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🖋 Marc ENDEWELD
Journaliste et écrivain

The Big Picture


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30.11.2025 à 23:58

Des policiers assurant la protection privée d'Izzat Khatab renvoyés devant le tribunal

Marc Endeweld

Texte intégral (1671 mots)
Izzat Khatab a un entregent sans pareil. Sa spécialité ? Se faire prendre en selfies auprès des « grands de ce monde », notamment Emmanuel Macron, François Hollande, Edouard Philippe, Bernard Cazeneuve, ou encore le roi du Maroc, Mohammed VI.

En janvier 2019, alors que le feuilleton Benalla avait commencé six mois plus tôt, et continuait à bousculer les plus hautes instances de l’État, le quotidien Libération publiait une enquête exclusive sur « le sulfureux bienfaiteur de Benalla », Mohamad Izzat Khatab. Un étrange syrien d’une cinquantaine d’années, réfugié en France depuis dix ans environ selon Libération, et menant la grande vie dans les arrondissements chics de la capitale, écumant brasseries bourgeoises et clubs privés, et côtoyant jet setters et hommes d’affaires, toujours accompagné de gardes du corps comme s’il était un chef d’État.

Selon plusieurs sources (judiciaires et policières), Izzat Khatab et des policiers assurant sa protection privée entre 2017 et 2018 vont bientôt être renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris, suite à une enquête de l’IGPN (L’inspection générale de la police nationale) qui a établi que plusieurs fonctionnaires de police avaient bien travaillé pour lui, sans autorisation.

Contacté, le parquet de Paris est resté silencieux. De son côté, l’avocate d’Izzat Khatab, Martine Malimbaum, m’explique ne pas être au courant pour l’instant d’un tel renvoi en procès pour son client : « À ce stade, je n’ai aucune info, et ça serait à quel titre ? » Selon mes informations, ces quatre à cinq policiers qui ont assuré la protection privée d’Izzat Khatab durant un an et demi ont été payés au black et n’étaient pas autorisés à travailler dans le domaine de la sécurité. Khatab serait poursuivi comme bénéficiaire de l’infraction.

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Armes de service et véhicules avec gyrophares

J’ai contacté le service d’information et de communication de la police nationale (Sicop) au sujet de l’existence de tels « ménages » de policiers. La réponse que j’ai reçue est très claire : « Un officier de sécurité comme tout fonctionnaire y compris de la police nationale doit consacrer son temps à son activité professionnelle (principe déontologique). Néanmoins il existe quelques exceptions, mais dans tous les cas un policier ne peut pas exercer une activité de protection dans le privé ». Et d’ajouter : « En outre, pour pouvoir exercer le policier doit obtenir une autorisation du CNAPS [Conseil national des activités privées de sécurité, ndlr] et doit aussi en informer la hiérarchie qui peut accepter, mais en règle général c’est non. Le fait d’exercer une activité de sécurité dans le privé sans autorisation constitue un manquement, selon l’art. R434-13 du code de sécurité intérieure.»

Au cours de l’enquête, les policiers auditionnés ont assuré à l’IGPN qu’ils avaient rencontré Izzat Khatab « par le bouche-à-oreille ». Selon mes informations, ils ont rencontré ce dernier par un certain Adel, un franco-tunisien cousin du dirigeant d’une société de sécurité privée qui a travaillé à l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle du temps du préfet Alain Gardère, condamné depuis pour corruption et trafic d’influence. Les policiers qui ont assuré la protection d’Izzat Khatab proviennent ainsi de la PAF (police aux frontières) et de la Bac 93 (Brigade anti-criminalité). Selon plusieurs témoignages, les fonctionnaires de police assurant cette protection privée ont utilisé leurs armes de service ainsi que des véhicules équipés de gyrophares. Cette collaboration s’est mal terminée : pour le paiement de leurs heures de travail, les policiers ont réclamé plusieurs milliers d’euros à Izzat Khatab, en vain.

En septembre 2021, j’avais enquêté sur Khatab et j’avais découvert qu’Alexandre Benalla avait bien travaillé pour lui entre la fin 2015 et la mi 2016 (lire mon article publié désormais sur “The Big Picture”), avant de se mettre au service du candidat Macron. Selon plusieurs témoignages, le futur chargé de mission de l’Élysée se serait occupé durant cette période de gérer une équipe de gardes du corps chargée de la sécurité de l’homme d’affaires syrien.

Dans le grand appartement qu’il occupait 5 place de l’Alma avant 2020, dont le propriétaire était un russe fortuné, Izzat Khatab a ensuite pris l’habitude de recevoir Alexandre Benalla et ses acolytes Vincent Crase et Chokrim Wakrim pour fumer la chicha. Durant cette période, l’homme côtoyait aussi Marek Halter (qui connaît bien la Syrie pour avoir fréquenté la famille Ojjeh), ou encore l’imam Hassen Chalghoumi.

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30.11.2025 à 23:57

[rétro] Khatab, l’« ami » d’Hollande, Macron et Benalla, fait l’objet d’une plainte pour agression

Marc Endeweld

Texte intégral (7940 mots)

L’enquête que vous allez lire, je l’ai publiée le 16 septembre 2021 sur le site QG, fondé par la journaliste Aude Lancelin, à l’occasion du premier procès d’Alexandre Benalla.

Aujourd’hui, je la diffuse de nouveau via ma newsletter pour éclairer davantage mes lecteurs sur l’univers qui entoure Izzat Khatab, un homme bien mystérieux qui fait donc l’objet de plusieurs enquêtes policières, comme l’a notamment révélé Mediapart, et qui a fait partie de l’entourage d’Alexandre Benalla mais aussi de l’imam Hassen Chalghoumi. Selon mes informations, l’enquête policière ouverte suite à la plainte pour « violence en réunion » est toujours en cours.

Depuis 10 ans, celui qui se présente comme un homme d’affaires a ainsi multiplié les relations de pouvoir à Paris, jusqu’au sommet de l’État. Mon enquête journalistique de septembre 2021 m’a mené à une autre découverte : Alexandre Benalla a bien travaillé pour Izzat Khatab, juste avant de se mettre au service d’Emmanuel Macron. Et surtout, cette enquête sur le personnage Izzat Khatab m’a permis de comprendre que sur le dossier France-Algérie sur lequel je reviendrai très bientôt sur “The Big Picture”, il y avait de multiples acteurs.

En janvier 2019, alors que le feuilleton Benalla avait commencé six mois plus tôt, et continuait à bousculer les plus hautes instances de l’État, le quotidien Libération publiait une enquête exclusive sur « le sulfureux bienfaiteur de Benalla », Mohamad Izzat Khatab. Un étrange syrien d’une cinquantaine d’années, réfugié en France depuis dix ans environ, et menant la grande vie dans les arrondissements chics de la capitale, écumant brasseries bourgeoises et clubs privés, et côtoyant jet setters et hommes d’affaires, toujours accompagné de gardes du corps comme s’il était un chef d’État.

C’est qu’Izzat Khatab a un entregent sans pareil. Sa spécialité ? Se faire prendre en selfies auprès des « grands de ce monde », notamment Emmanuel Macron, François Hollande, Edouard Philippe, Bernard Cazeneuve, ou encore le roi du Maroc, Mohammed VI. D’ailleurs, une fois élu président, Emmanuel Macron croise l’homme d’affaires syrien à l’occasion d’une visite de Benjamin Netanyahou à Paris en juin 2018, et se rappelle très bien qui est Izzat Khatab: « Comment ça va à nouveau ? Passez le bonjour à notre ami Julien », lui lance le nouveau chef de l’État, alors entouré des gardes du corps de l’Élysée et de ceux du Premier ministre israélien.

