27.08.2025 à 17:02
Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)
La présence d’opéras importés par les Occidentaux en Afrique du Nord et le regain d’intérêt pour ceux-ci depuis une vingtaine d’années raconte l’histoire complexe d’un art, vecteur d’influence culturelle, en cours d’intégration dans les sociétés et les politiques publiques autochtones.
La diffusion de l’opéra en Afrique du Nord s’inscrit au départ dans des logiques de domination culturelle. Durant la période coloniale, l’opéra est majoritairement un art importé, cloisonné et réservé aux élites européennes. Cette dynamique laisse progressivement la place à un transfert artistique combiné à la création de liens diplomatiques. En Algérie, comme en Tunisie ou au Maroc, les trajectoires de l’opéra sont liées à l’histoire coloniale, révèlent des échanges transméditerranéens et mettent en lumière certaines recompositions identitaires qui ont vu le jour après les indépendances. Initialement outil de légitimation propre aux puissances coloniales, cet art a progressivement intégré des éléments de la culture locale pour devenir, aujourd’hui, un instrument de soft power et de rayonnement international.
En 1830, alors que l’Algérie possède déjà une riche tradition musicale et théâtrale, la colonisation ouvre une phase d’intégration avec l’espace culturel français. L’installation d’infrastructures lyriques dans la capitale comme dans des villes moyennes répond à l’objectif explicite des autorités coloniales de reproduire des formes de sociabilité et de distinction culturelle et sociale présentes dans la métropole.
La construction de théâtres à Alger, à Oran ou à Constantine, inscrit la forme artistique sur le territoire avec une programmation offrant opéras, opérettes et concerts symphoniques. Un public composé de fonctionnaires, de militaires, de commerçants et de notables vient s’y distraire. L’armée joue un rôle structurant, ses musiciens formant le socle d’orchestres permanents ou ponctuels.
Un aménagement du territoire lyrique hiérarchisé voit le jour comprenant des maisons d’opéra dans les grands centres urbains alors que des tournées desservent des villes secondaires. Les populations autochtones sont presque totalement exclues de ce territoire lyrique occidental importé, en raison de barrières linguistiques (œuvres chantées en italien ou en français), de différences esthétiques sur le plan musical et d’une distance sociale qui touche aussi certains pieds-noirs…
Après l’indépendance de 1962, l’Algérie conserve le bâti hérité de la colonisation et notamment l’ex-Opéra d’Alger, rebaptisé Théâtre national algérien. Le monument accueille alors des pièces de théâtre, même si quelques activités lyriques sporadiques restent programmées. L’Orchestre symphonique national remplace les ensembles musicaux français tandis que la musique andalouse et des formes traditionnelles conservent leur place dans la vie musicale, voire se développent.
L’ère contemporaine voit le réveil d’un intérêt pour l’opéra, désormais associé à la diplomatie culturelle. Inauguré en 2016, le nouvel opéra d’Alger marque ainsi une rupture dans la perception de l’art lyrique en Algérie. Financé par la Chine pour un montant de 30 millions d’euros et considéré comme une vitrine artistique par le pouvoir algérien, il accueille en résidence l’Orchestre symphonique, le Ballet national et l’Ensemble de musique andalouse. La programmation combine répertoire lyrique occidental, créations locales en lien avec des traditions séculaires, alors que s’instituent des échanges avec de grandes maisons d’opéra de renommée internationale, comme Milan ou Le Caire. L’opéra devient ainsi un outil diplomatique intégrant la culture dans les relations bilatérales.
Sous protectorat français à partir de 1881, la Tunisie présente un paysage lyrique diversifié abritant des traditions musicales autochtones sur lesquelles l’opéra occidental vient se surimposer. Riche d’une population issue d’horizons culturels variés, le territoire lyrique tunisien devient un lieu de confluence entre répertoires italiens, français et égyptiens.
Le Théâtre municipal de Tunis, construit dans un style italien, accueille des troupes venues de toute l’Europe pour le plaisir d’un public colonial assorti de diplomates et d’une minorité de Tunisiens formant une élite occidentalisée. En parallèle, une tradition lyrique arabe se développe grâce à des troupes, en provenance d’Égypte, qui proposent des œuvres associant chant, théâtre et poésie, jouées le plus souvent dans des espaces alternatifs, souvent temporaires. Les infrastructures coloniales restent vouées à l’opéra et, plus généralement, à la musique occidentale si bien que la coexistence des deux traditions reste marquée par un cloisonnement institutionnel et social.
Les premières décennies de postindépendance sont celles d’un début de patrimonialisation. En Tunisie, le Théâtre municipal de Tunis demeure le principal lieu de représentations lyriques. De surcroît, on note l’apparition des années 1980 aux années 2000 de festivals, tels que l’Octobre musical de Carthage, qui accueillent des productions européennes et arabes. Des coopérations bilatérales avec l’Italie et avec la France permettent ensuite, dans les années 2010, l’émergence de jeunes chanteurs tunisiens bien que la structuration d’une saison lyrique nationale soit encore embryonnaire.
Ces initiatives portent leurs fruits. Le Théâtre de l’Opéra de Tunis développe désormais des coproductions de haut niveau comme Archipel (menée avec le Conservatoire national supérieur de musique et de danse [CNSMD] de Paris et l’Institut français de Tunisie). Par ailleurs, le projet « Les voix de l’Opéra de Tunis » vise à former une nouvelle génération de chanteurs et à créer une saison lyrique nationale. L’inauguration, en 2018, d’une cité de la culture comptant une grande salle de 1 800 places consacrée à l’opéra marque la volonté du pouvoir politique d’inscrire cet art dans le paysage culturel tunisien.
En 2024, la Tunisie participe au lancement d’un festival arabe de l’opéra, sous l’égide de l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO) et du Quatar, avec, pour objectif, la mutualisation des productions, mais aussi celle de datas sur cette thématique, en vue de la constitution d’un réseau panarabe d’art lyrique.
Au Maroc, durant le protectorat français (1912-1956), l’art lyrique est marqué par des initiatives ponctuelles plutôt que par une implantation structurée sur le territoire comme cela a pu être le cas en Algérie.
L’inauguration en 1915 d’un opéra-comique à Casablanca, à l’occasion de l’Exposition franco-marocaine, symbolise la volonté pour la France d’affirmer son prestige culturel, tout en répondant à une demande de divertissement émanant des colons français. Les infrastructures sont souvent provisoires (on note l’utilisation de théâtres en bois) et la programmation reste destinée à un public européen (un théâtre populaire marocain préexistait). Entre 1920 et 1950, Casablanca accueille des artistes lyriques de renom – à l’image de Lili Pons ou Ninon Vallin – qui viennent interpréter un répertoire essentiellement européen et chanté en français ou en italien.
