04.11.2024 à 17:20
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Le budget de la culture se limite-t-il aux 13 milliards d’euros souvent évoqués ? Le ministère de la Culture n’est en effet pas le seul à participer : les autres ministères et les collectivités territoriales la financent également de leur côté.
Au moment où les enjeux budgétaires semblent cruciaux pour l’avenir de la France, une tentative de mise en perspective des dépenses culturelles publiques, très critiquées ces derniers mois, semble utile.
Quiconque affirmerait pouvoir indiquer le chiffre exact des dépenses culturelles publiques en France prendrait un bien grand risque. D’une part, les dépenses dans les ministères et collectivités territoriales sont le fait de nombreux services qui ne relèvent pas tous de la culture stricto sensu. On y retrouve la culture et le patrimoine, certes, mais également la jeunesse, les loisirs, le tourisme, parfois les sports, aujourd’hui le numérique et même la transition écologique.
D’autre part, la définition de la culture varie énormément à l’intérieur même des politiques publiques et des pratiques à caractère culturel ne sont pas comptabilisées. Aussi, si les chiffres utilisés ici pour 2023 (produits par le Département des études, de la prospective et de la statistique et l’Observatoire des politiques culturelles) indiquent une tendance claire, leur précision varie selon les sources parfois de 200 à 300 millions d’euros.
Cependant, ces précautions étant prises, l’analyse des statistiques disponibles permet quand même de relativiser une première idée répandue. L’État a-t-il perdu sa place de premier financeur de la culture au profit des collectivités territoriales ? En réalité, cette idée se base sur l’analyse des dépenses du seul ministère de la Culture. Or, il faut commencer par dire qu’en dépit de son nom, ce ministère n’est pas le seul à dépenser pour la culture au niveau étatique. Mieux encore, la somme des dépenses culturelles des autres ministères dépasse celle du ministère de la Culture lui-même.
Ainsi en 2023, quand ce dernier dépensait 4,6 milliards, la somme des dépenses des autres ministères s’élevait à 4,8 milliards, soit 9,4 milliards d’euros au total. Au premier rang des financeurs, l’Éducation nationale dépense 2,9 milliards en 2023, « ce qui renvoie principalement aux rémunérations des professeurs d’art dans l’enseignement primaire et secondaire, public et privé, ainsi qu’à celles des délégués académiques à l’action culturelle et des agents de la mission des archives » rapporte Guy Saez, politologue. Les autres ministères assurent donc pour 6,5 milliards de dépenses à caractère culturel, pour de grands équipements (par exemple, le musée de la Marine et celui de l’Air et de l’Espace sont sous tutelle du ministère des Armées) et des patrimoines. Mais certaines dépenses vont également à l’action culturelle, voire à un soutien (rare) à la création par financement de projets.
Sur cette base on peut questionner l’idée du désengagement de l’État dans le secteur culturel et la baisse des subventions. Si l’idée d’une baisse constante des budgets pour la culture persiste, il est intéressant de constater que la somme du budget pour la culture de tous les ministères est passée de 8 milliards d’euros en 2019 à 9,4 milliards en 2023, soit une hausse de 18 % en 5 ans. Le budget du ministère a néanmoins connu une première baisse en 2024, qui doit se poursuivre en 2025, pour atteindre 3,71 milliards. Il sera alors intéressant de voir d’un côté l’arbitrage entre dépense de fonctionnement, d’investissement ou de soutien à la création au ministère de la Culture, mais aussi comment les enjeux budgétaires des autres ministères se répercuteront sur leurs dépenses culturelles.
Cependant, si l’on s’en tient au seul ministère de la Culture, il est juste de dire aujourd’hui que les collectivités territoriales sont devenues un acteur plus important que lui. Si le ministère de la Culture dépense 4,6 milliards, les collectivités territoriales dépensent près du double, soit 9,4 milliards. À l’intérieur des collectivités territoriales, le « bloc local », qui comprend les communes et les intercommunalités, représente 81 % des dépenses culturelles. Au sein de ce bloc, la part des dépenses des intercommunalités est constamment en hausse ces dix dernières années. Les départements et régions abondent à hauteur de 1,8 md d’euros, de manière assez stable, mais avec des variations importantes d’une région à l’autre.
À ces chiffres de dépenses culturelles des collectivités territoriales, l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) ajoute depuis 2023, « les dépenses culturelles consignées aux budgets annexes des collectivités et des autres syndicats », soit 510 millions d’euros. L’OPC ajoute ensuite les dépenses culturelles des communes de moins de 3 500 habitants (non prises en compte habituellement) pour une estimation d’un apport supplémentaire de 420 millions. Sur cette base, l’OPC obtient un total des dépenses des collectivités territoriales à 10 364 milliards d’euros. De ce côté aussi, loin de constater une baisse, c’est bien plutôt à une augmentation des dépenses culturelles que nous assistons depuis plusieurs années, malgré un premier ralentissement en 2023.
On le voit ici, nous sommes loin de l’estimation des dépenses culturelles publiques qui additionne habituellement le budget du ministère et celui des collectivités territoriales pour aboutir autour de 13 milliards d’euros. En réalité, nonobstant toutes les imprécisions pointées en début d’article, il semblerait que nous soyons plutôt à 20 milliards d’Euros. Et encore n’avons-nous pas pris en compte ici le budget du ministère de la Culture en faveur de l’audiovisuel public qui s’élève en 2024 à près de 4 milliards d’euros et d’autres dépenses encore (fiscales, loto du patrimoine, etc.). La réalité est que les dépenses publiques en matière culturelle sont bien plus proches des 25 milliards d’euros.
Malgré cette somme, depuis le mois de juin et notamment les déclarations d’Ariane Mnouchkine dans Libération, une sorte de malaise s’exprime concernant le sens de cette dépense publique et notamment les accusations d’entre-soi, voire de sectarisme, portées en direction des milieux culturels.
Il reste que la marge de manœuvre pour des évolutions qualitatives reste faible puisqu’une grande part de ces financements publique relève de dépenses de fonctionnement (34 % du budget du ministère de la Culture va à 80 grands établissements). On notera cependant la disparité des logiques de financements. Ce même budget répond à la fois à des logiques artistiques, aux perspectives éducatives de l’action culturelle, à celles plus économiques ou touristiques des grands musées nationaux, ou encore à des perspectives sociales portées par les territoires et des associations locales motivées par les droits culturels. Au moment où des choix budgétaires semblent nécessaires, les arbitrages passeraient-ils par une analyse plus précise de la réalité des dépenses culturelles ? Un véritable débat sur les contenus des politiques culturelles et les attentes des Français serait-il également nécessaire ?
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.11.2024 à 17:20
Xavier Pavie, Philosophe, Professeur à l'ESSEC, Directeur de programme au Collège International de Philosophie, ESSEC
François Laruelle (1937–2024) s’est éteint le lundi 28 octobre, dans un quasi-anonymat. Un philosophe pourtant majeur dans la pensée française, auteur d’une pensée originale qui se déroule dans une trentaine d’ouvrages. Hommage par Xavier Pavie, philosophe, dont il fut l’élève.
C’est par l’expression de « non-philosophie » que Laruelle trouve sa singularité. Le « non », ici, n’est pas la négation de la philosophie mais cherche à en inventer un autre usage, le seul qui puisse être défini en dehors de sa propre croyance ; une pratique de la philosophie qui ne soit plus fondée et enclose dans la foi philosophique – consistant à être en mesure de penser le monde –, mais qui s’établisse positivement dans les limites de la mise entre parenthèses de cette foi.
Autrement dit, il s’agit d’être capable de penser au-delà de la croyance en la philosophie qui elle seule serait capable de dire et penser le monde. Dit d’une autre manière encore, il s’agit d’ôter la prétention que s’octroie la philosophie sur le monde.
Cette non-philosophie émerge ainsi dans l’espace contemporain, plus précisément dans les années 80, avec François Laruelle, qui cherche à instaurer un geste de déconstruction généralisée à l’ensemble de la tradition philosophique gréco-occidentale. Pour ce faire, il élabore une pensée dont le but est de transformer et de produire de nouveaux textes et objets philosophiques en modifiant les hypothèses de base du travail philosophique.
Comme il le précise, dans un esprit qui n’est pas sans faire écho à Derrida, Deleuze ou Guattari, pour qui « La philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts », la non-philosophie c’est faire « fonctionner autrement que philosophiquement la pensée ». Cette pensée non-philosophique a certes pour conséquence très directe de produire des concepts (vision-en-Un, Un-en-Un, Pensée-en-Un…), mais ceux-ci sont différents des concepts philosophiques car ils sont l’expression d’une libre théorie, non-philosophique de la philosophie ».
L’approche critique de la non-philosophie envers la philosophie et son aspect peu académique dans la pratique a eu pour conséquence d’attirer des inimitiés et de déranger ceux qui considèrent la philosophie comme un contenu ou une discipline traitant de certains thèmes, Deleuze aurait même dit de Laruelle qu’il le trouvait « barré », c’est dire. C’est que François Laruelle a en effet reproché à la philosophie d’apparaître comme une discipline répétitive et monotone, prévisible et suffisante qui ne s’occupe de nouveaux thèmes que pour les penser de façon identique depuis sa « création ». Ainsi dans Philosophie et non-philosophie, il affirme que
« les philosophes se contentent nécessairement de faire fonctionner une machine qu’ils ont trouvée toute montée ».
Par ailleurs, selon lui, la philosophie a un travers majeur qui est sa prétention au Réel (qui diffère radicalement de celui de la philosophie traditionnelle), le connaître, le décrire et réfléchir à son propos. Selon la non-philosophie la philosophie n’aurait jamais connue ce Réel (ni l’homme d’ailleurs), seulement une prétention de le connaître. Cela n’empêche pas que la philosophie fasse sans cesse ce retour au Réel et par conséquent se méprenne en ne faisant qu’un simple retour sur elle-même. Enfin, la non-philosophie cherche à couper le cercle de pensée de la philosophie, pour y inclure un autre mécanisme de pensée. En effet, le projet de la non-philosophie est la volonté de « procéder à une ouverture […] du penser et à l’instauration d’une logique inédite, irréductible au philosopher ».
Parfois absconse, de temps en temps hermétique, la non-philosophie a cherché à disséquer la prétention de la philosophie pour repenser celle-ci. La non-philosophie est une sorte de boîte à outils pour la philosophie, comme d’ailleurs pour d’autres objets, elle permet de distancer son objet, l’ouvrir, le démonter, le critiquer d’une part pour le mettre au grand jour mais aussi le comprendre et également le soigner, le réparer. Cela a pu se faire sur des thèmes aussi variés que le clandestin, l’identité, l’ordinaire, l’innovation. François Laruelle affirme que
« Nous ne sommes plus ici dans le questionnement philosophique ni même dans ses marges, mais dans un autre mode de pensée qui pense sous la condition nécessaire et première du Réel donné sans présupposition et qui n’est pas lui-même un présupposé. »
Ce qu’a réalisé Laruelle c’est de réduire la philosophie à l’état de matériau, c’est-à-dire une matière à travailler et non un dispositif suffisant ; d’autre part cette non-philosophie énonce de nouvelles règles, non positives, non-philosophiques mais réduites de la vision-en-Un (penser le réel sans division ni hiérarchie, en reconnaissant une unité radicale qui dépasse les oppositions traditionnelles de la philosophie), de travail de ce matériau. Autrement dit, il y a une volonté de destitution de la philosophie avec l’élaboration de nouvelles règles permettant justement de la travailler. À titre d’exemple, au lieu de prendre des concepts comme « être », « sujet » ou « pensée » comme des catégories essentielles qui structurent la réalité, la non-philosophie les considère comme des matériaux bruts, des points de départ. Ainsi le concept de « sujet » dans la non-philosophie est dépouillé de son statut transcendantal et réduit à une sorte d’objet de travail. Ce sujet n’est pas au centre d’une expérience philosophique, mais un élément que l’on peut remodeler sans lui donner une autorité absolue.
Le terme « non-philosophique » a évolué récemment vers l’expression de « philosophie non-standard ». Cette évolution terminologique conserve l’essence de la non-philosophie, et l’enjeu pour la « philosophie non-standard » est bien de s’élever de manière différente de la « philosophie standard », c’est-à-dire « la philosophie traditionnelle, celle qui est reçue comme une norme universitaire, lissée comme une tradition scolastique. En fait, avec ses concepts, son vocabulaire, ses expressions, François Laruelle invente en philosophie. Il nous exhorte même à le faire :
« Ne faites pas comme les philosophes, inventez la philosophie ! Changez sa pratique ! Traitez-la expérimentalement comme un matériau quelconque. »
Car pour lui,
« Philosopher n’est pas seulement faire sécession ou scission, être un dissident du monde commun. […] le philosophe descend dans le monde, il ne s’en éloigne que dans l’intention d’y revenir […] La tradition philosophique est une corde à trois brins […]. Par ce qu’il y a l’expérience ordinaire à quitter, le mouvement de la quitter et le mouvement d’y retourner. »
Avec François Laruelle nous approchons de la philosophie, la « vraie », celle qu’il condamne et qui l’a obligé à prendre appui sur la non-philosophie ou la philosophie non standard, mais n’est-ce pas pour mieux la retrouver ? Pendant de nombreuses décennies, le philosophe français n’a eu de cesse de nettoyer la philosophie de ses oripeaux, de ses commentateurs, de ses détournements. Il nous laisse cette proposition de philosophie non standard comme un testament.