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« François Hollande l’a vu trois ou quatre fois »

Julien, c’est Julien Dray, l’ancien député socialiste, qui avait été, sous le précédent quinquennat, l’un des « visiteurs du soir » du président François Hollande, l’un de ses conseillers officieux. C’est durant cette époque que Dray rencontre Mohamad Izzat Khatab au sujet du dossier des Kurdes en Syrie sur lequel le socialiste s’est engagé depuis plusieurs années. Auprès de François Hollande, Julien Dray se mobilise notamment pour reconstruire Kobané, une ville du Kurdistan syrien qui fut assiégée par l’État islamique. Or, Khatab a créée dès 2009 l’association «la Syrie pour tous», dont il se présente comme le « secrétaire général », et propose «le plan Khatab», vendu comme une issue à la guerre, un « plan pour la paix » post-Assad. L’homme d’affaires syrien semble avoir séduit Julien Dray qui va jusqu’à évoquer cette proposition à l’antenne de France Info le 23 septembre 2016.

Aujourd’hui, Julien Dray nous dit avoir pris ses distances à l’égard de celui qui se présentait comme un « faiseur de paix » en Syrie : « C’est un personnage qui apparaît dès 2016. Il voulait construire une alternative à Bachar. Je vais le voir. Il est charmant. Je le présente aux Kurdes, qui n’ont rien sur lui. Je le présente ensuite à l’Élysée, qui le valide. François Hollande l’a vu trois à quatre fois. Et il m’a demandé ensuite de le présenter à Jacques Audibert [patron de la cellule diplomatique de l’Élysée à l’époque, ndlr] et à Emmanuel Bonne [alors conseiller à la cellule diplomatique, pour l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, ndlr]. Emmanuel Macron et son entourage échangent avec lui. Mais je commence assez vite à m’en méfier, car il a promis des trucs aux Kurdes qu’il ne tient pas, et il m’a proposé de l’argent, mais je n’ai jamais rien pris ». (1)

Izzat Khatab posant avec le président François Hollande.

L’histoire de ce personnage commence à être connue à Paris. Une histoire dont la crédibilité est difficile à jauger. À l’origine, Mohamad Izzat Khatab serait un proche de Bassel Al-Assad, le frère aîné de l’actuel tyran Bachar, décédé dans un accident de voiture en 1994. Bassel était l’aîné de la fratrie, et aurait dû succéder à Hafez Al-Assad. Mais l’héritier ne voulait pas prendre le pouvoir, et comptait fuir en Occident. Dans cette optique, il aurait envoyé énormément d’argent sur des comptes en Europe, notamment en Suisse. Selon une source, ces transferts auraient été effectués à l’époque, par celui qui se présente aujourd’hui comme ayant été son majordome, Izzat Khatab. Ce dernier finit par partir de Syrie pour la Suisse, où il espère profiter de son ancienne position auprès de Basel. Mais, là-bas, cela ne se passe pas aussi bien que prévu. Après l’affaire Benalla, La Tribune de Genève révèle ainsi qu’Izzat Khatab a été condamné en 2009 à 15 mois de prison avec sursis pour des faits d’« escroquerie », « abus de confiance » et « lésions corporelles simples ». Suite à cet épisode, Khatab décide de s’établir à Paris. Une fois arrivé à la capitale, il se met très vite à s’entourer de nombreux gardes du corps, qui ont pour première consigne de « faire attention aux journalistes ». Généralement, la sécurité de l’homme d’affaires syrien est assurée par quatre ou cinq gardes du corps en permanence, escorté par trois voitures à chacun de ses déplacements. « Il voulait des convois. C’était m’as-tu-vu », nous confie l’un de ses anciens gardes du corps. Pour accéder aux plus hautes sphères du pouvoir, Izzat Khatab souhaite impressionner ses interlocuteurs en disposant d’une équipe de sécurité imposante. Toutefois, ses relations avec ses gardes du corps ont parfois été pour le moins difficiles… C’est ce que nous avons découvert à travers notre enquête.

À son garde du corps : « fils de pute, Arabe de merde, sale chien! »

Ainsi, S., l’un de ses anciens gardes du corps, chargé d’organiser une équipe d’agents de sécurité auprès d’Izzat Khatab entre juillet 2019 et octobre 2020, a porté plainte il y a bientôt un an pour « violences en réunion ». Les faits se seraient déroulés le 15 octobre 2020 au domicile d’Izzat Kathab. Ce soir-là, ce dernier a donné rendez-vous à son garde du corps pour régler un différend sur le paiement de ses salaires. S. s’attend à récupérer son salaire suite à de nombreux impayés. Une fois arrivé au domicile d’Izzat Kathab, un appartement cossu du Quai Branly dans le 7e arrondissement de Paris, ce grand gaillard d’1m80 et de 84 kilos aurait subi un véritable lynchage par six personnes présentes, dont Izzat Kathab, si l’on en croit la version qu’en donne ce garde du corps dans la plainte en notre possession.

Arrivé sur place, S. tombe dans un véritable traquenard. Parmi les personnes présentes – des collaborateurs d’Izzat Khatab -, certaines lui auraient cogné la tête contre un mur, puis l’auraient plaqué au sol. Maintenu au sol, S. aurait été étranglé, coups de poing au visage et sur le torse. Selon le garde du corps, Izzat Kathab aurait procédé lui-même à un étranglement avec une clé de bras.

Manifestement, le garde du corps ne s’attendait pas du tout à se faire agresser : il a été pris par surprise. L’épisode est relaté sur le Procès-Verbal que QG s’est procuré. C’est une scène digne d’un film de gangsters : « Monsieur Khatab s’est jeté sur moi. Il a essayé de me mettre un coup de poing au visage, je l’ai esquivé, j’ai essayé de me défendre et à partir de là Monsieur L. présent dans l’appartement saisit mon bras droit (…). Monsieur L. m’a bloqué les jambes alors que j’étais au sol et m’a porté des coups de poings. Je me débattais pour me relever. Monsieur Khatab me cogne la tête contre le sol avec rage tout en m’insultant, je cite “fils de pute, Arabe de merde, sale chien!” Il s’est couché sur mon torse, je suis parvenu à mettre torse contre sol. Du coup, il s’est retrouvé sur mon dos. Il a tenté de me faire une clé, et m’a étranglé. Puis il m’a mis à nouveau sur le dos pour me cogner la tête contre le sol, me porter de nombreuses gifles et coups de poing. Les coups ont duré 3 minutes. Puis, ils m’ont tiré dans une chambre où ils ont continué à me rouer de coups pendant deux ou trois minutes puis Monsieur Khatab s’est mis à m’étrangler avec ses deux mains au niveau de mon cou en serrant très fort. Je suffoque et j’en ai des vertiges. J’en ai eu des envies de vomir. Monsieur C. et Monsieur L ont alors dit à Monsieur Khatab d’arrêter l’étranglement ». Durant ce laps de temps, S. reprend ses esprits, et finit par reprendre l’avantage : « Pendant la lutte, j’ai porté un coup de l’intérieur du pied dans la jambe de Monsieur Khatab ce qui mis fin aux violences ». C’est alors que Monsieur L. explique au garde du corps les raisons de ces violences. Son tort ? Avoir entrepris de rassembler des renseignements sur Izzat Khatab. Passablement hagard, S. sort alors de l’appartement, et retrouve son épouse à son domicile à Villemomble, paisible bourgade de Seine-Saint-Denis, loin de l’enfer des beaux quartiers parisiens.

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Trauma crânien et 5 jours d’Incapacité Totale de Travail (ITT)

Dans la plainte du garde du corps, on apprend que S. est contacté, dès le lendemain, par l’un des collaborateurs d’Izzat Khatab : « J’ai eu son secrétaire au téléphone qui m’a dit que j’allais bientôt avoir de leurs nouvelles ». Le même lui envoie un SMS lui écrivant sur un ton menaçant : « la prochaine fois ce sera la fin ». S. reçoit 5 jours d’Incapacité Totale de Travail (ITT). Son certificat mentionne notamment un « trauma crânien simple », une « céphalée », des « contusions multiples ». Des violences « commises par plusieurs auteurs » peuvent être considérées légalement comme une circonstance aggravante, et après enquête, être renvoyées par le parquet devant un tribunal correctionnel.

