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🖋 Michel GOYA
Militaire et historien français spécialisé dans l'analyse des conflits

LA VOIE DE L'ÉPÉE


▸ les 3 dernières parutions

14.12.2025 à 20:08

Les trumpettes de la renommée

Michel Goya

Texte intégral (2770 mots)

Donald Trump a probablement sa nouvelle guerre. C’est la troisième véritable de son nouveau mandat, ce qui est quand même beaucoup en onze mois, sans parler de celle qui continue toujours mais de manière désormais très discrète contre l’État islamique et Al-Qaïda. Elle commence dans les Caraïbes et c’est peut-être la plus délicate à mener.

Un art trumpien de la guerre

La première guerre a lieu, officiellement depuis janvier 2024, contre les Houthis au Yémen, afin de rétablir la liberté de navigation en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Malgré plus de 2 000 munitions lancées sur les Houthis, elle est toujours en cours. La seconde, fragmentée et assez limitée, a eu lieu contre l’Iran, d’abord en protégeant les emprises américaines en Irak contre les tirs des groupes Hashd al-Shaabi, puis en protégeant le ciel lors des deux phases de la guerre entre Israël et l’Iran, puis en frappant directement des cibles nucléaires iraniennes avec l’opération Midnight Hammer du 21 juin dernier. Les effets ont été plus décisifs contre les Iraniens que contre les Houthis, mais probablement temporaires.

Avec les opérations du premier mandat — frappes limitées contre la Syrie et l’Iran, et acceptation de la défaite en Afghanistan — on voit se dessiner un art trumpien de la guerre, ne rechignant absolument pas à l’emploi de la force pourvu que ce soit sans risque. Répugnant à toute opération de conquête et de contrôle, qui implique une action dans les zones de morts terrestres et donc l’acceptation de pertes, au profit de quelques raids clandestins et surtout de spectaculaires frappes à distance, la Trump War est faite de coups médiatisés, car l’effet perçu est aussi important pour lui que l’effet réel. C’est coûteux financièrement — les seules munitions lancées sur les Houthis ont coûté environ 5 milliards de dollars et Midnight Hammer a coûté 200 millions de dollars en une nuit — avec l’effet certain d’affaiblir l’ennemi et de calmer ses ardeurs, mais sans être forcément définitifs.

Notons qu’aucune de ces opérations n’a été approuvée préalablement par le Congrès. Donald Trump s’appuie sur sa qualité de Commander in Chief (article II de la Constitution), agissant pour protéger les forces américaines et la liberté de navigation, et en vertu des Authorization for Use of Military Force (AUMF) du Congrès de 2001 et 2002. Ces AUMF, sans limite de temps, autorisent le président des États-Unis à utiliser la force contre Al-Qaïda et les groupes affiliés partout dans le monde dans le premier cas, et à protéger les intérêts américains en Irak dans le second. Cette base et la pratique qui a suivi pendant vingt ans donnent de fait une très grande liberté au président des États-Unis, qui se contente de notifier a posteriori le Congrès et de l’informer des opérations afin d’éviter la violation formelle de la War Powers Resolution de 1973. On aurait ainsi pu se demander sérieusement sur quelle base juridique se fondait l’opération Midnight Hammer contre l’Iran (légitime défense ? protection ? lutte contre Al-Qaïda ou l’État islamique ?), tout comme l’élimination de Qassem Soleimani en 2020, mais les débats ont tourné court.

Nous voilà maintenant dans les eaux des Caraïbes, avec la première application de la nouvelle doctrine Monroe, que l’on ne manquera bientôt d’appeler « doctrine Trump », de reprise en main de la zone d’influence « naturelle » des États-Unis, du Groenland à la Terre de Feu. La méthode est originale puisqu’il s’agit d’abord d’y déployer une armada à 40 milliards de dollars, avec le groupe aéronaval le plus puissant du monde, un groupe amphibie et son corps d’assaut aéroterrestre des Marines (MEU), une escadre de six bâtiments de surface et deux sous-marins d’attaque avec, entre autres, une capacité de frappe de 250 missiles Tomahawk. Porto Rico a été transformé en porte-avions terrestre avec une force de frappe aérienne de 15 F‑35 A et B, trois Poseidon, six drones Reaper, des tankers, de la guerre électronique, des transporteurs lourds ou légers, plus deux « bomb wings » de B‑52H et B‑1B disponibles en Louisiane et au Texas. Bien entendu, les forces spéciales sont également là en nombre, y compris sur le territoire vénézuélien, représentant cependant, avec la MEU, les seuls moyens d’action au sol.

