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03.05.2024 à 06:00

« On a peur de mourir à la dernière minute »

Rami Abou Jamous

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Jeudi 2 mai 2024. (...)

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Texte intégral (1384 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 2 mai 2024.

Comme vous le savez, j'ai appris à Walid à applaudir quand il entend un bombardement, pour lui faire croire que c'est une sorte de jeu. Lundi, il a applaudi plusieurs fois, très fort. Cette fois, ça m'a vraiment fait peur. Les bombes tombaient tout autour de nous. Ça s'est intensifié. Ça m'a fait peur parce qu'on parle d'un cessez-le-feu qui se rapproche. Et on sait très bien que quand il y a une annonce de cessez-le-feu, la guerre s'intensifie dans les dernières heures qui précèdent. Ça bombarde très fort à Rafah.

Ma belle-famille habite dans un coin qui s'appelle Al-Alam, à l'ouest de la ville de Rafah, sur la côte. Ils sont sous les tentes et sous les bâches. Des bombes sont tombées autour de chez eux aussi. Il y a eu des victimes, des blessés. Des dizaines de milliers de personnes ont quitté le quartier qui s'étend du rond-point Al-Alam jusqu'à l'hôpital du Croissant rouge palestinien. Une rumeur s'est répandue, disant que les déplacés devaient évacuer parce que le quartier allait être entouré d'une ceinture de feu.

Les gens sont partis en abandonnant tout

C'était la panique. Tout le monde a commencé à partir. J'ai eu des appels téléphoniques de ma belle-famille, de tous les amis qui sont là-bas. « Est-ce que c'est vrai ? Ou bien c'est une rumeur, comme d'habitude ? » Je ne savais pas quoi dire et je ne pouvais pas prendre une décision à leur place. J'ai dit : « Faites ce que vous voulez. Il vaut mieux partir parce qu'on ne sait jamais si c'est une rumeur ou pas, mais en tout cas il n'y a rien d'officiel de la part des Israéliens ». Mais je sais très bien que s'il y a vraiment un cessez-le-feu, il y aura beaucoup de bombardements, et donc beaucoup de victimes. Dans toute cette zone-là, il n'y a que des tentes et des bâches. Les gens sont partis en les laissant sur place. Tous les membres de ma belle-famille se sont déplacés au rond-point surnommé « Fresh Fish », du nom d'un restaurant de poissons, typique de Gaza, connu pour ses daurades que tout le monde aimait.

Apparemment, à l'heure où j'écris, on est sur la voie d'un cessez-le-feu. Il y a aussi des rumeurs d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale contre Nétanyahou et des chefs militaires israéliens. Si c'est vrai, ils n'auraient plus rien à perdre, et ils continueraient jusqu'au bout, ils tireraient sur tout le monde.

Je crois que Nétanyahou va saboter le cessez-le- feu, intensifier les attaques, peut-être surtout contre Rafah. Ici, la peur règne. Normalement, ce devrait être l'inverse : tout cet enfer pourrait prendre fin, la machine de guerre pourrait s'arrêter. Mais ce n'est pas notre première guerre, et nous savons ce qu'il se passe juste avant l'arrêt des combats. Je fais partie des gens qui pensent cela parce qu'à chaque fois, en tant que journaliste, j'ai vu des parents dirent adieu à leurs enfants, des enfants dire adieu à leurs parents, morts dans les hôpitaux ou sous les décombres.

On vit à l'heure des bombes

J'ai toujours ces images en tête, j'ai peur pour ma famille, peur pour mon fils de deux ans et demi. On vit à l'heure des bombes. Le soir on se couche tôt, vers 20h ou 20h30, mais on se réveille à minuit parce que « la fête commence » : les bombes tombent plus ou moins près de nous, et on reste éveillés. On se tient prêt à sortir immédiatement avec les enfants, ça devient une routine. On a tenu le coup jusqu'à présent, au cours des presque 7 mois de guerre, mais on a peur de mourir à la dernière minute.

