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27.10.2025 à 15:51

Violences de genre dans les arts et la culture : de la nécessité de mobiliser la recherche internationale

Marie Buscatto, Professeure de sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mathilde Provansal, Chercheure associée en sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Les enquêtes robustes manquent pour orienter les politiques publiques dans la prévention et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les arts et la culture : il est temps d’y remédier.
Texte intégral (1896 mots)
Les violences de genre physiques et psychologiques, une réalité que l’on retrouve dans différents secteurs des arts et de la culture à travers le monde. Stefania Infante

Le mouvement #MeToo a mis en lumière les violences de genre à l’œuvre dans les arts et dans la culture. Mais leur identification et leur explication restent peu explorées par la recherche – si ce n’est par le biais de l’analyse des représentations. Faisant suite à notre enquête pionnière sur ces violences dans le secteur de l’opéra français, l’ouvrage « Gender-based Violence in Arts and Culture. Perspectives on Education and Work » vise justement à combler cette lacune.


Dans ses recommandations d’avril 2025, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité préconise de conduire des recherches dans ce domaine. Les enquêtes robustes, quantitatives ou qualitatives, manquent en effet pour orienter les politiques publiques dans la prévention et la lutte contre les violences de genre (VDG) dans les arts et dans la culture.

Fondé sur des études de cas ambitieuses menées dans un large éventail de secteurs artistiques – musique, arts visuels, photographie, cinéma, audiovisuel, théâtre – et dans cinq pays – États-Unis, Finlande, France, Japon, et Royaume-Uni –, Gender-based Violence in Arts and Culture. Perspectives on Education and Work (2025) que nous avons co-édité aborde le « continuum » des violences de genre, des formes de sexisme « ordinaire » aux actes les plus graves répréhensibles pénalement.

L’ouvrage rend ainsi visibles les logiques sociales maintenant et légitimant les inégalités liées au genre dans les arts et dans la culture, et ce, quel que soit le pays ou le secteur concerné. Il vise à offrir une compréhension globale de ce phénomène social, au-delà des affaires médiatiques et des analyses à chaud impliquant les personnalités publiques.

Les violences de genre prennent une grande diversité de formes

Notre ouvrage met en évidence les multiples formes de VDG, peu souvent nommées par les victimes, et pourtant à l’œuvre dans les secteurs artistiques et culturels, à travers notamment les pratiques professionnelles routinières.

Par exemple, dans l’enquête de Chiharu Chujo sur l’industrie des musiques populaires japonaises, les femmes rencontrées n’ont affirmé avoir été confrontées au harcèlement sexuel que lorsqu’elles ont été « interrogées dans le contexte d’une compréhension plus nuancée du “harcèlement sexuel” – comprenant des manifestations, telles que des remarques sexistes, un flirt persistant et des plaisanteries désobligeantes sur la sexualité ou l’apparence ».

La manière dont ces victimes décrivent ces pratiques sexistes récurrentes indique clairement qu’elles sont le plus souvent tolérées par ces femmes au quotidien, non pas parce qu’elles sont inoffensives, mais en raison des relations de pouvoir qui les contraignent à les accepter.

En toile de fond, des processus sociaux cumulatifs

Cet ouvrage saisit également les mécanismes qui produisent une telle omniprésence des VDG dans les arts et dans la culture. Ces derniers sont cumulatifs et font partie intégrante des pratiques et des représentations professionnelles, ce qui rend difficile leur remise en question par les victimes et les témoins.

Mathilde Provansal décrit, par exemple, les multiples processus sociaux participant à créer un « contexte propice » aux VDG dans les écoles d’art : sexualisation des étudiantes ; forte dépendance des étudiant·es à l’égard de leurs professeur·es pour lancer leur carrière ; frontière floue entre les sphères privée, éducative et professionnelle ; déficience des politiques publiques et des dispositifs permettant aux victimes et aux témoins de dénoncer les VDG dans des contextes sûrs et transparents.

Les violences de genre entravent la créativité et la carrière des femmes

Les VDG affectent les carrières féminines de diverses manières. Certaines se retirent pour éviter d’être à nouveau exposées à ces pratiques, comme le montrent clairement les enquêtes sur les étudiantes en photographie affiliées à l’école d’Helsinki, réalisée par Leena-Maija Rossi et Sari Karttunen, ou sur les chanteuses d’opéra, étudiées par Marie Buscatto avec Soline Helbert et Ionela Roharik.

Victimes et témoins ont aussi tendance à voir leur réputation professionnelle et la qualité de leurs œuvres dévalorisées en raison de pratiques dégradantes qui réduisent les femmes à leur corps et à leur attrait sexuel. Certaines, enfin, refusent de se plier à ces pratiques sexistes et risquent de perdre des opportunités professionnelles en étant considérées comme des collègues pénibles ou peu attrayantes.

Les VDG ont également des conséquences sur le travail créatif des femmes qui en sont victimes. Dans son enquête sur la production de contenus liés aux VDG et à la sexualité dans le journalisme, le « factual entertainment », le drame ou la comédie par des femmes qui vivent des VDG sur leur lieu de travail, Anna Bull souligne que cela peut rendre cet environnement professionnel d’autant plus propice aux violences de genre. Mais parfois, cette production devient une ressource permettant aux victimes de parler et de nommer leurs expériences traumatisantes.

