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08.05.2024 à 06:00

Correspondante en Palestine. « Le but est de nous garder hors-jeu »

Clothilde Mraffko

Cent trois journalistes palestiniens tués à Gaza, interdiction d'Al-Jazira : Israël est loin d'être un paradis pour les voix critiques, comme le prouve la baisse de sa note au classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse. De son côté, le discours dominant dans les médias européens exclut souvent les Palestiniens du champ politique. Comment écrit-on sur la Palestine quand on est à Jérusalem ? Observations d'une reporter française après cinq ans sur place. Depuis plus de (…)

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Texte intégral (3286 mots)

Cent trois journalistes palestiniens tués à Gaza, interdiction d'Al-Jazira : Israël est loin d'être un paradis pour les voix critiques, comme le prouve la baisse de sa note au classement Reporters sans frontières de la liberté de la presse. De son côté, le discours dominant dans les médias européens exclut souvent les Palestiniens du champ politique. Comment écrit-on sur la Palestine quand on est à Jérusalem ? Observations d'une reporter française après cinq ans sur place.

Depuis plus de sept mois, les journalistes qui travaillent sur Gaza sont privés d'accès au terrain. L'État israélien interdit aux médias étrangers de se rendre dans l'enclave palestinienne, toujours considérée par l'Organisation des Nations unies (ONU) comme un territoire occupé par Israël, même après le retrait unilatéral décidé en 2005 par le premier ministre de l'époque, Ariel Sharon.

Quiconque s'est déjà rendu à Gaza n'a de doute sur la réalité de cette occupation. On ne voyait pas de soldats ni de colons israéliens au coin des routes, cependant Israël contrôlait les cieux. En permanence, résonnait le bourdonnement des drones, encore plus obsédant la nuit lorsqu'ils volaient à basse altitude. Les pêcheurs gazaouis qui tentaient de s'aventurer au-delà du périmètre autorisé par l'armée – sans cesse modifié – se faisaient tirer dessus par la marine israélienne. Et les agriculteurs risquaient de se prendre une balle s'ils s'aventuraient trop près de la barrière séparant Gaza du territoire israélien. Depuis le 9 octobre, l'enclave est coupée du monde par Israël qui laisse entrer une infime partie de l'aide humanitaire, bien trop insuffisante.

À Erez, une fouille minutieuse et souvent humiliante

Avant octobre 2023, les journalistes étaient parmi les rares à pouvoir visiter Gaza, sous blocus israélien depuis 2007. Non sans difficulté, il fallait obtenir une carte de presse israélienne, délivrée par le bureau gouvernemental de presse, qui convoquait parfois les reporters dont il n'appréciait pas beaucoup le travail pour une « discussion », avant la remise en main propre du précieux sésame. Il fallait aussi obtenir un permis auprès du Hamas. Un reportage réalisé un peu trop près du grillage séparant Gaza d'Israël sans avoir demandé d'autorisation préalable m'a valu quelques invitations à prendre un café au ministère de l'intérieur à Gaza. Dans l'enclave palestinienne, nous devions être systématiquement accompagnés d'un fixer : un journaliste gazaoui qui nous ouvrait les portes et son carnet d'adresses.

Aller à Gaza était donc coûteux. On s'y rendait en général plusieurs jours, pour une série de reportages. Le terminal d'Erez, point de passage entre Israël et Gaza, n'était ouvert qu'en semaine jusqu'à 15 heures, et fermait pendant les fêtes juives. Au retour, les journalistes subissaient une fouille minutieuse et souvent humiliante : depuis leurs bureaux vitrés en hauteur, des soldats israéliens nous donnaient des ordres par interphone. En bas, avec nous, les employés du checkpoint étaient tous arabes.

Les Palestiniens étaient encore plus malmenés. Nombre d'entre eux étaient de surcroît malades, car c'était l'un des rares motifs justifiant d'obtenir un permis de sortie par Erez. J'ai ainsi vu de mes propres yeux une vieille femme en chaise roulante obligée de passer un tourniquet debout, soutenue par les employés du terminal. Après avoir passé le contrôle, nos affaires nous étaient rendues éparpillées. Certains retrouvaient du matériel cassé ou s'étaient fait voler des produits de beauté.

Une couverture désincarnée

Ce n'est pas la première fois qu'Israël bombarde à huis-clos. Depuis mon arrivée à Jérusalem en 2018, dès qu'une opération militaire dure plus de quelques heures, Erez se retrouve fermé. Mais ce qui est inédit, en revanche, c'est la durée. Sept mois. Ma dernière visite à Gaza remonte à juin 2023. Pour une fois, j'avais un peu de temps. Je réalisais un reportage sur la coopération culturelle et, contrairement à mes dernières visites en mai 2021 et août 2022, l'enclave vivait une période d'accalmie relative.

De nouveaux restaurants et cafés avaient ouvert sur la corniche. À l'hôtel Deira, des étudiantes fêtaient leur diplôme de master, dansant et riant sur des tubes égyptiens à la mode, face à la mer. Le matin, les coups de sifflet des maîtres-nageurs résonnaient sur les plages. Ils envoyaient des troupes de petits garçons en short et maillot de corps, affronter les vaguelettes de la Méditerranée. Depuis un an, la mer était propre, grâce à des travaux sur les infrastructures, financés par les bailleurs internationaux. Des souvenirs qui contrastent violemment avec les images parvenant de Gaza aujourd'hui. Désormais seuls sur le terrain, les journalistes palestiniens accomplissent une minutieuse documentation dans des conditions dantesques, payant parfois de leur vie ce travail essentiel.

