29.03.2025 à 11:30
Sergueï Medvedev
Poutine et Trump sont comme ces skieurs qui ont déclenché une avalanche et libéré les forces des éléments. Leur accession au pouvoir n'est pas le fruit du hasard.
<p>Cet article En attendant l’avalanche a été publié par desk russie.</p>
Le philosophe politique russe, exilé depuis le déclenchement de la guerre russe contre l’Ukraine, livre une analyse désespérée des causes profondes du trumpisme et du poutinisme. Il compare les changements que nous vivons à une avalanche qui risque de tout balayer sur son chemin.
Le monde change sous nos yeux. L’ampleur et la rapidité des changements dépassent l’imagination la plus folle, des fissures et des effritements parcourent toutes les régions de la planète, de l’Ukraine au Moyen-Orient, du Groenland au Panama, les tensions montent en Europe de l’Est et autour de Taïwan. La « révolution de février » de Trump dans les relations internationales est similaire à ce que son administration a l’intention de faire à la bureaucratie de Washington, au soi-disant « État profond » et à tout ce qui est considéré comme réglementation excessive de l’État – mais ici, la tronçonneuse des coupes s’abat sur les institutions et les engagements de l’Amérique à l’international : on parle non seulement de l’arrêt des programmes de l’USAID, mais aussi du retrait possible des États-Unis de l’OTAN et de l’ONU en général, comme le préconisent de nombreux républicains du camp Trump. Ce qui se passe rappelle les années 1989-1991, lorsqu’un nouveau monde émergeait sur les décombres du mur de Berlin et de la guerre froide – sauf qu’aujourd’hui, c’est dans la direction opposée : la division, les murs et les conflits reviennent, mais le rythme des changements et leur côté fantasmagorique sont les mêmes.
Quel est le rôle de l’individu dans tout cela ? Quel est le rôle de Gorbatchev et de Reagan, qui ont changé le monde vers une certaine direction ? Quel est le rôle de Poutine et de Trump, qui le changent dans l’autre sens ? Dans quelle mesure tout ce qui se passe est objectif ou subjectif ? Une métaphore qui me vient souvent à l’esprit est celle de l’avalanche. Dans les montagnes, il neige souvent pendant plusieurs jours de suite, la neige s’accumule sur les pentes et dans les crevasses, s’étale en couches à cause des gelées et des dégels. Une énorme masse de neige s’accumule au-dessus de la vallée. Va-t-elle se déverser sur la vallée ? Pas nécessairement. Il y a des réchauffements soudains (comme lorsqu’un fœhn, un vent chaud venu d’Afrique, souffle dans les Alpes) et la neige se tasse. Aujourd’hui, les avalanches sont également contrôlées par des tirs d’hélicoptère ou d’artillerie dans la vallée, ou par l’installation de mélanges explosifs. En Suisse et en Autriche, des barrières sont érigées sur les pentes pour arrêter les avalanches dès le début et les empêcher de prendre de l’ampleur. Mais il arrive aussi qu’un freerider désespéré, ignorant les interdictions des sauveteurs en montagne, s’engage sur une pente dangereuse et coupe une couche de neige, qui se met en branle et se transforme en avalanche. Entraînant des dizaines de milliers de tonnes de neige, de rochers et d’arbres, la colossale masse de glace se précipite dans la vallée à 400 kilomètres par heure.
Cette avalanche est-elle objective ou subjective ? S’agit-il d’un phénomène naturel ou d’un produit de la volonté humaine, de l’insouciance, de la malveillance ? Apparemment, les deux à la fois : c’est le fruit de l’interaction entre la nature et le facteur humain. Poutine et Trump sont comme ces skieurs qui ont déclenché une avalanche et libéré les forces des éléments. Quelle que soit l’opinion que l’on a d’eux, il faut bien admettre que leur accession au pouvoir n’est pas le fruit du hasard. Poutine a longuement et soigneusement construit son système selon toutes les lois du pouvoir russe, en combinant habilement ses éléments de base – la mentalité tchékiste, le crime organisé, la violence, la peur, la corruption, le mensonge, la communication politique et le paravent démocratique. Son projet politique est l’incarnation de la logique de l’histoire russe, l’achèvement de plusieurs de ses cycles (Moscou, Saint-Pétersbourg, l’Empire, l’URSS) ; il a uni de manière inédite l’élite et la société russe en leur donnant l’idée nationale de toujours : la guerre. Il a régné pendant un quart de siècle et est prêt pour le prochain quart, s’appuyant sur les dernières technologies biomédicales pour ralentir le vieillissement, paranoïaque à l’égard de son propre corps – ayant soumis tous les êtres vivants –, le pouvoir absolu tente de tenir tête à la mort, elle qui échappe à son contrôle.
L’ascension de Trump n’est pas non plus un hasard, comme en témoigne sa réélection, à 4 ans d’intervalle (il n’est que le deuxième président de l’histoire des États-Unis à y parvenir) et sa victoire nette avec un vote électoral écrasant et le contrôle des deux chambres du Congrès. Le fait qu’il ait été élu malgré l’opposition d’une grande partie de l’establishment politique et de la presse, et sous la pression de plusieurs affaires criminelles, rend cette victoire d’autant plus convaincante et représentative. Ses idées, son mode de fonctionnement incarnent les perceptions d’une grande partie de la société américaine sur l’Amérique et le monde extérieur ; son projet, révolutionnaire et conservateur à la fois, a pu subjuguer le Parti républicain et remodeler complètement le paysage politique américain. Poutine et Trump, leaders mondiaux qui changent le système mondial, ne se sont pas retrouvés par hasard sur la crête d’une montagne, où ils ont pu déclencher une avalanche par leurs actions ; ils étaient en résonance avec l’esprit du temps et sont parvenus à exprimer des tendances objectives dans leurs pays et dans le monde. (Volodymyr Zelensky, ancien homme de spectacle devenu le plus grand dirigeant politique de notre époque et qui a réussi à achever la construction de la nation ukrainienne dans le creuset de la guerre, appartient à la même catégorie, bien qu’il ne fasse pas partie de ceux qui déclenchent les avalanches, mais de ceux qui tentent de sauver de ce désastre leur pays, et le monde entier en réalité.)