On a peur de mourir parce que Nétanyahou va devenir fou, encore plus fou contre Gaza, plus agressif, parce qu'il va se venger personnellement, parce qu'une trêve, un mandat d'arrêt — ou les deux — seraient la fin de sa vie politique. Dans les bombardements, il n'y a pas de règles. N'importe quel immeuble, n'importe quelle maison peut être frappée, sous prétexte qu'elle abritait un membre du Hamas ou du Djihad islamique. Malheureusement, le Hamas et le Djihad islamique sont partout : le Hamas, c'est un frère, un père, un cousin, un ami. Tous sont des cibles. Si tu as rencontré un gars du Hamas, si tu montes dans une voiture ou dans un taxi qui a transporté un gars du Hamas, tu es une cible.

C'est ce que les Israéliens appellent des dégâts collatéraux. Ils sont la majorité des victimes de cette guerre. Le Hamas, c'est à peu près 30 % de la population de la bande de Gaza. Les fonctionnaires du gouvernement du Hamas, c'est plus de 50 000 personnes, qui ne sont pas tous membres du parti et qui se sont fait embaucher parce que c'était la seule possibilité de toucher un salaire. Mais tous ces gens ont des familles, donc 70 %, voire 90 % des Gazaouis sont des cibles potentielles pour les Israéliens.

La nuit risque d'être dure pour tout le monde

C'est pour cela que j'ai peur quand Walid applaudit trop souvent, et que j'espère que ça va finir. On redoute une nuit qui risque d'être dure pour tout le monde. Ma belle-famille me demande s'ils vont être bombardés, pourquoi ils nous visent, où va commencer la nouvelle zone sécuritaire ? Les Israéliens parlent d'isoler Rafah côté est et ouest, surtout de la route côtière. La ville de Rafah va-t-elle être séparée de la zone d'Al-Mawassi, où des milliers de personnes sont réfugiées au bord de la mer ?

La zone dont je vous ai parlé et qui s'appelle Al-Alam fait l'intersection entre la ville de Rafah et la route côtière. Peut-être qu'ils vont la bombarder pour qu'il n'y ait plus personne. Si les gens doivent partir, il n'y aura pas de voitures, il n'y aura pas de charrettes tirées par des animaux, aucun moyen de transport. Ils partiront à pied avec juste un sac. Les Israéliens peuvent installer des barrages comme ils ont fait quand ils ont encerclé Khan Younès, la ville au nord de Rafah, pour procéder à des arrestations.

Beaucoup de questions se posent, parce qu'on a l'habitude de ce genre d'opération de l'armée israélienne. On a passé une très mauvaise journée, une journée de peur, de bombardements, de grande inquiétude. J'espère que tout va vite s'arrêter. Et que Walid applaudira pour une vraie fête, la fête d'un cessez-le-feu.

02.05.2024 à 06:00

Ce que la Palestine fait au monde

Alain Gresh

L'offensive israélienne contre Gaza depuis le 7 octobre montre plus que jamais l'impunité totale d'Israël et un soutien inconditionnel apporté à Tel-Aviv par la majorité des pouvoirs occidentaux. En France, cette guerre a également joué un rôle d'accélérateur dans la rhétorique d'une confrontation civilisationnelle avec les « barbares ». Un narratif auquel Alain Gresh répond dans son dernier livre Palestine. Un peuple qui ne veut pas mourir qui sort en ce jeudi 2 mai. La peur devient un (...)

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Texte intégral (2238 mots)

L'offensive israélienne contre Gaza depuis le 7 octobre montre plus que jamais l'impunité totale d'Israël et un soutien inconditionnel apporté à Tel-Aviv par la majorité des pouvoirs occidentaux. En France, cette guerre a également joué un rôle d'accélérateur dans la rhétorique d'une confrontation civilisationnelle avec les « barbares ». Un narratif auquel Alain Gresh répond dans son dernier livre Palestine. Un peuple qui ne veut pas mourir qui sort en ce jeudi 2 mai.

