29.10.2024 à 16:31
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Chez Hérodote comme chez Ovide, sous différentes formes, on retrouve l’idée d’une dépendance totale des corps féminins, mis à disposition d’hommes libres et puissants. Des fantasmes morbides qui continuent de travailler l’imaginaire collectif.
L’historien grec Hérodote consacre une partie de son livre sur l’Égypte à la momification, caractéristique, s’il en est, de la civilisation pharaonique qui paraît obsédée par la mort et la résurrection. Contrairement aux Grecs qui brûlaient les cadavres sur des bûchers funèbres, les anciens Égyptiens cherchaient à conserver dans le meilleur état possible les dépouilles des défunts pour leur permettre, selon leurs croyances, d’accéder à l’Au-delà où ils renaîtraient pour la vie éternelle. Ils étaient passés maîtres dans l’art d’embaumer les corps.
Mais dans son évocation des anciens rites funéraires égyptiens, Hérodote insère une surprenante information qu’on ne trouve nulle part ailleurs :
« Les épouses des gens de qualité, après leur mort, ne sont pas livrées sur-le-champ aux embaumeurs, pas plus que les femmes très belles et d’une grande renommée ; on ne les leur confie qu’au bout de trois ou quatre jours. On veut éviter que les embaumeurs n’abusent de ces femmes ; car on en a pris un, paraît-il, à violer le cadavre d’une femme qui venait de mourir » (Hérodote, Histoires II, 89).
On soupçonne une invention d’Hérodote ; un fantasme de nécrophilie que pourrait trahir l’absence de condamnation de sa part. D’autant plus que la lecture du passage produit aussitôt des images mentales : un scénario mettant en scène un immonde embaumeur faisant l’amour avec un beau cadavre.
Hérodote a peut-être été inspiré par le mythe d’Isis qui a pu servir de déclencheur du fantasme nécrophile. La déesse égyptienne reconstitue le corps dépecé de son époux Osiris. Elle réunit les membres qu’elle lie les uns aux autres au moyen de bandelettes de lin, réalisant ainsi la toute première momie. Puis, réveillant son mari, elle s’unit à lui le temps de tomber enceinte d’Horus, le fils qui deviendra le roi légitime de l’Égypte. La momie, corps conservé ou reconstitué, suggère la possibilité d’un érotisme au-delà de la mort.
Le romancier finlandais Mika Waltari, s’inspirant de l’historien antique, reprendra ce thème nécrophile, de manière ironique dans Sinouhé l’Égyptien (1945) : il imagine une femme, donnée pour morte, ramenée à la vie lors du viol de son cadavre par un prêtre embaumeur.
Un deuxième cas apparaît encore dans l’œuvre d’Hérodote, mais en Grèce cette fois : Périandre, tyran de Corinthe, est accusé d’avoir fait l’amour avec Mélissa, sa femme, qui venait de mourir. L’auteur évoque la scène par une métaphore : Périandre a « mis les pains dans le fourneau déjà refroidi » (Hérodote, Histoires, V, 92). La nécrophilie constitue ici un abus sexuel sur un corps inerte et impuissant, totalement dominé par son agresseur.
On retrouve ce même fantasme dans des œuvres modernes montrant le suicide de Cléopâtre dont se dégage un érotisme nécrophile. En 1874, Jean-André Rixens peint le corps nu de la reine morte, très désirable selon les canons de la beauté du moment. Mais son épiderme, livide, paraît déjà passablement refroidi. Le cadavre est censé exciter le désir du spectateur auquel il est livré sans défense.
Le bondage est un fantasme qui rejoint la nécrophilie, dans la mesure où le corps de la victime est soumis aux caprices de celui qui l’exploite sexuellement. La captive prend la place de la défunte. Des cordes ou des chaînes sont utilisées pour créer un scénario de contrainte susceptible de produire une forte émotion sexuelle. Ainsi, Hérodote imagine des prostituées babyloniennes attachées par la tête et exposées dans la cour d’un temple qui leur servait de bordel (Hérodote, Histoires, I, 199).
On retrouve ces chaînes dans le mythe d’Andromède. La pauvre fille fut victime de la folle prétention de sa mère, la reine d’Ethiopie Cassiopée, qui avait osé affirmer qu’elle était aussi belle qu’une divinité marine, provoquant la colère de Poséidon. Pour se venger d’une telle arrogance, le dieu des mers envoya une monstrueuse baleine détruire l’Éthiopie. Afin que cesse le massacre, Cassiopée devait offrir sa fille en pâture au monstre.
La jeune vierge est alors enchaînée à un rocher, sur le rivage où elle attend, impuissante, son terrible bourreau. C’est alors que surgit, in extremis, le héros Persée qui heureusement passait par là. Le poète latin Ovide se plaît à décrire la scène, à travers le regard de Persée, spectateur voyeur. Il contemple la jeune fille attachée sous ses yeux (Ovide, Métamorphoses IV, 663-773).
Une brise légère lui soulève les cheveux laissant apercevoir ses yeux remplis de larmes. Quand Persée s’approche, la vierge timide se sent horriblement gênée. Si seulement elle n’était pas enchaînée, écrit Ovide, elle se couvrirait aussitôt le visage de ses mains. Mais elle ne peut pas bouger. Elle est totalement prisonnière de ses chaînes qui livrent son intimité aux regards du héros et, par la même occasion, du lecteur. Ses pleurs redoublent, tandis que Persée est très excité par la scène.
