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DécroissanceS – Le blog de Michel Lepesant
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DÉCROISSANCES

Michel LEPESANT

Le blog de Michel Lepesant

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20.11.2024 à 17:12

Décroître pour préserver la vie en commun. Paris, le 16 novembre

Michel Lepesant

Réécriture de mon intervention lors de la première étape, parisienne, de la Caravane contre-croissance, le samedi 16 novembre, à l’académie du Climat (Paris). Dans la défense d’un noyau politique que devrait partager tout décroissant, je propose de savoir distinguer entre le fondement (la réponse à la question pourquoi décroître), l’objectif
Texte intégral (4127 mots)

Réécriture de mon intervention lors de la première étape, parisienne, de la Caravane contre-croissance, le samedi 16 novembre, à l’académie du Climat (Paris). Dans la défense d’un noyau politique que devrait partager tout décroissant, je propose de savoir distinguer entre le fondement (la réponse à la question pourquoi décroître), l’objectif (la réponse à la question vers quoi décroître) et le mobile (la réponse à la question comment décroître). Cette première édition de la caravane a donc pour ambition de colporter l’idée que pour renverser le régime de croissance, il faut renverser l’illimitisme, l’individualisme et l’inégalitarisme ; plus positivement il faut assumer de faire un triple éloge, celui des limites, de la vie sociale et la dépense. Cette intervention se place dans l’éloge de la vie sociale.

1. De quoi parlons-nous quand nous parlons de « vie en commun » ?

Idée générale : aller le plus loin possible dans l’extension du domaine de cette « vie en commun ».

Controverse : si nous prenons cette vie en commun comme point de départ alors nous nous opposons explicitement à la thèse libérale selon laquelle le point de départ, ce sont les individus. Cette thèse libérale se décline dans plusieurs domaines : en épistémologie, c’est l’individualisme méthodologique ; en philosophie, c’est le nominalisme…

Thèse : c’est le commun qui est au départ, c’est le commun qui est préalable. C’est par exemple la thèse de Martin Buber (Communauté, 2018, éditions de l’Éclat1) qui ne voit une communauté que comme une association de communautés. Si la décroissance fait l’éloge de la vie sociale, c’est parce qu’elle rejette la « société des individus » (Norbert Elias), qui n’est qu’une « juxtaposition accommodante de l’un à côté de l’autre » (Buber, op. cit.). Nous ne voulons pas « toujours-moins-de-communauté » (id., p.61), mais au contraire nous désirons une humanité qui soit de plus en plus capable de communauté. Nous défendrons ainsi la thèse suivante : que la vie commune doit être préservée parce qu’elle est à la fois un début et un but.

Justification : Pourquoi dire que l’on ne peut pas partir des individus pour constituer une communauté, pourquoi refuser le modèle libéral de l’association par contrat entre individus ? Parce que, quand on procède ainsi, on tombe dans ce qu’Alexis de Tocqueville, dès la première moitié du 19e siècle dénonçait comme « individualisme » quand il le définissait comme ce « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même »2.

Ce qu’anticipe Tocqueville, c’est qu’un processus de démocratisation est une horizontalisation de la vie sociale : le danger c’est que ce processus soit un dispositif de division, de séparation 3 : parce que, quand on pousse à sa limite un tel processus de division, il ne peut s’arrêter que quand on ne peut plus diviser, autrement dit à l’indivisible, à l’in-dividu ; mais jusqu’à quel point accepter qu’un processus de démocratisation aboutisse à une individualisation généralisée si on s’aperçoit que l’individualisation est une dépolitisation4 ? N’y a-t-il pas un paradoxe, sinon une contradiction, à ce que la démocratisation se conclut pas une dépolitisation ?

C’est pourquoi si on ne veut pas réduire la vie en commun à la fréquentation de ses proches et de ses semblables alors il faut voir jusqu’où on peut étendre cette conception de la vie en commun :

  • Pour la MCD, le point de départ a été une demande du philosophe François Flahault qui avait demandé, lors de l’utilisation d’un de ses textes pour l’Anthologie du revenu universel, de remplacer l’expression « vie en société » par « vie sociale ».
  • Comment différencier les deux expressions . La « vie en société », c’est la vie des individus dans la société, comme si la société était une totalité séparée des individus qui la composent. La vie sociale, c’est la vie de la société, comprise à la fois comme une réalité propre (« la société existe ») et comme une condition de la vie individuelle qui doit être un objectif.
  • La réalité de la vie sociale est nous dit Flahault une « ambiance », une « atmosphère » (une « résonance » dirait Hartmut Rosa) :

« L' »ambiance », l' »atmosphère » qui règne dans un groupe plus ou moins nombreux constitue un bien commun vécu par les membres de ce groupe. Ce type de bien commun, intangible mais très réel, répond aux mêmes critères que les autres (libre accès et non-rivalité) ; plus un troisième critère : non seulement le fait d’être plusieurs ne diminue pas le bien-être vécu par chacun, mais le fait d’être plusieurs est la condition nécessaire pour que ce bien se produise. »

François Flahault, Où est passé le bien commun ? (2011), 1001 nuits, p.118.

Cette « pluralité » comme 3ème critère permet de ne pas réduire cette vie sociale à la simple interdépendance5.

  • L’idée politique : c’est que pour nous les humains, cette vie sociale comme condition de notre vie humaine est aussi un objectif politique.
    • C’est une condition parce qu’elle est déjà là quand nous naissons ; c’est la magnifique définition fournie par Marcel Mauss et Paul Fauconnet : « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901. Cité par Lordon, Vivre sans (page 107).
    • Mais que ce soit un objectif pour nous les humains comme animaux politiques n’interdit pas d’inclure dans la vie en commun toutes les formes de vie sociale : je fais référence là aux travaux du sociologie Bernard Lahire (Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023), La découverte) qui montrent, dans le sillage des travaux d’Alain Testart, tout ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant. Ce qui revient a) à étendre la notion de vie sociale non seulement aux animaux mais à tout le vivant ; b) à condition de ne pas confondre ce qui va résulter d’une évolution sociale ou bien d’une évolution proprement culturelle (altricialité secondaire).
  • Autrement dit, si nous voulons penser la vie commune comme vie sociale la plus étendue possible, nous ne devons pas restreindre, par exemple, la notion d’attachement au seuls humains (Serge Paugam, L’attachement social (2023), Seuil) mais l’étendre au vivant, comme « milieu » pour des « entités » (Charles Stépanoff, Attachements, Enquête sur nos liens au-delà de l’humain (2024), La Découverte).

Si toute vie est vie sociale, vie commune, alors ce que nous avons en commun ce n’est pas tant notre « sociabilité » que notre « vitalité ». Ce qui est commun, ce n’est pas la société, c’est la vie. Mais alors comment échapper aux critiques de notre « compagnon », Onofrio Romano, quand il montre que la défense de « la vie pour la vie » n’est qu’une variante de « la croissance pour la croissance » ? C’est là qu’un éloge de la vie sociale n’est pas suffisant s’il ne s’articule pas avec un éloge des limites et surtout un éloge de la dépense. On peut le voir assez facilement quand on pose la question de la destinée des « surplus » : une fois la « part servile » garantie, la « part maudite » doit être dépensée en commun, sans pour autant toucher à ce que Baptiste Mylondo et moi défendons comme la « part inaliénable » du partage6.

2. Pourquoi faut-il préserver la vie en commun ?

2.1 Pourquoi cette préservation est-elle un objectif désirable ?

Pourquoi la vie sociale mérite-t-elle d’être un objectif politique ?

→ C’est chez Axel Honneth, L’idée du socialisme (2015, NRF), que je trouve un bon argument quand il cherche à retrouver l’intention première du socialisme, par-delà sa version scientifique qui a cédé à un tropisme industrialiste et à un « monisme économique » (p.113). Son objectif est de rendre au socialisme quelque chose de « son ancienne virulence » (p.45) : jusqu’à ce que la société devienne enfin sociale, « au sens plein du terme » (p.140).

Et pour cela, la thèse d’Honneth va consister à adresser un reproche au socialisme originel : celui de n’avoir pas disposé – à cause de sa réduction de toute vie en société à la sphère économique de la production et du travail – d’une conception de la société qui aurait pris acte de « la différenciation fonctionnelle des sociétés modernes » (p.73).

En ne développant – faute de s’affranchir de l’esprit de l’industrialisme » (p.106) – le « modèle fécond de la liberté sociale » (p.105) que dans la sphère de l’agir économique, les socialistes des débuts se sont interdits de pousser leur revendications dans les deux autres sphères, celle des relations personnelles et celle de la formation démocratique de la volonté.

Reste à résoudre un problème éminemment politique : des 3 sphères de l’agir économique, des relations personnelles et de la volonté générale, laquelle doit, prima inter pares, assumer le pilotage de l’articulation entre elles ? C’est dans la réponse à cette difficulté qu’Axel Honneth, me semble-t-il, pourrait être le plus fécond pour la décroissance reconsidérée comme un socialisme de la vie sociale ; mais il frôle plus qu’il ne l’explicite le véritable enjeu de sa propre réponse.

Il confie sans surprise le « pilotage » de la coordination des trois sphères à la sphère de l’agir démocratique « parce qu’elle constitue le seul espace où les dysfonctionnements rencontrés dans tous les recoins de la vie sociale commune peuvent être exprimés d’une manière audible pour tous et donc traités comme une tâche collective » (p.127). Autrement dit, ce n’est que dans la sphère de la formation démocratique de la volonté que l’existence de la vie sociale peut devenir l’objet de la volonté politique. Ce qui dans le vivant s’organise spontanément en raison sa structure interne, doit, dans la vie démocratique « être pris en charge par ses acteurs eux-mêmes » (ibid.). Mais tout cela n’a de sens qu’à condition de reconnaître que toute cette organisation et cette différenciation fonctionnelle de la société n’ont qu’un objectif : « la reproduction de la société » (p.119), « la reproduction permanente de l’unité supérieure constituée par la société globale » (p.121). C’est en cela que la vie sociale est un « bien commun vécu » (François Flahault). S’il n’y a d’existence humaine que sociale, et si la liberté sociale consiste à exercer sa liberté que pour et avec les autres, alors c’est que la vie sociale n’a qu’une finalité : la persévérance dans son existence. Une vie individuelle n’est réussie qu’à condition de vouloir la poursuite de la vie sociale en tant que telle.

Si nous lisons attentivement ce qu’Honneth dit, alors nous comprenons que l’objectif politique est la « reproduction de la société ».

→ Référence ici à la théorie de la reproduction sociale7 (TRS) avec comme précurseuse Françoise d’Eaubonne8. Le socle sur lequel repose la vie sociale n’est pas la sphère économique mais la sphère sociale du soin, celle où on ne fait pas des profits mais où on maintient la société.

→ Ce que David Graeber appelle le « communisme de base », la common decency de George Orwell.

2.1 Pourquoi est-elle aujourd’hui menacée ?

Parce que les logiques d’individuation et de compétition sont en train de saper les logiques de coopération sur lesquelles elles reposent encore ; mais pour combien de temps9 ?

  • Je trouve dans le livre de François Dubet, Sociologie de l’expérience (1994, Seuil), un cadre général pour penser les conduites individuelles des membres d’une société comme la combinaison de 3 rationalités différentes : le sentiment d’appartenance à une communauté, les calculs pour tirer profit d’une situation de concurrence, les exigences d’une authenticité personnelle. Mais, à la différence de François Dubet qui équilibre ces 3 logiques au sein de ce qu’il nomme « expérience sociale », je prétends que l’une des 3 logiques fournit la base aux 2 autres. Ma conviction est factuelle : non seulement, les sociétés « archaïques » ont quasiment été seulement des « communautés » (ce qui signifie une priorité absolue de l’intégration sur la rivalité et la créativité) mais aucune société ne fournit l’exemple de se fonder exclusivement soit sur la concurrence (à moins d’adhérer à la fiction d’une pur marché libre) soit sur l’individualisme le plus radical (à moins d’adhérer à la fable libérale-libertaire parfaitement résumée par M. Tatcher  :  « la société n’existe pas »).
  • Et si je prends l’image d’un arbre – la nature comme racine, la coopération comme tronc et la compétition et la subjectivation comme branches – alors chacun comprend que de la même façon qu’il est absurde de scier la branche sur laquelle on est assis, alors il est tout aussi absurde de saper les racines et de couper le tronc de la vie sociale : or c’est très exactement ce que les logiques d’individuation et de concurrence sont en train de provoquer. Alors même qu’elles ne sont possibles que sur la base de la solidarité, du partage et de la proximité, elles détruisent les conditions même qui les rendent encore possibles.

3. En quoi la décroissance est-elle en capacité de porter cette responsabilité ?

Parce que pour la MCD, la préservation de la vie sociale appartient au noyau commun de la décroissance (fondement, noyau, mobile).

Parce que, pour réaliser cet objectif de préservation, la décroissance doit diriger ses critiques contre la forme horizontaliste du débat public, celle qui neutralise toute critique :

Iceberg and sea

Parce que l’extension du domaine de la vie sociale entraîne une extension du domaine de la critique → l’image de l’iceberg → le régime de croissance.

Comment ? A quel type de stratégie référer la décroissance ?

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Les notes et références
  1. Pour une recension : https://decroissances.ouvaton.org/2019/10/01/communaute-buber/
  2. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (II), Gallimard, 1835, 1961, p.143.
  3. Un exemple contemporain de ce type de danger, c’est la modernisation du racisme qui passe d’un modèle vertical basé sur une hiérarchie entre « races » à une forme horizontale basée sur la différenciations entre « cultures » : au lieu de vouloir imposer à l’Autre la condescendance du Même, la xénophobie se contente de rejeter l’Autre comme Autre ; on passe alors d’une volonté qui nie les différences à l’indifférence du « chacun chez soi », « à chacun sa vérité »…
  4. Caillé, A. (2005) . Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme. Revue du MAUSS, no 25(1), 95-126. https://doi.org/10.3917/rdm.025.0095.
  5. Pour une critique de l’abus de cette notion d’interdépendance, on peut lire l’analyse d’Éric Dacheux, compagnon de la MCD, qui préfère « la solidarité démocratique à l’interdépendance systémique » : Éric Dacheux, « Point de vue : Critique de la notion d’interdépendance », Mondes en décroissance [En ligne], 3 | 2024, mis en ligne le 22 juillet 2024, consulté le 15 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=452
  6. Voir la conclusion de l’intervention de Baptiste Mylondo lors de cette rencontre : « La décroissance pour mieux partager ».
  7. https://ladecroissance.xyz/2020/07/11/feminisme-pour-les-99-un-manifeste/#La_reproduction_sociale
  8. Michel LEPESANT, « J’ai relu Le féminisme ou la mort, de Françoise d’Eaubonne », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=268
  9. https://decroissances.ouvaton.org/2018/02/14/la-decroissance-doctrine-sociale/
  10. Michel LEPESANT, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344

13.11.2024 à 20:19

Politiser la décroissance, une espérance à diffuser 

Michel Lepesant

Dans un monde que beaucoup d'entre nous jugent "à l'envers", il est bon et réconfortant que des rencontres aient lieu ; Car seul ce qui a "lieu" peut proposer un "endroit" pour remettre les choses.. à l'endroit.
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Samedi dernier, nos ami.e.s d’Alter Kapitae organisaient à Paris la seconde édition de leur Agora de la décroissance.