En ce sens, le poutinisme en Russie et la révolution Trump en Amérique sont des manifestations de tendances longues. Cette neige tombe et s’accumule depuis des décennies, sous la forme de nostalgie post-impériale et de ressentiment des non-représentés. Plus largement, cette neige est l’insatisfaction permanente de la majorité face aux changements sociaux abrupts, aux nouvelles technologies, aux élites dirigeantes. À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ce mécontentement s’est répandu parmi les Russes, à qui des hystériques tels que Jirinovski avaient inculqué pendant longtemps le complexe des humiliés ; il s’est répandu dans le monde arabe, qui avait connu des siècles de déclin et n’avait pas encore trouvé sa place dans l’ordre mondial post-colonial ; il s’est répandu parmi les retraités britanniques, qui ont voté en masse pour le Brexit ; il s’est répandu aussi dans les « flyover states » américains, le centre même de l’Amérique, de la « rust belt » des anciens centres industriels à la « Bible belt » des traditionalistes : Hillbilly Elegy, l’autobiographie vieille de dix ans de l’actuel vice-président J. D. Vance, qui raconte son enfance difficile et la réalité déprimante de l’arrière-pays américain dans le Kentucky, est révélatrice à cet égard.
Des processus similaires ont eu lieu il y a un siècle, lorsque les habitants de différents pays ont réagi aux changements explosifs des dernières décennies, qu’il s’agisse de révolutions technologiques, de bouleversements dans les domaines de la science, de la peinture, de la société, de la famille, des relations hommes-femmes (un déclencheur très important à l’époque autant qu’aujourd’hui) ou de révolutions politiques qui ont conduit à l’effondrement d’empires et d’États. La réaction a été le chauvinisme, le militarisme et le fascisme sous toutes ses formes, du nazisme au franquisme (le stalinisme, soit dit en passant, était également une sorte de fascisme, une réaction conservatrice à la révolution russe et à l’effondrement de l’empire). Cela a conduit le monde aux catastrophes des deux guerres mondiales, qui ont fait des dizaines de millions de morts.
Ces guerres ont donné naissance à des institutions internationales qui, bien qu’imparfaites, utopiques et parfois corrompues, fixent une norme, un cadre de comportement. Même si elles n’ont pas débarrassé le monde de la violence, elles ont protégé l’humanité d’une guerre majeure et ont conduit à une plus grande ouverture, au commerce, à l’échange et à l’élargissement de l’espace de la liberté. Mais notre foi en ces institutions nous a joué un mauvais tour. Il semblait que le monde de l’après-guerre, qui avait survécu à la guerre froide et à l’affrontement des superpuissances, à l’effondrement des derniers empires coloniaux et de l’Union soviétique, était robuste et fiable. Le public s’entichait de Steven Pinker, qui affirmait que le degré de violence dans le monde était en baisse.
Or nous avons oublié que les institutions ne sont pas des structures éternelles qui limitent et guident les actions des gens, mais simplement des conventions, des arrangements qui ne fonctionnent que tant qu’il y a un consensus parmi leurs participants sur des règles communes. Le « Meilleur des mondes » du XXIe siècle a été fracturé par différents récits historiques, des exigences identitaires et des réseaux sociaux qui ont paradoxalement divisé l’humanité en bulles d’information, en communautés émotionnelles, chacune nourrissant ses propres griefs. Le consensus mondial s’est brisé et avec lui a disparu la foi dans les institutions, dans les idées de démocratie et de droits de l’Homme, dans la possibilité même du bien commun : de l’idéal kantien de la « paix perpétuelle », nous sommes passés à l’état de la « guerre de tous contre tous » hobbesienne. Les institutions sont devenues un épouvantail et un gros mot, et nous assistons à leur démantèlement rapide, des institutions démocratiques en Russie et en Hongrie à la croisade contre l’État profond dans l’Amérique trumpienne, de la crise existentielle de l’OTAN causée par la fracture du partenariat transatlantique à l’effondrement de l’accord de Paris sur le climat et de l’agenda vert en général dans un monde en guerre.
En conséquence, nous sommes revenus au scénario du XXe siècle : l’effondrement des institutions, la résurrection des formes primitives de nationalisme, la politique du sang et du sol, le corporatisme et le fascisme. Comme il y a cent ans, les masses imprégnées de ressentiment sont entrées en politique, mais alors qu’au XXe siècle elles étaient mobilisées par les technologies de la société de masse, de la politique et des médias de masse, au XXIe siècle, c’est le populisme numérique basé sur les réseaux sociaux qui attise haines, peurs, xénophobie et chauvinisme. Or, si par le passé il était possible de désigner les « maîtres du discours », les politiciens et les propagandistes qui alimentaient la guerre, le producteur du discours est aujourd’hui la majorité agressive armée d’un smartphone. Ni les actions des dirigeants politiques ni même leur élimination ne pourront la maîtriser : le départ de Poutine ne résoudra pas le problème de la Russie.
L’avalanche prend rapidement de l’ampleur, couvre les villages voisins et atteint la périphérie de la ville. Inutile d’essayer de la contrôler, nous ne pouvons qu’observer, hébétés, le colossal rempart de glace grandir sans bruit sous nos yeux et espérer qu’il arrêtera soudain sa course par magie pour geler sur le pas de notre porte, nous enveloppant de poudreuse et du souffle de la mort.
Traduit du russe par Desk Russie.
<p>Cet article En attendant l’avalanche a été publié par desk russie.</p>
29.03.2025 à 11:30
Desk Russie
Pour comprendre le sens du combat de cet homme, condamné à 16 ans de goulag, nous publions des extraits de ses prises de parole au tribunal et ceux de lettres adressées à sa fille.