Une partie de moi ne réalise pas l'ampleur des dévastations. La distance rend certaines réalités moins tangibles. C'est le but : nous garder hors-jeu. Qu'on ne sente pas, qu'on ne vive pas dans notre chair l'horreur des massacres israéliens à Gaza. Malgré tous les efforts déployés, notre écriture reste désincarnée. Il y a des événements qu'on ne voit pas. Depuis des mois, on est submergé de récits terribles et on manque de temps pour tout confirmer et documenter. Parfois, les informations sont vérifiées plus tard, alors que la machine médiatique est déjà passée à autre chose. D'autres fois il est impossible, en quelques minutes au téléphone, d'aborder certains sujets. Quel parent raconterait à une inconnue au bout du fil ce qu'il ressent après avoir enterré le corps déchiqueté de son enfant ? Un ami gazaoui sorti de l'enclave me confiait le mois dernier : « Ce que je vois dans les médias ne reflète pas le dixième de ce que nous avons vécu. »

Les bombes israéliennes hors champ

Cette distance crée un déséquilibre. Après le 7 octobre, des envoyés spéciaux du monde entier ont été dépêchés en Israël pour couvrir les crimes du Hamas et des combattants palestiniens dans les kibboutz. Pendant de longues heures, ils ont interviewé les rescapés, photographié les lieux, les mémoires. À Tel-Aviv, ils ont enchaîné les directs sous le feu des roquettes palestiniennes. Les bombes israéliennes, même lorsqu'elles anéantissent une famille entière en quelques secondes sont restées, elles, majoritairement hors champ, faute de journalistes étrangers sur place. La fumée des explosions, le bruit, la peur dans l'enclave palestinienne n'ont pas saturé les écrans occidentaux.

Ceux du monde arabe, en revanche, si. Car les images existent : nos consœurs et confrères palestiniens réalisent un travail remarquable. Les images sont, pour beaucoup, atroces. Elles alimentent une grande partie de nos articles. Ces journalistes sont nos yeux et nos oreilles sur place, les seuls témoins des massacres en cours. Leur courage est immense et ils devraient être davantage sollicités par les médias occidentaux. Le discrédit que certains cherchent à attacher à leur travail, sous le seul prétexte qu'ils sont Gazaouis, devrait être dénoncé avec force.

Car les Palestiniens documentent avec précision leur propre histoire. Pourtant souvent, elle n'est exposée que lorsque d'autres, non-Palestiniens, s'en emparent pour l'analyser. Ainsi, les récits de la Nakba (la catastrophe), l'exode de 900 000 Palestiniens avant et après la création d'Israël en 1948, ont émergé notamment après le travail des « nouveaux historiens » israéliens qui, dans les années 1980, ont exhumé des archives israéliennes et britanniques documentant cette période. Depuis longtemps, les Palestiniens avaient déjà compilé les récits des réfugiés, sans rencontrer le même écho.

Une analyse clé en main

De même, pour documenter ce qui se passe en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, les médias occidentaux s'appuient beaucoup sur des sources israéliennes : sécuritaires, politiques ou médiatiques. En Israël, la presse écrite est relativement libre bien que très orientée, à l'exception de quelques publications, notamment le quotidien Haaretz. Les journaux israéliens sont facilement accessibles : une partie sont traduits en anglais. L'équivalent côté palestinien n'existe pas. En anglais, la chaîne qatarie Al-Jazeera est la plus exhaustive. Aujourd'hui, sa couverture de Gaza est unique, avec des reporters presque partout et une large variété de sources. Elle n'est pas locale, mais elle est née de la volonté de placer la question palestinienne au centre de sa couverture. Sa présence en Israël est mise en cause : le 1er avril dernier, le parlement israélien a voté une loi permettant d'interdire la diffusion en Israël de médias étrangers portant atteinte à la sécurité de l'État, ce que le gouvernement israélien vient de faire pour Al-Jazeera. Les autres médias sont en arabe, comme Arab 48, le journal en ligne des Palestiniens citoyens d'Israël, l'un des rares à couvrir l'actualité israélienne et palestinienne avec des analyses et des actualités factuelles.

De manière générale, trouver des informations côté israélien est relativement facile : les numéros de téléphone des responsables et porte-paroles gouvernementaux sont accessibles sur un site internet référencé. Le bureau gouvernemental de presse publie des extraits de discours des responsables politiques et organise des tours thématiques en Israël ainsi que dans les colonies. D'autres organismes proposent des visites de terrain aux journalistes étrangers et des visioconférences en anglais avec des chercheurs, professeurs ou anciens responsables de l'armée.

Dans l'urgence médiatique, lorsque l'article est à rendre dans deux heures, recueillir une analyse « clé en main » sur une actualité qui vient de tomber est évidemment bien pratique. À mon arrivée dans le pays, l'un des premiers courriers électroniques reçus émanait de l'organisation Israel Project1qui n'existe plus aujourd'hui. À l'époque, ce lobby mettait en contact les journalistes avec toutes sortes d'experts et responsables politiques. Israel Project organisait des soirées « whisky et sufganiyot » (beignets dégustés lors de la fête juive de Hanoukka), en plus de visites dans le pays. À une période, celles-ci se faisaient en hélicoptère pour « comprendre la géographie d'Israël », pays pourtant bien plus petit que la France.

La chronique des morts palestiniennes dans l'indifférence du monde

Avant le 7 octobre, la communauté internationale avait embrassé la marginalisation de la question palestinienne orchestrée par Israël. Les manifestations monstres qui secouaient le pays depuis le début de l'année 2023 intéressaient bien davantage les rédactions. Peu de médias parlaient de la répression féroce de l'armée israélienne en Cisjordanie, depuis une série d'attentats en Israël au printemps 2022 et l'émergence de poches de résistance dans différentes villes comme Naplouse ou Jénine. En juin 2023, au cours de quelques semaines, j'avais couvert l'assassinat d'un petit garçon de deux ans et demi, Mohamed Tamimi, par un sniper israélien devant chez lui, à Nabi Saleh, dans le centre de la Cisjordanie. Un jeune Palestinien, Omar Jabara, avait également été tué d'une balle dans la poitrine par la police israélienne alors qu'il tentait de défendre son village, Turmus Ayya, aux alentours de Ramallah, contre une attaque de colons particulièrement violente. Mon travail consistait à tenir la chronique des morts palestiniennes, dans l'indifférence du monde. Cumulés, le nombre de personnes tuées atteignait des niveaux inégalés depuis des années. Cependant au jour le jour, certains passaient sous les radars, et l'effet de masse était effacé.