Il y a un peu plus d’1 mois, c’était aussi toute une journée qui, à l’Assemblée Nationale, était consacrée à discuter du thème : « la décroissance contre l’austérité » (lire une analyse de cette journée).

Et ce samedi, à Paris, à l’Académie du Climat, la Maison commune de la décroissance (la MCD) organise la première édition de sa Caravane contre-croissance, qui aura 3 étapes : Paris (16/11), puis Nantes (30/11), puis Clermont-Ferrand (14/12).

Dans un monde que beaucoup d’entre nous jugent « à l’envers », il est bon et réconfortant que ces rencontres aient lieu ; Car seul ce qui a « lieu » peut proposer un « endroit » pour remettre les choses.. à l’endroit.

A la MCD, nous voulons aller un cran plus loin qu’une rencontre et pour cela ce que nous appelons « Caravane contre-croissance » a l’ambition, à chaque étape, de se demander comment renverser ce monde à l’envers, le monde de la croissance.

En parlant de « renversement », nous indiquons que la critique de la croissance ne peut pas en rester à une critique de la croissance économique mais qu’elle doit se hausser jusqu’à une critique politique ; et pour cela, il faut voir la croissance comme un « régime politique » fondé sur la religion de l’illimitisme, la destruction du Commun au profit de l’individuel, une économie politique de la pénurie.

D’où cette « Lettre du 12 » comme invitation à nous rejoindre lors de l’une de nos étapes et aussi comme demande pour diffuser cette invitation. Car il se peut que l’ambition de la MCD de politiser la décroissance peine encore à « attirer les foules ». Alors si vous pouvez nous aider à garder espérance, nous vous en remercions d’avance.

16.10.2024 à 21:34

La décroissance contre l’austérité, séminaire à l’Assemblée Nationale, le 27 septembre

Michel Lepesant

Le vendredi 27 septembre, la MCD était partenaire avec Delphine Batho, Alter Kapitae et l’Institut Momentum dans l’organisation d’un séminaire à l’Assemblée Nationale sur le thème de « la décroissance contre l’austérité ». La journée était construite autour de 4 moments : une intervention liminaire d’Olivier de Schutter, puis 2 tables rondes (organisées sur le principe animation-interventions) et enfin un moment conclusif.
Texte intégral (8704 mots)

Au cœur de mon engagement pour la décroissance, il y a la discussion (que je ne confonds pas du tout avec le débat). Au sens le plus élargi, la discussion est un partage ; mais c’est déjà bien si elle est un échange. Les modalités de la discussion sont multiples : réfléchir, écouter, écrire… sans oublier (se) rendre compte. Qu’est-ce alors qu’un « compte-rendu » ? Ce n’est pas un verbatim (surtout aujourd’hui à l’époque de la reproduction technique, où il suffit de regarder une vidéo). C’est un lieu où un participant aide un non-participant (qui était peut-être présent dans la salle) à se rendre-compte de ce qui a été dit à partir de ce dont, lui, s’est rendu-compte. La norme d’un compte-rendu n’est pas l’objectivité comme neutralité, mais l’objectivité comme intersubjectivité.

Le vendredi 27 septembre, la MCD était partenaire avec Delphine Batho, Alter Kapitae et l’Institut Momentum dans l’organisation d’un séminaire à l’Assemblée Nationale sur le thème de « la décroissance contre l’austérité ».

La journée était construite autour de 4 moments : une intervention liminaire d’Olivier de Schutter, puis 2 tables rondes (organisées sur le principe animation-interventions) et enfin un moment conclusif.

Passé une semaine, mon sentiment général est mitigé : un verre à moitié-plein est aussi un verre à moitié-vide.

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Sur le fond, les interventions ont toutes été très riches, avec beaucoup de robustesse de la part de tou.te.s les intervenant.e.s. : pas un seul temps faible.

Mais, au final, on ne peut pas dire qu’une thèse générale sur « décroissance et austérité » ait fini par émerger. Je peux me dire qu’il ne faut pas aller plus vite que la musique et qu’il faut donner davantage de temps pour cela. Et peut-être que si les actes du séminaire sont publiées, ce sera l’occasion de le faire, mais à condition que l’on sorte du verbatim – pour cela, les restitutions vidéos suffisent – et que l’on accorde à chacun.e la possibilité de préciser son intervention (à suivre).

Ouverture : la croissance, promesse ou mirage ?

Olivier de Schutter est depuis 2020 rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme et l’extrême pauvreté ; et il vient de publier au printemps 2024 un excellent rapport au titre explicite : « Éliminer la pauvreté en regardant au-delà de la croissance » (Eradicating poverty beyond growth).

Dans son intervention il a eu la prévenance et la pédagogie d’en dégager six principaux messages :

Olivier de Schutter
  1. La croissance reste prise au piège d’une approche compensatoire de la lutte contre la pauvreté : mais ces solutions ex-post, de redistribution, par un État-Providence permettent-elles réellement d’échapper à la croissance comme croissance des inégalités ?
  2. L’obsession du PIB devient contre-productive : parce que les inconvénients l’emportent sur les avantages (Herman Daly), parce que l’économie de la croissance est une économie sans joie1 (Tibor Scitovsky, 19762) et aujourd’hui une économie du burn-out3, parce que les limites de la croissance sont sociales (Fred Hirsh, 19764).
  3. Il faut dénoncer l’illusion d’un découplage entre croissance économique et consommation de matières et d’énergies. Même quand il existe il est faible, temporaire, partiel ; et surtout il met la focale sur les GES, en mettant de côté la biodiversité et les autres pollutions.
  4. Quand la hausse du PIB crée de l’activité, c’est d’abord de l’emploi, c’est-à-dire une activité a) définie par son effet qui est le revenu, b) souvent plus précaire que sensée. Or, les logiques de productivité et de numérisation (robotisation, IA) rendent compatible cette hausse du PIB avec une baisse de la main-d’œuvre en volume.
  5. Mais alors une autre approche est-elle possible, dont l’objectif serait indissolublement la réduction des inégalités et la transformation écologique ? Comment échapper à la gabegie de la consommation des plus riches, à la normativité des modes de vie, à la domination politique induite directement par le pouvoir économique, quels sont les investissements qui tiennent compte de la crise climatique ? Pour Olivier de Schutter, cette autre approche devrait reconsidérer la fiscalité (succession, patrimoines, taxations), le travail (ESS, démocratiser l’entreprise, relier salaire et utilité sociale), et la consommation (publicité, obsolescence programmée).
  6. Oliver de Schutter conclut son intervention en insistant sur le coût de la dette dans les pays les plus pauvres : aujourd’hui, le solde de cette « aide » est négatif car le total des montants alloués au service de la dette (3,2 milliards) est supérieur aux budgets de service public.

Voilà donc une solide synthèse dont l’intérêt principal est de relier de façon cohérente des critiques (objection de croissance) et une vision d’avenir (post-growth).

S’il faut formuler quelques réserves qui sont plutôt des attentes : a) la question du trajet en tant que tel (la décroissance stricto sensu) n’est pas vraiment thématisée ; b) ne faudrait-il pas distinguer plus attentivement entre pauvreté (en tant que décroissant nous la défendons quand elle est choisie et volontaire) et misère (quand le nécessaire manque), et aussi c) entre pauvreté et inégalité (car si la promesse de la croissance est une réduction de la pauvreté – puisque le gâteau va augmenter – elle ne s’occupe pas de la question des inégalités, de la justice sociale (parce qu’il y a une main invisible, et du ruissellement…).

Table ronde 1 : la fabrique de l’austérité

La première table ronde devait être à la fois historique et conceptuelle pour pouvoir dessiner à grands traits « la fabrique de l’austérité » par l’économie de la croissance.

→ Malheureusement, pour la partie historique, Christophe Bonneuil n’a pu être présent. C’est alors Élodie Vieille-Blanchard, qui animait l’atelier, qui a courageusement consacré quelques minutes pour évoquer avec clarté ce que devait être son propos.

  • Pour l’analyse des « trente glorieuses » comme passage d’une économie de stocks à une économie de flux, on peut renvoyer à : BONNEUIL, C (2021). « Comment ne pas voir les limites de la planète. Petite histoire de la mystique de la croissance indéfinie », Politiques de l’Anthropocène. Presses de Sciences Po, pp. 235-254. https://doi.org/10.3917/scpo.sinai.2021.01.0235.v

Intervention de Timothée Parrique : « contraster » décroissance et austérité

Timothée a ensuite heureusement cadré conceptuellement ce qu’il faut entendre par « austérité » en commençant par rappeler que la décroissance comme l’austérité peuvent toutes les deux « apparaître comme des politiques d’autolimitation ». Il y avait dans cette précision un potentiel conceptuel dont la suite du séminaire n’a malheureusement pas assez tenu compte : c’est d’autant plus dommage que c’était là l’entrée la plus directe pour porter une critique décroissante radicale contre l’austérité.

Pour Timothée, on peut définir l’austérité comme une « contraction expansive » – ce  qui revient à suggérer que l’austérité n’est qu’un moment compris dans un processus de croissance, et pas du tout l’arrêt de ce processus – alors que la décroissance est une… « contraction-contraction ».

Ce qu’il a étayé en rappelant que les objectifs de la décroissance ne sont pas de réduire (pour réduire) mais la justice sociale, la responsabilité environnementale et le bien-être.

Si l’on ne veut surtout pas confondre une politique (croissanciste) d’austérité avec la décroissance, alors il faut en dégager clairement :

  • Les conditions : pas de décroissance sans désamorçage de l’imaginaire de la croissance, pas de décroissance sans ralentissement, pas de décroissance sans politiques de protection.
  • Sans négliger ce que pourraient être les effets indésirables de la décroissance : sur les plus défavorisés (« il faut protéger la protection »), quant aux tensions géopolitiques, quant aux réactions des marchés, et sur le chômage.

Il y avait là beaucoup d’éléments pour alimenter une réflexion sur la différence entre la décroissance que nous prônons et la politique française actuelle d’austérité, soi-disant justifiée par un déficit budgétaire (mais qui en réalité est le résultat d’une politique déséquilibrée entre recettes et dépenses) afin de relancer la croissance.

Intervention d’Alma Monserand : la dette publique comme économie politique

Dans l’intervention suivante, Alma Monserand est intervenue sur la question de la dette (car dans le discours actuel, c’est la dette qui est la cause de l’austérité).

  1. Dédramatiser le discours (dominant) sur la dette publique. Pour Alma Monserand, « il est normal et sain qu’il existe une dette publique », autrement dit un déficit publique : pour financer sans attendre ; parce que la dette publique n’est que la contrepartie d’une richesse privée ; parce qu’une dette peut « rouler », c’est-à-dire repousser sans fin le remboursement du principal.
  2. Décrire les sources de ce discours. Dans un premier temps, on peut croire que ce discours est strictement économique et qu’il résulte d’un choix rationnel en faveur du privé plutôt que du public, du Marché plutôt que de l’État, mais en réalité il faut bien y voir une économie politique : c’est pour cela qu’Alma a bien rappelé qu’il s’agissait de rendre le financement de la dette publique dépendant des marchés (d’où une BCD indépendante qui priorise la lutte contre l’inflation à la création d’emplois, d’où l’interdiction d’une solidarité interétatique, d’où la libre circulation des capitaux). Cette économie politique est en effet au service d’une idéologie, au service d’intérêts politiques (qui sont ceux qui préfèrent la dette à l’inflation, sinon ceux qu’elle enrichit ?).
  3. Relier décroissance et protection sociale. Le temps a malheureusement manqué à Alma pour exposer vraiment clairement pourquoi à la différence de la politique actuelle – une politique de l’offre – dans une économie politique décroissante, la dette publique pourrait être profitable aux ménages : malgré une baisse de l’activité économique (et donc une décroissance ?), malgré (ou grâce à) une hausse du montant des cotisations, ce sont les ménages qui profiteraient de la plus grosse part (70%) du financement induit par la dette publique.

Là encore beaucoup d’éléments pour alimenter réflexions et discussions sur le statut politique de la dette dans une économie de décroissance : car il semble bien qu’il y ait dette, et dette, et dette, et dette. La dette roulante des pays développés en croissance n’est pas la même que la dette infâme subie par les pays colonisés par notre extractivisme (énergétique, matériel, financier, humain). D’autant que, quels rapports entre la dette dans une économie en décroissance (donc quand les taux d’intérêts sont par définition durablement supérieurs au taux de croissance) et ce qu’on pourrait appeler la dette anthropologique, cet invariant social qui a toujours archaïquement fait lien ?

Bilan d’étape en fin de matinée de séminaire sur décroissance et austérité

Sur la décroissance. Quitte à me répéter, mais à ne pas traiter comme un cadre analytique impératif la distinction historique et conceptuelle entre objection de croissance, décroissance et post-croissance, on se prive de clarté politique :

  • La question n’est pas de savoir si le terme de « décroissance » plaît ou non. Stricto sensu, quand on parle de décroissance on veut dire deux choses : a) que la décroissance n’est qu’une transition entre le monde actuel et le monde souhaité, conformément à nos valeurs existentielles, politiques et morales ; b) que la décroissance n’existera que tant qu’il faudra s’opposer à la croissance. Autrement dit la décroissance n’est pas un projet (ni de vie, ni de société). Le projet, c’est la post-croissance.
  • Répétons encore et encore que le « dé » de décroissance n’est pas plus « négatif » que le « dé » de décolonisation. Et que tout le monde voit bien que celui qui oserait dire que le terme de « décolonisation » est négatif voudrait en réalité dire que le terme de colonisation a quelque chose de positif. Ah bon quoi ? Idem pour la décroissance !
  • C’est pourquoi quand Timothée Parrique propose des alternatives comme buen vivir, sumak kawsay, ubuntu ou convivialisme, il faut bien préciser qu’il s’agit là de remplacer « post-croissance » et non pas « décroissance ».
  • Si besoin il y a d’un terme général pour chapeauter tout cela, à la MCD nous proposons celui de « contre-croissance ».