Ovide joue sur les mots : le héros aimerait bien remplacer la chaîne qui relie la jeune fille au rocher par une autre chaîne la reliant à lui. Ovide parle des liens du mariage ; mais on a bien compris que Persée, pris de désir, souhaite avant tout posséder la jeune vierge qui ne peut se mouvoir.
Une scène du film La momie d’Alex Kurtzman réunit bien ces deux fantasmes que sont le bondage et la nécrophilie. La princesse égyptienne Ahmanet, incarnée par l’actrice Sofia Boutella, réveillée après 3 000 ans de sommeil dans son tombeau, se trouve entravée de lourdes chaînes dans un laboratoire dont elle va cependant réussir à s’échapper.
Mais revenons à Ovide. On remarque que le poète compare Andromède à une statue : la jeune fille est immobile, à part le vent léger qui fait onduler sa chevelure. Le fantasme du bondage rejoint ici l’agalmatophilie, c’est-à-dire l’attrait sexuel pour des corps factices, des sculptures, des mannequins ou des poupées.
C’est un rêve de mise à disposition et de dépendance totale de la femme face à l’homme libre et puissant. La femme rêvée est alors vue comme une poupée, excitante et muette, suivant un idéal féminin qu’on pourrait résumer ainsi : « Sois belle, soumets-toi et tais-toi ». Cette idée jette un pont entre Andromède et un autre mythe : celui de Pygmalion, inventeur de la première poupée sexuelle.
Il y avait à Chypre, il y a bien longtemps, un sculpteur nommé Pygmalion qui détestait les femmes de son pays, beaucoup trop libres à son goût : toutes des putains ou des sorcières, se disait-il. Fort de ce constat, il prend la ferme décision de rester pour toujours célibataire.
Il se met alors à concevoir un remarquable projet : réaliser une sculpture de la femme idéale, taillée « dans l’ivoire blanc comme la neige », écrit Ovide (Métamorphoses, X, 243-297).
Une blancheur symbolisant la pureté de l’objet auquel le sculpteur donne les formes pulpeuses d’Aphrodite. En conséquence, il est très excité par l’œuvre qu’il a lui-même créée. Il la caresse, lui donne des baisers, la serre dans ses bras. Il la revêt aussi de bijoux et lui passe une chaîne en or autour du cou. Une chaîne serpentiforme, dont la symbolique phallique paraît évidente.
Puis il la couche dans son lit et là, impossible d’aller plus loin ! Ah, comme il serait heureux, s’il lui était possible d’épouser une femme aussi parfaite à ses yeux, c’est-à-dire aussi belle et taciturne.
Par chance, la déesse Aphrodite l’a entendu : elle va exaucer sa prière. Alors que Pygmalion embrasse à nouveau sa belle statue, il la sent soudain se réchauffer. Elle prend vie, devenant une femme en chair et en os qu’il va pouvoir posséder réellement. Pygmalion remercie la déesse en lui consacrant des offrandes. Puis il épouse la merveilleuse créature de son rêve devenu réalité. Comme elle a la peau totalement blanche, il la nomme Galatée (« Laiteuse »).
Le mythe de Pygmalion fait du sculpteur l’amant de sa propre création, une femme autoproduite. Il nous montre aussi ce qu’était une épouse idéale aux yeux des Grecs et des Romains : un être passif d’une grande beauté qui subit sans broncher les caresses qu’on lui impose. Un jouet que l’on manipule et possède à sa guise.
Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques », paru aux éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.10.2024 à 16:50
Sandra Mills, Associate researcher, faculty of arts, cultures and education, University of Hull
Annabelle, Chucky et les autres poupées tueuses qui peuplent les films d’horreur illustrent notre fascination culturelle pour l’animisme.
De Longlegs (2024) à M3GAN (2022) en passant par Annabelle : la Maison du mal (2019), les poupées tueuses sont étrangement à l’aise sur grand écran. Au cinéma, leur histoire remonte à The Doll’s Revenge (1907), dans lequel un jeune garçon voit la poupée de sa sœur, précédemment détruite, prendre vie et se réassembler, avant de le mettre en pièces et de le dévorer.
Au cours du XXe siècle, les poupées sont devenues de plus en plus agressives et les années 1980 ont été marquées par un changement important dans le sous-genre des jouets tueurs du cinéma d’horreur. Auparavant régi par les marionnettes et les mannequins de ventriloques, comme dans Dead of Night (1945) et Magic (1978), le cinéma d’horreur des années 80 a mis l’accent sur les poupées malveillantes, comme on peut le voir dans Curtains, l’ultime cauchemar (1983) et Black Devil Doll from Hell (1984).
Mais c’est la dernière partie de la décennie, avec Les Poupées (1987) et Jeu d’enfant (1988), qui a vraiment conquis les fans d’horreur.
Les Poupées est un film quelque peu unique dans la mesure où les poupées qu’il met en scène jouent à la fois le rôle d’antagonistes et d’héroïnes. En suggérant que ces poupées possèdent une sorte de sens moral – aussi tordues soit-elles dans leurs actes – ajoute une dimension supplémentaire à l’archétype de la poupée tueuse présenté jusqu’à présent aux fans du genre.
En effet, Les Poupées encourage activement le spectateur à préférer ces poupées meurtrières à leurs victimes humaines. Les transgressions commises par les humains, notamment le vol et la négligence parentale, les rendent apparemment dignes de cette forme unique de punition.