Probablement l'un des plus scrutés, le récit médiatique sur la Palestine est façonné par des poncifs qui brouillent la réalité sur le terrain. Après quelques semaines à Jérusalem et quelques lectures, il apparait vite évident que décrire la situation comme un « conflit entre deux parties » est totalement inopérant. Il s'agit bien d'une situation coloniale, avec un État colon et un peuple colonisé, privé de son droit à l'autodétermination. Que signifie donc le concept de « coexistence » au sein même de la société israélienne, alors qu'ONG israéliennes et internationales ont documenté une situation d'apartheid ?

Ces dernières semaines, le récit autour de Gaza tend à se cristalliser autour de la question humanitaire. On invite des travailleurs d'ONG à répondre à l'armée israélienne en plateau plutôt que de laisser la parole aux Palestiniens. Ces derniers sont des abstractions, ils sont dépolitisés. Rapporter leurs voix, les replacer au centre du récit et leur donner une importance vaut d'être taxé de militante. Une manière de décrédibiliser le travail effectué, présenté comme forcément partial et hors du cadre de « l'objectivité journalistique ».

Un travail sous pression

Lorsqu'on se trouve sur le terrain, certains biais deviennent évidents. Ainsi, depuis des décennies, dans le récit médiatique dominant, les Palestiniens « meurent » ou « périssent » quand les Israéliens sont « tués ». En 2021, alors que des foules de jeunes hommes prenaient la rue, parfois violemment, pour affirmer leur identité palestinienne tout en étant détenteurs d'un passeport israélien, ils étaient partout décrits comme des « Arabes israéliens ». Eux se percevaient comme « Palestiniens citoyens d'Israël ». C'est donc ainsi que je l'ai écrit dans mes articles, parce que cette désignation contient une revendication identitaire — celle d'être Palestinien. Perçue par Israël comme une menace, elle a déclenché une avalanche de réactions indignées à mon encontre, dont une série de tweets d'un représentant des autorités israéliennes. Pourtant, qui sont ces 20 % d'Israéliens, s'ils ne sont pas les descendants de Palestiniens restés sur leurs terres au moment de la Nakba, et ayant de cette façon obtenu la citoyenneté israélienne ?

Dans une tour du sud de Jérusalem, une armada d'employés du bureau gouvernemental de presse israélien épluchent soigneusement les productions des médias internationaux sur Israël, en langue originale. Puis, un de leurs représentants vient se plaindre de l'utilisation de tel ou tel terme, dénonce un « manque d'éthique journalistique » ou remet en question des informations, parfois sur X (ex-Twitter), parfois directement par email, sans toujours mettre l'auteur en copie mais en s'adressant directement à sa hiérarchie. En 2018, l'ambassadrice d'Israël en France avait demandé par écrit à la direction de France Télévisions d'annuler la diffusion d'un reportage d'Envoyé spécial consacré aux milliers de manifestants blessés par les balles des snipers israéliens le long de la barrière séparant Israël de la bande de Gaza lors de la « marche du retour ». La chaîne publique n'avait néanmoins pas cédé.

Des sites internet effectuent également ce travail de surveillance, en publiant des articles à charge contre des reportages ou des analyses. Aux États-Unis, les plus puissants sont Canary Mission ou Camera. En France, à une échelle bien plus modeste, le site internet InfoEquitable du journaliste de France Télévisions Clément Weill-Raynal décortique les productions de médias francophones. Ces pressions ne sont pas sans conséquence. Certaines rédactions cèdent, modifient ou s'abstiendront la prochaine fois. Inconsciemment aussi, parfois, s'insinue l'autocensure.

La pression s'est étendue aux organisations humanitaires et aux universitaires. Souvent, sous un article à propos de Gaza posté sur internet, certains écrivent : « Et les otages ? » Une assignation à la symétrie, comme si les souffrances des Palestiniens devaient être ramenées à celles des Israéliens, constamment. Cette question fait écho à une autre, que m'ont posée beaucoup d'Israéliens depuis cinq ans : « Pourquoi vous n'écrivez pas sur le génocide ouïgour ou le Soudan ? » Comme si les crimes commis ailleurs dédouanaient les crimes commis ici. « J'ai choisi de travailler à Jérusalem, c'est de cet endroit dont je parle », leur répondais-je.


1Lire Alain Gresh, « Propagande et désinformation à l'israélienne I », Nouvelles d'Orient, 13 janvier 2010.

08.05.2024 à 06:00

« À Rafah, la guerre a recommencé »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mardi 7 mai 2024. Durant (…)

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Texte intégral (3141 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 7 mai 2024.

Durant la journée de lundi, alors que les gens attendaient une bonne nouvelle depuis Le Caire1, les sentiments ont évolué d'heure en heure. Au début, c'était l'inquiétude. Après, il y a eu de la joie. Et ça s'est terminé dans la peur et la tristesse.