Sur l’austérité. Restent des interrogations :

  • Quelle différence entre « rigueur » et « austérité » ? L’enjeu c’est d’accepter que la décroissance puisse être une transition qui soit budgétairement (dépenses – recettes) rigoureuse sans être austère ; et idem pour la post-croissance.
  • Sur la dette : dette signifie emprunt, donc intérêts. a) A qui profite le paiement de la dette, le principal, comme le service? b) Le paiement d’intérêts de la dette n’est soutenable que si et seulement si leurs taux sont < au taux de croissance : mais alors comment on fait quand on décroit ? Ce qui est soutenable en croissance, devient-il infâme en décroissance ?
  • L’austérité est-elle un accident d’une économie politique croissanciste ou bien une respiration cyclique de la croissance économique ?
  • L’extrême pauvreté (la misère) n’est-elle qu’un effet pervers de la croissance ou bien un résultat assumé de l’ordre (taxis) économique dominant ? Dans ce dernier cas, une politique d’austérité n’est pas seulement une respiration, c’est aussi une aubaine pour conforter un système de domination.

Table ronde 2 : Financer les dépenses publiques et organiser le partage dans le respect des limites planétaires

Intervention de Luc Semal : la décroissance comme socialisme de demi-austérité

Luc Semal, qui animait cette table ronde, a commencé à partir d’une exigence politique de sobriété par cadrer ce que Timothée Parrique avait qualifié le matin de « contraction-contraction ». Nous étions dans le thème du séminaire.

Le problème : comment ne pas remarquer la « fermeture des fenêtres de transition » ; autrement dit, plus les économies politiques (les États, les marchés) tardent à organiser le partage des ressources et des efforts, plus le curseur de la transition va s’éloigner d’une « décroissance par anticipation » pour n’affronter qu’une « décroissance en catastrophe ».

Dire qu’il faudrait penser une forme de décroissance en catastrophe, ça ne veut pas dire qu’on n’a plus aucune marge de manœuvre et de décision. Mais ça veut dire qu’il y a des contraintes spécifiques (frontières planétaires, urgence des délais, peu de temps pour l’expérimentation, nécessité d’adaptation au réchauffement déjà amorcé, etc.) qui n’auraient pas été les mêmes si on avait choisi la décroissance dès 1972 (au moment du rapport Meadows).

La piste : politiser les limitations (rationnement, revenu maximum acceptable, sobriété), autrement dit ne surtout pas réduire la sobriété à l’individualisation des « petits gestes » mais prôner un « socialisme de semi-austérité ». A creuser.

Intervention de Farida Belkhir : plaidoyer pour les services publics

Farida Belkhir, du Collectif « Nos services publics », a prononcé un fervent plaidoyer en faveur de politiques publiques qui repartiraient des usagers, et qui réajusteraient l’évolution des moyens avec la courbe des besoins.

A rebours de la politique actuelle – dans laquelle la « divergence » entre besoins et moyens nourrit une spirale vicieuse où la réduction des moyens provoque la baisse des services rendus, baisse sur laquelle s’appuient les politiques libérales pour justifier la baisse des financements –, à rebours donc des conséquences de ces politiques (accroissement des inégalités, désocialisation croissante, dégradation du secteur public qui doit assumer  la part non rentable que le privé lucratif a délaissé, délégation sans contrôle, érosion de la confiance envers les services publics tant chez les usagers que chez les agents, inattractivité salariale, perte de sens…), Farida Belkhir a exhorté à choisir la voie de la sécurisation des moyens de financement – par l’impôt, par l’endettement – plutôt que de continuer à faire porter la responsabilité sur les individus.

Les décroissants ne peuvent que partager ce diagnostic dans la situation actuelle, c’est-à-dire critiquer un état des choses soumis politiquement (le néolibéralisme) à la fois à l’impératif de la croissance économique et à une réduction voulue des moyens dédiés aux services publics. Mais dans ce cas, nous ne sommes pas en décroissance mais seulement dans un monde de croissance sans croissance. Mais qu’en serait-il dans un monde post-croissance ; et comment y aller, comment décroître ? Les questions restent posées…

Intervention de Mathilde Viennot : le partage plutôt que l’endettement

Dans l’intervention suivante, Mathilde Viennot, cheffe de projet à France Stratégie, spécialiste des enjeux sociaux de la transition écologique, va beaucoup plus faire attention à tenter de se situer dans le cadre sinon d’une décroissance stricto sensu mais au moins d’une absence de croissance ; ce qui pourrait rendre ses analyses plus adaptées soit à la situation actuelle (économie de croissance mais croissance atone) soit à la post-croissance.

Pour cela elle va s’appuyer sur le rapport publié en mai 2022, « Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique »5. Elle va s’y appuyer, mais sans le reprendre complètement.

En effet, quand on lit le rapport, on y voit un double diagnostic, un objectif, et deux « voies principales » :

  • 1) Un monde de la croissance économique avec une croissance essoufflée : « l’alliance entre croissance économique et progrès social semble aujourd’hui avoir atteint ses limites. La croissance a structurellement ralenti dans le monde occidental. » 2) Mais essoufflée ou pas, ce monde de la croissance a abouti à un monde en « triple crise, écologique, sociale et démocratique ». « L’humanité est confrontée à une série de défis interdépendants qui peuvent être analysés comme autant de « conflits de soutenabilités ». »
  • « Comment rénover la fabrique de l’action publique pour faire face à ces défis croisés ? » « Comment sortir de ce qui apparaît de plus en plus clairement comme une impasse ? »
  • Les deux voies principales – croissance verte et sobriété – de la recherche d’un progrès au contenu plus respectueux des écosystèmes et des personnes sont sans doute à explorer de concert et à articuler. »

Dans son intervention, Mathilde Viennot ne va pas reprendre la voie de la croissance verte (même si le rapport ne fait l’impasse ni sur l’impossible découplage, ni sur les risques de rebonds provoqués par « l’innovation verte »). Elle ne va pas se contenter de constater la perte de croissance, elle voit bien que la décroissance va être un ralentissement, autrement dit qu’il va falloir sortir d’un paradigme dans lequel le financement du modèle social résultait du partage des surplus. Autrement dit, ce qu’il faut partager, ce sont des pertes !

Il va donc y avoir un choix politique à assumer : entre la baisse de la couverture sociale, le renvoi au marché privé et la socialisation et la mutualisation (des risques sociaux et climatiques). Pour Mathilde Viennot, c’est la voie du partage (plutôt que celle de l’endettement).

Pour reprendre une distinction du matin, il faudrait alors se demander de quel partage il peut s’agir ? D’un partage ex post par la fiscalité : il y a de la richesse et il y a même des riches et le financement se fait en aval de la distribution par une politique de redistribution compensatoire (on prend aux riches). Ou bien d’un partage de la richesse ex ante, ce qui suppose un tout autre modèle social, précisément celui de la post-croissance6.

Intervention de Mathilde Szuba : le rationnement comme politique publique

L’intervention de Mathilde Szuba a inscrit explicitement la proposition du rationnement et des quotas dans le cadre du partage ex ante.

Même si son plaidoyer peut s’appuyer sur des exemples historiques de rationnement (en temps de guerre, lors des chocs pétroliers), elle ne cache pas qu’il n’existe pas d’expérience de sobriété à grande échelle : parce que la décroissance, on n’a jamais essayé ! Alors que nous pouvons déjà affirmer que l’organisation du partage, à partir du monde actuel de la croissance, sera « quelque chose d’hyper-conflictuel », avec des gagnants et des perdants.

D’où l’intérêt de s’appuyer comme elle l’a fait sur l’enquête « Empreinte carbone » (ADEME, juillet 2023) qui a étudié « les variables influant sur le niveau d’empreinte carbone individuelle »7.

En voici les premiers résultats qui « indiquent que l’empreinte varie peu entre régions administratives mais sensiblement en fonction du revenu, tout en indiquant les principaux secteurs d’émission carbone :

  1. Homogénéité régionale : l’empreinte carbone semble assez uniforme au sein des différentes régions administratives de France, avec quelques variations expliquées principalement par les conditions de logement. A l’intérieur d’une région en revanche, l’empreinte carbone peut varier plus nettement selon les conditions de vie et les lieux.
  2. Influence majeure du revenu : les personnes à revenu plus élevé ont une empreinte carbone supérieure, surtout dans les derniers déciles de revenu. Ainsi, pour les revenus mensuels inférieurs à 750 €, l’empreinte individuelle adulte serait de 7 tonnes par an et pour les revenus supérieurs à 6 500 €, elle serait de 12 tonnes.
  3. Leviers de décarbonation : les principaux postes de consommation contribuant à l’empreinte carbone sont les transports (25%), l’alimentation (23%), le logement (18%) et les services sociétaux (18%). C’est notamment presque exclusivement sur le transport que les revenus les plus élevés creusent l’écart en matière d’empreinte carbone, ce domaine représentant jusqu’à 39% du total des émissions des personnes dont le revenu du foyer est supérieur ou égal à 6 500€. Pour autant, les transports est le domaine d’action pour lequel les répondants ont le sentiment d’agir le plus aujourd’hui. »

C’est donc comme politique d’abord fléchée contre les hauts revenus (voilà les « perdants ») qu’il faut penser la solution du rationnement. Et si cette politique doit être ex ante, il ne va pas suffire de le faire au nom de la convivialité – qui une condition indispensable pour s’assurer de la volonté individuelle mais qui ne peut pas être collectivement suffisante – alors il va falloir penser le rationnement comme « intervention de politique publique », comme quota. C’est dans cette voie que Mathilde Szuba a conclu son intervention en suggérant que pour notre 21ème siècle, la voie du rationnement devrait passer par un « budget carbone annuel » : autrement dit une politique d’autolimitation personnelle dans laquelle un cadre public n’empêche pas les arbitrages individuels.

Intervention de Jézabel Couppey-Soubeyran : la voie de la « monnaie-subvention »

Dans la dernière intervention, Jézabel Couppey-Soubeyran va creuser la question du financement en en faisant celle de la monnaie.

Disons d’emblée qu’il est heureux t’entendre cette proposition car elle nous éloigne des fariboles – régulièrement entendues chez certains décroissants – d’un monde sans argent. La monnaie n’est pas seulement un outil facilitateur des échanges8, c’est une institution9, un système.

« La monnaie fait société », et réciproquement car il n’y a pas plus de projet de société sans projet de monnaie que de monnaie sans vision de société10. « Pas de bifurcation sociale sans bifurcation monétaire ». C’est pourquoi l’intervention de Jézabel Couppey-Soubeyran a commencé par un survol historique pour montrer que chaque changement de société (tribale, agraire, féodale, capitaliste) s’est accompagné d’un changement monétaire.

Et voilà comment la question monétaire devient une question politique : quelle monnaie pour quel projet de société ?

Pour répondre à ces questions, Jézabel Couppey-Soubeyran doit résoudre deux problèmes décisifs pour la décroissance. Le premier est général, économique : comment financer le long terme, ce qui n’a pas de rentabilité immédiate, l’investissement social et écologique (désartificialisation des sols, dépollution des eaux, collecte des déchets océaniques, création de réserves de biodiversité, rétablissement de petites lignes de chemin de fer, aides aux ménages pour accéder à la transition) ? Le second est plus politique quand il s’agit de refuser les solutions classiques du financement public : la dette et la fiscalité. Car ces deux « solutions » supposent ce avec quoi la décroissance veut précisément rompre : la dette suppose des créanciers qui s’enrichissent du remboursement des emprunts ; l’augmentation de l’impôt suppose de continuer à faire croître l’économie au détriment des limites planétaires.

« Techniquement, rien n’empêcherait la banque centrale d’émettre de la monnaie légale sans dette ni achat de titres, simplement en l’inscrivant sur le compte d’une société financière publique.

Celle-ci la mettrait en circulation non pas en la prêtant mais en l’allouant sous forme de subventions (c’est-à-dire sans contrepartie financière, mais sous condition de réalisations d’objectifs de développement durable) à des projets d’investissements sélectionnés en fonction de leur impact sur l’environnement ou le tissu social et de leur profil de (non-) rentabilité financière. Et ce quel que soit le statut du porteur de projet (entreprise de l’économie sociale et solidaire, PME, associations, ménages, office HLM, collectivités locales, hôpitaux, universités, etc.) »11.

Cette voie d’une « monnaie volontaire » ou « monnaie-subvention » a le grand intérêt de replacer la question de la monnaie au cœur d’une économie qui voudrait sortir de la croissance. Elle ouvre au moins deux grands champs d’interrogations. Le premier est celui de son confinement, sinon de sa contention : car si au départ cette monnaie volontaire est fléchée par l’objet de la subvention, elle ne l’est plus ensuite ; et la monnaie « verte » redevient une monnaie « grise », autrement dit la masse monétaire augmente (croissance, inflation). Comment contenir cette augmentation si ce n’est par le recours à des prélèvements, autrement dit par la fiscalité (« micro-taxes » sur les rejets polluants et les prélèvements de ressources minérales, sur les stocks monétaires et les transactions financières) ? Mais alors cette solution n’est ex ante qu’en apparence, car au final c’est bien la fiscalité ex post qui va éviter un excès de monnaie disponible. Le second : cette solution suppose une rupture politique et dans ce cas est-elle valable et souhaitable en temps de décroissance et/ou en post-croissance ? Et dans ces deux cas quel type de banque centrale pour quel type de monnaie publique ?