À Rabat, le Théâtre national Mohammed-V devient, en 1962, la scène marocaine de référence pour l’accueil de compagnies internationales. Quelques expériences d’adaptation linguistique voient le jour, bien que restant marginales. L’opéra demeure encore perçu comme un art importé, associé à un symbole de prestige, plutôt qu’ancré dans la création locale.
Mais la volonté d’excellence lyrique du Maroc se matérialise avec la création du Grand Théâtre de Rabat et de ses 1 800 places, inauguré en octobre 2024. Conçu par l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid, s’inscrivant dans un projet phare de requalification urbaine, il se veut à la fois un incubateur de talents marocains et une scène internationale. Sous l’impulsion du baryton David Serero, ce projet lyrique d’envergure se caractérise par la volonté de promouvoir un répertoire Made in Morocco, associant des œuvres occidentales en langue originale et des créations ou adaptations en darija, forme d’arabe dialectal marocain.
Par ailleurs, un travail de médiation en direction de la jeunesse est mené, montrant la volonté d’ouvrir cet art à un public plus large. Ce lieu symbolise la volonté du Maroc de s’affirmer comme une référence culturelle africaine et arabe de premier plan en matière d’art lyrique.
L’histoire et la géographie de l’opéra en Afrique du Nord mettent en lumière la plasticité des formes artistiques lorsqu’elles traversent des contextes politiques et culturels différents.
Importé comme un outil de domination symbolique, l’art lyrique a d’abord servi à reproduire les hiérarchies sociales coloniales avant de devenir, dans certains cas, un espace d’expérimentation identitaire et de projection internationale. Aujourd’hui, les grandes institutions lyriques d’Alger, de Tunis ou de Rabat s’inscrivent dans des stratégies où la culture est mobilisée comme ressource de prestige, de diplomatie et de développement urbain, confirmant que l’opéra, loin d’être un simple divertissement, demeure un acteur à part entière des relations internationales.
Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.08.2025 à 12:45
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
La tyrannie n’appartient pas qu’aux manuels d’histoire. Elle reste une notion d’actualité pour comprendre la mauvaise gouvernance aujourd’hui. Que signifiait-elle au Moyen Âge, une époque souvent perçue – à tort – comme un âge de chaos et de violence politique ? Loin des idées reçues, l’Europe médiévale savait déjà dénoncer les abus de pouvoir et poser des limites aux dirigeants considérés comme injustes.
Le site de référence World Population Review offre aux chercheurs plusieurs définitions modernes de la tyrannie, parmi lesquelles : dictature militaire, monarchie, dictature personnalisée, dictature à parti unique ou encore dictature hybride qui combine des éléments des autres types. Dans tous les cas, les dénominateurs communs sont l’abus de pouvoir, un déséquilibre représentatif et un manque de cadre législatif qui conduisent à une limitation des libertés politiques et individuelles.
Ce même site dénombre aujourd’hui quelque 66 pays ayant des index démocratiques très bas. La question reste ouverte pour la Russie et pour la Chine. Malgré le lourd héritage du mot, la « tyrannie » est toujours bien présente dans nos mondes démocratiques.
Mes étudiants ont tendance à imaginer le Moyen Âge comme quelque chose qui ressemble aux jeux vidéo Kingdom Come ou Total War : une époque de tyrannie, de chaos politique absolu, où régnaient les épées et les poignards et où la masculinité et la force physique importaient plus que la gouvernance.
En tant qu’historienne du Moyen Âge, je pense que cette image tumultueuse tient moins de la réalité que du « médiévalisme », un terme qui désigne la manière dont les temps modernes réinventent la vie pendant le Moyen Âge européen, entre les Ve et XVe siècles environ.
L’Europe médiévale était peut-être violente, et ses normes de gouvernance ne seraient pas louées aujourd’hui. Mais les gens étaient certainement capables de reconnaître les dysfonctionnements politiques, que ce soit à la cour royale ou au sein de l’Église, et proposaient des solutions.
À une époque de montée de l’autoritarisme et où la politique aux États-Unis semble embourbée dans un despotisme pseudo constitutionnel, il est utile de revenir sur la manière dont les sociétés d’il y a plusieurs siècles définissaient la mauvaise gouvernance.
Au Moyen Âge, les auteurs réfléchissent à la politique en termes de leadership et qualifient souvent la mauvaise gouvernance de « tyrannie », qu’ils critiquent un dirigeant unique ou un tout un système. Dans tous les cas, la tyrannie – ou « autocratie », comme on l’appelle souvent aujourd’hui – est un concept que les grands penseurs discutent depuis l’Antiquité.
Pour les Grecs de l’Antiquité classique, la tyrannie signifie gouverner seul pour le bénéfice d’un seul. Aristote, le penseur fondateur sur le sujet, définit la tyrannie comme l’antithèse du règne parfait, qu’il considérait comme la royauté : un dirigeant unique qui règne dans l’intérêt général de tous. Selon lui, le tyran est dominé par le désir « de pouvoir, de plaisir et de richesse », tandis que le roi est motivé par l’honneur.
Le théoricien politique moderne Roger Boesche observe que les tyrans ont tendance à réduire le temps libre de la population. Selon Aristote, le temps libre permet aux gens de réfléchir et de faire de la politique, c’est-à-dire d’être des citoyens.
Pendant la République romaine (de 509 à 27 avant notre ère, ndlr), les penseurs politiques comparent la tyrannie à un membre malade qu’il faut amputer du corps politique. Ironiquement, certains Romains en viennent à éliminer Jules César par crainte qu’il ne devienne un tyran, pour se retrouver avec Auguste, qui finit par devenir empereur.
À la fin de l’Antiquité, les auteurs politiques commencent aussi à réfléchir à la tyrannie dans le domaine religieux.
Dans ses Sententiae, une série de livres de théologie, l’archevêque du VIIe siècle Isidore de Séville aborde la question des mauvais évêques. Ces hommes se comportent comme des « pasteurs orgueilleux », écrit-il, qui « oppriment tyranniquement le peuple, ne le guident pas et exigent de leurs sujets non pas la gloire de Dieu, mais la leur. » De manière générale, Isidore critique l’incompétence politique fondée sur la colère, sur l’orgueil, sur la cruauté et sur l’avidité des dirigeants.
Des siècles plus tard, les dirigeants et penseurs européens débattent encore de la nature de la tyrannie – et des moyens d’y remédier. Jean de Salisbury, évêque et philosophe anglais du XIIe siècle, propose une solution radicale : le tyrannicide. Dans son Policraticus, un traité de théorie politique, il écrit que c’est un devoir civique de rétablir l’ordre en tuant un tyran mauvais, violent et oppressif.