Charge à nous philosophes de nous le réapproprier, et ainsi de ne pas succomber au travers de la philosophie, de travailler en philosophe, d’œuvrer à la philosophie sans que celle-ci nous aveugle par sa prétention. La philosophie non standard est là comme un guide à garder près de nous, c’est en quoi elle est d’ailleurs à aborder tel un exercice spirituel pour soi, comme pour la philosophie, c’est l’utiliser comme un véhicule qui permet le mouvement de la pensée et des concepts, qui permet à la fois le décollage et l’arrachement de la pensée standard.
Xavier Pavie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.11.2024 à 18:46
Patricia Victorin, professeure des universités en langue et littérature médiévales, Université Bretagne Sud (UBS)
Malgré de nombreux obstacles, les rappeuses antillaises, pour l’heure peu visibles et peu reconnues, travaillent à s’imposer dans le rap français, explorant et détournant les richesses de la musique et de la langue créoles.
Les Antilles françaises vivent encore en situation de diglossie : le français et le créole y sont dotés d’une fonction et d’un statut distincts. Et si la langue créole a sa place dans la littérature et la musique, le rap antillais, a fortiori féminin, occupe encore une place très marginale.
Les Antilles, par leur histoire et leur géographie, sont un véritable laboratoire humain, linguistique, musical, littéraire, un haut lieu de cette « créolisation » qu’Edouard Glissant définit comme un « métissage imprévisible ».
À lire aussi : Les femmes dans le rap sont-elles enfin Validées ?
Tandis que les femmes ont conquis le rap à l’international, les artistes antillaises expérimentent différentes formules linguistiques : certaines optent pour le français ou le créole, d’autres entrelacent les deux ou choisissent l’espagnol ou l’anglais étasunien.
Il s’agit pour elles de désinsulariser la parole, tout en conservant son identité caribéenne. Se rejoue symboliquement la singularité du rap, qui oscille entre musique « cryptique » et ouverture à un public élargi, parole contestataire et geste commercial.
Bien loin du « doudouisme » littéraire que pourfendait Suzanne Césaire en décrétant la « mort de la littérature doudou. Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvilliers », les rappeuses antillaises empruntent une voie émancipatrice dans un flow qui percute, en réintroduisant parfois de la suavité et du « siwo » (sirop).
Le rap est par définition un genre sexiste : se l’approprier, quand on est une femme, revient à renverser les codes de la masculinité et les discours de domination. Dans le cas du rap antillais, les femmes se réapproprient aussi certains codes du zouk love (des chansons d’amour caractérisées par un rythme lent).
Le rap caribéen au féminin, en laboratoire du féminisme, propose un contre-discours. À cet égard, l’Hexagone est à la fois vu comme un espace à conquérir pour ces femmes qui ne veulent plus être invisibilisées et une Babylone polysémique renvoyant au pouvoir ; Babylone est aussi le nom donné par les jeunes des Antilles à la police et plus globalement à l’État. Les rappeuses antillaises disent toutes le désir de reconnaissance et la volonté de sortir de l’ombre ; ainsi Méryl, la Martiniquaise, nommée dans la catégorie des « révélations féminines » aux Victoires de la Musique 2024, a d’abord été prête-plume avant d’écrire et chanter en son nom.
Elle s’empare de nombreux sujets sociaux : le frigo vide, l’esclavage, mais aussi d’un sujet tabou, avec Rachelle Allison, dans « ma Petite », l’inceste et la pédophilie. Face au silence de plomb, elles invitent les enfants à parler (« palé ich mwen »). La présence de l’enfant auprès des chanteuses évoque tantôt la sororité protectrice, tantôt la maternité.
Dans son opus « Yo fâché » (« Je suis fâchée »), la Tchad s’impose avec ses punchlines et son flow ; elle évoque une « fanm matado » (femme matador) singulière aux cheveux roses, très féminine qui porte une petite fille sur ses épaules, métaphore d’un futur au féminin.
Dans « Diss men », La Tchad mêle anglais et créole antillais pour régler ses comptes avec la domination masculine : elle y évoque le refus des femmes guadeloupéennes d’être des objets sexuels. Entre ultraféminité et effacement des frontières féminin/masculin, ces artistes incarnent le rap féminin dans toute sa diversité.
La plupart du temps, dans les clips de rap, les corps féminins sont filmés comme des objets. C’est là une des caractéristiques du « male gaze », concept théorisé par la cinéaste Laura Mulvey en 1975. Dans les clips des rappeurs, les femmes sont le plus souvent cantonnées à un rôle passif.
À l’opposé de ce male gaze, il s’agit pour les féministes de construire un female gaze, un « regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour pousser son expérience », selon la critique de cinéma Iris Brey.
Les clips des rappeuses sont à ce titre paradoxaux. Certaines adoptent les codes du « male gaze » : la rappeuse « prend la place » du rappeur, mimant la domination masculine. D’autres, comme le souligne Célia Sauvage, docteure en études cinématographiques, initient un « détournement de l’image hypersexualisée des femmes, cette fois-ci non au service de la misogynie mais au service de l’empowerment féminin, qui redéfinit la politique du regard, des corps (principalement noirs) et les critères de beauté dominants contre l’objectivation du “male gaze”. »
Dans le clip de Sista Sonny « Rien », les femmes dansent, twerkent, mais ne sont pas soumises au regard masculin ; elles occupent le centre de l’écran. Les fesses occupent un rôle de premier plan en tant qu’objet de désir mais sont aussi des emblèmes féminins contestataires face aux dominations. Enfin, certaines métonymies du corps (« chatte » et « fesses ») deviennent les porte-drapeaux du désir et du plaisir féminin
Dans le clip « Tic » de Maureen qui a accompagné le défilé de la maison Mugler en 2021, les femmes s’émancipent par la danse. Loin d’objectiver les femmes, l’artiste affirme que c’est une façon de se « libérer, d’être (s)oi-même, de (s)e sentir bien ». Les femmes contrôlent et se réapproprient leur image, maîtresses de leur sensualité, au centre de l’attention. Elles prennent conscience d’elles-mêmes et se soutiennent ; on peut parler d’émancipation et d’empowerment féminin dans la réinvention de la fanm matado ou de la fanm doubout
L’usage du créole, au côté du français et d’autres langues, souligne la dimension émancipatrice d’une musique qui cherche sa place tout contre le rap féminin francophone et franco-français, mais aussi le rap américain, en une sorte de réinvention des codes esthétiques et linguistiques.
Le rap caribéen au féminin est bien « un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs » pour reprendre la formule de Glissant à propos de la créolisation musicale.
Dans cette confluence des influences qui mêle zouk, reggaeton, R’n’B, hip-hop, dembow venu de la Jamaïque, on assiste aussi à une alliance du Nord et du Sud. Sans oublier l’influence plus strictement caribéenne du bouyon soca qui opère la fusion de musique bouyon de la Dominique et de musique soca de Trinité-et-Tobago. Quant au shatta, il est né en Martinique, dans le quartier de Volga-Plage à Fort-de-France. Cindy Stawz, rappeuse originaire de la Guadeloupe, mêle rap, gospel et soul dans un univers harmonieux qui fait éclater les frontières génériques et linguistiques.
Pour ces rappeuses, il s’agit aussi de se réapproprier le bien connu zouk love, son rythme lent, ses lieux communs, ses textes sirupeux sur l’amour et dans le même temps d’en finir avec le doudouisme, les illusions, la soumission du féminin.
À cet égard, ce sous-genre aussi populaire que décrié devient le lieu privilégié d’une réflexion sur la parole amoureuse renouvelée dans le rap. Dans l’opus T-Stone ft La Rose « Fwisoné » le duo mêle esthétique du zouk love et du rap, la parole amoureuse et l’expression du désir – un duo qui rappelle celui de Jocelyne Beroard et Philipppe Lavil, « Kolé séré » qui entrelaçait le française et le créole
La chanteuse Méryl rend hommage à « La vi dous kon siwo » (1986) de Jocelyn Beroard, figure féminine emblématique du groupe Kassav’, dans un remix inspiré par le rap étasunien des années 1980. Il s’agit de redonner ses lettres de noblesse au zouk, « le roi sans couronne » et de réactualiser par la transformation ces musiques qui ont si ce n’est bercé l’enfance des rappeuses, au moins celle de leurs parents.
Dans un clip ZABOKA x FANM STAB RMX ft Shannon x Dj Tutuss, Maurane Voyer fait de la couleur rose la signature féminine. Le rose associé à la petite fille ou la femme soumise se pi(g) mente pour devenir drapeau de l’empowerment féministe.
Le créole est à la fois langue d’émancipation et de traverse, qui a conquis ses lettres de noblesse littéraires. Le rap antillais renoue avec la « parole de nuit », celle du conteur qui assemblait autrefois son auditoire sans souci de se soumettre au bon usage de la langue et l’entraîne dans ses virtuosités langagières, son flow. Le créole du rap, c’est une langue libérée des contraintes, une langue « mosaïque » qui accueille et fait fusionner d’autres langues. Dans « Dembow Martinica », Méryl recrée une mosaïque langagière qui finit par fusionner en une Babel revisitée créole martiniquais, français, anglais, espagnol sud-américain.
Ainsi les figures féminines sont-elles d’excellentes passeuses de la langue vernaculaire, véhiculaire et maternelle qu’est le créole. Une langue plus vivante que jamais témoigne de sa capacité à se renouveler, se réactualiser dans le rap et devient, de langue maternelle qu’il était autrefois, la langue d’une nouvelle sororité entre les rappeuses, à la manière des français dialectaux face au latin, langue du savoir et du pouvoir.
Cet article a été corédigé avec Mathilde Lucken, étudiante à Sciences Po Rennes, autrice de l’ouvrage « Mémoires de femmes », paru en 2023.
Patricia Victorin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
29.10.2024 à 16:31
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Chez Hérodote comme chez Ovide, sous différentes formes, on retrouve l’idée d’une dépendance totale des corps féminins, mis à disposition d’hommes libres et puissants. Des fantasmes morbides qui continuent de travailler l’imaginaire collectif.
L’historien grec Hérodote consacre une partie de son livre sur l’Égypte à la momification, caractéristique, s’il en est, de la civilisation pharaonique qui paraît obsédée par la mort et la résurrection. Contrairement aux Grecs qui brûlaient les cadavres sur des bûchers funèbres, les anciens Égyptiens cherchaient à conserver dans le meilleur état possible les dépouilles des défunts pour leur permettre, selon leurs croyances, d’accéder à l’Au-delà où ils renaîtraient pour la vie éternelle. Ils étaient passés maîtres dans l’art d’embaumer les corps.
Mais dans son évocation des anciens rites funéraires égyptiens, Hérodote insère une surprenante information qu’on ne trouve nulle part ailleurs :
« Les épouses des gens de qualité, après leur mort, ne sont pas livrées sur-le-champ aux embaumeurs, pas plus que les femmes très belles et d’une grande renommée ; on ne les leur confie qu’au bout de trois ou quatre jours. On veut éviter que les embaumeurs n’abusent de ces femmes ; car on en a pris un, paraît-il, à violer le cadavre d’une femme qui venait de mourir » (Hérodote, Histoires II, 89).
On soupçonne une invention d’Hérodote ; un fantasme de nécrophilie que pourrait trahir l’absence de condamnation de sa part. D’autant plus que la lecture du passage produit aussitôt des images mentales : un scénario mettant en scène un immonde embaumeur faisant l’amour avec un beau cadavre.
Hérodote a peut-être été inspiré par le mythe d’Isis qui a pu servir de déclencheur du fantasme nécrophile. La déesse égyptienne reconstitue le corps dépecé de son époux Osiris. Elle réunit les membres qu’elle lie les uns aux autres au moyen de bandelettes de lin, réalisant ainsi la toute première momie. Puis, réveillant son mari, elle s’unit à lui le temps de tomber enceinte d’Horus, le fils qui deviendra le roi légitime de l’Égypte. La momie, corps conservé ou reconstitué, suggère la possibilité d’un érotisme au-delà de la mort.
Le romancier finlandais Mika Waltari, s’inspirant de l’historien antique, reprendra ce thème nécrophile, de manière ironique dans Sinouhé l’Égyptien (1945) : il imagine une femme, donnée pour morte, ramenée à la vie lors du viol de son cadavre par un prêtre embaumeur.