Ce sont des moyens gigantesques que peu de nations pourraient réunir, même en déployant la totalité de leurs forces armées, et tout cela pour quoi faire ? On ne le sait pas trop, sinon exercer une pression stratégique à destination du Venezuela, afin de dissuader le régime de Nicolás Maduro de toute « aventure » et de montrer au reste du monde qui est le patron dans la région.

Tropical Sicario

À un million de dollars par heure de fonctionnement, cela fait cependant un peu cher la démonstration de force. Autant que cela serve à quelque chose, comme par exemple détruire systématiquement toutes les embarcations de narcotrafic qui passent dans la zone d’action de cette opération baptisée Lance du Sud (Southern Spear), et non Bouclier du Sud. À ce jour, 23 de ces petits bateaux ont été détruits, provoquant la mort de 87 personnes et deux prisonniers, renvoyés chez eux par la suite.

En soi, l’emploi de moyens militaires — forces spéciales, clandestines, ou sociétés privées — contre les cartels de trafiquants de drogue n’est pas nouveau. Les Américains font du Sicario, pour reprendre le titre du film de Denis Villeneuve, depuis de nombreuses années, mais ne l’avouaient pas pour une raison très simple : tuer des gens sans procès et hors légitime défense est illégal en temps de paix.

La police et la guerre sont les deux emplois légitimes du monopole de l’emploi de la force, mais ce sont deux emplois qui obéissent à des règles de droit différentes. La principale différence est que, dans la police, on emploie la force contre des gens pour ce qu’ils font ou tentent de faire — des crimes ou délits — avec de fortes limitations, alors que, dans la guerre, on l’emploie pour ce qu’ils sont — des combattants au service d’une entité politique ennemie — et sans limitation tant que cela ne touche pas des civils. Les cartels n’étant pas des groupes politiques comme le sont les organisations djihadistes ou, à plus forte raison, des États, mais de purs criminels, leur traitement ne peut normalement pas relever de la guerre. On peut décider de faire comme à la guerre et de tuer leurs membres simplement pour ce qu’ils sont, mais cela devient mécaniquement des exécutions extrajudiciaires. Il faut donc le faire clandestinement, même si cela est déjà en contradiction avec les Executive Orders successifs des présidents Ford, Carter et Reagan interdisant l’assassinat par les services de l’État.

La nouveauté est que non seulement l’administration Trump ne se cache pas de tuer des narcotrafiquants, mais s’en vante même, justifiant cela par l’urgence de la lutte contre le fléau de la drogue, en particulier les ravages du fentanyl (qui vient plutôt du Mexique), qui tue plusieurs dizaines de milliers d’Américains chaque année. Bien évidemment, tous les JAG (juges-avocats généraux, qui jugent de la légalité des actions militaires) de la Terre se sont insurgés contre cette pratique, en particulier celui du Commandement Sud en charge de l’opération, estimant qu’il s’agissait là de pures exécutions extrajudiciaires pouvant amener devant des tribunaux tous les chefs militaires qui y auraient participé. Son chef, l’amiral Alvin Halsey, l’a approuvé tacitement en prenant prématurément sa retraite peu de temps après le déclenchement de l’opération.