Jean de Salisbury est l’un des premiers auteurs à soutenir que la tyrannie ne survit pas seulement par le caprice du tyran, mais grâce au soutien de ses partisans. Dans sa conception organique de la tyrannie, le tyran (le corps) ne peut exister qu’avec le soutien de la société (ses membres).
Au XIVe siècle, le plus grand penseur juridique de l’époque, Bartole de Sassoferrato, distingue deux types de tyrannie : certains despotes accèdent au pouvoir par des moyens légaux, mais agissent de manière illégale. Les usurpateurs, en revanche, sont ceux qui prennent le pouvoir de manière illégitime, se complaisent dans l’orgueil et ne respectent pas la loi.
Parfois, les dirigeants impopulaires ou encombrants sont destitués, comme Richard II d’Angleterre (1377-1399). Le procès-verbal de sa déposition énumère près de trois douzaines de chefs d’accusation contre le roi détrôné : rejet du conseil, défaut de remboursement de dettes, incitation des autorités religieuses au meurtre, spoliations et destitution de ses rivaux. Il ne connaît pas une fin heureuse : il meurt en prison en 1400 et les circonstances exactes de sa mort restent un mystère.
Le roi Venceslas (1376-1400) de la maison de Luxembourg est déposé le 20 août 1400, au motif qu’il était « inutile, indolent, négligent, diviseur et indigne de régner sur l’Empire ». Le journal allemand Die Welt le classe aujourd’hui encore comme le pire roi d’Allemagne, amateur de boisson et de ses chiens de chasse, et sujet à des accès de rage.
Les éliminations violentes de supposés tyrans ne se font pas toujours dans l’ombre. En 1407, en France, Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI, est pris dans un guet-apens. Il est attaqué par un groupe d’hommes qui s’enfuient en chassant les témoins.
Louis n’est pas seulement le frère de Charles le Bien-Aimé, mais aussi un rival politique de Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Ce dernier revendique la responsabilité du meurtre. Avec son avocat, le théologien Jean Petit, Jean sans Peur fait valoir qu’il a agi dans l’intérêt de la nation en ordonnant l’assassinat d’un tyran cupide et d’un traître, et que la mise à mort de Louis est donc justifiée.
La politique médiévale ne fait guère de distinction entre monde séculier et monde religieux. Les papes sont des dirigeants politiques et peuvent eux aussi être considérés comme des tyrans. Lors du grand schisme d’Occident (1378–1417), une scission de l’Église catholique au cours de laquelle plusieurs papes se disputent le trône, chaque camp accuse l’autre d’illégitimité et d’usurpation.
Les ennemis du pape Urbain VI, par exemple, affirment que son tempérament colérique est un signe révélateur de tyrannie qui le rend inapte à diriger. Dietrich de Nieheim, qui œuvre à la chancellerie pontificale, note dans sa chronique :
« Plus le Seigneur Urbain parlait, plus il se mettait en colère, et son visage devenait comme une lampe ardente de colère, et sa gorge était enrouée. »
Les cardinaux français le déposent en 1378 pour illégitimité et tyrannie.
Il n’est pas le seul pape à être destitué pour tyrannie, même si ce mot n’est pas toujours utilisé. Le concile de Constance (novembre 1414-avril 1418), réuni pour mettre fin au schisme, dépose le pape Jean XXII en 1415 pour désobéissance, corruption, mauvaise gestion, malhonnêteté et obstination. Deux ans plus tard, le même concile destitue le pape Benoît XIII, l’accusant de persécution, de trouble à l’ordre public, d’encouragement à la division, de promotion du scandale et du schisme et d’indignité.
Les évêques, papes et rois médiévaux ne sont sans doute pas des modèles pour nos démocraties d’aujourd’hui, mais leur monde politique n’était pas si différent du nôtre ni aussi chaotique qu’on l’imagine souvent. Même un monde qui ignore la démocratie peut définir ce qu’est la « mauvaise gouvernance » et poser des limites à l’autorité de ceux qu’il considère comme irresponsables. Des règles de conduite politique sont établies, même si la loi ne prime pas toujours sur la violence.
Mais il est utile de se rappeler comment les gens perçoivent la mauvaise gouvernance des siècles avant notre époque de divisions politiques. Aujourd’hui, toutefois, nous avons un avantage décisif : nous élisons nos dirigeants… et nous pouvons les renvoyer.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
26.08.2025 à 17:15
Magalie FLORES-LONJOU, Maître de conférences HDR en droit public, La Rochelle Université
Nicolas Thirion, Professeur ordinaire à l'Université de Liège, Université de Liège
En 2023, le film « Il reste encore demain » (sorti en Italie sous le titre « C’è ancora domani ») a connu un énorme succès dans les salles italiennes avec plus de 5 millions d’entrées. Traitant de la violence domestique dans l’Italie d’après-guerre, il entre en résonance avec nombre de questions de nos sociétés contemporaines et une autre œuvre cinématographique italienne : « Une journée particulière » (« Una giornata particolare »), d’Ettore Scola (1977).
En effet, près d’un demi-siècle après sa sortie, Une journée particulière continue d’attirer des spectateurs au point d’avoir donné lieu à une nouvelle adaptation théâtrale, suivie d’une tournée, et d’un ouvrage.
Le film narre la rencontre entre Antonietta (Sophia Loren), mère de famille nombreuse et épouse d’un modeste fonctionnaire fasciste au ministère des colonies à Rome, et Gabriele (Marcello Mastroianni), intellectuel homosexuel reclus dans son appartement dans l’attente de sa relégation en Sardaigne. Cette entrevue dans un immeuble vidé de ses occupants – à l’exception de la concierge, incarnation de l’adhésion au régime fasciste – se déroule le 6 mai 1938, où le Duce accueille Hitler devant une foule en liesse.
À l’origine, Scola souhaitait traiter de la condition des femmes et des homosexuels dans les années 1970, mais il lui est apparu plus pertinent d’ancrer son récit dans la période fasciste, afin de souligner les continuités entre le régime mussolinien et la République italienne.
Il est en effet frappant de constater que, depuis la proclamation officielle du royaume d’Italie en 1861, femmes et minorités sexuelles ont constamment souffert d’une déconsidération que les dirigeants se bornent à prolonger, voire à accentuer, malgré les changements juridiques opérés.
D’un côté, la conception inégalitaire des rapports entre les femmes et les hommes fut entérinée dès le premier Code civil de l’Italie réunifiée (1865), largement inspiré du Code Napoléon (1804), et renforcée par la propagande mussolinienne : les femmes n’y tiraient leur dignité que de leurs rôles d’épouse et de mère, illustrée par le personnage d’Antonietta, symbole d’une féminité asservie aux besoins du virilisme triomphant.
