mais la stratégie du « diviser pour régner » les met également implicitement en concurrence les uns avec les autres dans un effort incessant pour répondre à toutes les demandes automatisées que le système algorithmique d'une de ces multinationales impose souvent à sa chaîne de sous-traitance, avec le risque intrinsèque de ne plus recevoir de nouvelles commandes s'ils obtiennent une mauvaise note pour leurs performances.
La logistique est ainsi devenue le parfait reflet de la détérioration des conditions de travail et du droit de travail en Europe au cours des dernières années, tandis que les inspecteurs du travail affrontent avec difficulté les réseaux opaques, éphémères et mouvants de la sous-traitance et de la précarité généralisée qui rendent possible une activité évaluée à 1.160 milliards d'euros (1.355 milliards de dollars US) l'année dernière à travers toute l'Europe.
Dans ce cadre, le maillon le plus faible et le plus déterminant de la chaîne acquiert une importance particulière, car il rend possible la livraison finale des commandes partout sur le continent en un temps record, ce que l'on appelle la « logistique du dernier kilomètre ». Une étude récente de l'Institut syndical européen (ETUI), intitulée « Sorry we subcontracted you », réalisée à partir de recherches et d'entretiens avec des syndicalistes, des avocats, des inspecteurs du travail et d'autres experts, et en grande partie inspirée par le film Sorry We Missed You de Ken Loach (2019), reflète au travers de cas concrets les transformations problématiques qui sont à l'œuvre dans les quatre plus grands marchés européens de ce sous-secteur : les chaînes de sous-traitance opaques en Allemagne (le plus grand de tous, valorisé à 286 milliards d'euros [334 milliards de dollars US]), les opérations en marge de la législation du travail en Espagne (le deuxième plus grand, 263 milliards d'euros [307 milliards de dollars US]), les violations généralisées des droits du travail en France (169 milliards [197 milliards de dollars US]) et les cas d'exploitation du travail généralisée en Italie (145 milliards [169 milliards de dollars US]).
Dans un entretien accordé à Equal Times, la coordinatrice et chercheuse principale du rapport, Silvia Borelli, professeure de droit du travail à l'université italienne de Ferrare, explique comment le secteur de l'entreposage et des livraisons à domicile a fini par reposer sur un modèle qui a fait de la sous-traitance, de la précarité et du contrôle automatisé la tempête artificielle parfaite pour réduire au maximum les coûts logistiques des multinationales, aux dépens de la sécurité et des conditions de travail d'employés dont la rentabilité est opportunément extraite sans que ces multinationales ne doivent assumer la moindre responsabilité à leur égard.
Que nous apprennent les conclusions de ce rapport ?
Ce que nous avons découvert avec ce rapport, c'est que la sous-traitance constitue le modèle commercial principal dans le domaine de la livraison, c'est-à-dire le dernier maillon de l'industrie, à savoir la « logistique du dernier kilomètre ». La logistique est de plus en plus dominée par de grandes multinationales, telles que FedEx, DHL, Amazon Transport, etc., qui sous-traitent généralement leurs services de livraison à des entreprises plus petites, sur lesquelles elles ont un certain pouvoir, du fait de l'énorme déséquilibre entre la multinationale au sommet de la chaîne et les sous-traitants, qui sont généralement des PME. En substance, les multinationales peuvent leur imposer pratiquement n'importe quoi, notamment le délai de livraison des marchandises et le prix facturé, et lorsqu'un système de gestion algorithmique est utilisé, ce type de contrôle est encore plus fort.
C'est ce qui se produit avec Amazon, par exemple, qui soumet ses sous-traitants à son système informatisé, ce qui lui permet de contrôler toutes leurs activités à tout moment. Comme les sous-traitants sont des entités juridiques distinctes d'Amazon, le risque et la responsabilité [concernant la livraison et les travailleurs] sont assumés par les sous-traitants, tandis que les multinationales bénéficient de ce que l'on appelle le « voile corporatif ». Le fait que les entreprises soient des entités distinctes [implique que] le risque ou la responsabilité d'un travailleur qui ne leur appartient pas ne peut pas être imputé. Cela permet de réduire les coûts du travail et d'augmenter les profits, car il est évident que chaque sous-traitant applique des conditions de travail différentes (et que la multinationale a tendance à choisir l'option la moins chère). Il peut s'agir de petites entreprises, où les syndicats ne sont pas présents, et parfois, pour répondre aux exigences de la multinationale, le droit du travail est violé… mais, comme il s'agit d'entreprises différentes, la violation n'est imputée qu'au sous-traitant ultime.