<p>Cet article Alexandre Skobov, héros de la résistance russe : « C’est moi qui accuse » a été publié par desk russie.</p>
Alexandre Skobov, né en 1957, est un homme de gauche, journaliste, historien, militant des droits de l’Homme et ex-prisonnier politique soviétique. Jusqu’à fin 2023, il était chroniqueur pour le portail Grani.ru, l’un des premiers médias interdits par le régime de Poutine en 2014. Il a également été auteur régulier de Desk Russie. Aujourd’hui, il est de nouveau en prison pour avoir ouvertement exprimé sa condamnation dudit régime et en particulier de la guerre sanguinaire contre l’Ukraine. Arrêté en avril 2024, le journaliste a été condamné le 21 mars 2025 à 16 ans de prison à régime sévère pour « appel au terrorisme » et « participation à une communauté terroriste ». Dans le cas de cet homme malade et âgé, victime d’une attaque au couteau « hooligane » en 2014, qui l’a gravement handicapé, cela revient à une condamnation à mort lente et pénible. Pour comprendre la personnalité intrépide de Skobov et le sens de son combat, nous publions des extraits de ses prises de parole au tribunal et ceux de lettres adressées à sa fille.
Le monde que nous connaissions s’effondre. Toi, tu viens à peine d’y entrer, alors que ta mère et moi y avons vécu toute notre vie. À son origine, il y avait le projet de 1945 – le projet des vainqueurs du fascisme. Un projet de monde où les prédateurs ne seraient plus les maîtres, faisant ce que bon leur semble. Un monde de liberté, d’égalité et de solidarité. Car sans solidarité, la liberté ne survit pas. Un monde où chacun lutte pour soi seul est un monde de prédateurs.
Notre monde était loin d’être fidèle à son projet initial. Mais il y aspirait. Et il avançait réellement dans cette direction. Nous le voyions. Et c’est précisément cela que nous considérions comme le progrès. Nous croyions au progrès. C’était notre boussole, notre cadre de référence. C’est sur cela que reposaient nos notions de ce qui est acceptable ou inacceptable, du bien et du mal.
Notre monde s’est assoupi et n’a pas vu émerger ces nouveaux prédateurs qui veulent nous ramener à un temps où chacun ne pense qu’à sa survie. Et il ne s’est toujours pas ressaisi pour leur résister. Aujourd’hui, il est détruit des deux côtés – à deux mains.
Tout ordre mondial est imparfait et contradictoire. Et tôt ou tard, il « s’use ». Les contradictions qu’il contient et qu’il ne parvient pas à surmonter s’accumulent et commencent à le détruire. Mais deux questions se posent ici.
Premièrement : à quel point sa transformation en un nouvel ordre sera-t-elle douloureuse ? L’histoire humaine montre que cela peut prendre une tournure catastrophique.
La deuxième, et la plus cruciale : dans quelle mesure cette transformation permettra-t-elle de préserver le positif de l’ancien monde ? Autrement dit, s’agira-t-il d’un progrès ou d’un retour en arrière ? Car dans chaque période de transition, des forces chercheront à nous faire reculer. On peut les appeler forces de la réaction mondiale ou forces du mal, mais elles sont toujours là, tapies dans l’ombre, attendant leur heure.
Le progrès n’est jamais garanti. L’avenir n’est pas écrit. C’est une bataille. Et même si, à un moment de l’histoire, nous perdons une manche, la lutte continue.
Nous ne savons pas combien de temps durera cette nouvelle chute dans le passé, ni jusqu’où elle nous entraînera. Mais nous pouvons et devons comprendre pourquoi les hommes n’ont pas eu la force de l’empêcher. Pourquoi les frontières entre le bien et le mal se sont brouillées, pourquoi la perception du mal et la capacité de lui résister ont été perdus.
Cette capacité doit être restaurée et préservée. Elle ne peut reposer que sur la foi en un monde où les prédateurs ne seront pas les maîtres. Un monde où les hommes n’auront pas de maîtres.
Et si tu me lis, alors tu es la Résistance.
Ton papa.
Lors de la confirmation du nouveau secrétaire d’État Rubio par le Sénat, la radio Maïak [chaîne de radio officielle, la seule autorisée en prison – NDLR] l’a cité : selon Rubio, l’ordre mondial de 1945 n’est plus d’actualité. Honnêtement, au début, j’ai cru avoir mal entendu. Que mon esprit avait ajouté ce que j’avais mal perçu. Je ne voulais pas croire que mes prévisions les plus sombres se réalisent aussi rapidement et brutalement.
Mais maintenant, c’est Trump lui-même qui l’a répété. De manière encore plus brutale. Il a attaqué directement l’ONU et menacé de créer une « structure alternative ». L’extrême droite clame depuis longtemps que l’ONU est corrompue, inefficace, qu’elle gaspille d’énormes sommes d’argent. Mais moi, cela fait longtemps que je répète que la véritable question n’est pas là.
Malgré toutes ses imperfections, l’ONU offrait à l’humanité un cadre « pour grandir », un cadre qui définissait une direction commune à suivre. De l’extension des droits de l’Homme à la redistribution de ressources en faveur des plus démunis. Nous savions que, dans le monde réel, tout ne fonctionnait pas selon ce cadre. Mais nous savions qu’il existait, qu’il donnait un cap, un point d’ancrage.
Ce cadre reposait sur les valeurs de 1945 – liberté, égalité, solidarité. Elles se reflétaient dans la terminologie même du droit international. J’ai toujours dit que la terminologie n’est jamais juste une question de mots. Les concepts d’ « agression » et d’ « annexion » sont intrinsèquement évaluatifs, profondément idéologiques.