Après la chute du régime fasciste et la proclamation de la République après le référendum du 2 juin 1946, l’Assemblée constituante adopta la Constitution, le 22 décembre 1947, dont l’article 3 énonçait l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Pour autant, il fallut attendre la décennie 1970 pour que plusieurs législations (en matière de divorce, d’avortement, d’égalité juridique des conjoints et d’égalité des sexes dans le domaine du travail) soient adoptées.
Si des progrès législatifs ont été réalisés, notamment dès la fin des années 1990, la garantie de leurs droits reste inachevée. En matière d’interruption volontaire de grossesse, l’accès à la procédure reste difficile, du fait notamment d’un usage très répandu de l’objection de conscience parmi les médecins ; statistiquement, les femmes continuent d’être discriminées au travail ; et les violences physiques et psychologiques, quoique diminuant, n’en restent pas moins importantes.
D’un autre côté, le sort des minorités sexuelles n’a jamais été très enviable. Si le premier Code pénal de l’Italie unifiée (1890) ne sanctionnait pas les relations homosexuelles, des incriminations, indistinctes pour les rapports hétérosexuels et homosexuels (telles que l’outrage aux bonnes mœurs), étaient appliquées avec régularité et sévérité aux seconds, le tout combiné à une hostilité sociale persistante (stigmatisation, injures, violences physiques, condamnations morales ou religieuses). Durant la période mussolinienne, avec le Code pénal de 1930, l’absence de criminalisation de ces relations perdurait, mais leur répression n’en fut pas moins accentuée, au moyen notamment du confino di polizia, une mesure administrative soustraite au contrôle judiciaire, permettant aux autorités de déporter les « déviants » loin de leur lieu de résidence, à l’instar de Gabriele dans Une journée particulière.
Après la chute du fascisme, si l’homosexualité continuait à ne faire l’objet d’aucune incrimination spécifique et si la mesure de confino di polizia disparut dans les années 1950, pour cause d’inconstitutionnalité, les autorités officielles continuaient d’interpréter certaines infractions prévues dans le Code pénal dans un sens hostile à l’homosexualité.
Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’un mouvement législatif a commencé à se dessiner afin d’assurer une certaine égalité de traitement aux personnes LGBTQIA+, tandis qu’un cadre juridique destiné à sécuriser les relations des couples homosexuels a finalement été obtenu. En effet, si l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales ne peut, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, contraindre les États à étendre l’institution du mariage aux personnes de même sexe, encore doivent-ils accorder, au titre du droit au respect de la vie familiale, une certaine reconnaissance juridique et une certaine protection à ces relations. Faute d’avoir introduit une telle reconnaissance, la République italienne fut condamnée par un arrêt de la Cour du 21 juillet 2015. Contraint, le Parlement italien adopta, en 2016, une loi relative aux unions civiles entre personnes de même sexe, accordant à ces couples les mêmes droits et devoirs que le mariage, à l’exception de l’adoption conjointe et de l’obligation de fidélité.
Tout au long de l’histoire italienne, la situation des femmes et des homosexuels n’a été affectée que de façon relative par les changements politiques en apparence radicaux (monarchie constitutionnelle, régime fasciste, république). Ce relativisme est particulièrement mis en lumière par une analyse diachronique d’Une journée particulière.
D’une part, s’agissant des femmes et des minorités sexuelles, même si des réformes législatives se sont succédé en vue d’améliorer leur condition, durant les cinquante dernières années, des continuités sont à l’œuvre. D’autre part, la réalité sociale reste assez imperméable aux garanties juridiques offertes. Le droit ne saurait, à lui seul, opérer les changements nécessaires à une égalité réelle entre femmes et hommes dans le champ social et à une reconnaissance pleine et entière des minorités sexuelles.
En somme, le sort des groupes dominés dépend moins des alternances politiques et des réformes juridiques que d’un changement métapolitique, par définition beaucoup plus profond, des mentalités et des représentations du monde. En Italie, et sans doute ailleurs, ce changement-là n’est manifestement pas encore advenu.
En effet, si, durant la campagne des élections législatives de 2022 en Italie, un slogan du parti Fratelli d’Italia « Dieu, famille et patrie » avait dominé, la coalition gouvernementale a depuis respecté ce programme, s’agissant aussi bien des femmes que des minorités sexuelles. Ainsi, même si la loi de 1978 légalisant l’avortement n’a pas été modifiée, l’accès aux centres de consultation d’associations anti-interruption volontaire de grossesse a été autorisé. Quant aux violences envers les femmes, elles ont fini par susciter une prise de conscience collective après le meurtre, en 2023, de Giulia Cecchetin. De même le gouvernement Meloni est résolument hostile aux familles homoparentales, lesquelles ont dès lors tendance à se tourner vers les tribunaux pour obtenir une certaine protection – ainsi qu’en témoigne un récent arrêt de la Cour constitutionnelle qui a conclu à l’inconstitutionnalité de la loi qui refusait tout lien de filiation à la mère d’intention.
En illustrant de la sorte les possibles résonances entre œuvre de fiction et question de société, Scola, dans Une journée particulière, ne nous entretient donc pas que du passé : il nous parle aussi du présent.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
25.08.2025 à 17:27
Sabrina Dubbeld, Maîtresse de conférences en Histoire et théorie de l'art contemporain, Aix-Marseille Université (AMU)
Certaines révolutions sont plutôt discrètes. En juillet 2025, sans tambour ni trompette, dans le cadre feutré de l’Institut national de l’histoire de l’art, était inauguré le Centre national des archives numériques de l’art urbain. Jusqu’alors, le graff n’avait pas d’archives institutionnalisées. Il s’agit d’une étape cruciale dans la patrimonialisation de cet art. Elle consacre un mouvement longtemps marginalisé, tout en offrant aux chercheurs un accès inédit à des archives essentielles.
La pratique du graffiti writing – ou graff– apparaît à la fin des années 1960 aux États-Unis. En Europe, elle s’impose en tant que pratique culturelle urbaine au cours des années 1980. Les acteurs de cet art font du travail autour du lettrage et de la typographie de leur signature (dit aussi « blaze ») le cœur de leur recherche. Selon l’écrivain Norman Mailer, qui publia en 1974 l’un des premiers grands essais consacrés au graff, une nouvelle « religion » est née : celle du nom, qui se multiplie depuis lors à l’envi sur l’ensemble des supports disponibles : murs, portes, palissades, mais aussi sur les trains, « l’extase du railway » participant pleinement de la mythologie du mouvement.