Les violences de genre tendent à être passées sous silence

Même si la plupart des femmes considèrent que les violences de genre ont des conséquences négatives, sur le plan tant psychologique que professionnel, elles ont tendance à ne pas les dénoncer. Et ce, même lorsqu’elles sont confrontées à des cas flagrants de violences sexuelles pouvant donner lieu à des poursuites judiciaires : harcèlement sexuel, agression sexuelle, viol.

Toutes les autrices montrent que les processus sociaux qui rendent ces mondes propices aux VDG réduisent également les victimes au silence. La peur semble être le dénominateur commun : peur de perdre son emploi (ou de ne pas être recrutée pour le suivant) dans un environnement précaire et compétitif ; peur d’être exclue ; peur d’être dénigrée publiquement comme étant trop sexy ; peur d’être considérée comme une mauvaise collègue ; peur d’être attaquée personnellement ; peur de ne pas être crue en raison de la réputation de l’agresseur.

Dans son enquête sur le harcèlement sexuel dans le théâtre new-yorkais, Bleuwenn Lechaux montre ainsi que cette crainte constante est essentielle pour expliquer pourquoi si peu d’affaires sont portées devant la justice malgré le développement de mesures supposées permettre de telles dénonciations.

Du silence à la prise de parole : un long chemin à parcourir

Plusieurs types d’action peuvent en partie briser le silence qui pèse sur les violences de genre, comme le montre Alice Laurent-Camena dans son enquête sur le monde des musiques électroniques. Des groupes informels, à travers l’échange d’expériences et d’informations, peuvent permettre aux femmes de qualifier les violences ou d’exclure un agresseur de leurs projets. Des professionnel·les spécialisé·es peuvent aussi être invité·es afin de gérer les situations problématiques, à l’image des coordinateurs et coordinatrices d’intimité sollicité·es sur les scènes de théâtre, d’opéra ou de cinéma.

Les dénonciations publiques d’abus sexuels, via les réseaux sociaux et la presse, peuvent enfin limiter la diffusion du travail et parfois mettre fin à la carrière d’un agresseur. Elles sont cependant très rares, non seulement parce qu’elles nécessitent un grand nombre de preuves et doivent être qualifiées d’actes criminels pour atteindre un tel niveau de dénonciation publique, mais aussi parce que les membres des mondes de l’art préfèrent souvent gérer les dénonciations en interne et éviter, dans la mesure du possible, de telles accusations publiques.

Quelles actions ?

La conclusion de notre ouvrage offre quelques propositions en vue de changements. D’une part, en lien avec nos analyses, nous suggérons aux professionnel·le·s et institutions des arts et de la culture de lutter avec force contre le sexisme ordinaire, et de ne surtout pas se limiter à la répression, certes nécessaire mais insuffisante, des seuls actes les plus graves. Le sexisme quotidien est au cœur des VDG, permettant leur omniprésence et leur perpétuation, même lorsque les agresseurs récidivistes sont condamnés et exclus.

D’autre part, la lutte contre les VDG ne devrait pas se limiter à la seule mise en place, par ailleurs légitime, de contextes éducatifs et professionnels plus sûrs, mais également viser à assurer l’égal accès des femmes et des minorités de genre à la formation, au travail et à la reconnaissance artistique.

Il en va de la liberté de création de chacun et de chacune, dans un contexte marqué par la réduction des financements publics des arts et de la culture et de remise en cause des droits des femmes et des minorités de genre.


Cet article a été coécrit avec Sari Karttunen, chercheuse au Center for Cultural Policy Research (CUPORE) à Helsinki, Finlande.

The Conversation

Mathilde Provansal a reçu des financements de l'EHESS dans le cadre d'une recherche post-doctorale sur les violences de genre en écoles d'art.

Marie Buscatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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25.10.2025 à 10:13

Le fabuleux destin des comédies musicales françaises sur le continent asiatique

Bernard Jeannot-Guerin, Enseignant chercheur en études culturelles, Université de Lorraine

Le succès des comédies musicales françaises en Asie ne cesse de croître, captivant un public toujours plus large.
Texte intégral (1802 mots)
En juin 2023 à Xiamen (Chine), la chanteuse Cécilia Cara assure la promotion de la tournée de _Roméo et Juliette, de la haine à l’amour_, de Gérard Presgurvic, créée en 2001. Youtube/capture d’écran.

« Molière », le spectacle musical de Dove Attia, vient d’entamer une tournée en Chine, emboîtant le pas à « Notre-Dame de Paris » et au « Roi Soleil » en Corée du Sud ou aux « Misérables » et à « Mozart, l’opéra rock » au Japon. Souvent boudées par la critique, les comédies musicales à la française s’exportent en Asie, où elles rencontrent un succès grandissant.


En 2023, 35 % des spectacles de comédie musicale en Chine étaient francophones, et les chiffres dépassent de loin les données de production françaises. Passage désormais obligé, la tournée asiatique consacre le spectacle francophone en reconnaissant ce que la France considère précisément comme des défauts mercantiles : le spectaculaire, le vedettariat et le kitsch.

Entre goût populaire et attrait populiste

Si, en France, les pratiques pluridisciplinaires se démocratisent aujourd’hui dans les conservatoires, il existe en Asie une tradition pluridisciplinaire du spectacle vivant. Lee Hyun-joo, Jean-Marie Pradier et Jung Ki-eun montrent qu’en Corée, les acteurs savent performer tant pour la télévision que pour le théâtre et pour la comédie musicale.

