LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE Une Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

20.10.2025 à 16:10

John Singer Sargent et la mode : le peintre américain qui fit briller les soies et les satins

Serena Dyer, Associate Professor, Fashion History, De Montfort University

Un an avant l’expo « John Singer Sargent. Éblouir Paris » au musée d’Orsay, la Tate Britain a mis à l’honneur l’amour du peintre américain pour la mode.
Texte intégral (1323 mots)
_Portrait de Mme ***, dite aussi Madame X_ (1884), pièce maîtresse des expositions londonienne et parisienne. Metropolitan Museum, CC BY

Avant que le musée d’Orsay (Paris) organise son exposition « John Singer Sargent. Éblouir Paris » (jusqu’au 11 janvier 2026), un autre événement avait mis le peintre américain à l’honneur. L’exposition « Sargent and Fashion », à Londres, avait permis en 2024 de redécouvrir le travail de cet amoureux des vêtements. L’historienne de la mode Serena Dyer l’avait alors chroniquée pour « The Conversation UK ». En voici une version traduite en français.


En tant qu’historienne de la mode, je repars toujours des musées avec l’appareil photo saturé d’images de vêtements plutôt que de visages. Je reste fascinée par la manière dont un peintre parvient à saisir les reflets changeants d’une soie bruissante ou la lumière dansante sur des bijoux étincelants.

Dans le monde de la critique d’art, la mode en peinture reste pourtant souvent méprisée. L’exposition « Sargent and Fashion » qui se tenait à la Tate Britain en 2024 a été critiquée pour ses « toiles encombrées de vieux habits » ou son « déferlement de mièvrerie ». Ces jugements révèlent des idées reçues persistantes : la mode serait frivole, secondaire, indigne d’un véritable sujet artistique.

Cette exposition, coproduite par la Tate et le Museum of Fine Arts de Boston, s’attache au contraire à corriger cette vision dépassée et réductrice. Sargent ne serait pas Sargent sans son rapport intime à la mode. Le parcours nous invite à considérer que sa virtuosité du pinceau allait de pair avec une véritable maîtrise des étoffes, des aiguilles et des épingles.

Les élégantes victoriennes qu’il peignait avaient d’ailleurs bien compris le pouvoir que leur donnaient leurs vêtements. En 1878, l’écrivaine Margaret Oliphant remarquait déjà :

« Il existe désormais une classe de femmes qui s’habillent d’après les tableaux, et qui, en achetant une robe, demandent : “Est-ce que ça se peindra bien ?” »

Art et mode étaient alors intimement liés, et la modernité, le dynamisme et la pertinence culturelle de la mode s’expriment dans chaque coup de pinceau de John Singer Sargent (1856-1925).

Sargent, styliste avant l’heure

Dès la première salle, on a l’impression d’entrer dans un salon mondain. Le visiteur est accueilli par le portrait d’Aline de Rothschild, Lady Sassoon (1907). Drapée dans une spectaculaire fantaisie de taffetas noir, son visage émerge d’un tourbillon d’ombre, irradiant sous le velours sombre de sa cape d’opéra. Même si, en tant qu’historienne de la mode, je choisis mes tenues avec soin, mais je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir affreusement mal habillée face à tant d’éclat.

Mais sans doute est-ce parce que je ne dispose pas d’un John Singer Sargent comme directeur artistique. Car l’exposition le montre autant peintre que styliste. Il maniait les pinceaux, certes, mais aussi les épingles, modelant les tissus autour de ses modèles pour créer des formes vertigineuses. Les commissaires le comparent d’ailleurs à un directeur artistique de séance photo : ses portraits ne reproduisent pas la mode de son époque, ils construisent sa propre vision esthétique.

La cape de Lady Sassoon, exposée à proximité, en est la preuve. Datée de 1895, elle précède le tableau d’une décennie. Entre ses mains, ce vêtement ancien devient, par un savant jeu de drapés et d’épingles, une image saisissante de modernité.

Tout au long du parcours, les tableaux dialoguent avec des caricatures d’époque moquant la mode, des photographies des modèles dans leur vie quotidienne, ou encore des pièces textiles et accessoires ayant servi à la composition des œuvres.

Les femmes qu’on ne voit pas

Si le rôle de John Singer Sargent comme peintre et styliste est omniprésent, celui des créateurs et créatrices de ces vêtements – souvent des femmes modestes – reste dans l’ombre. À part un court panneau consacré à Charles Frederick Worth, figure surestimée de la couture du XIXe siècle, peu d’hommages sont rendus aux mains qui ont coupé, épinglé et cousu ces merveilles. La plupart des pièces exposées portent la mention « créateur inconnu ».

L’une de ces créatrices est cependant mise en avant : Adele Meyer, dont Sargent a peint le portrait en 1896. Femme élégante et militante, Meyer fut aussi une défenseure des droits des ouvrières du vêtement. Avec Clementina Black, elle publia en 1909 Makers of our Clothes : A Case for Trade Boards, enquête pionnière sur les conditions de travail dans les ateliers de couture.

Le livre est exposé à côté du tableau, quelque peu éclipsé par le rayonnement du portrait. Cette mise en scène rappelle – plus qu’elle ne dénonce – combien la beauté de la mode a souvent invisibilisé le labeur de celles qui la produisent.

Une exposition discrètement féministe

L’exposition interroge aussi, avec subtilité, les rapports de pouvoir. Dans les livres d’art et les catalogues d’exposition, les modèles de John Singer Sargent sont le plus souvent désignées par le nom de leur mari.

Mary Louisa Cushing devient « Mrs Edward Darley Boit », Mathilde Seligman « Mrs Leopold Hirsch ». Suivant l’étiquette victorienne, ces femmes perdent leur identité propre pour n’exister qu’à travers celle de leur époux.

Les commissaires ont pris le parti – subversif en apparence, mais en réalité légitime – d’associer à chaque titre officiel le nom de jeune fille du modèle. Un détail discret, sans doute imperceptible pour la majorité des visiteurs, mais essentiel pour redonner leur individualité à ces femmes.

Au final, cette exposition ne bouleverse pas l’histoire de la mode, mais elle avance dans la bonne direction. L’opportunité de voir ou revoir le célèbre portrait de Madame X, qui représente la mondaine Virginie Amélie Avegno Gautreau dans sa robe noire – un tableau qui a fait scandale à l’époque – a certainement attiré les foules. Mais l’exposition nous rappelle surtout une vérité subtile : si Sargent a su devenir un grand peintre, c’est parce qu’il fut d’abord un immense styliste.

The Conversation

Serena Dyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

19.10.2025 à 15:47

Quand l’IA tue la littérature

Stéphanie Parmentier, Chargée d'enseignement à Aix-Marseille Université (amU), docteure qualifiée en littérature française et en SIC et professeure documentaliste. Chercheuse rattachée à l'IMSIC et au CIELAM, Aix-Marseille Université (AMU)

À l’ère numérique, le pouvoir des lecteurs n’a jamais été aussi grand. Mais l’arrivée de l’IA dans le monde de l’édition pourrait bien déstabiliser notre rapport au livre.
Texte intégral (2427 mots)
Les textes générés par l’IA ne laissent pas les lecteurs indifférents. Pexels, CC BY

Qui aurait pensé qu’un jour les intelligences artificielles génératives rédigeraient, corrigeraient et seraient publiées ? Que vaut une littérature née sous IA ? Que devient notre imaginaire sous leur influence ? Et quels bouleversements sont à prévoir dans le monde de la littérature dans les années, ou les mois, à venir ?

Dans son essai Quand l’IA tue la littérature (PUF, 2025), Stéphanie Parmentier examine la place qu’occupent dans le domaine littéraire ces nouvelles marchandes de prose que sont les IA. Extraits.


Lorsqu’il écrit un manuscrit, un auteur cherche très rarement à le conserver uniquement pour lui-même. Dans son for intérieur, sans toujours oser se l’avouer, il espère que la qualité de ses récits captivera des lecteurs toujours plus nombreux.

Dans le circuit du livre, ce sont en effet ces derniers qui dictent l’espérance de vie d’une création littéraire, malgré le rôle majeur que jouent les éditeurs, les distributeurs ou encore les libraires dans la valorisation d’une publication. Les avis des lecteurs et leur comportement d’achat vont souvent contribuer à asseoir la carrière d’un auteur et la longévité d’un livre. Loin d’être de simples acheteurs passifs, les lecteurs possèdent un pouvoir de prescription, qui ne cesse de s’étendre jusqu’à s’imposer au monde des éditeurs.

Les nouveaux supports de communication apportent des repères inédits et redéfinissent les accès à la notoriété. Un lecteur n’a plus besoin d’adresser un courrier à un éditeur pour exprimer sa satisfaction ou sa déception après avoir lu un livre, il peut partager instantanément ses émotions et ses analyses auprès de milliers d’autres lecteurs en toute simplicité.

Depuis les années 2000, les supports permettant de donner son avis sur une publication n’ont cessé de se diversifier. L’apparition des blogs de lecteurs, des espaces de ventes de livres en ligne comme ceux de la Fnac ou d’Amazon, mais aussi des sites de partage de lectures de type Babelio ou Gleeph, sans oublier les réseaux sociaux, offre à de nombreux lecteurs la possibilité de mettre en avant leur coup de cœur, tout en exprimant leurs avis sur leur lecture ou en leur attribuant une note de satisfaction.

« Des personnes passionnées du livre et de la lecture ont investi sans retenue le net et les réseaux sociaux créant une nouvelle “sociabilité littéraire”. […] Pour elles, écrire, lire, et conseiller tout en communiquant sur ces pratiques, pourtant personnelles, sont devenus des comportements courants au point de faire naître de véritables prescripteurs littéraires. », peut-on lire dans les Cahiers du numérique en 2022.

Qu’il s’agisse des BookTubeurs, Bookstagrameurs ou BookTokeurs, ces nouveaux acteurs, appelés communément « influenceurs littéraires », avec leurs vidéos toujours plus animées pour exprimer leurs coups de cœur, occupent une place importante et inédite dans le processus de promotion d’une parution. À l’ère numérique, le pouvoir des lecteurs n’a en effet jamais été aussi grand. Ils peuvent découvrir, partager et promouvoir des œuvres, comme l’explique Chris Anderson dans la Longue Traîne, en soulignant tout le potentiel des consommateurs : « Ne sous-estimez jamais la puissance d’un million d’amateurs qui ont les clés de l’usine. »

Un équilibre constructif et bénéfique s’est établi entre les nouvelles technologies numériques et les plaisirs du lectorat. L’introduction d’IA dans la production littéraire risque pourtant de compromettre l’appréciation des lecteurs confrontée aux interférences d’algorithmes. Face à l’immixtion d’IA dans plusieurs champs littéraires, le lectorat ne semble pas encore réagir. Que pensent les lecteurs des livres nés sous IA ? Vont-ils les défendre ou au contraire, les dévaloriser ? Pour le moment, il n’y a pas encore de réactions d’adhésion ou, au contraire, de désapprobation.

La réception de textes générés par l’IA ne laisse pas pour autant les lecteurs indifférents ; elle induit des réserves et une perception plutôt sceptique. Les personnes attachées aux valeurs fondamentales de la littérature semblent les plus attentives. Redoutant les textes produits par des IA, certains lecteurs n’hésitent pas à exprimer leur crainte, notamment sur le réseau social Reddit :

« Pour moi, le problème principal est qu’en tant que lecteur, c’est que je ne veux pas lire quelque chose qui provient d’un ordinateur. Les livres sont un moyen de se connecter aux autres. Vous pouvez vous connecter à la vision du monde d’un auteur et voir comment son expérience se chevauche avec la vôtre. Il y a une sorte d’humanité partagée dans la lecture de fiction, un sentiment de compréhension et d’être compris. Appelez-moi romantique, mais je pense que c’est une grande partie de la raison pour laquelle nous lisons. Ce n’est pas seulement pour tuer le temps. Ça ne marche pas s’il n’y a pas de personne derrière les mots. »

Quand l’utilisation des IA n’est pas mentionnée dès la page de couverture, les lecteurs sont souvent désabusés en découvrant l’implication des robots génératifs au fil de leur lecture. Sur le réseau Babelio consacré à la littérature, un lecteur, malgré ses doutes, témoigne de la stupeur éprouvée en lisant la bande dessinée Mathis ou la forêt des possibles de Jiri Benovsky évoquée plus haut et dont les illustrations relèvent de l’IA :

« L’histoire commence donc et au bout de quatre ou cinq pages, je trouve qu’il y a quelque chose qui cloche, malgré la beauté époustouflante des images, je ne ressens pas la vie dans cette histoire, les personnages semblent figés, comme s’ils posaient pour la photo, une impression morbide, les textes sont dans des phylactères formatés, presque toujours la même longueur, le rythme est raide et plat. […] À la dernière page, je me suis dit : “c’est joli”. Ce n’est pas un compliment, généralement, j’utilise ce mot péjorativement. À la fin, on y trouve une postface, et sa lecture me laisse sur le cul ! […] Je découvre, avec cette postface, que cette bande dessinée a été réalisée à l’aide d’une intelligence artificielle ! »

Ces deux exemples ne sont pas isolés. Le malaise exprimé est commun à beaucoup d’autres lecteurs, devenus méfiants à l’égard de nouvelles publications dont l’identité de l’auteur n’est pas connue.

« Comment faire l’effort de lire un tel ouvrage [Internes] quand on ne sait pas quelle est l’origine du discours et ce qu’on lit ? », interroge l’auteur expérimental Grégory Chatonsky en évoquant son livre Internes. Soupçonneux à l’égard des créations littéraires qu’ils ont sous les yeux, les lecteurs tendent à modifier leur comportement. Auparavant, ils lisaient un texte écrit et validé par un esprit humain, avec l’ambition d’en savourer toute l’originalité, en toute confiance. Les lecteurs les plus avisés ont tendance à se métamorphoser en « lecteurs-scan » à la recherche de la moindre trace d’IA « fake text », car, si les robots conversationnels demeurent en général inapparents, leur patte, en revanche, est perceptible.

La perte de repère qu’entraînent les IA déstabilise la lecture et peut engendrer une certaine inquiétude chez les lecteurs, comme l’explique la chercheuse Erika Fülüop :

« Cette perte d’orientation peut donner au lecteur l’expérience d’une “inquiétante étrangeté” : les textes semblent “humains”, mais on sent un petit décalage difficile à saisir. »

Il est difficile de dire quelle attitude doivent adopter les lecteurs devant des textes « IA-géniques ». Leur faut-il systématiquement les rejeter au risque de passer à côté d’une littérature expérimentale capable d’enrichir le domaine littéraire ? Pour certains, il faut accepter ces textes malgré leur structure inhabituelle. Selon Grégory Chatonsky :

« Dans ce contexte, c’est la possibilité même d’un contrat de lecture qui est déconstruit. […] La seule façon de lire ce roman [Internes] est peut-être de suspendre la croyance en un contrat de lecture : lire sans préalable, sans attente, sans horizon. J’aimerais y entendre l’impossible des possibles. Cela est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît. »

En dépit de l’atmosphère déstabilisante dans laquelle se trouvent les lecteurs, certains d’entre eux affirment apprécier les textes relevant des IA. Des lecteurs écrivent des avis positifs à propos de livres générés par des IA, notamment celui de Raphaël Doan, coécrit avec une IA, intitulé Si Rome n’avait pas chuté. Sur le site Babelio mais aussi sur Amazon, plusieurs lecteurs s’enthousiasment à propos de ce roman d’anticipation, comme, Jean J. :

« Au-delà des illustrations par IA, le texte est surprenant. […] L’IA (et le coauteur humain peut-être) propose une idée radicalement neuve : une révolution industrielle qui aurait pu être plausible. Elle se débarrasse froidement des “sciences humaines” et attaque directement dans le dur. Et ça fonctionne ! »

Devant le doute que soulève l’immixtion de l’IA dans l’écriture, des chercheurs de l’université de Pittsburg ont mené une étude dont les résultats ont été publiés dans Scientific Report. Leur démarche visait à évaluer la capacité des lecteurs à distinguer des poèmes écrits par des humains de ceux générés par ChatGPT 3.5. Selon les conclusions tirées, il n’est pas simple pour les lecteurs de discerner ce qui relève d’une production humaine ou d’une création artificielle :

« Contrairement à ce qu’indiquaient des études antérieures, les gens semblent aujourd’hui incapables de distinguer de manière fiable la poésie générée par l’IA […] de la poésie écrite par l’homme et rédigée par des poètes bien connus. »

Plus surprenant, les chercheurs révèlent un phénomène inattendu, puisqu’une partie des participants préfèrent les poèmes générés par l’IA à ceux créés par des esprits humains. Pour expliquer un tel résultat, les rapporteurs de l’étude supposent que ce ne sont pas les qualités littéraires des textes générés par le robot génératif qui sont appréciées par les lecteurs mais leur facilité de lecture :

« Les gens évaluent mieux les poèmes générés par l’IA […] en partie parce qu’ils les trouvent plus simples. Dans notre étude, les poèmes générés par l’IA sont généralement plus accessibles que les poèmes écrits par des humains. »

Pour l’heure, à défaut de données précises, des nuances et des réserves s’imposent.