Ces poupées ne sont pas les personnages produits en série que l’on voit dans Jeu d’enfant. Il s’agit plutôt d’humains métamorphosés en poupées en guise de punition. Il y a une sentimentalité inhérente aux Poupées, dont on peut trouver des échos dans Annabelle (2014), Robert (2015) et The Boy (2016).
Jeu d’enfant est le premier épisode de la franchise cinématographique la plus répandue et la plus durable du sous-genre des « poupées vivantes » : Chucky. Charles Lee Ray, surnommé « Chucky », est un tueur en série qui transfère sa force vitale dans une poupée et tente constamment de transférer son âme du jouet à un corps mortel.
Les films Chucky s’étendent sur cinq décennies et six suites cinématographiques directes, en plus d’une série télévisée et d’un reboot. Un nouveau film sur Chucky est prévu pour 2026.
Dans les années 2000, les cinéphiles ont été saisis par l’horreur des maisons hantées, comme en témoignent Les Autres (2001) et Paranormal Activity (2007), et par l’horreur de l’exorcisme, comme en témoignent L’Exorcisme d’Emily Rose (2005) et Le Dernier Exorcisme (2010).
The Conjuring (2013) a habilement marié ces deux sous-genres pour produire un récit prétendument véridique d’horreur domestique qui présente aux spectateurs la poupée démoniaque Annabelle. Ici, la poupée existe principalement en tant que vecteur – un objet hanté qui peut manipuler les personnes et les objets autour d’elle pour exécuter ses ordres macabres.
Annabelle se distingue par son immobilité et son silence, ce qui représente une anomalie dans un sous-genre qui tend à privilégier l’approche « elles marchent, elles parlent, elles tuent ». Les mouvements de la poupée se limitent à quelques mouvements subtils de la tête, et elle ne parle jamais.
Au lieu de cela, Annabelle préfère exécuter sa volonté à travers des hôtes sans méfiance, les privant de leur autonomie dans le processus.
Annabelle, Chucky et d’autres icônes moins connues du sous-genre du film d’horreur avec poupées tueuses illustrent une fascination culturelle durable pour l’animisme (l’attribution de la vie, et parfois d’une âme, à un objet inanimé) et l’anthropomorphisme (l’attribution à un objet inanimé de caractéristiques ou de traits de personnalité ressemblant à ceux de l’homme). Des films plus récents, dont M3GAN, expriment de nouvelles angoisses liées à la surveillance numérique et à l’intelligence artificielle.
L’horreur des poupées « vivantes », après tout, réside dans leur ressemblance troublante avec quelque chose qui, par nature, n’est pas humain. Leurs visages, qu’ils soient en porcelaine ou en plastique, imitent les nôtres et sont donc perturbants.
Alors que le fantasme d’un jouet chéri qui prend vie peut être une possibilité envoûtante, le cinéma d’horreur menace directement cette notion, car les jouets d’enfance qu’il dépeint deviennent des sources de suspicion, d’inquiétude et de terreur, plutôt que de plaisir.
Sandra Mills ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.10.2024 à 15:20
Joël Chevrier, Professeur des universités physicien, Université Grenoble Alpes (UGA)
Sonia Zannad, Cheffe de rubrique Culture, The Conversation France
Présentée actuellement à la Bourse de Commerce/Collection Pinault, l’exposition « Arte Povera » retrace la naissance italienne, le développement et l’héritage international de ce mouvement artistique singulier. On peut y découvrir plus de 250 œuvres des principaux protagonistes de l’Arte Povera. Nous l’avons visitée avec Joël Chevrier, physicien, qui s’intéresse de près aux liens entre arts et sciences, et a été particulièrement sensible à cette rétrospective de grande envergure.
Voilà une exposition immédiatement impressionnante, par l’espace dans laquelle elle se déploie et les 250 œuvres présentées, mais aussi par la nature des œuvres, conçues pour la plupart en Italie, au cœur des trente glorieuses. On y voit explicitement à l’œuvre l’énergie issue des fossiles, une énergie qui vient transformer la matière de mille façons. Énergie, matériaux, transformations : le physicien est dans son élément !
En 1967, quand le critique d’art Germano Celant crée ce mouvement en le baptisant « Arte povera », Michelangelo Pistoletto a 34 ans, Giovanni Anselmo, 33, Jannis Kounellis, 31 ans, comme Luciano Fabro. En tant que physicien, je me rends compte lors de la visite que, si ma discipline a contribué à transformer le monde à cette période, elle n’est pas ici une référence.
Les propositions de ces artistes s’ancrent non dans la science mais dans leur créativité, leur propre vision, sur fond d’expérimentation à l’atelier. Ils passent derrière le rideau, montrent le cœur de la machine débarrassé du design. On pense ici à l’opposition entre les visions qui leur sont contemporaines, avec d’une part Raymond Loewy, le designer de toute la société de consommation – déjà en 1893, l’exposition universelle de Chicago annonce « Science Finds, Industry Applies, Man Conforms », « La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit ») – et d’autre part le designer Victor Papanek qui écrit en 1971 Design for the Real World, Human Ecology and Social Change, (Design pour un monde réel : écologie humaine et changement social).
Travaillant hors du cadre conceptuel scientifique et technique à l’œuvre partout autour d’eux, ils s’en s’emparent pour mieux s’en détourner. Tout y passe : les matériaux, les dispositifs, les machines thermiques qui fondent le XXe siècle (centrales thermiques, voitures, avions…). En mettant à nu, ils nous montrent le monde tel qu’il est et tel qu’il va se définir, de plus en plus industriel, de plus en plus gourmand en énergie. Une lucidité et une pertinence redoutables.