Dès le lendemain de l’agression présumée, Izzat Khatab rappelle également S. comme si de rien n’était, lui expliquant tout de même qu’il avait cassé son pied dans la bagarre, mais qu’il souhaitait oublier l’épisode, lui remettre 5.000 euros le lundi suivant, tout en lui demandant de reconstituer une équipe de de sécurité. S. apporte une fin de non-recevoir à toutes ces demandes, et décide très vite de porter plainte, soit trois jours à peine après l’agression.

Contacté M. Izzat Khatab n’a pas souhaité faire de commentaires auprès de QG. C’est son avocate qui nous rappelle, Martine Malinbaum, et explique: « Il se souvient qu’effectivement qu’un de ses employés, un de ses gardes du corps, était venu chez lui à son domicile, avec deux personnes, assez revendicatif, menaçant. Et c’est lui qui a été blessé au pied. Il était très blessé, il a eu le pied cassé, il a eu plusieurs opérations ». Pour elle, cela ne fait pas de doute, c’est son client qui a été « agressé ». Auprès des services de police, le plaignant a pourtant détaillé exactement les circonstances de l’épisode, et on notera que M. Khatab ne s’est, lui, jamais présenté dans un commissariat pour porter plainte. Les policiers ont par ailleurs entendu d’autres témoins confirmant la version du plaignant. Selon nos informations, les enquêteurs chargés du dossier – l’unité d’investigation de recherche et d’enquêtes de Paris 7ème, de la brigade des enquêtes d’initiative – doivent entendre Izzat Khatab dans les prochains jours.

Izzat Khatab et Emmanuel Macron

Le garde du corps S. a une quinzaine d’années d’expérience dans la sécurité rapprochée. C’est en juillet 2019 qu’il commence à travailler pour Izzat Khatab comme responsable de sa sécurité. C’est l’un de ses amis, une figure connue de la sécurité privée, qui l’embauche dans un premier temps auprès de M. Khatab. Une source travaillant dans le milieu de la sécurité nous confirme que cet ami est un « bonhomme réglo et droit. Il est crédible ». À ses côtés, S. amène avec lui cinq gardes du corps auprès d’Izzat Khatab. Mais dès leur premier mois de travail, S. est confronté à des soucis de salaires : « À la fin du mois, je ne vois pas mon salaire tomber ni ma fiche de paye arriver, il s’excuse en disant qu’il a quelques soucis, il nous donne à la main quelques milliers d’euros et nous explique que le retard (…) sera réglé le mois d’après ». Le mois d’après, toujours pas de fiche de paie, et un salaire en bonne et due forme, ni pour lui, ni pour ses hommes. Izzat Khatab convoque alors S. et son équipe de gardes du corps : « Il nous explique qu’à cause de l’affaire Benalla dans laquelle il est impliqué, l’organisme contre la fraude fiscale Tracfin a gelé ses comptes bancaires, qu’il y allait avoir du retard, mais qu’il avait quand même besoin de nous ».

Cette situation va semble-t-il durer de nombreux mois. Certains gardes du corps engagés préfèrent arrêter de travailler pour M. Khatab sans avoir été intégralement payés. En août 2020, S. revient à la charge auprès de son patron. « Le mardi 25 août 2020, je mets la pression à Monsieur Khatab concernant la paie des personnes que j’avais recrutées, il me répond que tout est fini et que l’argent arrivera dans une semaine. Il me demande alors de monter dans son bureau au troisième étage dans un immeuble au 5, place de l’Alma à Paris 8ème. Il me présente un papier, un de ses comptes bancaires avec environ trois milliard d’euros dessus et me dit que c’était seulement un de ses comptes pour prouver qu’on lui avait bien restitué une partie de son argent. Il me demande de retenir mon personnel et me dit également qu’il va me faire un contrat de donation de deux millions d’euros. L’avocate de Monsieur Khatab me dit qu’on va bientôt se voir très prochainement pour signer l’accord de deux millions d’euros. Contrat qu’à ce jour, je n’ai toujours pas signé ». On connaît la suite, la situation va s’envenimer jusqu’à l’agression.

Quand Benalla travaillait pour Khatab

Ah « l’affaire Benalla » ! Pour Izzat Khatab, tout a effectivement changé depuis. Pourtant, dans un premier temps, l’homme se délecte de connaître soudainement la notoriété avec l’article de Libération. Des selfies sur Instagram, il passe d’un coup aux photos dans la presse, et aux gros titres sur les chaînes d’info. D’ailleurs, dès l’automne 2018, c’est bien lui qui a cherché à se retrouver sous les feux des projecteurs. Quelques semaines après les révélations du Monde sur le chargé de mission de l’Elysée, Izzat Khatab prend contact avec lui. Ou plutôt reprend contact.

Selon Alexandre Benalla, Izzat Khatab était prêt à lui offrir « 200.000 euros par an » pour s’occuper de sa sécurité. Il aurait refusé.

Car c’est dès 2012 qu’Izzat Khatab rencontre en réalité Alexandre Benalla. C’est en tout cas ce que l’on apprend dans le propre livre de l’ancien collaborateur d’Emmanuel Macron (« Ce qu’ils ne veulent pas que je dise », éditions Plon, 2019) : « depuis 2012, lorsque j’assurais la sécurité de François Hollande pendant la campagne présidentielle », raconte Alexandre Benalla dans ce fast book de témoignage d’après scandale. Dans ce livre, écrit avec l’aide du journaliste Guy Benhamou, Benalla décrit Khatab comme étant « très repérable avec sa bouille ronde et son crâne lisse. Son truc, ce sont les selfies. Il veut être en photo avec tous les grands – et les moins grands – de ce monde. Il a une technique redoutable pour approcher les personnalités ». Libération assurait en janvier 2019 que l’ex chargé de mission de l’Élysée avait séjourné plusieurs semaines dans l’un des appartements d’Izzat Khatab, situé avenue Montaigne, à Paris, entre septembre et octobre 2018, après son départ de l’Élysée. À l’époque, Alexandre Benalla avait reconnu connaître le personnage, mais avait infirmé avoir séjourné autant de temps chez Izzat Khatab. Dans son livre, il assure avoir bloqué les accès de l’Élysée à Khatab. « J’ai vite compris qu’il valait mieux le tenir à distance », justifie-t-il.

Selon Alexandre Benalla, Izzat Khatab était prêt à lui offrir « 200.000 euros par an » pour s’occuper de sa sécurité. Ce qu’il aurait refusé. « Pas question de travailler pour lui. Il est sympathique, mais j’aime mieux en rester là », raconte Alexandre Benalla dans son livre. Selon d’anciens collaborateurs d’Izzat Khatab, Alexandre Benalla a pourtant bel et bien travaillé entre la fin 2015 et la mi 2016 pour Izzat Khatab. Selon ces nouveaux témoignages, le futur chargé de mission de l’Elysée se serait occupé durant cette période de gérer une équipe de gardes du corps chargée de la sécurité de l’homme d’affaires syrien. L’un de ses hommes aurait d’ailleurs abîmé l’une des voitures d’Izzat Khatab, une Rolls, sur un dos d’âne. Contacté via son équipe d’avocats, Alexandre Benalla ne nous a pas répondu pour l’heure.

Bénéficie-t-il de protections ?