Le scandaleux refus des représentants de Trump de nommer un agresseur comme tel à plusieurs tribunes internationales clés n’est pas une coïncidence. Le lexique de son équipe ne contient tout simplement pas des notions telles que « liberté » et « droit », qui constituaient la base de la rhétorique politique des administrations démocrates et de l’aile reaganienne des républicains (où est-elle aujourd’hui ?). Elles ont été remplacées par des catégories comme « profit », « intérêts », « marchandage », « deal », « atouts », et, bien sûr, « force ».
Les interlocuteurs du Kremlin saluent ce virage comme un abandon de « l’approche idéologique » au profit du « dialogue pragmatique » qu’ils réclamaient depuis longtemps. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une désidéologisation. L’idéologie est toujours présente, partout et en tout. Il s’agit simplement du remplacement d’une philosophie des relations internationales par une autre : du libéralisme de gauche par un conservatisme de droite.
Le conservatisme radical de droite ne conçoit pas la loi comme une limite imposée aux puissants, une muselière sur un prédateur. Il la considère plutôt comme un outil supplémentaire de domination des forts. Autrement dit, pour lui, la loi n’est pas une fin en soi, mais un moyen secondaire. La domination et la force sont ses valeurs fondamentales. Le désir du fort d’exercer sa domination est légitime et ne doit même pas être condamné, y compris au niveau du vocabulaire.
Si Trump finit par créer une structure alternative à cette « ONU obsolète », elle ne sera pas fondée sur les valeurs de 1945, mais sur leur exact opposé, les valeurs mêmes qui ont été vaincues en 1945. Trump semble tout droit sorti des pages d’un vieux numéro du magazine soviétique Krokodil. Une caricature vivante de l’impérialisme américain dans ses pires excès. Ce spectre a longtemps été invoqué par des formules propagandistes. Ils ont fini par y arriver.
Le conservatisme radical de droite américain possède cependant ses propres spécificités. La domination y est un moyen d’atteindre des objectifs plus « concrets » et matériels. Le conservatisme radical de l’ « espace eurasiatique », lui, prétend incarner une plus grande « spiritualité ». Pour lui, la domination est une fin en soi. Ce n’est pas un moyen. C’est l’objectif ultime. La « volonté de puissance » sous sa forme la plus distillée. Et cela, les hommes d’affaires de l’équipe de Trump ne le comprennent pas. Lorsqu’ils voudront conclure un « deal », ils risquent d’avoir quelques surprises.
En attendant, l’Europe est seule. Comme l’Angleterre en 1940. À l’époque, elle a tenu bon. Réveillée par Dunkerque, elle s’est mobilisée.
Hier, Maïak m’a réjoui avec une citation du président tchèque Petr Pavel :
« Si Trump voulait réveiller l’Europe de son sommeil historique, il y est parvenu. »
On ne peut qu’espérer que ce ne sont pas simplement des mots.
Le procès se déroule devant le 1er tribunal militaire de district de l’Ouest à Saint-Pétersbourg. Skobov y participe par visioconférence depuis sa prison de Syktyvkar. L’accusation a requis 18 ans de colonie pénitentiaire contre lui pour apologie du terrorisme et participation à une organisation terroriste, en raison de publications sur les réseaux sociaux.
Ceux qui ont suivi le procès ont certainement remarqué que la position de mes avocats et la mienne ne sont pas exactement les mêmes. Nous n’insistons pas sur les mêmes points et nous avons des objectifs légèrement différents. Mes avocats ont cherché à attirer l’attention sur le problème identifié dans les rapports des organisations internationales comme l’utilisation abusive de la législation antiterroriste pour restreindre la liberté d’expression, la liberté de parole.
Seulement, toute cette histoire ne nous concerne pas. Il n’y a pas d’abus de la législation antiterroriste dans la Russie nazie de Poutine. Il existe une législation qui vise explicitement à supprimer toute expression de désaccord avec les autorités. En vertu de cette législation, une production théâtrale sur le sort terrible de femmes qui ont été amenées par la ruse à rejoindre leur guerre par des combattants d’ISIS en tant qu’épouses est considérée comme une justification du terrorisme. Les personnes impliquées dans la condamnation d’Evguenia Berkovitch et de Svetlana Petriïtchouk n’ont pas d’âme, ce sont des morts-vivants, mais la législation elle-même est construite de telle sorte qu’elle peut être interprétée de cette manière. Est-il possible de parler le langage du droit avec l’État qui a créé cette législation et qui l’utilise de cette manière ? Bien sûr que non.
Mon cas est fondamentalement différent de celui d’Evguenia Berkovitch et de Svetlana Petriïtchouk. Mon cas ne concerne pas la liberté d’expression, ses limites et l’abus de ces limites. Mon cas concerne le droit d’un citoyen d’un pays qui mène une guerre d’agression injuste et agressive de se ranger pleinement et entièrement du côté de la victime de l’agression. C’est le droit et le devoir d’un citoyen d’un pays qui mène une telle guerre.
Ce droit appartient à la catégorie des droits naturels car il ne peut, en principe, être régi par des règles juridiques. Tout État en guerre considère comme une trahison le fait de passer du côté de son ennemi armé. Et l’agresseur ne se reconnaît jamais comme tel et appelle son crime « légitime défense ». Est-il possible de prouver légalement à l’agresseur qu’il est un agresseur ? Bien sûr que non.
Mais la dictature nazie de Poutine est un agresseur d’un genre particulier. Ayant légalement déclaré que la guerre était une « non-guerre », elle considère toute opposition armée à son agression comme terroriste. Elle ne reconnaît même pas l’existence d’un opposant armé légitime et légal. Les rapports obligatoires du commandement russe qualifient constamment les membres de l’armée ukrainienne de « militants ». Cela a-t-il quelque chose à voir avec le droit ? Bien sûr que non.
Mon cas est celui de ma participation à la résistance armée à l’agression russe, ne serait-ce qu’en tant que propagandiste. L’objectif de tous mes discours était et est toujours de parvenir à une expansion radicale de l’assistance militaire à l’Ukraine, jusqu’à la participation directe des forces armées des pays de l’OTAN aux opérations de combat contre l’armée russe. Pour atteindre cet objectif, j’ai refusé d’émigrer et je suis allé délibérément en prison. À partir de là, mes paroles résonnent plus fort et pèsent plus lourd.