Un deuxième cas apparaît encore dans l’œuvre d’Hérodote, mais en Grèce cette fois : Périandre, tyran de Corinthe, est accusé d’avoir fait l’amour avec Mélissa, sa femme, qui venait de mourir. L’auteur évoque la scène par une métaphore : Périandre a « mis les pains dans le fourneau déjà refroidi » (Hérodote, Histoires, V, 92). La nécrophilie constitue ici un abus sexuel sur un corps inerte et impuissant, totalement dominé par son agresseur.
On retrouve ce même fantasme dans des œuvres modernes montrant le suicide de Cléopâtre dont se dégage un érotisme nécrophile. En 1874, Jean-André Rixens peint le corps nu de la reine morte, très désirable selon les canons de la beauté du moment. Mais son épiderme, livide, paraît déjà passablement refroidi. Le cadavre est censé exciter le désir du spectateur auquel il est livré sans défense.
Le bondage est un fantasme qui rejoint la nécrophilie, dans la mesure où le corps de la victime est soumis aux caprices de celui qui l’exploite sexuellement. La captive prend la place de la défunte. Des cordes ou des chaînes sont utilisées pour créer un scénario de contrainte susceptible de produire une forte émotion sexuelle. Ainsi, Hérodote imagine des prostituées babyloniennes attachées par la tête et exposées dans la cour d’un temple qui leur servait de bordel (Hérodote, Histoires, I, 199).
On retrouve ces chaînes dans le mythe d’Andromède. La pauvre fille fut victime de la folle prétention de sa mère, la reine d’Ethiopie Cassiopée, qui avait osé affirmer qu’elle était aussi belle qu’une divinité marine, provoquant la colère de Poséidon. Pour se venger d’une telle arrogance, le dieu des mers envoya une monstrueuse baleine détruire l’Éthiopie. Afin que cesse le massacre, Cassiopée devait offrir sa fille en pâture au monstre.
La jeune vierge est alors enchaînée à un rocher, sur le rivage où elle attend, impuissante, son terrible bourreau. C’est alors que surgit, in extremis, le héros Persée qui heureusement passait par là. Le poète latin Ovide se plaît à décrire la scène, à travers le regard de Persée, spectateur voyeur. Il contemple la jeune fille attachée sous ses yeux (Ovide, Métamorphoses IV, 663-773).
Une brise légère lui soulève les cheveux laissant apercevoir ses yeux remplis de larmes. Quand Persée s’approche, la vierge timide se sent horriblement gênée. Si seulement elle n’était pas enchaînée, écrit Ovide, elle se couvrirait aussitôt le visage de ses mains. Mais elle ne peut pas bouger. Elle est totalement prisonnière de ses chaînes qui livrent son intimité aux regards du héros et, par la même occasion, du lecteur. Ses pleurs redoublent, tandis que Persée est très excité par la scène.
Ovide joue sur les mots : le héros aimerait bien remplacer la chaîne qui relie la jeune fille au rocher par une autre chaîne la reliant à lui. Ovide parle des liens du mariage ; mais on a bien compris que Persée, pris de désir, souhaite avant tout posséder la jeune vierge qui ne peut se mouvoir.
Une scène du film La momie d’Alex Kurtzman réunit bien ces deux fantasmes que sont le bondage et la nécrophilie. La princesse égyptienne Ahmanet, incarnée par l’actrice Sofia Boutella, réveillée après 3 000 ans de sommeil dans son tombeau, se trouve entravée de lourdes chaînes dans un laboratoire dont elle va cependant réussir à s’échapper.
Mais revenons à Ovide. On remarque que le poète compare Andromède à une statue : la jeune fille est immobile, à part le vent léger qui fait onduler sa chevelure. Le fantasme du bondage rejoint ici l’agalmatophilie, c’est-à-dire l’attrait sexuel pour des corps factices, des sculptures, des mannequins ou des poupées.
C’est un rêve de mise à disposition et de dépendance totale de la femme face à l’homme libre et puissant. La femme rêvée est alors vue comme une poupée, excitante et muette, suivant un idéal féminin qu’on pourrait résumer ainsi : « Sois belle, soumets-toi et tais-toi ». Cette idée jette un pont entre Andromède et un autre mythe : celui de Pygmalion, inventeur de la première poupée sexuelle.
Il y avait à Chypre, il y a bien longtemps, un sculpteur nommé Pygmalion qui détestait les femmes de son pays, beaucoup trop libres à son goût : toutes des putains ou des sorcières, se disait-il. Fort de ce constat, il prend la ferme décision de rester pour toujours célibataire.
Il se met alors à concevoir un remarquable projet : réaliser une sculpture de la femme idéale, taillée « dans l’ivoire blanc comme la neige », écrit Ovide (Métamorphoses, X, 243-297).
Une blancheur symbolisant la pureté de l’objet auquel le sculpteur donne les formes pulpeuses d’Aphrodite. En conséquence, il est très excité par l’œuvre qu’il a lui-même créée. Il la caresse, lui donne des baisers, la serre dans ses bras. Il la revêt aussi de bijoux et lui passe une chaîne en or autour du cou. Une chaîne serpentiforme, dont la symbolique phallique paraît évidente.
Puis il la couche dans son lit et là, impossible d’aller plus loin ! Ah, comme il serait heureux, s’il lui était possible d’épouser une femme aussi parfaite à ses yeux, c’est-à-dire aussi belle et taciturne.
Par chance, la déesse Aphrodite l’a entendu : elle va exaucer sa prière. Alors que Pygmalion embrasse à nouveau sa belle statue, il la sent soudain se réchauffer. Elle prend vie, devenant une femme en chair et en os qu’il va pouvoir posséder réellement. Pygmalion remercie la déesse en lui consacrant des offrandes. Puis il épouse la merveilleuse créature de son rêve devenu réalité. Comme elle a la peau totalement blanche, il la nomme Galatée (« Laiteuse »).
Le mythe de Pygmalion fait du sculpteur l’amant de sa propre création, une femme autoproduite. Il nous montre aussi ce qu’était une épouse idéale aux yeux des Grecs et des Romains : un être passif d’une grande beauté qui subit sans broncher les caresses qu’on lui impose. Un jouet que l’on manipule et possède à sa guise.
Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques », paru aux éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.10.2024 à 16:50
Sandra Mills, Associate researcher, faculty of arts, cultures and education, University of Hull
Annabelle, Chucky et les autres poupées tueuses qui peuplent les films d’horreur illustrent notre fascination culturelle pour l’animisme.
De Longlegs (2024) à M3GAN (2022) en passant par Annabelle : la Maison du mal (2019), les poupées tueuses sont étrangement à l’aise sur grand écran. Au cinéma, leur histoire remonte à The Doll’s Revenge (1907), dans lequel un jeune garçon voit la poupée de sa sœur, précédemment détruite, prendre vie et se réassembler, avant de le mettre en pièces et de le dévorer.
Au cours du XXe siècle, les poupées sont devenues de plus en plus agressives et les années 1980 ont été marquées par un changement important dans le sous-genre des jouets tueurs du cinéma d’horreur. Auparavant régi par les marionnettes et les mannequins de ventriloques, comme dans Dead of Night (1945) et Magic (1978), le cinéma d’horreur des années 80 a mis l’accent sur les poupées malveillantes, comme on peut le voir dans Curtains, l’ultime cauchemar (1983) et Black Devil Doll from Hell (1984).
Mais c’est la dernière partie de la décennie, avec Les Poupées (1987) et Jeu d’enfant (1988), qui a vraiment conquis les fans d’horreur.
Les Poupées est un film quelque peu unique dans la mesure où les poupées qu’il met en scène jouent à la fois le rôle d’antagonistes et d’héroïnes. En suggérant que ces poupées possèdent une sorte de sens moral – aussi tordues soit-elles dans leurs actes – ajoute une dimension supplémentaire à l’archétype de la poupée tueuse présenté jusqu’à présent aux fans du genre.
En effet, Les Poupées encourage activement le spectateur à préférer ces poupées meurtrières à leurs victimes humaines. Les transgressions commises par les humains, notamment le vol et la négligence parentale, les rendent apparemment dignes de cette forme unique de punition.
Ces poupées ne sont pas les personnages produits en série que l’on voit dans Jeu d’enfant. Il s’agit plutôt d’humains métamorphosés en poupées en guise de punition. Il y a une sentimentalité inhérente aux Poupées, dont on peut trouver des échos dans Annabelle (2014), Robert (2015) et The Boy (2016).
Jeu d’enfant est le premier épisode de la franchise cinématographique la plus répandue et la plus durable du sous-genre des « poupées vivantes » : Chucky. Charles Lee Ray, surnommé « Chucky », est un tueur en série qui transfère sa force vitale dans une poupée et tente constamment de transférer son âme du jouet à un corps mortel.
Les films Chucky s’étendent sur cinq décennies et six suites cinématographiques directes, en plus d’une série télévisée et d’un reboot. Un nouveau film sur Chucky est prévu pour 2026.
Dans les années 2000, les cinéphiles ont été saisis par l’horreur des maisons hantées, comme en témoignent Les Autres (2001) et Paranormal Activity (2007), et par l’horreur de l’exorcisme, comme en témoignent L’Exorcisme d’Emily Rose (2005) et Le Dernier Exorcisme (2010).
The Conjuring (2013) a habilement marié ces deux sous-genres pour produire un récit prétendument véridique d’horreur domestique qui présente aux spectateurs la poupée démoniaque Annabelle. Ici, la poupée existe principalement en tant que vecteur – un objet hanté qui peut manipuler les personnes et les objets autour d’elle pour exécuter ses ordres macabres.
Annabelle se distingue par son immobilité et son silence, ce qui représente une anomalie dans un sous-genre qui tend à privilégier l’approche « elles marchent, elles parlent, elles tuent ». Les mouvements de la poupée se limitent à quelques mouvements subtils de la tête, et elle ne parle jamais.
Au lieu de cela, Annabelle préfère exécuter sa volonté à travers des hôtes sans méfiance, les privant de leur autonomie dans le processus.
Annabelle, Chucky et d’autres icônes moins connues du sous-genre du film d’horreur avec poupées tueuses illustrent une fascination culturelle durable pour l’animisme (l’attribution de la vie, et parfois d’une âme, à un objet inanimé) et l’anthropomorphisme (l’attribution à un objet inanimé de caractéristiques ou de traits de personnalité ressemblant à ceux de l’homme). Des films plus récents, dont M3GAN, expriment de nouvelles angoisses liées à la surveillance numérique et à l’intelligence artificielle.
L’horreur des poupées « vivantes », après tout, réside dans leur ressemblance troublante avec quelque chose qui, par nature, n’est pas humain. Leurs visages, qu’ils soient en porcelaine ou en plastique, imitent les nôtres et sont donc perturbants.
Alors que le fantasme d’un jouet chéri qui prend vie peut être une possibilité envoûtante, le cinéma d’horreur menace directement cette notion, car les jouets d’enfance qu’il dépeint deviennent des sources de suspicion, d’inquiétude et de terreur, plutôt que de plaisir.
Sandra Mills ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.10.2024 à 15:20
Joël Chevrier, Professeur des universités physicien, Université Grenoble Alpes (UGA)
Sonia Zannad, Cheffe de rubrique Culture, The Conversation France
Présentée actuellement à la Bourse de Commerce/Collection Pinault, l’exposition « Arte Povera » retrace la naissance italienne, le développement et l’héritage international de ce mouvement artistique singulier. On peut y découvrir plus de 250 œuvres des principaux protagonistes de l’Arte Povera. Nous l’avons visitée avec Joël Chevrier, physicien, qui s’intéresse de près aux liens entre arts et sciences, et a été particulièrement sensible à cette rétrospective de grande envergure.
Voilà une exposition immédiatement impressionnante, par l’espace dans laquelle elle se déploie et les 250 œuvres présentées, mais aussi par la nature des œuvres, conçues pour la plupart en Italie, au cœur des trente glorieuses. On y voit explicitement à l’œuvre l’énergie issue des fossiles, une énergie qui vient transformer la matière de mille façons. Énergie, matériaux, transformations : le physicien est dans son élément !
En 1967, quand le critique d’art Germano Celant crée ce mouvement en le baptisant « Arte povera », Michelangelo Pistoletto a 34 ans, Giovanni Anselmo, 33, Jannis Kounellis, 31 ans, comme Luciano Fabro. En tant que physicien, je me rends compte lors de la visite que, si ma discipline a contribué à transformer le monde à cette période, elle n’est pas ici une référence.
Les propositions de ces artistes s’ancrent non dans la science mais dans leur créativité, leur propre vision, sur fond d’expérimentation à l’atelier. Ils passent derrière le rideau, montrent le cœur de la machine débarrassé du design. On pense ici à l’opposition entre les visions qui leur sont contemporaines, avec d’une part Raymond Loewy, le designer de toute la société de consommation – déjà en 1893, l’exposition universelle de Chicago annonce « Science Finds, Industry Applies, Man Conforms », « La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit ») – et d’autre part le designer Victor Papanek qui écrit en 1971 Design for the Real World, Human Ecology and Social Change, (Design pour un monde réel : écologie humaine et changement social).