L’opinion n’est pas unanime, mais il serait prématuré de parler de fragmentation entre lecteurs et textes dopés à l’IA, du moins aussi longtemps que le phénomène « IA-génique » reste contenu. Sur le fond, il y a matière à rester optimiste, car il appartient aux lecteurs, sans oublier les éditeurs, de réguler la pénétration de ce type de publication dans le monde du livre. Jusqu’à présent, comme l’indique l’auteur Mark Dawson, cité par la journaliste Marine Protais :

« Si un livre reçoit de mauvaises critiques parce que l’écriture est ennuyeuse, il va rapidement sombrer. »

Mais elle ajoute :

« Enfin… Sauf si d’autres bots se mettent à noter positivement les livres de leurs collègues – hypothèse moins absurde que ce qu’on pourrait croire. »


Quand l’IA tue la littérature, Stéphanie Parmentier, Presses universitaires de France, hors collection, paru le 8 octobre 2025.

The Conversation

Stéphanie Parmentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

19.10.2025 à 15:45

« L’Automobile de Bécassine » : quand la bande dessinée prend le volant

Sophie Renault, Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d’Orléans

En 1927, Bécassine se met au volant : un geste révélateur de l’engouement naissant pour l’automobile. Comment la bande dessinée s’est-elle faite l’écho de cette fascination collective ?
Texte intégral (2998 mots)
© Hachette/ Gautier-Languereau, 1927, Fourni par l'auteur

Il y a presque cent ans, l’automobile faisait tellement rêver que les aventures de Bécassine y consacraient un album. Que disait cette fascination pour la voiture ? Au-delà, quelle place l’automobile occupe-t-elle dans la bande dessinée ?


Les salons automobiles sont depuis plus d’un siècle les vitrines du progrès technique et des rêves de mobilité. Mais bien avant les véhicules électriques, connectés et autonomes, une figure inattendue avait déjà pris place au volant : Bécassine.

Dans l’album intitulé l’Automobile de Bécassine (1927), la célèbre domestique bretonne conduit une Excelsior, marque belge prestigieuse aujourd’hui disparue. De cette façon, les auteurs, Caumery et Pinchon, offrent un témoignage singulier de la fascination de cette époque pour l’automobile et de l’inscription de ce symbole de modernité au cœur des représentations sociales.

Une héroïne populaire face à la modernité

Née en 1905 dans la Semaine de Suzette, Bécassine est une héroïne comique, souvent caricaturée pour ses maladresses et son langage naïf. Or, ses aventures la placent sans cesse face aux innovations techniques de son temps. Elle découvre le gaz, le téléphone, l’aviation… autant de signes d’un monde en transformation. Pendant la Grande Guerre, la série la montre mobilisée, symbole de l’élargissement du rôle des femmes et de leur engagement durant le conflit.


À lire aussi : Bécassine, l’héroïne qui avait du mal à grandir


Le 6 janvier 1927, c’est l’automobile qui est au cœur de la nouvelle aventure de la célèbre Bretonne. La France des années 1920, marquée par les « Années folles », associe la voiture à la vitesse, au luxe et à la distinction sociale. Voir Bécassine, figure d’origine modeste, entrer dans une salle d’exposition Excelsior et s’installer dans un véhicule prestigieux crée un contraste à la fois comique et révélateur. D’un côté, la naïveté de l’héroïne amuse ; de l’autre, le lecteur est invité à partager son émerveillement.

Un beau joujou

La voiture est alors perçue comme un « beau joujou », pour reprendre les termes de l’album, un objet de rêve encore réservé à une élite. Cette dimension sociale est renforcée par la situation de la marquise de Grand-Air, maîtresse de Bécassine, contrainte par des difficultés financières de se séparer de sa propre automobile et de son chauffeur.

Le beau joujou
Le beau joujou. Hachette/Gautier-Languereau, 1927, Fourni par l'auteur

L’accès de Bécassine à la voiture passe alors par un détour inattendu : elle remporte le gros lot d’un concours organisé par la Société des confitures Dilecta, fondé sur un lâcher de ballons. Le procédé renvoie aux jeux concours promotionnels des années 1920. En remportant l’automobile (une Torpedo 10 CV de couleur jaune), Bécassine en devient la conductrice et rend ainsi de nouveau possible à sa maîtresse l’usage de la voiture.

Cette bande dessinée a aussi une portée symbolique. Tandis que les femmes n’obtiendront le droit de vote en France qu’en 1944, elles ont eu accès très tôt à la conduite automobile. En 1898, la duchesse d’Uzès est d’ailleurs la première femme à obtenir le certificat de capacité (l’équivalent de l’actuel permis de conduire) et devient dans la foulée la première conductrice verbalisée pour excès de vitesse à… 15 km/h.

Mais dans les faits, la conduite restait dominée par les hommes et les femmes au volant demeuraient rares. En représentant Bécassine conductrice, l’album projette une image d’émancipation féminine.

Quand la bande dessinée flirte avec la publicité

Ce qui frappe dans l’Automobile de Bécassine, c’est la mention explicite d’une marque réelle : Excelsior, constructeur belge, actif de 1903 à 1929. Était-ce de la publicité déguisée ou plus précisément une forme de « placement produit » ? Rien ne permet a priori de l’affirmer. Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est que le recours à une marque connue confère au récit une vraisemblance accrue. Il semble a minima s’agir ici d’une forme de réalisme référentiel permettant de donner à une fiction une texture de vérité en s’appuyant sur des objets, des marques et/ou des lieux existants.

Dans le cas de la poupée Bleuette, également mentionnée dans l’album, la dimension commerciale est, cette fois, explicite. Il faut savoir que Bleuette est commercialisée par l’éditeur Gautier-Languereau et vendue aux lectrices de la Semaine de Suzette. Sa présence relève donc d’une véritable stratégie de promotion croisée : la bande dessinée valorise un objet que les enfants pouvaient se voir offrir et la référence à la poupée, en retour, prolonge l’univers de Bécassine dans le quotidien de ses jeunes lectrices.

La poupée Bleuette. Hachette/Gautier-Languereau, 1927, Fourni par l'auteur

De l’Excelsior à la Fiat 509 : l’automobile, héroïne (et anti-héroïne) de la bédé

Revenons à l’automobile : d’autres grandes séries lui ont très vite accordé une place de choix, en l’intégrant comme accessoire narratif, symbole ou même moteur de l’action. Hergé peuple Tintin de voitures inspirées de modèles réels : on trouve par exemple la Ford T dans Tintin au Congo (1931) ou bien encore la Lincoln Torpedo dans les Cigares du pharaon (1934). La présence de ces véhicules traduit l’esprit d’aventure et l’ancrage contemporain des albums de Tintin. Plus tard, dans l’album intitulé la Corne de rhinocéros (1955), Spirou et Fantasio ont le privilège de découvrir la Turbotraction, bolide au design futuriste, incarnant l’enthousiasme technologique de l’après-guerre.

Avec Michel Vaillant, Jean Graton franchit un cap : l’automobile n’est plus un accessoire, mais l’objet central du récit, donnant lieu à un univers entier de courses et de compétitions. Dans une veine plus populaire, -Bibi Fricotin_ illustre cette appropriation enthousiaste. En particulier, l’album Bibi Fricotin, as du volant (1960) montre combien la voiture devient un espace d’aventure, reflet de sa démocratisation croissante.

À côté de ces représentations héroïques, la bédé a également proposé des incursions comiques. Dans Tintin, la mythique 2 CV des Dupond et Dupont devient elle-même source de burlesque, ses déboires mécaniques faisant écho aux bévues de ses propriétaires. Franquin, avec Gaston Lagaffe, tourne également le mythe automobile en dérision : la vieille Fiat 509 rafistolée et polluante devient l’anti-bolide par excellence, dénonçant par l’absurde la civilisation automobile. Ironie de l’histoire, Fiat rendra hommage à Lagaffe en publiant en 1977 un album promotionnel intitulé « La fantastica FIAT 509 di Gaston Lagaffe », preuve, s’il en fallait, que même la satire peut être récupérée par le marketing.

La Fiat 509 de Gaston Lagaffe sur la place verte de Charleroi. Wikimediacommons

De l’Excelsior luxueuse de Bécassine à la guimbarde comique de Gaston, en passant par les bolides de Tintin et de Spirou, la bande dessinée met en scène toutes les facettes de notre rapport à la voiture : fascination, appropriation, démocratisation et critique.

L’automobile, d’hier à aujourd’hui : entre innovation et récit

Aujourd’hui, les salons consacrés à l’automobile mettent en avant les enjeux de transition vers l’électrique, les mobilités partagées et connectées. Les aventures de Bécassine rappellent que, dès son apparition, l’automobile a été bien plus qu’un outil de transport : elle a été un objet culturel et symbolique.

France 3 Bretagne, 2025.

L’Excelsior fascinait comme un bijou mécanique ; les concept-cars ou Tesla d’aujourd’hui suscitent une curiosité semblable. Ce parallèle souligne une constante : l’innovation ne se diffuse jamais seule, elle doit être racontée, mise en scène, appropriée. Depuis ses débuts, l’automobile s’accompagne d’un imaginaire qui dépasse la seule prouesse technique.

Raconter, c’est donner à la voiture une histoire, un usage, une promesse : celle de la vitesse, de la liberté ou du confort. Mettre en scène, c’est lui offrir un cadre visible (un salon automobile, une publicité, une bande dessinée) qui transforme la machine en spectacle, en expérience esthétique et sociale. Enfin, s’approprier, c’est permettre à chacun de relier cet objet à sa propre existence, à ses rêves ou à ses valeurs.

Comme les automobiles d’exposition d’aujourd’hui, l’Excelsior de Bécassine ne relevait pas seulement du progrès mécanique : elle participait d’un imaginaire collectif, d’une mise en récit de la modernité où la technique devient le miroir de son époque.

The Conversation

Sophie Renault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

16.10.2025 à 15:51

Les chiens au Moyen Âge : ce que les écrits médiévaux nous apprennent sur les animaux de compagnie de nos ancêtres

Emily Savage, Associate lecturer in the school of art history, St Andrews Institute of Medieval Studies, University of St Andrews

Au Moyen Âge, les chiens occupaient une place importante dans la société, aussi bien dans l’imaginaire que dans la réalité.
Texte intégral (3191 mots)
Un détail de miniature du _Livre de la chasse_ (v. 1406), de Gaston III (1331-1391), dit Gaston Phébus, comte de Foix et vicomte de Béarn. On y voit les chiens examinés et soignés par des gardiens de chenil. The Morgan Library and Museum/Faksimile Verlag Luzern

Les écrits médiévaux, des traités spécialisés aux bestiaires, associent différentes caractéristiques aux chiens, parfois loués pour leur loyauté, parfois décriés comme impurs ou vulgaires, mais souvent choyés.


Au Moyen Âge, la plupart des chiens avaient un travail.

Dans son ouvrage De Canibus, le médecin et érudit anglais du XVIe siècle John Caius (1510-1573) décrit une hiérarchie des chiens, qu’il classe avant tout en fonction de leur rôle dans la société humaine. Au sommet se trouvaient les chiens de chasse spécialisés, notamment les lévriers, connus pour leur « incroyable rapidité », et les chiens de chasse, dont l’odorat puissant les poussait à « parcourir de longues allées, des chemins sinueux et des sentiers fatigants » à la poursuite de leur proie.

Mais même les « bâtards », qui occupaient les échelons inférieurs de l’échelle sociale canine, étaient caractérisés en fonction de leur travail ou de leur statut. Par exemple, comme artistes de rue ou tournebroches dans les cuisines, courant sur des roues qui faisaient tourner la viande à rôtir.

Un chien avec un collier à pointes et un lévrier avec une longue laisse
Un chien avec un collier à pointes et un lévrier avec une longue laisse, tirés du Helmingham Herbal and Bestiary (vers 1500). Yale Centre for British Art, Paul Mellon Collection, CC BY-SA

La place des chiens dans la société a changé lorsque la chasse est devenue un passe-temps aristocratique plutôt qu’une nécessité. Parallèlement, les chiens ont été accueillis dans les maisons des nobles, en particulier par les femmes. Dans les deux cas, les chiens étaient des signes distinctifs du rang social élitiste.

Dessin manuscrit représentant une religieuse tenant un chien de compagnie
Une religieuse avec son chien de compagnie. British Library

En effet, dans son classement, Caius place les chiens d’intérieur « délicats, soignés et jolis » en dessous des chiens de chasse, mais au-dessus des bâtards de basse extraction, en raison de leur association avec les classes nobles. Quant aux chiots : « Plus ils sont petits, plus ils procurent de plaisir. »

Même si l’Église désapprouvait officiellement les animaux de compagnie, les ecclésiastiques eux-mêmes possédaient souvent des chiens. Comme ceux des femmes, les chiens des ecclésiastiques étaient généralement des chiens de compagnie, parfaitement adaptés à leurs activités d’intérieur.


À lire aussi : Cats in the middle ages: what medieval manuscripts teach us about our ancestors' pets


Éloge des chiens

Tout le monde n’éprouvait pas une telle affection pour les chiens. Préoccupées par les risques de violence, les autorités urbaines anglaises ont réglementé la détention de chiens de garde ainsi que les divertissements populaires violents, tels que la chasse au sanglier, à l’ours et au taureau. Dans la Bible, les chiens sont souvent décrits comme des charognards répugnants. Dans les Proverbes 26:11, il est raconté comment ils ingèrent leur propre vomi…

Une miniature de Sir Lancelot, en conversation avec une dame tenant un petit chien
Une miniature représentant Lancelot, en conversation avec une dame tenant un petit chien (vers 1315-1325). British Library

D’autre part, l’histoire de saint Roch dans la Légende dorée, de l’archevêque de Gênes (Italie) Jacques de Voragine (v. 1228-1298), recueil sur la vie des saints très populaire au XIIIe siècle, raconte l’histoire d’un chien qui apporta du pain au saint affamé, puis qui guérit ses blessures en les léchant. L’un des attributs de saint Roch, motif permettant aux spectateurs de le reconnaître, est un chien dévoué.

Le trope des chiens défendant leurs maîtres ou déplorant leurs morts remonte à la période classique, à des textes comme l’Histoire naturelle de l’auteur romain Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère).