En 2019, les deux hommes se sont téléphoné à plusieurs reprises. Les contacts ne sont donc pas totalement rompus entre eux. « L’article de Libération en janvier 2019 a pourtant jeté un froid entre eux, Izzat a commencé à prendre ses distances avec Alexandre Benalla », nous assure l’une de ses connaissances. « Le fait de l’avoir logé, ça a démarré tous ses problèmes, notamment la presse… » Izzat Khatab ne peut s’empêcher de se rendre important. À son entourage, il se vante d’être à l’origine du déménagement du coffre de Benalla sans apporter le moindre élément tangible en ce sens. Et lorsque Khatab se fera expulser de son appartement du 5, place de l’Alma, faute d’avoir payé à temps ses loyers, il prendra ostensiblement un dossier rouge dans son propre coffre, avant de sortir précipitamment par la sortie du personnel, histoire de laisser planer le doute sur les informations qu’il détient. Étrange Izzat Khatab. À travers cette enquête, une chose frappe : plusieurs interlocuteurs nous assurent avoir la conviction que l’homme d’affaires syrien, pour bénéficier de telles relations, jouit forcément de protections. Un sentiment partagé par de nombreuses sources qui pensent que M. Khatab est « protégé », mais les mêmes sont incapables de nous apporter davantage d’éléments. Mediapart, dans un récent article consacré au personnage, aboutit à la même conclusion : « se dégage une certitude : ce Syrien insaisissable bénéficie, à cette époque, d’étranges protections ».

Le bienfaiteur franco-algérien des origines

Dans sa vie d’avant, celle où les projecteurs médiatiques ne s’étaient pas encore tournés vers lui, Izzat Khatab menait un grand train de vie sans susciter beaucoup d’interrogations. L’homme était parfois présenté comme un milliardaire. À Paris, avant l’affaire Benalla, Khatab disposait de deux beaux appartements, l’un au 5, place de l’Alma donc, qu’il utilisait comme son bureau, et, à deux pas, un autre avenue Montaigne, dans lequel il vivait. Il aimait également se déplacer dans un gros Range Rover, et utiliser parfois les services d’un photographe connu des people dénommé Alain.

Mais c’est vraiment en rencontrant le financier franco-algérien Prosper Amouyal, qui a lui aussi ses appartements avenue Montaigne, qu’Izzat Khatab a pu se faire connaître de ce Paris des quartiers chics. Amouyal a fait fortune dans différentes activités, et notamment le luxe. Via sa holding, la financière Saint-Germain, il est le propriétaire de la manufacture de porcelaine Haviland, de la cristallerie Daum, et contrôla un temps la cristallerie Lalique. Ce millionnaire devient très vite le principal soutien d’Izzat Khatab, une sorte de bienfaiteur. Lui, et une certaine Sonia, agente immobilière de luxe, lui prêtent notamment de l’argent (beaucoup aux dires de certaines sources), vont lui présenter des gens, notamment Audrey Azoulay, l’ancienne ministre de la Culture du gouvernement Valls, aujourd’hui directrice générale de l’UNESCO.

C’est aussi par l’intermédiaire de Prosper Amouyal, qu’Izzat Khatab fait la connaissance de l’imam de Drancy, Hassen Chalghoumi, dont il devient un proche, au point de lui laisser son appartement pour dormir ou faire la prière. À cette occasion, il rencontre les policiers du SDLP (Service de la Protection), chargés de la sécurité de Chalghoumi, et l’imam nîmois Hocine Drouiche vient le voir. Durant la même période, il participe aussi au Forum de la paix organisé par l’écrivain Marek Halter. À l’été 2020, tout ce beau monde dîne ensemble (voir photos). On trouve alors Hassen Chalghoumi, avec Marek Halter, Izzat Khatab et un autre sacré personnage, Pierre-Jean Chalençon, le collectionneur fantasque et adorateur de Napoléon, qui a défrayé la chronique pour être suspecté d’avoir organisé des diners clandestins durant les derniers confinements, et d’y avoir invité des ministres de la majorité actuelle.

Izzat Khatab (vêtu du polo orange) dînant avec, entre autres, Hassen Chalghoumi, Marek Halter, Pierre-Jean Chalençon pendant l’été 2020.

Où l’on retrouve la connexion algérienne

En février 2017, en pleine campagne présidentielle, Prosper Amouyal se fait d’ailleurs prendre en photo, tout sourire, avec Emmanuel Macron, lors du dîner du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France), quelques jours après le voyage du futur président à Alger avec une partie de son équipe de campagne et notamment Alexandre Benalla.

Justement, lors de ce déplacement si stratégique dans la capitale algérienne, que je relate longuement dans Le Grand Manipulateur. Les réseaux secrets de Macron, Emmanuel Macron rencontrera le 14 février 2017 lors d’un petit déjeuner un très proche de Prosper Amouyal, Ali Haddad, alors le patron des patrons en Algérie, emprisonné depuis 2019 (suite au mouvement populaire du Hirak), et condamné à 20 ans pour corruption. Amouyal connaît également très bien une autre figure du régime algérien, qu’Emmanuel Macron a aussi rencontré comme ministre de l’Économie, Abdeslam Bouchouareb, le ministre de l’industrie et des mines sous Bouteflika entre 2014 et 2017, qui a pris la fuite après le Hirak, et fut également lourdement condamné par contumace. Ces rencontres d’Emmanuel Macron avec plusieurs oligarques algériens en pleine campagne présidentielle susciteront de nombreuses interrogations à Alger. À cette occasion, Emmanuel Macron rencontrera aussi Issad Rebrab, l’une des plus grandes fortunes algériennes, propriétaire du groupe Cevital, un conglomérat industriel pour lequel Alexandre Benalla a travaillé en Europe pour des missions de sécurité avant de se mettre au service d’Emmanuel Macron, ainsi que je le relate dans Le Grand Manipulateur. À notre connaissance, Prosper Amouyal a aujourd’hui pris ses distances par rapport à Izzat Khatab.

Mise en examen pour escroquerie

Comme Izzat Khatab, Alexandre Benalla a un sacré entregent, un savoir-faire social pour rencontrer les personnes qui comptent à Paris. Ces deux-là étaient finalement faits pour s’entendre. Une fois en France, l’homme d’affaires syrien se met à emprunter de l’argent à beaucoup de personnes. Selon plusieurs témoins, Alexandre Benalla amène ainsi des investisseurs auprès d’Izzat Khatab, notamment un certain « Paulo », puis un certain Haïm, travaillant en Seine-Saint-Denis, qui lui aurait prêté de grosses sommes, enfin un homme d’affaires russe. « À l’origine, beaucoup de gens ont été présentés à Khatab par Benalla », nous confie un ancien collaborateur de l’homme d’affaires syrien. À l’époque, les jeunes femmes entourent Khatab, les fêtes, l’alcool. Un après-midi, Dominique Strauss Kahn aurait été convié chez lui, 5 place de l’Alma. Mais selon un témoin, dès que l’ancien patron du FMI voit arriver des jeunes femmes, il se lève, prend sa veste, et repart immédiatement sans dire un mot. Izzat Khatab a appris qu’à Paris tout était affaire d’apparences. « Il a compris une chose, l’argent attire l’argent. Je parais riche alors que je n’ai rien », remarque l’un de ses anciens collaborateurs. Il pourra même sembler généreux à de nombreuses reprises. Un jour, en sortant d’un déjeuner au Manko, un restaurant club de l’avenue Montaigne, il donne 500 euros à l’agent de sécurité.