La comédie musicale participe du paysage culturel asiatique : les shows de Broadway sont depuis longtemps importés. Mais l’hyperspectacle français attire pour ce qu’on lui reproche ici même : faisant la promotion des tubes au mépris de la diégèse, les productions s’accordent à surmédiatiser la chanson pop, à la véhiculer dans des théâtres traditionnels avec la même volonté politique d’occidentalisation qui présida à l’importation d’un art lyrique issu des opéras.

Il s’agit également de faire valoir la musicalité de la langue française et l’image de ses interprètes. C’est d’ailleurs ainsi que Nicolas Talar, producteur de Notre-Dame de Paris, pense le marché du spectacle vivant : il parle d’une langue commune.

À la frontière de la K-pop : « sweet power » et culture adolescente

Le spectacle de comédie musicale à la française contribue peut-être au « sweet power », tel que défini par Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre : un attrait pour l’esthétique et une globalisation culturelle qui adoucissent les clichés impérialistes portés jadis par les spectacles plus traditionnels.

En donnant la part belle aux figures juvéniles tiraillées entre révolte, tourments et exaltation, la comédie musicale française se rapproche des idols (ces artistes des deux sexes sélectionnés adolescents, principalement pour leur physique) de la K-Pop dont l’esthétique « cute » séduit les adolescentes. Spécialiste des questions de l’émotion dans la littérature française, Siyang Wang a analysé l’attrait suscité par le spectacle le Rouge et le Noir en Chine et signale que « les spectatrices de moins de 25 ans représentent plus de 50 % du public, tandis qu’elles ne constituent qu’un pourcentage minoritaire (10 %-20 %) du public de la comédie musicale traditionnelle ».

En 2018, en Chine, la ferveur pour le personnage de Mozart, incarné par le créateur du rôle Mikelangelo Loconte, a pris de l’ampleur quand le jeune Yanis Richard a repris le rôle avec extravagance et sensibilité dans la tournée 2024, se faisant surnommer « Kid Mozart ». Côme, finaliste de The Voice en France en 2015, campe de son côté un Julien Sorel timide et mélancolique dans le Rouge et le Noir. En Chine, il est rebaptisé « Julien qui sort du roman » pendant la tournée de 2019.

Les chansons portées par ces figures juvéniles permettent à la communauté de fans – qui a « soif de chaleur humaine » – d’adopter des relations parasociales avec les personnages et leurs interprètes.

Vincent Cicchelli et Sylvie Octobre nous rappellent que le contenu des chansons de K-pop, « dans lesquelles les fans se reconnaissent, explorent ainsi les amours, les joies mais aussi les troubles, les angoisses et les diverses formes de vulnérabilités liées à l’adolescence ».

De Paris à Shanghai, il s’agit d’offrir une pop globale : les voix sirupeuses, la plastique du chanteur de charme ou la verve insolente de la star prépubère sont autant d’éléments humanisant le héros et ralliant le fan à son idole. Le personnage-star devient un ami imaginaire, voire un amour idéalisé.

Les interprètes sont à l’image des groupes préfabriqués de la K-pop qui permettent l’ascension de jeunes artistes. Depuis les années 2000, les performers français des comédies musicales sont globalement issus des télécrochets. Le casting permet à ces nouveaux venus promus par la télévision de se faire un nom dans un show détonnant et de parfaire leur image grâce au jeu médiatique. La projection et l’identification du public – français comme asiatique, d’ailleurs – à ces modèles de réussite spectaculaire contribuent à faire de la scène une fabrique du rêve.

Baroque, paillettes et guitares électriques

Si Roméo et Juliette et 1789, les amants de la Bastille ont été adaptés en langue japonaise, qu’est-ce qui pousse le public asiatique à plébisciter les shows français en langue originale ? La comédie musicale séduit, car elle convoque un sujet patrimonial, socle fondamental d’un livret dont le public n’a besoin que de connaître les grands axes. Seule compte la fable, symbole d’une culture européenne qui fait rêver. L’engouement pour le chant, la danse, les arrangements et les effets de machinerie renforce l’expressivité du mouvement dramatique et nourrit l’attrait populaire.

La spécialiste des contes de fée Rebecca-Anne C. Do Rozario a d’ailleurs montré en quoi l’emphase du sujet historique, mythique ou littéraire suscite l’emphase scénique, et amplifie les émotions du spectateur. La surenchère visuelle dans Molière ou dans 1789 convoque une imagerie affective renvoyant à la magie d’une cour de France imaginaire où dominent strass et dorures.

Le costume est d’une importance capitale pour mobiliser ces images affectives : les tons pastel avoisinent le gothique chic dans l’univers psychédélique de Mozart. Les tenues en cuir de Roméo et Juliette transportent l’intrigue dans le monde d’aujourd’hui, tandis que les formes et les couleurs tenant d’un baroque de convention offrent du pittoresque et de la lisibilité.