Ce thème est repris dans la tradition médiévale du bestiaire, un recueil moralisateur de connaissances sur les animaux réels et mythiques. Une des histoires que l’on y trouve raconte celle du légendaire roi des Garamantes qui, capturé par ses ennemis, est retrouvé et sauvé par ses fidèles chiens. Une autre histoire raconte qu’un chien a identifié publiquement le meurtrier de son maître et l’a attaqué.

L’histoire d’un lévrier, Guinefort, a même inspiré un culte non officiel de saint. Selon cette légende, le chien s’était attaqué à un serpent qui voulait mordre l’enfant de ses maîtres, châtelains de Villars-les-Dombes, dans l'Ain. Son maître le passa au fil de l’épée en voyant l’enfant ensanglanté gisant à terre, imputant d’abord à son chien les blessures apparentes du nourrisson. Les gens du lieu, puis d’autres attribuent bientôt au lévrier martyr des pouvoirs miraculeux, notamment ceux de guérir des enfants.

Des chiens dans une bataille contre des rois
Le roi des Garamantes, ancien peuple berbère de Cyrénaïque (sur le territoire actuel de la Libye), sauvé par ses chiens. Détail de miniature du Bestiaire de Rochester (vers 1230). British Library

Bien que l’histoire ait pour but originel de révéler le péché et la folie de la superstition, elle souligne néanmoins ce que les gens du Moyen Âge percevaient comme les qualités particulières qui distinguaient les chiens des autres animaux. Selon le Bestiaire d’Aberdeen (vers 1200) :

« Aucune créature n’est plus intelligente que le chien, car les chiens ont plus de compréhension que les autres animaux ; eux seuls reconnaissent leur nom et aiment leur maître. »

L’association entre les chiens et la loyauté est également exprimée dans l’art de l’époque, notamment en relation avec le mariage. Dans les monuments funéraires, les représentations de chiens indiquent la fidélité d’une épouse à son mari qui repose à ses côtés.

Dans le cas des tombes ecclésiastiques, cependant, elles peuvent suggérer la foi du défunt, comme celle de l’archevêque William Courtenay (mort en 1396), enterré dans la chapelle de la Trinité de la cathédrale de Canterbury. L’effigie en albâtre de Courtenay repose sur un cercueil funéraire situé du côté sud de la chapelle. L’archevêque porte la robe et la mitre de sa fonction, et deux anges soutiennent sa tête reposant sur un coussin. Un chien aux longues oreilles, portant un collier à clochettes, est couché docilement à ses pieds.

Bien qu’il soit tentant de penser que le chien représenté sur la tombe de Courtenay fut l’animal de compagnie de l’archevêque, ce n’était pas forcément le cas : le collier à clochettes était une convention populaire de l’iconographie contemporaine, en particulier pour les chiens de compagnie.

Des toutous choyés

Une peinture représentant une femme nue se regardant dans un miroir. À ses pieds se trouve un chien blanc qui a l’air choyé
Allégorie de la vanité par Hans Memling (vers 1490). Musée des Beaux-Arts de Strasbourg

À l’instar de leurs homologues modernes, les propriétaires de chiens médiévaux fortunés équipaient leurs compagnons d’une variété d’accessoires, notamment des laisses, des manteaux et des coussins fabriqués à partir de matériaux raffinés.

Cet investissement matériel était central dans la culture aristocratique du « vivre noblement », où la consommation délibérée de produits de luxe permettait d’afficher publiquement son statut social.

La perception populaire de la possession d’un chien et des accessoires qui l’accompagnent a également alimenté les stéréotypes liés au genre. Alors que les hommes étaient plus enclins à posséder des chiens actifs pour protéger leur vie et leurs biens, les femmes préféraient les chiens de compagnie qu’elles pouvaient bercer et choyer. Les chiens de compagnie pouvaient donc également être associés à l’oisiveté et au vice dits féminins, comme le montre le tableau de Hans Memling Allégorie de la vanité (vers 1485).

Mais même les chiens de travail avaient besoin de soin et d’attention pour donner le meilleur d’eux-mêmes. La miniature d’une somptueuse copie du XVe siècle du livre influent de Gaston Phébus, le Livre de la Chasse, montre des gardiens de chenil examinant les dents, les yeux et les oreilles des chiens, tandis qu’un autre lave les pattes d’un « bon chienchien ».

The Conversation

Emily Savage ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

15.10.2025 à 15:41

Patrimoine immatériel : quand la tradition devient un instrument de pouvoir

Dino Meloni, Maître de conférences Histoire - Patrimoine et Droit, Université de Tours

La reconnaissance du patrimoine culturel immatériel dissimule des tensions identitaires, des luttes de légitimité et des jeux d’influence.
Texte intégral (1845 mots)

Adoptée en 2003 et entrée en vigueur en 2006, la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est devenue en deux décennies un instrument central de la diplomatie culturelle mondiale. La Journée internationale du patrimoine immatériel, célébrée chaque 17 octobre, est l’occasion d’en dresser un bilan.


Chaque année, des pratiques culturelles, comme le théâtre de marionnettes indonésien, la dentelle slovène ou le repas gastronomique français, rejoignent la liste du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Sous ses allures de célébration, cette reconnaissance dissimule régulièrement des tensions identitaires, des luttes de légitimité et des jeux d’influence.

La Convention a énoncé des principes novateurs, fondés sur la diversité culturelle et sur la participation de communautés souvent peu valorisées. Mais à qui appartient vraiment une tradition ? Qui décide de ce qui doit être transmis ? Que révèle ce « patrimoine vivant » des rapports de pouvoir actuels ?

Du monument à la mémoire vivante

Avant 2003, l’Unesco s’intéressait surtout aux monuments et aux sites « remarquables » inscrits sur la liste du patrimoine mondial. Les critères d’authenticité et de monumentalité dominaient, selon une vision très occidentalo-centrée. Ce système, géré d’en haut par les États et par les experts, laissait les communautés locales à l’écart et invisibilisait en grande partie les pays du Sud.

Pour répondre à ces critiques, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) a élargi la notion de patrimoine aux traditions vivantes : savoir-faire, danses, récits, rituels, fêtes, connaissances liées à la nature. Elle reconnaît la transmission mouvante du patrimoine culturel.

Cette ouverture a été accueillie avec scepticisme. Certains dénoncent une vision trop globalisante, qui peut essentialiser ou figer les cultures, parfois vidées de leur sens au profit de l’industrie du tourisme. Plus radicalement, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel affirme que ce sont désormais les communautés elles-mêmes qui définissent ce qui mérite d’être considéré comme patrimoine. Mais cette horizontalité reste limitée : les États gardent la main sur les candidatures, souvent montées par des experts éloignés des pratiques locales et selon des formats très normés.

En 2007, Rieks Smeets, ancien secrétaire de la Convention, expliquait l’importance d’impliquer les communautés lors de la 4e Journée du patrimoine culturel immatériel en France, avant d’ajouter « On n’a pas besoin d’experts pour dire : “Il faut danser ça, ce pas-là, pas un autre !” ». Pourtant, cette parole demeure souvent symbolique ; les États filtrant et interprétant, la logique politique reste dominante.

Une guerre d’influence entre États et communautés

La Convention promeut la coopération entre États, mais elle ne peut éviter les tensions identitaires. Lorsqu’une pratique culturelle sert à construire ou à contester un récit national, sa reconnaissance devient un enjeu politique.

Parfois, des traditions partagées par plusieurs communautés sont revendiquées par un seul État au nom de l’authenticité. Le couscous maghrébin, inscrit en 2020 par l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, en est un bon exemple. La candidature avait d’abord été portée par l’Algérie seule, avant de devenir un dossier commun, à la demande de l’Unesco.

Ces enjeux se retrouvent aussi à l’intérieur des États, où certaines communautés dénoncent l’appropriation de leurs pratiques culturelles par les pouvoirs publics. En France, le maloya en est un exemple emblématique. Il s’agit, avec le séga, de l’un des deux genres musicaux majeurs de La Réunion. C’est à la fois un type de musique, de chant et de danse. Il a été inscrit sur la liste du PCI en 2009. Tradition née dans les marges sociales, liée à l’esclavage et à la résistance créole, longtemps proscrite de l’espace public et, plus tard, des ondes radiophoniques par l’État, le maloya est aujourd’hui reconnu et valorisé par ce même État.

La gastronomie française, entre fierté nationale et diplomatie culinaire

L’inscription en 2010 du « repas gastronomique des Français » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco a suscité un large enthousiasme et été rapidement instrumentalisée comme outil de soft power.

Dans la foulée, l’État a lancé l’opération « Goût de France », mobilisant chefs et acteurs culturels à l’international pour promouvoir la gastronomie nationale au nom de ce patrimoine reconnu.

Cette stratégie peut faire l’objet de réserves et être perçue comme une récupération à des fins touristiques et diplomatiques, éloignée de la diversité réelle des pratiques alimentaires françaises et représentative d’une gastronomie élitiste, en contradiction avec l’esprit de la Convention de 2003 sur le patrimoine culturel immatériel.

L’inscription d’un élément sur la liste du patrimoine immatériel résulte souvent d’un compromis entre symbolique, intérêts économiques et enjeux identitaires, l’État se posant alors en gardien d’une culture nationale valorisée à l’international.

Le risque d’une instrumentalisation numérique du patrimoine culturel immatériel ?

Les tensions diplomatiques ne sont pas les seuls défis contemporains en matière de protection du patrimoine immatériel. Vingt ans après la Convention, la numérisation croissante et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) générative posent à leur tour des questions sensibles.

Certes, l’archivage numérique contribue à la préservation des mémoires collectives et rend accessibles des traditions menacées ou des langues en voie de disparition. L’Unesco estime que 40 % des langues parlées dans le monde sont en danger alors qu’elles sont les piliers du patrimoine immatériel : elles véhiculent les savoirs et récits des communautés.

La simulation numérique (telle que la modélisation 3D ou la réalité virtuelle) peut capturer et simuler un geste technique, une autre composante clé du PCI. L’IA, quant à elle, s’avère particulièrement utile pour préserver et synthétiser des langues rares ou pour les traduire.

Pourtant, ces outils numériques peuvent également porter préjudice au patrimoine qu’ils sont censés sauvegarder. De nombreux travaux ont montré que l’IA générative n’est jamais neutre : ses productions sont souvent biaisées et culturellement formatées. L’Unesco rappelle d’ailleurs la « nécessité de rendre les technologies de l’IA inclusives et respectueuses des droits, des cultures et des systèmes de connaissances des peuples ».

Cette recommandation prend tout son sens au regard de la compétition mondiale autour de l’IA, qui s’est doublée d’un discours sur la « souveraineté numérique ». Les États cherchent à développer leurs propres IA pour ne pas dépendre des grands modèles états-uniens ou chinois et pour maîtriser les flux de données culturelles.

En théorie, une IA dite « souveraine » pourrait mieux garantir la protection des données culturelles et le respect des contextes patrimoniaux locaux. Mais, en pratique, cette course risque de reproduire les mêmes logiques de spoliation : collecte massive de données sans consentement, simplification algorithmique du PCI, ou encore marginalisation ou effacement des expressions minoritaires au profit d’un « patrimoine national » normatif.

L’IA souveraine ne garantit pas forcément une gouvernance éthique du patrimoine si elle reste pilotée par les États ou les grandes entreprises technologiques (Gafam) sans participation effective des communautés.

Que devient un patrimoine dit « vivant » lorsqu’il est reconstitué par des machines ? Peut-on encore parler d’héritage reçu et à transmettre quand aucune communauté ne porte, n’incarne ni ne transforme la pratique ? Le risque n’est-il pas de figer et de muséifier ce que la Convention de 2003 désigne comme devant être « recréé en permanence par les communautés » et devant « promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine » ?

La transmission du PCI implique des corps, des voix, des relations humaines. Elle peut s’appuyer sur les outils numériques, mais elle ne peut s’y réduire.

Face aux tensions géopolitiques, aux logiques de classement et aux mirages techniques, la vitalité du patrimoine vivant dépendra de notre capacité à le penser comme une matière humaine, mouvante, et profondément ancrée dans les communautés qui la portent. Et non comme une simple projection algorithmique façonnée par les Gafam ou par des États en quête de visibilité ou de légitimité culturelle.

The Conversation

Dino Meloni ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

14.10.2025 à 16:25

Pourquoi la TNT, menacée par les plateformes Internet, doit être préservée

Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas

L’accès à la télévision numérique terrestre (TNT) est garanti par la loi jusqu’au 31 décembre 2030. Pourtant, la TNT est menacée par l’offre télévisée des fournisseurs Internet.
Texte intégral (1830 mots)
La télé après 2030 : un retour à l’état de nature ? Yap/Unsplash, CC BY-SA

L’accès à la télévision numérique terrestre (TNT) est garanti jusqu’au 31 décembre 2030 par la loi. Les coûts de modernisation élevés qui permettraient à la TNT de proposer des services rivalisant avec les offres des opérateurs Internet et des réseaux sociaux font craindre sa disparition. Le retrait des chaînes payantes de la TNT par le groupe Canal constitue un signal d’alerte. Quel est le risque pour notre souveraineté culturelle et notre démocratie ?


La question de la distribution des programmes de divertissements, culturels et d’information via la TNT se pose dans un contexte de profondes mutations, technologiques et d’usages. En 2024, 72,2 % des foyers accèdent à leurs programmes de télé par un téléviseur connecté (diffusion en IPTV – Internet Protocole TeleVision via fibre et ADSL), devenu le premier mode de diffusion devant la TNT (38,2 %) et le satellite (11,7 %).

Dans ce paysage audiovisuel en pleine transformation, la télévision linéaire (le mode de télévision traditionnel, on regarde un programme au moment de sa diffusion) reste très largement ancrée dans les pratiques des Français. Les dernières études mettent en évidence qu’elle reste le média de masse privilégié pour s’informer et partager des moments collectifs, en particulier le direct : les JT de 20 heures de TF1 et France 2 réunissent chaque soir près de 10 millions de téléspectateurs.

Malgré tout, dans un contexte de multidistribution des programmes, on constate la baisse de la part d’attention consacrée aux programmes diffusés en télé linéaire (part d’audience) et un partage des revenus publicitaires (part de marché) qui se fait au profit des nouveaux entrants, remettent en cause l’avenir des chaînes de télévision et, avec elles, le mode de distribution de la TNT. En juin 2025, les conventions des chaînes payantes du groupe Canal+ sont arrivées à échéance. D’un côté, le groupe privé n’a pas souhaité leur renouvellement, de l’autre, l’Arcom a décidé de reporter le lancement d’un nouvel appel d’offres pour l’attribution de la ressource TNT rendue disponible, considérant le marché publicitaire trop faible pour absorber un nouvel acteur.

Les concurrents de la TNT

Depuis 2003, le marché audiovisuel français s’est massivement structuré autour des offres « triple play » des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) (internet, téléphonie, télévision) comme Free, SFR ou Orange. Ces offres ont entraîné une migration progressive des usages de la TNT vers Internet, d’abord via l’ADSL, puis la fibre.

L’IPTV (Internet Protocole TeleVision) est une technologie qui permet l’interactivité et la personnalisation des contenus. Grâce aux téléviseurs connectés – que possèdent 69 % des Français, les utilisateurs accèdent à leurs programmes en différé, à des services de vidéo à la demande (SVOD) comme Netflix, Amazon Prime Video ou MyCanal, ainsi qu’à des offres personnalisées. Les flux audiovisuels transitent par des boîtiers fournis par les FAI ou directement via les applications des services distribués par les boîtiers OTT (Over The Top), tels Chromcast ou Apple TV. Désormais, chaînes et plateformes peuvent atteindre le public sans passer par la box Internet. En 2024, 53 % des 18-64 ans ont ainsi davantage consommé de vidéo à la demande (en streaming) que de contenus linéaires et 30 % du temps de visionnage est consacré à des usages individualisés (rattrapage, SVOD, différé, partage de vidéo).