Méprisant allègrement tous ces avis, l’administration Trump a quand même été obligée d’aller au-delà de l’excuse de l’urgence, peu crédible, en arguant de la légitime défense et surtout — et c’est cela qui est le plus inquiétant — en considérant qu’il s’agissait là d’une guerre. Déclarer la guerre, c’est désigner un ennemi politique sur lequel on va taper très fort. Là, l’ennemi désigné est le Cartel de los Soles, opportunément inscrit en novembre sur la liste des organisations terroristes étrangères (FTO), avec le Tren de Aragua, également vénézuélien, et le Sinaloa, mexicain. La qualification de « terroriste » est assez boiteuse en soi — une organisation ou un État n’est pas terroriste mais pratique éventuellement le terrorisme pour atteindre ses fins politiques — mais elle est assez forte pour diaboliser la cible et assez floue pour l’appliquer à qui l’on veut. On considère donc apparemment à Washington qu’il suffit de la coller à n’importe quoi pour en faire automatiquement un ennemi et donc agir contre lui dans le cadre des pratiques et du droit de la guerre. Et voici donc des criminels qualifiés de combattants irréguliers ennemis, à l’instar de djihadistes, et donc susceptibles d’être abattus à vue. On ne mesure pas encore bien tout ce que cette dérive peut engendrer.

Il est possible, heureusement, de relier le Cartel de los Soles au pouvoir à Caracas, les fameux soleils du cartel représentant les étoiles des généraux corrompus de la glorieuse Garde nationale bolivarienne. Nicolás Maduro lui-même a été inculpé pour trafic de drogue, « narco‑terrorisme » et conspiration en mars 2020 par le ministère de la Justice de la première administration Trump. On ne sait pas trop quels sont les liens réels du pouvoir avec le trafic de cocaïne, l’armée vénézuélienne ayant combattu activement le redoutable cartel Tren de Aragua, également sur la liste des organisations narco‑terroristes ennemies des États-Unis, et dont Donald Trump prétend que Maduro est le chef. Notons que la simple accusation d’appartenir au Tren de Aragua suffit pour arrêter, détenir et expulser des centaines de citoyens vénézuéliens, sans avoir à fournir de preuve de cette affiliation. Encore un phénomène inédit.

Le pouvoir est au bout du fusil

On a peu de mal maintenant à déterminer l’avenir de l’étrange opération Southern Spear. Il est clair que cette opération à un million de dollars de l’heure lorsque rien ne se passe — et bien plus dès que l’on commence à s’activer et à tirer — ne peut pas durer éternellement, d’autant plus que ses effets sont faibles. La destruction à grand frais de quelques embarcations ne changera pas grand-chose au fléau de la drogue, d’autant plus qu’en les médiatisant pour se valoriser, on risque aussi les faux pas. Le général Tracqui, paix à son âme, avait imaginé en 1993 le concept de « caporal stratégique », l’idée que, dans un environnement médiatisé, la connerie d’un seul caporal pouvait mettre dans l’embarras toute une opération militaire. On connaît aussi le « ministre tactique », qui se mêle de donner des ordres aux unités au contact, avec le risque, là encore, de la connerie, comme lorsqu’on apprend que Pete Hegseth a ordonné une deuxième frappe pour tuer les survivants impuissants d’une première frappe, incontestable crime au sein d’un combat lui-même très contestable. On commence à comprendre pourquoi les combats contestables doivent rester clandestins.

Et puis, les cibles ont une fâcheuse tendance à s’adapter. Que se passera-t-il lorsque les go-fast ou les lanchas auront systématiquement des innocents otages à bord ? Pourra-t-on les réduire en miettes de la même façon ? Que se passera-t-il surtout lorsque les trafiquants utiliseront d’autres routes ? Le combat à distance a les mêmes avantages et les mêmes limites dans ce contexte que, par exemple, dans la lutte contre les Houthis : on peut affaiblir l’adversaire en se félicitant de ne pas avoir de pertes, mais jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que cela coûte aussi des milliards de dollars sans obtenir de résultat décisif. À cet égard, l’action des soldats clandestins sur le terrain, comme dans le roman Danger immédiat de Tom Clancy (1989), est encore une fois sans doute plus risquée mais sans doute plus efficace, sans être suffisante. Mais peut-être que Southern Spear est avant tout une opération spectacle à destination du public américain.

Si la cible est en fait plutôt le régime de Nicolás Maduro, en espérant sa fin, on ne voit pas très bien cette fois en quoi ces ronds dans l’eau de gros navires et ces explosions de petites embarcations peuvent l’accélérer. Les Américains imposent des sanctions économiques croissantes au Venezuela depuis 2015, en particulier sur le commerce du pétrole depuis 2019. Ils s’attaquent maintenant aux navires fantômes qui permettent au Venezuela de continuer ses exportations discrètement. On espère peut-être que l’étranglement économique provoquera une révolution. C’est un vœu pieux pour l’instant. Les sanctions économiques n’ont jamais suffi, en soi, à provoquer une révolution.

