05.09.2025 à 06:00
Sophie Boutière-Damahi
Depuis le dimanche 31 août, plusieurs dizaines de bateaux sont partis des ports de Marseille, Barcelone, Gênes et enfin Tunis dans le cadre de la Global Sumud Flotilla. Cet élan massif vise à briser le blocus autour de l'enclave palestinienne qui subit famine et génocide. Il suscite un soutien international croissant. C'est en trombe, le 31 août, que le voilier L'oiseau de passage, de l'initiative Thousand Madleens to Gaza (Un millier de Madleens pour Gaza) a levé l'ancre du quai du Musée (…)
- Magazine / Tunisie, Israël, Palestine, Bande de Gaza, France, Résistance, Espagne, Italie, Blocus, Grèce, Gaza 2023-2025Depuis le dimanche 31 août, plusieurs dizaines de bateaux sont partis des ports de Marseille, Barcelone, Gênes et enfin Tunis dans le cadre de la Global Sumud Flotilla. Cet élan massif vise à briser le blocus autour de l'enclave palestinienne qui subit famine et génocide. Il suscite un soutien international croissant.
C'est en trombe, le 31 août, que le voilier L'oiseau de passage, de l'initiative Thousand Madleens to Gaza (Un millier de Madleens pour Gaza) a levé l'ancre du quai du Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille. Une foule est venue soutenir l'équipage du bateau, symboliquement escorté dans la rade de Marseille par une quinzaine de voiliers portant drapeaux palestiniens et keffiehs accrochés à leurs mâts. Avec ses 15 m³ de matériel médical, L'oiseau de passage est parti vers un point de rendez-vous en Méditerranée, tenu confidentiel pour des raisons de sécurité, pour rejoindre d'autres bateaux venus entre autres d'Espagne et de Turquie. Le nom de l'opération, Thousand Madleens, renvoie à la flottille Madleen qui a navigué vers Gaza en juin 2025, et à bord de laquelle se trouvait entre autres la militante suédoise Greta Thunberg, la députée européenne Rima Hassan ainsi que le journaliste de Blast Yanis Mhamdi. Il s'inscrit dans le cadre de l'initiative internationale Global Sumud Flotilla1).
Parmi ceux venus assister au départ, Baptiste André, le médecin marseillais qui se trouvait à bord du Madleen illégalement intercepté en juin 2025 par l'armée israélienne dans les eaux internationales. Il souligne l'importance symbolique de cet élan humanitaire bien qu'il ne soit pas du voyage cette fois :
Il y a deux mois et demi, vous étiez venus m'accueillir à la gare de retour du Madleen, et de voir qu'aujourd'hui un bateau va partir de ma ville, c'est un symbole extrêmement fort de mobilisation. Nous avons fait beaucoup de choses qui ont provoqué de l'émotion et de la motivation, mais là ça y est, c'est du concret, un nouveau bateau s'apprête à partir.
La délégation française du collectif avait annoncé fin août six bateaux de type voiliers, d'une capacité de 2 à 3 personnes, prêts à partir depuis les côtes françaises. Ils ont été préparés par une vingtaine de groupes locaux et financés par une cagnotte s'élevant à près de 200 000 euros.
Au même moment, quatre bateaux partaient à leur tour du port de Gênes, en Italie, pour les rejoindre. Ils ont été acclamés par une foule de 40 000 manifestants et soutenus par les interventions des syndicats locaux de dockers. Le syndicat italien Unione sindacale di base (Union syndicale de base, USB) a même menacé de lancer une grève générale et de « paralyser l'Europe » si le contact avec les bateaux venait à être perdu « ne serait-ce que 20 minutes » au cours de leur expédition. L'intervention a été largement relayée sur les réseaux sociaux.