Le matin, il y a eu les appels et les tracts lancés sur Rafah par les Israéliens. Comme vous le savez, ces derniers ont divisé Gaza en plusieurs blocs avec des numéros. Et ils ont demandé aux déplacés de quitter une partie de ces blocs. La majorité de la population de la ville a aussi reçu des messages vocaux sur les téléphones, même ceux qui n'étaient pas dans les zones concernées. Et là, c'était vraiment la panique, et surtout la question : où aller ? Est-ce qu'on voulait vraiment partir ? On attendait ce moment tout en se disant qu'il n'allait jamais arriver. Mais les déplacés qui sont dans ces zones, surtout ceux qui ont été chassés de la ville de Gaza, ont déjà vécu ce genre de menace, ils ont vu l'ampleur de l'occupation israélienne. Ils savent ce qu'il se passe quand les Israéliens mènent une incursion. Certains ont donc commencé à chercher un camion à louer, pour prendre le maximum d'affaires.

Faire des réserves, si jamais le terminal ferme

Ce qui a augmenté la panique des gens, c'est que les Israéliens n'ont pas fixé d'ultimatum. Fallait-il partir dans l'heure, ou tout de suite ? Deux heures après environ, les bombardements et les raids aériens ont commencé. Ils ont continué alors que les gens tentaient de fuir. C'est la stratégie des Israéliens pour obliger les gens à partir.

Or, dans ces zones qu'on est censé évacuer, il y a trois lieux importants. D'abord le terminal de Rafah, par où passent les marchandises et surtout l'aide humanitaire ; c'est par là aussi que les gens peuvent sortir, et parmi eux les blessés et les malades qui doivent se faire soigner en Égypte ou ailleurs. Ensuite, l'hôpital principal de Rafah, considéré comme un grand établissement à l'échelle de la ville alors que c'est juste un département de l'hôpital principal de Gaza, Al-Shifa, qui a été complètement détruit. Enfin, il y a le terminal de Kerem Shalom, fermé depuis deux jours. Si tout cela continue, il y aura une vraie crise humanitaire également dans le sud. Déjà avec le peu de camions qui passent, il y a la malnutrition et la famine, surtout dans la partie nord de la bande de Gaza. Et maintenant, les prix ont explosé à nouveau. En seulement une demi-journée, les prix ont été parfois multipliés par 20. Le kilo de sucre qui était à 12 shekels – ce qui était déjà cher par rapport à son prix d'avant la guerre, 4 shekels – est passé à 80 shekels. Le kilo de tomates qui était à 8 shekels en vaut tout à coup 19. Et les gens ne peuvent pas faire de réserves, parce que c'est trop cher.

De plus, il n'y a plus de cash. Personnellement, j'avais toujours un peu d'argent de côté pour les urgences. Mais là, je n'ai plus assez de liquide pour faire des économies, je dois tout dépenser. Exemple : un paquet de couches de 36 pièces qui était à 40 shekels en vaut maintenant 200. J'ai été obligé d'acheter deux paquets pour mon fils parce que je sais que si le terminal reste fermé, il n'y aura plus de couches. Je suis allé aussi dans les pharmacies pour faire des réserves de médicaments. Jusqu'ici, mes amis qui sont en France ou ailleurs m'envoient des médicaments, surtout pour les enfants. Or, si le terminal est fermé pendant un bon moment, je ne pourrai plus recevoir de colis. Et comme tout le monde a eu le même réflexe, les pharmacies sont désormais vides.

Il y aura toujours une riposte

Il y a 1,5 million de personnes à Rafah. Et tout le monde veut faire sa réserve de médicaments. Ces derniers temps, on était un peu plus à l'aise à Rafah, comme je l'ai déjà raconté dans ce journal, et voilà que ça reprend. C'est de nouveau comme dans la première semaine de la guerre, où tout était fermé et où on ne trouvait plus rien.

À la fin de la journée, l'annonce est tombée : le Hamas accepte la proposition américaine et égyptienne. Soudain, les visages se sont métamorphosés, ils ont perdu leur pâleur et leur expression d'inquiétude, de peur de l'avenir, pour laisser à la place à une explosion de joie. Les gens sont descendus dans la rue. Ils applaudissaient, faisaient la fête, surtout dans les écoles où il y avait les déplacés. Pour eux, la fin de la guerre voulait dire le retour chez eux. On savait que ce n'était pas fini mais on était heureux, les gens avaient envie d'entendre quelque chose de positifs après cette journée d'inquiétude, de peur et de morts. Tout le monde sait que Nétanyahou ne veut pas arriver à un cessez-le-feu, mais le Hamas a joué intelligemment. Il a lancé la balle dans le camp israélien en disant : maintenant ce n'est pas eux qui bloquent l'accord.

Si on veut parler stratégie, parlons de ce qui s'est passé la veille, et des tirs de roquettes du Hamas sur Kerem Shalom2. Les Israéliens justifient l'incursion à Rafah par cette attaque du Hamas contre une base militaire proche du terminal – et non contre le terminal lui-même, comme beaucoup le répètent. Bien sûr, les Israéliens attendaient cette occasion pour dire au monde entier : regardez, le Hamas ne veut pas d'un cessez-le-feu ! Des soldats ont été tués, il faut absolument que nous entrions à Rafah pour éradiquer les quatre ou cinq bataillons de la branche armée du Hamas qui s'y trouvent ! Mais quelques heures plus tard, le Hamas acceptait les termes des négociations.

Les tirs sur Kerem Shalom font partie de la politique habituelle du Hamas, pour dire à Nétanyahou qu'il doit toujours prendre en compte la possibilité d'une riposte. Il bombarde Rafah tous les jours, de façon de plus en plus intense depuis un mois, et il est en train d'assassiner des dirigeants : un chef militaire du Jihad islamique, ainsi que d'autres cadres et leurs familles avec eux. De nombreux civils sont morts.

Le Hamas a riposté à ces attaques. Et c'était un message adressé aux Israéliens : ce n'est pas parce que vous bombardez Rafah qu'on ne peut rien faire. C'était politiquement bien joué par de la part du Hamas.