Travaillant hors du cadre conceptuel scientifique et technique à l’œuvre partout autour d’eux, ils s’en s’emparent pour mieux s’en détourner. Tout y passe : les matériaux, les dispositifs, les machines thermiques qui fondent le XXe siècle (centrales thermiques, voitures, avions…). En mettant à nu, ils nous montrent le monde tel qu’il est et tel qu’il va se définir, de plus en plus industriel, de plus en plus gourmand en énergie. Une lucidité et une pertinence redoutables.
Les « Mirror Paintings » de Michelangelo Pistoletto sont avant tout des plaques d’acier inoxydable. Pistoletto avait aussi testé l’aluminium : acier et aluminium sont deux matériaux phares de la société thermo-industrielle, et qui nécessitent – paradoxe apparent pour un « art pauvre » – une très haute maîtrise scientifique et technologique ainsi qu’une grande quantité d’énergie pour être produits. Michelangelo Pistoletto nous propose de nous regarder en face dans le matériau qui, à ce moment-là, change le monde, à l’ère de la sidérurgie triomphante. Quelle mise en abîme !
Jannis Kounelis, lui, fait brûler du gaz à travers une buse dans une fleur en acier brut. Le gaz forme une petite torchère bleue, produisant un bruit caractéristique. La bonbonne de gaz est bien visible. C’est un feu très propre, très contrôlé, celui qui va permettre d’atteindre des hautes températures, et donc de produire le mouvement et les transformations de la matière.
Mais arrêtons-nous un instant sur Piombi II (1968) de Gilberto Zorio. C’est le cartel de l’exposition qui en parle le mieux :
« _Deux feuilles de plomb, sulfate de cuivre, acide chlorhydrique, fluorescéine, tresse de cuivre, corde.
L’œuvre, conçue comme une pile électrique, transforme l’énergie chimique en électricité. Sur le sol, Gilberto Zorio place deux contenants en plomb attachés au mur par une corde, et verse dans l’un d’eux un mélange de sulfates de cuivre et d’eau, au se colore en bleu, dans l’autre un mélange d’acide chlorhydrique et d’eau, qui se colore en vert. Un fil de cuir tressé est tendu entre les deux récipients, immergé à chaque extrémité dans l’un des deux liquides. Mis en contact prolongé avec les deux substances, le cuivre se couvre de cristaux, tandis que la coloration des deux liquides manifeste la transmission d’énergie de l’un à l’autre. L’artiste utilise des matériaux industriels pour créer un processus énergétique qui évoque une expérience alchimique._ »
L’œuvre est rustique, elle ressemble à un montage mal fichu de laboratoire. On est placé au cœur du dispositif, comme si l’artiste soulevait le capot. Et avec cette œuvre, la revue de détail des éléments clés de l’industrie du XXe siècle continue : ici l’électrochimie et l’électrométallurgie.
Autres œuvres marquantes, les machines thermiques du même Gilberto Zorio. Quel choc de les voir ainsi ! Elles jalonnent toute l’exposition, dès l’entrée, puis dans la rotonde. On les voit aussi dans une salle qui leur est consacrée (la « Casa ideale »), et dans laquelle on sent le froid ! Les moteurs et les échangeurs thermiques sont exposés, ils font partie de l’œuvre. On les voit gaspiller de l’énergie en direct, à tenter de refroidir le monde. Comme ces climatiseurs dans des magasins grands ouverts sur l’extérieur… Ici, le refroidissement est tel que le givre se forme sur des structures en plomb, comme dans un réfrigérateur dont on laisserait la porte ouverte. Ayant vu l’exposition le jour de son ouverture, je ne sais pas si le but est de laisser le givre s’accumuler en une couche toujours plus épaisse.
Je pense ici à l’œuvre unique et majeure de Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance :
« Si quelque jour les perfectionnements de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue. Non seulement, en effet, un moteur puissant et commode, que l’on peut se procurer ou transporter partout, se substitue aux moteurs déjà̀ en usage, mais il fait prendre aux arts où on l’applique une extension rapide, il peut même créer des arts entièrement nouveaux. »
Carnot était visionnaire en formulant cela dès 1824. Mais Gilberto Zorio aussi, qui avait comme ses camarades pris la mesure du sujet, et continue de nous confronter aux effets de la civilisation thermo-industrielle.
L’artiste JR redemande aujourd’hui : « l’art peut-il changer le monde ? » L’Arte Povera, dès les années 1960, soulignait avec force que l’art pouvait montrer comment le monde vivait une transformation d’une ampleur inédite. Ce groupe d’artistes en avait identifié tous les éléments : mobilisation massive de l’énergie, profusion de matériaux employés et transformations industrielles en constante expansion. Ils en ont fait des œuvres sans artifice, « pauvres » dans ce sens, dépouillées de la couche de design faite alors pour tout rendre fonctionnel mais aussi désirable. Ici, les frigos sont nus, sans l’habillage métallique du mythique réfrigérateur américain Coldspot créé par Raymond Loewy et symbole de l’« american way of life ». Si on se remémore les publicités ou les films américains contemporains de l’Arte Povera, le contraste est brutal.
Les artistes de l’Arte Povera ont tout exploré, ou presque. Avec Venere degli stracci, la Vénus aux chiffons, Michelangelo Pistoletto expose une montagne de tissus, de vêtements amoncelés devant une statue de Vénus. Aujourd’hui, nous le savons : les tissus, les vêtements, la mode représentent une industrie planétaire très gourmande en ressources et génératrice d’énormes pollutions.
Plus loin, Jannis Kounelis expose un tas de charbon. Mais d’autres artistes s’emparent des matériaux : on voit du cuir, de la pierre, des préfabriqués en ciment, de l’eau bien sûr, encore des tissus, des fils de cuivre tissés, etc. Il y a enfin les œuvres Giovanni Anselmo, dans une salle qui sidère le physicien que je suis : nos smartphones embarquent des capteurs qui mesurent avec précision l’orientation dans l’espace, droite verticale et gravité, plan horizontal et rotation dans l’espace. L’artiste, par un chemin singulier que je n’imagine même pas, inscrit cette évidence à travers des installations et des sculptures d’une élégance et d’une simplicité émouvantes.
J’ai découvert l’Arte Povera bien après avoir fait connaissance avec le travail de Giuseppe Penone. Depuis longtemps déjà, il me coupe le souffle (qu’il a d’ailleurs sculpté). Ici, son arbre métallique chargé de lourdes pierres, devant la Bourse de Commerce ouvre le bal.
Explorer la gravité, se placer au-delà des catégories, y compris de l’inerte et du vivant, à partir des hybridations de matériaux, questionner les durées avec ces pierres et ces grains de sable anormalement jumeaux, et puis faire resurgir le jeune arbre dans une poutre de bois… J’ai déjà écrit sur certaines de ses œuvres, toujours en physicien, ce qui n’est d’ailleurs en rien une référence pour lui. J’ai collaboré avec lui pour l’œuvre Essere vento, et sculpté pour lui les grains de sable exposés ici. Dans l’Arte Povera, il a creusé un sillon singulier, qui me semble ouvrir d’autres horizons et poser d’autres questions.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
22.10.2024 à 17:04
Sophie Louey, Sociologue chercheuse à Sciences Po Paris, Sciences Po
La sortie en France le 11 octobre du film The Apprentice, biopic qui relate une partie de la vie de Donald Trump, coïncide avec l’approche de l’élection présidentielle aux États-Unis. Réalisé par Ali Abbasi, le film sélectionné au Festival de Cannes de 2024 met en scène – sans concession – l’ascension entrepreneuriale de Donald Trump avant son entrée en politique.
Sur l’affiche du film, les symboles abondent : la dominante de doré renvoie à la richesse économique de Donald Trump (incarné par Sebastian Stan) assis sur ce qui s’apparente à un trône. À ses côtés se trouve le personnage d’Ivana Zelníčková, future Mme Trump (jouée par Maria Bakalova) représentée en statue de la Liberté dont la force de l’allégorie est contrebalancée par la petitesse. Roy Cohn, l’avocat amoral qui fut son mentor (incarné par Jeremy Strong) pose quant à lui debout derrière Donald Trump, une main sur son épaule.
Le film explore la question suivante : par quels processus sociaux le jeune Donald Trump est-il devenu un homme d’affaires redoutable et redouté dans la société américaine des années 1970-1980 ? Pour ce faire, il dévoile l’importance des ressources héritées et gagnées pendant les premières décennies de sa carrière entrepreneuriale.
Au tout début du film, Donald Trump collecte des loyers auprès d’habitants blancs (seuls locataires acceptés par la société familiale) en situation de grande pauvreté vivant dans des logements vétustes. Ces tâches sont réalisées pour le compte de son père Fred Trump, promoteur immobilier, qu’il assiste dans l’entreprise familiale (héritée et reprise à sa propre mère Elizabeth Trump).
Le film est ponctué de scènes de regroupements familiaux (des repas en particulier) et d’interactions variées entre les membres de la famille Trump, rendant compte d’un climat familial lourd, rythmé par les jugements du père adoubant ou condamnant les actes et situations de ses enfants. Ce dernier considère par exemple qu’un de ses fils, devenu pilote d’avion, est une « honte » pour la famille alors que Donald Trump, bien que sujet à des critiques récurrentes, se voit reconnu comme hériter, tandis que les filles sont invisibilisées.
Le film dévoile en partie combien l’ascension entrepreneuriale de Donald Trump est déterminée d’une part par une socialisation primaire poussant à l’entreprise de soi les fils de la fratrie et d’autre part par des ressources familiales dont il a hérité en même temps qu’il en a joué. Sa place dans l’entreprise familiale lui permet de fréquenter des clubs et d’entrer dans des réseaux de relations sociales affairistes. Bien que l’entreprise familiale vive quelques remous – imprécisément restitués dans le film – Donald Trump joue de ses positions et relations pour sans cesse grandir économiquement et socialement.
Tout au long du film, Donald Trump est présenté comme un entrepreneur arriviste organisant des « coups » et jouant avec le droit pour atteindre ses objectifs. Le film met en avant combien des soutiens politiques et judiciaires permettent à l’homme d’affaires de mettre en œuvre des projets fortement contestés par les New-Yorkais. De la création de la Trump Tower aux constructions de casinos en passant par les hôtels, les projets entrepreneuriaux de Donald Trump s’inscrivent dans une période de fort développement économique. Les espaces urbains, notamment New York et Atlantic City, sont transformés et se gentrifient progressivement.
Si l’ascension économique de Donald Trump doit beaucoup aux relations d’entraides construites notamment par sa fréquentation de clubs affairistes, on perçoit aussi qu’il n’a de cesse d’utiliser stratégiquement ces relations pour atteindre ses objectifs. Ces entraides sont relatives : Donald Trump semble plus en bénéficier qu’en apporter lui-même à d’autres. La relation avec son mentor rencontré au début des années 1970, l’avocat Roy Cohn (sujet de la pièce de théâtre Angels in America de Tony Kushner), le démontre parfaitement. Si ce dernier forme Donald Trump aux rouages et stratégies affairistes, en usant d’actions illégales, le mentoré exprime peu de reconnaissance à l’égard de celui-ci.
Tout au long du film, Donald Trump incarne aussi une figure de domination et de violence masculine, notamment par la mise en scène de ses rapports avec Roy Cohn et Ivana Zelníčková (la future Mme Trump). Ces deux relations et leurs évolutions se superposent au développement des affaires économiques de Donald Trump.
Concernant la relation amicale et affairiste avec Roy Cohn, si le mentoré suit d’abord plusieurs années son mentor et le sollicite à chaque difficulté, progressivement ce mentor se trouve fragilisé et devient alors inutile aux yeux de Donald Trump. À mesure que l’un grandit, l’autre sombre dans des difficultés économiques et dans la maladie dans l’indifférence du premier. Atteint du Sida, Roy Cohn ne bénéficie d’aucun soutien de Donald Trump. Les quelques aides sollicitées sont ignorées ou lorsqu’elles sont considérées reçoivent des retours teintés de cynisme et de dégoût. Les réflexions et actions homophobes de Donald Trump marquent des violences répétées à l’égard de ce mentor en déclin.
La relation entre Donald Trump et Ivana Zelníčková est mise en image au rythme des étapes de leurs rapprochements (rencontre, mise en couple, mariage, entrée dans la parentalité) puis de leurs éloignements. Il travaille à la conquérir en utilisant de multiples stratégies de drague après l’avoir repérée dans le club qu’il fréquente. Bien qu’elle signifie ne pas être intéressée et déjà en couple, il ne cesse de revenir vers elle (il la poursuit littéralement) jusqu’à ce qu’elle cède. La violence semble caractériser la relation de bout en bout.
D’abord, l’engagement dans les affaires d’Ivana Zelníčková est présenté comme très irritant pour Donald Trump. Il exprime regretter se retrouver avec une « associée » plutôt qu’avec une femme alors même qu’elle a renoncé à une partie de ses projets propres entrepreneuriaux. Ensuite, le film montre un viol dans l’enceinte du domicile conjugal. Cette scène est basée sur des faits réels puisque Ivana Zelníčková a accusé Donald Trump de viol en 1989 – viol montré dans le film – et a fait une déposition en 1990 dont elle s’est ensuite rétractée.