Reste l’action militaire, mais là on bute sur le modèle trumpien de la guerre. Quand on n’a qu’un marteau comme outil, et qu’on ne veut pas utiliser autre chose, on ne voit que des clous. Si l’on peut modifier un comportement politique ennemi uniquement par une campagne aérienne, on ne sait pas comment mettre à bas un régime uniquement de cette façon. Le pouvoir est au bout du fusil, pour reprendre une formule célèbre, pas au bout des bombes guidées. Il faudra des hommes armés pour marcher sur le Palacio de Miraflores, si possible vénézuéliens. À défaut, Américains, comme lors de l’opération Just Cause en décembre 1989 à Panama City, pour mettre hors d’état de nuire le président Manuel Noriega, avec des chefs d’accusation assez proches de ceux à l’encontre de Nicolás Maduro, et laisser le déroulement démocratique bloqué du pays reprendre normalement. Il faudrait cependant prendre des risques humains, or Donald Trump ne prend pas beaucoup de risques.

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03.12.2025 à 14:51

Le service militaire « en même temps » volontaire

Michel Goya

Texte intégral (2353 mots)

Voici donc le retour en vrai du service militaire. Pendant au moins une quinzaine d’années, des hommes et des femmes qui, souvent, ne s’étaient jamais portés volontaires pour le faire ou avaient tout fait pour l’esquiver, croyaient avoir enfin trouvé avec le service national la pierre philosophale qui permettait de « faire France » et de résoudre nos problèmes de société. C’est dans cet esprit qu’Emmanuel Macron proposait déjà plus concrètement son retour dès 2017. Le contenu du projet – un service national civique à contenu militaire – n’était pas inintéressant, mais le projet était trop flou et en réalité trop impraticable. On l’a donc transformé en stage civique pour adolescents baptisé Service national universel, qui s’est avéré tout aussi flou et impraticable.

Tout le monde prenait soin, à l’époque et dans tous les camps politiques, d’éviter de rappeler que le service militaire, même baptisé « national », était d’abord destiné à préparer et à faire éventuellement la guerre. Cela tombait bien : on n’y croyait plus, ou plus exactement on ne se rendait pas compte qu’on la faisait en permanence. La « vraie guerre », c’est quand le pays est attaqué et envahi par un pays voisin et défendu par une armée de conscrits mobilisés. Le reste, les 19 petites guerres que l’on a menées depuis 1961 contre des États lointains ou, plus souvent encore, contre des organisations armées, ce n’était pas la vraie guerre, ce n’étaient que de petites expéditions lointaines. Quant aux autres missions sans ennemis, de stabilisation, d’interposition, d’évacuation, etc., c’était encore moins la vraie guerre puisqu’il y avait souvent le mot « paix » dedans. Peu importe que des soldats français y soient tués ou blessés par milliers, c’étaient des professionnels ou des « volontaires service long » prolongeant leur service national de quelques mois. Les « familles pouvaient se rassurer », pour reprendre l’expression d’un ministre un jour de 1970 après la mort de 12 d’entre eux au Tchad : « ce n’étaient pas des appelés », pas de vrais enfants de la France et pas tombés dans une vraie guerre.

Et puis, la Russie a décidé d’attaquer pour la cinquième fois un pays voisin en quatorze ans, dont l’Ukraine pour la quatrième fois après l’invasion de la Crimée en février 2014 et les deux offensives totalement méconnues car habilement camouflées d’août 2014 et février 2015 dans le Donbass. Il était difficile de ne pas le voir cette fois, car l’attaque était menée à très grande échelle, avec tous les critères de la « vraie guerre ». L’Ukraine y résistait en grande partie grâce à son armée de conscription et à ses nombreux réservistes, seuls moyens de disposer de la masse nécessaire pour faire face à l’armée russe.