Ce système encourage-t-il donc la sous-traitance vers les entreprises les moins chères, c'est-à-dire celles qui offrent les pires conditions de travail, la plus grande instabilité et le plus grand risque d'abus ?
Tout à fait. De fait, la sous-traitance confère un avantage considérable à la multinationale. Le problème est que les chaînes de sous-traitance se créent parce que chaque entreprise souhaite tirer profit du processus. Imaginons qu'Amazon confie une partie de sa logistique à un sous-traitant, qui à son tour la confie à un autre sous-traitant, et ainsi à plusieurs reprises : l'entreprise qui passe la commande est celle qui a le pouvoir de tirer profit de cette délégation, et dans certains pays, comme en France, les sous-traitants ultimes sont souvent en réalité des travailleurs indépendants, ce qui crée un déséquilibre de forces entre des personnes seules face à de grandes entreprises.
Dans ce cas, il est impossible de négocier quoi que ce soit donc. Soit l'employé accepte les conditions imposées sans broncher, soit il n'y a pas de commande.
Exactement. Et le déséquilibre se creuse encore davantage lorsqu'on utilise un système de gestion algorithmique. Le cas d'Amazon est particulièrement important, car l'entreprise est entourée d'une constellation de sous-traitants, dont un grand nombre sont des travailleurs indépendants soumis à ce système automatisé, qui n'ont aucune liberté dans leur travail. Cette situation s'est également produite en Italie, où Amazon a fini par être poursuivie en justice pour un délit de « caporalato » numérique (une activité criminelle consistant à recruter des personnes vulnérables pour les exploiter dans des conditions illégales et abusives, parfois proches de l'esclavage). La justice italienne a estimé qu'Amazon devrait être considéré comme le véritable employeur de tous ses sous-traitants, précisément parce qu'Amazon avait la capacité de les contrôler à tout moment à travers ce système de gestion algorithmique.
Le problème est que cette affaire consistait en une procédure pénale, ce qui signifie que le juge pouvait sanctionner le contrevenant sans toutefois affecter les relations entre les personnes impliquées. En d'autres termes, Amazon doit payer une lourde amende et adapter son organisation, mais les sous-traitants employés dans le cadre de cette procédure criminelle [c.-à-d. le fait de les inscrire dans un pool de livreurs sous-traitants, auxquels le système algorithmique d'Amazon attribuait des commandes spécifiques] n'obtiennent cependant pas le droit d'être embauchés directement par Amazon. Pour ce faire, il aurait fallu une procédure civile, ce qui constitue un autre problème, car ce que nous avons découvert dans nos recherches, c'est que les travailleurs ne veulent pas engager de poursuites en justice… précisément parce qu'ils doivent travailler et ont besoin de ce travail. Et dans cette « logistique du dernier kilomètre », ces travailleurs sont souvent des migrants. En Espagne, par exemple, ce n'est pas tant le cas, mais il s'agit de toute façon de personnes qui ont besoin d'un salaire à la fin du mois et qui ont peur de ne plus être rappelées pour de nouvelles commandes si elles saisissent les tribunaux, car, si elles perdent ce travail, elles risquent de ne plus pouvoir réintégrer le secteur.
En fait, dans ce secteur, une grande multinationale comme Amazon contrôle pratiquement la totalité du marché : perdre son emploi pourrait donc presque signifier quitter le secteur.
Exactement. Nous avons d'un côté des travailleurs qui ont besoin d'argent et de l'autre une entreprise qui en gagne énormément, ce qui crée donc une situation totalement déséquilibrée.
Comment la technologie influence-t-elle cette situation et qu'implique concrètement le fonctionnement de ce système de gestion algorithmique ? Comment affecte-t-il cette relation déjà déséquilibrée ?
Dans le cas des sous-traitants d'Amazon, par exemple, nous mentionnons dans le rapport un cas où les livreurs installent des appareils dans leur camionnette. Ces appareils contrôlent leurs déplacements et leur permettent de recevoir des instructions pour livrer certaines marchandises dans un certain ordre, en suivant des itinéraires précis. Le système indique l'adresse et Amazon sait à tout moment où se trouvent les livreurs. Par ailleurs, les délais de livraison de chaque colis sont contrôlés, ce qui permet à Amazon de les mesurer en temps réel et de déterminer qui sont les « bons sous-traitants » et ceux qui ne le sont pas. C'est exactement comme dans le film de Ken Loach : l'entreprise principale contrôle où vous vous trouvez à tout moment et peut vous donner des instructions en continu à travers son système.