La peur devient un danger pour ceux qui l'éprouvent, c'est pourquoi il ne faut pas la laisser jouer le rôle de passion dominante. Elle est même la principale justification des comportements souvent qualifiés d'« inhumains ». (…) La peur des barbares est ce qui risque de nous rendre barbares. Et le mal que nous ferons dépassera celui que nous redoutions au départ1.

Cette guerre nous a confirmé que le monde ne nous considère pas comme égaux. Peut-être est-ce en raison de la couleur de notre peau. Peut-être est-ce parce que nous sommes du mauvais côté de l'équation politique. Même notre filiation dans le Christ ne nous a pas protégés. Ils ont donc dit : s'il faut tuer cent Palestiniens pour venir à bout d'un seul « militant du Hamas », ainsi soit-il. L'hypocrisie et le racisme du monde occidental sont transparents et épouvantables. Ils envisagent toujours le mot de « Palestiniens » avec suspicion et réserve.

Cette homélie enflammée et résignée, prononcée par le révérend Munther Isaac, pasteur de l'Église luthérienne de Bethléem, à l'occasion des fêtes de Noël 2023, s'adresse à ceux « qui les célèbrent tout en nous envoyant leurs bombes ». Elle sonne comme une malédiction. Trois mois plus tard, les États-Unis, qui prodiguent sans compter bombes et munitions pour pulvériser Gaza, ont décidé de parachuter des vivres aux victimes de ces mêmes bombes et de ces mêmes munitions. En même temps, pour reprendre un mantra du président Emmanuel Macron. Une caricature montrant des fusées et des baguettes de pain s'abattant sur l'enclave illustrait la tartuferie occidentale.

Gaza a exposé le double visage de l'Occident, une face pour la paix, les droits humains et l'universalisme, une autre pour les massacres, le génocide, et le racisme.

« À nos amis européens, concluait Munther Isaac, je ne veux plus jamais vous entendre nous donner des leçons sur les droits humains ou le droit international. Nous ne sommes pas blancs, je suppose, selon votre logique que le droit ne s'applique pas à nous. Dans l'ombre de l'empire, vous avez transformé le colonisateur en victime et le colonisé en agresseur ».

L'agonie d'une certaine idée de l'Europe et de l'Occident

Sur le même mode, on a pu entendre le premier ministre malaisien Anwar Ibrahim répondre, au cours d'une conférence de presse commune le 11 mars 2024, au discours lénifiant du chancelier allemand Olaf Scholz, dont le gouvernement soutient sans nuances la politique israélienne et criminalise la solidarité avec la Palestine :

Vous ne pouvez pas trouver une solution en étant aussi unilatéral, en ne vous intéressant qu'à une question particulière et en effaçant soixante ans d'atrocités. La solution ne consiste pas seulement à libérer les otages. Qu'en est-il des colonies ? Qu'en est-il de l'action des colons qui se poursuit quotidiennement ? Qu'en est-il de la dépossession (des Palestiniens) ? Leur terre, leur droit, leur dignité, leurs hommes, leurs femmes, leurs enfants ? Cela ne nous concerne pas ? Où est passée notre humanité ? Pourquoi cette hypocrisie ?

Et ce n'est pas l'abstention de Washington sur le vote d'une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU appelant à un cessez-le-feu de deux semaines le 25 mars qui changera la donne, tant que les bombes américaines qui ravagent Gaza continueront d'être fournies à Israël.

Au-delà des souffrances humaines – elles sont incommensurables depuis le 7 octobre –, au-delà des destructions, Gaza a pris l'allure d'un paysage lunaire. Au-delà des combats qui s'étendent du Liban à la mer Rouge, c'est une certaine idée de l'Europe et de l'Occident qui agonise. Déjà, la guerre d'Ukraine avait illustré le fossé entre le Nord et le reste du monde qui ne croyait pas à un engagement aux côtés de Kiev mené au nom du « droit international » par ceux qui le violaient quand cela les arrangeait. Gaza marque une étape sinistre de cette longue descente aux enfers où seule compte la raison du plus fort.