Que la machine de guerre s'arrête

Je crois que Nétanyahou va subir beaucoup de pression, mais qu'il va se montrer aussi malin que le Hamas. Ce qui se passe aujourd'hui, ce n'est pas seulement un affrontement militaire, c'est aussi une bataille politique où chacun veut marquer des points. Je crois que Nétanyahou pourrait saisir cette chance pour dire à son opinion publique et à ses partenaires d'extrême droite que le Hamas a cédé parce que l'armée était entrée à Rafah. D'un autre côté, il pourrait faire croire qu'il ne va pas occuper toute la ville de Rafah, qu'il met juste un peu de pression. Et comme ça tout le monde est content.

Je ne parle pas ici de la population, parce qu'elle n'est pas du tout contente de ce qu'il se passe. Les gens ont applaudi la possibilité d'un cessez-le-feu, mais ça ne veut pas dire que c'est la grande joie, seulement qu'ils veulent que la machine de guerre s'arrête.

Ainsi, on est dans un moment où les deux parties peuvent sortir gagnantes, en annonçant à leur opinion publique qu'elles ont gagné et qu'on peut arrêter la guerre.

Mais revenons à la journée de lundi. À 23 heures, les habitants de Rafah ont appris que l'offensive terrestre avait commencé. Et tout a changé. La peur est revenue, les gens ont commencé à paniquer à nouveau. Et ce matin, quand je me suis réveillé, j'ai vu beaucoup de gens se préparer à partir, et pas seulement dans les « zones d'évacuation ».

Beaucoup de déplacés qui étaient à l'ouest de la ville de Rafah sont en train de se diriger vers le centre de la bande de Gaza. Beaucoup de mes amis sont partis pour Deir El-Balah ou Zawaida, parce qu'ils veulent anticiper, ne pas attendre la dernière minute. Surtout que si 1,5 million de personnes se mettent en marche, on ne va pas trouver de place, même dans la rue.

Un grand massacre pour faire fuir la population

Les gens pensent qu'il vaut mieux partir maintenant pour trouver un bout de terrain où installer ses tentes. Ils ont un peu raison parce que les Israéliens vont probablement appliquer leur méthode habituelle : le terminal de Rafah est fermé, Kerem Shalom est fermé, et les chars sont présents sur l'axe de Philadelphie, entre la bande de Gaza et l'Égypte, au sud. À l'ouest du terminal de Rafah, il y a de très nombreux déplacés dans des camps de fortune. Si les Israéliens arrivent jusque-là, il y aura beaucoup de massacres.

La technique israélienne est bien connue : commettre un grand massacre au début, pour que tout le monde ait peur et fuie. Après quoi, le terrain sera libre et les Israéliens pourront aller jusqu'au bout. Et ainsi, ils pourront réaliser leur objectif, et encercler toute la bande de Gaza.

Le nord de la bande de Gaza est encerclé, l'Est est encerclé, l'Ouest c'est la mer, et maintenant c'est le Sud. Les Israéliens tiennent maintenant toutes les portes d'entrée et de sortie de la bande de Gaza.

Déjà, même quand le terminal entre Rafah et l'Égypte était ouvert, personne ne pouvait entrer ni sortir sans l'accord des Israéliens. Les camions d'aide étaient d'abord fouillés à Kerem Shalom avant de passer par Rafah. Les humanitaires devaient avoir l'autorisation des Israéliens, ce qu'on appelle le cogat, (Coordination of Government Activities in the Territories). Pour les transferts de patients ou de blessés, pour les doubles nationalités et même pour ceux qui avaient payé 5 000 dollars à une compagnie égyptienne, il fallait l'accord des Israéliens. Les Égyptiens ne laissaient sortir aucune personne « listée » par Israël. Les Israéliens n'étaient pas présents mais ils contrôlaient tout. Mais maintenant il y a une présence physique, il y a des chars, et surtout il y a les drapeaux.

Je ne sais pas si vous avez vu ces images, mais les Israéliens font exprès de montrer les emblèmes de l'armée ou d'Israël, que ce soit l'étoile de David qu'ils dessinent dans les maisons qu'ils ont prises, ou les grands drapeaux israéliens, partout. Pour les Gazaouis, les jeunes qui ne sont jamais sortis de Gaza à cause du blocus depuis presque 20 ans, c'est un choc. Pour les gens plus âgés, ça l'est aussi, parce que c'est de nouveau l'occupation. Les Israéliens veulent dire ainsi : On a récupéré la bande de Gaza physiquement, et on est là pour un bon moment.

Partez, pour rester en vie

Voilà donc l'histoire de cette journée, un mélange de crainte et d'espoir, maigre espoir que tout ça va finir. La nuit de l'offensive terrestre de lundi à mardi a été terrible. On peut dire qu'à Rafah, la guerre a recommencé. Ça bombardait très fort, que ce soit dans l'est ou l'ouest de la ville. Le quartier où je suis, Tal El-Sultan, a été bombardé. Il y a eu beaucoup de victimes.

Quand je suis sorti ce matin, il y avait beaucoup de monde autour de moi. Mes voisins avaient accueilli des gens qui avaient fui l'Est de Rafah, de la belle-famille ou des amis. Quand j'ai demandé à ces gens s'ils allaient rester ici si les Israéliens envoient des tracts demandant de quitter la zone, ils ont eu la même réponse que j'avais moi-même donnée quand j'étais à Gaza-ville : « Non, on va rester. » J'ai dit :

C'est votre décision, mais je vais vous parler de mon expérience. Ne restez pas à la dernière minute. Vous avez vu à la télé ce que les Israéliens font contre toute la population de Gaza, sauf à Rafah jusqu'à présent ? Mais ces images n'ont rien à voir avec le fait de vivre ça. Nous, on l'a vécu. Et je vous conseille tous de partir, pour vos familles, pour vos enfants, et pour que vous restiez en vie. Vous n'avez aucune idée de l'ampleur des atrocités dont cette armée est capable. Ils sont capables de tuer des femmes, des enfants, même quand ils sortent avec des drapeaux blancs.