Ainsi, le téléviseur est devenu un appareil hybride, utilisé aussi bien pour regarder des chaînes linéaires que pour consommer des contenus à la demande. L’écosystème médiatique s’est élargi : aux plateformes de SVOD se sont ajoutés YouTube ou Dailymotion et les réseaux sociaux, comme X, TikTok ou Instagram, devenus à leur tour des points d’entrée majeurs vers les contenus vidéo.

Les dangers de l’IPTV

Si l’arrivée de la plateforme ADSL/fibre offre un avantage comparatif indéniable à ces nouveaux entrants – interactivité, services personnalisés, cette technologie présente aussi plusieurs dangers.

D’abord, contrairement à la gratuité d’accès de la TNT, l’IPTV introduit une discrimination sociale par le prix, puisqu’elle repose sur un abonnement payant qui exclut une partie des ménages, notamment les plus précaires.

Ensuite, alors que la TNT couvre 97 % du territoire national, la distribution en IPTV créée des fractures territoriales selon la qualité des infrastructures numériques, car son usage dépend d’un débit suffisant que ne possèdent pas les habitants des zones rurales ou des zones blanches.

De surcroît, cette distribution prive les éditeurs de chaînes de la maîtrise directe de leur diffusion, les rendant dépendants des opérateurs des télécoms, des plateformes et des algorithmes. Lorsqu’elles passent par les FAI, elles doivent négocier des conditions commerciales ; lorsqu’elles sont distribuées via les plateformes numériques, leur accès au public est filtré par des algorithmes propriétaires. Cette dépendance mérite une attention particulière : les plateformes sont désormais les médiateurs de la relation entre les chaînes et les publics. Avec l’ADSL ou la fibre se posent des questions essentielles du contrôle d’accès aux programmes, de diversité de l’offre et, plus largement, de souveraineté culturelle. De nombreux auteurs s’interrogent sur les conséquences de la suprématie de ces acteurs sur les médias.

Enfin, cette distribution via Internet alourdit significativement l’empreinte écologique du secteur audiovisuel, ses équipements étant bien plus énergivores que ceux de la TNT.

La TNT, pas si obsolète

En contrepartie de l’allocation gratuite de fréquences, les chaînes de la TNT signent une convention avec l’Arcom qui les engage à investir dans la production audiovisuelle et cinématographique européenne, ainsi que dans des œuvres d’expression originale française. Elles sont également tenues de respecter un ensemble d’obligations garantissant la liberté de communication et d’expression : protection des plus jeunes, respect de la dignité de la personne humaine, pluralisme des courants de pensée et d’opinions, honnêteté de l’information. Ce cadre, fixé par la loi de 1986, a pour objectif d’assurer la diversité culturelle, l’indépendance et le pluralisme de l’information.

Certes, le pluralisme de l’information sur les chaînes de la TNT – notamment celles d’information en continu – fait aujourd’hui l’objet de débats. Mais celles-ci demeurent soumises à un encadrement légal précis, garant de ces principes, et à un contrôle. À l’inverse des plateformes et réseaux sociaux qui échappent à tout cadre comparable, où prospèrent la polarisation des débats, la diffusion de fake news ou plus généralement la circulation de contenus illicites. À la différence des chaînes, ils ne sont pas responsables des contenus diffusés.

Dans de nombreux pays européens – Italie, Grèce, Royaume-Uni – la TNT demeure la principale source de réception : au total, 80 millions de foyers européens, soit 185 millions de personnes, y accèdent exclusivement. Elle reste une technologie stratégique, garante de la souveraineté culturelle, respectueuse de la vie privée, fiable et neutre.

Ainsi, le maintien ou non de la TNT après 2030 n’est pas une simple question technique ou économique : c’est un choix politique. Aujourd’hui encore, cette diffusion soutient la création de par les obligations d’investissements dans la production indépendante et préserve une certaine forme de souveraineté culturelle dans la mesure où elles sont également des obligations en matière de diffusion de programmes. Par exemple, dans sa convention avec l’Arcom, TF1 s’est engagée à diffuser, en première partie de soirée, au moins cinquante-deux fictions audiovisuelles d’expression originale française dont les deux tiers n’ont jamais été diffusés sur un service gratuit de télévision hertzienne. La TNT demeure un rempart essentiel contre la domination algorithmique des plateformes numériques et assure certains prérequis démocratiques. Un basculement exclusif vers l’IPTV représenterait, à ce titre, un risque démocratique et sociétal.

Ses coûts de distribution demeurent toutefois très élevés pour les chaînes, indépendamment de leurs audiences. La pérennité de la TNT dépendra de la rapidité avec laquelle des travaux de modernisation seront menés. Les logiques d’interactivité, de recommandation personnalisée ou de visionnage à la demande devront impérativement y être intégrées. Cette évolution est déjà engagée avec la HbbTV (Hybrid Broadcast Broadband TV), qui combine diffusion hertzienne et services interactifs, tels le replay, l’audiodescription, l’ultra haute définition (UHD) ou encore la 5G Broadcast.

The Conversation

Nathalie Sonnac a été membre du CSA (aujourd'hui Arcom) entre 2025 et 2021. Suite à l'essai «Le nouveau monde des médias. Une urgence démocratique », l'opérateur d'infrastructures et réseaux numériques TDF lui a commandé une note sur la distribution des chaînes de télévision en France dans un contexte concurrentiel.

PDF

14.10.2025 à 16:24

Avec « Monsters », Netflix va toujours plus loin dans la fascination du mal

Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École

Vladimir Lifschutz, Enseignant en arts du spectacle option audiovisuelle, Université Jean-Moulin Lyon 3, Université Jean Moulin Lyon 3

De « Mindhunter » à « Monsters », le tueur en série est devenu une figure centrale de la culture (télé)visuelle contemporaine.
Texte intégral (1872 mots)

Ce qui devait être un récit unique devient une franchise : « Monsters » s’impose désormais comme une véritable anthologie du mal, explorant tour à tour la barbarie cannibale, la violence familiale et les dérives de l’imaginaire macabre.


En 2022, Netflix lançait Dahmer – Monster : The Jeffrey Dahmer Story, initialement conçue comme une série limitée. Mais face au succès (plus d’un milliard d’heures de visionnage en soixante jours), Ryan Murphy et Ian Brennan transforment leur projet en anthologie. L’année suivante, une deuxième saison est consacrée aux frères Menendez, ces deux adolescents de Beverly Hills (Californie) devenus tristement célèbres pour avoir assassiné leurs parents. Depuis octobre 2025, c’est Ed Gein, dit le « boucher de Plainfield », qui fait son apparition : un meurtrier dont les crimes ont inspiré le personnage de Norman Bates (Psychose) ou celui de Leatherface (Massacre à la tronçonneuse).

Monster: The Ed Gein Story, bande-annonce, Netflix.

Mais il y a quelque chose d’encore plus troublant que ces histoires elles-mêmes : la façon dont elles nous sont racontées. Car, contrairement à la plupart des séries, Monsters n’a pas de générique. Pas de sas, pas de transition.

Dès la première image, nous sommes dans la cuisine de Dahmer, dans la limousine des Menendez, sur la ferme de Gein. Sans préparation, sans médiation : la sidération est immédiate.

Dahmer, scène d’ouverture.

Sans générique : bienvenue dans l’antre du monstre

Contrairement à de nombreuses séries de Ryan Murphy, Monsters se distingue par l’absence de véritable générique. Cet effacement du seuil narratif n’est pas anodin.

Dans la saison de Dahmer, la première image nous plonge directement dans son appartement miteux de Milwaukee (Wisconsin). Pour les frères Menendez, c’est une limousine glissant dans les rues ensoleillées de Beverly Hills. Quant à Ed Gein, nous le découvrons accomplissant ses corvées dans les champs glacés du Wisconsin. Trois ouvertures, une même stratégie : abolir la frontière entre notre réalité et celle des tueurs.

Dans nos travaux, nous montrions comment le générique fonctionne comme « un espace intermédiaire entre l’espace privé du téléspectateur et l’espace fictionnel ». C’est un sas symbolique qui permet de passer progressivement du quotidien vers l’univers de la fiction. En supprimant ce seuil, Monsters radicalise le rapport au réel.

Là où les génériques évolutifs de Game of Thrones ou The White Lotus créaient un dialogue avec le spectateur, Monsters refuse toute médiation esthétique. La série abolit cet espace intermédiaire et nous plonge directement dans la matière du crime. Cette suppression du rituel d’entrée produit ce qu’Hervé Glevarec (2010) nomme un « effet de réel » saisissant : l’univers diégétique vient toucher le monde réel, abolissant toute distance protectrice.

Comment juger acceptable ce qui nous est imposé sans préambule, sans le moment rituel de la transformation ? En éliminant le générique, Monsters court-circuite toute distance critique et nous transforme en témoins involontaires, presque en voyeurs d’une monstruosité déjà accomplie.


À lire aussi : De l’importance des génériques de séries


Humaniser les tueurs pour enrichir le récit

Pour comprendre comment Netflix peut transformer des faits divers en franchise infinie, il faut mobiliser le concept d’univers fictionnel développé par Lubomir Dolezel (1998). Dans nos travaux sur le traitement médiagénique de Batman, nous avions montré comment les médias puisent dans trois « textures » d’un univers fictionnel.

La texture explicite désigne ce qui est explicitement présent dans les archives : les crimes, les arrestations, les procès. La texture implicite concerne ce qui pourrait survenir dans le récit sans nous étonner : la vie quotidienne des tueurs, leurs relations, leurs espaces privés. Enfin, la texture zéro ou vague représente l’infini des possibilités pouvant subvenir dans le récit sans en altérer son authenticité : les pensées, les rêves, les motivations profondes, l’humanité cachée des tueurs.

Monsters exploite massivement les textures implicite et zéro. Ce qui n’était pas dit dans les reportages judiciaires devient le terrain d’exploitation du récit sériel. Netflix fait basculer l’implicite dans le champ explicite : la solitude de Dahmer, les dynamiques familiales des Menendez, la relation toxique de Gein avec sa mère. Tout ce qui relevait du domaine vague (leurs émotions, leurs désirs, leur humanité) devient matière narrative.

Lyle se dispute avec ses parents, scène extraite de Monsters: The Lyle and Erik Menendez Story.

Cette stratégie répond aux exigences de ce que nous avions nommé la « machine à récit » : la série télévisée comme gigantesque machine affamée d’histoires. Pour alimenter cette machine de manière hebdomadaire, Netflix construit un univers fictionnel riche en possibilités narratives. Chaque tueur devient le centre d’une saison entière, chaque saison explore un nouveau monstre. L’anthologie est par essence extensible à l’infini : il existera toujours un nouveau tueur à transformer en personnage de tragédie.

Le spectateur-voyeur : la leçon d’Hitchcock

« Tout spectateur est un voyeur », affirmait Alfred Hitchcock. Ce mantra du maître du suspense résonne de manière troublante dans Monster: The Ed Gein Story, avec la présence figurative de Hitchcock (interprété par Tom Hollander) dès le deuxième épisode. Car la série interroge précisément le dispositif qui alimente notre fascination : le regard.

Dès le premier épisode, Ed Gein observe, dans l’entrebâillement d’une porte, une jeune femme en sous-vêtement. Sa pupille se dilate d’excitation. Cette image séminale renvoie en miroir au plan mythique de Psychose (1960), où Norman Bates (joué par Anthony Perkins) observe Marion Crane (jouée par Janet Leigh).

Norman Bates espionne Marion Crane, scéne extraite de Psychose, d’Alfred Hitchcock, 1960.

Le parallèle est explicite : la série nous rappelle que l’affaire Ed Gein a contaminé tout le cinéma d’horreur américain. La fascination pour le mal qui incombe à chaque spectateur ayant porté aux nues ce genre dès les années 1960.


À lire aussi : Psycho turns 60 – Hitchcock's famous fright film broke all the rules


Certaines critiques dénoncent le voyeurisme de la série, accusant Netflix de complaisance. Mais c’est oublier que le cinéma lui-même est un acte de voyeur : voir sans être vu. Le sensationnalisme de l’œuvre est critiquable ; néanmoins, on ne peut le détacher du discours critique qui habite la série. Celle-ci tisse un lien inconfortable mais pertinent entre le spectateur et Ed Gein : une fascination commune, un voyeurisme viscéral.

La série révèle comment la violence a contaminé l’imaginaire d’Ed Gein (les images des camps d’extermination, le pulp américain) tout comme elle contamine le nôtre aujourd’hui. En puisant dans la texture zéro de l’univers fictionnel, Monsters nous confronte à une vérité dérangeante : nous avons un lien inconscient avec ce tueur, une fascination partagée pour le pouvoir de l’image.

C’est peut-être là le geste le plus audacieux et le plus dérangeant de cette anthologie de monstres : nous placer face à notre propre voyeurisme à une époque où celui-ci est devenu omniprésent.


À lire aussi : Quand Dexter inspire Shein : comment les antihéros transforment la publicité


Le mal en série : les monstres placés sur un piédestal

Depuis Mindhunter (2017-2019) jusqu’à Monsters, le tueur en série est devenu une figure centrale de la culture visuelle contemporaine. Netflix a transformé cette fascination morbide en véritable industrie du récit criminel.

Mindhunter, bande-annonce VF, Netflix France.

Ryan Murphy et Ian Brennan construisent un univers à la fois dérangeant et poétique, où l’horreur côtoie l’émotion. Une mise en scène léchée, une photographie travaillée, un sens de la dramaturgie qui transforment l’horreur en tragédie. Chaque scène, chaque silence, chaque note de musique semble pesée, pensée. Dans leur anthologie, le crime est non seulement divertissant, mais esthétisé.

Jeffrey Dahmer devient un personnage complexe, presque sympathique dans sa solitude. Les frères Menendez, des victimes du système familial américain. Ed Gein, figure fondatrice et bouleversante dans son ambivalence. Trois tueurs placés sur un piédestal, au détriment de leurs victimes qui restent dans l’ombre du récit.

Monsters explore l’humanité des tueurs, transformant la texture vague de leurs vies intérieures en récit fascinant. C’est là toute l’ambiguïté morale de la série d’anthologie : prétendre condamner tout en rendant les tueurs inoubliables, charismatiques, dignes d’être regardés pendant des heures.


À lire aussi : Comment la série « Watchmen » réinvente la genèse du super-héros


The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

PDF

13.10.2025 à 15:01

Pop culture sud-coréenne : les raisons d’un succès mondial

Sylvie Octobre, Chercheuse, Ministère de la Culture

Vincenzo Cicchelli, Maître de conférences en sociologie, Université Paris Cité

Le soft power coréen se distingue par des caractéristiques originales et, en particulier, par la diversité des produits culturels qu’il recouvre.
Texte intégral (1746 mots)
Les héroïnes de _KPop Demon Hunters_ (2025), pop stars et chasseuses de démons. Netflix

La « hallyu » (ou, vague coréenne) désigne la diffusion mondiale de la culture sud-coréenne depuis la fin des années 1990. Elle englobe la popularité croissante de la musique K-pop, des dramas coréens, du cinéma, de la mode, de la cuisine et même des jeux vidéo et des cosmétiques provenant du sud de la péninsule. Ce phénomène, soutenu par Internet et les réseaux sociaux, a permis à Séoul de renforcer son influence culturelle et économique internationale. Mais comment expliquer un succès aussi durable et aussi général ?