Dans une série de réflexions inquiètes reproduites sur X (ex-Twitter) en février 2024, Peter Harling, directeur de Synaps, un centre de recherche innovant sur la Méditerranée basé à Beyrouth, qui sillonne la région depuis près de trente ans, se préoccupe de

la rupture dangereuse et de plus en plus profonde entre l'Europe et le monde arabe. Pourquoi est-elle plus profonde et plus dangereuse que nos autres différends séculaires ? Parce qu'il s'agit d'une rupture totale de la communication. Dans le passé, nos récits s'opposaient souvent, mais dans un cadre qui était en grande partie partagé. Gaza crée une situation où les différences sont non seulement profondes, mais incommunicables. (…) Il ne s'agit pas d'un nouveau cycle : cette fois, la plupart des États européens auront choisi de soutenir, ouvertement ou indirectement, un génocide en Méditerranée. (...) L'idée que l'Europe représente les valeurs et les droits universels est ébranlée.

Les « barbares » de l'intérieur

Comme observateur engagé depuis cinquante ans dans les évolutions d'une région si proche du Vieux Continent - géographiquement mais aussi humainement-, à laquelle nous lie une longue histoire, y compris avec ses faces sombres, je ne peux que prendre acte amèrement de ce divorce. Les dirigeants européens en sont-ils seulement conscients, eux qui vont jusqu'à sanctionner des ONG du Sud qui dénoncent l'agression israélienne, des ONG dirigées par « nos amis », les démocrates arabes qui furent le fer de lance des révolutions des années 2010 et défendent les valeurs dont nous nous réclamons, de plus en plus à tort ? L'Europe se mobilise contre l'antisémitisme mais ferme les yeux sur l'islamophobie, se ralliant aux thèses de l'extrême droite qui, du fait de son soutien à Tel-Aviv, se voit blanchie de sa judéophobie tenace. Partout, notamment en France, s'intensifie la campagne contre les « barbares » de l'intérieur, les musulmans accusés de « séparatisme », complices supposés des terroristes. Loin des idéaux universalistes dans lesquels elle se drape, l'Europe accentue les divisions et les clivages.

Aucun débat sérieux n'a lieu en France sur cette faille qui s'élargit, ni chez les politiques, ni chez les intellectuels, ni dans les médias. Nous nous enfermons, depuis le 11 septembre, dans une vision angoissée du monde fondée sur la peur des « barbares » et, comme l'avait prédit Tzvetan Todorov, nous devenons nous-mêmes barbares. Nous n'entrevoyons comme avenir qu'une guerre entre l'Occident et le « reste du monde », une « guerre des mondes » fondée sur l'idée arrogante que nous représentons « la civilisation » et que nous pouvons nous affranchir du droit international pour lutter contre le « Mal ».

J'avais clos en 2003 mon livre Israël-Palestine. Vérités sur un conflit par un récit biblique, celui qui conte l'histoire de Samson, un des héros de la lutte du peuple juif contre les Philistins. Il est fait prisonnier par ses ennemis qui lui crèvent les yeux et l'emmènent à Gaza. Un jour, les Philistins le font venir pour se divertir de lui :

Samson palpa les deux colonnes du milieu sur lesquelles reposait le temple et il prit appui contre elles, contre l'une avec son bras droit et contre l'autre avec son bras gauche. Samson dit : « Que je meure avec les Philistins », puis il s'arc-bouta avec force et le temple s'écroula sur les tyrans et sur tout le peuple qui s'y trouvait. Les morts qu'il fit mourir par sa mort furent plus nombreux que ceux qu'il avait fait mourir durant sa vie.

