12.10.2025 à 20:59
Mikhaïl Epstein
Pourquoi la Russie est-elle si malheureuse ? Et pourquoi engendre-t-elle tant de malheur ailleurs ?
<p>Cet article Le vide. La malédiction territoriale a été publié par desk russie.</p>
En 2023, Desk Russie a publié les deux premiers chapitres du livre du philosophe russo-américain Mikhaïl Epstein, L’antimonde russe, New-York, FrancTireurUSA, qui venait de paraître. Au vu du caractère prophétique de ce livre, et avec l’accord de l’auteur, nous avons décidé de publier plusieurs autres chapitres, en feuilleton, à partir de ce numéro de la newsletter.
De temps en temps, des étudiants me demandent : « Pourquoi la Russie est-elle si malheureuse ? Et pourquoi engendre-t-elle tant de malheur ailleurs ? » Leur représentation de la Russie en tant que pays malheureux naît généralement de l’étude des grands auteurs classiques : Gogol, Dostoïevski, Tchekhov, ou encore Zamiatine, Boulgakov, Platonov, Zochtchenko, Soljenitsyne, Chalamov…
« Pourquoi… ? » Cette question m’a poursuivi moi aussi pendant toute ma vie. Je me souviens d’un moment en 2006 où je me tenais sur la rive du lac Seliger en haute Volga, lors d’une expédition pour des recherches en dialectologie. Un ovale incroyablement beau, bordé par un bois sombre, des nuages en haut et en bas, la paix, le silence, la sérénité… Son pourtour aurait dû être parsemé de villes prospères, dotées de pontons animés et de maisons de contes de fées abritant des gens riches et libres. Il semble qu’au cœur d’une nature si apaisante, une civilisation pacifique, productive et pleine de vie aurait dû voir le jour… Mais à quelques pas de la rive se dressait une église en ruine, dont la coupole éventrée bâillait vers le ciel et dont le sol était jonché d’une épaisse couche de bouse de vache. Dans les hameaux alentour vivotaient encore quelques vieilles femmes (dont nous recueillions le dialecte) et quelques vieux garçons définitivement tombés dans l’ivrognerie. Les écoles avaient fermé depuis longtemps, et le seul lieu animé de toute la région était une cité d’ouvriers tadjiks, qui avaient érigé une mosquée sans tarder.
Le chef-lieu de la région du lac Seliger, Ostachkov, est une ville aux dimensions tout à fait honorables à l’échelle de la Russie de province, mais elle est triste, mal fichue, sans une once de joie et d’inspiration, alors qu’elle se situe sur la rive d’un joyau naturel. La gare, l’avenue centrale, le ponton, tout est bâti de façon si grossière que l’on ressent l’état d’esprit dans lequel devaient être les constructeurs : qu’on en finisse, et vite. Il en ressort une dissonance frappante entre la délicatesse de la nature, sa noble sobriété, son atmosphère spirituelle, et la pauvreté de l’environnement « culturel ». C’est comme si la nature demandait qu’on la laisse en paix, qu’on cesse de la toucher, de la souiller, comme si elle souhaitait simplement que ces occupants insensibles quittent les lieux.
« Pourquoi ? » On accuse parfois le climat rude et les longs hivers, peu propices au développement de la civilisation. Mais il suffit d’une simple comparaison avec la Finlande – ou avec le reste de la Scandinavie –, encore plus septentrionale et néanmoins florissante, pour balayer cette explication. Ces territoires ne disposent pas des plaines de la Russie centrale, ni des steppes, ni du tchernoziom si fertile, or il s’y est bâti une civilisation merveilleuse, pacifique, inventive, humaniste, qui devance souvent en termes de réussite le reste de l’Europe – dont les conditions climatiques sont pourtant plus douces !
En plus du facteur géographique, on évoque régulièrement l’argument moral et religieux : la Russie est une terre martyre, telle est sa destinée, sa mission chrétienne.
Sous le fardeau de sa croix,
Le Seigneur, en simple esclave,
Te bénissant t’arpenta,
Terre natale des Slaves17.
(Fiodor Tiouttchev, 1855)
Toutefois, comment un pays qui a massacré des millions de ses concitoyens et d’habitants d’autres pays, qui a instauré les Goulags à travers l’Europe et l’Asie pourrait-il se targuer d’être un exemple de vertu chrétienne ? Un pays qui continue ses massacres… Dans divers endroits du monde, les plaies n’en finissent pas de guérir et l’hémorragie se poursuit : en Corée du Nord, en Afghanistan, dans le Caucase du Sud, et bien entendu, en Ukraine, la principale victime actuelle de la Russie.