Je leur ai raconté le jour où nous sommes partis de chez nous à Gaza. Mon immeuble avait été bombardé. Un de mes voisin avait été déchiqueté par un obus. Puis un Israélien m'a appelé au téléphone. Il s'est présenté en arabe comme « Abou Ouday » (« le père d'Ouday »), comme ils le font tous, adoptant ce code de désignation arabe. Il nous a dit : « Vous avez le feu vert, prenez des drapeaux blancs et allez vers l'hôpital Al-Shifa. » Pourtant, ils nous ont tiré dessus. Deux de nos voisins sont morts, le jeune Ahmad El-Atbash et notre chère voisine Sana El-Barbari.

Ma femme Sabah était à côté de ces deux personnes. Bien sûr, les Israéliens disent que c'est le Hamas qui tue les Palestiniens, c'est toujours notre parole contre la leur. Ils sont toujours gagnants car il faut prouver que c'est eux qui bombardent. Comment ? Il n'y a que Dieu qui puisse le faire, parce que ce sont des gens qui ont tous les moyens, il y a juste une soldate ou un soldat derrière un écran qui tire sur des gens qui bougent, c'est comme une console de jeu. Il n'y a pas de sentiments de remords ou bien une quelconque conscience.

J'ai donc dit à mes amis et à mes nouveaux voisins : « Ne faites pas la même erreur, vous allez être tués. » Certains m'ont répondu : « On va faire partir les femmes et les enfants, et nous, les hommes, on va rester. » Je leur ai redit de partir en cas d'injonction israélienne, car pour les Israéliens, tous les hommes sont des combattants :

Vous avez entendu parler des exécutions sommaires à Gaza, dans le quartier de Cheikh Radwan, la famille Khaldi, la famille Annan ? Ce sera la même chose avec vous. Et encore, il y a beaucoup d'histoires qu'on ne connaît pas encore et qu'on découvrira à la fin de la guerre.

Ils n'étaient pas vraiment convaincus, malgré mon insistance. C'est vrai que le fait de rester sur place, c'est une résistance. Mais rester vivant aussi. Et comme je le dis souvent, il faut parfois choisir entre la sagesse et le courage. J'espère que mes voisins vont m'écouter. J'espère que le jour où je vais devoir évacuer — si cela doit arriver —, ils en feront de même. Et j'espère surtout qu'il n'y aura plus de victimes dans cette guerre, et que tout ça va s'arrêter.


1NDLR. De nouvelles négociations autour d'un accord de cessez-le-feu sont en cours dans la capitale égyptienne.

2NDLR. Les tirs ont tué trois soldats israéliens et en ont blessé 12.

07.05.2024 à 06:00

La Libye, plaque tournante d'un trafic d'armes en plein essor

Driss Rejichi

En Libye, les années 2020 ont vu l'émergence d'un environnement favorable aux affaires, avec une diversification des sources d'approvisionnement et une demande intérieure portée par les milices. Malgré les efforts de la communauté internationale pour freiner le phénomène, les conflits ravivés ces derniers mois aux frontières du pays confortent la Libye dans sa place de plateforme régionale. C'est une bien curieuse indiscrétion que les militaires russes ont commise à Tobrouk, grande ville (…)

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Texte intégral (3368 mots)

En Libye, les années 2020 ont vu l'émergence d'un environnement favorable aux affaires, avec une diversification des sources d'approvisionnement et une demande intérieure portée par les milices. Malgré les efforts de la communauté internationale pour freiner le phénomène, les conflits ravivés ces derniers mois aux frontières du pays confortent la Libye dans sa place de plateforme régionale.

C'est une bien curieuse indiscrétion que les militaires russes ont commise à Tobrouk, grande ville de l'est libyen, ce dimanche 14 avril 2024. Sur des images publiées par le média libyen Fawasel1 en fin de journée, une dizaine de camions militaires KamAZ progressent le long de la jetée vers les entrepôts du port de la ville, leur cargaison recouverte de grandes bâches vertes.

Peu de doutes subsistent sur la nature des éléments transportés, également visibles sur la vidéo. Bâchés eux aussi, l'allure et les dimensions des deux petits chariots trahissent la présence de mortiers lourds. La source anonyme qui a fourni ces images à Fawasel a aussi précisé qu'il s'agissait de « la cinquième livraison d'équipement militaire à Tobrouk en quarante-cinq jours ». Une dernière livraison a même été observée par imagerie satellite en source ouverte aux alentours du 20 avril, sans qu'aucune image ne fuite sur les réseaux sociaux cette fois-ci.

Depuis 2018 au moins, le soutien de Moscou au maréchal Khalifa Haftar nourrit en partie le monopole de ce dernier sur l'est du pays, face au gouvernement de l'ouest basé à Tripoli et reconnu par l'Organisation des Nations unies (ONU). Néanmoins, « c'est la première fois que les Russes font délivrer de l'équipement militaire d'une manière aussi massive et aussi provocatrice », relève Jalel Harchaoui, chercheur associé au RUSI et spécialiste de la Libye.

La provocation est de taille, puisque ces livraisons violent frontalement l'embargo sur les armes voté par l'ONU en 2011. En mars 2021, il avait d'ailleurs été qualifié de « totalement inefficace » par le groupe d'experts de l'ONU sur la Libye. Selon Harchaoui, la Libye peut désormais être considérée comme « un espace qui agit telle une véritable plateforme, une plaque tournante du trafic d'armes ».