Je craignais déjà à l'époque que la poursuite de cette occupation n'entraîne Palestiniens et Israéliens dans un gouffre. Mes craintes se sont confirmées au-delà de l'imaginable…

Trente ans plus tard, la chute du temple risque de nous engloutir tous, au Sud comme au Nord. Comme nous avons essayé de le montrer, c'est l'avenir des relations internationales qui se joue à Gaza. Deux chemins se dessinent. Celui d'une guerre perpétuelle régie par la loi de la jungle, de tous contre tous, entre acteurs ayant chacun ses intérêts à défendre et ne se souciant que de les faire triompher, de Moscou à Washington, de New Delhi à Brasilia, de Paris à Mexico. Ou celui d'une refondation de l'ordre international sur la base du droit, comme nous y invite les décisions de la Cour internationale de justice (CIJ) sur Gaza, une voie étroite certes mais la seule qui nous permet d'éviter l'apocalypse. À d'autres moments, le général de Gaulle en juin 1967 face à l'agression israélienne, Jacques Chirac et Dominique de Villepin en 2003 alors que les États-Unis s'apprêtaient à envahir l'Irak, avaient su trouver les mots justes pour défendre le droit, pour porter une parole différente de Paris dont l'écho avait résonné à travers la planète, au Nord comme au Sud. Il est regrettable qu'aujourd'hui, par ses déclarations et par ses silences, par ses actions et par sa passivité, la France se fasse complice d'un génocide qui se déploie en direct sous nos yeux.

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Alain Gresh
Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir
Les liens qui libèrent, 2024
192 pages
18 euros


1Tzvetan Todorov, La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Laffont, 2008.

30.04.2024 à 06:00

Au Liban, le désamour de la France et de l'Occident

Clothilde Facon-Salelles, Ségolène Ragu

L'érosion de l'hégémonie occidentale s'étend au Liban où la population subit la menace israélienne depuis des décennies et vit au rythme des massacres à Gaza. Elle s'indigne largement du blanc-seing offert à Israël par Washington et ses alliés. Les discours critiques essaiment à présent au sein des couches sociales les plus « occidentalisées » de ce pays et touchent aussi la France. Avec la présence de 250 000 réfugiés et la posture de « résistance » affichée par le Hezbollah depuis (...)

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Texte intégral (3286 mots)

L'érosion de l'hégémonie occidentale s'étend au Liban où la population subit la menace israélienne depuis des décennies et vit au rythme des massacres à Gaza. Elle s'indigne largement du blanc-seing offert à Israël par Washington et ses alliés. Les discours critiques essaiment à présent au sein des couches sociales les plus « occidentalisées » de ce pays et touchent aussi la France.

Avec la présence de 250 000 réfugiés et la posture de « résistance » affichée par le Hezbollah depuis trois décennies, la cause palestinienne a souvent été instrumentalisée au Liban. Cependant, les enquêtes montrent que, depuis octobre 2023, elle fait l'objet d'une solidarité plus consensuelle. D'après le Centre arabe de recherche et d'études politiques (Carep), basé au Qatar et fondé par Azmi Bishara, le pourcentage « de Libanais estimant que la question palestinienne concerne tous les arabes et n'est pas simplement une cause palestinienne » est passé de 60 % l'année dernière à 84 % en janvier 20241. Comme l'analyse son directeur Mohamed Al-Masri,

les atrocités qui sont commises à Gaza, la réaction d'Israël qui refuse un cessez-le-feu tout comme des puissances occidentales, ont fait converger les Libanais par-delà leurs caractéristiques socioéconomiques et confessionnelles. L'opinion publique libanaise s'aligne sur celle des autres pays arabes en ce qui concerne le regard porté sur les pouvoirs occidentaux.