En 2021, la série Squid Game, distribuée par Netflix dans 190 pays, bat des records d’audience avec 266 millions de vues et remporte 52 prix de la critique pour la saison 1. En 2025, le film d’animation musicale K-pop Demon Hunters explose les compteurs de la plate-forme (avec 236 millions de vues depuis sa sortie en août, ce qui en fait le film le plus regardé de tous les temps sur Netflix), tandis que le single principal du film Golden occupe les premières des charts partout dans le monde et atteint 503 millions de streams sur Spotify.

Ces deux succès d’audience et de critique ne sont pas des phénomènes isolés : ils font partie de la Hallyu (ou K-Wave), vague de produits culturels sud-coréens qui déferlent depuis plus de deux décennies sur le monde et modifient les équilibres en matière de production et consommation culturelle, en défiant la domination d’anciens centres dans les domaines aussi bien esthétique qu’économique. L’une des caractéristiques les plus remarquables de cette vague est sa diversité : Squid game fait de la critique du capitalisme débridé et des inégalités qui en découlent son message principal, tandis que K-pop Demon Hunters raconte l’histoire fantastique d’un groupe de trois jeunes filles, membres d’un groupe de K-pop féminin le jour et chasseuses de démons la nuit

La consommation de la différence

Comment comprendre cet attrait international pour les produits culturels d’un « petit » pays ? Les explications culturalistes qui renvoient alternativement au registre de la proximité ou de la distance préexistante entre les contenus des produits et la culture audiences sont inopérantes pour l’expliquer.

L’argument de la proximité ne peut rendre compte d’un succès mondial, car celle-ci est par nature variable d’une aire géographique à une autre, et les produits sud-coréens peuvent bien paraître « familiers » ou « proches » aux pays voisins – Japon et Chine (exception faite des conflits de mémoire qui continuent de les opposer) – et « lointains » de la France, qui n’a pas de lien historique avec la Corée du Sud, accueille une diaspora sud-coréenne très minoritaire (quelques dizaines de milliers de personnes seulement) et est dotée d’un terreau culturel assez étranger au néoconfucianisme de la Corée du Sud.

L’explication par la distance « exotique » ne rend pas non plus compte de l’attrait international envers les produits sud-coréens, tant la Corée du Sud projette l’image d’un pays moderne, que l’on considère ses indicateurs économiques, ses performances dans le domaine éducatif ou ses avancées technologiques.

Il importe par conséquent de chercher d’autres explications à cette appétence qui relève plutôt d’un penchant pour la consommation de la différence, ce goût des autres étant devenu le moteur du consumérisme moderne, notamment dans les jeunes générations. Se manifestant dans les paysages, la langue et les traits anthropologiques, cette différence réside également dans le cas des produits sud-coréens dans la présentation d’une modernité critique mais non désenchantée (car la résolution des tensions entre l’individu et le collectif est possible), qui semble savoir concilier les legs du passé et les enjeux du présent (comme en témoigne le genre sagueuk, qui, tout en traitant des contenus historiques, aborde souvent des sujets modernes, comme la place des femmes, l’inclusion des classes laborieuses, etc.). Cette modernité est présentée comme une alternative à ses concurrentes occidentales (notamment états-uniennes) et orientales (notamment chinoises et japonaises) qui, chacune à leur manière, cherchent à faire prévaloir un récit hégémonique.

Du soft au « sweet power »

La hallyu a souvent été prise en exemple du déploiement de ce qu’il est convenu d’appeler le soft power. En effet, les produits audiovisuels sud-coréens, le plus souvent assortis d’une image fun, cool et innovante, ont permis de faire connaître un pays, jusqu’alors resté marginal dans la globalisation de la culture et des imaginaires.

Néanmoins, à la différence des vagues culturelles dominantes, et notamment de la vague états-unienne, la hallyu n’ambitionne pas de coréaniser le monde ni de diffuser une « Korean way of life ». Au contraire, les standards des productions audiovisuelles sud-coréennes sont de plus en plus réappropriés par les industries internationales. Alors que Squid Game a été écrit, réalisé (par Hwang Dong-Hyuk) et produit en Corée du Sud (par Siren Pictures Inc, basée à Séoul), K-pop Demon Hunters est écrit, réalisé (par Maggie Kang et Chris Appelhans, basés à Hollywood et Los Angeles) et produit aux États-Unis (par Sony Pictures Animation). Le « K » n’est donc plus seulement l’indicateur d’une nation mais d’une esthétique qui lui échappe à mesure que son succès s’accroît.

Le soft power culturel de la Corée du Sud prend donc un visage particulier. D’abord, il ne s’accompagne pas du déploiement d’un hard power de type militaire (comme cela a été le cas pour les États-Unis, dont les marques globales ont fait irruption sur le marché européen et japonais après la Seconde Guerre mondiale, parallèlement à une forte présence militaire), alors même que la Corée du Sud est, dans les faits, une puissance militaire.

Il ne réactive pas non plus des souvenirs douloureux d’un passé impérialiste ou colonial (comme cela a pu être le cas des produits culturels japonais en Asie de l’Est), puisque la Corée a plutôt été une terre de conquête et qu’elle subit encore les attaques régulières de la Corée du Nord, pays avec lequel la paix n’a jamais été signée.

Ensuite, le succès de la hallyu n’est pas instrumentalisé par le gouvernement sud-coréen dans des rapports de forces géopolitiques et géoéconomiques, comme pouvait l’être l’arrivée massive de produits états-uniens en France après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du règlement de la dette de guerre française (accords Blum-Byrnes de 1946). C’est pourquoi nous avons proposé de désigner cette forme originale de soft power par le terme de sweet power. Bien entendu, le sweet power reste inscrit dans un rapport de force, comme les réactions de rejet qu’il suscite, notamment chez les anciens dominants, l’indiquent : la Chine bloque régulièrement l’importation des produits sud-coréens pour défendre son nationalisme culturel, de même que des mouvements anti-coréens ont vu le jour au Japon et aux États-Unis depuis le succès de la hallyu.

Un exemple de globalisation alternative

Ce sweet power naît dans le cadre d’une transformation de la globalisation de la culture, devenue une mosaïque culturelle. La domination des acteurs historiques de la globalisation de la culture est en effet battue en brèche par l’émergence de nouveaux centres de production, qui ont connu une forte élévation des niveaux de vie et de consommation de leurs populations désormais démographiquement dominantes dans les équilibres mondiaux.

Elle l’est aussi via la prolifération des plates-formes numériques (YouTube, Netflix, Naver, Viki, iQIYI, Disney +, Prime Vidéo, Rakuten, etc.) et par l’essor concomitant des réseaux sociaux (Tik Tok, We Chat, KakaoTalk, LINE, etc.) qui permettent à des productions locales de toucher rapidement une audience globale.

La globalisation culturelle ne correspond donc plus à la diffusion unidirectionnelle des modèles occidentaux vers le reste du monde et la hallyu s’inscrit dans une histoire qui a vu se succéder la vague des films de Hongkong, de Bollywood et de Nollywood, mais également les anime japonais, les télénovelas brésiliennes, les diziler turcs, etc. La globalisation de la culture devient donc multipolaire, même si tous les pays producteurs ne disposent pas des mêmes ressources pour promouvoir leurs contenus culturels, leurs styles, leurs imaginaires et leurs récits.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

PDF

09.10.2025 à 15:30

De Byzance à nos tables : l’étonnante histoire de la fourchette, entre moqueries, scandales et châtiment divin

Darius von Guttner Sporzynski, Historian, Australian Catholic University

De l’objet de scandale à l’ustensile incontournable : comment la fourchette a voyagé de Byzance jusqu’en Lituanie et a fini à côté de nos assiettes, portée par plusieurs siècles d’évolution des usages à table.
Texte intégral (2999 mots)
Banquet du duc de Lancaster Jean de Gand (1340-1399), prétendant au trône de Castille, (à gauche) et du roi de Portugal et de l’Algarve Jean&nbsp;I<sup>er</sup> (1385-1433) (au centre), lors des négociations qui aboutiront au traité de Windsor (_Chronique d’Angleterre_, vol. 3, fin du XIVᵉ siècle). Wikimedia Commons

Née dans l’Empire byzantin, adoptée en Italie puis diffusée en Europe grâce à des mariages royaux et à l’influence de grandes reines, comme Bonne Sforza (1494-1557) ou Catherine de Médicis (1519-1589), la fourchette est devenue au fil des siècles un symbole de propreté, de civilité et de raffinement.


Aujourd’hui, on prend à peine conscience de saisir une fourchette. Elle fait partie d’un service de couverts standard, aussi indispensable que l’assiette elle-même. Mais il n’y a pas si longtemps, cet ustensile désormais bien banal était accueilli avec méfiance et moquerie, allant jusqu’à causer un scandale.

Il a fallu des siècles, des mariages royaux et une pointe de rébellion culturelle pour que la fourchette passe des cuisines de Constantinople (l’actuelle Istanbul) aux tables d’Europe.

Un ustensile scandaleux

Les premières versions de la fourchette ont été retrouvées dans la Chine de l’âge du bronze et dans l’Égypte antique, bien qu’elles aient probablement servi surtout à la cuisson et au service des aliments. Les Romains disposaient de fourchettes élégantes en bronze et en argent, mais là encore principalement pour la préparation des repas.

Une fourchette verte à deux dents
Fourchette de service en bronze de la Rome antique, vers le IIᵉ et le IIIᵉ siècle de notre ère. Metropolitan Museum of Art

Manger avec une fourchette – surtout une petite fourchette personnelle – restait rare. Au Xe siècle, les élites byzantines l’utilisaient librement, choquant leurs invités venus d’Europe occidentale. Et vers le XIe siècle, la fourchette de table commença à faire son apparition lors des repas à travers l’Empire byzantin.

Fourchettes en bronze fabriquées en Perse (VIIIᵉ-IXᵉ siècles). Wikimedia

En 1004, Maria Argyropoulina (985–1007), sœur de l’empereur Romanos III Argyros, épousa le fils du Doge de Venise et provoqua un scandale en refusant de manger avec ses doigts. Elle se servait d’une fourchette en or. Plus tard, le théologien Pierre Damien (1007–1072) déclara que la vanité de Maria, qui utilisait des « fourchettes en métal artificiel » au lieu des doigts donnés par Dieu, avait provoqué le châtiment divin de sa mort prématurée, survenue dans sa vingtaine.

Pourtant, au XIVe siècle, la fourchette était devenue courante en Italie, en partie grâce à l’essor des pâtes. Il était beaucoup plus facile de manger des filaments glissants avec un instrument à dents qu’avec une cuillère ou un couteau. L’étiquette italienne adopta rapidement la fourchette, surtout parmi les riches marchands. Et c’est par cette classe aisée que la fourchette fut introduite dans le reste de l’Europe au XVIe siècle, grâce à deux femmes.

Le rôle de Bonne Sforza

Née dans les puissantes familles Sforza de Milan et d’Aragon de Naples, Bonne Sforza (1494–1557) grandit dans un monde où les fourchettes étaient utilisées et, mieux encore, à la mode. Sa famille était rompue aux raffinements de l’Italie de la Renaissance : l’étiquette de cour, le mécénat artistique, l’habillement ostentatoire pour hommes et femmes, et les repas élégants.

Lorsqu’elle épousa Sigismond Iᵉʳ, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie en 1518, devenant reine, elle arriva dans une région où les usages à table étaient différents. L’usage des fourchettes y était largement inconnu.

Fourchettes, cuillères et bols fabriqués à Venise, au XVIᵉ siècle. The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA

Dans les cours de Lituanie et de Pologne, l’usage des couverts restait limité. Cuillères et couteaux servaient pour les soupes, les ragoûts et la découpe de la viande, mais la plupart des aliments étaient consommés avec les mains, aidés de pain ou de « tranchoirs » – de grosses tranches de pain rassis servant à absorber les jus des plats.

Cette méthode, à la fois économique et profondément ancrée dans les traditions culinaires de la noblesse, reflétait une étiquette sociale où les plats communs et le repas partagé étaient la norme. La cour de Bonne introduisit les manières italiennes dans la région, apportant davantage de légumes, du vin italien et, surtout, la fourchette de table.

Si son usage était probablement limité au départ aux occasions formelles ou aux cérémonies de cour, il fit forte impression. Au fil du temps, et surtout à partir du XVIIe siècle, la fourchette se généralisa parmi la noblesse de Lituanie et de Pologne.

Catherine de Medicis et la France

Catherine de Médicis (1519–1589) naquit au sein de la puissante famille florentine des Médicis, nièce du pape Clément VII. En 1533, à l’âge de 14 ans, elle épousa le futur Henri II de France dans le cadre d’une alliance politique entre la France et la papauté, quittant ainsi l’Italie pour rejoindre la cour de France.

Catherine de Médicis introduisit les fourchettes en argent et les usages culinaires italiens à la cour.

Comme pour Bonne Sforza, ces nouveautés faisaient partie de son trousseau. Elle arriva d’Italie avec des cuisiniers, des pâtissiers, des parfumeurs, mais aussi des artichauts, des truffes et une vaisselle raffinée. Son sens culinaire contribua à transformer les repas de cour en véritables spectacles.

Si la légende a sans doute amplifié son influence, de nombreux plats aujourd’hui considérés comme emblématiques de la cuisine française trouvent en réalité leur origine dans sa table italienne : la soupe à l’oignon, le canard à l’orange ou encore le sorbet.

Une fourchette italienne du XVᵉ siècle. The Met

La « bonne façon » de manger

Voyageur insatiable, Thomas Coryate (1577–1617) rapporta au début du XVIIe siècle des récits d’Italiens utilisant des fourchettes, une pratique qui paraissait encore ridiculement affectée dans son pays.

En Angleterre, l’usage de la fourchette au début du XVIIe siècle passait pour un signe de prétention. Même au XVIIIe siècle, on considérait qu’il était plus viril et plus honnête de manger avec un couteau et les doigts.

Mais à travers l’Europe, le changement était en marche. La fourchette commença à être perçue non seulement comme un ustensile pratique, mais aussi comme un symbole de propreté et de raffinement.

En France, elle devint un reflet de la civilité de cour. En Allemagne, les fourchettes spécialisées se multiplièrent aux XVIIIe et XIXe siècles : pour le pain, les cornichons, la glace ou le poisson.

En Angleterre, son usage finit par devenir un marqueur social : la « bonne façon » de la tenir distinguait les gens polis des malappris.

Vieil homme assis sur un tabouret avec une poêle et une fourchette (1888), du peintre belge Jos Ratinckx (1860-1937). Rijksmuseum

Avec l’essor de la production de masse au XIXe siècle, l’acier rendit les couverts abordables et la fourchette devint omniprésente. À cette époque, le débat ne portait plus sur la question d’en utiliser une, mais sur la manière correcte de s’en servir. Les manuels de savoir-vivre dictaient désormais les règles : pas question de ramasser les aliments comme avec une cuillère, ni de les piquer sauvagement, et toujours tenir la fourchette dents vers le bas.

Il fallut des scandales, des toquades royales et des siècles de résistance pour que la fourchette s’impose à table. Aujourd’hui, il est presque impossible d’imaginer manger sans elle.

The Conversation

Darius von Guttner Sporzynski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

09.10.2025 à 15:30

Le marketing viral du chocolat de Dubaï

Anne Parizot, Professeur des universités en sciences de l'information et de la communication émérite, Université Bourgogne Europe

Une tablette de chocolat artisanal, née à Dubaï et popularisée sur TikTok, est devenue en quelques mois un phénomène mondial. Plus encore qu’un produit, c’est un nom qui fait vendre.
Texte intégral (2109 mots)
Le chocolat de Dubaï illustre les dilemmes contemporains&nbsp;: entre innovation culinaire et marketing viral, entre authenticité et imitation, entre inspiration et contrefaçon. KatMoys/Shutterstock

Une tablette de chocolat artisanal, née à Dubaï et popularisée sur TikTok, est devenue en quelques mois un phénomène mondial. Entre marketing viral, copies industrielles, le « chocolat de Dubaï » illustre les tensions contemporaines entre authenticité, imitation et contrefaçon dans l’alimentation mondialisée. Plus encore qu’un produit, c’est un nom qui fait vendre.