Le même jour encore, 25 bateaux avec plus de 300 activistes à leur bord sont partis de Barcelone, avant une escale à Tunis le 4 septembre. De là, en plus de la flottille maghrébine, une seconde vague de bateaux, provenant de Grèce et d'Italie, renforcera la vague de soutien humanitaire. Selon les organisateurs, une centaine serait attendue à cette dernière étape avant la navigation vers Gaza. Mais le nombre précis reste incertain : à Barcelone, les organisateurs déplorent une série de sabotages qui ont empêché une vingtaine de bateaux — sur les 43 initialement prévus — de partir.
La Global Sumud Flotilla, née d'une initiative citoyenne internationale, est organisée par quatre grandes coalitions incluant des collectifs ayant déjà participé à des actions terrestres et maritimes à Gaza : le Global Movement to Gaza, anciennement connu sous le nom de Global March to Gaza, mouvement populaire organisant des actions de solidarité mondiale en soutien à l'enclave palestinienne ; la Freedom Flotilla Coalition, qui a déjà lancé plusieurs flottilles comme le Madleen et le Handala (fin juillet 2025) ; la Maghreb Sumud Flotilla (Afrique du Nord) et la Sumud Nusantara, principalement originaire de Malaisie et impliquant huit autres pays d'Asie du Sud et du Sud-Est comme la Thaïlande.
En juin 2025, la Marche mondiale vers Gaza lancée par près de 4 000 participants de plus de 80 pays qui se sont donné rendez-vous au Caire pour se rendre au poste-frontière de Rafah s'était confrontée à la répression des autorités égyptiennes, alors qu'un convoi maghrébin au départ de Tunis avait été stoppé dans l'Est de la Libye. Cet échec s'est soldé par l'arrestation de centaines d'activistes et des confiscations de passeports en Égypte comme en Libye. Aujourd'hui, le mouvement change de cap et s'inscrit parmi les initiatives maritimes pour tenter de briser le blocus.
La Global Sumud Flotilla a levé plus de 3 millions d'euros sur sa plateforme de financement participatif Chuffed. Une somme récoltée auprès de 60 000 contributeurs à travers le monde, qui a permis l'achat de 45 tonnes d'aide humanitaire et couvert les frais opérationnels liés à la logistique. De nombreuses structures de la société civile, comme le Climate Action Network (CAN), un réseau mondial d'organisations environnementales, ont exprimé leur solidarité avec la flottille, appelant les gouvernements à garantir le passage sûr des navires humanitaires. La Ligue tunisienne des droits de l'homme (LTDH) et le Syndicat des journalistes tunisiens (SNJT) comptent aussi parmi les soutiens de la Maghreb Sumud Flotilla.
La militante suédoise Greta Thunberg a de nouveau embarqué à bord de la Global Sumud Flotilla. Dans une lettre officielle, le président colombien Gustavo Petro a également donné son appui au mouvement. Il dénonce régulièrement le caractère génocidaire du gouvernement israélien dans son offensive contre les civils de l'enclave palestinienne et le « négationnisme historique » que la politique israélienne porte à la mémoire du génocide juif.
Depuis le mois de juillet, selon les chiffres communiqués par Global Sumud Flotilla, plus de 15 000 participants à travers 44 pays ont participé à sa mise en œuvre jusqu'au départ groupé ayant eu lieu à Barcelone le 31 août.
À Marseille, les prises de parole à l'occasion du lancement de la flottille du collectif Thousand Madleens ne manquent pas de souligner la dimension politique de ce mouvement citoyen : « Il ne s'agit pas que d'une crise humanitaire. Nous faisons le lien entre nos luttes locales contre le racisme et celle contre le colonialisme menée par le peuple palestinien », rappelle Lola Michel, présidente de l'association Marseille à Gaza.
Hanane2, navigatrice qui a mis ses compétences au profit de l'équipe du pôle mer, est lucide par rapport à ce qui attend les militants à bord de la flottille : « Depuis fin juin et notre retour du Caire, grâce aux cagnottes, on a acheté des bateaux et on les a réparés. Il nous faut des circuits d'eau douce, c'est important, car nous devrons peut-être rester très longtemps en mer sans pouvoir faire d'escale. » Elle rappelle que différents gouvernements des pays du bassin méditerranéen pourraient empêcher les bateaux d'amarrer ou de reprendre la mer une fois ravitaillés, d'autant que les bateaux prévoient notamment de longer les côtes libyennes et égyptiennes à l'approche de Gaza.