Plus de cinquante ans après son apparition, l’histoire du graff demeure secrète en France : « Le graffiti est encore un mouvement underground. Son évolution, ses différents courants restent obscurs pour le grand public », précise l’artiste et spécialiste de l’art urbain Nicolas Gzeley. Pourtant, depuis les années 1980, de nombreuses expositions ont été consacrées à ses acteurs. Parmi les plus récentes, on trouve « Rammellzee » au Palais de Tokyo à Paris (2025), « Graffiti X Georges Mathieu » à la Monnaie de Paris (2025), « Aréosol, une histoire du graffiti » (2024) au musée des Beaux-Arts de Rennes (Ille-et-Vilaine).
Des galeristes pionniers apportèrent également très tôt leur soutien au mouvement, tels que Willem Speerstra, Magda Danysz ou encore Agnès B., qui invita des graffeurs, repérés dans les rues de Paris et de New York, à exposer dans sa galerie dès 1985. Ce soutien anticipait d’une vingtaine d’années l’engouement pour l’art urbain sur le marché de l’art, succès qui ne s’est pas démenti depuis.
Comment, dans ces conditions, expliquer la confidentialité dans laquelle se maintient cette pratique artistique ?
Le graff – tel qu’il est appréhendé, décrit et pratiqué par la majorité de ses acteurs – constitue une contre-culture souterraine, largement transgressive et fortement codifiée. En témoigne le sociolecte complexe et proliférant dont les graffeurs font usage – tag, flop, chrome… – et dont l’évolution, fort rapide, nécessite la mise à jour régulière de glossaires spécialisés. Les œuvres produites, dès lors qu’elles sont réalisées dans l’espace de la cité sans autorisation, sont considérées, au regard de la loi, comme des actes délictueux.
« On a souvent tendance, écrit le commissaire d’exposition Hugo Vitrani, à oublier que la première institution à laquelle sont confrontés les graffeurs est le palais de justice, bien avant le musée. »
Les travaux de Julie Vaslin, chercheuse en science politique, mettent en exergue l’ampleur et le caractère systématique des moyens déployés par les pouvoirs publics dans la lutte anti-graffitis depuis le début des années 1980 : effacement, poursuites judiciaires pouvant déboucher sur de lourdes condamnations. Encore aujourd’hui, alors que la labellisation « street art » a supplanté depuis une dizaine d’années celle de « graffiti » et que différentes formes d’institutionnalisation de l’art urbain se développent, « l’effacement de l’immense majorité des graffitis, écrit Julie Vaslin, est la condition sine qua non de l’encadrement culturel de quelques-uns d’entre eux ». À titre d’exemple, en 2024, la Ville de Paris a dépensé pas moins de 6,9 millions d’euros pour le nettoyage et la suppression de ces écritures sauvages.
Face à la rigueur de cette répression et l’efficacité des dispositifs d’effacement, le culte du secret fut savamment entretenu par les graffeurs. Ils s’organisèrent très tôt au sein de leur « crew » (équipe) afin de documenter leurs pratiques en constituant des traces graphiques et photographiques, seuls vestiges de leurs œuvres, par nature éphémères. Ces documents circulèrent un temps clandestinement, souvent par courrier, en France mais aussi à l’étranger, la mobilité faisant partie intégrante de la culture graff. Les fanzines ainsi que les vidéozines jouèrent également un rôle de premier plan pour la préservation de la mémoire du mouvement et sa dissémination au-delà des frontières. Il en va de même pour les magazines spécialisés qui se diffusèrent dans les kiosques à journaux français début 2000.
Cette « fièvre d’archives » n’a toutefois pas empêché la disparition de nombre d’entre elles, que ce soit lors de leur transfert d’un lieu à un autre afin d’éviter qu’elles ne constituent des preuves matérielles incriminantes, ou lors de leur saisie et mise sous scellés dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Lors du mythique procès de Versailles qui s’acheva en 2011, la communauté perdit ainsi plusieurs mètres cubes de books (« carnets ») renfermant d’innombrables photographies, esquisses et dessins préparatoires, en dépit d’une pétition ayant récolté des milliers de signatures pour leur dépôt et leur sauvegarde aux Archives nationales.
Disséminées, fragmentées et constituées dans des conditions précaires, hors de toute norme de conservation, les archives du mouvement furent soumises aux vicissitudes du temps, à un inexorable processus de dégradation, voire de disparition. Elles dessinent une histoire lacunaire, « parsemée de zones d’ombres ».
Cette histoire est en outre reléguée à la marge de la reconnaissance des institutions publiques artistiques et universitaires, particulièrement dans le champ de l’histoire de l’art où cet art n’a pas encore acquis sa pleine légitimité. L’étude, menée en 2024 par les chercheurs Juliette Theureau, Camila Goulart-Narduchi et Christophe Genin portant sur la représentation de l’art urbain dans les collections publiques françaises, confirme la faible présence de cet art dans les musées. Il ne constitue que 0,02 % du volume total des œuvres des musées d’art moderne et contemporain et, dans 75 % des cas, il s’agit des quatre mêmes artistes.
En outre, 85 % de ces productions sont conservées dans quatre institutions et 55 % d’entre elles se trouvent dans la capitale.
De même, le nombre de travaux scientifiques de fond qui sont consacrés au graff en histoire et sciences de l’art s’avère peu encourageant. À ce jour, on recense moins d’une dizaine de thèses de doctorat consacrées à l’analyse de cette pratique depuis son émergence en Europe. De fait, jusqu’à une date très récente, le mouvement suscitait avant tout l’intérêt des sociologues et des anthropologues. D’ailleurs, la plus grande collection consacrée au graff en Europe – plus de 1 800 objets – se trouve dans un musée de société en France (le Mucem, à Marseille), et non dans un musée d’art contemporain.
Ainsi que le résume la chercheuse en anthropologie Claire Calogirou, « pour se constituer en “œuvre d’art”, il manque encore au graffiti des historiens et des critiques d’art ».
En 2022, conscient de l’urgence à lutter contre la disparition progressive de ce patrimoine archivistique, la Fédération de l’art urbain, avec le soutien du ministère de la culture, entreprit la création du centre Arcanes « destiné à la sauvegarde et à la valorisation des archives de l’art urbain ».
Depuis trois ans, l’équipe réunissant des spécialistes ainsi que des professionnels de la culture et de l’archivage s’attelle à la collecte et au traitement de fonds d’archives numériques relatifs à cette thématique. Ces fonds émanent tant d’artistes, de critiques d’art, d’amateurs et de commissaires d’expositions que d’institutions publiques.
Ouverte au public le 15 juillet 2025, la plateforme propose d’ores et déjà 10 000 documents à la consultation, 18 000 images, et des milliers de fiches renvoyant à des lieux de création ou à des acteurs de l’art urbain. Outre des vidéos et de nombreux entretiens avec les acteurs, Arcanes accueille également des articles de presse, ephemera, carnets de croquis, portfolios, archives judiciaires, reconstitutions et modélisations 3D de certains murs de sites historiques du graff, comme le terrain vague de Stalingrad (quartier La Chapelle, Paris, XVIIIe arrondissement), un des foyers majeurs du graffiti français européen à la fin des années 1980.