Bilan d’étape en milieu d’après-midi

Que retenir formellement de cette table ronde très élargie ? Car sur le fond, les notions qui y ont été abordées sont décisives : sobriété, services publics, partage, rationnement, quota, monnaie, dette, fiscalité…

Mais il n’a pas toujours été facile de savoir à quel type de temporalité ce qui était discuté renvoyait. Y a-t-il des politiques publiques qui pourraient d’ores et déjà, ici et maintenant, sans attendre, être mises en place et qui pourraient ensuite se maintenir et pendant le trajet de décroissance et pendant le projet de post-croissance : les fameuses « préfigurations » (celles qui au bout de l’essaimage ou de l’agglutination finiraient sous la pression de la « masse critique » par provoquer la « bifurcation » et/ou le « basculement ») ? Sinon, quelles politiques publiques ciblées pour quelle étape précise : en particulier, quand la décroissance est comprise comme un « mot-échafaudage » on peut parfaitement accepter que dans une transition il y ait des politiques transitoires, mais alors lesquelles ?

C’est pourquoi tant qu’une rencontre autour de la décroissance s’interdira de cadrer historiquement et conceptuellement ce dont il s’agit alors il ne faudra pas s’étonner si le terme de décroissance en reste à n’être qu’un mot-agrégat dans lequel, faute d’un commun conceptuel et définitionnel pour discuter et controverser, on n’y trouvera finalement qu’une juxtaposition d’analyses dont l’élan commun est manqué, et au mieux remis à plus tard.

Tentative de synthèse finale

Nous avions prévu de conclure cette journée de séminaire par une tentative de synthèse sur décroissance et austérité. Ça aura été le moment le plus frustrant de la journée. Pourquoi ?

Parce que l’idée première – moment-bilan puis moment-perspective – n’a pas été suivie. Car pour cela il aurait fallu que nous, Vincent Liegey, Delphine Batho, Agnès Sinaï, Gabriel Malek et moi, nous retrouvions en situation a) de tenter, fût-ce en mode survol, de présenter ce que nous avions retenu de cette journée ; b) d’échanger entre nous, fût-ce pour repérer des points de discussion et de controverse.

Ce qui n’a pas été le cas. Au lieu de cela, faute d’auto-organisation, il n’y eût qu’une juxtaposition d’interventions pour lesquelles il est judicieux de se demander en quoi elles tenaient toutes explicitement compte des riches contenus fournis tout au long de la journée.

Car après tout, c’était bien la fonction de ce dernier moment que de tenter une vue d’ensemble sur décroissance et austérité.

  • Il est toujours bon de ne pas réserver la décroissance à un cénacle et donc d’être capable d’en faire une présentation audible pour inciter des critiques de la croissance à franchir le pas de la décroissance (le trajet) et de la post-croissance (le projet). Autrement dit, il est bon que la décroissance ait une « vitrine » la mieux achalandée possible. Mais a) attention à ne pas se raconter que nous avons en magasin l’offre la plus alléchante, et qu’en réalité la décroissance serait le paradigme le plus désiré sur le marché de l’avenir. Quand, même dans un séminaire explicitement consacré à la décroissance, le terme est écarté, critiqué voire tout simplement omis, on doit pouvoir en déduire que « ce n’est pas gagné ». b) Attention aussi à ne pas montrer en vitrine que les plus beaux fruits, en mettant sous le tapis que la décroissance est plus aujourd’hui un corpus de « problèmes » que de « solutions ». Autrement dit, une « vitrine » n’a de sens politique que si elle est ouverte sur la « cuisine » : pour que chacun.e puisse y voir que le pessimisme de l’intelligence n’est absolument pas politiquement démobilisateur. c) Enfin, pourquoi ne pas faire de la modeste visibilité de la décroissance dans le débat public une aubaine pour pousser le plus loin possible la radicalité de la critique, c’est-à-dire pour remonter le plus en amont possible dans la critique des causes ?
  • Il est heureux que la décroissance ait aujourd’hui en France un mouvement politique qui en fasse son drapeau. Surtout quand le terme de décroissance n’y est pas esquivé et qu’il signifie des réductions de la production et de la consommation, et que ces réductions ne constituent pas un but en soi mais bien une première étape. Mais si on ne veut pas tomber dans les apories des éléates qui, à force de chercher l’étape qui devait précéder l’étape précédente, finissaient pas en déduire que le mouvement n’existe pas et que la vraie réalité est Immobile alors il faut effectivement se lancer dans un « programme de première étape qui soit crédible ». C’est pourquoi à la MCD, qui n’est pas un parti politique mais juste un mouvement de théories et de critiques, nous réfléchissons, non pas à un programme, mais à ce qui pourrait en être le « cadre » idéologique. C’est dans ce but qu’aujourd’hui nous défendons la notion de « matrice » et que pour le moment nous en avons repéré au moins trois : l’autolimitation (plancher-plafond), la part et le lieu.
  • Il est toujours intéressant de rappeler l’historique intellectuel de la décroissance, de Georgescu-Roegen à la revue Entropia mais un recul historique n’a de sens politique que s’il est mis en perspective d’une espérance. Certes, il est essentiel de rappeler que nous vivons aujourd’hui dans le momentum du Délai mais, politiquement, surtout à l’issue d’une journée consacrée au thème de l’austérité et de la décroissance, pendant laquelle Timothée Parrique avait rappelé qu’il fallait les « contraster », et que Luc Semal n’avait pas rabattu toute la décroissance par anticipation sur la décroissance en catastrophe, il faut se demander quelle place il faut accorder à la volonté : parce que nous avons en effet à penser des filets de sécurité qui soient décolonisés de l’imaginaire de la croissance. Car il n’y a pas de sens politique sans optimisme de la volonté. En ce sens, difficile de penser que cet optimisme pourrait trouver place dans un Destin, à moins, façon stoïcienne, de faire de la volonté le simple patient de la fatalité.
  • Il est essentiel quand on veut communiquer de ne pas oublier les destinataires et donc de savoir clairement à qui tel ou tel message, avec tel ou tel code, dans tel ou tel contexte est adressé. Mais pour autant, attention à ne pas oublier la leçon de Mac Luhan quand il nous mettait en garde parce que, dans la communication, le medium prend le pas sur le message. C’est d’autant plus frustrant que l’antonyme de l’austérité est la « prospérité » : et qu’il eût donc été particulièrement intéressant de montrer en quoi une rigueur budgétaire n’est pas synonyme d’austérité mais est parfaitement compatible avec une décroissance prospère.
  • Intervenant le dernier lors de cette « synthèse », je me suis contenté d’ouvrir quatre pistes. 1) Se rappeler que la première politique d’austérité fut celle du Chancelier Heinrich Brüning (République de Weimar, 1930) et qu’elle ouvrit la voie à la victoire du nazisme (et que c’était aussi une victoire du « grand capital »). Et qu’aujourd’hui en France, la cure d’austérité sous surveillance de l’extrême-droite nous place effectivement dans un « état d’urgence » politique (Delphine Batho). 2) Comprendre que dans une économie politique de croissance, l’austérité n’est pas un moment de crise mais tout au contraire de respiration (la « contraction expansive » rappelée par Timothée Parrique) ; et même une aubaine pour des politiques néolibérales qui y voit une bonne opportunité de pousser un cran plus loin des programmes de privatisation, de marchandisation, de compétitivité, de « libéralisation »… Cela correspond à ce qu’Onofrio Romano nomme une politique de « précarisation mobilisatrice », politique qui consiste à orienter les mobilisations individuelles uniquement vers la part servile de nos activités, aux dépens donc de la part souveraine qui ne peut être que commune. 3) S’apercevoir que le terme de décroissance s’est quand même beaucoup enrichi, et même rempli, par rapport à sa première occurrence (qui au fond ne résultait que d’une contingence de traduction pour éviter de traduire decline par « déclin »). Que l’on est loin du « mot-obus » quand on en fait un « mot-échafaudage » ! Car alors on peut prendre au sérieux et le préfixe et le radical : et faire de la décroissance une opposition à la croissance, une opposition politique ; et surtout porter l’interrogation sur cette « croissance » à laquelle on s’oppose. Car si dans un premier temps, elle semblait n’indiquer qu’une orientation économique, depuis Serge Latouche, on sait qu’elle est aussi une « colonisation de nos imaginaires ». Aujourd’hui, la MCD rejoint d’autres penseurs méditerranéens de la décroissance pour en faire aussi un « régime » politique. 4) Voir donc dans l’austérité une économie au service d’une politique. Or la politique n’a jamais eu qu’un seul but : la puissance (ou le pouvoir). On le sait depuis Machiavel mais c’est Hobbes qui a le mieux montré que si on définit anthropologiquement l’homme par le « désir de désirer sans cesse » alors il faut mettre « au premier rang » le désir de pouvoir. La clef du pouvoir est la division : le fameux « diviser pour régner ». Par conséquent, quand on voit dans une politique d’austérité une bonne occasion pour l’oligarchie (suivant l’expression répétée de Vincent Liegey) d’augmenter son pouvoir, alors elle ne va pouvoir s’effectuer qu’en divisant encore et encore. Et où une telle division va-t-elle trouver son terminus ad quem ? Comme toute division, elle ne peut trouver un cran d’arrêt que quand on ne peut plus diviser, quand on a atteint l’indivisible, l’atome : l’in-dividu. On comprend alors le sens politique de l’austérité en économie de croissance : accroître l’individualisation, et donc l’atomisation ou la désintégration, de la vie sociale. Le « régime de croissance » consiste précisément dans l’institution imaginaire de l’individu. Voilà pourquoi une économie politique de la décroissance doit à la fois s’opposer aux politiques d’austérité et d’individualisation / privatisation.

Au bilan

Quelles leçons tant formelles que de fond peut-on tirer de cette « frustration » ?

  • Tant sur le fond que sur la forme, c’est le rapport à la pluralité au sein même d’une mouvance qui reste trop souvent impensé. Car une mouvance c’est à la fois une diversité et une unité ; mais si l’un des deux manque, alors la mouvance se caricature en multitude ou en unitude. Il y a multitude quand il y a ce que le sociologue Bernard Lahire nomme de « la diversité désordonnée ». Il y a « unitude » (le mot est de Francine Bavay) quand l’unité prétend résulter du seul appel à l’unité pour l’unité. Pour renvoyer dos à dos ces deux simplifications, il faut comprendre qu’il ne peut pas y avoir de variations sans invariant. « Que sont des variations sans invariants ? » ; « les variations ont-elles un sens indépendamment des invariants à partir desquels elles se déploient ? » se demandent Bernard Lahire. Au sein d’une mouvance, cela devient : quelle pluralité sans commun à partir duquel les différences peuvent se déployer et faire richesse ? Ce « commun » ne peut se réduire ni à un slogan (le « mot-obus ») ni à un programme, parce que ce commun est idéologique ; parce qu’il renvoie à une « conception », à une vision systémique et de la critique et des objectifs. A la MCD, nous défendons cette idée que l’on ne peut pas mettre la charrue de la popularité avant les bœufs de la théorie critique. Sinon, la décroissance va finir par se caricaturer elle-même soit en bulle noire (en réduisant la stratégie décroissante en scénario effondriste), soit en bulle rose (en réduisant la décroissance en une version ChatGPT compatible). Mais une bulle, ça enferme avant d’éclater.
  • Sur la forme. Est-ce que tou.te.s les intervenant.e.s étaient des « décroissant.e.s stricto sensu » ? Il est évident que non mais que a) tou.te.s partageaient une critique de l’économie politique telle qu’elle prétend aujourd’hui justifier une cure d’austérité et que b) la plupart étaient des critiques de la croissance. Mais faut-il que dans une rencontre décroissante, tous les intervenants soient des décroissants pur jus ? Évidemment non ; mais à une condition : que la mise en perspective soit décroissante : sinon ce n’est tout simplement pas une rencontre… décroissante. Voilà pourquoi il est frustrant que cette remise en perspective n’ait pas été effectivement tentée par tou.te.s les participant.e.s du dernier moment du séminaire. Autrement dit, d’accord pour ne pas rester dans l’entre-soi et pour « s’ouvrir », mais pas d’accord pour ne pas en profiter pour mettre en perspective cette ouverture.
  • Sur le fond. En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, la MCD se trouve dans l’obligation idéologique d’étendre le domaine de la « croissance » : qui n’est pas qu’une « boussole », qui n’est pas qu’un « monde » et un « imaginaire » mais qui est aussi un « régime ». Et ce régime politique peut facilement être identifié comme le libéralisme (redéfini comme « institution imaginaire de l’individu »).
    • Il faut d’ailleurs remarquer que la critique du libéralisme était parmi les intervenant.e.s peut-être plus partagée que celle de la croissance.
    • Et c’est là qu’il reste un nœud à trancher ; car qu’est-ce que la croissance, au sens le plus large possible, sinon une promesse adressée à l’individu ; celle de lui garantir le maximum de moyens au service de ses fins privées, afin que chacun se croit libre de fabriquer sa vie comme il l’entend. Il faut lire et relire le prologue du Vocabulaire pour une nouvelle ère. « Trouver seul le sens de sa vie est une chimère ».
    • C’est là qu’il ne faut cesser de se répéter la formule ironique de Bossuet (et déformée) à propos de Dieu qui se rit de ces gens qui maudissent les effets dont ils chérissent les causes. Mais, certes, nous ne sommes pas des dieux…
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Les notes et références
  1. DAVOINE Lucie. L’économie du bonheur Quel intérêt pour les politiques publiques ? Revue économique, 2009/4 Vol. 60, p.905-926. DOI : 10.3917/reco.604.0905. URL : https://shs.cairn.info/revue-economique-2009-4-page-905?lang=fr.
  2. https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1980_num_31_2_408530_t1_0378_0000_001
  3. Rapport publié en juillet 2024 : https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n24/210/40/pdf/n2421040.pdf
  4. https://www.lespetitsmatins.fr/collections/essais/182-les-limites-sociales-de-la-croissance.html
  5. https://www.strategie.gouv.fr/publications/soutenabilites-orchestrer-planifier-laction-publique
  6. Ajoutons qu’il existe aussi deux façons de penser ce partage ex ante : est-ce la rareté ou bien l’abondance qu’il faut partager ? A la MCD, nous défendons la seconde : parce que nous ne défendons pas le partage à reculons, à cause de la rareté. Nous renversons la perspective : plutôt que de faire de la rareté la condition du partage, il est plus juste de faire du partage la condition de l’abondance. Mais qu’on le pense par l’aval ou par l’amont, ce partage doit s’articuler avec une reconsidération des limites et une réhabitation démocratique des lieux. C’est pourquoi, « à la MCD », nous essayons de penser ensemble les notions d’autolimitation (plancher-plafond), de part et de lieu ; notre façon de tenir ensemble des objectifs écologiques, sociaux et démocratiques.
  7. https://presse.ademe.fr/2023/09/repartition-de-lempreinte-carbone-des-francais.html
  8. Comme le répète « la fable du troc ».
  9. Sur cette question j’attends avec impatience la publication par Jean-Michel Servet de son prochain « Institution monétaire de l’Humanité ».
  10. Jézabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delandre et Augustin Sersiron, Le pouvoir de la monnaie, Transformons la monnaie pour transformer la société (2024), Les Liens qui libèrent.
  11. https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/28/jezabel-couppey-soubeyran-emettons-de-la-monnaie-sans-dette-pour-financer-les-investissements-non-rentables-de-la-transition-ecologique_6196988_3232.html

14.09.2024 à 17:31

Quels mots pour remonter le moral ?