Le souvenir de Chirac et Villepin

En effet, le soutien sans grande réserve des pays occidentaux engendre une certaine désillusion chez les Libanais, alors que 89 % d'entre eux s'avouent affectés psychologiquement par la guerre à Gaza2. L'hypocrisie des tenants de l'ordre international qui s'indignent de la violence envers certains pour la légitimer à l'égard des Palestiniens entraîne colère et déception. Pour Steven Ghoul, mécanicien automobile vivant à Roumieh, « la vision que j'avais de la politique occidentale a complètement changé. Leur seule ligne politique est la protection d'Israël ». Nawal, commerçante libanaise de soixante ans installée à Paris, assure : « Pour nous, l'Occident, c'était les lois, les droits de l'homme, la démocratie… »

Or, « le génocide en cours à Gaza a révélé les limites de certaines valeurs telle que la liberté d'expression », observe Rana Sukarieh, professeure de sociologie à l'université américaine de Beyrouth (AUB) et spécialiste des mouvements de solidarité avec la Palestine. En témoigne la répression contre le soutien au peuple palestinien dans les rues, les universités et les médias. Rana Sukarieh précise :

Par conséquent, se développe chez les Libanais une critique accrue à l'encontre de la complicité occidentale avec le génocide et le colonialisme, ainsi que de l'hypocrisie de cette liberté d'expression sélective. Ceux qui étaient apolitiques, ou qui ne se faisaient pas entendre, sont devenus plus virulents dans leurs critiques.

L'écrasante majorité (97 %) des Libanais jugent « mauvaise » la réponse américaine au conflit. Pour 80 %, leur opinion sur la politique des États-Unis est devenue plus négative qu'avant octobre 20233.

L'Allemagne et la France cristallisent aussi les critiques. Certains attendaient davantage de Paris qui, il y a moins de vingt ans, se distinguait encore avec sa « politique arabe ». « Avant, je défendais la France, mais elle a perdu toute crédibilité vis-à-vis de ses valeurs », assène Nawal. Tony, consultant financier de 37 ans, avoue « être déçu par le comportement des élites françaises, leur double standard, et leur soumission à un État qui mène des actions génocidaires ». Même sentiment chez Ounsi Daif, franco-libanais travaillant pour une organisation environnementale :

Malgré ma conscience des intérêts économiques, géopolitiques, qui guident l'action des grandes puissances, demeurait en moi un reste inconscient de pensée selon laquelle Villepin, Chirac, étaient des personnalités dont les avis n'étaient pas exclusivement déterminés par les intérêts politiques et financiers. Mais à présent, c'est une claque monumentale. Il n'y a même pas un fond d'humanité ou de légalisme. Le peu de confiance que j'avais dans un système de valeur s'est complètement évanoui.

Ces remises en cause dépassent la simple réflexion et débordent sur la vie personnelle, entrainant parfois disputes familiales et ruptures amicales. Bien des Libanais interrogés témoignent de leur relecture du passé et de la déconstruction des récits hégémoniques qui tendent à propager une vision du monde occidentalisant les droits humains.

L'ancrage d'Israël dans un ordre colonial

Ces témoignages convergent pour inscrire la politique d'Israël dans un ordre colonial qui « légitime » les massacres à Gaza, une « violence prétendument nécessaire » qui a fait de l'Occident la force dominante du système international. Ainsi, au sein de franges intellectuelles et militantes, le combat de la Palestine s'inscrit dans un continuum de luttes mondiales contre l'impérialisme telle que la résistance algérienne, les luttes autochtones ou le combat contre l'apartheid en Afrique du Sud. Youssef, monteur et réalisateur, conçoit « ce qui se passe à Gaza comme la confrontation à un projet européen, colonial et impérialiste, inscrit dans une longue histoire de l'oppression ». Hadi, étudiant de 20 ans, ajoute :

Le Liban lui-même, en tant qu'entité dans ses frontières délimitées, est une idée de l'Occident, une entité créée par la colonisation. Nous devons décoloniser nos esprits et nos territoires du Nord global, construire un imaginaire politique de solidarité entre les peuples.

La dépendance militaire et économique du pays est remise en cause. Youssef prend l'exemple de Nestlé qui a racheté la marque d'eau minérale libanaise Sohat : « Il s'accapare des ressources pour les revendre à prix fort, ce qui va conduire à des pénuries et à la pollution des sols ».