Plusieurs États le long du nouveau rideau de fer se sont alors dit qu’un dirigeant qui avait déjà attaqué cinq fois ses voisins, plus la répression de la Tchétchénie et quelques autres interventions en Syrie ou en Afrique, pouvait envisager de le faire une sixième fois. Ils ont alors redécouvert l’utilité militaire du service national, seul moyen pour ces petits pays de se transformer de grenouilles en taureaux en cas de menace.

L’idée du service national est donc aussi revenue à la charge dans la tête d’Emmanuel Macron, comme en Allemagne d’ailleurs, toujours dans l’optique d’accroître la résilience de la nation, mais cette fois de renforcer aussi les armées. Fini l’action civique, place à un service militaire pur, ce qui aura au moins le mérite de le voir géré par le seul ministère des Armées et donc d’être sûr que les ordres du chef de l’État seront suivis d’effets.

Emmanuel Macron a cependant reculé devant deux écueils : le service universel obligatoire et l’engagement des appelés au loin. Dans le premier cas, et au passage le seul moyen d’avoir peut-être le brassage social tant vanté, l’investissement était colossal puisque l’on parle d’une population de 600 à 700 000 jeunes hommes et femmes d’une classe d’âge à gérer, c’est-à-dire loger, nourrir, former, entraîner et peut-être surtout encadrer et équiper, sans avoir jamais anticipé un jour qu’on aurait peut-être à le faire. À cet investissement énorme, peu compatible avec les temps budgétaires qui courent, et les contestations probables, peu compatibles avec l’état politique du pays, le président de la République a préféré le principe du volontariat, infiniment plus acceptable à tous points de vue.

Le deuxième écueil est celui de l’engagement au loin. Depuis la désastreuse expédition de Madagascar en 1895, où des milliers de conscrits français étaient morts de maladies (inspirant peut-être la fin de La Guerre des mondes d’H. G. Wells), on n’envoie plus d’appelés en « opérations extérieures », hors conflits mondiaux et guerre d’Algérie. Le problème est que, depuis 1990 et la guerre contre l’Irak, on a compris que tout engagement majeur à haute intensité se ferait, pour la première fois de notre histoire et sans doute pour longtemps, uniquement loin de nos frontières. À l’époque, François Mitterrand avait tranché en faveur du « protocole Madagascar » : pas d’appelés en Arabie Saoudite. On avait donc fait feu de tout bois pour réunir 16 000 soldats professionnels, soit trois fois moins que les Britanniques et trente fois moins que les Américains.

C’est fondamentalement pour résoudre ce problème tout en respectant le « protocole Madagascar » que Jacques Chirac a décidé de la professionnalisation complète des armées en 1995 et, par voie de conséquence, de la suspension du service national. On estimait à l’époque que, pour être sérieuse, la France devait être capable de déployer 60 000 soldats en 2015. Mais, comme la France n’était pas sérieuse et n’hésitait pas à réduire ses moyens militaires sans anticiper une seule seconde qu’il faudrait peut-être un jour remonter en puissance, on se retrouvait en 2015 avec une capacité de projection de 15 000 soldats, soit un retour au point de départ. Ce n’est d’ailleurs pas tant un problème d’hommes et de femmes disponibles que d’équipements. Dans un monde normal, les sept brigades (dont une franco-allemande) interarmes et la brigade d’aérocombat (hélicoptères) devraient être capables de partir immédiatement complètes et toutes équipées au combat, comme c’était le cas jusqu’à la fin des années 1980. Ce n’est plus le cas, puisqu’on ne peut plus toutes les équiper complètement et simultanément. Au mieux, deux brigades pourraient être déployées en permanence en renfort en Europe orientale. On est très loin du corps d’armée que l’on avait en permanence en République fédérale allemande, renforçable très vite par deux autres et par la Force d’action rapide. Même si l’armée russe n’est pas l’armée soviétique, on est très loin d’avoir la masse critique suffisante pour contribuer à la dissuader d’attaquer un pays allié ou simplement pour être à la hauteur du « rang de la France ». Quand on joue à la grande puissance, il faut avoir des moyens de grande puissance.