Mais la justice française rattrape désormais Izzat Khatab. Après avoir convaincu Dominique E., investisseur dans l’hôtellerie, à monter une affaire avec lui, les millions dédiés à leur projet commun ne sont jamais arrivés. L’homme d’affaires syrien avait promis monts et merveilles à Dominique E., juste après l’avoir rencontré en avril 2018. Celui-ci a finalement décidé de porter plainte, ainsi que l’avait révélé Marianne en janvier 2019. Finalement, comme l’annonce Mediapart la semaine dernière, Mohamad Izzat Khatab a été mis en examen le 24 juin 2021 pour une série de délits présumés (abus de confiance, escroquerie, abus de biens sociaux, blanchiment et usage de faux) dans le cadre d’une information judiciaire ouverte par le parquet de Paris. Dominique E. avait versé un acompte, sous forme de prêt, de 1,5 million d’euros en avril 2018, pour lancer un projet pour lequel Izzat Khatab devait ensuite verser au pot pas moins de 250 millions d’euros (avec une mise de départ de 100 millions d’euros). « C’est une mise en cause dans une affaire entre parties, et il y a une présomption d’innocence, il n’y pas d’escroquerie dans ce dossier », nous précise l’avocate Martine Malinbaum, qui n’avait pas souhaité faire de commentaires à Mediapart. À tout son entourage et à ses « amis » investisseurs, Izzat Khatab prétendait ces derniers mois que l’État français allait lui permettre de débloquer une partie des fonds syriens bloqués en Suisse, une somme qu’il estimait de 2 à 4 milliards d’euros. Quand il y a de l’espoir…

Marc Endeweld

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(1) Contacté par QG, Jacques Audibert a affirmé ne pas souhaiter communiquer à ce sujet.

Le 26 février 2024, le journaliste Anton Rouget de Mediapart a publié une enquête laissant entendre qu’Izzat Khatab aurait financé l’imam Chalgoumi. En fait, une somme de 100 000 euros a finalement été payée à l’imam par Prosper Amouyal. « Monsieur Amouyal n’a rien à voir avec les faits qui sont reprochés à Monsieur Khatab », insiste auprès de Mediapart son avocat, Me Jean Veil.

ERRATUM : lors de la première republication de cet article, plusieurs paragraphes ont été supprimés par inadvertance. L’erreur est désormais réparée (Lundi 1er décembre 2025 20h15).

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24.11.2025 à 23:15

Contre-enquête sur le fiasco du Louvre

Marc Endeweld

Texte intégral (980 mots)

La scène se déroule le 22 octobre 2025 au Sénat, trois jours à peine après le vol spectaculaire des joyaux de la Couronne – d’une valeur de 88 millions d’euros – exposés dans la galerie Apollon du Louvre. Face aux parlementaires de la commission de la culture, la patronne du musée, Laurence Des Cars, tente de s’expliquer sur ce « vol brutal » qui « a profondément choqué les agents du musée du Louvre » et qui « a profondément choqué nos concitoyens (…) et toutes celles et tous ceux qui aiment Le Louvre et admirent nos collections bien au-delà de nos frontières ».

Lors de cette audition, Laurence Des Cars souligne qu’elle prend la parole pour la première fois depuis le « drame ». Et visiblement, l’urgence en ce moment dramatique est de commencer par parler d’elle-même: « depuis lors, j’ai fait face à toutes mes responsabilités, j’ai vu mon nom jeté en pâture, j’ai vu des articles de presse malveillants se diffuser et de fausses informations prospérer. Je tiens à souligner que ces attaques ont aussi visé Dominique Buffin, directrice de l’accueil du public et de la surveillance présente ici à mes côtés. À travers nous, c’est bien évidemment Le Louvre et ses agents que l’on dénigre. Rien de cela ne m’a étonné, mais rien de cela ne m’a détourné de ma mission ». Cette sorte de victimisation de la présidente du Louvre a profondément choqué nombre de ses agents. « Les agents du Louvre s’en prennent plein la figure, mais tant qu’elle est là, rien n’est réparable », se désespère l’un d’eux.

« Tout le monde savait, personne n’a arbitré à temps »

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16.11.2025 à 11:51

Azerbaïdjan : La lourde condamnation d'un Français qui épargne Benalla

Marc Endeweld

Texte intégral (2586 mots)
Anass Derraz, cadre de la Saur, multinationale française de l’eau, pris en photo en compagnie d’Edouard Philippe

À l’Élysée, on est « stupéfait ». « On n’avait pas du tout envisagé un tel scénario », ajoute une source française. Quand ce jeudi 13 novembre la sentence tombe au tribunal de Bakou à l’encontre d’Anass Derraz, c’est un coup de tonnerre : la justice azerbaïdjanaise a finalement décidé de condamner le Français – un cadre de la Saur, une des multinationales françaises de l’eau ancienne filiale de Bouygues – à 12 ans de prison pour corruption, avec incarcération immédiate dans les geôles du pays. Jusqu’au bout, l’Élysée a pourtant souhaité temporiser sur cet épineux dossier dans lequel on trouve principalement Alexandre Benalla comme je l’avais relaté en juin dernier.

Officiellement, la surprise est totale du côté du château. Car depuis cet été, les relations entre le président Macron et son homologue Aliyev, l’homme fort de Bakou, se sont réchauffées (du moins en apparence) après avoir connu des mois de tensions et de déstabilisations en tout genre.

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Dégradation des relations entre Bakou et Moscou

Début octobre, les deux dirigeants sont ainsi apparus tous sourires au sommet de la Communauté politique européenne (CPE) dont le sujet principal était l’Ukraine. Comme à son habitude Macron multiplie alors les signes d’affection et de bonne entente devant les caméras. Quelques jours plus tard, à Bakou, la nouvelle ambassadrice française, Sophie Lagoutte, présente ses lettres de créance au président Ilham Aliyev en saluant une « nouvelle phase dans les relations entre la France et l’Azerbaïdjan ». Ce réchauffement intervient alors que cet été, la guerre entre l’Arménie, soutenue par la France, et l’Azerbaïdjan, a pris fin suite à l’action diplomatique de Donald Trump. Et que dans le même temps, les relations entre Bakou et Moscou se sont considérablement dégradées.

C’est dans ce contexte que le conseiller élyséen Bertrand Buchwalter, chargé de l’Europe continentale et de la Turquie à la cellule diplomatique, s’est envolé la semaine dernière pour Bakou. Au programme : rétablissement d’un dialogue stratégique, nouvelles coopérations bilatérales et situation des Français arrêtés en Azerbaïdjan, notamment Martin Ryan, accusé devant les tribunaux d’avoir travaillé pour la DGSE (Selon IOL, une nouvelle audience est attendue le 24 novembre).

La famille Derraz s’inquiète du comportement de l’Élysée

Résultat, l’Élysée et le Quai d'Orsay ont tenu ces derniers jours à rassurer la famille d’Anass Derraz sur l’issue du dossier judiciaire de ce dernier à Bakou. Sur place, l’ambassadrice Lagoutte a fait de même : pas la peine de s’inquiéter, tout est sous contrôle. Comme je l’avais dévoilé en juin, c’est le conseiller élyséen Paul Soler qui, dans l’ombre, essaye de négocier la libération des Français arrêtés à Bakou ainsi que le retour d’Anass Derraz en France. Aujourd’hui, la famille de ce dernier, qui n’a jamais été reçue par le président français, est particulièrement inquiète face à l’inefficacité des initiatives françaises et ne cache plus son incompréhension quant au comportement de l’Élysée dans ce dossier si sensible.

Ainsi, ces derniers jours, suite à l’annonce la semaine dernière d’un réquisitoire du parquet de Bakou particulièrement sévère – 13 ans de prison requis –, Anass Derraz s’est vu refusé la protection de l’ambassade française, selon une source diplomatique, comme lors d’une première demande à l’été 2024. Or, après seize mois d’assignation à résidence en Azerbaïdjan, le Français est particulièrement affaibli : « Anass est à bout, il fait de l’hypertension, il redoutait plus que tout la prison », m’explique un proche.