Les « Mirror Paintings » de Michelangelo Pistoletto sont avant tout des plaques d’acier inoxydable. Pistoletto avait aussi testé l’aluminium : acier et aluminium sont deux matériaux phares de la société thermo-industrielle, et qui nécessitent – paradoxe apparent pour un « art pauvre » – une très haute maîtrise scientifique et technologique ainsi qu’une grande quantité d’énergie pour être produits. Michelangelo Pistoletto nous propose de nous regarder en face dans le matériau qui, à ce moment-là, change le monde, à l’ère de la sidérurgie triomphante. Quelle mise en abîme !
Jannis Kounelis, lui, fait brûler du gaz à travers une buse dans une fleur en acier brut. Le gaz forme une petite torchère bleue, produisant un bruit caractéristique. La bonbonne de gaz est bien visible. C’est un feu très propre, très contrôlé, celui qui va permettre d’atteindre des hautes températures, et donc de produire le mouvement et les transformations de la matière.
Mais arrêtons-nous un instant sur Piombi II (1968) de Gilberto Zorio. C’est le cartel de l’exposition qui en parle le mieux :
« _Deux feuilles de plomb, sulfate de cuivre, acide chlorhydrique, fluorescéine, tresse de cuivre, corde.
L’œuvre, conçue comme une pile électrique, transforme l’énergie chimique en électricité. Sur le sol, Gilberto Zorio place deux contenants en plomb attachés au mur par une corde, et verse dans l’un d’eux un mélange de sulfates de cuivre et d’eau, au se colore en bleu, dans l’autre un mélange d’acide chlorhydrique et d’eau, qui se colore en vert. Un fil de cuir tressé est tendu entre les deux récipients, immergé à chaque extrémité dans l’un des deux liquides. Mis en contact prolongé avec les deux substances, le cuivre se couvre de cristaux, tandis que la coloration des deux liquides manifeste la transmission d’énergie de l’un à l’autre. L’artiste utilise des matériaux industriels pour créer un processus énergétique qui évoque une expérience alchimique._ »
L’œuvre est rustique, elle ressemble à un montage mal fichu de laboratoire. On est placé au cœur du dispositif, comme si l’artiste soulevait le capot. Et avec cette œuvre, la revue de détail des éléments clés de l’industrie du XXe siècle continue : ici l’électrochimie et l’électrométallurgie.
Autres œuvres marquantes, les machines thermiques du même Gilberto Zorio. Quel choc de les voir ainsi ! Elles jalonnent toute l’exposition, dès l’entrée, puis dans la rotonde. On les voit aussi dans une salle qui leur est consacrée (la « Casa ideale »), et dans laquelle on sent le froid ! Les moteurs et les échangeurs thermiques sont exposés, ils font partie de l’œuvre. On les voit gaspiller de l’énergie en direct, à tenter de refroidir le monde. Comme ces climatiseurs dans des magasins grands ouverts sur l’extérieur… Ici, le refroidissement est tel que le givre se forme sur des structures en plomb, comme dans un réfrigérateur dont on laisserait la porte ouverte. Ayant vu l’exposition le jour de son ouverture, je ne sais pas si le but est de laisser le givre s’accumuler en une couche toujours plus épaisse.
Je pense ici à l’œuvre unique et majeure de Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance :
« Si quelque jour les perfectionnements de la machine à feu s’étendent assez loin pour la rendre peu coûteuse en établissement et en combustible, elle réunira toutes les qualités désirables, et fera prendre aux arts industriels un essor dont il serait difficile de prévoir toute l’étendue. Non seulement, en effet, un moteur puissant et commode, que l’on peut se procurer ou transporter partout, se substitue aux moteurs déjà̀ en usage, mais il fait prendre aux arts où on l’applique une extension rapide, il peut même créer des arts entièrement nouveaux. »
Carnot était visionnaire en formulant cela dès 1824. Mais Gilberto Zorio aussi, qui avait comme ses camarades pris la mesure du sujet, et continue de nous confronter aux effets de la civilisation thermo-industrielle.
L’artiste JR redemande aujourd’hui : « l’art peut-il changer le monde ? » L’Arte Povera, dès les années 1960, soulignait avec force que l’art pouvait montrer comment le monde vivait une transformation d’une ampleur inédite. Ce groupe d’artistes en avait identifié tous les éléments : mobilisation massive de l’énergie, profusion de matériaux employés et transformations industrielles en constante expansion. Ils en ont fait des œuvres sans artifice, « pauvres » dans ce sens, dépouillées de la couche de design faite alors pour tout rendre fonctionnel mais aussi désirable. Ici, les frigos sont nus, sans l’habillage métallique du mythique réfrigérateur américain Coldspot créé par Raymond Loewy et symbole de l’« american way of life ». Si on se remémore les publicités ou les films américains contemporains de l’Arte Povera, le contraste est brutal.
Les artistes de l’Arte Povera ont tout exploré, ou presque. Avec Venere degli stracci, la Vénus aux chiffons, Michelangelo Pistoletto expose une montagne de tissus, de vêtements amoncelés devant une statue de Vénus. Aujourd’hui, nous le savons : les tissus, les vêtements, la mode représentent une industrie planétaire très gourmande en ressources et génératrice d’énormes pollutions.