Que répondre aux étudiants, qui ne soit ni trop lyrique, ni trop mystique ? Il me semble que la cause des malheurs de la Russie réside dans l’étendue de son territoire et le sentiment de grandeur qui en résulte. L’un des chefs de file du mouvement slavophile, Alexeï Khomiakov, suppliait la Russie chère à son cœur de ne pas s’enorgueillir de son immensité et de ne pas céder à l’infatuation :
« Sois fière ! » enjoignent les flatteurs.
« Terre, ton front est couronné,
Terre d’acier, terre sans peur,
Qui conquit le monde à l’épée !
[…]
Ta steppe est si noble parure,
Tes monts les cieux viennent toucher,
Tes lacs sont tant de mers azur… »
– N’aie foi, sois humble, ignore-les !
(À la Russie, 1839)
L’espace dévore le pays de l’intérieur et le vide de sa substance. « Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays18 », écrira Ossip Mandelstam un siècle plus tard. Celui qui vit dans ce pays peine à le faire sien et à en porter la responsabilité. Il ne vous colle pas à la peau, il enfle comme une cloque. Quoi que l’on entreprenne, ce pays réduira ces efforts à néant. On plante un potager, quelque bandit débarque et le pille ou le saccage. Ce pays est à tous et à personne, il ne connaît aucune barrière qui délimite la responsabilité ou la liberté individuelle, qui rassemble les gens en communautés de travail et d’idées. C’est un pays qui n’est à personne, pas même à ceux qui le gouvernent. Eux dépossèdent les régions de tout, et les régions refusent en réaction de collaborer avec les décideurs de la capitale, enfouissant leurs trésors le plus loin possible, au-delà des frontières. C’est pourquoi tout est suspendu dans l’incertitude : les droits ne sont pas garantis, les devoirs n’ont pas à être remplis et les accords sont impossibles puisqu’ils supposent une responsabilité mutuelle.
On parle de la « malédiction des ressources » de la Russie, mais il y a pire : la « malédiction territoriale ». On ne peut ni rendre ce territoire, ni s’en rendre maître ; il ne reste qu’à geler et se désertifier avec lui, cependant que dans chaque foyer, dans chaque cœur, s’insinue toujours plus profondément un sentiment de désespoir.
Alexandre Soljenitsyne affirmait obstinément que la Russie avait besoin d’un système d’assemblées locales, tels les zemstvo. Sur ce point, c’était un parfait réaliste. Il partait toutefois du principe que la nouvelle puissance fédérale devait englober toutes les républiques slaves et le Kazakhstan, car il croyait aux bienfaits d’un espace politique commun et appelait à son élargissement même après la fin de l’URSS. « En 1991, la seule perspective sensée qui subsistait – si elle subsistait encore ! – était une union renforcée des trois républiques slaves et du Kazakhstan en un État fédéral (une « confédération », c’est du vent…) », écrivait Soljenitsyne dans son essai La Russie sous l’avalanche (1998).
Ne semble-t-il pas évident que des « gouvernements » locaux sous forme d’assemblées (zemstvo) et un territoire aussi vaste « gouverné » par un centre politique unique sont incompatibles ? Des zemstvo forts sur une terre immense, c’est une utopie qui tient de la chimère, pour la Russie. L’histoire a montré que les zemstvo, instaurés en 1864 pendant la vague de réformes d’Alexandre II pour plus d’autonomie à l’échelle locale, devinrent davantage des lieux d’opposition au gouvernement central, et ils furent dissous en 1918 dès que les bolcheviks arrivèrent au pouvoir.
Alexandre Kouchner écrivait en 1969 :
Que l’on est bien chanceux de naître
Sur cette incomparable terre.
Les yeux rivés par la fenêtre
Sur son espace, on est si fier…
Le poète, qui publia ces vers en URSS, comprend parfaitement le paradoxe rhétorique de son emphase. L’étendue d’un espace comme objet de fierté, quoi de plus illusoire, de plus creux dans tous les sens du terme ? Comment s’enorgueillir de rien, c’est-à-dire du vide d’un territoire, inversement proportionnel à ce qu’il contient ? Quant au peuple, menacé de dégénérescence sociale et physique, il porte le joug de « sa vaste patrie19 », dans laquelle il ne se sent jamais véritablement chez lui. C’est un joug pire que celui de la Horde d’or, et il provient justement de l’héritage de celle-ci.
Quasiment intraduisible, le vocabulaire russe pour désigner avec chaleur cette notion d’espace ne manque pas : privolié, razdolié, razgoulié ( « liberté, grand espace, licence »)… Mais dans ces mots, ne sent-on pas percer ce même vide, un vide présenté comme attirant, libérateur ?