Ce film se rapproche ainsi d’autres mises en scène de parcours entrepreneuriaux (on citera par exemple Le Fondateur de John Lee Hancock sur Ray Kroc, entrepreneur de McDonald’s) participant à une déconstruction du mythe de l’entrepreneur ou encore du golden boy qu’a pu incarner, comme d’autres, Donald Trump.
En donnant à voir les rôles déterminants de plusieurs membres de l’entourage dans cette trajectoire, on perçoit que plus Donald Trump « grandit » économiquement et socialement, plus il domine et violente les membres de son entourage le plus proche (on pensera aussi en plus des violences précédemment citées à la mise en scène d’une tentative d’abus de faiblesse du père, ou encore du refus d’une main tendue à son frère).
Donald Trump, par cette mise en scène d’une partie de sa vie, devient l’allégorie d’un capitalisme prédateur. Les trois conseils prodigués par Roy Cohn à Donald Trump sont pleinement appropriés par ce dernier tout au long de sa carrière économique : toujours attaquer ; ne rien avouer ; toujours revendiquer la victoire. Des règles que Donald Trump semble avoir adoptées telles quelles dans sa carrière politique.
Sophie Louey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.10.2024 à 16:57
Damien Chaney, Professor, EM Normandie
Pascal Brassier, Maïtre de Conférences, Direction Commerciale & International Business, IAE, Université Clermont Auvergne (UCA)
L’incendie de Notre-Dame en avril 2019 a marqué le monde, bien au-delà d’une simple catastrophe architecturale. Cet événement tragique a provoqué une vague d’émotion internationale qui s’est fortement exprimée sur Internet. C’est à cette occasion que nous nous sommes aperçus que les individus ont tendance à attribuer des caractéristiques humaines et surhumaines à la cathédrale Notre-Dame : un phénomène que nous appelons « anthropomorphisme patrimonial ».
La notion d’anthropomorphisme a déjà été appliquée aux marques, à la nature, ou encore aux objets technologiques, mais jamais au patrimoine. Dans le cas de Notre-Dame, la mobilisation de cette notion semble pourtant très appropriée.
Cette dynamique va au-delà de la simple projection émotionnelle sur un édifice : elle symbolise une perte collective ressentie comme la mort d’un être cher. C’est ce phénomène d’anthropomorphisation, assorti d’un processus de deuil, que nous avons étudié. Pour ce faire, nous avons analysé le réseau social X/Twitter et avons collecté tous les posts mentionnant Notre-Dame le lendemain de l’incendie, ce qui représente un réseau de 21 216 utilisateurs, avec 6394 posts, 752 réponses et 17 939 mentions. Nous avons complété cette première collecte par une étude des principaux titres de la presse écrite, soit 559 articles, afin de saisir la manière dont cet événement a été représenté dans le discours médiatique.
Notre-Dame de Paris, avec ses 850 ans d’histoire, a toujours joué un rôle central dans la culture et l’identité françaises. Peut-être pour cette raison, l’incendie d’avril 2019 a provoqué une réaction émotionnelle unique : des millions de personnes, de tous horizons et de nombreux pays, ont commencé à parler de la cathédrale comme si elle était un être vivant, dotée de qualités humaines, voire surhumaines. Des termes comme blessée, vulnérable ou résiliente ont envahi les médias et les réseaux sociaux, illustrant ce processus d’anthropomorphisation. Le bâtiment est soudainement devenu plus qu’un monument : il est devenu un personnage à part entière, avec une histoire, une personnalité, une morphologie, et une capacité à souffrir et à se relever.
Ce phénomène a pris une dimension encore plus importante pour certains internautes, qui ont commencé à percevoir Notre-Dame comme une sorte de divinité immortelle, capable de survivre à toute adversité. L’idée d’une cathédrale « résiliente », capable de renaître de ses cendres, a dominé certains discours, renforçant l’idée que Notre-Dame représente bien plus qu’un simple monument. Cette attribution de qualités surhumaines a renforcé l’engagement émotionnel des individus envers le monument, le plaçant au centre de leur identité collective et de leur patrimoine partagé.
Face à la destruction partielle de la cathédrale, la plupart des personnes ont vécu l’incendie comme une perte personnelle, s’engageant dans un véritable processus de deuil. Ce phénomène révèle que la perte de lieux patrimoniaux, perçus comme des proches, déclenche des émotions similaires à celles ressenties lors du décès d’un être humain proche.
Les étapes classiques du deuil se sont ainsi manifestées dans les réactions en ligne et hors ligne à propos de Notre-Dame. Il y a d’abord eu le choc, qui survient immédiatement après l’annonce de l’incendie, laissant les individus « sans voix » et « horrifiés ». Cette réaction s’est accompagnée d’un déni, où les gens « refusent de croire » que la cathédrale, perçue comme éternelle, puisse disparaître.
À mesure que les faits deviennent inévitables, l’acceptation se mêle à la colère, et les individus cherchent des responsables pour cette tragédie. Cette colère masque souvent une tristesse profonde et la peur de perdre définitivement ce monument emblématique. Les émotions fortes traduisent une prise de conscience du drame. La perte de Notre-Dame amène également des questionnements existentiels. Le monument étant un symbole d’identité collective, sa destruction partielle suscite des interrogations sur l’humanité, le passé, et l’avenir.
Une autre façon d’exprimer le chagrin, révélée par les données, est le partage de souvenirs du défunt : une dernière visite, un souvenir associé à la cathédrale, etc. Enfin, la phase de rétablissement se manifeste par une énergie collective, symbolisée par les efforts pour reconstruire Notre-Dame, rappelant sa résilience à travers l’histoire.
Cette charge émotionnelle a généré une mobilisation mondiale spectaculaire, puisque ce fut l’événement le plus médiatisé de 2019. En moins de 48 heures, plus d’un milliard d’euros de dons ont été récoltés pour la reconstruction de la cathédrale, venant non seulement de grandes fortunes, d’entreprises mais aussi de particuliers anonymes désireux de participer au sauvetage de ce symbole immortel. Les réseaux sociaux ont joué un rôle clé dans cette mobilisation, permettant aux individus de partager leur peine, mais aussi leur espoir de voir la cathédrale se relever, comme un proche que l’on soutient dans sa souffrance.
À lire aussi : Notre-Dame est-elle vraiment perçue comme un « beau monument » par tous les Français ?
L’anthropomorphisme patrimonial, en attribuant des caractéristiques humaines à un monument, a finalement permis de transformer une tragédie en un moment de rassemblement et de solidarité mondiale. Ce phénomène a montré que le patrimoine, loin d’être une simple structure matérielle, constitue un pilier de l’identité collective, une entité capable de provoquer des émotions puissantes et d’engager les individus dans des actions concrètes, notamment le fait de donner.
L’incendie de Notre-Dame a révélé la profondeur des liens entre les individus et leur patrimoine. En anthropomorphisant la cathédrale, des millions de personnes à travers le monde ont non seulement exprimé leur douleur, mais ont aussi montré que la perte d’un monument n’est pas simplement une question de destruction matérielle, mais bien une atteinte à la mémoire et à l’identité collectives.
La capacité de Notre-Dame à incarner des qualités humaines et divines a renforcé son statut de gardienne de l’histoire et des valeurs culturelles, rappelant à chacun l’importance de protéger et de célébrer ce qui constitue notre héritage commun.
L’anthropomorphisation du patrimoine ne se limite toutefois pas aux périodes de destruction, comme l’illustre l’exemple de Notre-Dame. Sur la base de ce premier travail, il serait maintenant pertinent d’étudier cette dynamique dans un contexte plus large, afin de mieux comprendre quels monuments sont susceptibles de susciter des projections anthropomorphiques. Par exemple, des sites comme la Tour Eiffel ou le Mont-Saint-Michel, bien qu’intacts, sont souvent perçus comme des entités dotées de caractère, de personnalité, et parfois même de vulnérabilité.
Il serait intéressant d’explorer les caractéristiques spécifiques qu’un monument doit posséder pour qu’il soit personnifié. Ces caractéristiques pourraient inclure son histoire, son symbolisme culturel ou son rôle dans l’imaginaire collectif.
Cela permettrait d’élargir notre compréhension de la manière dont les êtres humains établissent des liens émotionnels avec des structures patrimoniales, transformant ainsi ces monuments en véritables « acteurs » de notre histoire collective et de notre mémoire culturelle.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
20.10.2024 à 10:32
Tiphaine Gingelwein, Doctorante en STAPS, Université de Bordeaux
Sorti le 4 septembre en France, Tatami est un film co-réalisé par l’actrice franco-iranienne Zar Amir Ebrahimi et le réalisateur israélo-américain Guy Nattiv. Il met en scène Leïla, judokate iranienne sommée de déclarer forfait pour ne pas rencontrer une adversaire israélienne en finale du championnat du monde.
Tatami film offre une résonance à la dénonciation de la situation des femmes en Iran, qui s’élève depuis le décès de Mahsa Amini en 2022, mais il évoque également les cas récurrents de retraits face à des athlètes israéliens.
Tatami fait directement allusion au championnat du monde de judo 2019. Le 28 août, chez les -81kg, l’Iranien Saeid Mollaei, champion du monde en titre, apparaît soudainement inactif en demi-finale, puis concède la médaille de bronze. Il dénonce rapidement des menaces proférées envers sa famille et lui-même afin de l’empêcher de rencontrer l’autre grand favori, l’Israélien Sagi Muki. Mollaei refuse de rentrer en Iran et se réfugie en Allemagne. Il concourt ensuite pour la Mongolie, pour laquelle il remporte l’argent aux Jeux olympiques en 2021, puis pour l’Azerbaïdjan. Dès 2021, il participe au Grand Slam de Tel-Aviv, où il appelle à séparer sport et politique.
Suite à ces événements, la Fédération iranienne de judo est suspendue par la Fédération internationale de Judo (IJF) tant qu’elle refusera que ses athlètes rencontrent des Israéliens. Cette suspension sans limites de temps est jugée illégale par le tribunal arbitral du sport en 2021 avant d’être réduite à quatre ans.
La neutralité du sport, prônée dès la renaissance du mouvement olympique, est un mythe depuis longtemps effondré. Entre suspensions et boycotts, les tensions géopolitiques se manifestent sur tous les terrains sportifs, que ce soit par la volonté des instances, des nations, ou des athlètes.
Il ne faut pas attendre octobre 2023 pour voir les tensions autour d’Israël se manifester dans le sport. Comme le montre Tatami, l’Iran interdit à ses athlètes de rencontrer ou d’apparaître aux côtés d’adversaires israéliens. En 2005, le judoka Vahid Sarlak subit des pressions lors du championnat du monde. Il fuit l’Iran en 2009 et entraîne désormais l’équipe de judo des réfugiés, où se côtoient des athlètes d’origine afghane, syrienne et iranienne.
En 2017, c’est le lutteur Alireza Karimi qui évite un combat contre l’Israélien Uri Kalashnikov. Ce « sacrifice » acclamé par les autorités iraniennes lui vaut une suspension de six mois.
Les cas iraniens sont nombreux, mais pas uniques : les Jeux de Tokyo et de Paris voient deux judokas algériens, Fethi Nourine (2021) et Messaoud Redouane Dris (2024), rater leur pesée alors qu’ils doivent rencontrer l’Israélien Tohar Butbul. Fethi Nourine et son entraîneur écopent d’une suspension de dix ans.
Ces refus, imposés ou volontaires de la part des athlètes, sont à comprendre dans le cadre du problème que pose l’existence d’Israël aux pays qui ne le reconnaissent pas comme État. Refuser de rencontrer des adversaires israéliens est alors un moyen de montrer son opposition.
Cette intrusion de la géopolitique dans le sport peut s’avérer une impasse, quand certaines instances sportives comptent plus de membres que l’ONU. C’est par exemple le cas du Kosovo, que l’ONU ne reconnaît pas, mais qui est membre du CIO depuis décembre 2014 : ses athlètes peuvent donc concourir lors de manifestations sportives y compris dans des pays qui ne les reconnaissent pas. Ainsi, lors du championnat du monde de judo de 2013 et des Jeux olympiques de 2016, organisés à Rio de Janeiro, Majlinda Kelmendi fait s’élever le drapeau kosovar au-dessus de la plus haute marche du podium dans un pays qui ne reconnaît pourtant pas l’indépendance du Kosovo. Cette situation est toutefois le fruit d’une évolution complexe : Kelmendi avait dû représenter l’Albanie lors des Jeux de 2012, et avait concouru sous bannière neutre lors du championnat du monde de 2014 en Russie.
Tatami se déroule à Tbilissi, au cœur du Caucase, une région dont les tensions s’incarnent jusque dans les sports de prédilection des athlètes locaux. Le conflit qui voit s’affronter l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis 1988 autour du Haut-Karabakh s’en trouve ainsi exacerbé sur les tapis de lutte ou de judo.