Après la victoire du Hamas aux élections législatives de 2006, Israël impose un blocus terrestre et maritime à la bande de Gaza. À l'époque déjà, de petits navires affrétés par des activistes du Free Gaza Movement réussissent à atteindre les côtes gazaouies à cinq reprises. Mais après l'offensive israélienne de décembre 2008 — janvier 2009, Tel-Aviv durcit son blocus maritime, jusqu'à rendre impossible tout accostage de bateau étranger sur les côtes de l'enclave palestinienne.
Cette chape de plomb entraîne un durcissement dans la répression des flottilles approchant de Gaza. Le 31 mai 2010, la Flottille de la liberté, composée de six navires, dont le Mavi Marmara, et transportant plus de 300 militants, est attaquée par l'armée israélienne, toujours dans les eaux internationales. L'assaut fait dix morts et des dizaines de blessés. Dans la foulée, l'administration étatsunienne de Barack Obama bloque une enquête internationale de l'Organisation des Nations unies (ONU) et soutient une enquête israélienne « rapide et crédible »3. Joe Biden, alors vice-président, appuie le récit fourni par les Israéliens, soulevant des doutes sur la cargaison transportée par les bateaux et invoquant un risque pour la sécurité d'Israël4.
Depuis, d'autres flottilles ont cherché à atteindre Gaza, comme celle en soutien à la Grande marche du retour, en 2018, quand des milliers de Palestiniens ont manifesté le long de la frontière séparant Gaza et Israël. Selon les chiffres du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l'ONU, l'armée israélienne a tué 195 Palestiniens, dont 41 enfants, lors de ces manifestations, et fait plus de 29 000 blessés. Plusieurs bateaux comme Al-Awda (« Le Retour » en arabe) sont alors interceptés, encore une fois, dans les eaux internationales.
Le black-out médiatique aggrave le blocus de la bande de Gaza. Israël y refuse l'accès aux journalistes étrangers et les reporters palestiniens sont pris pour cible par son armée — plus de 210 journalistes ont été tués depuis le 7 octobre 2023 selon Reporters sans frontières (RSF)5. Le collectif Palestine Witness a lancé l'initiative Witness for Gaza, une flottille à bord de laquelle se trouvent des journalistes internationaux, des observateurs juridiques et des défenseurs des droits humains, visant à garantir symboliquement et pacifiquement un accès à Gaza et à documenter les événements. L'action, prévue à la veille de l'Assemblée générale de l'ONU (du 9 au 23 septembre 2025) s'ajoute à la liste d'initiatives maritimes en vue de briser effectivement ou symboliquement le blocus.
Rappelons enfin que le blocus imposé par Israël à Gaza est considéré comme illégal au regard du droit international humanitaire, au vu de ses effets disproportionnés sur la population civile. Selon la quatrième Convention de Genève, toute puissance occupante a l'obligation de ne pas priver les civils de biens essentiels tels que la nourriture, l'eau, les médicaments ou les services de santé, ce que le blocus restreint de manière sévère. Le droit international humanitaire garantit également le passage sûr de l'aide humanitaire vers les populations en détresse. L'interception répétée de navires transportant nourriture et médicaments constitue une violation supplémentaire de ces normes.
Samedi 30 août 2025, un responsable israélien a encore affirmé, sous couvert d'anonymat, que le gouvernement de Benyamin Nétanyahou allait bientôt suspendre « l'aide humanitaire » dans le nord de Gaza, alors que l'armée israélienne vient de déclarer la ville de Gaza « zone de combat ».
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1NDLR. Le terme soumoud n'a pas d'équivalent exact en français. Il renvoie au fait de tenir bon dans la résistance.
2Thousand Madleens demande de ne pas préciser leurs noms de famille pour leur garantir un minimum d'anonymat.