La création de ce centre d’archives offre des perspectives enthousiasmantes en ce qui concerne la recherche en art consacrée au graff. Le fait de pouvoir accéder à une documentation centralisée, rigoureusement indexée, facilitera grandement le travail d’interprétation et de contextualisation des sources, en particulier pour les doctorants qui pourront y puiser des matériaux essentiels à leurs enquêtes.
L’enrichissement du corpus documentaire, appuyé par la constitution d’archives orales, ouvre la voie à la réalisation d’études ciblées explorant des pans moins investigués jusqu’alors par la recherche : retracer les évolutions stylistiques et graphiques du graff ainsi que ses liens avec d’autres formes artistiques et contre-culturelles qui lui sont contemporaines ; s’intéresser à la circulation et aux transferts artistiques entre les différentes scènes ; écrire l’histoire précise de sa répression ; se questionner sur sa réception, sa matérialité, sa mise en exposition, sa restauration, son statut, les critères esthétiques qui ont contribué à son établissement pérenne sur le marché de l’art…
Ainsi, Arcanes constitue assurément un pas crucial pour la patrimonialisation, la visibilité et la reconnaissance institutionnelle du mouvement graff. Espérons toutefois que cette initiative s’accompagnera bientôt de la création d’un centre d’archives physique à même de sauvegarder durablement ces archives fragiles.
D’autant que celles-ci portent, ainsi que le souligne l’historien de l’art et directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) Éric de Chassey,
« les traces des actions menées dans l’espace urbain par certains des artistes les plus importants des dernières décennies ».
Sabrina Dubbeld ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.08.2025 à 16:27
Arnault Djaoui, Doctorant en Science de l'Information et Communication - Laboratoire LIRCES, Université Côte d’Azur
L’essor du jeu vidéo indépendant répond à un appétit croissant pour les concepts créatifs émancipés des grandes conventions du médium. Économiquement, ces innovations définissent un nouveau modèle de consommation qui déjoue les prévisions du marché et qui influence l’ensemble de la production. C’est le cas du succès français « Clair Obscur : Expédition 33 » sorti en 2025.
Depuis une quinzaine d’années, les propositions indépendantes envahissent le secteur du jeu vidéo. Le mot d’ordre de cette mouvance ? La rupture des codes établis.
Les écoles asiatique et occidentale du jeu vidéo incarnent deux conceptions spécifiques liées à leurs cultures respectives. Elles se retrouvent néanmoins dans la recherche d’originalité qui prévaut au cœur des studios indépendants. Intellectuellement, la position des studios indépendants nécessite de redoubler d’efforts. Ces derniers œuvrent en petit comité, sans la bénédiction financière dont jouissent les grands éditeurs. L’effervescence d’un groupe restreint de concepteurs passionnés donne souvent une tonalité différente à la ferveur créatrice, à l’origine d’un savoir-faire unique.
Les limites budgétaires ne génèrent pas forcément de chape de plomb créative. Au contraire, ces restrictions obligent les développeurs à se surpasser dans l’objectif de trouver des idées exceptionnelles pour marquer les esprits dans la durée.
Certains grands succès du jeu vidéo indépendant ont laissé une telle empreinte qu’on retrouve aujourd’hui leur influence dans des productions de blockbusters.
Sorti en 2013, Outlast, des studios canadiens indépendants Red Barrels, en est un exemple phare. La particularité de ce jeu de survie/horreur (survival-horror) réside dans l’absence d’armement pour se défaire des ennemis, la seule possibilité de progression restant la fuite ou les cachettes parsemées dans le décor. Outlast est rapidement devenu une source d’inspiration du genre survival-horror, y compris pour les productions à grand budget.
C’est le cas avec le succès d’Alien: Isolation, sorti en 2014, qui réutilise largement le système de « cache-cache » avec les créatures ébauchées par Outlast, tout en cherchant à augmenter l’effet de réalisme par le caractère aléatoire continu des apparitions de la bête noire.
Certaines productions indépendantes présentent également des résurgences de la formule Outlast. Le jeu russe Hello Neighbor devient, dès sa sortie en 2017, un phénomène d’immersion mélangeant le suspense, l’horreur et la réflexion, toujours autour du même principe du jeu du chat et de la souris instauré par Outlast. La singularité du titre réside néanmoins dans son univers et dans sa patte graphique qui répondent à une esthétique bien plus cartoon et adaptée à un large public.
Au Japon, le titre indépendant Deadly Premonition, sorti en 2010, a quant à lui laissé une marque sur les jeux narrativisés (transformés en récits, ndlr) grâce à son approche assez révolutionnaire du genre horrifique, mêlant investigation policière, exploration en monde libre (open world) et horreur psychologique et cosmique.
Les résurgences de cette formule ressortent dans des œuvres à grand budget comme la série The Evil Within, débutée en 2014. Un titre qui emploie également des angles proches du thriller, avec un aspect très paranoïaque dans le cheminement du scénario et des éléments horrifiques.
Le genre de la plateforme (platformer) s’illustre quant à lui avec des titres d’une grande créativité comme Cuphead ou Little Nightmares, tous deux sortis en 2017. Ils abordent respectivement les univers des vieux cartoons des années 1930, avec une jouabilité (ergonomie de jeu, ndlr) exigeante et punitive, ou ceux plus cauchemardesques des films d’animation en stop motion, comme les travaux d’Henry Selick. Des genres revisités sous l’angle de l’exploration-réflexion dans une tonalité encore plus inquiétante.
Mais s’il est bien une catégorie de jeu à avoir contribué au succès des studios indépendants au cours de ces dernières années, c’est incontestablement le jeu de rôle (Role Playing Game, RPG).
La grande variété de points de vue qu’offre l’expérience rôliste permet aux concepteurs d’arpenter des systèmes de jouabilité hybrides qui évoluent constamment et qui offrent au public des immersions aussi singulières qu’enivrantes. Le RPG est un genre qui a beaucoup évolué au fil du temps et qui a laissé dans son sillage des novations éphémères, représentatives d’époques spécifiques, qui réapparaissent grâce à l’ingéniosité nostalgique des créateurs indépendants. Certains des jeux les plus remarqués de ces dernières années réutilisent des procédés qui ont fait la gloire de périodes passées.
Le jeu indépendant Hadès, sorti en décembre 2019, récompensé par plusieurs prix autant vidéoludiques que littéraires, se veut une lettre d’amour assumée à une panoplie de genres et d’esthétiques ayant construit la réputation désormais internationale du RPG. Graphiquement, le titre opte pour une plastique anachronique entièrement conçue dans une 2D proche de la bande dessinée. Mais c’est en réhabilitant le genre roguelike que cette œuvre souffle un vent de jeunesse sur un modèle qui n’était plus tellement d’actualité. Ce sous-genre de RPG très populaire dans les années 1980 et 1990 présente la caractéristique de générer aléatoirement chaque palier des donjons que le joueur visite.