Selon la formulation du code pénal de la soi-disant Fédération de Russie, il s’agit d’une assistance à un État étranger inamical dans la création de menaces pour la sécurité nationale de la Fédération de Russie. C’est ce que décrit l’article sur la trahison d’État du code pénal actuel. Pourquoi n’ai-je pas été accusé en vertu de cet article ? De même que de nombreux autres articles politiques du code pénal actuel, qui auraient dû être retenus contre moi en raison de mes publications. Or, les plus importantes de mes publications n’ont jamais été incluses dans l’acte d’accusation. Bien que j’aie eu l’occasion de m’assurer que l’enquête en avait pris connaissance. En outre, l’enquête savait que j’avais fait don de mes fonds personnels pour l’achat d’armes létales destinées à l’armée ukrainienne et que j’avais publiquement encouragé d’autres personnes à suivre mon exemple.
Et pourtant, cela n’a pas été fait. Pourquoi ? Je pense que ce n’est pas tant à cause de la surcharge de la machine répressive, de la paresse humaine et de l’aversion caractéristique des autorités russes pour les normes juridiques en général, y compris leurs propres normes juridiques. Il doit y avoir une autre raison. Même parmi les personnes qui condamnent moralement l’agression russe et risquent d’aller en prison pour cela, il n’y en a pas beaucoup qui osent prendre le parti de la victime de l’agression. La dictature a peur qu’ils soient plus nombreux, elle a peur des exemples. C’est pourquoi elle avait intérêt à ne pas amplifier ma voix et à ne pas souligner les particularités de mon cas que je viens de mentionner. J’ai essayé d’attirer l’attention du public sur ces mêmes particularités.
Contrairement à mes avocats, je n’ai pas vraiment essayé de prouver à l’agresseur qu’il est un agresseur qui viole toutes les normes de droit internationalement reconnues. Cela a autant de sens qu’une discussion sur les droits de l’Homme avec le régime d’Hitler ou avec le régime similaire de Staline. D’ailleurs, que le juge se souvienne de l’article du code pénal qui punit le fait d’assimiler le régime de Staline à celui d’Hitler.
Mais ce sur quoi mes avocats et moi-même sommes d’accord, c’est que mon cas ne peut être considéré en dehors du contexte de la guerre en cours, il fait partie de cette guerre. Et les tentatives de mes avocats de parler le langage du droit avec les autorités de l’agresseur ne font qu’illustrer une fois de plus ceci : quand les armes parlent, le droit se tait.
Mon cas ne concerne pas la liberté d’expression. Dans cette guerre, la parole est aussi une arme qui tue. Les Ukrainiens écrivent mon nom sur des obus détruisant la racaille de Poutine qui a envahi leur terre. Mort aux envahisseurs fascistes russes, mort à Poutine, le nouvel Hitler, meurtrier et scélérat ! Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros !
Je ne m’attarderai pas sur le fait que l’organisation dont j’ai l’honneur de faire partie – le Forum de la Russie libre1 est qualifiée par l’enquête de communauté terroriste, alors même qu’aucune décision émanant d’un quelconque organe d’État ne reconnaît à ce jour le Forum de la Russie libre comme tel. Pour l’instant, il s’agit donc uniquement d’une « organisation indésirable ».
Mais ce genre de détails m’intéresse peu – je m’efforce malgré tout de parler de choses importantes. Et ce qui importe ici, c’est la plateforme du Forum de la Russie libre, à l’élaboration de laquelle j’ai participé directement, et qui distingue fondamentalement le Forum de la plupart des autres organisations d’opposition.
Je rappelle que cette plateforme peut être résumée en trois points.
Premièrement : nous appelons à la restitution inconditionnelle à l’Ukraine de tous ses territoires reconnus au niveau international et actuellement occupés par la Russie, y compris la Crimée – oui, Krym tse Oukraïna, la Crimée c’est l’Ukraine.
Deuxièmement : nous soutenons toutes celles et ceux qui luttent pour atteindre ces objectifs. Y compris les citoyens de la Fédération de Russie qui ont volontairement rejoint les Forces armées ukrainiennes.
Troisièmement : nous reconnaissons comme légitimes toutes les formes de lutte contre la tyrannie poutinienne à l’intérieur de la Russie, y compris la lutte armée. Évidemment, nous éprouvons une profonde répulsion à l’égard des méthodes de l’État islamique, lorsque des personnes innocentes deviennent des cibles, comme ce fut le cas à Crocus City.
Mais les propagandistes du Kremlin, ceux qui alimentent la guerre, sont-ils pour autant une cible légitime ? Le Forum de la Russie libre n’a pas abordé cette question de manière spécifique et n’a adopté aucune résolution à ce sujet. J’exprime donc ici une position strictement personnelle.
Je considère que des propagandistes comme le présentateur Vladimir Soloviev, par exemple, méritent le même sort que le propagandiste nazi Julius Streicher, pendu sur décision du Tribunal de Nuremberg. Tant que ces monstres de l’espèce humaine ne sont pas entre les mains d’un nouveau tribunal de Nuremberg, et tant que la guerre se poursuit, ils constituent des cibles légitimes d’opérations militaires.
Comparer les propagandistes de Poutine à ceux de Hitler n’est pour moi nullement une figure de style. Une grande partie de mes écrits vise à démontrer la nature nazie du régime poutinien, avec lequel toute coexistence pacifique est par principe impossible.
Je m’adresse, et je continue de m’adresser avant tout à l’Europe, en l’exhortant à se souvenir des fondements du système européen actuel. Depuis 1945, l’Europe s’efforce de bâtir un monde dans lequel les prédateurs ne seraient plus les maîtres de la vie – un monde fondé sur les principes de droit, de justice, de liberté, d’humanisme. L’Europe a accompli de grands progrès sur cette voie, et s’est définitivement affranchie des massacres de masse et des partages territoriaux par la force.