3Statement by the Press Secretary on Israel's investigation into the flotilla incident, The White House, 13 juin 2010.
4Richard Adams, « Gaza flotilla raid : Joe Biden asks “So what's the big deal here ?” », The Guardian, 3 juin 2010.
5« Plus de 210 journalistes tués à Gaza : RSF et Avaaz appellent les médias du monde entier à une mobilisation médiatique d'ampleur le 1er septembre », RSF, 28 août 2025.
05.09.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le (…)
- Dossiers et séries / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Hamas, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l'armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Jeudi 4 septembre 2025.
Il y a quelques jours, j'ai reçu un appel téléphonique d'une amie qui vit en France :
— Rami, là apparemment c'est sérieux. Les Israéliens vont occuper toute la bande de Gaza et ils vont déporter la population. Le projet est sur la table et il va se faire. Est-ce que ce n'est pas mieux pour toi qu'on essaye de t'évacuer ?
— Pourquoi devrais-je partir ?
— Pour préserver ta vie et la vie de ta famille, de tes enfants. Pour ne pas, être massacrés.
Cela m'a fait penser à la question de la responsabilité. En fonction du choix que je ferais — ou ne ferais pas —, je serais responsable de ce qui peut m'arriver – voire nous arriver. De même, les mouvements armés palestiniens seraient responsables des massacres commis par les Israéliens. Cette idée a refait surface récemment dans les médias occidentaux. Et pas seulement par rapport à ce qui se passe aujourd'hui à Gaza : nous, les Palestiniens, nous serions responsables de tout ce que nous subissons depuis le partage de la Palestine, depuis 1948, et même avant !
En clair : tu vis dans une jolie maison tranquille, tu accueilles tout le monde chez toi, et d'un seul coup, il y a des gens qui ont décidé de promettre ta maison à un autre, parce que sa famille a été massacrée en Europe.
Le propriétaire de la maison a dit « Non, c'est ma maison. Si quelqu'un veut venir chez moi, je l'accueillerai avec grand plaisir. Mais c'est ma maison. Je ne la donne pas, je ne la partage pas avec quelqu'un d'autre. » Et voilà, grossière erreur ! Si le propriétaire refuse le partage de sa maison, décidé par l'Occident, il est responsable de ce qui va lui arriver. Pour le forcer à accepter, on va commettre des massacres, on va tuer ceux qui habitent cette maison, pour forcer les survivants à fuir. Ainsi, on obtient la moitié de cette maison. Mais c'est le spolié qui est responsable, pas ceux qui ont promis sa maison au voleur. Le propriétaire de la maison a juste fait le mauvais choix.
Le partage de la maison ne suffit pas. Le voleur veut maintenant l'occuper entièrement. Si le propriétaire veut tout de même rester dans ce qu'il reste de son foyer, s'il s'imagine pouvoir le récupérer, il doit être massacré. Et là encore, il sera responsable de sa propre mort.
Les Israéliens ont réussi à implanter cette idée dans les esprits des Occidentaux, parfois relayée, avec plus ou moins d'honnêteté. Mais elle infuse aussi chez les hommes et les femmes de bonne foi, qui veulent sincèrement notre bien. On dit que l'histoire est écrite par le plus fort. Il continue à la falsifier en direct. En plus de 77 ans d'occupation, et même en remontant plus loin dans le temps, aux accords Sykes-Picot et à la déclaration de Balfour, ils ont réussi à « cuire les pensées » de l'Occident, comme on dit chez nous, c'est-à-dire à influencer leur mode de pensée.
Sous le mandat britannique, les Palestiniens auraient eu tort de se révolter contre l'emprise grandissante du sionisme et de réclamer leur indépendance. Pour éviter d'accueillir les juifs persécutés, l'Europe et les États-Unis avaient dit « Allez trouver un autre endroit pour vous ».