Emmanuel Macron a tranché : les appelés volontaires ne seront pas engagés à l’étranger. Ils ne pourront même pas, et c’est dommage pour eux, servir sur des bâtiments de la Marine nationale puisque ceux-ci doivent faire escale à l’étranger. Dès lors, on ne voit plus très bien l’intérêt du projet. S’il s’agit de faire participer la jeunesse de France à la défense de sa nation, faut-il rappeler qu’un peu plus de 20 000 jeunes s’engagent déjà chaque année dans les forces armées, auxquels il faut ajouter environ 7 500 volontaires – déjà – pour le service militaire volontaire ou adapté, et bien sûr ceux qui souscrivent un contrat de réserviste opérationnel. On ne voit d’ailleurs pas très bien ce qui va différencier un jeune volontaire pour le service militaire de dix mois d’un jeune volontaire à l’engagement, par exemple pour un contrat minimum de deux ans dans l’armée de Terre. Ce dernier sera mieux payé et pourra partir en opérations extérieures, ce qui n’est pas considéré comme une punition mais souvent l’intérêt premier du métier. Il aura même la possibilité, si cela ne l’intéresse finalement pas, de se rétracter dans les six premiers mois de contrat, ce qui n’est pas sûr pour un appelé volontaire qui se découvrirait finalement moins volontaire pendant les difficultés de la formation initiale. L’engagé volontaire devra certes assurer un contrat de service plus long, mais si l’on décidait de réduire les contrats à un minimum d’un an, on ne voit définitivement plus pourquoi un jeune intéressé par le service des armes de la France choisirait plutôt d’être volontaire appelé plutôt que volontaire engagé.

Au bout du compte, il est probable malgré tout que l’on trouvera les quelques milliers de volontaires que l’on espère dans les années à venir. Ces volontaires ne nécessiteront pas un investissement majeur de la part des armées et seront finalement intégrés dans les bases et les régiments. Ils contribueront aux missions de soutien des corps de troupe, dans les cuisines par exemple, à l’opération Sentinelle et aux missions de garde des enceintes militaires, pas forcément les missions les plus exaltantes. Certains experts, comme des interprètes ou des programmeurs informatiques, pourront rejoindre certains organismes spécialisés. Tout cela n’est pas inutile mais d’un apport assez marginal, en dessous d’un seuil critique disons de 20 000 volontaires. Avec toutes les formules de volontariat déjà existantes – engagés, réservistes opérationnels (RO 1), apprentis, aspirants –, on a déjà 30 000 Français qui acceptent volontairement chaque année de porter l’uniforme pour des durées variables. On entend parfois comme argument que le nouveau service militaire serait l’occasion de servir la défense de la France pour les jeunes qui le souhaitent, mais les 30 000 qui deviennent volontairement soldats chaque année viennent d’où alors ? S’il s’agit de tester la jeunesse, eh bien le test a déjà lieu tous les ans, et il est réussi. Pourquoi, d’un seul coup, y en aurait-il 20 000 de plus – sans parler des 42 000 que l’on ambitionne (hors apprentis SMV/SMA) dans dix ans – pour finalement faire quelque chose de moins intéressant pour eux ? Autant augmenter directement le nombre d’engagés volontaires ou de réservistes opérationnels, ce sera plus directement utile.

À l’issue de leur service de dix mois, ceux qui n’auront pas décidé de continuer l’aventure en s’engageant ou en rejoignant la réserve opérationnelle n° 1 rejoindront automatiquement la réserve opérationnelle n° 2. Le principe de la RO2 est que tous ceux qui ont porté l’uniforme peuvent être rappelés en cas de besoin pendant cinq ans après leur fin de service. Sur le papier, cela permet une réserve massive et passive d’environ 100 000 hommes et femmes (environ 20 000 quittent l’institution militaire chaque année), auxquels s’ajouteront donc les nouveaux appelés. Dans les faits, comme rien n’est organisé, cette réserve ne sert pas à grand-chose.