Michel Lepesant

Pour quelqu’un comme moi qui vois la décroissance avant tout comme un engagement politique, la séquence que nous subissons est particulièrement pénible à vivre, et si triste à réfléchir. Du plus loin – les outrances de Trump, les effondrement moraux qui alimentent les conflits en Ukraine et à Gaza, les
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Pour quelqu’un comme moi qui vois la décroissance avant tout comme un engagement politique, la séquence que nous subissons est particulièrement pénible à vivre, et si triste à réfléchir. Du plus loin – les outrances de Trump, les effondrement moraux qui alimentent les conflits en Ukraine et à Gaza, les trahisons électorales de Macron… – au plus près – ces anciens « amis » de la décroissance qui franchissent sans honte la ligne rouge de l’extrême-droite – comment résister à la tentation de tout laisser tomber, et de transformer la retraite en retrait ?

J’ai toujours trouvé chez Camus le modèle de ce qui serait un engagement politique résolument humaniste ; alors je retourne à Sisyphe. Et si certains abiment la décroissance en pratiquant la dégringolade (voir l’analyse sur le site de la MCD), je m’obstine à vouloir remonter la pente.

Que puis-je alors attendre d’un « remonte-pente » ?

  1. qu’il permette d’éviter les écueils du débat pour faciliter au contraire la voie de la discussion. Dans un débat, compte avant tout l’égalité des temps de parole des intervenant.e.s et peu importe que chacun.e y expose son opinion sans interaction avec les autr.e.s. Difficile donc dans un débat de construire ensemble une solution commune puisqu’y est privilégiée l’exposition des opinions plutôt que la confrontation de leurs arguments opposés.
  2. qu’il puisse s’extraire et s’élever au-dessus de la situation ; autrement dit, qu’il assume une certaine verticalité, mais ascendante (c’est un remonte-pente). Il doit donc assumer une certaine abstraction.
  3. qu’il s’y articule du « jeu », de la « souplesse », de l’imagination avec de la robustesse (pensons toujours à un remonte-pente qui doit pouvoir épouser le relief tout en garantissant sécurité et régularité).
  4. qu’il puisse résoudre des « problèmes » (au sens de J. Dewey) : il y a un « problème »  lorsqu’un déséquilibre se fait jour dans une situation et que le milieu ne peut y remédier immédiatement. Il faut alors chercher à résoudre le problème en le construisant (par recueil des données et élaboration d’hypothèses).

Et bien à l’encontre tout un pan de la critique qui répondrait par l’action (ici et maintenant, de toute urgence, faire, défaire, refaire…), c’est plutôt dans un certain type de mot que je crois pouvoir trouver ce que je cherche : dans le « concept ». Pourquoi ?

  1. Un concept est rarement un célibataire ; il est souvent mis en couple avec un autre concept avec lequel il entretient une relation d’opposition, ou de spécification (ex : l’autonomie n’est pas l’opposée de l’indépendance mais une autre espèce de liberté). C’est pourquoi la façon souvent la plus simple de définir un concept est de construire une définition par contraste (ex : une frontière est franchissable, une limite ne l’est pas). Enfin, c’est ce contraste qui fournit le cadre de la discussion et de la confrontation.
  2. Un concept est une abstraction, c’est-à-dire à la fois une extraction et un abrégé (abstract). S’il est un englobant, ce n’est pas par le plus petit dénominateur commun (ça, c’est le cas quand l’idée est « générale ») mais par la mise en avant (en hauteur) d’une propriété (ex : à la différence de l’argent, ce qui caractérise la monnaie, ce n’est pas l’échange mais le partage). C’est pourquoi le concept est toujours le mot qui abrège une conception. C’est en tant que conception, qu’un concept doit être expliqué, déplié ; et souvent, ce déploiement du concept passe par une histoire des conceptions (ex : la démocratie). Enfin, en tant qu’englobant, il peut souvent être entraîné dans une remontée en généralité : c’est ce qui fait qu’une critique systémique ne peut pas se réduire à un inventaire rhapsodique de cas mais doit aller chercher les liens et les relations.
  3. Conceptualiser, ce n’est pas chercher une définition dans un dictionnaire (fut-il philosophique) : plutôt que définir, c’est redéfinir. Et cette activité intellectuelle est autant de l’imagination que de la raison, car il s’agir d’inventer, d’improviser, de jouer avec les mots. C’est pourquoi en tant que mot, le concept peut être un néologisme, ou un mot-valise (ex : une eSpérimentation, une utopiste).
  4. Mais c’est dans le rapport au réel que le concept exerce pleinement son potentiel émancipatoire d’abord parce que bien souvent c’est en verbalisant que l’on va prendre soin (en posant des mots, on dépose des maux) de la situation, que l’on va désigner un problème, désigner une solution. Ensuite – et c’est une grande différence avec une idée générale – un concept peut être vide : c’est pourquoi il faut illustrer les concepts, par des cas, par des exemples. Surtout, le rapport du concept au réel n’est pas condescendant : c’est pourquoi si un exemple ne peut jamais prouver une conception, un contre-exemple peur répudier un concept. Mieux, il existe un usage contrefactuel des concepts, qui n’est possible que parce que le concept peut s’élever au-dessus des faits. Mieux, il existe un usage contrefactuel du concept : on peut remplir un concept par une utopie, une espérance, un désir…

Il s’agit juste de réhabiter le concept de concept. Tous les mots ne sont pas des concepts, tous les concepts ne sont pas des mots qui font du bien, mais il existe un type de concepts qui sont des mots qui font du bien. Pas de double critique de l’horizontalisme comme de la verticalité descendante si l’on ferme les portes de la fabrique du concept.

16.08.2024 à 12:04

Plaidoyer pour les « tunnels »

Michel Lepesant

En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ». J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait
Texte intégral (602 mots)

En diverses occasions cet été, j’ai remarqué qu’il semblait exister un consensus dirigé contre les « tunnels ».

J’ai même vu et entendu la même animatrice de débat a) soupirer dès que l’intervenant.e tentait de prendre quelques minutes supplémentaires pour compléter une analyse mais b) ponctuer d’un « cool » toute intervention qui s’abrégeait en punchline.

 Pourquoi tant de mépris pour les « tunnels » ? Et si mépris il y a, quel en est le véritable destinataire ? L’intervenant, l’auditoire ou même le sujet ?

  • On ne peut pas penser que c’est l’intervenant puisqu’il est l’invité.
  • On ne peut pas penser que c’est l’auditoire puisqu’on ne cesse de le solliciter à prendre la parole pour exprimer son opinion.
  • On peut encore moins penser que c’est le sujet puisque c’est la raison affichée pour que des gens se déplacent.

 Mais derrière ces évidences, on peut quand même faire un peu de mauvais esprit :

  • La plupart du temps, l’intervenant.e participe à une « table ronde », à un « débat » pendant lequel il faut que la parole circule ». L’important n’est pas alors ce qui est dit mais que quelque chose  soit dit → Faut-il alors s’étonner que dans une table ronde on se contente de tourner en rond ?
  • L’auditoire qui s’est déplacé pour une intervention est-il vraiment dans l’incapacité intellectuelle de suivre une analyse un peu fouillée ? → Faut-il vraiment croire que le « tunnel » l’ennuie et qu’il n’attend d’une conférence qu’un temps de distraction ?
  • Et surtout quel sujet peut être vraiment posé s’il est d’emblée maltraité au nom d’une urgence à conclure ? → Faut-il vraiment laisser croire que n’importe quel « dernier arrivé » en sait autant que celui qui cherche depuis des années ?

 Il y a quand même un cas où ce que je suis en train d’écrire n’est que mauvaise foi : c’est celui où l’intervenant.e est une « personnalité »,

Parce que dans ce cas-là, toutes les injonctions portées par l’horizontalisme sont levées au nom d’une révérence à la notoriété. Mais là encore, comment ne pas constater que l’important n’est toujours pas ce qui est dit, mais qui le dit.

 Voilà donc deux dispositifs qui permettent de neutraliser toute intervention dont le contenu pourrait faire réfléchir à ce qui est dit : seule alors est mise en avant la forme, l’affichage…

Mais alors, où la lumière, si ce n’est pas au bout du tunnel ?

30.07.2024 à 19:50

Pourquoi faut-il renverser le régime de croissance ?

Michel Lepesant

La croissance est plus qu’une domination économique, sociale et culturelle. C’est aussi une aliénation politique. En osant affirmer que la question “qu’est-ce qu’une vie bonne ?” est politique, la décroissance repose la question du sens.
Texte intégral (11809 mots)

La croissance est plus qu’une domination économique, sociale et culturelle. C’est aussi une aliénation politique. En osant affirmer que la question “qu’est-ce qu’une vie bonne ?” est politique, la décroissance repose la question du sens.

Mais si la question du sens n’est plus une question politique, c’est parce qu’elle a été sortie du domaine politique pour se trouver enfermée dans le registre de la vie privée. Dans quel registre poser la question du sens pour qu’elle devienne une question politique ?

Voici la version écrite et longue de mon intervention du vendredi 26 juillet lors de la deuxième édition de Décroissance, le Festival, organisé à Saint-Maixent (73).

Je vais montrer que ce n’est ni le registre économique, ni le registre « mondain », mais celui de la « forme ». Pourquoi ? Parce que nous verrons que le régime de croissance est au plus profond une « forme », une forme libérale qui consiste précisément en une individualisation / impolitisation de la question du sens, qui en fait une affaire privée, et pas du tout une affaire publique.

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Deux remarques préalables sur le « ton » de mon intervention :

  1. Un ton « critique ». Alors même qu’il n’est pas assuré qu’une définition de la décroissance comme critique radicale de la croissance soit vraiment partagée, je vais un cran plus loin et je défends quand même l’idée qu’il ne peut pas y avoir de critique sans critique de la critique. Autrement dit, j’irai chercher ce qui dans une certaine critique de la croissance peut paradoxalement – sinon contradictoirement – rester sous l’emprise de la croissance.
  2. Un ton « théorique ». Pas de décroissance sans Commun, pas de commun sans politique, pas de politique sans théorie, pas de théorie sans philosophie, pas de philosophie sans concept, pas de concept sinon comme « savoir remontant » pour résoudre des « problèmes » rencontrés dans la pratique de la vie vécue et militante.

I. Trois définitions utiles de la décroissance

C’est là qu’il faut commencer par caler la décroissance autour d’un noyau définitionnel le plus robuste possible pour permettre de partager un Commun1, et éviter que le « à chacun sa compréhension de la décroissance » ne devienne « à chacun sa conception de la décroissance », parce que ce serait – nous le verrons – simplement défendre une « autre croissance », une « croissance autrement » (ou une décroissance sélective).

1. La décroissance comme « décrue », une définition triviale

Ne surtout pas se priver d’une définition facile, ordinaire2 : la décroissance comme décrue.

Le synonyme le plus proche de « décroissance » est « décrue ». Quiconque a déjà subi les effets d’une crue n’entend qu’avec bonheur l’annonce de la « décrue » et personne dans ce cas ne verrait dans la « décroissance » un mot négatif ; mais exactement le contraire : une libération (parce que la décroissance est une émancipation). On peut poursuivre l’analogie. Car la crue c’est le dépassement d’un niveau de l’eau, le dépassement d’un plafond. Et quand on parle de décrue, personne ne comprend que l’on est en train de défendre l’assèchement du cours d’eau. On voit bien que ce que chacun espère c’est un cours d’eau doublement limité, entre le plafond de la crue et le plancher de l’étiage. C’est la même chose pour la décroissance quand elle se comprend comme une défense de la vie… courante : et si différence il doit y avoir, c’est qu’en ce qui concerne la vie courante, les limitations prônées par la décroissance devraient être des autolimitations, des limitations politiquement voulues.

2. La définition mainstream

Timothée Parrique reprend la distinction que je défends depuis des années (depuis 2013) des trois temps de nos analyses : le rejet, le trajet, le projet3 : L’objection de croissance, la décroissance et la post-croissance. Aujourd’hui, je rajoute l’expression de « contre-croissance » pour disposer d’un chapeau qui englobe ces trois temps (qui se succèdent plus par superposition que par juxtaposition).

a) C’est dans son chapitre 6 (« Mettre l’économie en décroissance ») qu’il construit cette définition mainstream :

  • Une réduction de la production et de la consommation           
    • pour alléger l’empreinte écologique,
    • planifiée démocratiquement,
    • dans un esprit de justice sociale,
    • et dans le souci de la qualité de vie.

Et il reprend la même structure dans le chapitre suivant quand il s’agit d’aller « vers une économie de la post-croissance » (chapitre 7) :

  • Une économie stationnaire
    • en harmonie avec la nature           ,
    • où les décisions sont prises ensemble,
    • où les richesses sont équitablement partagées,
    • Qui puisse prospérer sans croissance.

b) Je me permets de suivre ces définitions analytiques pour qualifier aussi la croissance économique et son monde :

  • Une économie en augmentation, de l’extraction à l’excrétion, en passant par la production et la consommation
    • sans s’occuper de l’empreinte écologique ou en prétendant qu’elle peut être découplée du PIB,
    • dans laquelle le libéralisme politique du laisser-faire laisser-passer prétend être en harmonie avec le libéralisme économique,
    • où la question de la justice sociale (celle des inégalités et pas de la pauvreté) est dénoncée comme un « mirage » (Friedrich Hayek),
    • dans le souci d’un progrès – celui qui ne s’arrête pas – tant social que technique.

c) Pourquoi est-ce que je trouve que cette définition mainstream de la décroissance n’est pas complète ?