Nos ancêtres et nos dirigeants ne l'ont pas accepté. Il y a eu plusieurs grandes révoltes sous le mandat britannique. Des groupes armés ont affronté les Anglais, puis les milices juives. En 1948, ces dernières ont commis des dizaines de massacres de civils à grand échelle, comme celui de Deir Yassine. Les Israéliens ont expulsé 800 000 personnes et détruit des centaines de villages. Mais visiblement, nous n'aurions pas dû résister. L'Occident a reconnu l'État d'Israël, mais pas celui de Palestine, et c'était encore la faute des Palestiniens, parce qu'ils avaient refusé le partage – alors qu'on ne leur avait même pas demandé leur avis. Voilà le narratif que l'on retrouve encore aujourd'hui dans de nombreux médias, ressassés par des ignorants.
Ces derniers recyclent toujours les mêmes arguments : des dirigeants palestiniens ont pris une mauvaise décision. Par conséquent, les Palestiniens méritent leur sort. La responsabilité n'est pas celle de l'occupant ni de ses soutiens, c'est celle de l'occupé. Je l'ai déjà dit, nous devons être des victimes gentilles, des victimes silencieuses. Nous ne devons pas résister. Et maintenant, nous devons partir. Certes, le monde commence à bouger un peu devant les massacres, les bombardements et la famine. Nous le voyons. Tout le monde veut que la guerre s'arrête, mais en même temps, la plupart des pays occidentaux continuent à soutenir Israël, politiquement, militairement et financièrement. Parce que les dirigeants du Hamas ont fait l'erreur du 7 octobre, 2,3 millions de personnes en sont toutes responsables, et donc méritent d'être tuées ou déportées.
Selon ce narratif, l'occupant n'est pas responsable parce que le Hamas est considéré comme un groupe « terroriste » partout dans le monde. C'est Israël qui en a décidé. Yasser Arafat a conclu un accord de paix, ce qui n'a pas empêché les Israéliens, par la suite, de recommencer à le qualifier de « terroriste ».
Pour Israël, toutes les factions qui résistent aux armes par les armes sont des terroristes. La victime ne doit pas bouger, elle ne doit même pas crier sa souffrance. Elle doit seulement se taire et surtout ne pas résister. Et à cause du 7 octobre, il faut expulser 2,3 millions de personnes.
Je sais que mon amie, celle qui me presse de partir, veut mon bien et celui de ma famille. Elle veut nous éviter la mort.
Mais quand j'entends « Rami, pense à ta famille », c'est comme si c'était moi le responsable si ma famille était tuée sous les bombes, dans les boucheries, les israéleries que nous sommes en train de vivre. Ce ne serait pas le tueur le responsable. On dira « il fallait partir ». Comme s'il n'avait pas fallu plutôt arrêter le génocide, l'occupation, libérer la Palestine. Non, ce serait seulement : vous avez fait une erreur, vous devez assumer collectivement. Si vous ne quittez pas Gaza, vous allez être massacrés et ce sera votre faute. Ainsi, tout ce qui arrive, et tout ce qui peut arriver à ma famille, c'est de ma faute. Ce ne serait pas la faute de l'occupant, pas la faute de celui qui appuiera sur la détente ou sur le bouton. Ce ne serait pas la faute des pays occidentaux qui vendent à Israël les armes qui nous tueront. Les Occidentaux disent qu'Israël a le droit de se défendre. Ils n'osent pas dire leur vraie pensée : qu'Israël a le droit de s'étendre.
Voilà les réflexions que m'ont inspirées cette proposition de départ, venant d'une amie chère, à qui je tiens beaucoup. Je la comprends, et en même temps j'ai compris à quel point l'Occident en est arrivé à renverser les valeurs. Comment on en est arrivé à admettre que seul Israël a le droit de se défendre, pas les Palestiniens. Comment il peut tout voler, la maison et le jardin. Et si les habitants de cette maison font quoi que ce soit contre les colons, s'ils tentent de dissuader ce voleur, il est normal qu'il se livre aussitôt à des massacres. Et ceux qui l'ont amené dans notre maison et qui le soutiennent comprennent très bien ce qu'il est en train de faire, parce que pour eux, c'est justifié. On arrive, à la fin, à ce qu'une amie me supplie de sortir de Gaza. Parce que si je reste et s'il arrive quoi que ce soit à ma famille, c'est ma responsabilité à moi. Tout ce qu'on a subi depuis 1948 et même avant comme massacres, déplacements, les colonies et l'annexion des territoires, tout cela c'est notre faute. Parce que nos leaders n'ont pas pris la bonne décision : accepter de céder notre Palestine.