Chocolat de Dubaï ? Si vous n’en n’avez jamais entendu parler, peut-être n’êtes-vous ni gourmand ni accro aux réseaux sociaux. Pourtant, il fait le buzz depuis 2024.

Le « Dubai chocolate », créé par l’entrepreneuse anglo-égyptienne Sarah Hamouda, associe chocolat au lait, crème pistache-tahini et cheveux d’ange (kadayif). Ce qui frappe : son goût, sa texture onctueuse et croustillante, mais surtout la rapidité avec laquelle il s’est imposé comme un symbole culinaire de Dubaï. Baptisé « Can’t get knafeh of It » signifiant « On ne peut plus s’en passer », il a explosé en popularité après une vidéo TikTok devenue virale, de Maria Vehera (2023).

Sur les réseaux sociaux, le chocolat de Dubaï est conçu comme un spectacle visuel relevant du « food porn ». Gros plans, ralentis et zooms exaltent textures, couleurs et gestes rituels : ouverture de l’emballage, cassure de la tablette, coulants et craquants. L’esthétisation extrême transforme la dégustation en scène sensuelle, associée à l’exotisme d’une expérience rare, presque interdite.

Du luxe artisanal à la copie industrielle

Face à l’engouement de ce produit à l’origine artisanal, les marques se sont emparées du concept : en France, Lindt, la célèbre marque de chocolat suisse, Lidl propose sa propre version à prix bas, relayée sur TikTok ou Jeff de Bruges développe des déclinaisons de la tablette classique.

Une trajectoire typique : un produit culinaire innovant, viral et artisanal bascule vers une industrialisation massive, avec ses imitations et risques de contrefaçon. Si certains s’attachent à ces saveurs, d’autres ont senti un autre goût. « Ça a le goût de l’argent », a plaisanté le présentateur Al Roker dans l’émission « Today » après l’avoir goûté en direct. Plaisantait-il vraiment ?

Buzz ou tromperie ?

L’importance des mots du chocolat a été soulignée par les chercheurs Laurent Gautier, Angelica Leticia Cahuana Velasteguí et Olivier Méric, et ici c’est le nom de ce chocolat qui suscite le débat. « Chocolat de Dubaï » peut laisser croire que les tablettes sont produites aux Émirats. Or, beaucoup viennent en réalité de Turquie ou d’Europe et peuvent donc induire le consommateur en erreur.

La justice allemande a rendu deux jugements contradictoires. À Cologne, l’appellation « Dubai Chocolate » sur des tablettes turques a été jugée trompeuse. À Francfort, au contraire, les juges ont estimé qu’il renvoyait à une recette culinaire plus qu’à une origine géographique. En France, le Code de la consommation est clair : une pratique commerciale trompeuse est interdite si l’emballage suggère une origine fausse ou ambiguë. Pour éviter ce risque, certaines marques comme Lindt utilisent la formule prudente « Dubaï Style ».

Le buzz a engendré une économie parallèle avec des versions contrefaites ; les douanes autrichiennes saisissent plus de 2 500 tablettes lors de contrôles frontaliers. Ces copies exposent les consommateurs à des risques sanitaires que souligne la revue UFC-Que choisir. Le succès du produit repose plus sur le marketing viral des réseaux sociaux que sur ses qualités gustatives.

Quand le nom fait vendre

Au-delà des saveurs, c’est le nom qui alimente le succès – et parfois la confusion. « Dubaï » agit comme une marque imaginaire, synonyme de luxe, de prestige et d’exotisme. Le produit original mise sur un storytelling sophistiqué : mélange gourmand, raffiné, savoir-faire, texture fondante, masse de cacao… Chocolat Dubaï c’est partager un peu de la magie de Dubaï, une saveur nouvelle, expérience gustative.

Trois formulations circulent aujourd’hui, porteuses d’un sens implicite différent. Le jeu sur les prépositions et sur les adjectifs est au cœur du storytelling culinaire. Comme l’a montré le sémiologue Roland Barthes, la nourriture est aussi un discours.

« Dubaï » fonctionne comme une marque imaginaire :

  • « Chocolat de Dubaï » : la préposition « de » suggère une origine géographique et une authenticité. Comme pour « vin de Bordeaux », le consommateur attend un produit provenant effectivement des Émirats. Cette formulation pose des problèmes juridiques lorsque le chocolat est fabriqué ailleurs. Les marques doivent donc être déposées pour être protégées et l’indication géographique (IG) est essentielle.

  • « Chocolat Dubaï » (sans préposition) fonctionne comme un raccourci puissant associant un toponyme immédiatement reconnaissable à une catégorie universelle – chocolat. Le nom n’est pas une marque déposée, mais un surnom collectif, facile à retenir et à partager. On est dans l’onomastique – ou étude des noms propres – marketing, où la référence territoriale glisse vers l’imaginaire. La juxtaposition franco-anglaise – « Dubai chocolate » ↔ « Chocolat Dubaï » – crée un effet de résonance interlinguistique qui facilite la viralité.

  • « Chocolat Dubaï Style » insiste sur l’inspiration culinaire sans revendiquer l’origine. D’un point de vue linguistique, l’ajout de « style » signale l’inspiration culinaire et protège le fabricant du risque de tromperie, en signalant une imitation assumée. Mais le consommateur en est-il toujours conscient ?

Ces variations linguistiques révèlent un glissement métonymique : de la référence au lieu réel à un imaginaire global du luxe et de l’excès.

Le nom propre comme storytelling

L’onomastique alimentaire, ou étude des noms propres devient un instrument de storytelling, mais aussi un champ de bataille juridique et économique. Une entreprise joue clairement sur le nom sur un registre humoristique : la marque française Klaus et son « Doubs by Chocolate » détourne l’imaginaire du Golfe pour l’ancrer dans le terroir du Haut-Doubs.

L’entreprise franc-comtoise a bien compris le rôle essentiel de l’onomastique. Ce « Doubs by Chocolate » surfe sur la vague, mais le nom identifie clairement le chocolat comme un produit régional. L’origine signalée ne crée pas de risque juridique, tout en conservant une homophonie parfaite avec le fameux « Dubai chocolate ». En référence directe à Dubaï et à l’imaginaire idyllique de luxe et de volupté, avec toutes les précautions prises pour qu’il n’y ait pas mégarde, l’entreprise Klaus met en place un marketing déroutant évoquant le décalage.

Publicité pour la tablette Doubs By Chocolate de l’entreprise française Klaus. Klaus, FAL

Du viral au patrimonial ?

Traditionnellement, les produits alimentaires deviennent patrimoine à travers le temps, consolidés par des générations d’usage, protégés par des labels (AOP, IGP). Le Dubai chocolate inverse la logique. Son patrimoine n’est pas hérité, mais produit par la viralité. Les millions de vues et de partages jouent le rôle de validation. Ce n’est pas l’État ni l’Unesco qui consacrent le produit, mais l’algorithme et les réseaux sociaux. Ce phénomène illustre une tendance nouvelle : la patrimonialisation accélérée.

Autre singularité : le Dubai chocolate n’est pas lié à un terroir rural, comme le vin de Bordeaux. Il est rattaché à une « ville-monde ». Il devient l’équivalent culinaire d’un gratte-ciel ou d’un centre commercial : un symbole urbain. Cette urbanisation du patrimoine alimentaire montre que les métropoles ne sont plus seulement consommatrices de traditions, mais aussi créatrices d’icônes gastronomiques.

Confrérie culinaire mondiale

Mais peut-on parler de patrimoine pour un produit si récent ?

Oui, si l’on considère le patrimoine comme un ensemble de signes partagés et valorisés par une communauté. Dans ce cas, TikTok joue le rôle de confrérie culinaire mondiale. Mais ce patrimoine est fragile. Ce qui est consacré par la viralité peut être supplanté demain par une nouvelle mode.

Le chocolat de Dubaï illustre parfaitement les dilemmes contemporains : entre innovation culinaire et marketing viral, entre authenticité et imitation, entre inspiration et contrefaçon.

The Conversation

Anne Parizot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

08.10.2025 à 16:32

Jack l’Éventreur, premier « cold case » de l’histoire ?

Jean Viviès, Professeur de littérature britannique, Aix-Marseille Université (AMU)

Sur ce tueur en série du XIXᵉ&nbsp;siècle, nous savons peu de choses, mais les recherches des historiens, des linguistes et des biochimistes se poursuivent, proposant de nouvelles pistes de réflexion.
Texte intégral (1810 mots)

Que sait-on vraiment de ce tueur en série ? Pas grand-chose : même son nom est une invention. Aujourd’hui, l’enquête se poursuit au travers des recherches de la science forensique – l’ensemble des méthodes d’analyse fondées sur les sciences afin de servir au travail d’investigation –, mais aussi du côté de la stylométrie – un domaine de la linguistique qui utilise la statistique pour décrire les propriétés stylistiques d’un texte. Sans compter le travail des historiennes et historiens qui se penchent aussi sur les victimes du tueur, largement invisibilisées, et réduites non sans misogynie à un statut de « femmes de mauvaise vie ».


Jack l’Éventreur (« Jack the Ripper ») fascine toujours, à en juger par le nombre de livres et de films qui lui sont consacrés. Il y a eu depuis, malheureusement, bien d’autres tueurs en série, mais dans l’imaginaire il reste le premier à être qualifié ainsi, et le plus célèbre. La raison principale est sans doute qu’il n’a jamais été identifié. Une centaine de noms de suspects ont été évoqués, à l’époque des enquêtes puis au fil des décennies : immigrés, médecins, aristocrates, et certains un peu plus vraisemblables que d’autres, Aaron Kosminski – un barbier polonais –, Montague Druitt, un avocat, ou encore le peintre Walter Sickert, mais aucune certitude n’a pu être établie. L’auteur de Sherlock Holmes, Conan Doyle, s’amusa même à imaginer un assassin féminin : « Jill the Ripper ».

De nouvelles analyses

Certaines pistes de recherche actuelles s’appuient sur des travaux scientifiques et proposent des angles nouveaux.

Parmi les matériaux à exploiter se trouve la masse de lettres signées Jack l’Éventreur. La première de ces lettres est célèbre, adressée à « Dear Boss », le 25 septembre 1888. Sur un ton provocateur et théâtral, l’auteur y nargue la police et annonce d’autres meurtres. Depuis quelques années, la linguistique « forensique », discipline nouvelle, s’est penchée sur cette lettre et sur celles qui suivirent, notamment sur les trois qui semblent à l’analyse émaner de la même plume, « Saucy Jacky », le 1er octobre, et « From Hell », le 15 octobre.

Ces trois lettres ont été reçues avant que l’affaire ne soit rendue publique et sont donc les plus intéressantes. Les linguistes ont néanmoins étudié tous les textes prétendument écrits par « Jack l’Éventreur » afin de déterminer s’ils avaient été rédigés par la même personne. Un corpus Jack the Ripper a été compilé à partir des 209 textes comportant au total 17 643 mots. Andrea Nini de l’Université de Manchester a notamment fait progresser la question avec les outils numériques de la stylométrie.

On rappellera ici que, en fait, Jack l’Éventreur n’est pas le nom de l’assassin, mais celui de l’auteur de la première lettre, très probablement écrite par un journaliste au moment des faits et envoyée, non pas à la police mais, élément révélateur, à une agence de presse londonienne, la Central News Agency.

Toujours dans le domaine de la science forensique, les progrès en matière de recherche d’ADN ont semblé un temps de nature à élucider l’affaire. L’étude d’un ADN, prélevé sur le châle taché retrouvé près du corps d’une victime (Catherine Eddowes) et récupéré par un inspecteur de police de l’époque, a été confiée à Jari Louhelainen, biochimiste de l’Université John-Moores de Liverpool en collaboration avec David Miller, spécialiste de la reproduction à l’Université de Leeds. Ils ont extrait du châle de l’ADN mitochondrial et ont décelé une correspondance (« match ») entre une descendante de la victime et celle d’un suspect déjà bien repéré, un immigré polonais (Kosminski).

Russell Edwards, le commanditaire de ces recherches et actuel propriétaire du châle, a présenté cette découverte dans son livre Naming Jack the Ripper, paru en 2014. Mais d’autres spécialistes soulignent la provenance plutôt douteuse du morceau de tissu (a-t-il réellement été récupéré sur le lieu du crime ?) et le fait qu’il ait été beaucoup manipulé pendant plus d’un siècle. Aucune certitude ne peut en fait être tirée de ces analyses ADN.

D’autres tentatives, telles celle de la romancière Patricia Cornwell, à partir d’échantillons d’ADN prélevés sur un timbre et sur des enveloppes, et mettant en cause le peintre Walter Sickert, ont été largement diffusées dans deux de ses livres dont Ripper : The Secret Life of Walter Sickert (2017), mais elles n’ont pas convaincu la plupart des experts.

Qui étaient vraiment les victimes ?

La nouveauté la plus importante se trouve du côté des études historiques proprement dites où une recherche récente a changé la focale, en s’intéressant non plus à la galaxie des suspects mais aux victimes, notamment aux cinq femmes des meurtres dits « canoniques ». Ces cinq femmes ont été jusqu’ici trop vite assimilées à des prostituées en raison de leur pauvreté. Pour trois d’entre elles, il n’existe pas d’élément avéré qui confirme leur condition de prostituées. Mary Ann Nichols, Annie Chapman, Elizabeth Stride, Catherine Eddowes et Mary Jane Kelly, puisque tels sont leurs noms, n’étaient pas véritablement des prostituées. Cette idée très répandue a été déconstruite, notamment par Hallie Rubenhold dans son livre The Five : The Untold Lives of the Women Killed by Jack the Ripper (2019).

L’historienne montre que c’est à propos de deux des victimes seulement, Mary Ann Nichols et la plus jeune, Mary Jane Kelly, que des preuves attestent qu’elles ont exercé de manière régulière la prostitution. Pour les trois autres, rien ne permet de l’affirmer. Il s’agissait avant tout de femmes pauvres, sans logement fixe, qui affrontaient une situation économique et sociale des plus difficile dans l’East End londonien des années 1880. Les registres de la police du temps de même que les différents témoignages ne confirment pas leur état de prostituées. Cette représentation s’est installée, inspirée de récits à sensation et de préjugés et stéréotypes assimilant pauvreté et immoralité. Leurs vies sont davantage marquées par la misère, l’alcoolisme, la violence domestique et l’instabilité sociale.

La majeure partie de la littérature consacrée à Jack l’Éventreur s’est fixée sur le tueur sans visage et au nom fictionnel au détriment de ses victimes. Un contre-récit des meurtres est néanmoins possible, rendant leur place à des victimes sans défense, accablées par l’extrême pauvreté dans le Londres victorien. Y voir, au-delà d’une fascinante énigme criminelle, qui demeure, une série de féminicides à resituer dans le cadre d’une histoire sociale et non dans les faits divers criminels change la perspective : on s’intéresse dès lors moins à la manière dont ces victimes sont mortes qu’à la manière dont elles ont vécu.

Certains écrivains avaient anticipé les travaux des historiens. Ainsi, Jack London, dans son livre quasi contemporain des événements The People of the Abyss (le Peuple de l’abîme, 1903), a décrit la misère extrême du quartier de Whitechapel après s’y être lui-même plongé et a dénoncé les conditions économiques qui exposaient les femmes à la violence.