Ces combats tournent parfois au pugilat, si toutefois ils ont lieu : lors des nombreux tournois se tenant à Bakou, les Arméniens brillent souvent par leur absence. En 2024, le lutteur franco-arménien Gagik Snjoyan renonce à son espoir olympique, craignant pour sa sécurité lorsque sa chance de qualification exige qu’il se rende à Bakou.
Les athlètes peuvent également offrir une résonance volontaire au conflit : lors des Jeux olympiques de 2016, le lutteur Artur Aleksanyan ouvre son survêtement et dévoile un t-shirt à l’effigie de Robert Abajyan, jeune soldat arménien mort durant la guerre des Quatre Jours. Du côté azéri, ce sont les judokas Orkhan Safarov et Rustam Orujov qui adressent un salut militaire aux caméras lors du Grand Slam de Hongrie en octobre 2020, alors que la seconde guerre du Haut-Karabakh vient de débuter. Orujov, médaillé d’or, offre sa prime de victoire aux forces armées azéries.
Loin du rêve de Saeid Mollaei de n’être qu’un simple sportif libéré de politique, les athlètes sont acteurs et porte-parole de questions politiques et géopolitiques, qui prennent alors vie sur les tapis, les podiums, et autres pistes d’escrime.
Tiphaine Gingelwein ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.10.2024 à 15:31
Jocelyn Dupont, Professeur en littérature et cinéma américains, Université de Perpignan Via Domitia
Le second volet de la série Joker, réalisé par Todd Phillips, proposant une excursion « à deux » dans l’univers psychopathologique du plus célèbre ennemi de Batman, invite à s’interroger sur la place qu’occupe la figure du fou, aliéné, ou malade mental dans l’univers de la fiction cinématographique.
Dès les premiers temps du cinéma, qui coïncident précisément avec l’émergence de la psychanalyse, d’une part, et le développement de la psychiatrie moderne (née grosso modo au milieu du XIXe siècle) de l’autre, le malade mental, préférablement interné, a donné lieu à des représentations d’ordres variés.
On peut tout d’abord relever les représentations carnavalesques, voire grand-guignolesques, comme dans le tout premier film « psychiatrique » jamais réalisé, Dr Dippy’s Sanatorium (1906) ou encore dans l’adaptation cinématographique en 1913 par Maurice Tourneur du « Système du Dr Goudron et du Professeur Plume », nouvelle d’Edgar Poe qui raconte, sous l’œil amusé de son narrateur suspicieux, un retournement insurrectionnel au sein d’une « maison de santé » où les fous ont pris les commandes de l’asile et mis les soignants sous clef.
Les fictions filmiques asilaires ont souvent repris ce topos de l’asile comme un microcosme de l’inversion de l’ordre normal du monde, invitant le spectateur à observer, depuis le confort lointain de son fauteuil de cinéma, des univers dont la déraison est devenue le maître mot.
On peut songer bien entendu à des titres comme La maison du Dr Edwardes d’Alfred Hitchcock (1945), où la clinique psychiatrique se fait le terrain d’une enquête haletante propre au maître du thriller psychologique. Il existe aussi des titres plus politiquement engagés comme La Tête contre les Murs de Georges Franju (1959), Shock Corridor de Samuel Fuller (1963) et Vol Au-dessus d’un Nid de Coucous de Milos Forman (1975), film exemplaire du genre depuis près d’un demi-siècle, où l’institution psychiatrique tout entière est dénoncé comme structure carcérale et mortifère, selon la thèse du « Grand Renfermement » développée par Michel Foucault au début des années 1960 et assez largement adoptée par l’industrie cinématographique, qui trouve dans le décor cinégénique de l’asile une unité de lieu propre à une dramaturgie efficace comme l’attestent des exemples récents, tels Shutter Island de Martin Scorsese (2010) ou Le Bal des Folles de Mélanie Laurent (2021).
Plus complexe, plus trouble et plus risquée peut-être est la question de la représentation du malade mental entendu comme sujet, « patient » plus ou moins impatient et, surtout, plus ou moins malléable selon les intentions des cinéastes.
De manière assez incontestable depuis le début des années 1960 et l’invention du « cas » Norman Bates (Anthony Perkins) par Alfred Hitchcock dans Psychose, le malade mental – préférablement désigné comme « schizophrène » au mépris de la réalité complexe de ce trouble psychiatrique majeur – apparaît comme un personnage dangereux, pulsionnel et violent, enclin au meurtre. Une représentation efficace mais fallacieuse du psychotique comme fou dangereux, qui a culminé dans les films d’horreur de psycho-killers des années 1970 et 80.
Elle a laissé des traces durables dans la stigmatisation du malade mental, encore largement perçu dans l’imaginaire collectif comme un individu potentiellement violent. Des titres assez récents comme Split de M. Night Shymalan (2016) continuent à véhiculer ce cliché pourtant assez éloigné des réalités cliniques des patients en souffrance psychique.
C’est précisément la prise en compte de la dimension pathologique de la maladie mentale qui fait défaut dans de nombreux films mettant en scène la catastrophe subjective et symbolique de la psychose. Elle est pourtant essentielle si l’on veut accéder – pari peut-être impossible à tenir – à la douleur des autres et aux infinies turbulences de subjectivités défaillantes au travers du « filet de la fiction » (J-M Gaudillère), en l’occurrence filmique. Assez récemment, des films comme Spider de David Cronenberg (2001), Keane de Lodge Kerrigan (2004), Take Shelter de Jeff Nichols (2005) ou encore Swallow (Mirabella-Davies, 2019) ont montré qu’il était possible de construire de tels récits sans forcément passer par une débauche spectaculaire de violence ou d’effets effrayants.
Le cas du Joker mérite une considération particulière. Antagoniste majeur du Batman dans l’univers étrange et inquiétant de Gotham City tel qu’inventé par les créateurs de DC Comics dès les années 1930, le Joker est une figure puissante du déséquilibre mental, dont les embardées irrationnelles menacent de mettre en péril l’humanité tout entière. Le Joker, héraut grimaçant d’une psychopathologie sociale généralisée, est porteur d’un désir irrépressible d’apocalypse. Au cours de sa longue carrière filmique, il a connu de multiples incarnations, souvent révélatrices d’un certain air du temps.
On pense notamment à celle, jubilatoire et baroque de Jack Nicholson (le patient impatient de Vol au-dessus d’un Nid de Coucous de Forman) dans le Batman de Tim Burton (1989). Ou celle, plus incontrôlable et anxiogène, de The Dark Knight de Christopher Nolan (2007), où il apparaît sous les traits d’un Heath Ledger survolté au sourire hugolien.
Plus récemment, c’est l’acteur-caméléon Joaquin Phoenix dans le film Joker de Todd Philips (2019), premier volet de la nouvelle saga, qui a donné une image nouvelle et incontestablement pathologique de ce personnage imaginaire et métaphorique, navigant entre pulsion de destruction massive et abîmes de la psychose.
Même s’il était déjà arrivé que la mise en scène de la folie la plus spectaculaire suscite un triomphe au box-office et dans l’industrie filmique tout entière, comme ce fut le cas avec l’Oscar remporté par Natalie Portman pour son interprétation dans Black Swan de Darren Aronofsky en 2009, le succès du premier film de Phillips couronné à Venise en 2019, ainsi que celui de son second opus, nous invitent à penser le Joker autrement que comme un simple « super-vilain » d’un film de superhéros qui, de toute évidence, n’en est pas un.
Le Joker n’est pas drôle. Il n’est pas fou non plus. Il est malade. Souffrant. Dans le premier film de Phillips, pris d’un rire incontrôlable dans le bus, il brandit sa carte d’invalide comme la « condition » même de son désordre interne, qui peu à peu s’étendra à la ville entière. Mais il est aussi un pantin dans une société railleuse qui ne saurait l’accommoder.
Rien de fantastique ici, encore moins de surnaturel ; l’horizon super-héroïque est gardé à distance. Il est ainsi révélateur que contrairement à ce qui se passe dans les autres titres de la franchise Batman qui le mobilisent, le Joker évolue dans un environnement urbain qui est bien moins « gothique » que scorsesien, rappelant la déliquescence du monde qui entoure Travis Bickle, le personnage incarné par Robert De Niro dans Taxi Driver (1975).
Telle est l’ambiguïté fondamentale du Joker : pris au piège de sa souffrance psychique et de l’univers qui s’effondre autour de lui, il n’est nullement assignable à une catégorie fantastique. Il y a chez Arthur Fleck, Joker embryonnaire, une économie de la souffrance subjective qui détonne avec les conventions génériques dans un film présenté de manière trompeuse comme relevant précisément d’un genre aux conventions bien établies. Ce contrepied aux attentes d’une certaine partie du public se retrouve aussi, et de manière plus appuyée, dans le tango mortifère de la « folie à deux » proposée par le second film de Todd Phillips, dont on peut penser qu’il désarçonnera plus d’un amateur du genre.
Jocelyn Dupont ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2024 à 16:22
Basile Michel, Maitre de conférences en géographie, CY Cergy Paris Université
Aurélien Martineau, Ingénieur de recherche en géographie sociale, CY Cergy Paris Université
L’arrêt du groupe Shaka Ponk pour des raisons écologiques illustre les impasses dans lesquelles sont empêtrées les musiques actuelles sur le plan environnemental. Malgré la multiplication récente des initiatives « vertes », le secteur reste pour l’instant dominé par un modèle qui cause d’importantes dégradations socio-environnementales. Mais des expérimentations alternatives émergent…
L’année 2024 marque la fin volontaire du groupe de rock alternatif et électronique français Shaka Ponk, après plus de 12 ans d’existence et un large succès. Le groupe justifie cet arrêt par son engagement en faveur de la préservation de l’environnement, comme le dit le chanteur du groupe dans une interview pour France Inter :
« Au début, on était un petit groupe de rock entre copains, qui a pris de l’ampleur, et le succès engage une responsabilité écologique. On a pris conscience qu’on était devenu une partie du problème […]. On a choisi d’arrêter par cohérence existentielle. On ne peut pas délivrer de beaux messages et cultiver une activité professionnelle qui soit aussi polluante ».
S’ils se sont fait porte-voix de la cause écologique par leur propos artistique et leurs prises de parole, leurs activités artistiques n’en sont pas moins énergivores et destructrices de l’environnement (tournées des grands festivals, gigantisme des scénographies…), témoignant d’un fort décalage entre leurs valeurs écologiques personnelles et leurs pratiques professionnelles.
Exemple marquant pour le grand public, l’arrêt du groupe Shaka Ponk met en lumière un secteur culturel, et notamment musical en questionnement sur le rôle qu’il occupe dans la crise environnementale contemporaine. Car la filière musicale est énergivore en ressources et en déchets, ce qui apparaît contradictoire avec les enjeux écologiques contemporains. Le modèle actuel n’est pas soutenable, avec une logique de concurrence – entre artistes pour se développer, entre lieux et événements pour attirer du public, entre territoires pour renforcer leur attractivité – et de « toujours plus » (de concerts, de jauges, de réseaux sociaux, de matériels, de déplacements…).
Ce modèle s’inscrit ainsi pleinement dans le système capitaliste et consumériste contemporain et est responsable de nombreuses dégradations socio-environnementales : pollutions engendrées par la mobilité des publics et des équipes artistiques, impacts des technologies numériques utilisées dans l’industrie musicale, inégalités sociales entre les artistes « stars » et les artistes « ordinaires »… Les professionnels du secteur ont ainsi identifié différents leviers d’action pour réduire l’impact écologique des musiques actuelles et de la culture, parmi lesquels la relocalisation des activités au sein des territoires de proximité, le ralentissement des rythmes de production et diffusion, ou encore la réduction des échelles des projets et événements.
Mais la culture et les musiques actuelles pourraient aussi jouer un rôle positif dans la lutte contre la crise écologique. Par les récits, les visions du monde et les émotions qu’elles procurent, elles peuvent sensibiliser les publics et façonner de nouveaux imaginaires collectifs plus vertueux en matière d’écologie.
Ces dernières années, les préoccupations écologiques sont de plus en plus présentes dans le secteur des musiques actuelles : prise de position d’artistes renommés (Billie Eilish, Pomme…), création de collectifs de professionnels (comme Music Declares Emergency), publication d’études, mise en œuvre de formations à destination des professionnels du secteur (comme le MOOC Landscape de Périscope), engagement de festivals dans des pratiques « écoresponsables » (parmi les pionniers, le Collectif des festivals), émergence « d’éco-conseillers » (The Green Room, par exemple), développement de calculateurs d’impacts socio-environnementaux pour les évènements et lieux musicaux (tel Fairly)…
Une partie des initiatives apparaît limitée par une approche managériale et néolibérale qui tente d’adapter le système capitaliste existant, et donc de le faire perdurer, en rendant plus sobres et efficientes les pratiques et consommations actuelles. Cela passe, par exemple, par des systèmes d’éclairage plus économes, des décors à base de matériaux recyclés ou des outils numériques.