Les sujets classiques sont aussi redynamisés par les rythmes pop-rock et l’amplification de la musique électronique sur lesquels le public chante et danse comme dans un concert. Laurent Bàn, performer français ovationné dans les tournées asiatiques, a expérimenté l’aspect récréatif de ces spectacles cathartiques, selon lui plus important qu’en Europe :

« Le public sait que, pendant deux heures, il peut crier, applaudir, hurler, pleurer. »

L’imaginaire français : entre tradition et kitsch

Dans sa thèse, Tianchu Wu explique en quoi Victor Hugo est un des écrivains les plus plébiscités par le public asiatique. Symboles d’une culture française romantique et humaniste, les Misérables (1862, traduit dès 1903, ndlr) et Notre-Dame de Paris (1831, traduit dès 1923, ndlr) circulent largement et sont l’objet d’un transfert culturel qui assoit des valeurs affectives et traditionnelles. Cet imaginaire culturel français prime sur les enjeux réalistes comme le signale Zhu Qi, en affirmant que, dans la réception de ces œuvres, « le romantisme l’emporte sur le réalisme ».

Les tableaux successifs qui composent les spectacles musicaux français campent les lieux communs de la famille, de l’amitié et de l’amour inconditionnel, reçus en Asie comme l’expression de valeurs traditionnelles et appréhendées avec la facilité de lecture d’un livre d’images. Donnant volontiers dans l’imagerie kitsch, ces shows drapent les grandes figures du romantisme de glamour romanesque, sur fond de lyrisme édulcoré.

À la suite des musicals de Broadway adaptés en Asie, le spectacle français y rencontre désormais son public, peut-être plus qu’ailleurs, et devient un modèle de création à l’image des opéras européens, qui y sont importés depuis longtemps.

The Conversation

Bernard Jeannot-Guerin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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23.10.2025 à 16:12

Le « FOMO » ou peur de rater quelque chose : entre cerveau social et anxiété collective

Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia

L’anxiété d’appartenance, qu'exprime la « peur de manquer quelque chose » (ou, FOMO), constitue un ressort fondamental de nos comportements sociaux que les plateformes numériques amplifient désormais de manière systématique.
Texte intégral (1519 mots)
Un rêve d’ubiquité entretenu par les outils numériques. Roman Odintsov/Pexels, CC BY

La « peur de rater quelque chose » (« Fear Of Missing Out », ou FOMO) n’est pas née avec Instagram. Cette peur d’être exclu, de ne pas être là où il faut, ou comme il faut, a déjà été pensée bien avant les réseaux sociaux, et révèle l’angoisse de ne pas appartenir au groupe.


Vous l’avez sans doute déjà ressentie : cette sensation distincte que votre téléphone vient de vibrer dans votre poche. Vous le sortez précipitamment. Aucune notification.

Autre scénario : vous partez en week-end, décidé à vous « déconnecter ». Les premières heures sont agréables. Puis l’anxiété monte. Que se passe-t-il sur vos messageries ? Quelles conversations manquez-vous ? Vous ressentez la « peur de rater quelque chose », connue sous l’acronyme FOMO (« Fear Of Missing Out »).

D’où vient cette inquiétude ? De notre cerveau programmé pour rechercher des récompenses ? De la pression sociale ? De nos habitudes numériques ? La réponse est probablement un mélange des trois, mais pas exactement de la manière dont on nous le raconte.

Ce que les penseurs nous ont appris sur l’anxiété sociale

En 1899, l’économiste Thorstein Veblen (1857-1929), l’un des théoriciens invoqués dans l’industrie du luxe décrit la « consommation ostentatoire » : l’aristocratie ne consomme pas pour satisfaire des besoins, mais pour signaler son statut social. Cette logique génère une anxiété : celle de ne pas être au niveau, de se retrouver exclu du cercle des privilégiés.

À la même époque, le philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) prolonge cette analyse en étudiant la mode. Il décrit une tension : nous voulons simultanément nous distinguer et appartenir. La mode résout temporairement cette contradiction, mais au prix d’une course perpétuelle. Dès qu’un style se diffuse, il perd sa valeur. Cette dynamique crée un système où personne n’est épargné : les élites doivent innover sans cesse tandis que les autres courent après des codes qui se dérobent.

En 1959, le sociologue Erving Goffman (1922-1982) théorise nos interactions comme des performances théâtrales. Nous gérons constamment l’impression donnée aux autres, alternant entre scène (où nous jouons notre rôle) et coulisses (où nous relâchons la performance). Sa question résonne aujourd’hui : que se passe-t-il quand les coulisses disparaissent ? Quand chaque instant devient potentiellement documentable, partageable ?

Enfin, plus récemment, le philosophe Zygmunt Bauman (1925-2017) a développé le concept de « modernité liquide » : dans un monde d’options infinies, l’anxiété n’est plus liée à la privation, mais à la saturation. Comment choisir quand tout semble possible ? Comment être certain d’avoir fait le bon choix ?

Ces quatre penseurs n’ont évidemment pas anticipé les réseaux sociaux, mais ils ont identifié les ressorts profonds de l’anxiété sociale : l’appartenance au bon cercle (Veblen), la maîtrise des codes (Simmel), la performance permanente (Goffman) et l’angoisse du choix (Bauman) – des mécanismes que les plateformes numériques amplifient de manière systématique.

FOMO à l’ère numérique

Avec la généralisation des smartphones, le terme se popularise au début des années 2010. Une étude le définit comme « une appréhension omniprésente que d’autres pourraient vivre des expériences enrichissantes desquelles on est absent ». Cette anxiété naît d’une insatisfaction des besoins fondamentaux (autonomie, compétence, relation) et pousse à un usage compulsif des réseaux sociaux.