Je suppose que cela doit créer une tension constante entre la livraison théorique, prévue par la machine, et la réalité, faite de contretemps imprévisibles, alors que la pression pour compenser ce déséquilibre et satisfaire aux exigences de la machine, dans la crainte de perdre son travail et d'être exclu du secteur, repose sur les épaules isolées de chaque livreur individuellement.
Oui, c'est tout à fait exact. N'oubliez pas que, si vous êtes travailleur indépendant, il est très facile pour Amazon de mettre fin à votre contrat, car vous ne bénéficiez d'aucune protection contre le licenciement. Ainsi, si vous n'obtenez pas une bonne évaluation, Amazon peut vous licencier sans ménagement. Il en va de même pour les petites entreprises, comme dans un autre cas que nous avons découvert en Italie : le système de la société principale pouvait obliger son sous-traitant à licencier un employé en particulier, ou à se passer complètement de son sous-traitant. Dans tous les cas, il n'y a aucune protection contre le licenciement. Pour les employés, cela représente évidemment une pression énorme, car ils savent qu'ils sont surveillés, que chaque minute de leur rendement est contrôlée, ce qui crée des problèmes : ils travaillent dans un état de stress intense et le risque d'accident du travail augmente en raison du rythme et de la vitesse auxquels ils doivent travailler.
À cela s'ajoute le fait qu'il est aujourd'hui très facile de créer une entreprise en très peu de temps, de sorte qu'un sous-traitant qui ne répond pas aux exigences peut être remplacé sans difficulté. La volatilité des entreprises est très forte : de nombreuses entreprises éphémères sont facilement remplaçables. Dans nos recherches, nous avons découvert que, dans la pratique, tous les sous-traitants sont fréquemment remplacés. Le cas français est également très particulier, car nous avons constaté que, pendant les trois premières années d'existence d'une entreprise, l'inspection du travail ne la contrôle généralement pas… Les entreprises ont donc tendance à durer trois ans, et, lorsque les contrôles commencent, l'entreprise n'existe déjà plus. Puis une nouvelle apparaît.
Cela est en grande partie dû au fait que cette nouvelle situation n'est pas encore entièrement réglementée. La législation actuelle est-elle suffisante ou existe-t-il déjà des règles qui s'appliquent à ces pratiques à l'échelle européenne ? Sinon, observe-t-on une prise de conscience politique à ce sujet et peut-on espérer une législation plus complète à l'avenir ?
Ce type de problèmes ne se pose pas uniquement dans le cadre de la sous-traitance, mais bel et bien pour tous les types de gestion algorithmique des travailleurs. Les syndicats européens tentent de faire adopter une réglementation sur les systèmes de gestion algorithmique, mais, pour l'instant, nous disposons uniquement de la Directive sur les travailleurs des plateformes qui ne s'applique que s'il existe une plateforme de travail numérique telle que définie dans cette directive… Nous constatons cependant que l'utilisation de cette technologie va au-delà de la seule livraison et qu'il est donc nécessaire de mettre en place une réglementation qui s'applique à toutes les applications professionnelles possibles. Par exemple, une gestion algorithmique est également imposée dans les entrepôts, mais, comme il s'agit de plateformes mondiales, telles que Glovo, Deliveroo et consorts, la réglementation actuelle ne s'applique pas sur elles. Le problème reste alors inchangé : le système informatique augmente le pouvoir de contrôle et de redirection des travailleurs, mais de manière opaque, car il n'est pas visible. Il n'y a donc pas d'individu spécifique qui donne les ordres. Le contrôle devient dès lors plus intense et moins transparent.
Cela dit, une prise de conscience politique existe au Parlement européen, tant à propos du problème de la sous-traitance que de celui de la gestion algorithmique. Un rapport est en cours de rédaction afin de proposer à la Commission européenne de réglementer la sous-traitance et une initiative sur ces systèmes de gestion algorithmique verra bientôt le jour. Le problème est que la composition actuelle du Conseil et la position de cette Commission ne sont en général pas favorables aux travailleurs et le Parlement a récemment reçu une communication de la Commission faisant part de sa volonté de simplifier la législation… Dans ce contexte, il est donc très difficile d'adopter une nouvelle réglementation, mais je pense que tout le monde est conscient de ce problème et la principale difficulté réside dans le manque de volonté politique de le réglementer.