Avant lui, George Bernard Shaw avait écrit au journal The Star dès les premiers meurtres en soulignant qu’ils avaient au moins le mérite de mettre en lumière les conditions de vie misérables de l’East End, que la bonne société victorienne ignorait. Ces crimes, qui se caractérisaient par des mutilations sexuelles, s’inscrivaient par ailleurs dans une époque où la sexualité était un enjeu essentiel de contrôle social.

Un personnage qui hante la fiction

Les travaux des chercheurs continuent dans leur registre propre de s’inscrire dans cette fascination de l’« underworld », un monde sous le monde. En parallèle la postérité du personnage de Jack l’Éventreur conserve depuis près de cent trente ans sa place dans l’imaginaire occidental. La littérature et le cinéma s’étaient vite emparés du personnage.

Reprenant l’intrigue imaginée, en 1913, par la romancière Marie Belloc, Alfred Hitchcock réalisa en 1927 The Lodger, dans lequel un mystérieux locataire assassine des jeunes femmes dans Londres. Certains films restent dans les mémoires comme From Hell (2001), d’Albert et Allen Hughes, ou Time After Time (C’était demain, 1979), de Nicholas Meyer. On y suit Jack l’Éventreur dans un San Francisco moderne, pourchassé par H. G. Wells auquel il a volé la machine à voyager dans le temps. Les téléfilms et séries, bandes dessinées ou jeux vidéo abondent. C’est donc à la fiction, qui a rivalisé d’emblée avec la science et à qui il revint aussi d’incarner l’Éventreur, de lui donner un visage et une identité qui ont échappé encore à ce jour aux multiples enquêtes, nourries de techniques et de perspectives nouvelles.

Les recherches des historiens, des linguistes, des biochimistes et des spécialistes de « ripperology » (terme dû à l’écrivain anglais Colin Wilson) se poursuivent ou se réorientent, modifiant au fil des décennies notre vision de la célèbre affaire. Pour autant, l’icône culturelle qu’est devenu Jack l’Éventreur, presque un personnage conceptuel, n’y fait pas obstacle en offrant à nombre de travaux novateurs la visibilité qu’ils méritent. Jack l’Éventreur au nom inventé est comme devenu l’inventeur de toute une nouvelle sphère de savoirs.

The Conversation

Jean Viviès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

08.10.2025 à 12:02

La troublante actualité du nouvel album de Woody Guthrie, sorti 58 ans après sa mort

Daniele Curci, PhD Candidate in International and American History, University of Florence

Dans ses chansons, Woody&nbsp;Guthrie, héraut des luttes sociales de l’Amérique de l’après-guerre, décrivait son époque. Mais celle-ci ressemble en bien des points à la nôtre…
Texte intégral (2422 mots)

Sorti cet été, l’album posthume de Woody Guthrie, figure emblématique de la musique folk des années 1940-1960, résonne puissamment avec la situation actuelle des États-Unis : plusieurs des titres qu’il contient, consacrés à l’expulsion de migrants mexicains, à une justice raciste ou encore aux injustices économiques, auraient pu être écrits ces derniers mois…


Le 14 août est sorti Woody at Home, Vol.1 & 2, le nouvel album de Woody Guthrie (1912-1967), probablement l’artiste folk américain le plus influent, auteur de la célèbre « This Land Is Your Land » (1940), qui dans cet album est proposée avec de nouveaux vers.

L’album contient des chansons – certaines déjà connues, d’autres inédites – que Guthrie enregistra avec un magnétophone offert par Howie Richmond, son éditeur, entre 1951 et 1952 et qui sont désormais publiées grâce à une nouvelle technologie qui a permis d’en améliorer la qualité sonore.

« Deportee »

La parution de l’album a été précédée par celle du single « Deportee (Plane Wreck at Los Gatos) », une chanson dont on ne connaissait jusqu’ici que le texte, que Guthrie écrivit en référence à un épisode survenu le 28 janvier 1948, lorsqu’un avion transportant des travailleurs saisonniers mexicains, de retour au Mexique, s’écrasa dans le canyon de Los Gatos (Californie), provoquant la mort de tous les passagers.

Un choix qui n’est pas anodin, comme l’a expliqué Nora Guthrie – l’une des filles du folk singer, cofondatrice des Woody Guthrie Archives et longtemps conservatrice de l’héritage politico-artistique de son père – lors d’un entretien au Smithsonian Magazine, dans lequel elle a souligné combien le message de son père reste actuel, au vu des expulsions opérées par l’administration de Donald Trump et, plus généralement, de ses tendances autoritaires, un thème déjà présent dans « Biggest Thing That Man Has Ever Done », écrite pendant la guerre contre l’Allemagne nazie.

Tout cela montre la vitalité de Woody Guthrie aux États-Unis. On assiste à un processus constant d’actualisation et de redéfinition de la figure de Guthrie et de son héritage artistique, qui ne prend pas toujours en compte le radicalisme du chanteur, mais qui en accentue parfois le patriotisme.

Un exemple en est l’histoire de « This Land Is Your Land » : de la chanson existent des versions comportant des vers critiques de la propriété privée, et d’autres sans ces vers. Dans sa première version, « This Land » est devenue presque un hymne non officiel des États-Unis et, au fil des années, a été utilisée dans des contextes politiques différents, donnant parfois lieu à des appropriations et des réinterprétations politiques, comme en 1960, lorsqu’elle fut jouée à la convention républicaine qui investit Richard Nixon comme candidat à la présidence ou, en 1988, lorsque George H. W. Bush utilisa la même chanson pour sa campagne électorale.

Guthrie lut le compte rendu de la tragédie du 28 janvier 1948 dans un journal, horrifié de constater que les travailleurs n’étaient pas appelés par leur nom, mais par le terme péjoratif de « deportees ».

Ce célèbre cliché pris par la photographe Dorothea Lange en Californie, en 1936, intitulé « Migrant Mother », montre Florence Thompson, 32 ans, alors mère de sept enfants, native de l’Oklahoma et venue dans le Golden State chercher du travail. Dorothea Lange/Library of Congress

Dans leur histoire, Guthrie vit des parallèles avec les expériences vécues dans les années 1930 par les « Oakies », originaires de l’Oklahoma, appauvris par les tempêtes de sable (dust bowls) et par des années de crise socio-économique, qui se déplaçaient vers la Californie en quête d’un avenir meilleur. C’était un « Goin’ Down The Road », selon le titre d’une chanson de Guthrie, où ce « down » signifiait aussi la tristesse de devoir prendre la route, avec toutes les incertitudes et les difficultés qui s’annonçaient, parce qu’il n’y avait pas d’alternative – et, en effet, le titre complet se terminait par « Feeling Bad ».

Parmi les difficultés rencontrées par les Oakies et les Mexicains, il y avait aussi le racisme et la pauvreté face à l’abondance des champs de fruits, comme lorsque les Mexicains se retrouvaient à cueillir des fruits qui pourrissaient sur les arbres (« The crops are all in and the peaches are rotting ») pour des salaires qui leur permettaient à peine de survivre (« To pay all their money to wade back again »).

Et, en effet, dans « Deportee », d’où sont extraites ces deux citations, Guthrie demandait avec provocation :

« Is this the best way we can grow our big orchards ?
Is this the best way we can grow our good fruit ?
To fall like dry leaves to rot on my topsoil
And be called by no name except “deportees” ? »

Est-ce la meilleure façon de cultiver nos grands vergers ?
Est-ce la meilleure façon de cultiver nos bons fruits ?
Tomber comme des feuilles mortes pour pourrir sur ma terre arable
Et n’être appelés que par le nom de « déportés » ?

Visions de l’Amérique et radicalisme

« We come with the dust and we go with the wind », chantait Guthrie dans « Pastures of Plenty » (1941, également présente dans Woody at Home), l’hymne qu’il écrivit pour les migrants du Sud-Ouest, dénonçant l’indifférence et l’invisibilité qui permettaient l’exploitation des travailleurs.

Guthrie, de cette manière, mesurait l’écart qui séparait la réalité du pays de la réalisation de ses promesses et de ses aspirations. Dans le langage politique des États-Unis, le terme « America » désigne la projection mythique, de rêve, de projet de vie qui entrelace l’histoire de l’individu avec celle de la Nation. En ce sens, pour Guthrie, les tragédies étaient aussi une question collective permettant de dénoncer la façon dont une minorité (les riches capitalistes) privait la majorité (les travailleurs) de ses droits et de son bien-être.

La vision politique de Guthrie devait beaucoup au fait qu’il avait grandi dans l’Oklahoma des années 1920 et 1930, où l’influence du populisme agraire de type jeffersonien – la vision d’une république agraire inspirée par Thomas Jefferson, fondée sur la possession équitable de la terre entre ses citoyens – restait très ancrée, et proche du Populist Party, un parti de la dernière décennie du XIXe siècle qui critiquait ceux qui gouvernaient les institutions et défendait les intérêts du monde agricole.

C’est également dans ce cadre qu’il faut situer le radicalisme guthrien qui prit forme dans les années 1930 et 1940, périodes où les discussions sur l’état de santé de la démocratie américaine étaient nombreuses et où le New Deal de Franklin Delano Roosevelt cherchait à revitaliser le concept de peuple, érodé par des années de crise économique et de profonds changements sociaux.

Guthrie apporta sa contribution en soutenant le Parti communiste et, à différentes étapes, le New Deal, dans la lignée du syndicat anarcho-communiste des Industrial Workers of the World (IWW) dont il avait repris l’idée selon laquelle la musique pouvait être un outil important de la militance. Dans le Parti, Guthrie voyait le ciment idéologique ; dans le syndicat, l’outil d’organisation des masses, car ce n’est qu’à travers l’union – un terme disposant d’un double sens dont Guthrie a joué à plusieurs reprises : syndicat et union des opprimés – qu’on parviendrait à un monde socialisant et syndicalisé.

« White America ? »

L’engagement de Guthrie visait également à surmonter les discriminations raciales. Ce n’était pas chose acquise pour le fils d’un homme que l’on dit avoir été membre du Ku Klux Klan et fervent anticommuniste, qui avait probablement participé à un lynchage en 1911.

D’ailleurs, le même Woody, à son arrivée en Californie dans la seconde moitié des années 1930, portait avec lui un héritage raciste que l’on retrouve dans certaines chansons comme dans la version raciste de « Run, Nigger Run », une chanson populaire dans le Sud que Guthrie chanta à la radio, dans le cadre de sa propre émission, en 1937. Après cela, Guthrie reçut une lettre d’une auditrice noire exprimant tout son ressentiment quant à l’utilisation du terme « nigger » par le chanteur. Guthrie fut tellement touché qu’il lut la lettre à la radio en s’excusant.

Il entreprit alors un processus de remise en question de lui-même et de ce qu’il croyait être les États-Unis, allant jusqu’à dénoncer la ségrégation et les distorsions du système judiciaire qui protégeaient les Blancs et emprisonnaient volontiers les Noirs. Ces thèmes se retrouvent dans « Buoy Bells from Trenton », également présente dans « Woody at Home », qui se réfère à l’affaire des Trenton Six : en 1948, six Noirs de Trenton (New Jersey) furent condamnés pour le meurtre d’un Blanc, par un jury composé uniquement de Blancs, malgré le témoignage de certaines personnes ayant vu d’autres individus sur les lieux du crime.

« Buoy Bells from Trenton » a probablement été incluse dans l’album pour la lecture qu’on peut en faire sur les abus de pouvoir et sur les « New Jim Crow », expression qui fait écho aux lois Jim Crow (fin XIXe–1965). Celles-ci imposaient dans les États du Sud la ségrégation raciale, légitimée par l’arrêt Plessy v. Ferguson (1896) de la Cour suprême, qui consacrait le principe « séparés mais égaux », avant d’être abolies par l’arrêt Brown v. Board of Education (1954), le Civil Rights Act (1964) et le Voting Rights Act (1965).

Popularisée par Michelle Alexander dans le livre The New Jim Crow (2010), la formule désigne le système contemporain de contrôle racial à travers les politiques pénales et l’incarcération de masse : en 2022, les Afro-Américains représentaient 32 % des détenus d’État et fédéraux condamnés, alors qu’ils ne constituent que 12 % de la population états-unienne, chiffre sur lequel plusieurs études récentes insistent. Cette chanson peut ainsi être relue, comme le suggère Nora Guthrie, comme une critique du racisme persistant, sous des formes institutionnelles mais aussi plus diffuses. Un exemple, là encore, de la vitalité de Guthrie et de la manière dont l’art ne s’arrête pas au moment de sa publication, mais devient un phénomène historique de long terme.

The Conversation

Daniele Curci ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

07.10.2025 à 16:22

Houldou, reine de Pétra il y a 2 000 ans : une Cléopâtre du désert ?

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine

Dans son dernier essai, Christian-Georges&nbsp;Schwentzel, spécialiste de l’Orient ancien, nous plonge au cœur d’une civilisation originale, parfaitement identifiable par son style artistique et architectural unique, son écriture et ses divinités si caractéristiques.
Texte intégral (3880 mots)
La Khazneh, à Pétra, apparaît au bout du Siq, étroite gorge qui mène au centre de l’antique capitale des Nabatéens, aujourd’hui en Jordanie. Photo : Schwentzel., Fourni par l'auteur

Peu connue du grand public, la reine Houldou régna aux côtés d’Arétas IV, au tournant de notre ère, dans la Pétra des Nabatéens. Coiffée de la couronne de la déesse Isis, elle incarne une figure fascinante, entre histoire et légende. Fut-elle, comme Cléopâtre en Égypte, une souveraine-déesse ? Dans Les Nabatéens, IVe avant J.-C.-IIe siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, Christian-Georges Schwentzel, spécialiste de l’Orient ancien, nous plonge au cœur d’une civilisation originale, parfaitement identifiable par son style artistique et architectural unique, ses divinités et son écriture si caractéristiques. Extraits.


Sur les monnaies d’argent, dès les émissions de l’an 1 d’Arétas IV, la reine Houldou porte, au-dessus de son front, la couronne de la déesse égyptienne Isis, constituée de cornes de vaches enserrant le disque solaire, parfois surmontée d’une plume.

La reine Houldou, voilée et couronnée. La coiffe d’Isis se dresse au sommet de son front. Monnaie d’argent. Début du Iᵉʳ siècle. CNGCoins.

Isis est une ancienne déesse, éminemment bénéfique, décrite dans les mythes égyptiens comme une magicienne instruite des secrets de la résurrection. Après avoir réuni les morceaux épars de son époux Osiris, lâchement massacré et dépecé par son frère Seth, elle les réajuste et les entoure de bandelettes, confectionnant la première momie. Elle parvient, de cette manière, à faire renaître le défunt dans l’au-delà, et même à lui donner un fils posthume : Horus, ou Harpocrate, c’est-à-dire « Horus l’Enfant », qui, devenu adolescent, venge son père en écrasant Seth et en rétablissant la justice en Égypte. À la Basse Époque égyptienne, Isis est assimilée à Hathor, déesse de la maternité, qui peut prendre la forme d’une vache ; d’où les cornes de la couronne divine. Comme Hathor avait, selon un mythe, aidé le Soleil à se lever dans le ciel, l’astre est représenté entre ses cornes de vache. […]

La façade de la Khazneh, Pétra. Photo  : Schwentzel, Fourni par l'auteur

La Khazneh et ses symboles féminins

La couronne isiaque de Houldou nous conduit à la Khazneh, le plus célèbre des monuments de Pétra, véritable icône de la civilisation nabatéenne. Sa façade, haute de 40 mètres et large de 28 mètres, se divise en deux parties aujourd’hui visibles : un porche monumental, en bas, précédé de six colonnes et surmonté d’un fronton ; un étage dont la partie centrale adopte la forme d’un édifice circulaire appelé tholos en grec. Le toit conique de la tholos est surmonté d’une urne, encadrée de deux demi-frontons symétriques, où sont perchés des aigles. L’urne est un symbole funéraire, emprunté à l’art grec, manifestant ici la présence de l’âme d’un défunt, tandis que les aigles, également figurés sur les monnaies, font référence à Doushara, grand dieu protecteur du pouvoir royal.