Que change le numérique ? L’échelle, d’abord : nous comparons nos vies à des centaines de vies éditées. La permanence, ensuite : l’anxiété est désormais continue, accessible 24 heures sur 24. La performativité, enfin : nous ne subissons plus seulement le FOMO, nous le produisons. C’est ainsi que chaque story Instagram peut provoquer chez les autres l’anxiété que nous ressentons.

Le syndrome de vibration fantôme illustre cette inscription corporelle de l’anxiété. Une étude menée sur des internes en médecine révèle que 78 % d’entre eux rapportent ces vibrations fantômes, taux qui grimpe à 96 % lors des périodes de stress intense. Ces hallucinations tactiles ne sont pas de simples erreurs perceptives, mais des manifestations d’une anxiété sociale accrue.

Au-delà de la dopamine : une anxiété d’appartenance

De nombreux livres et contenus de vulgarisation scientifique ont popularisé l’idée que le FOMO s’expliquerait par l’activation de notre « circuit de récompense » cérébral.

Ce système fonctionne grâce à la dopamine, un messager chimique du cerveau (neurotransmetteur) qui déclenche à la fois du plaisir anticipé et une forte envie d’agir pour ne rien manquer. Dans le Bug humain (2019), Sébastien Bohler développe notamment la thèse selon laquelle notre cerveau serait programmé pour rechercher constamment davantage de ressources (nourriture, statut social, information).

Selon cette perspective, les plateformes de réseaux sociaux exploiteraient ces circuits neuronaux en déclenchant de manière systématique des réponses du système de récompense, notamment par le biais des signaux de validation sociale (likes, notifications), ce qui conduirait à des formes de dépendance comportementale.

D’autres travaux en neurosciences pointent vers une dimension complémentaire, peut-être plus déterminante : l’activation de zones cérébrales liées au traitement des informations sociales et à la peur de l’exclusion. Les recherches menées par Naomi Eisenberger et ses collègues depuis les années 2000 ont révélé que les expériences d’exclusion sociale activent des régions cérébrales qui chevauchent partiellement celles impliquées dans le traitement de la douleur physique.

Elles suggèrent que le rejet social constitue une forme de souffrance inscrite biologiquement. Ces deux mécanismes – recherche de récompense et évitement de l’exclusion – ne s’excluent pas mutuellement, mais pourraient opérer de manière synergique. Au fond, ce n’est pas tant le manque d’un like qui nous inquiète que le sentiment d’être en marge, de ne pas appartenir au groupe social.

Cette inscription neurobiologique de la peur de l’exclusion confirme, d’une autre manière, ce qu’avaient analysé Veblen, Simmel, Goffman et Bauman : l’anxiété d’appartenance constitue un ressort fondamental de nos comportements sociaux, que les plateformes numériques amplifient désormais de manière systématique.

Reprendre le contrôle de l’attention ?

L’anxiété sociale comparative n’a donc pas attendu Instagram pour exister. Mais il faut reconnaître une différence d’échelle : nos cerveaux, façonnés pour des groupes de quelques dizaines d'individus, ne sont pas équipés pour traiter le flux incessant de vies alternatives qui défile sur nos écrans.

Face à cette saturation, la déconnexion n’est pas une fuite mais une reconquête. Choisir de ne pas regarder, de ne pas savoir, de ne pas être connecté en permanence, ce n’est pas rater quelque chose – c’est gagner la capacité d’être pleinement présent à sa propre vie. Cette prise de conscience a donné naissance à un concept miroir du FOMO : le JOMO, ou « Joy of Missing Out », le plaisir retrouvé dans le choix conscient de la déconnexion et dans la réappropriation du temps et de l’attention.

The Conversation

Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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22.10.2025 à 17:50

Pourquoi nous continuons à chasser les fantômes – et ce que cela dit de nous

Alice Vernon, Lecturer in Creative Writing and 19th-Century Literature, Aberystwyth University

Des séances victoriennes de spiritisme à TikTok, les chasses aux fantômes en disent plus long sur les vivants que sur les morts.
Texte intégral (1562 mots)
Les maisons hantées, lieux de prédilection pour la chasse aux fantômes. Juiced Up Media/Shutterstock

Des séances de spiritisme, très populaires au XIXᵉ siècle, aux vidéos contemporaines qui retracent des « chasses aux fantômes dans des maisons hantées », la quête d’une forme de communication avec l’Au-delà en dit long sur nos peurs et sur notre rapport à la mort.


En 1874, le célèbre chimiste Sir William Crookes était assis dans une pièce sombre, les yeux fixés sur un rideau recouvrant une alcôve. Soudain, le rideau s’est agité, et un fantôme lumineux, celui d’une jeune femme vêtue d’un linceul blanc, en est sorti. Crookes était fasciné.

Mais le fantôme était faux, et l’implication du scientifique dans des séances de spiritisme faillit ruiner sa carrière. Malgré tout, Crookes, comme des milliers d’autres après lui, continua à rechercher des preuves de l’existence des esprits.

La popularité des séances de spiritisme victoriennes et de la pseudo-religion qui y était associée (le spiritisme) se répandit rapidement à travers le monde. Des petits salons silencieux où se réunissaient les personnes récemment endeuillées aux grandes salles de concert, le public était avide de spectacles effrayants.