L’Europe s’est habituée à penser que son monde sûr et prospère était protégé de manière fiable par un allié grand et puissant, de l’autre côté de l’Atlantique. Aujourd’hui, ce monde vole en éclats sous les coups de deux scélérats qui s’y attaquent de concert : celui du Kremlin et celui de Washington. Aux États-Unis, ce sont des gens animés de valeurs proto-fascistes qui sont arrivés au pouvoir.
Nous assistons à une tentative immonde d’alliance purement impérialiste entre deux prédateurs – une alliance encore plus ignoble que les accords de Munich de 1938. Si les annexions de Poutine sont légitimées, cela constituera une catastrophe pour la civilisation.
Europe, on t’a trahie. Réveille-toi, et bats-toi pour ton monde.
Mort aux envahisseurs russo-fascistes ! Mort à Poutine, le nouveau Hitler, assassin et scélérat ! Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros !
C’est par ces mots que je termine habituellement mes interventions. Mais aujourd’hui, on va me demander si je reconnais ma culpabilité.
Eh bien, ici, c’est moi qui accuse.
J’accuse la clique poutinienne au pouvoir, gangrenée par l’odeur des cadavres, d’avoir préparé, déclenché et mené une guerre d’agression.
Je l’accuse de crimes de guerre en Ukraine.
De terreur politique en Russie.
Et de corruption morale de mon peuple.
Et c’est moi qui pose la question aux serviteurs du régime de Poutine présents ici, rouages insignifiants de sa machine répressive :
Reconnaissez-vous votre culpabilité dans la complicité des crimes de Poutine ?
Vous repentez-vous de cette complicité ?
Voilà. J’ai terminé.
Après l’énoncé du verdict – 16 ans de régime sévère – le juge demande :
— Skobov, avez-vous compris le verdict ?
— Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros !
— Je suppose que vous avez compris. Je lève la séance.
<p>Cet article Alexandre Skobov, héros de la résistance russe : « C’est moi qui accuse » a été publié par desk russie.</p>
29.03.2025 à 11:29
Denis Saklakov
Un entrepreneur américain d’origine russe raconte son expérience personnelle et explique pourquoi tant de personnes cultivées soutiennent Trump.
<p>Cet article Quand les gens intelligents choisissent l’obscurité a été publié par desk russie.</p>
Un entrepreneur américain d’origine russe raconte son expérience personnelle et explique pourquoi tant de personnes cultivées, notamment d’origine russe, soutiennent Trump, malgré leur expérience de la vie dans un pays totalitaire. L’intelligence, affirme l’auteur, n’empêche pas la dérive – elle la facilite souvent. Les sciences cognitives montrent que les personnes intelligentes sont simplement meilleures pour justifier ce qu’elles croient déjà. Elles ne cherchent pas la vérité – elles renforcent leur identité. Et il conclut sur une note pessimiste : « La tyrannie est inefficace. Elle s’effondrera sous ses propres contradictions. Mais pas avant d’avoir tout entraîné dans sa chute. »
L’université des relations internationales, le MGIMO, au début de mes études, c’était (et c’est encore un peu) une sorte d’établissement à part en Russie. À l’époque soviétique, c’était pratiquement la seule voie sûre pour commencer à voyager régulièrement à l’étranger.
Difficile à imaginer aujourd’hui, mais ce qu’on appelait le « Rideau de fer » était une barrière politique, militaire et idéologique érigée par le régime soviétique après la Seconde Guerre mondiale, destinée à se couper, ainsi que ses alliés de l’Est et de l’Ouest, de tout contact ouvert avec l’Occident et les autres zones non communistes.
L’Occident avait compris le danger que représentait la création d’une « seconde réalité », ainsi que la menace potentielle de centaines de millions de soldats que la propagande soviétique (ou russe) pouvait retourner contre lui. En guise de riposte à cette propagande, des agences et des médias comme Voice of America ou Radio Svoboda ont été créés. Trump vient justement de les faire taire de façon bien commode – comme un acte de reddition des États-Unis face à la Russie.
Je sortais avec une fille dont les parents d’origine juive étaient tous les deux scientifiques. Elle était aussi belle qu’une jeune fille pouvait l’être – voire même plus. Avec ses taches de rousseur, ses manières un peu bizarres, cette indépendance effrontée que je n’avais jamais vue chez personne autour de moi. Même sa façon de fumer et de porter ce blouson en cuir… et mille autres choses, grandes ou petites, mises bout à bout. Y compris le fait qu’elle était étudiante en journalisme – ce qui me faisait un peu trembler.
Le journalisme faisait partie de ces domaines qui m’avaient toujours fasciné, mais je n’avais jamais osé m’y lancer – trop incertain financièrement, comparé au droit international que j’étudiais à l’époque.
Sa famille aussi dégageait une sorte d’aura scientifique. Bref, elle jouait dans une autre catégorie. Sa mère travaillait en immunologie, son père en biochimie – ou peut-être l’inverse, je ne me souviens plus. C’étaient des gens brillants, accomplis, du genre qu’on imagine toujours du côté de la raison. Plus tard, sa mère a obtenu un contrat à Wichita, au Kansas – dans un labo que Trump a déjà fermé ou qu’il fermerait peu après (puisqu’on sait maintenant que l’éducation n’est plus jugée nécessaire) – et elle y est partie avec sa fille.
Je me souviens d’une conversation avec son père. On l’appelait Savelytch. Un type gigantesque, impressionnant, qu’on surnommait aussi entre nous « la Montagne ». Comme beaucoup d’hommes grands et costauds, voire la plupart, il était la gentillesse incarnée. Il m’a dit de rejoindre sa fille au Kansas.