Plus loin, Jannis Kounelis expose un tas de charbon. Mais d’autres artistes s’emparent des matériaux : on voit du cuir, de la pierre, des préfabriqués en ciment, de l’eau bien sûr, encore des tissus, des fils de cuivre tissés, etc. Il y a enfin les œuvres Giovanni Anselmo, dans une salle qui sidère le physicien que je suis : nos smartphones embarquent des capteurs qui mesurent avec précision l’orientation dans l’espace, droite verticale et gravité, plan horizontal et rotation dans l’espace. L’artiste, par un chemin singulier que je n’imagine même pas, inscrit cette évidence à travers des installations et des sculptures d’une élégance et d’une simplicité émouvantes.
J’ai découvert l’Arte Povera bien après avoir fait connaissance avec le travail de Giuseppe Penone. Depuis longtemps déjà, il me coupe le souffle (qu’il a d’ailleurs sculpté). Ici, son arbre métallique chargé de lourdes pierres, devant la Bourse de Commerce ouvre le bal.
Explorer la gravité, se placer au-delà des catégories, y compris de l’inerte et du vivant, à partir des hybridations de matériaux, questionner les durées avec ces pierres et ces grains de sable anormalement jumeaux, et puis faire resurgir le jeune arbre dans une poutre de bois… J’ai déjà écrit sur certaines de ses œuvres, toujours en physicien, ce qui n’est d’ailleurs en rien une référence pour lui. J’ai collaboré avec lui pour l’œuvre Essere vento, et sculpté pour lui les grains de sable exposés ici. Dans l’Arte Povera, il a creusé un sillon singulier, qui me semble ouvrir d’autres horizons et poser d’autres questions.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
22.10.2024 à 17:04
Sophie Louey, Sociologue chercheuse à Sciences Po Paris, Sciences Po
La sortie en France le 11 octobre du film The Apprentice, biopic qui relate une partie de la vie de Donald Trump, coïncide avec l’approche de l’élection présidentielle aux États-Unis. Réalisé par Ali Abbasi, le film sélectionné au Festival de Cannes de 2024 met en scène – sans concession – l’ascension entrepreneuriale de Donald Trump avant son entrée en politique.
Sur l’affiche du film, les symboles abondent : la dominante de doré renvoie à la richesse économique de Donald Trump (incarné par Sebastian Stan) assis sur ce qui s’apparente à un trône. À ses côtés se trouve le personnage d’Ivana Zelníčková, future Mme Trump (jouée par Maria Bakalova) représentée en statue de la Liberté dont la force de l’allégorie est contrebalancée par la petitesse. Roy Cohn, l’avocat amoral qui fut son mentor (incarné par Jeremy Strong) pose quant à lui debout derrière Donald Trump, une main sur son épaule.
Le film explore la question suivante : par quels processus sociaux le jeune Donald Trump est-il devenu un homme d’affaires redoutable et redouté dans la société américaine des années 1970-1980 ? Pour ce faire, il dévoile l’importance des ressources héritées et gagnées pendant les premières décennies de sa carrière entrepreneuriale.
Au tout début du film, Donald Trump collecte des loyers auprès d’habitants blancs (seuls locataires acceptés par la société familiale) en situation de grande pauvreté vivant dans des logements vétustes. Ces tâches sont réalisées pour le compte de son père Fred Trump, promoteur immobilier, qu’il assiste dans l’entreprise familiale (héritée et reprise à sa propre mère Elizabeth Trump).
Le film est ponctué de scènes de regroupements familiaux (des repas en particulier) et d’interactions variées entre les membres de la famille Trump, rendant compte d’un climat familial lourd, rythmé par les jugements du père adoubant ou condamnant les actes et situations de ses enfants. Ce dernier considère par exemple qu’un de ses fils, devenu pilote d’avion, est une « honte » pour la famille alors que Donald Trump, bien que sujet à des critiques récurrentes, se voit reconnu comme hériter, tandis que les filles sont invisibilisées.
Le film dévoile en partie combien l’ascension entrepreneuriale de Donald Trump est déterminée d’une part par une socialisation primaire poussant à l’entreprise de soi les fils de la fratrie et d’autre part par des ressources familiales dont il a hérité en même temps qu’il en a joué. Sa place dans l’entreprise familiale lui permet de fréquenter des clubs et d’entrer dans des réseaux de relations sociales affairistes. Bien que l’entreprise familiale vive quelques remous – imprécisément restitués dans le film – Donald Trump joue de ses positions et relations pour sans cesse grandir économiquement et socialement.
Tout au long du film, Donald Trump est présenté comme un entrepreneur arriviste organisant des « coups » et jouant avec le droit pour atteindre ses objectifs. Le film met en avant combien des soutiens politiques et judiciaires permettent à l’homme d’affaires de mettre en œuvre des projets fortement contestés par les New-Yorkais. De la création de la Trump Tower aux constructions de casinos en passant par les hôtels, les projets entrepreneuriaux de Donald Trump s’inscrivent dans une période de fort développement économique. Les espaces urbains, notamment New York et Atlantic City, sont transformés et se gentrifient progressivement.
Si l’ascension économique de Donald Trump doit beaucoup aux relations d’entraides construites notamment par sa fréquentation de clubs affairistes, on perçoit aussi qu’il n’a de cesse d’utiliser stratégiquement ces relations pour atteindre ses objectifs. Ces entraides sont relatives : Donald Trump semble plus en bénéficier qu’en apporter lui-même à d’autres. La relation avec son mentor rencontré au début des années 1970, l’avocat Roy Cohn (sujet de la pièce de théâtre Angels in America de Tony Kushner), le démontre parfaitement. Si ce dernier forme Donald Trump aux rouages et stratégies affairistes, en usant d’actions illégales, le mentoré exprime peu de reconnaissance à l’égard de celui-ci.