Ces discours ont trouvé écho dans les pages du premier quotidien francophone de la région L'Orient-le-Jour. Dans une tribune du 20 janvier, l'ancien diplomate égyptien Mohamed El-Baradei, prix Nobel de la paix affirme :

Une rupture imminente se profile entre l'Occident et le monde arabo-musulman [qui] a perdu confiance dans les normes occidentales qu'il perçoit : droit international et institutions mondiales, droits de l'homme et valeurs démocratiques.

Et dans un article commentaire paru le 27 avril, la journaliste franco-syro-libanaise Soulayma Mardam Bey dénonce la « criminalisation » du soutien à la cause palestinienne considéré comme une « apologie du terrorisme », répétant qu'il y a « quelque chose de pourri au royaume de France »4.

Néanmoins, ces critiques ne conduisent pas à se réfugier dans le camp opposé et ne se transforment pas en alignement sur des pays comme l'Iran. La perte par l'Occident du monopole de la raison morale peut s'opérer au bénéfice d'États comme le Brésil ou l'Afrique du Sud, dont l'initiative portée à la Cour internationale de Justice (CIJ) est célébrée sans illusion. Beaucoup pensent comme Lina, employée d'une ONG : « C'est un beau symbole de voir un pays du Sud global prendre la parole, tenir des pays occidentaux pour responsable, toutefois je doute que ça mène quelque part ».

Dans un tout autre registre, depuis une décennie déjà, la Russie a pu consolider son image auprès d'une partie de la population libanaise favorable au régime syrien, du fait de son intervention militaire visant à soutenir ce dernier (aux côtés du Hezbollah). Depuis les frappes israéliennes à Gaza, la propagande pro-russe s'est même amplifiée5.

McDonald's et Starbucks à court de clients

Ces prises de distance s'accompagnent d'un boycott des biens issus de sociétés épinglées par la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et identifiés grâce à l'application No Thanks. Quoique moins prononcé qu'en Jordanie ou aux Émirats arabes unis (EAU), le mouvement prend de l'ampleur. Rana Sukarieh assure :

On peut observer une progression certaine de [ces] pratiques à l'encontre de compagnies américaines ou connues pour leur complicité avec le colonialisme israélien. Prenez McDonald's ou Starbucks : certains établissements sont désormais vides.

La volonté de consommer des produits estampillés libanais fait son chemin, défi difficile dans un pays où 80 à 90 % des biens consommés sont importés. Ainsi, l'entreprise de soda, Cedars Premium, voit son chiffre d'affaires augmenter depuis octobre, car elle approvisionne les restaurants de Beyrouth qui remplacent Pepsi et Coca-Cola par des produits alternatifs tels que Jalloul et Zee Cola. Des Libanais relatent leurs recherches pour modifier leur mode de consommation : ils évitent des objets aussi variés que les films de Hollywood, les shampoings l'Oréal et Pantene, ou certaines marques de vêtements.

Pour les gérants du restaurant Mezyan, institution mythique au cœur du quartier de Hamra, l'actualité n'a fait qu'accélérer un processus de promotion de produits libanais engagé depuis des années, notamment en raison de la crise. De l'autre côté de la rue, sur les murs de la librairie Barzakh, sont étalés des posters appelant au boycott avec le QR code permettant de se renseigner sur l'origine des produits. Toutefois, Mansour Aziz, co-gérant des deux lieux estime que « le boycott est un signe de solidarité, mais concrètement ça peut se révéler très compliqué. Pour de nombreux produits, seule une très faible part provient de sociétés occidentales ou israéliennes complices ». Il a tenté de convaincre d'autres commerces de délaisser les produits occidentaux au profit d'une production locale, sans succès.

Cette grammaire d'action vise aussi certains médias européens accusés d'une couverture « criminelle du génocide ». Pour certains franco-libanais comme Nawal, la mobilisation passe par le refus de voter dans l'Hexagone afin de « ne plus être complice ».