Une telle démarche s’inscrit dans une logique ambiguë de « transition écologique », qui exprime une volonté d’évolution mais sans changer le système, pourtant insoutenable. Ce faisant, ces initiatives se concentrent parfois exclusivement sur la réduction de « l’empreinte carbone » des activités culturelles, suivant une approche technicienne qui néglige nombre de leviers essentiels de la crise écologique tels que les impacts sur la biodiversité, les enjeux en termes d’inégalités sociales, les ressorts émotionnels de la relation au vivant, ou les dégradations environnementales liées au numérique.
Cette approche néglige également l’ampleur des transformations à entreprendre dans la lutte contre les dégradations socio-écologiques, plus proches d’une rupture et mutation radicale (comme la décroissance) que d’une transition et adaptation du système actuel.
Certaines initiatives culturelles et musicales sont même caractérisées par de telles contradictions entre l’engagement écologique affiché et la réalité des pratiques qu’elles versent dans le greenwashing. À titre d’exemple, le groupe Coldplay valorise, via un site dédié et des spots publicitaires avec l’entreprise de transport DHL, des tournées « soutenables » et « bas carbone », sur la base d’adaptations diverses : panneaux solaires pour l’alimentation électrique, utilisation d’écrans LED à faible consommation d’énergie…
Un affichage « vert » qui entre en discordance avec l’enchaînement de méga-concerts à l’échelle internationale qui nécessitent le recours massif à l’avion pour l’équipe artistique et le matériel tout en comportant une scénographie très lourde en décors, son et lumière pour assurer un show spectaculaire et énergivore.
De plus, les jauges élevées attirent des publics nombreux et parfois lointains dont les déplacements représentent également un impact écologique notable. Ces initiatives produisent des effets délétères en diffusant de fausses promesses qui brouillent le débat public sur les enjeux écologiques et contribuent à maintenir un modèle de développement insoutenable pour la filière musicale.
Ainsi, les musiques actuelles reposent encore aujourd’hui sur un modèle de « réussite » des artistes fondé sur un star-système générant un contre-modèle de sobriété.
En effet, plus un artiste musicien fait de concert à l’international, est suivi sur les réseaux sociaux, a d’écoutes sur les plates-formes musicales, plus il est reconnu et valorisé socialement par les médias, le monde culturel, le public, alors même qu’il a un impact environnemental négatif bien supérieur à des artistes locaux dont la notoriété et les revenus sont plus faibles.
Pour nombre d’artistes émergents, qui sont dans une sobriété subie, sortir de la précarité financière liée à leur stade de développement nécessite donc de s’inscrire dans une trajectoire de carrière insoutenable et en partie dépendante des opportunités offertes par les producteurs, tourneurs, labels, salles, festivals et autres acteurs de l’écosystème musical.
Cela place les artistes soucieux de la question environnementale face à une injonction paradoxale : comment s’engager dans des pratiques professionnelles vertueuses du point de vue écologique au sein d’une filière musicale tournée vers des objectifs contradictoires de notoriété et de croissance ? Le décalage entre leur vie professionnelle et leurs aspirations personnelles à l’engagement face à l’urgence écologique renforce une forme d’éco-anxiété chez certains artistes. À ce titre, l’arrêt de Shaka Ponk montre que le modèle dominant est une impasse dès lors que les enjeux écologiques sont pris au sérieux.
Ce constat encourage à envisager des manières alternatives de se développer pour l’ensemble des acteurs des musiques actuelles (dont les publics). L’enjeu est de repenser radicalement et de façon systémique le paradigme dominant du star-système, de la concurrence et de la croissance, au profit d’alternatives écologiquement soutenables fondées sur des valeurs et des pratiques de coopération autour de la création artistique, de la production et de la diffusion culturelle.
L’une des pistes tient au changement d’échelle et à la valorisation de l’inscription territoriale des artistes et de la filière musicale. Car si la figure de « l’artiste ordinaire » ou de « l’artiste local » engagé dans la vie culturelle du territoire est largement dépréciée dans le contexte actuel, elle peut être porteuse d’intérêts du point de vue écologique et social : limitation des mobilités des publics et des équipes artistiques, stimulation de la vitalité culturelle locale, accentuation de la participation des habitants, dynamisation des réseaux coopératifs d’acteurs locaux…
C’est précisément l’objectif du projet de recherche ECOMUSIQ que d’alimenter la réflexion autour de ce changement de paradigme. Ce projet propose au travers des notions d’encastrement et d’empreinte territoriale de saisir les traces et influences des activités culturelles sur leur territoire. Il s’agit de mettre en lumière le rôle social et culturel que peuvent jouer les artistes et autres professionnels des musiques actuelles au sein de leur environnement de proximité, dans le respect des enjeux de diversité culturelle, de justice sociale et de soutenabilité écologique.
Deux exemples analysés dans le cadre du projet, parmi d’autres, montrent que des expérimentations alternatives sont possibles, non sans certains paradoxes et difficultés. Le groupe Aïla propose ainsi des concerts sans électricité, en milieu naturel, à l’échelle régionale, avec des jauges volontairement réduites. Il s’engage dans une démarche écologique transversale (scénographie, propos artistique, partenariats locaux…) visant à proposer aux publics de se reconnecter à l’environnement naturel.
Du côté des événements, un festival comme La P’Art Belle cherche à allier écologie et musique en fixant une jauge limitée stable au fil des années et en adoptant une forme itinérante pour s’adresser à des publics de proximité et en limiter les déplacements. Le festival intègre aussi diverses pratiques « écoresponsables » (alimentation locale et végétarienne, mobilité aérienne proscrite pour les équipes artistiques…) et propose aux publics une programmation alignée, voire engagée en matière environnementale et sociale.
Ces exemples font écho à d’autres initiatives telles que l’appel « Pour une écologie de la musique vivante », qui prône notamment la valorisation du travail des artistes sur le territoire local et l’abandon des clauses d’exclusivité territoriale imposées aux artistes par les lieux ou événements pour leur interdire de se produire dans la région plusieurs mois avant et après leur concert (ce qui empêche la mise en place de tournées cohérentes). L’arrêt de Shaka Ponk s’inscrit également dans cette lignée, avec la revendication par les artistes d’une volonté de faire décroître leur projet artistique et de le penser suivant de nouvelles modalités plus respectueuses de l’environnement.
Si ces initiatives alternatives ouvrent le champ des possibles, elles demeurent encore à ce jour trop ponctuelles pour transformer radicalement le star-système des musiques actuelles et enclencher un changement de paradigme et de système de valeurs, de la compétition à la coopération, du « toujours plus » à la décroissance, du gigantisme à la sobriété. C’est toutefois par ce type d’expérimentations alternatives que pourrait advenir une mutation écologique de nos sociétés, d’où l’importance de mettre la lumière sur celles-ci et de l’éteindre sur les modèles mortifères.
Basile MICHEL a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (projet ECOMUSIQ).
Aurélien Martineau a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (projet ECOMUSIQ).
15.10.2024 à 19:20
Marie Ballarini, Professeur assistant, Université Paris Dauphine – PSL
Whether known as the Centre Pompidou or simply Beaubourg, this Parisian landmark is set to close its doors from 2025 to 2030 for extensive renovations. Criticised and even mocked at its opening, the Centre Pompidou has since earned its place as an iconic fixture in the Parisian landscape and a major player on the international museum scene. We take a closer look at the institution’s fragile and unconventional business model as it approaches its 50th anniversary.
Inaugurated in 1977, France’s Centre Pompidou will soon celebrate its 50th birthday. This milestone will coincide with its full closure from 2025 to 2030 for much-needed renovations to upgrade and restructure the building.
During the closure, the museum will continue to expand in other ways. A new site will open in Massy (in Essonne department), designed to house its reserves and serve as an exhibition and cultural space. Additionally, the Centre Pompidou plans to strengthen its international presence through temporary exhibitions abroad.
Bruno S. Frey developed the concept of a “museum superstar”, an iconic cultural institution that attracts significant numbers of visitors and generates considerable revenue from commercialising their spaces and collections. These museums, including the Centre Pompidou, play a crucial role in their local economies.
Unlike other superstar museums such as the Louvre or the Musée d’Orsay, however, the Centre Pompidou lacks a blockbuster home attraction like the Mona Lisa. This absence of universally recognisable works makes its economic model more fragile, despite its dynamic programming and bold architecture.
In 2022, the Centre Pompidou’s total budget revenue was just under 132 million euros ($144 million currently), with 69% coming from public funding – a significantly higher proportion than at the Louvre (44%) or the Musée d’Orsay (45%). The centre’s self-generated revenue, though slightly improved since the post-pandemic period, accounted for just 31% of its total income, down from 34% in 2019. Ticketing revenue, crucial for the Centre’s financial independence, dropped by 18% compared to 2019, despite a 2022 overhaul of the fee structure. On a positive note, patronage income increased by 8%, to 6.1 million euros, and revenue from off-site exhibitions and international locations surged by 43%, partially compensating for losses in other areas, according to the centre’s annual reports.
Despite this, France’s national audit office has noted that the museum’s diversification strategy lacks a clear structure and falls short of transparency requirements regarding costs. The centre has frequently adopted a pragmatic approach to solicitations, undermining the long-term sustainability of its economic model.
The Centre Pompidou’s economic strategy faces two key challenges, particularly its ticketing: rising competition from private contemporary art institutions in Paris and the ecological consequences of higher visitor numbers.
New contemporary art institutions such as the Fondation Louis Vuitton and the Pinault Collection have reshaped Paris’ cultural landscape. While these venues could be seen as rivals, they also boost Paris’s overall status as a hub for contemporary art, attracting a diverse and informed international audience. The Centre Pompidou benefits from this dynamic ecosystem, though it must compete with these institutions’ financial resources and collections.
Despite the increasing competition in recent years, the Centre Pompidou continues to thrive as a leading venue for modern and contemporary art, thanks to its rich collection and innovative programming. Recent examples include “Évidence” and the immersive exhibition “Noire”.
Paris’s global prominence in the contemporary art world presents both opportunities and challenges for the Centre Pompidou. On one hand, it faces competition from institutions that have iconic collections and even greater financial resources. On the other, it benefits from this vibrant environment, allowing it to maintain its status as a premier cultural destination and strengthen its foothold in the global art market. To fully capitalise on this ecosystem, however, the centre must continue to innovate and adapt to evolving economic and cultural realities, while staying true to its mission of promoting contemporary art.
One of the museum’s most pressing challenges is balancing economic growth with environmental sustainability. According to its “Responding to the Environmental Emergency: Action Plan 2023-2025,” the Centre Pompidou is working to reduce its carbon footprint. This is crucial, as 82% of a museum’s carbon impact comes from visitors, particularly international ones who travel by air – an especially polluting for of transport.
Interestingly, the museum’s somewhat lower appeal to foreign tourists, which the national audit office has criticised, may actually prove beneficial in terms of environmental impact. By attracting more domestic visitors, the centre can minimise the carbon emissions associated with international travel, making it a more sustainable institution in the long term.
This focus on a national audience could prove to be a sustainable long-term strategy, at a time when ecological concerns are a growing concern. It also strengthens the museum’s local roots, making it more resilient to fluctuations in international tourism and global crises. Nevertheless, this strategy comes at an economic cost, as local audiences are more likely to benefit from reduced or free rates.
While international exhibitions and expansion can provide additional revenue, they also present ecological challenges. Transporting works of art across the globe adds to the museum’s carbon footprint, even as it strives to bring exhibitions closer to international audiences. Additionally, major real estate projects, such as the renovation of the Centre’s historic building and the construction of a new site in Massy, are key to its modernisation but come with considerable environmental costs.
As it prepares for five years of renovations, the Centre must find a way to balance its financial needs with the growing urgency of environmental responsibility. To secure its future, the museum will need to strengthen its financial viability while continuing to pioneer in the world of contemporary art and adapt to the changing demands of the 21st century.
Marie Ballarini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.10.2024 à 17:09
Vannina Marchi van Cauwelaert, Maître de conférences en histoire médiévale, Université de Corse Pascal-Paoli
En occident, le Moyen Âge voit fleurir les cartes marines richement ornementées. Mais à côté de ces cartes d’apparat, les archives notariées révèlent l’existence de cartes nautiques destinées aux marins, qui décrivaient les côtes en énumérant les ports, les distances et les principales difficultés et obstacles à contourner. Situées au croisement des routes et constituant des escales essentielles à la navigation, les îles de Méditerranée occupent une place centrale dans ces représentations de l’espace maritime.
Les derniers siècles du Moyen Âge voient la naissance de la cartographie nautique occidentale. Des milliers de cartes marines, produites dans les principaux ports de Méditerranée occidentale (Pise, Gênes, Venise, Majorque) sont ainsi conservées dans les principales bibliothèques européennes. Apparues au XIIIe siècle, en même temps que la boussole et les progrès de la navigation hauturière, ces cartes cumulaient le savoir empirique des marins, qui pratiquaient la navigation à l’estime, les connaissances géographiques des lettrés, et le savoir-faire des artistes peintres.