Fouilles au pied de la Khazneh, Pétra, août 2024. Photo : Schwentzel

Un autre niveau, inférieur, a été mis au jour, lors des fouilles de 2003 ; on y trouve des sépultures qui constituent une sorte de « crypte » de la Khazneh où les recherches ont repris durant l’été 2024.

Au sommet de l’angle supérieur du fronton, est perché le symbole isiaque, exceptionnellement mis en valeur par sa position parfaitement centrale. Deux cornes de vaches lyriformes servent de berceau au disque solaire surmonté de plumes, aujourd’hui largement effacées par l’érosion. De part et d’autre, deux épis de blé symétriques se dressent en s’écartant.

La coiffe isiaque au sommet du fronton de la Khazneh, Pétra. Photo : Schwentzel, Fourni par l'auteur

On remarque que la distance entre le socle sur lequel se dresse la coiffe d’Isis et la base du monument est égale à celle qui sépare ce même socle du haut de l’urne au sommet de la Khazneh. On peut ainsi affirmer que la coiffe est, en quelque sorte, le nombril de la Khazneh, sa porte d’entrée et sa clé d’interprétation. Elle se trouve aux pieds d’une figure féminine sculptée en relief qui occupe une position centrale à l’étage, où elle est entourée, à sa droite et à sa gauche, de quatre personnages symétriques.

Celle-ci est directement inspirée des représentations de reines ptolémaïques, comme Bérénice II, assimilée aux déesses Isis et Tyché, sur des vases en faïence produits en Égypte. Figurée en train de faire une libation, Bérénice II tient une patère dans la main droite et une corne d’abondance dans la gauche.

À gauche : la reine Bérénice II en Isis-Tyché sur une oinochoé en faïence. Fin du IIIᵉ siècle av. J.-C., J. Paul Getty Museum, Los Angeles. À droite : contours de l’image de la déesse-reine de la Khazneh. Dessin : Schwentzel, Fourni par l'auteur

Sur la façade de la Khazneh, l’image féminine est coiffée d’un attribut dont la forme évasée se devine encore aujourd’hui. On hésite entre la couronne crénelée de Tyché et le polos, coiffe arrondie de Déméter. Quoi qu’il en soit, il s’agit de deux attributs également repris, ou susceptibles de l’être, par Al-Ouzza [(déesse arabe préislamique, ndlr)]. D’où l’hypothèse, suggérée par Jean Starcky, selon laquelle le personnage féminin dominant la façade de la Khazneh représenterait une reine nabatéenne assumant, comme les souveraines ptolémaïques avant elle, le rôle d’une déesse. Une déesse-reine, en quelque sorte.

Les figures féminines de l’étage de la Khazneh.  Photo : Schwentzel, Fourni par l'auteur

Examinons maintenant les huit autres figures qui entourent la reine à l’étage. Deux représentent Nikè, déesse grecque de la victoire, pourvue d’ailes, et les autres des femmes qui, dans un mouvement très dynamique, paraissent danser autour de la reine. On les a parfois interprétées comme des Amazones brandissant chacune un instrument qui pourrait être une double hache, arme traditionnelle de ces combattantes dans les mythes grecs. Elles exécuteraient ici une ronde guerrière.

Si les Victoires ailées, déjà présentes sur les monnaies d’Arétas II, n’ont rien de bien étonnant, les danseuses sont plus inattendues. Elles n’adoptent pas ici la position habituelle des femmes guerrières dans l’art grec, où elles sont généralement représentées blessées ou vaincues par des héros. En fait, leur état de conservation ne permet pas de distinguer si elles brandissent des haches ou plutôt des thyrses, ces bâtons liés à la figure de Dionysos dans le monde gréco-romain. Elles pourraient donc aussi bien représenter ici des Bacchantes, ces jeunes femmes en transe, adeptes de Dionysos qui fut identifié à Doushara ; ce qui pourrait expliquer leur représentation sur le monument.

Le rez-de-chaussée est, quant à lui, décoré de deux représentations de cavaliers. On voit encore leurs torses musclés et une partie de leurs chevaux qu’ils tenaient par la bride. Cette iconographie s’inspire de celle de Castor et Pollux, les Dioscures de la mythologie grecque, qui sont fréquemment associés aux monuments funéraires en raison de leurs fonctions psychopompes, c’est-à-dire de guides du défunt après la mort. Les hypogées alexandrins ont pu servir de modèle, car les Dioscures y sont souvent représentés accompagnant le mort, lui-même parfois figuré sous l’aspect d’un troisième cavalier.

Mais ce riche décor nous permet-il d’identifier la déesse-reine de la Khazneh ? Houldou est mentionnée pour la dernière fois en l’an 24 du règne d’Arétas IV, soit 15 apr. J.-C., date de sa mort. On peut émettre l’hypothèse que c’est à ce moment-là que le roi entreprit l’édification de la Khazneh qui devait servir de somptueux mausolée pour son épouse défunte. Il a pu s’inspirer de Ptolémée II qui rendit des hommages divins à sa sœur-épouse Arsinoé II en lui faisant édifier, près d’Alexandrie, le temple du Cap Zéphyrion où elle était figurée en déesse. La forme de la tholos pourrait elle-même s’inspirer de ce modèle lagide.

« La Khazneh aurait pu servir de mémorial et de lieu de célébrations en l’honneur de Houldou assimilée à Al-Ouzza et revêtue des attributs à la fois d’Isis et de Tyché. S’il est évident que des honneurs lui furent rendus, la reine ne fut cependant pas officiellement divinisée, contrairement à Arsinoé II ou Bérénice II. Aucune inscription ne suggère qu’elle fut élevée au rang de divinité, contrairement à Obodas Ier, seul Rabbelide [(nom que l’auteur donne à la dynastie des souverains nabatéens, ndlr)] déifié à notre connaissance. La reine, morte prématurément, fit seulement, si l’on peut dire, l’objet d’une forme d’héroïsation posthume, à travers une iconographie inspirée des précédents qu’offraient, en Égypte, les reines ptolémaïques. »

Reconstitution imaginaire du buste de la reine Houldou à partir des monnaies. Dessin : Schwentzel

Pénétrons à l’intérieur du monument. Après avoir traversé le vestibule que précèdent les colonnes du premier niveau, nous entrons dans une vaste salle, aujourd’hui totalement vide. Les murs sont percés de trois portes, la principale au centre, les deux autres sur les côtés. Elles donnent chacune accès à une petite pièce, sorte de niche, où devait reposer les dépouilles, peut-être de Houldou et de membres de sa famille. Après la mort de la reine Houldou, Arétas IV épouse en secondes noces Shaqilat Ire, qui apparaît à son tour sur les monnaies. La nouvelle souveraine reprend les éléments de l’iconographie de Houldou : voile à l’arrière de la tête et couronne de laurier. Mais elle ne porte la couronne isiaque que sur une pièce de bronze où figurent les bustes conjoints des souverains, non sur les émissions d’argent où son buste occupe à lui seul une face de la monnaie. Les autres reines qui lui succèderont ne reprendront plus ce symbole ; ce qui fait de Houldou la seule véritable reine à la coiffe égyptienne et conforte l’hypothèse du lien entre la Khazneh et la première épouse d’Arétas IV.


Les Nabatéens, IVᵉ avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, Christian-Georges Schwentzel, éditions Tallandier, collection « Humanités », septembre 2025.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF

06.10.2025 à 16:18

Avec « Une bataille après l’autre », le format VistaVision fait son come-back

Ben McCann, Associate Professor of French Studies, University of Adelaide

Le procédé VistaVision, format de tournage à l’ancienne, était tombé en désuétude depuis des décennies – mais il fait l’objet d’un regain d’intérêt chez certains réalisateurs américains.
Texte intégral (1677 mots)
Dans _Une bataille après l’autre_, DiCaprio incarne un ex-insurgé politique spécialisé en explosifs. IMDb

Tout comme la résurgence du vinyle dans le domaine musical et de l’argentique dans la photographie, le retour du procédé de prise de vues VistaVision reflète un désir de revenir à des formats analogiques qui semblent artisanaux dans un monde hypernumérisé.


Le nouveau film de Paul Thomas Anderson, Une bataille après l’autre, est actuellement en salles. Ce thriller d’action politique est le premier film du réalisateur depuis quatre ans, et sa première collaboration avec l’acteur Leonardo DiCaprio.

Anderson a décidé de le tourner en VistaVision, un format haute résolution des années 1950 qui fait son grand retour à Hollywood.

Rivaliser avec la télévision

Dans les années 1950, Hollywood est confronté à une menace existentielle : la télévision. Les dirigeants des studios comprennent que pour ramener les spectateurs dans les salles, il faut leur offrir des images spectaculaires sur des écrans plus grands, dans un format panoramique immersif. Les nouvelles technologies, telles que la 3D et la couleur, offraient quelque chose que les petits téléviseurs en noir et blanc ne pouvaient pas offrir.


À lire aussi : Le retour du disque vinyle : entre nostalgie et renaissance culturelle


En 1953, la 20th Century Fox dépose le brevet du CinemaScope. Des films, tels que la Tunique (1953) et Vingt mille lieues sous les mers (1954), ont été tournés à l’aide d’objectifs spéciaux qui compressaient une image plus large sur un film 35 millimètres standard. Lorsqu’elle était projetée sur l’écran à l’aide d’un autre type d’objectif, l’image pouvait être étirée : le format grand écran était né.

Puis, en 1955, le producteur Mike Todd développe le Todd-AO, le premier écran large incurvé qui projette des films 70 millimètres sur des écrans géants. Oklahoma (1955) et le Tour du monde en 80 jours (1956) ont été tournés de cette manière.

La réponse de Paramount à cette demande d’écran large a été le VistaVision. Ce procédé utilise du film 35 millimètres, le format le plus couramment utilisé, mais avec un défilement horizontal et non vertical. L’image, plus grande, compte huit perforations au lieu de quatre sur le format 35 millimètres standard.

Un plus grand cadre équivaut à plus de lumière, et donc à une meilleure résolution et à plus de précision dans les couleurs et les détails de texture.

Une nouvelle référence pour le visionnage immersif

Comme le procédé du CinémaScope consiste à comprimer l’image (pendant le tournage) puis à la décomprimer (pendant la projection), il a tendance à déformer les bords de l’image » : sur l’écran, les gros plans, notamment ceux des visages des acteurs, apparaissaient étirés ou excessivement ronds.

Le VistaVision, lui, ne déforme pas les images. Il est donc devenu particulièrement intéressant pour les réalisateurs et les directeurs de la photographie souhaitant réaliser d’immenses plans larges ou panoramiques. Il permet également d’obtenir des images plus nettes, notamment pour les gros plans, les espaces architecturaux et les paysages naturels.

Le public était impatient de découvrir ce nouveau format. La comédie musicale de Bing Crosby, Noël blanc (1954), fut le premier film Paramount tourné en VistaVision. Un critique a alors salué la « qualité picturale exceptionnelle » du film :

« Les couleurs sur grand écran sont riches et lumineuses ; les images sont claires et nettes. »

D’autres succès tournés avec ce procédé lui ont succédé : l’épopée biblique les Dix Commandements (1956), de Cecil B. DeMille, ou le western classique de John Ford, la Prisonnière du désert (1956), dans lequel le VistaVision était idéal pour cadrer les reliefs si particuliers de Monument Valley.

Alfred Hitchcock a utilisé le format VistaVision pour certains de ses meilleurs films, notamment Vertigo (1958) et la Main au collet (1955).

Disparition et renaissance

Malgré son succès initial, le procédé VistaVision était rarement utilisé pour les longs métrages au début des années 1960 et fut progressivement remplacé par d’autres formats. La Vengeance aux deux visages (1961) fut le dernier grand film américain entièrement tourné en VistaVision à cette époque.

En effet, le Vistavision coûtait cher : le défilement horizontal du film impliquait une consommation de pellicule deux fois plus importante. De plus, au fil du temps la pellicule s’est améliorée, permettant de capturer le grain plus fin et les couleurs que seul le VistaVision permettait d’obtenir avant.

Les cinéastes américains ont commencé à s’intéresser de près à leurs homologues français qui utilisaient des caméras plus légères et des pellicules moins chères pour filmer facilement en extérieur – dans la rue, les cafés et les chambres d’hôtel. Le VistaVision fonctionnait mieux dans l’espace contrôlé du studio.

Cela dit, le format n’a jamais complètement disparu, et nous assistons aujourd’hui à son grand retour. The Brutalist (2024), de Brady Corbet, a été le premier film depuis des décennies à être entièrement tourné en VistaVision. Le directeur de la photographie oscarisé Lol Crawley en a parlé avec enthousiasme, vantant ses qualités, tant pour filmer en plan large que pour saisir des détails :

« Nous l’avons utilisé non seulement pour capturer des aspects architecturaux et paysagers, mais aussi pour réaliser les plus beaux portraits. En résumé, ce format offre deux avantages : la faible profondeur de champ d’un objectif plus long, et le champ de vision d’un objectif plus large. »

Un retour à l’artisanat d’antan

Depuis le tournage de The Brutalist, Paul Thomas Anderson et plusieurs autres réalisateurs de renom ont opté pour le procédé VistaVision, notamment Emerald Fennell pour sa version des Hauts de Hurlevent (2026), Alejandro González Iñárritu pour son prochain film avec Tom Cruise, dont le titre n’est pas encore connu, et Yorgos Lanthimos pour Bugonia (2025).

Pour Une bataille après l’autre, Anderson s’est appuyé sur ce procédé non seulement pour obtenir une image plus spectaculaire, mais aussi pour se démarquer sur le marché si concurrentiel du cinéma.

Le Vistavision est l’un des nombreux formats traditionnels qui font leur retour à l’ère de la lassitude numérique et de l’IA. Dune (2021) et Dune : Deuxième partie (2024) ont été tournés en IMAX 70 millimètres, et Christopher Nolan, pour son prochain film, l’Odyssée, fera de même. Sinners (2025), de Ryan Coogler, a été tourné en Ultra Panavision, une autre innovation tombée en désuétude dans les années 1960.

Depuis la pandémie de Covid-19, il s’agit d’inciter le public à retrouver le chemin des salles de cinéma.

À une époque où la plupart des contenus sont diffusés en ligne, l’utilisation d’un format unique et rétro est un signal fort. La mention « tourné en VistaVision » devient un signe distinctif de savoir-faire et de prestige.

Les critiques d’Une bataille après l’autre sont élogieuses pour Anderson et pour le directeur de la photographie, Michael Bauman. Cependant, très peu de salles disposent encore des projecteurs d’origine conçus pour le format VistaVision. Seuls les spectateurs de Los Angeles, de New York, de Boston (aux États-Unis) et de Londres (au Royaume-Uni) pourront donc profiter de l’expérience complète.

Mais ne désespérez pas, le film est toujours disponible en différentes versions 70 millimètres, IMAX et 4K numérique. Installez-vous confortablement et profitez du spectacle !

The Conversation

Ben McCann ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

PDF
25 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  Idées ‧ Politique ‧ A à F
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  Idées ‧ Politique ‧ i à z
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
 
  ARTS
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Gigawatts.fr
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
Fiabilité 3/5
Slate
 
Fiabilité 1/5
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
🌓