Par ailleurs, le système de combat puise sa mécanique dans un autre genre d’une époque antérieure, le hack’n’slash qui consiste à se défaire de hordes d’ennemis au moyen d’attaques, d’esquives et de défenses simples d’emploi mais riches dans leurs potentialités. La toile narrative, quant à elle, contraste avec les poncifs du genre, en situant l’action dans l’enfer de la mythologie grecque.
Toutes ces occurrences témoignent d’une diversification autant technique qu’artistique. Cette variété envahit d’un même mouvement la production du RPG indépendant et, par contrecoup, l’ensemble de l’artisanat vidéoludique contemporain. La transversalité des différents procédés mentionnés plus haut définit ainsi une empreinte typiquement occidentale dans la conception de ces RPG.
Au Japon, la propagation du RPG indépendant dépend d’un autre phénomène. Les jeux mobiles, dits gacha, souvent issus de studios indépendants, représentent une manne économique colossale en faisant du RPG un plaisir instantané et contenu dans des boucles rapides. Leur système de participation appelé « free-to-play » incite progressivement le joueur à dépenser de l’argent pour évoluer dans le jeu.
Parallèlement, sur consoles de salon, s’illustrent des titres plus expérimentaux et dans la tradition narrative mature des récits nippons. Par exemple le jeu D4, paru en 2014, aborde autant de sujets que le deuil, la rédemption, la psychanalyse et la démence sur fond d’enquête policière aussi rocambolesque que captivante. Des problématiques qui n’auraient peut-être pas pu voir le jour dans une production plus globale.
Le RPG indépendant manifeste également sa maestria en France, notamment avec, en 2025, le succès exceptionnel de l’inattendu Clair Obscur : Expédition 33.
Loin des 4 500 employés que constituent, par exemple, le studio Ubisoft Montréal, la petite équipe de moins de 30 personnes de Sandfall Interactive a cherché à remettre au goût du jour le système du « tour par tour », très peu représenté en Occident. Le tout en proposant un contexte historique français inédit dans le jeu vidéo et saupoudré d’éléments fantastiques : la Belle Époque. La reproduction graphique des environnements de cette période, bardée de quelques influences dystopiques, profite d’une profondeur et d’une finition qui n’ont rien à envier aux productions des cadors des grands éditeurs.
Cette récente prouesse prouve que le jeu vidéo indépendant tend à incarner, aujourd’hui plus que jamais, la matérialisation de changements très importants. Des transformations qui définissent à la fois une primauté de la liberté de création et une contre-proposition artistique et commerciale de taille face à certains mastodontes de l’industrie vidéoludique.
Arnault Djaoui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.08.2025 à 16:24
Pascal Dupuy, Maître de conférences en histoire moderne , Université de Rouen Normandie
En ligne depuis septembre 2020, « la Révolution » est une série Netflix en huit épisodes, qui nous plonge dans une intrigue fantastique au cœur de la période pré-révolutionnaire. Si, au départ, les audiences ont été très satisfaisantes, elles se sont rapidement érodées et les critiques ont été si virulentes que la première saison est restée sans lendemain. Un retour sur cet objet télévisuel, bien plus conforme aux normes chères à la plateforme au N rouge sur fond noir qu’à la vérité historique, permet aussi de rappeler l’existence d’œuvres plus anciennes dont l’approche de cette période charnière de l’histoire de France était très différente…
En raison du colossal bouleversement social et politique qu’elle a provoqué, la Révolution française a engendré, dès son avènement, une multitude d’écrits et de productions artistiques et culturelles ayant pour but de la condamner ou, au contraire, de l’encenser.
Théâtre, gravure, peinture, chanson ou littérature l’ont immédiatement évoquée, transformant la décennie révolutionnaire en un objet mémoriel dynamique, qui continue aujourd’hui encore de donner lieu à d’innombrables représentations.
Dans la première moitié du XXe siècle, le cinéma a pleinement participé au souvenir et à l’écriture romancée de la Révolution. Dans un premier temps, il a puisé son inspiration dans les œuvres littéraires du XIXᵉ siècle, quand l’épisode révolutionnaire était une source de légende et de romanesque. Puis il a produit des films qui développaient une vision plus personnelle des événements révolutionnaires, mais qui restaient marqués par le contexte historico-politique ayant présidé à leur production.
Dans la seconde partie du siècle dernier, le cinéma s’est lentement détaché de la Révolution (sans jamais toutefois l’abandonner), et ce fut au tour de la télévision, premier médium de masse, de la réhabiliter, en insistant dans un premier temps sur le débat d’idées et en valorisant la confrontation entre les personnages, observés dans leur psychologie et à partir de leurs opinions contradictoires.
En France, dans les années 1960, le genre adopté est celui de la dramatique télé (souvent en direct) ; la mode est aux mouvements de caméra lents, théâtraux, privilégiant la recontextualisation de situations politiques complexes – une approche d’ailleurs tout à l’opposé du cinéma du temps, dominé par des scènes d’action en décors naturels. Les productions télévisuelles veulent alors rendre compte de l’actualité de la recherche historique, privilégiant le huis clos, le jeu d’acteur reposant lui-même sur le talent du ou des scénaristes et du ou des dialoguistes.
Mais surtout, pour la première fois, la reconstitution en images animées de la Révolution dérive moins des sources littéraires et visuelles du XIXe siècle que d’images d’archives et de documents originaux de l’époque, placés sous le regard critique d’historiens reconnus.
Malheureusement oubliées de nos jours, ces productions ambitieuses ont donné naissance à des réalisations très réussies, comme la Terreur et la Vertu (Stellio Lorenzi, 1964), dans le cadre de la série télévisuelle la Caméra explore le temps. Divisé en deux parties (Danton puis Robespierre), le film, très marqué par la volonté de faire comprendre la Révolution, participe d’une entreprise de réhabilitation de Robespierre, personnage alors encore très défiguré par une légende noire tenace.
On peut également évoquer une dizaine d’années plus tard, 1788 (Maurice Failevic et Jean-Dominique de La Rochefoucauld, 1978), autre œuvre symptomatique de son temps. Extrêmement attentive aux sources d’archives, elle fait la part belle aux origines de la Révolution, au travers du prisme des tensions au sein d’une petite communauté paysanne de Touraine.