Parce qu’il n’est pas facile de savoir si sa critique de la croissance est fonctionnelle (par les contradictions internes d’un système qui détermineraient sa disparition) ou normative (parce qu’il serait ni moralement ni éthiquement acceptable, parce qu’il serait mauvais ou laid ou injuste ou indécent…).

Dans un premier temps, on peut croire qu’elle est normative, parce qu’elle défend des « valeurs ». Si je prends la définition de la décroissance construite par Timothée Parrique4, je peux en effet relever :

  • la responsabilité écologique,
  • la conviction démocratique,
  • l’exigence de justice,
  • et l’objectif de bien-être.

Mais si nous nous tournons vers les partisans de la croissance, nous pourrons constater et reconnaître qu’eux aussi ils pourraient parfaitement se revendiquer de chacune de ces valeurs :

  • par la croissance verte ou le développement durable,
  • par la liaison intime entre libéralisme économique et libéralisme politique,
  • par une théorie procédurale de la justice
  • et par un plaidoyer utilitariste en faveur de la maximation du bonheur.

Du point de vue des valeurs, il faut donc reconnaître que le débat entre croissance et décroissance est un dialogue de sourds : autrement dit, il ne convainc que les convaincus.

Ce qui explique que très souvent dans le débat, pour tenter de sortir de ce dialogue de sourds, la critique normative relaisse la place à la critique fonctionnelle : selon laquelle la croissance n’a pas d’avenir parce que nous sommes dans un monde où les ressources sont finies, rares.

Or cette critique fonctionnelle – « la croissance ne peut pas ne pas échouer » – a deux écueils :

  1. C’est une critique par les effets, et elle ne s’attaque donc pas aux causes : elle manque de radicalité5.
  2. C’est une critique déterministe ← qui est donc impolitisante ou dépolitisante.

Résultat : il faut écarter comme dépolitisant le fameux slogan selon lequel « une croissance infinie dans un monde fini est impossible ». Ce qui ouvre la possibilité d’un autre slogan : que la croissance soit finie ou infinie, que le monde soit fini ou non, la croissance est absurde, n’a pas de sens, elle ne produit pas un monde sensé. Et voilà la question du sens qui est posée.

Piste 1 (à conserver en tête) : Repenser une économie du point de vue de l’abondance (George Bataille, Marshall Sahlins, Onofrio Romano, les coordinateurs de Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère) et non pas de la rareté.

Mais si la définition mainstream a de telles insuffisances, quelle autre définition de la décroissance qui échappe à la critique de la dépolitisation et qui puisse aussi suivre la piste de l’abondance plutôt que celle à partir de la rareté ?

3. La définition politique de la décroissance

Une définition politique est une définition a) qui remonte aux causes de la croissance et b) qui n’est pas dépolitisante. Autrement dit, c’est une conception volontariste de la décroissance pour s’opposer à la croissance et à ses causes. D’où : la décroissance est l’opposition politique à la croissance. [Politique veut dire volontaire et s’oppose à inéluctable]

Il faut assumer cette opposition à la croissance : il faut assumer le « dé » de la décroissance pour passer à l’essentiel de la critique et poser la question (trop souvent) escamotée ou amputée : qu’est-ce que la croissance à laquelle la décroissance s’oppose ?

 a) La croissance comme iceberg

Pour procéder à un élargissement du domaine de la croissance et pour impliquer  du coup une extension du domaine de la critique décroissante, je prends l’image d’un iceberg pour décrire ce qu’est la croissance.

→ L’économie de la croissance représente la partie émergée, visible, de l’iceberg de la croissance :

  • Dire que la croissance est une boussole macroéconomique (dont le thermomètre qui mesure l’agitation est l’indicateur du PIB) – parce que micréconomiquement, la boussole, c’est le profit – ce n’est pas simplement dénoncer l’accroissement du capital, c’est dénoncer une croyance, celle que cet accroissement est en soi un objectif, qu’il est suffisant pour donner une direction (sinon un sens), pour justifier des arbitrages et orienter des budgets.
  • Si cette critique économique était suffisante alors la décroissance pourrait se contenter de n’être qu’une variante postmoderne de l’anticapitalisme. Mais les échecs politiques de l’anticapitalisme (son productivisme, ses atteintes aux libertés, son oubli de la question féministe) nous obligent à approfondir la critique et à aller regarder sous la surface (à aller regarder sur quelle plateforme repose l’économie que les marxistes et les partisans du capitalisme définissaient « en dernière instance » comme l’infrastructure).

→ Mais sous cette partie émergée, la croissance a colonisé tout le système de la vie sociale et culturelle : la partie immergée de la croissance est un monde (cf. Françoise d’Eaubonne, Serge Latouche, Paul Ariès, Vincent Cheynet, Maria Mies, et plus récemment : Geneviève Pruvost, Aurélien Berlan, Matthias Schmelzer, Giorgos Kallis) : des modes de vie, des normes, des récits, des représentations, des imaginaires, des valeurs, des héritages, des attachements, des communs « bucoliques » et des « communs négatifs »…

Plutôt que l’expression de « société de croissance » proposée par Serge Latouche pour indiquer non pas une société avec une économie de croissance mais une société de croissance, dans laquelle le social est encastré dans l’économique, je préfère reprendre la distinction de Matthias Schmelzer6 :

  • « L’esprit de croissance : une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique.
  • Le paradigme de croissance : une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative ».

b) L’iceberg de la croissance ne flotte pas dans le vide

Mais la critique politique de la croissance peut-elle en rester là ? En particulier pour relever le défi des causes, le défi de la radicalité, pour répondre à la question que les partisans de la décroissance inéluctable et de la critique fonctionnelle écartent7 : Pourquoi la croissance ?

L’iceberg de la croissance vers lequel se dirige le Titanic flotte dans le régime libéral-individualiste de croissance

Ou, pour rester dans l’image de l’iceberg : dans quoi flotte-t-il, car il ne flotte pas dans le vide ?

Il flotte dans un milieu liquide, celui qui permet de liquider les questions, de les neutraliser, celui dans lequel la plupart de nos argumentations et de nos discussions font « plouf » : a) bien entendu dans les milieux hostiles à la décroissance mais b) même dans nos milieux favorables à la décroissance : dès que la critique de la croissance se double d’une autocritique de l’objection de croissance.

C’est le moment de reprendre le fameux mot de Bossuet selon lequel « Dieu se rit des hommes qui dénoncent les effets dont ils chérissent les causes ».

Moment très politique pendant lequel notre critique n’avance pas un pronostic selon lequel la croissance sera impossible – et donc la décroissance nécessaire – mais où nous posons un diagnostic, celui d’un monde de la croissance d’ores et déjà insensé: mais alors si le monde de la croissance est insensé, comment expliquer qu’il soit à ce point hégémonique, et que son emprise soit totale ?

Comment en effet ne pas constater que nos meilleures raisons qu’il est nécessaire d’exposer lors d’une argumentation ne sont jamais suffisantes pour nous donner vraiment raison et emporter la conviction ?

  • Ni quand les raisons sont rationnelles : C’est dans la critique de la croissance comme boussole (économique) que l’on laisse croire qu’il serait suffisant de présenter des faits et des données pour réussir à convaincre. En général, ces faits sont de nature écologique ; on met en avant les dégâts mesurés par des indicateurs environnementaux, on vérifie la corrélation forte entre croissance économique et insoutenabilité écologique, on peut aller jusqu’à ramener ces indicateurs à des ressources énergétiques ou matérielles. Un tel registre positif est fort utile et même nécessaire car il s’agit d’éliminer tout ce que l’on appelle aujourd’hui les infox et autres vérités alternatives. Mais il n’est pas suffisant. Parce qu’un fait n’est jamais une donnée première ; il s’agit toujours d’une construction, d’une élaboration à partir d’hypothèses et de valeurs au travers desquelles nous interprétons la réalité. Quand on comprend cela, on comprend que nous ne sommes pas décroissant.e.s parce que des faits nous y poussent, mais que nous interprétons ces faits comme des menaces contre la vie sociale et la vie naturelle parce que nous sommes décroissant.e.s. Le sectarisme consiste à croire que des valeurs sont justifiées par des faits. Alors que c’est l’inverse : nos interprétations des faits témoignent d’abord d’un choix, qui est celui de nos valeurs.
  • Ni quand les raisons sont raisonnables : ce registre d’argumentation normatif, par les valeurs, correspond plutôt au deuxième champ de la critique contre-croissance, le champ social et culturel, celui de la croissance comme monde colonisé par un imaginaire de normes, de récits, de représentations… a) C’est la critique normative qui repose sur la forme contrefactuelle de ce que j’appelle (depuis des années) « l’argument du quand bien même ». Qui consiste à inciter celui qui appuie la décroissance sur la nécessité à se demander : « et si la nature n’avait pas de limites, et s’il n’y avait aucune contrainte extérieure, est-ce que vous seriez quand même pour la décroissance ? Et si oui, pourquoi ? b) Là où la critique positiviste (ou fonctionnelle) ne fait qu’indiquer ce qui ne va et qu’il ne faudrait pas faire, une critique normative contient plus : une conception implicite de la vie bonne. L’expérience vécue par les acteurs sociaux propose des points de départ de ce que pourrait être une vie meilleure : par exemple, celui qui est pris dans la précipitation perpétuelle de la vie accélérée et qui en souffre, peut, par introspection attentive, se rendre compte qu’il devient étranger à lui-même, aliéné. Il y a là une base non paternaliste pour une critique contemporaine de l’aliénation et des faux besoins.

*

Mais qui a déjà réussi à convaincre en s’appuyant sur ce registre normatif ?

Les registres positifs et normatifs d’argumentation sont nécessaires et ils sont mêmes utiles : à l’intérieur de nos cercles déjà convaincus, ils permettent non seulement d’apporter des explications et d’améliorer les compréhensions mais aussi ils renforcent les convictions : ils consolident l’ossature politique de nos analyses et des nos propositions.

Mais dès que nous sortons de l’entre-soi, c’est une toute autre affaire : les arguments de fond, positifs comme normatifs, font « plouf ».

Pourquoi « plouf » ? En référence au titre de la rubrique écolo dans le Canard enchaîné, celle de Jean-Luc Porquet. Le « plouf » peut être celui du pied dans la mare, ou le plongeon dans ce monde qui nous noie, mais je préfère l’interpréter comme le sentiment de « cause toujours » qui suit rituellement l’énoncé d’un fait ou d’une donnée, que nous croyions décisifs mais qui est tout aussi rituellement et rapidement rabaissé à valoir autant que n’importe quelle autre opinion. Comme si tous les avis ne pouvaient que s’équivaloir !

On ne peut valider une telle critique qu’à condition de sortir la décroissance de ses oasis et autres communautés terribles : c’est-à-dire quand on va se confronter à celles et ceux qui jugent que nos propositions (que ce soient des modes de vie ou des revendications) ne sont ni désirables ni acceptables (alors que nous nous contentons de montrer qu’elles sont possibles, faisables).

*

Comment alors réussir la politisation de la décroissance si nos meilleurs arguments tant positifs que normatifs tombent à l’eau. Car de quelle eau s’agit-il ?

De l’eau dans lequel flotte l’iceberg de la croissance. Et nous avons déjà vu comment ce milieu procède pour liquider la force de nos bonnes raisons : en les dépolitisant, en les neutralisant.

Comment alors porter une critique radicale et politique de la croissance sans se noyer ?

  • Car tel est bien le risque de se laisser engloutir : de critiquer la croissance comme boussole et comme monde mais sans porter la radicalité de la critique jusqu’au milieu dans lequel baignent l’économie et la société. Ce milieu nous le nommons à la suite du sociologue italien Onofrio Romano « régime de croissance » et nous allons voir que ce régime est un régime politique  qui est le libéralisme.
  • Le péril, ce serait d’aboutir à un monde sans croissance économique mais qui resterait sous l’emprise du régime de croissance. Un régime de croissance mais sans croissance : « on ne peut rien imaginer de pire ».
  • Nous faisons donc les hypothèses suivantes :
    • Que la croissance économique comme la société de croissance ne sont que les produits d’un régime politique qui est le régime de croissance. Et donc que c’est l’hypothèse du régime de croissance qui permet de répondre à la question, pourquoi la croissance ?
    • Que ce régime de croissance est un dispositif de neutralisation : par a) une dépolitisation de la question du sens qui passe par son individualisation, par sa privatisation ; par b) une mise en équivalence de tous les arguments qui les rabaissent à n’être plus que des opinions. Et donc que c’est cette hypothèse du régime de croissance qui va permettre de repolitiser la question du sens, en la désindividualisant.
    • Que nous ne pouvons espérer échapper à un tel régime qu’en allant installer nos analyses idéologiques et politiques dans ce que la permaculture appelle la « zone 5 ». Et comme le défend Virginie Maris à propos de « la part sauvage » de la nature, il y a un intérêt stratégique à s’y installer si on ne veut pas, à force d’adaptation aux adaptations qui s’enchaînent, se mettre à pratiquer ce qu’au départ on prétendait critiquer : la croissance, non pas comme économie ou comme monde, mais comme régime.
    • Qu’il n’est malheureusement pas du tout assuré que les décroissants même les plus fervents ne nagent pas eux-aussi dans ce milieu liquidateur de toute critique politique.

II. Le régime de croissance, en amont de l’économie de la croissance et de son monde

En quoi consiste le « régime de croissance » ?

Il s’agit de cette infrastructure anthropologique qui s’est installée au tournant de la modernité et qui a déjà reçu tant d’explications : le désenchantement du monde (Max Weber), la sortie de la religion (Marcel Gauchet), la fin des guerres de religions (Jean-Claude Michéa), la revendication sociale d’une bourgeoisie qui ne trouve pas sa place dans l’imaginaire des trois ordres de l’Ancien régime, la poussée démographique8, la querelle des Anciens et des modernes, l’émergence de l’ère de l’individu (Alain Renaut), les fondations de la Cité perverse (Dany-Robert Dufour), la révolution scientifique qui passe d’un monde clos à un univers infini (Alexandre Koyré), le processus de civilisation (Norbert Elias)…

Pourquoi valider le terme de « régime », plutôt que celui de « paradigme » ?