Aujourd’hui, la chasse aux fantômes reste un sujet culturel extrêmement populaire. Des plateformes, telles que YouTube et TikTok, regorgent désormais d’enquêteurs amateurs qui parcourent des bâtiments abandonnés et des maisons hantées bien connues afin de recueillir des preuves.

J’ai passé ces dernières années à faire des recherches sur l’histoire sociale de la chasse aux fantômes pour mon nouveau livre, Ghosted : A History of Ghost-Hunting, and Why We Keep Looking (cet ouvrage n’est pas traduit en français, ndlr), afin d’examiner les fantômes du point de vue des vivants. Pourquoi continuons-nous à nous accrocher à l’espoir de trouver une preuve de l’existence d’une vie après la mort ?

La chasse aux fantômes est devenue un phénomène international en 1848, lorsque les jeunes sœurs Kate et Mary Fox ont popularisé un code pour communiquer avec le fantôme qui, selon elles, hantait leur ferme à Hydesville, dans l’État de New York : il s’agissait, pour l’esprit invoqué, de frapper un certain nombre de coups pour former des réponses.

Cinq ans plus tard, on estimait qu’elles avaient amassé 500 000 dollars (soit près de 17 millions d’euros aujourd’hui). Le spiritisme s’est répandu dans le monde entier, en particulier au Royaume-Uni, en France et en Australie. Il a été favorisé par les nombreuses pertes humaines qui ont suivi la guerre civile américaine et, au début du XXe siècle, par les pertes massives causées par la Première Guerre mondiale.

Les gens se tournaient vers le spiritisme et la chasse aux fantômes pour obtenir la gloire et la fortune, mais aussi pour cultiver l’espoir et chercher inlassablement des preuves que la mort n’était pas la fin.

L’essor du scepticisme

Parallèlement au spiritisme, cependant, des sceptiques désireux de découvrir la vérité sur les fantômes ont fait leur apparition. Les critiques les plus virulents du spiritisme étaient les magiciens, qui estimaient que les médiums tentaient de copier leur art, mais en adoptant une approche moralement répréhensible. Au moins, le public d’un magicien savait qu’il était délibérément trompé.

Le célèbre illusionniste Harry Houdini, par exemple, se disputait souvent avec son ami proche et fervent spirite, l’écrivain britannique Sir Arthur Conan Doyle, au sujet des pratiques frauduleuses des médiums.

Avec l’essor des laboratoires scientifiques modernes et le développement des appareils portables d’enregistrement du son et de l’image au XXe siècle, la chasse aux fantômes est devenue un passe-temps de plus en plus populaire et sensationnel. Harry Price, chercheur en parapsychologie, auteur et amateur professionnel, a utilisé la chasse aux fantômes pour créer un culte de la personnalité, dénichant toute apparition intéressante susceptible de lui apporter de la notoriété.

C’est lui qui a introduit la chasse aux fantômes dans les médias comme forme de divertissement. En 1936, il a réalisé une émission en direct sur la BBC depuis une maison hantée.

Le programme lancé par Price est le précurseur oublié de la chasse aux fantômes telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les émissions de téléréalité imitent le format de son émission de 1936, avec des exemples tels que Most Haunted qui a su fidéliser son public depuis sa première diffusion sur Living TV en 2002. Bien qu’elle ne soit plus produite pour la télévision, l’équipe de Most Haunted continue de filmer et de publier de nouveaux épisodes sur sa chaîne YouTube.

Most Haunted est apparue pour la première fois à la télévision en 2002, mais est désormais disponible sur YouTube.

Elle a également clairement influencé des copies internationales telles que Bytva ekstrasensov en Ukraine et Ghost Hunt en Nouvelle-Zélande. Les réseaux sociaux ont également changé notre façon de chasser les fantômes. Ils ont permis à des groupes d’amateurs et à des enquêteurs d’atteindre un public immense sur diverses plateformes.

Mais la chasse aux fantômes est également marquée par une forte concurrence, les groupes et les enquêteurs cherchant à se surpasser les uns les autres pour obtenir les meilleures preuves. Pour beaucoup, cela signifie s’équiper d’outils dignes des ghostbusters. Il peut s’agir de gadgets et de capteurs clignotants, notamment des détecteurs de champs électromagnétiques, des enregistreurs audio high-tech et même des jouets pour chats à LED activés par le mouvement.

Tout cela dans le but d’obtenir les preuves les plus « scientifiques » et, par conséquent, la popularité et le respect de leurs pairs. Il semble que plus nous prétendons être scientifiques dans la recherche de fantômes, plus nous laissons les théories pseudoscientifiques envahir la chasse.

Une histoire de sociabilité

Pourtant, nous n’abandonnons jamais. C’est ce qui m’a fasciné lorsque j’ai entrepris mes recherches. Je voulais savoir pourquoi, après des siècles, nous ne sommes toujours pas plus près d’obtenir des preuves concluantes de l’existence du paranormal, tandis que la chasse aux fantômes est plus populaire que jamais.

J’ai même participé à quelques chasses aux fantômes pour essayer de comprendre ce mystère. Ma conclusion ? La chasse aux fantômes sert à créer des liens sociaux et en dit plus long sur les vivants que sur les morts.

J’ai vécu les expériences les plus amusantes de ma vie lors de ces chasses, qui m’ont permis d’entrer en contact, non pas avec des fantômes, mais avec de nouvelles personnes et aussi d’en apprendre davantage sur l’histoire des bâtiments « hantés ».