Dans le viseur de la justice à Bakou : un contrat de consultance qu’Alexandre Benalla et Anass Derraz ont signé le 15 novembre 2018 avec le milliardaire russo-azerbaïdjanais Farkhad Akhmedov, longtemps investi en Russie dans le secteur du pétrole et du gaz (sa fortune personnelle est estimée à 1,6 milliard de dollars par Forbes). Ce contrat d’un montant de 6,14 millions de dollars avait pour objectif d’obtenir la levée de l’immobilisation du Luna, un magnifique yacht appartenant à Farkhad Akhmedov qui s’était retrouvé placé sous séquestre aux Émirats arabes unis dans le cadre d’une procédure de divorce aux multiples rebondissements entre le milliardaire russo-azerbaïdjanais et son ex-femme.

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L’oligarque Akhmedov n’est pas poursuivi par Bakou

Initialement, l’existence de ce contrat a été découverte par les policiers français chargés d’enquêter sur l’affaire dite des contrats russes concernant Alexandre Benalla. Et si dans leur rapport de synthèse, ils émettent des doutes quant au rôle de l’ancien chargé de mission de l’Élysée dans ce dossier, ils ont reçu plusieurs éléments accréditant un travail effectif de la part d’Anass Derraz.

Selon mes informations, le PNF a ainsi reçu une attestation de Farkhad Akhmedov reconnaissant le travail de celui qui est désormais incarcéré à Bakou. Après l’interruption du contrat suite aux révélations de presse en France en 2018, les deux hommes ont conservé de bonnes relations : en juillet 2024, l’oligarque sollicite le Français à propos d’éventuels contrats de traitement d’eau à Bakou, et c’est lui qui le fait venir à Bakou pour rencontrer un ministre azerbaïdjanais. Autre détail qui a son importance : intervenant comme témoin dans le procès, l’oligarque n’a, lui, pas été poursuivi par la justice azerbaïdjanaise. Aujourd’hui, la multinationale française de l’eau, ancienne filiale du groupe Bouygues, très présent en Azerbaïdjan, réagit avec une grande prudence : « Le groupe Saur a pris connaissance de la décision de condamnation rendue par la justice azerbaïdjanaise concernant M. Anass Derraz, collaborateur de sa filiale Saur International. M. Derraz se trouvait en Azerbaïdjan à titre personnel. Dès qu’il a eu connaissance de la situation, le groupe Saur en a informé les autorités françaises compétentes. Le groupe prend cette affaire très au sérieux et poursuit son travail en étroite coordination avec le Quai d’Orsay et les services concernés, qui suivent le dossier de près ».

Les Azerbaïdjanais font monter les enchères

En attendant, Alexandre Benalla, qui a été menacé au printemps dernier par l’Azerbaïdjan d’une notice rouge d’Interpol, ne semble plus inquiété par Bakou. Autre sujet de satisfaction pour l’ex-chargé de mission de l’Élysée : l’enquête préliminaire ouverte en France sur le dossier dit des contrats russes se retrouve pour l’instant en stand-by. Et pour cause : quel procureur oserait boucler une telle enquête alors qu’un de ses protagonistes est condamné à l’étranger – manifestement, d’une manière arbitraire – et se retrouve au cœur d’un imbroglio diplomatique qui ne semble pas prêt de s’arrêter ? « Les Azerbaïdjanais n’ont jamais digéré le soutien de Macron à l’Arménie, et font monter les enchères, d’autant qu’ils sont persuadés qu’Anass est proche du président français », assure, effaré, un initié du dossier.

De son côté, la presse française se satisfait de relayer la dépêche AFP diffusée dès l’annonce du verdict, dépêche qui reste très discrète quant à l’implication d’Alexandre Benalla dans ce dossier, et oublie de rappeler les enquêtes initiales de Mediapart qui ont amené la justice française à s’intéresser aux relations d’affaires entre l’ancien chargé de mission et Akhmedov. Dans les articles publiés depuis jeudi, on apprend à peine que le nom de Benalla est « cité », qu’il « apparaît », ou que son « ombre plane ».

Dans ce contexte miné, les diplomates français ont du pain sur la planche : Bakou ne cache pas sa volonté d’imposer ses desiderata au sujet des opposants azerbaïdjanais réfugiés en France, notamment le journaliste blogueur Mahammad Mirzali, qui vit à Nantes, victime de plusieurs agressions depuis son arrivée, et ayant même subi une tentative d’assassinat de la part de dirigeants azerbaïdjanais du secteur pétrolier et gazier comme l’a reconnu la justice française.

Sur ce dossier, mes précédents articles :

Quand l’Azerbaïdjan envoie une “carte postale” à Emmanuel Macron (22 mars 2025)

L’Azerbaïdjan à l’assaut de Benalla (23 juin 2025)

Les derniers secrets des contrats russes de Benalla (9 novembre 2025)

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09.11.2025 à 09:32

Les derniers secrets des contrats russes de Benalla

Marc Endeweld

Texte intégral (1825 mots)
Audition d’Alexandre Benalla au Sénat le 21 septembre 2019.

Depuis début septembre, Alexandre Benalla est de nouveau totalement libre de ses mouvements. J’en ai eu la confirmation par différentes sources : la justice française a enlevé son bracelet électronique à l’ancien chargé de mission de l’Élysée. « La procédure d’application des peines n’est pas publique », a tenu à préciser le parquet de Paris que j’ai également sollicité. De son côté, l’intéressé s’est refusé à tout commentaire. Mais Alexandre Benalla est bien de nouveau libre comme l’air.

Dans l’affaire dite des violences du 1er mai 2018 sur la place de la Contrescarpe, la Cour de cassation avait rejeté son pourvoi le 26 juin 2024, rendant ainsi définitive sa condamnation à trois ans de prison, dont un an ferme (donc peine aménageable sous bracelet électronique). Dans cette affaire, Alexandre Benalla avait en outre été sanctionné pour avoir frauduleusement usé de ses passeports diplomatiques après son licenciement, fabriqué un faux document pour obtenir un passeport de service et porté illégalement une arme en 2017.

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Entre Paris et Genève avec un bracelet électronique

Pour l’ex-chargé de mission, le port d’un bracelet électronique ces derniers mois n’a pas semblé très contraignant. Il était en effet autorisé à faire la navette entre Paris et Genève, deux villes dans lesquelles il conserve ses habitudes comme je l’avais relaté dans un précédent article. J’ai questionné à ce sujet le parquet de Paris : un bracelet électronique français peut-il fonctionner correctement en Suisse ? Pas de réponse.

En juin, j’avais raconté comment Alexandre Benalla s’était retrouvé au même moment au cœur d’un conflit entre la France et l’Azerbaïdjan du fait d’un contrat qu’il avait signé avec l’oligarque Farkhad Akhmedov en novembre 2018 après son départ de l’Élysée. Depuis, les relations entre les deux pays se sont réchauffées. Et ce dossier si épineux serait en passe d’être réglé alors que plusieurs ressortissants français sont toujours bloqués à Bakou.

[Update / Ce matin du 12 novembre, coup de tonnerre : Alors que la partie française était confiante ces derniers jours, la nouvelle est tombée ce matin de Bakou : l’homme d’affaires Anass Derraz (qui travaille pour la Saur) assigné à résidence depuis l’été 2024, vient d’être condamné à 12 ans de prison pour avoir co-signé un contrat avec Alexandre Benalla auprès de l’oligarque russo-azerbaïdjanais Farkhad Akhmedov. Mon article est à re(lire) sur « The Big Picture »]

L’affaire Benalla comporte de multiples ramifications. À l’été 2024, un non-lieu avait été discrètement rendu par une juge d’instruction parisienne dans l’enquête portant sur une possible dissimulation de preuves (celle qu’aurait constituée la disparition de coffres-forts de l’ancien chargé de mission au moment du début de l’affaire, en 2018). « Le contenu des coffres déplacés du domicile d’Alexandre Benalla susceptibles de contenir des éléments de preuve dans le cadre des enquêtes ouvertes à son encontre n’a pu être établi avec certitude », estime alors le parquet de Paris dans un communiqué. Le ministère public ajoute que, en « l’absence de cet élément et dans la mesure où l’enquête n’a pas établi de volonté de nuire à la manifestation de la vérité, un non-lieu a été ordonné ».