C’est quelque chose que je n’étais pas en mesure de concevoir à l’époque : la vie me semblait un livre ouvert que je venais à peine de commencer, et j’avais soif d’exploits. Je m’accrochais encore à l’espoir que notre pays allait s’en sortir. Et il commençait réellement à se redresser, si ce n’était le culte tchékiste (du KGB) qui, plus tard, a tout détruit. Je suis resté. La relation n’a pas duré. Ses parents ont divorcé peu après aussi.
Près de vingt ans ont passé. Je me suis installé à New York. J’ai d’ailleurs atterri à New York complètement par hasard, après avoir donné une conférence publique lors d’un forum économique russe où j’ai condamné ouvertement l’annexion de la Crimée, l’Ukraine et la guerre hybride dans le Donbass. On m’avait demandé de faire un joli discours sur le thème « Make Russia Great Again » – quelle foutaise –, et j’ai plutôt livré un démontage en règle, d’une heure, de la stratégie économique de Poutine, de son expansionnisme, de l’annexion de la Crimée et de l’occupation du Donbass. J’ai présenté une analyse très solide du marché du capital-investissement, des fusions-acquisitions et des tendances générales du marché après la guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine en 2014. Des centaines de personnes dans la salle se sont tues.
C’était l’un des forums économiques les plus prestigieux, diffusé en direct sur les principales chaînes russes. Radio Svoboda – que, comme je l’ai déjà mentionné, Trump allait par la suite tenter de fermer – m’a interviewé juste après. Le même jour, un ami m’a appelé pour me dire de ne pas rentrer chez moi. Il a dit : « Le Chef ne se calmera pas avant au moins un mois, peut-être trois. » J’ai pris l’avion pour New York cette nuit-là. On m’a dit que je pourrais revenir après un à trois mois, une fois que les choses se seraient calmées. Mais ensuite, on a publié un article dans Izvestia me qualifiant de russophobe en fuite, et peu de temps après, un journaliste de leur rédaction m’a appelé pour demander un commentaire. Je lui ai dit que phobie vient du latin phobos, qui signifie « peur », mais que je n’avais pas peur d’eux – je les méprise. Quelques jours plus tard, mon ami m’a envoyé un emoji de soupir. C’était fini. J’ai abandonné l’idée de rentrer.
Pour revenir à la jeune femme : sa mère s’était remariée entre-temps avec un chercheur en oncologie à Philadelphie – un homme très posé, intelligent, avec un humour sec qu’on apprend vite à apprécier. Le genre de personne qu’on écoute sans s’en rendre compte, en se surprenant à faire silence. Un homme sérieux, brillant, réfléchi.
Quant à la fille, elle avait épousé un homme noir. Je l’ai rencontré une fois – il m’a semblé tout à fait correct, mais je n’en savais pas plus. Ils ont fini par divorcer, mais ils ont eu un fils, Daniel. Ce gamin, c’était quelque chose : brillant, beau, poli. Chaque fois que je le voyais, je devais reprendre mon souffle. Tellement bien élevé.
Pendant un temps, je leur rendais visite dans la grande maison de sa mère à Philadelphie. L’ambiance était chaleureuse, ouverte, familière. Et puis un jour, c’est tombé : sa mère et son beau-père soutenaient Trump. J’étais abasourdi. Des scientifiques, des professionnels de leurs métiers, des gens qui avaient bénéficié de ce que la société américaine avait de plus ouvert à offrir. Je n’en revenais pas.
J’ai tout de même essayé de discuter avec eux. J’apportais des livres, des articles, je posais les faits historiques. Je passais mes week-ends à leur expliquer pourquoi tout ce que représentait l’ascension de Trump était dangereux et inacceptable. Au début, ils argumentaient. Puis, à court d’arguments, ils sont devenus hostiles. J’ai cessé de venir.
Je parle encore avec la fille. Elle est anti-Trump, tout aussi bouleversée que moi. Qui a entendu parler du fait que Trump vient d’annuler de facto des réglementations anti-ségrégation ? Eh bien, il l’a fait. Tout récemment. Cette famille sait ce qu’est la ségrégation : tous les Juifs la connaissaient en Union soviétique. On ne peut pas la dissimuler dans ce pays – elle est partout, dans les signes, dans les intentions. La volonté de faire reculer les droits civiques n’est même plus cachée.
Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que ta mère ressent à l’idée qu’elle pourrait finir dans un pays où son propre petit-fils n’aurait pas le droit de s’asseoir à la même table, ni de boire à une fontaine publique, ni d’utiliser les mêmes toilettes que les garçons blancs ? Où il ne pourrait pas monter dans la même voiture du train pour aller à New York ? » Elle a été choquée. Profondément. Mais est-ce que cela a fait changer d’avis la mère ? Pas le moins du monde.
Comment est-ce possible ? Comment des personnes intelligentes, instruites, qui ont fui l’autoritarisme, peuvent-elles finir par l’embrasser sous une autre forme ? Comment des gens qui ont des petits-enfants métis peuvent-ils soutenir un homme dont les politiques renforcent le pouvoir des racistes ?
Les partisans du trumpisme, du poutinisme, ou ceux qui ont un jour adhéré à l’hitlérisme ne sont pas uniquement mus par une idéologie. Ils réagissent à la peur. Pas à la peur de la violence ou de la pauvreté – mais à la peur de perdre quelque chose qu’ils croient leur appartenir : un statut social, une domination culturelle, une identité ethnique ou nationale, un sentiment de contrôle, la conviction que le monde a un sens et qu’ils y occupent une place définie.
Quand le monde change – quand les femmes exigent l’égalité, quand les minorités réclament la justice, quand les immigrés arrivent, quand les systèmes commencent à se transformer – certains ne voient pas cela comme du progrès. Ils y voient un vol. Quelque chose leur est arraché, même si, en réalité, cela ne leur a jamais appartenu. Et cette perte perçue est plus douloureuse que n’importe quel gain possible, plus urgente que la vérité, plus puissante que la morale.