Une attitude parternaliste

Si, comme dans les autres pays arabes de la région, les réseaux sociaux représentent la matrice privilégiée de la contestation, des rassemblements prospèrent également dans les rues. « Le 7 octobre a engendré une vague de mobilisations anti coloniales », témoigne Hadi, lui-même actif au sein d'un syndicat étudiant. Elles ne ciblent pas les autorités libanaises car elles n'entretiennent pas de relations diplomatiques avec Israël contrairement à des États comme le Maroc dont la normalisation des liens avec celui-ci est au cœur des critiques. Les manifestations visent les symboles du pouvoir occidental.

Le 17 octobre, alors que débutent les bombardements israéliens sur l'hôpital Al-Ahli Al-Arabi, les cortèges se dirigent spontanément vers les ambassades des États-Unis et de la France, mais aussi vers celles de l'Allemagne et de l'Union européenne. Des manifestants ont affiché des slogans de solidarité palestinienne lors d'une rencontre entre la ministre des affaires étrangères allemande Annalena Baerbock et son homologue Abdallah Abou Habib. Les rassemblements sont régulièrement organisés par des syndicats, des militants d'associations, et des partis de gauche et regroupent quelques dizaines ou centaines de personnes selon les jours. Ils sont réprimés par les forces de sécurité intérieure et par l'armée, ainsi que par les services de sécurité de l'ambassade américaine, avec mesures de détention préventive, arrestations et interrogatoires.

Par ailleurs, s'exacerbe un sentiment de frustration à l'égard de l'attitude paternaliste des institutions occidentales, tendant à imposer leurs « solutions » au pays et à monopoliser des activités que les organisations libanaises, qui connaissent mieux le terrain, pourraient mener à bien. Hadi a participé à la perturbation d'événements organisés par la Fondation Konrad-Adenauer à l'université Saint-Joseph.

Le 8 mars 2024, une centaine de manifestants se sont rassemblés devant le bureau d'ONU Femmes dans le quartier de Sin El-Fil à Beyrouth, pour dénoncer le silence de l'agence sur les massacres perpétrés par Israël à Gaza et cet « outil au service d'intérêts impérialistes, blancs, libéraux et capitalistes [qui] contribue à l'oppression, à l'agression et au meurtre des femmes à Gaza et en Palestine ». Pour les Libanais recevant des salaires de la part de ces organisations qui « parlent le langage de l'oppresseur », cette situation entraîne des « contradictions émotionnelles », s'épanche Lina.

Même son de cloche du côté de la culture, souvent dépendante de financements européens. Active dans le secteur du cinéma, Nour confie qu'elle ressent

toute cette énergie qui vient du monde arabe. Cela renforce ce sentiment d'appartenir à une nation qui se révolte, qui se réveille. On fait quand même partie d'un continent auquel on tourne complètement le dos. On ne regarde que ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée !

Dalia, photographe très critique du Western gaze6 qui sévit dans son milieu professionnel, affirme qu'elle « veut adresser [ses] messages au Liban, pas à l'Occident ».

D'autres artistes ont quitté des collectifs américains tel que Women Photograph ou Diversify Photo en raison de leur absence de solidarité avec la Palestine, tandis qu'un mouvement timide de boycott des manifestations culturelles européennes s'est esquissé pendant l'hiver, visant notamment le festival du film de la Berlinale. « Plutôt que d'attendre qu'ils nous excluent, c'est nous qui décidons de ne plus y aller », conclut Nour.


1« Arab public opinion about the Israeli war on Gaza », Centre arabe de recherche et d'études politiques (Carep), 10 janvier 2024.

2« Arab public opinion about the Israeli war on Gaza », op.cit.

3« Arab public opinion about the Israeli war on Gaza », op.cit.

4Soulayma Mardam Bey, « Au royaume de France, la Palestine muselée », L'Orient-Le Jour, 27 avril 2024.

5Zeina Antonios, « Qui se cache derrière les affiches de soutien à Vladimir Poutine à Beyrouth », L'Orient-le-Jour, 9 mars 2024.

6Regard occidental véhiculant stéréotypes et idées préconçues dans la représentation de personnes non-occidentales, notamment à travers des sujets comme la pauvreté, la souffrance et la violence.

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