Alexandre Benalla n’en a pourtant pas fini avec la justice. Car une enquête préliminaire, ouverte par le Parquet National Financier (PNF), est toujours en cours au sujet de l’affaire dite des « contrats russes ». Au départ, cette enquête était notamment ouverte pour « corruption », mais le PNF a souhaité par la suite « élargir le périmètre [des] investigations à des faits de trafic d’influence privé » ainsi qu’à « des suspicions de blanchiment » et « de fraude fiscale aggravée ». Aujourd’hui, je dévoile de nombreux passages jamais publiés du rapport de police rédigé en février 2023 qui fait la synthèse de toute cette affaire :

7,5 millions d’euros de contrats dans un « contexte baroque »

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26.10.2025 à 21:51

L'Europe en passe de devenir un protectorat numérique américain

Marc Endeweld

Texte intégral (3705 mots)

« L’Europe puissance » chère à Emmanuel Macron reste une chimère. Depuis un siècle, la bataille entre puissances se joue sur le terrain militaire (notamment avec la dissuasion nucléaire), mais aussi monétaire et énergétique. À ces trois piliers, vient aujourd’hui s’ajouter celui de l’indépendance informationnelle et digitale.

Dans un monde où les data sont à la fois matière première et arme, celui qui contrôle le flux numérique maîtrise le destin des autres. Or, l’Europe est aujourd’hui démunie : dépendante des infrastructures américaines ; soumise aux lois extraterritoriales (Cloud Act, Patriot Act, FISA - Foreign Intelligence Surveillance Act) ; ciblée par les logiciels espions d’États ; surveillée via des backdoors… L’Europe se retrouve simple spectatrice de la rivalité entre Chine et États-Unis, et semble résignée à n’être qu’un consommateur captif.

Trump : la carotte et le bâton

Et ça ne risque pas de s’arrêter. Car depuis cet été, l’Union Européenne se retrouve sous la menace du chantage exercé par Donald Trump qui conditionne d’éventuels allégements tarifaires (voitures/biens industriels) dans les négociations commerciales avec les États-Unis à des « gestes » européens sur la dérégulation et l’abandon de souveraineté sur leurs données.

Négocier, pour Trump c’est manier la carotte et le bâton. Alors que fin juillet avait été annoncé — avec un certain soulagement du côté européen — un accord tarifaire US-UE ramenant les droits de douane à 15 % sur les voitures (droits de douane que Trump souhaitait dans un premier temps fixer à 27,5 %…), le président américain a relancé l’offensive fin août en ciblant les réglementations européennes sur le numérique : « Les taxes ou la législation sur les services numériques, et les réglementations sur les marchés numériques, sont toutes conçues pour discriminer ou nuire à la technologie américaine », a écrit Donald Trump sur sa plateforme Truth Social.

Donald Trump, par ce message, dénonce explicitement les dispositifs européens relatifs aux taxes et régulations numériques : le Digital Taxes (DST) mises en place par plusieurs États (France, Italie, Espagne, Autriche) pour imposer une contribution équitable aux GAFAM ; les Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), qui encadrent l’activité des plateformes dominantes et protègent l’autonomie du marché européen ; enfin, les projets de régulation européenne de l’IA et des données.

Le président américain accuse ces dispositifs d’être « discriminatoires » à l’encontre des entreprises américaines, tout en affirmant qu’ils laissent un avantage « injuste » aux géants chinois (Alibaba, Tencent, Huawei, Bytedance).

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L’ultimatum des Américains contre l’Europe

C’est un nouvel ultimatum. Trump menace de nouveau les Européens de droits douanes massifs sur les exportations européennes vers les États-Unis, et de restrictions d’exportation sur les semi-conducteurs et technologies sensibles, verrouillant davantage l’accès des industriels européens à des composants critiques. Cette attaque vise à soumettre encore un peu plus l’Europe à la loi du plus fort et à préserver l’hégémonie des GAFAM. Par ces actions impérialistes, les Américains cherchent à neutraliser toute velléité d’indépendance numérique européenne, non sans contradiction : Washington accuse ainsi Bruxelles de discrimination tout en imposant un protectionnisme agressif et en excluant les acteurs européens de son marché (Cloud Act, Buy American Act, Inflation Reduction Act).

On assiste bien à une pression de plus en plus forte et coordonnée entre le gouvernement américain et les GAFAM. L’audition du 3 septembre à la Chambre des Représentants (« Europe’s Threat to American Speech and Innovation ») annonce le ton du discours politique ; de son côté, la FTC (La Federal Trade Commission) a encouragé les plateformes américaines à ne pas appliquer certaines exigences européennes du DSA (21 août) au nom d’un conflit avec le droit américain (Premier Amendement).

Face à cette offensive, l’Europe, fragmentée et dépendante, est mal préparée et ses réponses sont lentes. Résultat, fin août, la Commission européenne a décidé de différer une amende contre Google pour ne pas compromettre le paquet tarifaire euro-américain abaissant à 15 % les droits de douane US sur l’automobile européenne. Sous pression politique, Ursula von der Leyen a toutefois rétropédalé et Bruxelles a finalement annoncé le 5 septembre avoir bien décidé d’imposer une amende de 3 milliards d’euros au groupe dirigé par Sundar Pichai. Bien évidemment, Trump s’est fendu d’un nouveau message sur Truth Social : « L’Union européenne doit IMMÉDIATEMENT arrêter ces pratiques contre les entreprises américaines ».

La Commission conciliante avec les GAFAM

Pourtant, plus largement, la Commission européenne reste particulièrement conciliante avec les GAFAM : « Nous privilégions le dialogue, notre objectif n’est pas de punir mais d’amener les grandes plateformes à respecter notre législation. » Il y a quelques jours, Le Monde remarquait d’ailleurs que « face à la big tech américaine, l’union européenne applique ses règles avec parcimonie ».

L’escalade en cours n’est pas un simple litige transatlantique sur la « liberté d’expression » comme l’insinuent ou voudraient le faire croire les États-Unis : c’est une stratégie tout à la fois commerciale, juridique, techno-industrielle visant à retarder ou neutraliser l’ensemble du corpus régulatoire européen.

Dans ce combat, la Commission de Bruxelles apparaît bien trop timorée, et de fait, elle se retrouve alignée sur Washington. Face à une telle situation seule une coalition intergouvernementale avec une ligne rouge commune permettrait d’établir un réel rapport de force avec Trump.

Comment pourrait-il en être autrement ? La dépendance numérique de la Commission européenne et de ses services est effroyable, comme on l’apprend dans un récent article d’Euractiv. En effet, 99 % de ses opérations numériques quotidiennes dans le cloud reposent sur des technologies américaines. La commission de Bruxelles travaille donc à partir d’infrastructures, de logiciels, serveurs et protocoles de sécurité contrôlés, directement ou indirectement, par Washington. Du jour au lendemain, la commission européenne peut donc être bloquée dans ses actions par une puissance étrangère.

Précisément, 14 % de ses activités transitent par les clouds publics d’Amazon Web Services (AWS) et de Microsoft, tandis que 85 % reposent sur des clouds privés utilisant les technologies propriétaires de Microsoft, Broadcom, Nutanix et Oracle. Le reliquat de 1 % se réfugie chez OVHcloud, seule entreprise européenne de l’équation. La Commission, tout en évoquant dix prestataires agréés, admet dans les faits n’en utiliser qu’une poignée — presque exclusivement américains. La justification avancée — adaptation aux « besoins de sécurité » — relève de la contradiction absolue : aucun système ne peut être dit « sécurisé » lorsqu’il est soumis aux lois et aux caprices d’une puissance étrangère.