Alors ils se rassemblent derrière des hommes forts qui leur promettent de tout leur rendre :
Make America Great Again.
Le Monde russe.
Le Sang et le Sol.
Les Valeurs Traditionnelles.
Ces mouvements ne reposent pas sur une vision d’avenir.
Ils se nourrissent de ressentiment. Ils ne parlent pas de ce qui pourrait être meilleur, mais de ce qu’il ne faut surtout pas perdre.
Et la peur n’est pas le seul moteur. Ces gens ne sont pas stupides – beaucoup sont très cultivés : en mathématiques, en chimie, en économie, en droit. Mais l’intelligence n’empêche pas la dérive – elle la facilite souvent. Les sciences cognitives montrent que les personnes intelligentes sont simplement meilleures pour justifier ce qu’elles croient déjà. Elles ne cherchent pas la vérité – elles renforcent leur identité. Surtout lorsque cette identité repose sur un sentiment de perte.
La peur de la perte (loss aversion) explique une partie de ce phénomène. Beaucoup d’émigrés soviétiques sont arrivés aux États-Unis avec une image claire d’eux-mêmes : moraux, cultivés, résilients. Ils s’attendaient à de la reconnaissance. À la place, on les a ignorés. Leurs diplômes ont été dévalorisés. Leur accent a été tourné en dérision. Leur capital social s’est évaporé. Et puis la société qu’ils avaient tant lutté à intégrer a commencé à changer – non pas dans leur direction, mais à l’opposé : diversité, équité, complexité. Pour certains, cela a ressemblé à une trahison.
Et c’est à ce moment-là qu’est apparu Trump. Ou Poutine. Ou une douzaine d’autres figures leur promettant la simplicité, la domination, la restauration. Ils parlent une langue ancienne : ordre, punition, force. Et ils réveillent une nostalgie qui n’a jamais été réelle, mais toujours puissante : un mythe de place légitime dans le monde.
Une partie de cela vient du conditionnement autoritaire. Les citoyens soviétiques – même ceux qui rejetaient le système – ont été façonnés par une hiérarchie verticale. Les recherches de Karen Stenner sur les profils autoritaires montrent que certaines personnes sont biologiquement enclines à craindre toute violation des normes. Quand le monde devient instable, elles ne cherchent pas la justice – elles cherchent le contrôle.
Et ainsi, ceux-là mêmes qui ont fui un régime totalitaire soutiennent aujourd’hui une version douce de ce même système. Non pas parce qu’ils regrettent le communisme. Mais parce qu’ils regrettent la certitude.
Un lourd héritage de la guerre froide, mal réinvesti. Enfin, le traumatisme de l’autoritarisme soviétique a poussé de nombreux émigrés à développer un réflexe d’anti-gauchisme. Pour eux, tout ce qui est associé à l’équité sociale – l’assurance santé universelle, la justice raciale, même la politique environnementale – sonne comme du « socialisme », un mot qui déclenche chez eux une allergie morale.
L’ironie est cruelle : après avoir souffert sous la tyrannie de l’État, ils soutiennent aujourd’hui sa version américaine – tant qu’elle punit les bonnes cibles et restaure leur sentiment de place légitime dans l’ordre des choses.
Et puis, il y a le mythe du mérite et la réalité de la race. Les immigrés soviétiques ont souvent apporté avec eux une narration puissante de l’autonomie : « Moi, j’ai réussi ici sans aide. Alors pourquoi pas eux ? » Ils rejettent l’action affirmative, les aides sociales ou les réparations – pas toujours par racisme, mais parce qu’ils croient profondément à une fable méritocratique qui les a aidés à survivre à l’exil.
Mais lorsqu’ils se retrouvent confrontés à la possibilité que leur propre petit-fils soit exclu dans un avenir ségrégué, ce récit s’effondre. Ou du moins, il devrait. En réalité, beaucoup compartimentent : le petit-fils, lui, est « différent », exceptionnel. Il devient une exception à une règle qu’ils refusent toujours de remettre en question.
Pendant ce temps, leurs silos d’information se resserrent. Les gens consomment des contenus d’extrême droite sur YouTube, Fox News, ou dans leur propre langue. Les bulles de réseaux sociaux, les communautés russophones nourries à Fox News, RT ou YouTube créent un isolement informationnel. Dans cet environnement, le trumpisme ne ressemble pas à un extrémisme. Il apparaît comme un instinct de survie. Un rempart contre le déclin. Même les scientifiques ne sont pas à l’abri du raisonnement motivé lorsque leur vision du monde est menacée. À leurs yeux, le trumpisme n’a rien d’extrême. Il ressemble à une protection.
Il n’y a plus d’espoir pour les peuples libres quand ceux qui sont cultivés, rationnels, formés scientifiquement, choisissent de se soumettre sciemment à un mensonge – un mensonge qui leur promet le pouvoir au prix de la vérité. Quand l’identité, la peur et le mythe convergent, la réalité ne compte plus.
Et ce n’est plus seulement la Russie. Désormais, c’est aussi l’Amérique.
Et c’est là qu’on comprend que tout est terminé. Pas seulement sur le plan politique. Pas seulement sur le plan culturel. Mais sur le plan civilisationnel. Quand les éduqués, les expérimentés, ceux qui savent, choisissent le mensonge. Pas parce qu’on les y force. Mais parce qu’ils le veulent.
Il n’y a plus d’espoir. Pas vraiment. L’Amérique n’est pas une exception – elle est un avant-goût.
La tyrannie est inefficace. Elle s’effondrera sous ses propres contradictions. Mais pas avant d’avoir tout entraîné dans sa chute.
Je pourrais dire que je compte sur les extraterrestres. Mais ils ne nous aideront pas gratuitement.
Donc non. C’est la fin, à moins que nous agissions tous maintenant. Et je connais la Planète des singes, alors non – c’est bien la fin.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Cet article Quand les gens intelligents choisissent l’obscurité a été publié par desk russie.</p>