Dans un cadre référentiel semblable, comment ne pas aussi mentionner Un médecin des Lumières (René Allio), film pour la télévision diffusé en trois parties à la fin de l’année 1988, préparant par là les festivités commémoratives du bicentenaire de 1789 ? Sorte de docu-fiction avant l’heure, Un médecin des Lumières, sans toucher explicitement à la Révolution, explique sa naissance par petites touches impressionnistes, donnant à l’événement à venir l’évidence historique d’une sorte de préquel à la Révolution.
À l’image d’un Stanley Kubrick pour Barry Lyndon (1975), Allio, avec des moyens évidemment bien plus limités, est attentif à la « vérité historique », telle que nous l’ont rapportée les historiens, mais aussi les artistes du XVIIIe siècle, autres sources d’inspiration du film. Costumes, paysages, lumières, comédiens doivent « faire époque », non pas artificiellement, mais de manière naturelle et incarnée, en un cinéma de « reconstitution historique ».
2020 : autre époque… Le changement d’optique est particulièrement radical, même si les exemples cités plus haut sont des réalisations d’exception, portées par une rigueur historique revendiquée. Il est donc évidemment un peu injuste de vouloir les comparer à l’un des derniers avatars d’une série télévisée portant sur la Révolution française, produite et diffusée par Netflix, une plateforme dont la politique artistique racoleuse repose avant tout sur le sensationnalisme et le voyeurisme.
En huit épisodes, la Révolution est censée évoquer les causes réelles, mais inconnues, du bouleversement révolutionnaire français de la fin du XVIIIe siècle, la dernière scène représentant le peuple en mouvement prêt à prendre la Bastille.
Une deuxième saison aurait dû se concentrer sur l’événement révolutionnaire en lui-même, selon son découpage classique (1789-1794 ou 1799 ?), mais il n’en sera rien, la série n’ayant pas été reconduite. Au regard du traitement historique de la période 1787-1789, les regrets sont minces…
À sa décharge, le scénariste principal Aurélien Molas n’a certainement pas souhaité expliquer les causes de la Révolution française, ce qu’Un médecin des Lumières faisait avec beaucoup de subtilité. Il s’est plutôt agi pour lui et pour son équipe de faire une série de genres, mélangeant horreur, fantastique, uchronie, zombies et vampires avec des scènes d’action innombrables dans une pénombre et un brouillard artificiels, scènes au cours desquelles le sang (bleu et rouge) coule à flots continus.
L’inspiration n’est plus, à présent, à chercher dans les travaux des historiens, mais, comme le reconnaît Aurélien Molas, dans une autre série, sud-coréenne, à l’intrigue semblable (Kingdom, 2019) en une sorte de circuit fermé.
L’intrigue est simple, voire simpliste. De Versailles, un roi tyrannique (dont on ne verra que les pieds et les mains aux ongles démesurés) a fait mettre au point, dans le but d’obtenir la soumission ultime de son peuple, un virus (le « sang bleu ») qui, lorsqu’il est injecté dans le corps des aristocrates, leur procure l’immortalité, aiguise leurs sens et les contraint à consommer de la chair humaine. Un cruel Covid puissance 100… !
Ce complot sera déjoué par une galerie stéréotypée de « bonnes personnes » : le docteur Joseph Guillotin, orphelin recueilli par un prêtre éclairé qui perdra la vie dans ce combat ; une jeune comtesse, aussi habile à manier le pistolet qu’à se préoccuper du sort du peuple ; ou encore la Fraternité, une femme défigurée, dont le prénom, Marianne, évoque à la fois la République à venir et les révolutions ultérieures.
C’est, d’ailleurs, ce fatras de poncifs autour de la notion même de Révolution, considérée en fait sur trois siècles, qui est le plus déconcertant et dont la volonté maladroite apparaît, dès la première scène, avec l’inscription « Ni roi ni maître » sur les murs d’un château… Quant à Guillotin, le jeune médecin idéaliste, au nom instantanément reconnaissable, il cherche le « patient zéro » et analyse, avec toute la passion de son innocence vertueuse, le sang de ses proches afin de trouver un « vaccin contre la maladie ».
On veut encore faire évader un prisonnier qui se trouve dans un « quartier haute sécurité », soit une invention carcérale datant du milieu des années 1970 et récemment ressuscitée. Les discours de Marianne-Fraternité et du peuple, toujours qualifié de « rebelle », incorporent dans leurs propos et dans leur vocabulaire des notions révolutionnaires contemporaines (« les damnés de la Terre »).
Dans un grand déploiement de misérabilisme, la pauvreté, qui règne dans la ville, n’éclaire pas sur les conditions de vie de la population à la veille de la Révolution, mais renvoie plutôt au Paris assiégé de la Commune. On y meurt de faim et on érige bientôt des barricades pour se défendre contre les « sangs bleus », ces nobles vampires assoiffés du sang des roturiers, barricades qui permettent la reconstitution du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple – inspiré, comme on le sait, de la Révolution de 1830.
Outre ce salmigondis d’anachronismes et de raccourcis historiques, les nobles, dans la continuité des œuvres filmiques anglo-américaines autour de la Révolution française (les Deux Orphelines, de D. W. Griffith, 1921, ou Un conte de deux villes, 1989, film pour la télévision, en deux épisodes produit par ITV, inspiré du roman de Charles Dickens, publié en 1859, ndlr), sont présentés comme abusant cruellement de leurs privilèges ou s’adonnant régulièrement à des pratiques libertines. Ils seraient « 1 % de la population » (le chiffre est exact), mais « détiennent 99 % des richesses », en une exagération particulièrement approximative. Autre clin d’œil, littéraire cette fois : le noble fou de son pouvoir et de son statut, chargé au sang bleu, est prénommé Donatien, en une évocation lourdaude du marquis de Sade.
Bref, il ne faut pas chercher dans ces huit épisodes, ni du côté de l’intrigue ni de ceux des dialogues ou des reconstitutions, une quelconque dimension historique d’intérêt, mais plutôt un prétexte pour se repaître de viscères, de têtes tranchées (le seul moyen de faire périr un noble injecté de sang bleu), de scènes d’action, de détonations, de magie noire vaguement effrayante et surtout d’énormément de sang.
Si le glissement progressif de la télévision vers le sensationnalisme dans le traitement de la Révolution française est avéré, et si cette constatation peut sembler quelque peu amère, on peut aussi se réconforter en pensant à d’autres réalisations, dans des domaines approchants, apparues ces dernières années et qui ont traité de la Révolution française avec subtilité et sérieux.
C'est le cas de la bande dessinée comme celle de Florent Grouazel et Youn Locard, Révolution I, Liberté, Actes Sud, 2019 et Révolution II, Égalité, Livre I, Actes Sud (2023) ou encore du cinéma, par exemple, Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller (2018). Deux créations réussies qui sont aussi de bons moyens d’éloigner les vampires.
Pascal Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.