Il suffirait désormais d’un décret, d’une pression ou d’une suspension de licence pour que la Commission se retrouve coupée de ses systèmes, de ses données, de ses outils de communication et de coordination internes.

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90 % des données critiques de l’Europe hébergées par les Américains

La vulnérabilité ne se limite pas à la dépendance logistique. Elle touche le cœur de la confidentialité institutionnelle. Les lois américaines, notamment le FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) et le Cloud Act, permettent à Washington d’exiger l’accès à toute donnée hébergée par une entreprise relevant de sa juridiction. Ce n’est pas une hypothèse théorique : c’est un cadre légal effectif. Chaque fois qu’un fonctionnaire européen se connecte à un logiciel américain, il ouvre potentiellement une brèche dans la confidentialité des données de l’Union.

L’Europe ne pourra jamais parler d’« autonomie stratégique » tant qu’elle dépendra de serveurs étrangers pour envoyer un simple courriel interne. Depuis le covid notamment, et les envolées européennes d’Emmanuel Macron, les vingt-sept affirment vouloir bâtir une souveraineté numérique. Sur le papier, la promesse rassure ; dans les faits, elle ne tient pas. Le cœur de l’infrastructure est aujourd’hui détenu par des acteurs dont la tutelle juridique et le lien capitalistique échappe totalement au vieux continent : Amazon Web Services, Microsoft Azure et Google Cloud captent, à eux seuls, plus des quatre cinquièmes du marché européen. Aujourd’hui, 90 % des données critiques de l’Europe — données médicales, judiciaires, énergétiques, militaires — sont hébergées sur des infrastructures américaines.

Cette domination se renforce à mesure que les investissements des hyperscalers (ces grandes entreprises qui exploitent des centres de données massifs) s’accroissent sur notre sol, ses datacenters s’étendant, ses zones de disponibilité se multipliant, ses plateformes d’IA et de données devenant les conduits obligés d’une économie entière. L’illusion d’une protection par l’hébergement « en Europe » se dissipe lorsqu’on rappelle l’effet simple et décisif du Cloud Act : toute entreprise américaine, où qu’opèrent ses infrastructures, est susceptible de livrer les données qu’elle détient pour le compte de tierces parties y compris non américaines, aux autorités de Washington. 

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Les données de santé confiées à Microsoft

La souveraineté de localisation se heurte à l’extraterritorialité du droit américain. Ce hiatus invalide, à lui seul, l’essentiel de la rhétorique officielle : placer des serveurs à Francfort ou à Paris dirigés par des européens ne constitue pas, en soi, une politique de souveraineté et de puissance numérique. À chaque nouvel appel d’offres taillé à la mesure d’écosystèmes propriétaires, à chaque « cloud de confiance » qui s’accommode d’un contrôle extérieur, c’est un peu de leur autonomie qui s’évapore.

La France a, au fond, expérimenté toutes les étapes de cette dérive. Elle a d’abord cru que l’investissement public suffirait à créer un champion : Andromède (puis Cloudwatt et Numergy) devait mettre en place un « cloud souverain ». Cent cinquante millions d’euros ont été engagés ; l’échec fut rapide, faute de vision partagée entre les industriels.

Elle a ensuite estimé que le pragmatisme, c’est-à-dire l’adossement à la puissance d’un hyperscaler, offrirait la stabilité et la fonctionnalité nécessaires pour les grands systèmes : le Health Data Hub fut confié à Microsoft Azure malgré les alertes de la CNIL et du Conseil d’État. Soixante-sept millions de dossiers médicaux ont ainsi été placés dans une orbite juridique dont nul ne peut sérieusement soutenir qu’elle soit européenne.

Dans le même mouvement, des sociétés françaises présentées comme « souveraines » ont basculé sous contrôle étranger en l’espace de quelques mois. Enfin, comme si ça n’était pas déjà assez grave, la commande publique, loin d’être l’outil d’une reconquête, a consolidé la position des fournisseurs dominants : par convenance, par inertie contractuelle, par calibrage technique qui exclut de facto les alternatives, par défaut de doctrine explicite.

À l’échelle du continent, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. L’initiative Gaia-X, née pour fédérer une offre européenne de données et de cloud s’est métamorphosée en forum où siègent aussi ceux dont elle devait limiter la prééminence. En parallèle, les hyperscalers américains ont déployé des investissements massifs dans plusieurs États membres, accélérant leur domination.

Le paradoxe est total : l’Europe s’apprête à devenir un des premiers marchés mondiaux du cloud et de l’IA d’ici la fin de la décennie, mais elle agit comme un client captif. Sa part de marché local pour les fournisseurs européens s’est érodée à mesure que croissait la demande ; la multiplication des initiatives sans doctrine contraignante a créé les conditions d’une souveraineté cosmétique, destinée à rassurer sans modifier les rapports de force.

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La nouvelle donne du chiffrement homomorphe ?

Dans ce contexte difficile, une nouvelle donne pourrait advenir grâce au chiffrement homomorphe, ce nouveau mode de cryptographie qui permet de réaliser des calculs sur des données préalablement chiffrées sans avoir accès à leur contenu en clair.

Le chiffrement homomorphe ou FHE (Fully Homomorphic Encryption) permet d’effectuer des opérations — statistiques, analytiques, algorithmiques — directement sur des données chiffrées, sans jamais exposer la donnée brute ni au fournisseur, ni à l’opérateur, ni à une autorité tierce. Cette propriété unique, longtemps cantonnée aux laboratoires pour des raisons de performance, franchit aujourd’hui un seuil d’industrialisation qui en fait l’outil clef d’une stratégie européenne de souveraineté authentique. Autrement dit : c’est la souveraineté par le calcul.

Grâce au chiffrement homomorphe, une IA médicale peut s’entraîner sur des millions de dossiers sans jamais révéler l’identité d’un patient, une IA industrielle peut optimiser une chaîne sans exposer un secret de fabrication, une IA de défense peut assimiler des scénarios opérationnels, renseigner, communiquer sans compromission.

Or, sous la pression insistante des autorités américaines, la Commission européenne s’est orientée vers une légalisation rampante des portes dérobées (backdoors). Présentées comme un outil de protection des mineurs contre les contenus pédopornographiques, ces mesures, notamment le fameux projet « Chat Control », constituent en réalité une brèche systématique ouverte dans le chiffrement de bout en bout. Au nom de la lutte contre la pédocriminalité, il s’agit en réalité de rendre possible ce que les agences de renseignement, à commencer par les américaines, exigent depuis longtemps : un accès permanent aux communications privées des citoyens, sans distinction, sans mandat, sans limite.

L’Europe, au lieu d’affirmer sa propre conception de la liberté et de la sécurité, accepte de bricoler un compromis qui n’est qu’une reddition. Ce « Chat Control » n’est pas un instrument de protection, mais un cheval de Troie : il légitime l’espionnage de masse, banalise la surveillance généralisée, et consacre la dépendance stratégique de l’Union. Tandis que la Finlande, la Belgique, les Pays-Bas et récemment l’Allemagne se montrent réticents, la Suède, le Danemark, l’Irlande, l’Italie, l’Espagne, mais aussi la France comptent, eux, parmi les pays favorables.

En l’absence de débats publics et politiques, la question du chiffrement est devenue largement la chasse gardée des services de renseignement qui souhaitent continuer à espionner en toute impunité les populations dans le monde entier. Le chiffrement homomorphe pourrait pourtant faire sauter la contradiction qui ronge depuis trente ans toute la cybersécurité : comment protéger la donnée tout en la rendant exploitable ? Jusqu’ici, il fallait choisir entre deux maux : soit ouvrir des brèches, pour permettre le calcul, et se résigner à l’espionnage ; soit cloisonner à l’excès, et perdre en efficacité et en innovation.

Malheureusement, ces enjeux semblent plus que jamais éloignés des (petites) agitations politiques françaises de ces dernières semaines…

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