Je parle souvent de la guerre médiatique. Mais celle-ci ne consiste pas seulement à empêcher les journalistes étrangers de couvrir les massacres de Gaza. C'est aussi d'agir en profondeur sur l'opinion publique, trouver des excuses aux massacres. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Pendant la guerre de 2014, quand de 40 à 50 personnes étaient tuées dans le bombardement de leur immeuble, beaucoup de médias posaient tout de suite la question : « Est-ce qu'il y avait un membre du Hamas dans l'immeuble ? » Et si la réponse était oui, alors c'était justifiable. On pouvait tuer tout le monde parce qu'il y avait dans l'immeuble quelqu'un qui résistait par les armes. Un « terroriste », donc.
Le but est d'apprendre à la population de s'éloigner de toute personne qui veut résister, pour défaire le tissu social de notre société, pour détruire nos façons de penser et nous plonger dans l'incertitude. Est-ce qu'il faut céder ? Est-ce qu'il faut partir ? J'ai répondu à mon amie que, pour le moment, je préfère rester chez moi. Nous pouvons tous être tués, ma famille et moi. Cette décision-là, je l'assume. C'est celle de quelqu'un qui veut résister et rester dans son pays, tant qu'il peut le faire. N'oubliez pas : ce ne sera pas moi qui appuierai sur la détente. Mais ils diront que c'était ma responsabilité.
Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d'exister. L'information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
04.09.2025 à 06:00
Dina Ezzat
En Égypte, l'Église copte catholique n'excède pas les 250 000 membres. Malgré son histoire ancienne et captivante, cette communauté semble aujourd'hui oubliée. Début mai 2025, une fumée blanche est apparue au-dessus du Vatican, la capitale des catholiques du monde. Quelques minutes après, la formule traditionnelle — « Je vous annonce une grande joie : nous avons un pape » —, a retenti, marquant la fin du pontificat du pape François et l'élection de l'Étatsunien Robert Francis Prevost, (…)
- Magazine / Égypte, Droits des minorités, Minorités, Histoire, VaticanEn Égypte, l'Église copte catholique n'excède pas les 250 000 membres. Malgré son histoire ancienne et captivante, cette communauté semble aujourd'hui oubliée.
Début mai 2025, une fumée blanche est apparue au-dessus du Vatican, la capitale des catholiques du monde. Quelques minutes après, la formule traditionnelle — « Je vous annonce une grande joie : nous avons un pape » —, a retenti, marquant la fin du pontificat du pape François et l'élection de l'Étatsunien Robert Francis Prevost, désormais pape Léon XIV. En Égypte, sa nationalité a suscité des regrets parmi des coptes catholiques qui auraient préféré voir leur plus haut chef spirituel issu d'un pays du Sud.
Décrite comme une « minorité dans la minorité » ou parfois comme une minorité « fabriquée »1 l'Église copte catholique ne compte que 200 000 fidèles — soit moins de 1 % de la population, contre 10 % pour les coptes orthodoxes. Malgré ce nombre relativement modeste, les réactions négatives à l'élection d'un pape étatsunien confirment le fait que cette communauté n'est pas isolée de son environnement, où l'hostilité à l'égard des États-Unis est forte.