  • Parce que régime renvoie tout de suite à régime politique. Et si l’on veut définir la décroissance comme opposition politique, alors ce serait une category mistake que de la diriger contre une économie ou un monde.
  • Parce qu’historiquement, ce régime de croissance est celui qui remplace ce que l’on appelle l’Ancien Régime ; et qu’il constitue donc un Nouveau Régime. Nous allons voir qu’avec ce régime de croissance, on passe d’un monde théologico-politique à un monde atéléologico-politique. Quelles différences ?
    • On passe d’une société holiste à une société des individus : on peut même faire l’hypothèse que c’est sous l’impulsion de la bourgeoisie puisque dans les trois ordres de l’Ancien Régime, les bourgeois ne pouvaient pas trouver leur place puisqu’ils étaient riches comme ceux qui pugnant ou qui orant tout en étant qui laborant.
    • On passe d’une société structurée par les institutions de l’Église et de l’État (« l’État, c’est moi ») à une société structurée par les institutions du Marché et de l’État-Nation (l’État, c’est nous »).
    • On peut ainsi remarquer que l’ordre de l’Église est remplacé par celui du Marché. Mais là où la religion combinait une dimension horizontale (ekklesia) et une dimension verticale (descendante par la Révélation, et ascendante par la prière), le Marché n’est plus qu’une structure horizontale dont le modèle social devient le commerçant, l’homo œconomicus. On comprend mieux pourquoi aujourd’hui le Marché est comme une religion avec ses paradis (fiscaux), ses saints (grands patrons), ses fêtes (Black Friday), ses temples (de la consommation), ses prédicateurs (les influenceurs et influenceuses), sa messe (la publicité), son clergé (les économistes), ses fidèles (les consommateurs)…

Il me semble que l’on peut mettre aussi en avant le passage du binôme ancien du sacré et du profane au binôme moderne du public et du privé (et de l’intime). Bref, l’installation d’une infrastructure socioculturelle nommée libéralisme : c’est l’institution imaginaire de l’individu.

  • Le meilleur des mondes possibles devient celui qui permet à chaque individu de mieux poursuivre les objectifs et les valeurs qu’il a choisis de manière indépendante : la théorie idéologique de la main invisible et son anthropologie d’un humain réduit à l’homo œconomicus ne sont que la mise en application économique de la Théodicée de Leibniz (Harmonie préétablie et monadologie).

Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth (2020) Routledge, traduction française à paraître : Critique du régime de croissance (2024), Montréal, Liber.

  • « La croissance n’est pas une valeur parmi tant d’autres qui, miraculeusement, aurait acquis une hégémonie dans nos sociétés à travers une bataille idéologique et culturelle. Il s’agit plutôt d’un effet des composants structurels de l’ensemble social moderne. Elle manifeste à la fois l’éclatement des collectivités pré-modernes et la progressive émancipation des individus, les « particules sociales élémentaires » qui formaient ces dernières. Répétons-le, la tension vers la croissance est fondamentalement le résultat de l’individualisation. Même animée par les meilleures intentions, même armée de tous les outils (valeurs, idées, connaissances, conscience) pour terrasser l’entreprise de la croissance à outrance, toute tentative d’échapper au régime de la croissance qui ignore ou néglige la structure individualiste de la société moderne est vouée à l’échec » {page 47}.
  • « L’individualisation produit une nouvelle sphère publique. L’individu défie désormais le principe de la contrainte collective. Certes, il aspire à rencontrer les autres, mais en aval, seulement après la constitution de soi, présupposant ainsi un fondement contractuel et volontaire à l’ordre social, avec lequel il n’entretient pas un rapport organique et dont il se sent séparé. Dans ce sens, c’est l’institution imaginaire de l’individu qui fonde ce que nous appelons « société », par opposition à la simple « socialité » typique des communautés traditionnelles. La modernité tend progressivement à dissoudre les structures intermédiaires qui bloquent encore l’accès à l’universalité intégrale » {page 54}.

Pour expliciter ce régime de croissance, je propose maintenant trois temps : 1) expliquer le lien entre croissance, régime de croissance et individualisme ; 2) expliciter le lien entre croissance et dépense et 3) évoquer quelques effets de ce régime de croissance

1) Quelle est la promesse que le régime de croissance prétend faire à chaque individu ?

[Ce n’est pas parce qu’une promesse est faite qu’elle est tenue]

Le libéralisme – l’autre nom du régime de croissance – repose sur un nouveau contrat social entre les individus et les institutions :

  • Ces institutions sont le Marché (dont les agents sont les entreprises et les banques ; dont la boussole est le profit) et l’État (dont les agents sont l’administration et le système juridique ; dont la boussole est l’ordre public) : l’articulation entre ces deux institutions est assurée par le gouvernement qui mène une politique économique, c-à-dire les arbitrages et les budgets au nom d’une boussole : la croissance. Autrement dit ces institutions « libérales » ont pour fonction de « délivrer » (Aurélien Berlan, Terre et liberté, 2021, La Lenteur) les individus des contraintes matérielles et juridiques et elles prétendent le faire au nom d’une neutralité institutionnelle.
  • Du point de vue de l’individu, c’est d’abord et avant tout une conception libérale de la liberté, de la liberté individuelle pensée sur le modèle bourgeois de la propriété privée : si mon champ s’arrête là où commence celui du voisin, alors ma liberté s’arrête là où commence celle des autres. Autrement dit, ma liberté c’est ma propriété (au double sens de property ← cf. chez John Locke), mon enclosure, mon for intérieur, ma forteresse vide.

« Dans la modernité, la découverte du sens de la vie est l’affaire de chaque individu isolé. Le postulat est que chaque individu a le droit de mobiliser toutes les ressources nécessaires à cette fin. Au niveau de la société, cela se traduit par une exigence non négociable de croissance : seule la croissance économique peut satisfaire toutes les exigences de tous ces individus ne devant pas être limités ».

Giorgos Kallis, Federico Demaria et Giacomo D’Alisa dans leur Introduction à Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015), Le passager clandestin, p.40.

« La société moderne n’a peut-être pas de réponse à la question de savoir ce qu’est la bonne vie ou en quoi elle consiste, mais elle a une réponse très claire à la question de savoir quelles sont les conditions préalables pour vivre une bonne vie et ce qu’il faut faire pour les remplir. Sécuriser les ressources dont vous pourriez avoir besoin pour vivre votre rêve (quel qu’il soit) ! est devenu l’impératif rationnel dominant de la modernité ».

Harmut Rosa, « ‪Dynamic Stabilization, the Triple A. Approach to the Good Life, and the Resonance Conception‪ », Questions de communication, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 437-456.

En résumé, « dans le régime de croissance, le pouvoir politique qui officie est atéléologique et ne s’immisce pas dans les questions de la vie bonne, dans la mesure où la vie sociale est considérée comme le résultat non intentionnel de l’interaction entre les acteurs individuels. Ils sont souverains dans l’élaboration et la réalisation de leur propre existence. La politique n’a pour fonction que de préserver ou même de cultiver la vie biologique des citoyens, en même temps que de réguler administrativement leur libre circulation. Dans cette optique, la croissance n’est que le résultat et la traduction du principe moderne de neutralité institutionnelle ».

Onofrio Romano, Contre le régime de croissance {page 75}.

Cette promesse de croissance suppose une version dynamique de la liberté individuelle comme franchissement des limites ; comme ma liberté ne peut être limitée que par une autre liberté, alors la vie de chacun les uns avec les autres devient la lutte de chacun contre chacun, c’est-à-dire la concurrence libre et non faussée, la compétition généralisée9.

2) La décroissance peut-elle partager avec le régime de croissance une même conception de l’économie, définie par la rareté et la mise à l’écart de la question des surplus ?

[Référence toujours aux travaux d’Onofrio Romano, en référence aux analyses de George Bataille]

Il faut relever en effet une incohérence dans la prétention de beaucoup de décroissants à afficher un refus de la conception dominante de l’économie. Car là où les décroissants disent qu’il faut économiser les ressources énergétiques et matérielles, les partisans de la croissance définissent la science économique comme l’étude de la gestion par la société de ses ressources rares.

Comment en vient-on, que l’on soit partisan de la croissance ou de la décroissance, à définir l’économie par la rareté ?

C’est George Bataille, repris par Onofrio Romano, qui en propose l’explication la plus simple : c’est qu’il y a deux façons d’envisager l’économie, du point de vue particulier de l’individu ou du point de vue général.

  • Ce que dénonce Bataille, dans La part maudite (1949), c’est une erreur de perspective, celle qui a « l’habitude d’envisager l’intérêt général sur le mode de l’intérêt isolé »… « Ce besoin de croître, de porter la croissance aux limites du possible, est le fait des êtres isolés, il définit l’intérêt isolé. » (p.236). C’est pourquoi « la croissance peut être envisagée comme étant en principe le souci de l’individu isolé, qui n’en mesure pas les limites » (p.237).
  • A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général (p.81). Mieux, Bataille distingue entre l’intérêt « global » (qui n’est que « la multiplication aberrante de l’intérêt isolé ») et l’intérêt « général » : « Un point de vue général exige qu’en un temps et un lieu mal définis la croissance soit abandonnée, la richesse niée » (p.239).

Autrement dit, si l’économie de la décroissance doit rompre avec l’économie de croissance, elle doit commencer par changer de perspective et partir de l’abondance et non plus de la rareté : emprunter la voie méditerranéenne de la décroissance (G. Kallis, O. Romano, la MCD).

Ce changement de perspective passe par un rejet du régime de croissance puisque c’est lui par son libéralisme et son individualisme qui impose cette perspective.

Donnons un aperçu des effets de ce renversement :

  • C’est un renversement anthropologique qui renverse la question du sens de la vie : « les hommes assurent la subsistance ou évitent la souffrance non pas parce que ces fonctions produisent par elles-mêmes un résultat suffisant, mais pour accéder à la fonction insubordonnée de la dépense libre ».
  • Le poids de l’énergie excédentaire – et plus concrètement la production inévitable de surplus économiques – génère une angoisse qui détermine le destin sensé de l’humanité. Une fois la subsistance assurée, reste à affronter la question décisive des surplus.
  • Faut-il laisser cette question rester individuelle ou bien faut-il l’affronter collectivement ? C’est tout le sens de la proposition très générale et très politique portée par les coordinateurs du Vocabulaire quand ils écrivent dans leur Épilogue (p.432) : « Le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés ».

3) De quelques effets du régime de croissance

De quelques bonnes raisons de renverser le régime de croissance = de quelques renversements ou « chanvirements » (dans le rapport aux limites, dans les rapports entre individus et société, dans le rapport entre sobriété et dépense).

Décroître : réduire l’économie, décoloniser le monde, renverser un régime politique.

a) Horizontalisme (# horizontalité)

Pour une généalogie de sa critique on pourrait remonter à Tocqueville (et sa distinction entre égoïsme et individualisme), ou à Emile Durkheim (et sa crainte de l’anomie). En régime horizontaliste, une opinion ne renvoie qu’à la sphère privée. Toute tentative de convaincre l’autre et de le faire changer d’avis est vécue comme une violence : toute controverse est caricaturée en polémique. Tout conflit doit être évité et la confrontation des contradictions doit laisser place au seul relevé des différences. Tout face-à-face est vécu comme une agression, seul le côte-à-côte serait « bienveillant ». L’horizontalisme est ce dispositif qui permet de neutraliser toute discussion sur les faits et les valeurs, qui interdit de trancher, qui rend toute discussion indécidable, qui relativise tout fait par un « contrefait » et toute valeur par une contre-valeur. L’horizontalisme est un dispositif de verrouillage de la discussion qui dévalue toute valeur, qui défait tout fait, qui déconstruit toute construction. C’est dans le régime horizontaliste de croissance que les discussions font plouf ! L’horizontalisme n’est pas l’absence d’abus de pouvoir, il en est juste l’invisibilisation (Jo Freeman, La tyrannie de l’horizontalité, La tyrannie de l’absence de structure (1970).

b) Neutralisme (# impartialité)

Dans le régime neutraliste de croissance, la question de la société bonne ne devrait plus se poser et elle devrait se réduire à celle de la société juste, celle de l’équité, de l’égalité des chances, celle de la compétition généralisée, celle de la loi du commerce (pour qui l’argent n’a pas d’odeur). Ce rétrécissement s’est opéré sous la pression des théories libérales de la justice, toutes ces théories qui s’interdisent de hiérarchiser entre les différentes conceptions de la vie bonne, au nom de la neutralité caractéristique du régime horizontaliste de croissance. Tout au contraire, dans une société bonne (post-croissante) la justice consistera à s’assurer que tous ses membres disposent des biens et des services qu’il est dans leur intérêt de disposer, même s’ils ne font pas eux-mêmes le choix de les préférer à d’autres biens. C’est pourquoi  la décroissance politique devrait assumer a) qu’il existe des choix de vie qui sont aliénés, que des besoins peuvent être faux, et que pour une société, il est suicidaire – à la MCD, nous disons « sociocidaire » – de laisser de tels choix individuels saper les fondations communes de la vie sociale ; b) de cadrer les libertés individuelles dans les limites de ce qu’on pourrait appeler « liberté sociale » et à laquelle il faut accorder priorité.

c) Relativisme (# tolérance et discutabilité)

On sait depuis l’antiquité dénoncer la contradiction interne à tout relativisme puisqu’il prétend de façon absolue que « tout est relatif » ou que « l’homme est la mesure de toutes choses » (Protagoras). Mais le retour postmoderne de la sophistique n’en a cure et chacun peut aujourd’hui assister à l’invasion des infox et des vérités relatives.

d) Individualisme (# place de la personne dans la vie sociale).