Au bilan, pour augmenter cette capacité de projection, il faut donc d’abord se rééquiper, puis augmenter le nombre de nos soldats professionnels, puisque l’on ne veut pas en envoyer d’autres, et enfin ne pas hésiter, comme dans d’autres nations, à engager en opération extérieure nos réservistes opérationnels 1, y compris dans de véritables unités de combat, ce qui suppose là encore un investissement matériel et quelques ruptures psychologiques. L’apport des quelques milliers d’appelés, a priori sans équipements lourds et qui ne bougeront pas du territoire national, ne contribuera que très indirectement, et en fait très peu, à renforcer cette capacité de projection, de la même façon que cela ne contribuera « en même temps » que très peu à la cohésion nationale. Finalement, beaucoup de bruit pour probablement peu d’effets.

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12.11.2025 à 20:06

Le jour d’après la grande attaque

Michel Goya

Texte intégral (1909 mots)
Publié le 25 octobre 2015


C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir. 


Cette grande attaque, sous la forme d’un commando venant de Libye ou de Syrie éclatant en cellules autonomes de massacre au cœur de Marseille ou d’une équipe de snipers frappant les foules parisiennes une nuit du Nouvel An… ou tout autre procédé pourvu qu’il soit stupéfiant, sera sans doute finalement bien traitée, c’est-à-dire contenue et réprimée, par les services de police. Le dispositif de l’opération Sentinelle, aura peut-être même cette fois une autre utilité que psychologique. Cela limitera les effets, mais n’empêchera pas des dizaines, voire des centaines, de victimes et un immense choc. Tout cela a été parfaitement décrit par ailleurs, en particulier ici et ici.


Il reste à savoir ce qui se passera le jour d’après. Quelle sera la réponse à ce qui, bien plus qu’en janvier, ressemblera vraiment aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? La France faisant partie des ennemis privilégiés de plusieurs organisations djihadistes, il est probable que tout cela a déjà été anticipé. Les discours forts sont déjà écrits, les actions diplomatiques, les plans de mobilisation des forces de réserve, ainsi que les plans d’engagement des forces déjà prêts pour vaincre l’ennemi…


C’est de l’ironie. Il est probable qu’il n’en est rien. S’il y a bien un message que la France a envoyé après les attentats de janvier c’est bien qu’elle avait été surprise et qu’elle le serait encore plus en cas événements particulièrement graves. Car il ne faut pas confondre les réactions qui ont suivi, le déploiement précipité des militaires dans les rues de métropole comme on injecte une forte dose d’antidépresseur, la légère inflexion dans la réduction des budgets et des effectifs, l’engagement momentané du groupe aéronaval dans le Golfe, la nième loi sur la sécurité, comme des signes d’une réelle stratégie. Une stratégie suppose en effet la définition d’un chemin vers la victoire et la fin de la guerre, et ce chemin on ne le voit guère. Pourtant, quand on cumule tous les moyens engagés dans la « guerre » annoncée par le Premier ministre en janvier, nous sommes au niveau de l’« engagement majeur » (une expression pour justement éviter le mot « guerre ») prévu par le Livre blanc de 2013 et certainement contre l’ennemi prévu par ce même document, tout simplement parce qu’il n’y en a aucun (juste toujours la même liste de menaces). La confusion n’est d’ailleurs toujours pas dissipée, le même Premier ministre qui déclarait la « guerre » annonce maintenant de fait des actions de « police » en Syrie.


L’épée est donc déjà sortie, mais pour quel effet ? Nous avons engagé deux brigades dans les rues de métropole afin de rassurer un peu les Français, nous tentons d’endiguer les organisations armées nord-africaines avec 3 000 hommes et quelques aéronefs en limite d’un sous-continent très fragile et de la taille de l’Europe. Quant à nos 12 avions de combat au Proche-Orient, ils réalisent 3 % d’une campagne de frappes qui n’obtient que des résultats mitigés contre l’État islamique. Le moins que l’on peut dire est que vu de Raqqa notre contre-djihad manque singulièrement de punch et nous sommes pourtant à notre maximum.


Quelle sera alors la réponse stratégique si un commando de l’État islamique ou d’al-Mourabitoune parvient à tuer d’un seul coup à tuer autant de civils que le Lashkar-e-Toiba à Mumbai en 2008, soit dix fois plus qu’à Paris en janvier dernier ?