Le photographe Roger Anis partage ces regrets, mais indique cependant être conscient de l'extrême difficulté qu'il y a à « succéder à un pape d'exception ». Né à Al-Minya, un gouvernorat décrit comme le principal foyer de violences confessionnelles entre musulmans et chrétiens, ce trentenaire a grandi dans un « milieu pluraliste et tolérant » : chacun de ses deux parents appartient à l'un des deux groupes coptes égyptiens. Pourtant, se souvient-il, il a déjà entendu un prêtre, lors d'une messe dans une église orthodoxe, dire que « celui qui ne suit pas cette Église ne sera pas béni ». Comme si les coptes catholiques en Égypte étaient assiégés de tous les côtés.
Si les historiens divergent quelque peu sur le début de l'établissement du catholicisme en Égypte, il y a consensus sur le fait qu'au moment du « Grand schisme » au sein du christianisme entre l'Église catholique d'Occident et l'Église orthodoxe d'Orient (XIe siècle), une minorité de coptes rejoint le Vatican. Mais certaines sources2 indiquent que tout au long du Moyen Âge, les coptes étaient vus comme des « hérétiques » en raison de la division première au sein du christianisme sur la nature du Christ : des coptes, plus tard qualifiés d'orthodoxes, avaient rejeté les conclusions du concile de Chalcédoine en 451 définissant la doctrine du dyophysisme ou celle de la double nature du Christ, divine et humaine.
La présence catholique en Égypte se développe ensuite au XIIIe siècle avec l'arrivée des missions franciscaines3. Elle se renforce ensuite au XVIe siècle, lorsque le Vatican commence à s'intéresser à l'Orient. En 1741, le pape nomme ainsi un vicaire apostolique pour la petite communauté de coptes catholiques égyptiens, composée d'à peine 2 000 personnes.
La véritable transition a lieu au XIXe siècle, durant le règne de Mohammed Ali (1805-1848), gouverneur d'Égypte4, puis de celui du khédive Ismaïl Pacha (1863-1879), son petit-fils. Dans le cadre des efforts qu'ils déploient pour se rapprocher de l'Europe — avec le double objectif de moderniser le pays et de rechercher un soutien face à l'empire ottoman — la présence catholique bénéficie d'un appui affirmé de la part des deux hommes. Ils encouragent ainsi les chrétiens souhaitant se convertir et rejoindre l'Église catholique, et, en 1829, Mohammed Ali autorise les coptes catholiques à construire leurs propres églises.
Pour Mohammed Afifi, professeur d'histoire à l'Université du Caire :
L'idée n'était pas d'imposer de rejoindre l'Église catholique, mais sa politique d'ouverture a permis des migrations vers l'Égypte, dont celle de fidèles de l'Église catholique. Ce qui a fait de la conversion un acte de sociabilité, fruit de la proximité et du contact plutôt qu'un acte à caractère religieux.
Selon l'historien, l'Égypte est, à cette période, un pôle d'attraction pour le prosélytisme catholique. Cependant, il note le succès limité des missions en raison de l'attachement des coptes à l'orthodoxie. En outre, « l'Église orthodoxe était catégoriquement opposée à la conversion de ses fidèles au catholicisme ».
Il souligne également qu'à cette époque, ceux qui entrent en interaction avec les missions catholiques sont essentiellement chrétiens. Bien que les missions évangéliques œuvrent principalement dans les milieux pauvres de Haute-Égypte, où se concentrent les coptes, Mohammed Afifi note qu'une majorité de ceux qui choisissent de rejoindre l'Église catholique appartiennent aux membres les plus riches et les plus ouverts d'esprit de leur communauté. La plupart ont fait leurs études à l'étranger et sont influencés par la civilisation européenne. D'autres fréquentent des gens venus travailler en Égypte, notamment pendant le creusement du canal de Suez (inauguré en 1869) et, auparavant, lors de la campagne française en Égypte en 1798. Ainsi, l'Église copte catholique incarne, selon le site de l'église copte catholique St Mary (Los Angeles), « un mélange unique entre le patrimoine chrétien égyptien et la tradition catholique romaine ». Si elle est rattachée au Vatican, son identité reste copte en matière de rituels et d'héritage.