Tout au long du film, Donald Trump incarne aussi une figure de domination et de violence masculine, notamment par la mise en scène de ses rapports avec Roy Cohn et Ivana Zelníčková (la future Mme Trump). Ces deux relations et leurs évolutions se superposent au développement des affaires économiques de Donald Trump.
Concernant la relation amicale et affairiste avec Roy Cohn, si le mentoré suit d’abord plusieurs années son mentor et le sollicite à chaque difficulté, progressivement ce mentor se trouve fragilisé et devient alors inutile aux yeux de Donald Trump. À mesure que l’un grandit, l’autre sombre dans des difficultés économiques et dans la maladie dans l’indifférence du premier. Atteint du Sida, Roy Cohn ne bénéficie d’aucun soutien de Donald Trump. Les quelques aides sollicitées sont ignorées ou lorsqu’elles sont considérées reçoivent des retours teintés de cynisme et de dégoût. Les réflexions et actions homophobes de Donald Trump marquent des violences répétées à l’égard de ce mentor en déclin.
La relation entre Donald Trump et Ivana Zelníčková est mise en image au rythme des étapes de leurs rapprochements (rencontre, mise en couple, mariage, entrée dans la parentalité) puis de leurs éloignements. Il travaille à la conquérir en utilisant de multiples stratégies de drague après l’avoir repérée dans le club qu’il fréquente. Bien qu’elle signifie ne pas être intéressée et déjà en couple, il ne cesse de revenir vers elle (il la poursuit littéralement) jusqu’à ce qu’elle cède. La violence semble caractériser la relation de bout en bout.
D’abord, l’engagement dans les affaires d’Ivana Zelníčková est présenté comme très irritant pour Donald Trump. Il exprime regretter se retrouver avec une « associée » plutôt qu’avec une femme alors même qu’elle a renoncé à une partie de ses projets propres entrepreneuriaux. Ensuite, le film montre un viol dans l’enceinte du domicile conjugal. Cette scène est basée sur des faits réels puisque Ivana Zelníčková a accusé Donald Trump de viol en 1989 – viol montré dans le film – et a fait une déposition en 1990 dont elle s’est ensuite rétractée.
Ce film se rapproche ainsi d’autres mises en scène de parcours entrepreneuriaux (on citera par exemple Le Fondateur de John Lee Hancock sur Ray Kroc, entrepreneur de McDonald’s) participant à une déconstruction du mythe de l’entrepreneur ou encore du golden boy qu’a pu incarner, comme d’autres, Donald Trump.
En donnant à voir les rôles déterminants de plusieurs membres de l’entourage dans cette trajectoire, on perçoit que plus Donald Trump « grandit » économiquement et socialement, plus il domine et violente les membres de son entourage le plus proche (on pensera aussi en plus des violences précédemment citées à la mise en scène d’une tentative d’abus de faiblesse du père, ou encore du refus d’une main tendue à son frère).
Donald Trump, par cette mise en scène d’une partie de sa vie, devient l’allégorie d’un capitalisme prédateur. Les trois conseils prodigués par Roy Cohn à Donald Trump sont pleinement appropriés par ce dernier tout au long de sa carrière économique : toujours attaquer ; ne rien avouer ; toujours revendiquer la victoire. Des règles que Donald Trump semble avoir adoptées telles quelles dans sa carrière politique.
Sophie Louey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.10.2024 à 16:57
Damien Chaney, Professor, EM Normandie
Pascal Brassier, Maïtre de Conférences, Direction Commerciale & International Business, IAE, Université Clermont Auvergne (UCA)
L’incendie de Notre-Dame en avril 2019 a marqué le monde, bien au-delà d’une simple catastrophe architecturale. Cet événement tragique a provoqué une vague d’émotion internationale qui s’est fortement exprimée sur Internet. C’est à cette occasion que nous nous sommes aperçus que les individus ont tendance à attribuer des caractéristiques humaines et surhumaines à la cathédrale Notre-Dame : un phénomène que nous appelons « anthropomorphisme patrimonial ».
La notion d’anthropomorphisme a déjà été appliquée aux marques, à la nature, ou encore aux objets technologiques, mais jamais au patrimoine. Dans le cas de Notre-Dame, la mobilisation de cette notion semble pourtant très appropriée.
Cette dynamique va au-delà de la simple projection émotionnelle sur un édifice : elle symbolise une perte collective ressentie comme la mort d’un être cher. C’est ce phénomène d’anthropomorphisation, assorti d’un processus de deuil, que nous avons étudié. Pour ce faire, nous avons analysé le réseau social X/Twitter et avons collecté tous les posts mentionnant Notre-Dame le lendemain de l’incendie, ce qui représente un réseau de 21 216 utilisateurs, avec 6394 posts, 752 réponses et 17 939 mentions. Nous avons complété cette première collecte par une étude des principaux titres de la presse écrite, soit 559 articles, afin de saisir la manière dont cet événement a été représenté dans le discours médiatique.
Notre-Dame de Paris, avec ses 850 ans d’histoire, a toujours joué un rôle central dans la culture et l’identité françaises. Peut-être pour cette raison, l’incendie d’avril 2019 a provoqué une réaction émotionnelle unique : des millions de personnes, de tous horizons et de nombreux pays, ont commencé à parler de la cathédrale comme si elle était un être vivant, dotée de qualités humaines, voire surhumaines. Des termes comme blessée, vulnérable ou résiliente ont envahi les médias et les réseaux sociaux, illustrant ce processus d’anthropomorphisation. Le bâtiment est soudainement devenu plus qu’un monument : il est devenu un personnage à part entière, avec une histoire, une personnalité, une morphologie, et une capacité à souffrir et à se relever.