Aux XIVe et XVe siècles, de plus en plus richement décorées, de nombreuses cartes marines vinrent agrémenter les bibliothèques royales et princières. Produit en 1375 par le juif majorquin Abraham Cresques, cartographe du roi d’Aragon Pierre le Cérémonieux, l’Atlas catalan est l’une des plus belles illustrations de cette culture géographique médiévale.
Cependant, à côté de ces cartes d’apparat, les archives notariées révèlent l’existence de cartes nautiques dont l’usage peut être mis en relation avec les « portulans », sorte de routiers destinés aux marins, qui décrivaient les côtes en énumérant les ports, les distances et les principales difficultés et obstacles à contourner.
Situées au croisement des routes et constituant des escales essentielles à la navigation, les îles de Méditerranée occupent une place centrale dans ces représentations de l’espace maritime. L’étude des cartes marines ouvre ainsi la question des représentations médiévales des îles. Dans cette perspective, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’espace tyrrhénien, en centrant l’analyse sur l’archipel corso-sarde.
La Carte pisane (fin XIIIᵉ siècle) constitue la première représentation connue de la Corse et de la Sardaigne. Inscrits perpendiculairement aux lignes de côtes, les toponymes nous renseignent sur les principaux débouchés maritimes des deux îles. En rouge figurent les véritables ports tandis qu’en noir sont inscrites les escales secondaires.
Trois ports sont donc identifiés : Bonifacio situé à l’extrême sud de la Corse, et à seulement une dizaine de kilomètres du nord de la Sardaigne ; Oristano, au centre ouest de la Sardaigne ; Cagliari au sud-est de la Sardaigne.
Verrou stratégique de la navigation en Tyrrhénienne, le port pisan de Bonifacio fut conquis par les Génois, en 1195. Comme le souligne le chroniqueur corse Giovanni della Grossa (1388-1464), la prise de Bonifacio visait à renforcer la domination génoise dans le nord de la Sardaigne.
Un important fonds notarié, datant du XIIIe siècle, révèle que l’aire commerciale de la ville s’étendait sur les deux îles. Bonifacio était ainsi au centre d’un commerce triangulaire reliant Gênes à la Corse et à la Sardaigne. Les marchands génois achetaient les produits de l’agriculture insulaire (céréales, peaux) et vendaient les productions de l’artisanat italien (draps, céramiques).
En outre, en raison de sa position stratégique, Bonifacio était l’un des centres de la corso-piraterie méditerranéenne. En Sardaigne, Oristano et Cagliari constituaient les deux débouchés portuaires de la riche plaine du Campidano. La production céréalière de cette plaine, supérieure aux besoins d’une île caractérisée par un sous-peuplement chronique, alimentaient les échanges avec Gênes, Pise et Barcelone.
En 1297, la création du royaume de Sardaigne et de Corse par le pape Boniface VIII, et son inféodation au souverain Jacques II d’Aragon, dotaient les îles d’une nouvelle unité politique. Cependant, si la conquête de la Sardaigne débuta en 1323, elle ne s’acheva qu’en 1409, tandis que la Corse ne devint jamais aragonaise. Au XIVe siècle, le détroit corso-sarde se mua en espace de guerre entre Gênes et la Couronne d’Aragon, pour la domination des îles et de la mer. L’évolution des représentations cartographiques de la Corse et de la Sardaigne pourrait en être le lointain reflet.
Sur la carte d’Angelino Dulcert, produite à Majorque en 1339, les bannières semblent indiquer une frontière théorique entre d’un côté une Corse génoise et de l’autre une Sardaigne aragonaise, ce qui vient contredire la notion juridique de Regnum Sardiniae et Corsicae.
À l’opposé des revendications royales aragonaises, le cartographe, d’origine génoise, considérait que la Corse relevait du domaine de Gênes, en raison de sa domination commerciale. L’on note par ailleurs que les toponymes sont plus nombreux pour la Corse que pour la Sardaigne, pour laquelle ne sont mentionnés que les principaux ports : Alghero, Bosa, Oristano et Cagliari. Cette perception politico-économique des îles ressort également de l’analyse des toponymes qui figurent sur l’Atlas catalan. Nous notons en effet l’absence du port de Bonifacio, ce qui tranche avec l’immense érudition dont témoigne cet atlas.
Plutôt qu’un oubli, dans la mesure où nous savons que Cresques s’était appuyé sur la carte de Dulcert, l’on serait tenté d’y voir l’expression d’un choix : celui de représenter une « route catalane des îles ». Ainsi, dans le nord de la Sardaigne figure Longosardo (Santa Teresa di Gallura), port catalan situé en face de Bonifacio, mais pas Castelgenovese (Castelsardo), principal port génois du nord de l’île qui figurait sur une carte génoise antérieure. Sur la côte occidentale de la Corse, apparaît pour la première fois la mention de Cinarca, forteresse éponyme des seigneurs corses alliés au roi d’Aragon. Surplombant la mer, cette fortification permettait de contrôler la navigation le long des côtes occidentales de la Corse, voie de passage entre l’Italie, la Provence et le Maghreb. Elle fut au centre d’une activité de course, menée, au nom du roi, par les seigneurs cinarchesi contre les intérêts génois dans l’île.
En 1375, Arrigo della Rocca, paré du titre de lieutenant du roi Pierre le Cérémonieux, se fit proclamer comte de Corse, Cinarca devint ainsi le cœur politique et militaire du « royaume de Corse » aragonais. En raison des lacunes archivistiques et de l’absence de fouilles archéologiques, son rôle économique demeure plus difficile à saisir. Enfin, il est à noter qu’à la différence de Dulcert, Cresques n’appose aucune bannière sur les deux îles, ce qui pourrait témoigner des incertitudes liées à la guerre.
Après plusieurs décennies de guerre, le milieu du XVe siècle vit l’établissement d’une paix durable entre Gênes et la Couronne d’Aragon, ce qui permit la naissance de la Corse génoise et la consolidation de la Sardaigne aragonaise. Cette évolution politique fut contemporaine de nouvelles représentations cartographiques des îles, issues du modèle des Insulaires.
En Corse, ces premières cartes régionales révèlent un intérêt nouveau pour l’hinterland (arrière-pays), ce qui soulève la question des liens entre cartographie et domination politique. Réalisée à Naples en 1511, la carte de la Corse du cartographe génois Vesconte Maggiolo est une belle illustration de cette évolution des représentations.
Afin de figurer le territoire, le cartographe a été contraint de déformer les contours de l’île. Aux informations côtières déjà présentes sur les cartes marines, s’ajoutent de nombreuses vignettes de villes, de fortifications seigneuriales et d’habitats villageois. La mémoire du vice-roi de Corse, Vincentello d’Istria, décapité devant le palais public de Gênes en avril 1434, semble évoquée à travers la figuration de ses anciens châteaux dominant la Serra d’Istria : Buturetu. La victoire définitive de Gênes contre les « tyrans » corses et aragonais est toutefois rappelée par les bannières brandies fièrement sur les villes littorales : Bastia, Ajaccio et Bonifacio.
L’évolution de la cartographie des îles dans les derniers siècles du Moyen Âge semble traduire un changement dans leur représentation. D’abord conçues comme des escales essentielles le long des routes maritimes, les îles devinrent peu à peu des territoires convoités, dont la conquête était perçue comme la clé de la domination économique et politique de la mer.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Vannina Marchi van Cauwelaert ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.10.2024 à 15:59
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Au-delà, des mouvements d’indignation des milieux culturels envers le vote d’extrême droite, l’onde de choc des législatives aurait-elle pour effet d’engager une véritable réflexion sur l’offre culturelle publique en France ?
Les moments de réflexion dans les instances professionnelles du monde de la culture se multiplient depuis juin. Si dans le jeu politique, la problématique de la baisse des subventions, portée par les organisations syndicales du secteur comme le Syndeac, monopolise le débat, dans la réalité quotidienne des professionnels de la culture subventionnée, un questionnement de plus en plus lancinant et profond domine : à quoi sert-on ? Et, selon les termes entendus de la part d’un responsable d’un réseau de compagnies d’arts de rue, « à quoi correspond notre prétention à apporter la culture aux populations » ?
Par rapport au débat sur le financement de la culture, il faut peut-être mesurer combien le malaise relève moins d’une question comptable ou d’accès aux équipements, que d’une interrogation sur les missions d’un service culturel public et de ses contenus artistiques. La récurrence de certains mots ne manque pas d’interpeller depuis juin, depuis l’article d’Ariane Mnouchkine dans Libération, entre autres : petit monde, entre-soi, élitisme, narcissisme, sectarisme.
Les tentatives d’ouverture ne manquent pourtant pas depuis plusieurs décennies. Des tentatives qui se fondent sur la médiation culturelle ; qui jouent d’une sorte d’injonction faite aux artistes d’adopter une posture de travailleur social, d’éducateur devant aller vers les publics dits « éloignés » (moyen pour eux, souvent, d’accès à la subvention) ; des tentatives qui sont financières à travers un Pass Culture dont on mesure aujourd’hui que, s’il a des aspects positifs, il profite surtout au secteur privé. Des tentatives d’ouverture des institutions culturelles qui passent aussi par la mobilisation de nouveaux concepts, comme les droits culturels ; concepts aussitôt vidés de leur sens pour continuer, à de rares exceptions, de privilégier la diffusion de formes artistiques classiques, si ce n’est dans leur forme, tout au moins dans leur conception des publics. Aucune de ces tentatives ne semble pouvoir faire bouger les statistiques d’accès aux institutions culturelles publiques que ce soit en termes de nombre de visiteurs réels (au-delà des statistiques gonflées par les équipements eux-mêmes) et surtout d’appartenance sociale.
Même lorsque, enfin, l’ouverture tente de jouer de la proximité spatiale, à travers une politique « d’équipements », le fameux « maillage culturel territorial », rien n’y fait. Parce qu’à bien y regarder, il s’agit bien plus d’une question de distance sociale que de distance spatiale. Parce qu’en effet, à propos des institutions culturelles publiques persiste l’idée du « ce n’est pas pour moi ».
Alors peut-être faudra-t-il affronter le fondement de ce rejet tout à la fois social et culturel. Social, parce qu’il identifie les institutions culturelles à une catégorie de la population, la plus aisée, la plus éduquée. De fait, à l’analyse, sous couvert de démocratisation, les professionnels de la culture et leurs publics attitrés définissent ensemble une culture institutionnelle qui est surtout « la leur » et correspond fort peu aux désirs de la majorité des Français – la notion « d’entre soi » trouve ici son fondement.
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Sur cette base également, peut-être faudra-t-il sortir de l’idée fausse que certains Français n’ont pas accès à la culture. Ce n’est pas parce qu’un nombre conséquent d’entre eux ne fréquentent pas les institutions culturelles qu’ils n’ont pas accès à la culture. Au contraire, loin d’être éloignés de la culture, une majorité de Français ont bien en la matière des attentes et leurs propres pratiques, hors institutions. Mais il faudrait alors, pour les reconnaître, sortir d’une conception de la culture classique.
Les pratiques de la majorité des Français sont culturelles, non parce qu’elles donnent accès à des œuvres socialement valorisées par une élite, mais parce qu’elles permettent une expérience hors du commun, faite d’émotion, de plaisir et de fête. Une conception qui valorise la participation durant les moments culturels, par la danse, le chant, les cris, le faire. Une conception dionysiaque qui diverge pour beaucoup de celle des institutions engagées elles, dans une perspective contemplative tout apollinienne avec pour buts, l’éducation, la connaissance, une attente d’éclairage sur la condition humaine. Ensemble d’attentes que permettraient de réaliser des objets artistiques d’excellence appelés œuvres, toutes choses souhaitables par ailleurs, ce n’est pas la question.
Certaines collectivités territoriales sont bien conscientes du malaise et des attentes réelles des populations. Elles tentent d’ouvrir leurs financements à des initiatives plébiscitées localement, ce qui ne manque de provoquer des tensions avec les professionnels légitimes, lorsque les élus essayent de développer des formes grand public, proche du loisir et de l’évènementiel. Rachida Dati elle-même semble prendre au sérieux la situation lorsque lors de son premier mandat, elle demande que le secteur socioculturel soit réintégré dans le Ministère. De même, les conclusions du rapport « Culture et ruralité » insistent sur la prise en compte des initiatives locales. Mais lorsque le rapport préconise que la mise en œuvre du plan soit réalisée par les DRAC, garantes en Région de la qualité artistique du Ministère, on peut s’interroger sur l’ouverture réelle à ces formes locales.
Bien sûr, ce qui relève ici d’une présentation binaire, entre deux idéaux types culturels, est bien plus nuancé dans la réalité. Il existe entre ces deux extrêmes toute une gamme de pratiques culturelles hybrides, oscillant vers l’un ou l’autre extrême. Mais pour sortir du malaise, s’il convient de continuer à soutenir les formes de la grandeur artistique de demain, peut-être faudrait-il aussi reconnaître et laisser vivre les cultures du quotidien de la majorité des populations ?
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.