A qui s’adresse le régime de croissance ? A des individus ! Je voudrais ici juste faire remarquer que dans une « société des individus », il serait trompeur de croire qu’il n’y a plus de commun. Il y a bien du commun mais un commun qui marche sur la tête, qui est un commun artificiel, fabriqué a posteriori, et non pas un commun a priori, préalable. Le commun a posteriori est l’effet de l’hétérogénéité, sauf qu’il ne peut y avoir hétérogénéité qu’à partir d’un commun a priori. En oubliant cela, le commun a posteriori ne peut être qu’un commun appauvri, réduit à la plus petite intersection d’éléments juxtaposés. Le défaut politique de ce commun rabougri, c’est de faire croire qu’il peut émerger à partir des opinions individuelles : pas de problème pour qu’à partir du commun, chacun reçoive sa part, en partage ; mais il faut arrêter de penser la société à partir des individus. C’est oublier qu’il ne peut y avoir des opinions privées qu’à partir d’un commun préalable. C’est comme pour le langage, une parole ne peut exprimer une opinion différente qu’en utilisant une langue commune. A contrario, un programme politique de décroissance se présentera comme une défense organisée des deux communs préalables qui sont les plateformes de toute vie humaine : la vie sociale et la vie naturelle.

e) Nominalisme (# réalisme)

De quoi le nominalisme est-il le nom ? D’une doctrine philosophique datant du XIVe siècle qui est la source des principales rivières en –isme qui alimentent idéologiquement la croissance, son monde et son régime : l’individualisme, le libéralisme, le contractualisme… De façon plus savante, il fournit le fondement ontologique de l’horizontalisme. Le nominalisme soutient que les seules réalités qui existent sont individuelles. Quand aux entités générales telles la Société, l’Homme, l’État, ce ne sont que des noms, qui existent mentalement mais pas dans la réalité. Appliquée à la sociologie, cette philosophie débouche sur l’« individualisme méthodologique » selon lequel les faits sociaux résultent de la seule combinaison des actions particulières. Dans sa forme la plus radicale, en économie, l’individu comme homo œconomicus  est réduit au calcul de ses intérêts : toute relation est un rapport de forces, l’interdépendance est concurrence. Ce que l’on peut reprocher au nominalisme, c’est de rester aveugle à ce qui dans une action humaine ne peut pas relever de sa seule volonté. L’individu nominaliste vit dans une bulle, réduisant les informations à des data. Cela donne nos sociétés d’aujourd’hui composées d’individus qui ignorent qu’ils vivent en société. Cela donne cette technophilie qui ne voit dans les outils et les machines que des moyens neutres pour réaliser les buts de leurs volontés toutes-puissantes et dont les espoirs affichés sont bien in fine de réussir à se débarrasser de toute matérialité, sociale (le métaversisme) et naturelle (le transhumanisme).

f) Activisme (# activité comme genre à la place du travail)

Le primat du teukein sur le legein (Cornelius Castoriadis, Mauro Magatti). Le problème est que la liberté individuelle de créer du sens conduit nécessairement à la multiplication des visions possibles : chacun est libre d’exprimer sa vision unique, mais personne ne peut prétendre la mettre en œuvre. Il s’agit là d’un paradoxe central : la modernité est l’époque où chacun est encouragé à partir à la recherche du « sens », mais où chacun est également empêché de le traduire dans une construction collective. Ainsi, la mise en œuvre de toute vision politique est structurellement empêchée par la primauté accordée aux individus dans la définition et la poursuite de leur propre idée du « bien ». Dans la modernité, la reconnaissance de la micro-liberté devient un veto à la grande liberté (collective) → Puisque le legein ne peut jamais être réalisé, le teukein tire sa légitimité de la force qu’il démontre « sur le terrain »10.

g) Naturalisme

Le grand partage entre nature et culture permet de se décharger des responsabilités sur le dos de la nature : et cela donne une décroissance impolitique, à reculons, pour les malgré nous. « Nous demandons à sa majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique », Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), p.111.

h) Opinionisme

C’est la réduction de ce que c’est que juger à sa plus faible portée : seulement opiner, et surtout pas évaluer (porter un jugement de valeur) et surtout pas trancher. Dans le régime horizontaliste de croissance, tous les jugements se valent puisque ce sont des opinions et personne n’est plus apte qu’un autre à trancher un différend. Seul le renvoi au Droit – qui apparaît alors comme le double du Marché dans le libéralisme – peut alors régler un conflit : d’où la judiciarisation de nos sociétés.

***

Et que serait un régime de décroissance ?

En définissant la décroissance comme opposition politique à la croissance, cela permet d’approfondir la critique contre la croissance en la dirigeant vers le régime de croissance : l’idée générale est d’avertir qu’une critique de la croissance qui en resterait à la croissance économique (la partie émergée) et son monde (la partie immergée) risque de ne jamais s’attaquer au dispositif institutionnel qu’est le régime de croissance (qui est le milieu dans lequel flotte l’iceberg). Le trajet de décroissance pourrait alors ne déboucher que sur un régime de croissance sans croissance (économique) : on ne peut rien imaginer de pire.

De ce régime de croissance, Onofrio Romano dit qu’il est une « forme ». Je ne cache pas que je ne suis pas certain que l’emploi de ce terme soit des plus éclairants11. Mais on voit ce que ce terme indique : un système qui articule des relations de pouvoir, de savoir et d’agir et qui constitue comme l’infrastructure à la fois anthropologique et institutionnelle qui permet à l’individu moderne de se penser comme « sujet ». C’est pourquoi on peut penser aussi au concept de « dispositif » que Giorgio Agamben reprend de Michel Foucault et qui est un « réseau »12.

Quoi qu’il en soit, ce régime de croissance repose sur la promotion (libérale) de l’individu. Et quand on comprend que l’individu est étymologiquement ce qui reste d’un processus de division (quand on ne peut plus diviser, il ne reste que l’indivisible, l’individu) alors on ne peut que s’inquiéter de l’emprise que le régime horizontaliste-individualiste de croissance exerce au sein même de la mouvance décroissante : car si la division a toujours pour but de permettre à la domination de continuer de régner, alors il y a bien peu de chance que ce soit à partir de l’individu que la rupture avec la croissance puisse s’enclencher.

Si l’individualisation moderne est un dispositif politique de division du Commun et donc de dépolitisation, alors la voie politique de la décroissance doit passer par une critique radicale de ce régime de croissance qui est 1) horizontaliste, 2) individualiste et 3) activiste :

  1. Quelles verticalités sans verticalisme (patriarcat, patronat, despotisme, patronage associatif, paternalisme…) ? Pour échapper à l’étau de la verticalité (descendante) qui dérive en verticalisme et de l’horizontalisme (qui est une dérive de l’horizontalité, qui était censée échapper au verticalisme), je prône une défense de la verticalité ascendante, par ce que j’appelle la pratique des savoirs remontants, c’est-à-dire la capacité par la discussion( et pas le débat) à résoudre collectivement des « problèmes » (au sens de John Dewey) en produisant des concepts et surtout des distinctions de concepts (histoire de faire de la philosophie une manière ascendante de penser plus qu’un discours académique).
  2. Quelles institutions ? La philosophie politique de la décroissance doit sortir des fables du « sans »13 et se réconcilier avec les « institutions » à partir du double héritage de la définition de Mauss et Fauconnet14 et de la dialectique de l’instituant et de l’institué (Cornelius Castoriadis).
  3. Quelles « matrices » ? j’appelle « matrices » des « schémas de transformation », et non pas des « propositions dont la liste ordonnée chronologiquement pourrait constituer un « programme ». Pour le moment, je crois avoir repéré trois matrices : la double autolimitation de l’espace du Commun, la part, et le lieu15. Ces « matrices » permettraient de transformer des modalités d’actions (définies par les coordonnées que je décris dans mon projet de cartographie systémique16 : X’ = M . X) en les ajustant à leurs contextes.

Annexes

Le coaching se nourrit-il, au fond, d’un sentiment de solitude des individus ?

« Leurs choix n’étant plus dictés ni par les prêtres et les pères, ni par les maîtres à penser incarnés par des figures politiques ou intellectuelles, les individus se retrouvent libres… Et donc seuls face à des décisions contingentes. C’est la contrepartie de la libéralisation des modes de vie. Nous sommes sommés d’être à la hauteur des attentes qui pèsent sur nous : être performants, toujours jeunes et souriants. Dans une société sans repère transcendant, chacun est responsable de sa vie et doit la réussir maintenant, parce qu’il n’y aura pas de deuxième chance. Privées des instances dispensatrices de sens que sont la religion, la famille, la patrie ou le parti, les personnes souffrent d’une carence du lien social. Dans ce contexte, le coach se présente comme un substitut au manque. Il répond au besoin d’être orienté, soutenu, compris et rassuré par un tiers qui donne du sens à ses choix. Mais il le fait sans imposer le détour de la culture livresque, en court-circuitant les médiations classiques de la philosophie, des sciences humaines ou de la littérature. C’est la promesse d’un épanouissement qui ne requiert pas d’effort intellectuel. »

Pierre Le Coz, « Le coaching répond aux aspirations d’un capitalisme à visage humain », Propos recueillis par Marion Rousset, Grands Dossiers de la revue SH, n° 73 – Décembre 2023-janvier-février 2024

« Je voudrais faire une série de remarques à propos du thème de l’égalité, qui sont à la fois simples, contradictoires et déplaisantes. Tout d’abord, à la différence de ceux qui parlent de la société qui devrait être, je me référerai plutôt aux expériences d’autogestion qui ont existé. En effet, je voudrais d’abord rappeler la dégradation extrêmement rapide de l’égalité dans toutes les expériences d’autogestion […]. Il est bien connu que la démocratie dans tous ces groupes est, en fait, un processus de sélection des chefs […]. Malgré la formation de leurs membres, malgré l’animation et toutes les démarches de pédagogie nouvelle, malgré toutes les règles pour empêcher l’institutionnalisation, cette répétition des rapports sociaux de la société plus vaste se reproduit, se refait continuellement. […] Cette première remarque me suggère un étonnement car, en face de ces échecs répétés de l’autogestion, on constate la surprenante permanence de l’idéal égalitaire. En fait, l’échec ne sert à rien car chaque génération reprend et revit le songe égalitaire et refait les mêmes discussions avec, naturellement, les changements de vocabulaire dus aux modes différentes et aux circonstances. »

Albert Meister, « Le songe égalitaire », Autogestions, n° 16, 1984, p. 13‑16.

III. Enregistrement vidéo de mon intervention

_____________________
Les notes et références
  1. Je ne refuse pas qu’il y ait des variations individuelles, je rappelle juste qu’elles ne peuvent avoir un sens que si et seulement si, au préalable, il y a un invariant commun. Ce n’est pas là un préjugé politique, c’est juste une condition épistémologique : et c’est pourquoi je peux fonder ce rappel sur les derniers livres d’Alain Testart, Principes de sociologie générale, I (2021, CNRS éditions, Avant-Propos) et de Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines (2023, La Découverte, p.26).
  2. Cette définition sert à répondre rapidement à la première des objections (pénibles) qui surgit tout aussi rapidement quand commence, à la fin d’une intervention publique, la volée des questions : « mais « décroissance » n’est pas le bon mot parce qu’il est négatif ». Il est alors aisé de faire une analogie avec la « décrue » ; et cela marche très bien aussi avec « décolonisation ». Ce sont d’ailleurs plus que des analogies, puisque la décroissance est bien une décrue (économique) et une décolonisation (des imaginaires) → Ce qui va renvoyer un peu plus loin à la partie émergée (la boussole économique) et la partie immergée (le « monde ») de l’iceberg de la croissance.
  3. « C’est un triple défi qui nous attend : comprendre en quoi le modèle économique de la croissance est une impasse (le rejet), dessiner les contours d’une économie de la post-croissance (le projet), et concevoir la décroissance comme transition pour y parvenir (le trajet) », dernier § de l’Introduction de Ralentir ou périr (2022), Seuil.
  4. Timothée Parrique, Ralentir ou subir (2023), Seuil, chapitre 6. « La décroissance est (1) une réduction de la production et de la consommation (2) afin de réduire les empreintes écologiques, (3) planifiée démocratiquement (4) d’une manière équitable (5) tout en garantissant le bien-être. »
  5. Nous devrions pourtant avoir tiré les leçons des limites politiques de ce type de critique quand on constate que la critique anticapitaliste classique est une critique tronquée qui, aveuglée par la prophétie des échecs, a été incapable de s’attaquer aux succès du capitalisme.
  6. Matthias Schmelzer, « Origins of the Growth Paradigm » (2018), The Annual Review of Environment and Resources, p. 294.
  7. Ce qui rapproche les partisans de la critique fonctionnelle et ceux de la décroissance inéluctable, c’est qu’ils ne dirigent pas prioritairement leurs critiques vers l’amont de l’économie de la croissance. Ils voient d’abord les effets qu’ils prédisent contradictoires. Aveuglés par leur prophétisme, ils se dispensent de remonter aux causes de l’hégémonie de la croissance économique. C’est ainsi qu’ils en arrivent à croire qu’il suffirait de réduire la production et la consommation pour se débarrasser de la croissance : c’est ainsi qu’ils croient guérir de la croissance alors qu’ils ne font qu’essayer de la soigner ; il n’est même pas certain qu’avec un tel manque de radicalité, ils puissent faire baisser la fièvre. Et c’est pourquoi beaucoup se contentent de mettre en avant qu’il faudrait changer d’indicateur, comme si en cassant le thermomètre, on faisait baisser la fièvre.
  8. Vers le XVIIe siècle, un changement fondamental se produit : grâce à l’augmentation de la production alimentaire et à l’amélioration des conditions générales d’hygiène, l’indice de mortalité diminue rapidement et la population commence à croître de façon spectaculaire.
  9. Cette compétition met en concurrence des individus définis comme des vendeurs et des acheteurs dont la seule morale est celle du prétendu « doux commerce ». Le travailleur devient un vendeur de sa force de travail ; le consommateur n’accède à la gratuité que s’il est le produit ; et même le citoyen n’est considéré comme un électeur qu’au regard de programmes structurés par le marketing politique et défendus par des « vendus » biberonnés au coaching.
  10. Pour saisir les impasses – l’impolitique – de ce repli sur l’action et le local du « ici et maintenant » : Moor (de) J., Marquardt J. (2023), « Deciding whether it’s too late: How climate activists coordinate alternative futures in a postapocalyptic present », Geoforum, vol. 138, 103666, [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2022.103666.
  11. Comme celui de « régime », celui de « forme » peut sembler emprunté au vocabulaire de la théorie de la régulation, qui a certes l’intérêt d’être une approche hétérodoxe de l’économie mais qui pour moi a le grand inconvénient d’en rester à une critique fonctionnelle du capitalisme, c’est-à-dire par ses crises internes et ses modes internes de régulation.
  12. AGAMBEN Giorgio, « Théorie des dispositifs », Po&sie, 2006/1 (N° 115), p. 25-33. DOI : 10.3917/poesi.115.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-25.htm
  13. J’évoque cette fable et sa critique dans mon intervention sur l’industrie, exposée à Ambert cette année.
  14. « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901.
  15. J’ai commencé à explorer cette piste politique lors de ma conférence du 2 avril de cette année.
  16. Michel Lepesant, « Pourquoi une cartographie systémique des trajectoires de décroissance », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 25 janvier 2024, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=344
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