Ce phénomène a pris une dimension encore plus importante pour certains internautes, qui ont commencé à percevoir Notre-Dame comme une sorte de divinité immortelle, capable de survivre à toute adversité. L’idée d’une cathédrale « résiliente », capable de renaître de ses cendres, a dominé certains discours, renforçant l’idée que Notre-Dame représente bien plus qu’un simple monument. Cette attribution de qualités surhumaines a renforcé l’engagement émotionnel des individus envers le monument, le plaçant au centre de leur identité collective et de leur patrimoine partagé.
Face à la destruction partielle de la cathédrale, la plupart des personnes ont vécu l’incendie comme une perte personnelle, s’engageant dans un véritable processus de deuil. Ce phénomène révèle que la perte de lieux patrimoniaux, perçus comme des proches, déclenche des émotions similaires à celles ressenties lors du décès d’un être humain proche.
Les étapes classiques du deuil se sont ainsi manifestées dans les réactions en ligne et hors ligne à propos de Notre-Dame. Il y a d’abord eu le choc, qui survient immédiatement après l’annonce de l’incendie, laissant les individus « sans voix » et « horrifiés ». Cette réaction s’est accompagnée d’un déni, où les gens « refusent de croire » que la cathédrale, perçue comme éternelle, puisse disparaître.
À mesure que les faits deviennent inévitables, l’acceptation se mêle à la colère, et les individus cherchent des responsables pour cette tragédie. Cette colère masque souvent une tristesse profonde et la peur de perdre définitivement ce monument emblématique. Les émotions fortes traduisent une prise de conscience du drame. La perte de Notre-Dame amène également des questionnements existentiels. Le monument étant un symbole d’identité collective, sa destruction partielle suscite des interrogations sur l’humanité, le passé, et l’avenir.
Une autre façon d’exprimer le chagrin, révélée par les données, est le partage de souvenirs du défunt : une dernière visite, un souvenir associé à la cathédrale, etc. Enfin, la phase de rétablissement se manifeste par une énergie collective, symbolisée par les efforts pour reconstruire Notre-Dame, rappelant sa résilience à travers l’histoire.
Cette charge émotionnelle a généré une mobilisation mondiale spectaculaire, puisque ce fut l’événement le plus médiatisé de 2019. En moins de 48 heures, plus d’un milliard d’euros de dons ont été récoltés pour la reconstruction de la cathédrale, venant non seulement de grandes fortunes, d’entreprises mais aussi de particuliers anonymes désireux de participer au sauvetage de ce symbole immortel. Les réseaux sociaux ont joué un rôle clé dans cette mobilisation, permettant aux individus de partager leur peine, mais aussi leur espoir de voir la cathédrale se relever, comme un proche que l’on soutient dans sa souffrance.
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L’anthropomorphisme patrimonial, en attribuant des caractéristiques humaines à un monument, a finalement permis de transformer une tragédie en un moment de rassemblement et de solidarité mondiale. Ce phénomène a montré que le patrimoine, loin d’être une simple structure matérielle, constitue un pilier de l’identité collective, une entité capable de provoquer des émotions puissantes et d’engager les individus dans des actions concrètes, notamment le fait de donner.
L’incendie de Notre-Dame a révélé la profondeur des liens entre les individus et leur patrimoine. En anthropomorphisant la cathédrale, des millions de personnes à travers le monde ont non seulement exprimé leur douleur, mais ont aussi montré que la perte d’un monument n’est pas simplement une question de destruction matérielle, mais bien une atteinte à la mémoire et à l’identité collectives.
La capacité de Notre-Dame à incarner des qualités humaines et divines a renforcé son statut de gardienne de l’histoire et des valeurs culturelles, rappelant à chacun l’importance de protéger et de célébrer ce qui constitue notre héritage commun.
L’anthropomorphisation du patrimoine ne se limite toutefois pas aux périodes de destruction, comme l’illustre l’exemple de Notre-Dame. Sur la base de ce premier travail, il serait maintenant pertinent d’étudier cette dynamique dans un contexte plus large, afin de mieux comprendre quels monuments sont susceptibles de susciter des projections anthropomorphiques. Par exemple, des sites comme la Tour Eiffel ou le Mont-Saint-Michel, bien qu’intacts, sont souvent perçus comme des entités dotées de caractère, de personnalité, et parfois même de vulnérabilité.
Il serait intéressant d’explorer les caractéristiques spécifiques qu’un monument doit posséder pour qu’il soit personnifié. Ces caractéristiques pourraient inclure son histoire, son symbolisme culturel ou son rôle dans l’imaginaire collectif.
Cela permettrait d’élargir notre compréhension de la manière dont les êtres humains établissent des liens émotionnels avec des structures patrimoniales, transformant ainsi ces monuments en véritables « acteurs » de notre histoire collective et de notre mémoire culturelle.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
20.10.2024 à 10:32
Tiphaine Gingelwein, Doctorante en STAPS, Université de Bordeaux
Sorti le 4 septembre en France, Tatami est un film co-réalisé par l’actrice franco-iranienne Zar Amir Ebrahimi et le réalisateur israélo-américain Guy Nattiv. Il met en scène Leïla, judokate iranienne sommée de déclarer forfait pour ne pas rencontrer une adversaire israélienne en finale du championnat du monde.