La conversion de Maallem Ghali, un copte de haut rang travaillant au bureau de comptabilité de Mohammed Ali, est considérée comme la plus importante de l'époque. Pour Atef Najib, chercheur en histoire et ancien directeur du Musée copte du Caire, si elle répond à une demande de Mohammed Ali, elle s'explique aussi par l'influence de la culture européenne. Maallem Ghali et d'autres coptes aisés ont été séduits par le catholicisme lors d'un voyage à l'étranger ou au contact de catholiques vivant en Égypte : Italiens, Maltais ou Français arrivés en Égypte au XVIIIe siècle, Syriens chrétiens ayant fui les persécutions au XIXe siècle, notamment les Arméniens.
Dans son roman semi-autobiographique Un village à l'ouest du Nil (1996, non traduit) — vivement critiqué par l'Église orthodoxe —, le Père Yohanna Kolta évoque aussi des expériences de conversion de l'orthodoxie au catholicisme davantage liées à la situation sociale qu'à des choix doctrinaux. Par exemple, des convertis choisissent le catholicisme parce qu'ils se sentent plus à l'aise avec les moines catholiques qu'avec les moines orthodoxes.
Mohammed Afifi pointe également qu'un des grands défis des missionnaires catholiques est l'expansion des missions protestantes en Égypte au XIXe siècle :
Le prédicateur protestant ne portait pas d'habit ecclésiastique traditionnel, mais un costume de ville, et parlait de questions profanes plutôt que religieuses, ce qui était pour beaucoup un facteur d'attraction.
Il ajoute : « On dit que Hassan Al-Banna, le fondateur de la confrérie des Frères musulmans, a été influencé par les méthodes de prédication des missionnaires protestants. »
Atef Najib souligne que le Musée copte égyptien ne compte aucun vestige d'une présence catholique en Égypte. Mais Dalia Mahmoud, une ancienne élève d'une école catholique en Égypte, rappelle l'existence d'un dépositaire de l'empreinte culturelle des catholiques égyptiens : le Centre catholique égyptien du cinéma, installé dans l'Église Saint-Joseph des franciscains au Caire. Début mai 2025 s'est tenue la 73e session de son festival, fondé en 1952. Il est considéré comme l'un des plus anciens en Égypte et au Proche-Orient. Son président, le Père Boutros Daniel, compte parmi les plus importantes personnalités culturelles du pays.
Roger Anis, de son côté, mentionne les « espaces culturels » que la présence catholique a créés en Égypte. Il évoque, notamment, le Centre culturel des Jésuites, où de nombreux enfants de sa génération ont étudié différentes variétés d'art et de culture, mais aussi la grande bibliothèque des Dominicains dans le quartier d'Al-Abbassiya au Caire. Spécialisée dans les études islamiques et celles des textes arabes, elle est partenaire de plusieurs institutions comme l'Université d'Al-Azhar, l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO) et la Bibliothèque nationale de France (BNF).
Le photographe confie que le « nombre de catholiques assistant à la messe est en déclin ». Il attribue cette baisse à l'émigration depuis le milieu du XXe siècle, au vieillissement des fidèles et à la tendance des jeunes à ne fréquenter l'église que pour les fêtes. Mais il insiste sur le fait que « l'intérêt des instances catholiques en Égypte pour la culture est la chose la plus chère au cœur du catholique copte ».
Traduit de l'arabe par Hajer Bouden.
1Ana Carol Torres Gutiérrez, « The other Copts : Between sectarianism, nationalism and catholic Coptic activism in Minya. », The American University in Cairo, 2017.
2Site du Fellowship and Aid to the Christians of the East (Solidarité et aide aux chrétiens d'Orient), Londres.
3Voir le site web de l'église copte catholique St Mary, Los Angeles
4NDLR. L'empire ottoman donnait à Mohammed Ali le titre de wali, c'est-à-dire de gouverneur, mais lui se désignait comme khédive (suzerain, seigneur ou vice-roi en persan), même si ce titre n'a été officiellement reconnu qu'en 1867 à son petit-fils Ismaïl Pacha et la création d'un khédivat d'Égypte (1867-1914).