Des airs chers à notre cœur
Chante le cocher sans cesse :
Pleins de licencieuse ardeur,
Ou de tragique tristesse…
(Alexandre Pouchkine, 1826, Route d’hiver)
« Pourquoi retentit sans cesse à mes oreilles la chanson plaintive qui, d’une mer à l’autre, vibre partout sur la vaste étendue ? […] Que présage cette incommensurable étendue ? […] N’es-tu pas prédestinée à engendrer des héros, toi qui leur offres tant de champ où se donner carrière20 ? » (Nicolas Gogol, 1842, Les Âmes mortes)
Chez Gogol, la chanson plaintive se transforme quelques lignes plus tard en héroïsme, quand chez Pouchkine, la licence devient chant de tristesse. Il en va ainsi tout au long de l’histoire russe : de vaste espace de liberté en désolation, on « verse du vide dans du creux », selon l’expression russe consacrée.
L’historien Vassili Klioutchevksi (1841-1911) traduisit en ces termes la torpeur de ces immenses étendues : « Nulle habitation visible dans ces vastes espaces, pas un son ne se fait entendre à la ronde, et l’observateur est pris d’un sinistre sentiment d’imperturbabilité, de sommeil de plomb, de désolation, de solitude, qui dispose à des réflexions vagues, mélancoliques, dépourvues de toute pensée précise et claire. » L’absence de limites à ce monde creuse un vide lancinant dans le cœur et y ajoute une propension terrible à la témérité. Et lorsque ces deux éléments se marient – l’ardeur crâne et la tristesse, c’est-à-dire un vide qui cherche à s’étendre et un vide qui ne parvient pas à être comblé –, surviennent les actes héroïques qui non seulement ne mettent pas un terme à la tristesse, mais la répandent encore plus largement dans le cœur.
Pris d’une puissante tristesse,
J’accours sur mon blanc destrier…
Plus sa course est libre, plus la tristesse du cavalier est vive ; d’où :
Notre voie – c’est la tristesse sans fin
– C’est ta tristesse, ô Rus’ !
(Alexandre Blok, 1908, cycle Sur le champ de bataille de Koulikovo)
Chaque acte de témérité crâne sert généralement à repousser les limites qui « gênent », non à les remplir, ajoutant du vide au vide – auquel personne n’échappera, et encore moins les héros.
Voilà pourquoi cette terre est si malheureuse : elle est déchirée par ses vastes étendues et possédée par l’esprit du vide, qui ne permet jamais, où que ce soit, la création de conditions de vie favorables. Comme dirait Hegel, l’idée abstraite de l’infini anéantit toute idée concrète de vie. L’alcoolisme, le vol, la corruption, la paresse, le mensonge, la violence ne sont que des formes de désertification et d’évitement du véritable labeur qu’est la vie : il n’y a plus de notion stable de ce que sont la propriété, la réalité, la vérité, la liberté, l’individualité, le devoir civique, la dignité humaine. Tout ceci se dilue dans l’abstraction de ce grand espace, que personne n’est en mesure de ressentir comme sien, puisque, tel l’horizon, il se défile devant chaque lieu réel, le trahit, le réduit à néant. Le grand « là-bas » indéfini (là-bas à la capitale, là-bas au Kremlin, là-bas dans les cieux) triomphe devant l’ « ici » et réclame de plus en plus de victimes. Les gens appellent ce spectre du grand espace « la Patrie » et le nourrissent de leur chair, de leur sang, de leur progéniture, de leurs biens, de leur honneur, de leur liberté.
Il n’est donc pas surprenant qu’au XXIe siècle, la Russie soit le seul pays à n’avoir pas de frontières fixes, reconnues par la communauté internationale. En annexant un certain nombre de territoires ukrainiens (à commencer par la Crimée en 2014), la Russie s’est certes agrandie, mais elle a surtout perdu son identité spatiale, territoriale. Si Sébastopol et Donetsk font partie de la Russie au même titre que Moscou et Saint-Pétersbourg, c’est-à-dire en vertu de la Constitution, cela signifie que l’intégralité du territoire russe, y compris ses deux capitales, se trouvent dans la même situation juridique indéfinie, suspendue. La Russie s’est dispersée, s’est éparpillée sur le globe terrestre. C’est là le sort de tout anti-espace, qui, à mesure de son extension, se transforme en son contraire ; et perd jusqu’au pays lui-même en tant que forme de son existence concrète.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
<p>Cet article Le vide. La malédiction territoriale a été publié par desk russie.</p>