Des importations difficiles à juguler

Ces dernières années, la communauté internationale a pourtant multiplié les efforts pour appliquer l'embargo sur les armes. En mars 2020, l'Union européenne (UE) a ainsi lancé l'opération Irini, en Méditerranée centrale. « Vingt-trois pays sur les vingt-sept États membres y contribuent, c'est-à-dire que tout le monde y voit un intérêt stratégique », explique l'amiral français Guillaume Fontarensky, commandant adjoint de l'opération.

Les navires déployés patrouillent entre la Sicile et la Crète, au large des côtes libyennes. Ils sont guidés depuis le quartier général de l'opération Irini, établi dans une base de l'armée italienne à Rome. « Ici, nous avons en permanence des militaires qui suivent l'évolution de la situation, et réagissent en cas de besoin », souligne l'amiral Guillaume Fontarensky. À l'aide de sources ouvertes et de moyens techniques propres, ces opérateurs scrutent la mer à la recherche de cargos suspects.

« Concrètement, ce que l'opération a intercepté en quatre ans, ce sont surtout les gros colis, note l'amiral Fontarensky, car ils sont bien plus visibles que des munitions ou des armes de poing ». En juillet puis en octobre 2022 par exemple, 146 véhicules blindés, comme des pickups modifiés et des BATT-UMG (véhicules blindés) ont ainsi été saisis sur des bateaux de transports marchands. Il s'agit de l'une des plus grosses prises de l'opération Irini à ce jour.

Malgré ces succès, les militaires sont confrontés à plusieurs obstacles, telle que l'absence de collaboration des autorités libyennes. « Il n'y a pas de situation politique stable, avec une administration unifiée, et un corps de garde-côte identifié par exemple, poursuit l'amiral, nous aurions tout intérêt à faire du développement capacitaire auprès des Libyens ».

Autre difficulté : la multiplication des acteurs extérieurs qui cherchent à envoyer des armes en Libye. Pour les interceptions de 2022, le premier navire a été dérouté après avoir franchi le canal de Suez, tandis que le second avait été identifié quelques mois plus tôt pour avoir livré à Benghazi des blindés légers fabriqués aux Émirats arabes unis. « Il est clair que le pays est exposé à de multiples influences, qui engendrent de multiples instabilités », reconnaît l'amiral Fontarensky. Certains pays comme la Turquie et plus récemment la Russie n'hésitent pas à faire escorter certains cargos pour la Libye par des bâtiments militaires, dans une logique dissuasive.

Des réseaux d'approvisionnement tentaculaires

« Il y a d'abord les acteurs qui disposent d'une vision stratégique en Libye », indique Jalel Harchaoui. Les saisies de l'opération Irini en 2022 pointent du doigt le rôle croissant joué par les Émirats dans l'approvisionnement du marché libyen. À l'instar de la Russie, cette monarchie du Golfe soutient activement le maréchal Haftar depuis plusieurs années. Entre 2013 et 2022, le groupe d'experts de l'ONU2 a relevé des dizaines de violations de l'embargo, concernant parfois de l'armement lourd : hélicoptères Mi-24, drones Wing Loong, ou système de défense antiaérien Pantsir.

L'épisode des livraisons de matériel russe à Tobrouk révèle aussi l'importance que le port en eaux profondes de l'est libyen pourrait prendre pour le Kremlin. « Il faut s'attendre à d'autres livraisons de ce type », avertit le chercheur. Déjà impliquée dans la livraison d'armement lourd en Libye, la Russie déploie désormais sa nouvelle organisation militaire sur le continent, l'Africa Corps. Ses hommes ont remplacé le groupe Wagner en Libye, et s'installent aujourd'hui dans des pays frontaliers comme le Niger. « Réaliser de grosses livraisons maritimes en quelques heures représentera un atout à l'échelle quasi-continentale », remarque Harchaoui.

La Turquie a également été pointée du doigt par le député européen Özlem Demirel au Parlement européen le 23 juin 20203 pour ses violations régulières de l'embargo, en forçant le passage en Méditerranée centrale afin de livrer des armes lourdes à ses alliés de l'ouest libyen. Harchaoui souligne aussi le rôle joué par de « petits acteurs sans idéologie » telle que la Syrie de Bachar Al-Assad, dont l'objectif « est simplement de vendre des armes ». Le chercheur rappelle enfin l'importance des filières liées au crime organisé « qui n'ont pas de préférence pour l'ouest ou l'est ».

Des acteurs mafieux établis des Pays-Bas à l'Inde, en passant par la Turquie. « C'est un marché mûr, avec une vraie diversité de provenance », résume le chercheur. Il ajoute que ce type d'acteurs s'adonne bien plus rarement à la livraison d'armement lourd : « En dehors de livraisons spéciales, il s'agit surtout d'armes légères, comme des pistolets et des fusils ».

Un marché domestique foisonnant et dérégulé

Une fois en Libye, ces armes nourrissent d'abord la demande intérieure. Si la guerre entre l'est et l'ouest a pris fin en octobre 2020, le contrôle du territoire reste fragmenté entre une multitude de groupes armés. « En Libye, l'État est constitué de milices, qui sont les seuls organes à projeter sa puissance », précise Jalel Harchaoui. Selon lui, l'effacement des « acteurs purement idéologiques » tels que les groupes djihadistes s'est fait au profit des milices qui ont eu « le talent de comprendre la logique de l'argent » en associant leur mandat paramilitaire à des activités criminelles.

Un rapport publié en mars 2024 par le Small Arms Survey4 se penche par exemple sur le cas de la ville côtière de Zawiya, à 40 km à l'ouest de Tripoli. Sur les quatre milices présentes à Zawiya, « trois sont profondément impliquées dans l'économie illicite ». Dans ce contexte, peu de freins sont posés aux échanges d'armes à feu à l'intérieur de la Libye. « Si vous êtes une milice qui a de l'argent, vous pouvez vous armer facilement », affirme Jalel Harchaoui.