Il faudra alors d’abord expliquer aux Français, pourquoi dans ce pays qui produit 2 200 milliards d’euros de richesse chaque année, l’État a la plus grande difficulté à en dégager 62 (99 si on avait continué le même effort qu’en 1990) pour assurer ses missions régaliennes, celles qui assurent la sécurité des Français avec une armée, une police, un système judiciaire et pénitentiaire, une diplomatie. Pire encore, il faudra expliquer pourquoi on a diminué en permanence ces moyens, pourquoi on a baissé la garde alors qu’on ne cessait de dire, y compris dans les documents officiels, que le monde qui nous entourait était toujours plus dangereux. Il sera alors difficile à la même classe politique qui a initié et organisé cette baisse de la garde depuis plus de vingt ans de persuader qu’elle est capable de porter le fer avec fermeté et efficacité contre l’ennemi. Que ceux qui ont provoqué le phénomène avec légèreté soient en mesure de le traiter avec gravité. Que ceux qui ont invoqué des contraintes extérieures pour ne pas agir, notamment européennes, soit capables d’un seul coup de s’y soustraire. Que ceux qui faisaient des affaires avec les monarchies du Golfe, y compris un ancien président de la République et un ancien chef d’état-major des armées, n’ont pas fermé les yeux sur leur prosélytisme salafiste dévastateur.


La grande attaque sera peut-être le coup grâce, non pas de la France qui a résisté à bien plus, mais d’une certaine France. Le balancier permanent entre l’ouverture et la sécurité, pour l’instant oscillant, basculera largement du côté cette dernière dans un pays à cran. Les conséquences politiques internes en seront sans doute considérables, en particulier en période électorale. Les conséquences sociétales le seraient aussi, ce serait d’ailleurs peut-être un des objectifs de l’attaque. Il faudra gérer la crise autrement que par des slogans, des numéros verts et la désignation de « référents » antiracistes. Il faudra gérer des colères de tous côtés et on ne voit pas très bien comment cela évoluera.


Il y aura des conséquences aussi sur la vie internationale. Il sera difficile de ne pas réagir autrement que par des gestes symboliques ou de faible volume. Le problème est que nous n’avons pas vraiment les moyens de vaincre seuls une grande organisation armée comme l’État islamique. Non seulement nous avons réduit notre effort budgétaire, mais, en nous contentant de gérer, difficilement, le modèle de forces hérité de la guerre froide, et en raisonnant en termes de listes de menaces (« le terrorisme ») au lieu d’ennemis sur lequel nous modeler, nous avons un outil de défense apte à tout, mais bon à ne vaincre aucun ennemi un peu important. À cet égard, la victoire au Mali ne doit pas faire illusion. Non seulement les groupes ennemis sur place ne disposaient que de 3 000 hommes et si nous avons détruit leurs bases locales, nous ne les avons pas vaincus définitivement. Le combat continuait d’ailleurs, avant que nous décidions de nous en prendre aussi à l’État islamique, au moins vingt fois plus important en effectifs. Au final, nous tenterons bien des choses, mais avec des moyens insuffisants en attendant, il faut l’espérer, ceux de la mobilisation, mais qui viendront des années plus tard. En attendant, il faudra faire preuve d’intelligence, de ruse, et mener aussi une guerre implacable avec des moyens limités. On ne sent pas cependant l’imagination au pouvoir pour l’instant. 


La direction de la France est aujourd’hui dans un entre-deux, en paix, mais déjà — à force de petites réactions — dans un « engagement majeur », inhibée devant la qualification de l’ennemi (toujours « terroristes » jamais « djihadistes »), bloquée même devant la notion même d’ennemi préférant parler de criminels, coincée devant le mot « guerre » tel un gouvernement de 1939, soucieuse de ne pas déplaire à ses gros clients, acceptant — malgré les événements — la dégradation de ses instruments de puissance, s’avouant impuissante à trouver des moyens supplémentaires pour protéger les Français (sa mission première). 


Ce brouillard ne durera pas. La grande attaque sera une épreuve terrible, mais elle soulèvera le couvercle et permettra de constater, comme le chat de Schrödinger, si nous sommes encore vivants ou déjà morts.

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