Tatami film offre une résonance à la dénonciation de la situation des femmes en Iran, qui s’élève depuis le décès de Mahsa Amini en 2022, mais il évoque également les cas récurrents de retraits face à des athlètes israéliens.
Tatami fait directement allusion au championnat du monde de judo 2019. Le 28 août, chez les -81kg, l’Iranien Saeid Mollaei, champion du monde en titre, apparaît soudainement inactif en demi-finale, puis concède la médaille de bronze. Il dénonce rapidement des menaces proférées envers sa famille et lui-même afin de l’empêcher de rencontrer l’autre grand favori, l’Israélien Sagi Muki. Mollaei refuse de rentrer en Iran et se réfugie en Allemagne. Il concourt ensuite pour la Mongolie, pour laquelle il remporte l’argent aux Jeux olympiques en 2021, puis pour l’Azerbaïdjan. Dès 2021, il participe au Grand Slam de Tel-Aviv, où il appelle à séparer sport et politique.
Suite à ces événements, la Fédération iranienne de judo est suspendue par la Fédération internationale de Judo (IJF) tant qu’elle refusera que ses athlètes rencontrent des Israéliens. Cette suspension sans limites de temps est jugée illégale par le tribunal arbitral du sport en 2021 avant d’être réduite à quatre ans.
La neutralité du sport, prônée dès la renaissance du mouvement olympique, est un mythe depuis longtemps effondré. Entre suspensions et boycotts, les tensions géopolitiques se manifestent sur tous les terrains sportifs, que ce soit par la volonté des instances, des nations, ou des athlètes.
Il ne faut pas attendre octobre 2023 pour voir les tensions autour d’Israël se manifester dans le sport. Comme le montre Tatami, l’Iran interdit à ses athlètes de rencontrer ou d’apparaître aux côtés d’adversaires israéliens. En 2005, le judoka Vahid Sarlak subit des pressions lors du championnat du monde. Il fuit l’Iran en 2009 et entraîne désormais l’équipe de judo des réfugiés, où se côtoient des athlètes d’origine afghane, syrienne et iranienne.
En 2017, c’est le lutteur Alireza Karimi qui évite un combat contre l’Israélien Uri Kalashnikov. Ce « sacrifice » acclamé par les autorités iraniennes lui vaut une suspension de six mois.
Les cas iraniens sont nombreux, mais pas uniques : les Jeux de Tokyo et de Paris voient deux judokas algériens, Fethi Nourine (2021) et Messaoud Redouane Dris (2024), rater leur pesée alors qu’ils doivent rencontrer l’Israélien Tohar Butbul. Fethi Nourine et son entraîneur écopent d’une suspension de dix ans.
Ces refus, imposés ou volontaires de la part des athlètes, sont à comprendre dans le cadre du problème que pose l’existence d’Israël aux pays qui ne le reconnaissent pas comme État. Refuser de rencontrer des adversaires israéliens est alors un moyen de montrer son opposition.
Cette intrusion de la géopolitique dans le sport peut s’avérer une impasse, quand certaines instances sportives comptent plus de membres que l’ONU. C’est par exemple le cas du Kosovo, que l’ONU ne reconnaît pas, mais qui est membre du CIO depuis décembre 2014 : ses athlètes peuvent donc concourir lors de manifestations sportives y compris dans des pays qui ne les reconnaissent pas. Ainsi, lors du championnat du monde de judo de 2013 et des Jeux olympiques de 2016, organisés à Rio de Janeiro, Majlinda Kelmendi fait s’élever le drapeau kosovar au-dessus de la plus haute marche du podium dans un pays qui ne reconnaît pourtant pas l’indépendance du Kosovo. Cette situation est toutefois le fruit d’une évolution complexe : Kelmendi avait dû représenter l’Albanie lors des Jeux de 2012, et avait concouru sous bannière neutre lors du championnat du monde de 2014 en Russie.
Tatami se déroule à Tbilissi, au cœur du Caucase, une région dont les tensions s’incarnent jusque dans les sports de prédilection des athlètes locaux. Le conflit qui voit s’affronter l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis 1988 autour du Haut-Karabakh s’en trouve ainsi exacerbé sur les tapis de lutte ou de judo.
Ces combats tournent parfois au pugilat, si toutefois ils ont lieu : lors des nombreux tournois se tenant à Bakou, les Arméniens brillent souvent par leur absence. En 2024, le lutteur franco-arménien Gagik Snjoyan renonce à son espoir olympique, craignant pour sa sécurité lorsque sa chance de qualification exige qu’il se rende à Bakou.
Les athlètes peuvent également offrir une résonance volontaire au conflit : lors des Jeux olympiques de 2016, le lutteur Artur Aleksanyan ouvre son survêtement et dévoile un t-shirt à l’effigie de Robert Abajyan, jeune soldat arménien mort durant la guerre des Quatre Jours. Du côté azéri, ce sont les judokas Orkhan Safarov et Rustam Orujov qui adressent un salut militaire aux caméras lors du Grand Slam de Hongrie en octobre 2020, alors que la seconde guerre du Haut-Karabakh vient de débuter. Orujov, médaillé d’or, offre sa prime de victoire aux forces armées azéries.
Loin du rêve de Saeid Mollaei de n’être qu’un simple sportif libéré de politique, les athlètes sont acteurs et porte-parole de questions politiques et géopolitiques, qui prennent alors vie sur les tapis, les podiums, et autres pistes d’escrime.
Tiphaine Gingelwein ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.