Ce que j’ai appris, c’est que la chasse aux fantômes concerne davantage les vivants que les morts ou les fantômes que nous essayons de trouver. La chasse aux fantômes, lorsqu’elle est pratiquée de manière éthique, est une activité sociale de première importance. Elle nous permet de surmonter notre chagrin, d’affronter notre peur de la mort et d’explorer ce que signifie être en vie.

The Conversation

Alice Vernon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.10.2025 à 14:57

« Kaamelott » : du programme populaire à l’œuvre culte

Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Quand la série « Kaamelott » est née, rien ne la destinait à devenir une œuvre. Pourtant, la consécration du programme d’Alexandre Astier vient précisément de cette marginalité initiale.
Texte intégral (1744 mots)
Arthur Pendragon, interprété par Alexandre Astier, dans le premier trailer de _Kaamelott -- Partie 1 -- Premier volet_ (2021). Crédit : Capture d'écran YouTube

Le deuxième volet de la trilogie Kaamelott – Partie 1 sort aujourd’hui, 22 octobre, sur grand écran. À travers ce qui fut d’abord un format court pour la télévision, Alexandre Astier a opéré un passage singulier : celui d’une forme populaire comique à une œuvre revendiquant une certaine profondeur artistique, en s’autolégitimant au fil du temps. L’évolution de la série, de la comédie de situation à la fresque tragique, illustre la tension entre le besoin de reconnaissance, la quête d’authenticité et la perte du collectif.


À quoi tient le succès ? Un contexte, une idée, un talent pour la mise en forme ? Il est rare qu’un auteur parvienne à fédérer largement, à laisser une empreinte dans la mémoire d’une génération, voire plusieurs. Alexandre Astier est de ceux-là. Et puis vient le reste : le travail, l’usure, l’ego, le besoin de reconnaissance.

La série est drôle, bien sûr, mais aussi d’une justesse étonnante : elle égrène de petites leçons sur la condition humaine, la distance entre ce qu’on pense et ce qu’on fait, entre l’idéal et la maladresse. Cet humour bancal, où la logique devient absurde, raconte mieux que tout la fatigue des puissants, l’humanité des héros.

Renverser la verticalité du pouvoir

C’est sur ce rire-là, à la fois tendre et lucide, que reposent les premiers Livres (2005–2006). Trois minutes par épisode, un décor fixe, une cour d’incompétents où les discussions sur le Graal prennent des allures de réunions de service. Astier traite les héros comme des types normaux, fatigués, médiocres. Ce n’est pas une parodie, mais une façon de ramener le mythe à hauteur d’hommes, de femmes aussi. Kaamelott renverse la verticalité du pouvoir : il montre les puissants dans leur banalité, leur fragilité, leur lassitude.

Et si cela fonctionne, c’est aussi parce qu’Astier a fait parler les figures mythiques avec la langue du XXIe siècle. Dans un décor médiéval, les personnages s’expriment comme des employés de bureau, des amis de bistrot, des parents épuisés. Cette friction entre langue contemporaine et cadre légendaire crée l’identification. Elle donne au spectateur le sentiment d’appartenir au monde qu’il regarde, d’en comprendre les logiques, les silences, les ratés. Ce mélange de trivialité et d’archaïsme est un coup de génie : il fabrique la proximité sans détruire totalement le mythe et sa poésie.

Ce geste de désacralisation ouvre paradoxalement la voie à une transformation. Les sociologues Roberta Shapiro et Nathalie Heinich dans un texte de 1992, appellent « artification » le processus par lequel une pratique populaire se requalifie en art. Les premiers Livres en posent les conditions : une forme mineure, un humour accessible, une création située du côté du commun, conçue pour la télévision. Rien, alors, ne destine Kaamelott à devenir une « œuvre ». Et pourtant, c’est de cette marginalité que naît la possibilité du basculement.

Vers l’auto-légitimation

Le Livre V (2007) en marque la rupture. Les épisodes s’allongent, la lumière se densifie, le ton s’assombrit. Arthur doute, s’épuise, vacille. Le comique devient tragique. « Oui, mais j’essaye de faire en sorte que la comédie soit un genre sérieusement fait. » Ce glissement n’est pas un simple effet de style : c’est un changement de position. L’humoriste cherche la gravité, l’auteur la légitimité. La plupart du temps, comme l’ont montré Roberta Shapiro et Nathalie Heinich, l’artification passe par les institutions : critiques, festivals, musées, élites cultivées.

Astier, lui, ne passe par personne. Il se légitime seul. Ce que Heinich et Shapiro décrivent comme un processus social devient ici un geste individuel. L’auteur populaire s’auto-institue artiste, artistisation dit-on dans ce cas. À l’inverse du peintre Jean-Michel Basquiat – dans un autre champ artistique –, dont l’artification n’a pas résulté d’une affirmation personnelle, mais est passée par le biais des galeristes, des critiques et des collectionneurs qui ont fait sa reconnaissance artistique. Là où Basquiat a été consacré par les institutions du monde de l’art, Astier s’institue lui-même, sans médiation, par la seule cohérence de son œuvre et de sa posture.

Cette auto-artistisation, sociologiquement rare, traduit un renversement : ce n’est plus le haut qui consacre le bas, mais le bas qui s’élève par la forme. Avec le succès viennent les moyens financiers certes, mais le passage à l’œuvre se trouve plutôt dans l’affirmation de la démarche artistique que dans la possibilité économique.