Il n'est même pas nécessaire de se rendre en Libye pour percevoir la facilité avec laquelle les armes s'échangent. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses pages et groupes, parfois publics, proposent de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Sur l'un de ces canaux, ouvert par des miliciens d'un groupe armée de Zintan (à l'ouest), de nouvelles annonces sont postées chaque jour. Grenades, fusils d'assaut, mitrailleuses lourdes, mais aussi mortiers, lance-roquettes et canons antiaériens : tout ou presque est mis en vente. En février 2024, une annonce proposait même un lanceur de missiles antichar Milan, développé par le groupe franco-allemand Euromissile.

La plupart des membres ne prennent même pas la peine de rendre leurs comptes anonymes. Les profils donnent à voir de jeunes hommes en treillis, originaires de l'ouest comme de l'est. Ils communiquent avec clarté sur la provenance des armes. « On les a ramenées de Tchéquie », assure un vendeur en envoyant la vidéo de kalachnikovs qu'il met en vente à 3800 dinars (740 euros). « Tout est en place, elles marchent bien. On fait les deux à 6000 dinars », signale l'annonce datée du 12 avril 2024.

Nouveaux conflits, nouveaux clients

La stabilisation relative du paysage politique libyen a un effet pervers. « Puisqu'en ce moment il n'y a pas de guerre en Libye, les groupes armés n'achètent pas de manière euphorique, et les armes peuvent sortir », alerte Jalel Harchaoui. De plus, les nouveaux conflits qui ont éclaté aux portes de la Libye ces derniers mois remobilisent les filières du trafic d'armes régional.

C'est le cas du Soudan par exemple, où la guerre civile fait rage depuis avril 2023 entre l'armée et les rebelles des Forces de soutien rapise (FSR). « La Libye est en train de devenir l'une des plus importantes plateformes pour les FSR », avance Hager Ali, chercheuse au German Institute for Global and Area Studies et spécialiste du Soudan5. Officieusement soutenus par les Émirats arabes unis, les FSR bénéficient de livraisons « de munitions, de carburant, de matériel médical et logistique depuis le mois d'avril 2023 », effectuées par les hommes du maréchal Haftar. « Il y a différentes routes de trafic entre la Libye et le Soudan », poursuit la chercheuse qui met également en exergue le rôle de « certains axes passant par le Tchad ». L'objectif des Émirats est de brouiller les pistes : « Plus il y a de pays de transit pour l'envoi d'armes, plus il est difficile de les retracer jusqu'à leur expéditeur ».

Dans les pays du Sahel, l'arrivée des juntes au pouvoir a provoqué un regain des tensions au niveau régional. Pour le Mali par exemple, un rapport publié en janvier 2024 par Small Arms Survey établit que « du matériel utilisé par les groupes extrémistes est arrivé par de récents flux illicites provenant de Libye ». Des armes essentiellement légères, comme des obus serbes, des mitrailleuses chinoises ou encore des grenades jordaniennes. Si le Mali avait déjà bénéficié de flux d'armes libyens dans les années 2010, le rapport précise que « ces convois étaient devenus peu fréquents aux alentours de 2017 ». Contactés, les auteurs du rapport estiment probable que les armes libyennes soient également achetées par des acteurs extrémistes au Burkina Faso ou au Niger, d'autant plus que ce dernier partage une frontière avec la Libye et constitue un lieu de passage pour les trafiquants.

« C'est encore plus facile si ce sont des grenades »

« Il n'y a plus le côté "déversement chaotique" d'armes comme en 2013-2014 », reprend Harchaoui. « Aujourd'hui, la Libye est un endroit où vous pouvez faire votre shopping. Un supermarché dont les limites restent purement économiques ».

Adam6, la trentaine, a rejoint la Libye il y a quelques mois. Entre 2018 et 2023, le jeune homme combattait pour un groupe de rebelles anglophones au Cameroun. « Ma dernière mission était sanglante. On a arrêté mes parents, donc je me suis enfui du pays », souffle-t-il. Adam garde des liens avec les indépendantistes anglophones. Selon le jeune homme, « il est tout à fait possible d'envoyer des armes par la Libye puis le Niger, mais ça coûte de l'argent ». Sur de telles distances, Adam précise cependant qu'il est possible de transporter que des armes légères, « des fusils, des pistolets… C'est encore plus facile si ce sont des grenades ». Pour une rébellion aux ressources financières limitées, le calcul est vite fait, et les anglophones « préfèrent acheminer les armes depuis le Nigeria », un pays voisin.

Adam reconnaît toutefois plusieurs avantages au marché libyen. « Ici, les policiers ne vérifient pas vraiment les véhicules, ils se soucient surtout de l'argent qu'ils vont toucher », livre l'ex combattant. Le jeune homme dit trouver « dommage qu'il n'y ait pas plus de livraisons venant de la Libye », louant la qualité du matériel disponible sur place. « Certains fusils que je vois ici sont de très bonne qualité… Des armes russes, turques, françaises ».


1Fawasel media est diffusé via les réseaux sociaux Facebook, Twitter, Instagram, YouTube.

2« Final report of the Panel of Experts established pursuant to resolution 1973 (2011) concerning Libya », United Nations Security Council, 2022.

3Özlem Demirel, « Secret arms shipments from Turkey to Libya », European Parliament, 23 juin 2020.

4Wolfram Lacher, « A political economy of Zawiya. Armed Groups and Society in a Western Libyan City », Small Arms Survey, 2024.

5Hager Ali, « The War in Sudan : How Weapons and Networks Shattered a Power Struggle », GIGA Focus Middle East, n°2, 2024.

6Le prénom a été changé.

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