C’est notamment à travers la musique que l’on observe ce mouvement. Astier, formé au conservatoire régional de Lyon, compose lui-même ses bandes originales. Dans les premiers Livres, elles sont discrètes, parfois synthétiques. À partir du Livre VI, elles deviennent symphoniques, portées par l’Orchestre philharmonique de Lyon. Les titres latins ou plus solennels – Dies Irae, la Bataille de Camlann – annoncent le passage du profane au sacré, de l’anecdotique à l’épopée. Dans Kaamelott – Partie 1 – Premier Volet (2021), le premier film de la trilogie qui fait suite à la série télévisée, la musique envahit l’image, la solennité devient quasi religieuse. Les critiques y ont vu de la pompe, un excès d’ambition. Mais il faut y entendre une forme de sincérité : le désir de faire œuvre, de hisser le rire au rang d’émotion durable.

Chez le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth, la reconnaissance n’est pas qu’une forme d’approbation sociale, c’est une condition de la subjectivité morale : être reconnu, c’est se savoir légitime. Dans Kaamelott, cette quête se rejoue à l’échelle d’une création. Ce n’est plus la reconnaissance du public que cherche Astier, mais celle d’un regard symbolique : prouver que le comique peut être une forme sérieuse.

Ce besoin de reconnaissance transforme la relation au spectateur. Dans les premiers Livres, on rit avec les personnages. À partir du Livre V, on les observe : Le format sitcom (sketchs courts, chute comique) disparaît au profit d’une narration feuilletonnante ; les personnages ne sont plus des figures comiques mais des figures blessées ; le rire devient rare et, lorsqu’il subsiste, il est souvent amer ou réflexif. Le rire collectif se fait contemplation solitaire.

Astier concentre toutes les fonctions – écriture, réalisation, montage, musique – comme pour garantir la cohérence de son monde. C’est la réflexivité moderne, décrite par le sociologue britannique Anthony Giddens : celle d’un individu qui se construit dans le récit de sa propre cohérence. Arthur devient son double : un roi épuisé, obsédé par l’ordre, pris dans sa propre mélancolie.

Échapper au divertissement… sans y renoncer tout à fait

Cette recherche d’unité rejoint ce que le philosophe canadien Charles Taylor appelle « l’exigence d’authenticité » : être fidèle à soi, dire vrai. Astier rend sa série plus grave à la fois pour séduire et pour rester juste à ses propres yeux. Il veut que Kaamelott tienne, moralement et esthétiquement. Ce souci de sincérité a pourtant un coût : en cherchant sa cohérence intérieure, l’artiste s’éloigne de la logique collective qui fondait la série. Le rire partagé des premiers Livres laisse place à une introspection plus solitaire, où le créateur s’isole, à l’image de son roi.

L’historien et sociologue américain Christopher Lasch décrivait déjà cette tension : une société hantée par la quête d’admiration et la peur du ridicule. Kaamelott en devient la traduction artistique. Le film, avec ses plans lents et ses musiques liturgiques, incarne cette ambivalence : l’envie d’échapper au divertissement et la crainte d’être pris pour un simple amuseur. Mais sous la pompe, quelque chose d’intact persiste : le rythme du gag, la musicalité du dialogue, la tendresse du ridicule.

Astier a accompli sur lui-même le processus que Shapiro et Heinich attribuaient aux institutions. Il a élevé une forme populaire à la dignité d’une œuvre, sans renoncer à ce qui la rendait vivante. Ce faisant, il a produit une sociologie en acte : celle d’un créateur qui se bat contre les hiérarchies culturelles sans jamais cesser de les rejouer.

S’il faut limiter la portée politique que voudrait distiller Astier dans son œuvre, c’est sans doute pour cela qu’on reste attaché à Kaamelott. Parce qu’au-delà de la gravité, il demeure ce rire : celui de Perceval et de Karadoc, un rire qui pense.

The Conversation

Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.10.2025 à 14:45

Restitutions du patrimoine culturel illicite : un nouveau projet de loi française pourrait changer la donne

Catharine Titi, Research Associate Professor (tenured), French National Centre for Scientific Research (CNRS), Université Paris-Panthéon-Assas

Le projet de loi sur les restitutions du patrimoine culturel illicite devrait permettre à la France de se positionner à l’avant-garde du débat sur ce sujet.
Texte intégral (1774 mots)
Image tirée du film _Dahomey_ (2024), de Mati Diop, Ours d’or de la 74<sup>e</sup>&nbsp;Berlinale. Films du Losange

Sur la question des restitutions du patrimoine culturel illicite, la France entend aller plus loin avec un projet de loi qui pourrait devenir une loi phare en la matière. Quelles en sont les modalités, et pourquoi ce projet représente-t-il potentiellement un tournant historique ?


Le discours marquant d’Emmanuel Macron sur le patrimoine culturel africain, prononcé à Ouagadougou au Burkina Faso en 2017, a suscité l’espoir d’un tournant dans la question des restitutions. Depuis, les premiers résultats ont été modestes.

Les conclusions audacieuses du rapport Sarr-Savoy, publié un an plus tard, se cantonnaient au patrimoine culturel subsaharien. Les quelques restitutions qui ont suivi, notamment celles de 26 œuvres au Bénin, d’un objet au Sénégal et d’un autre à la Côte d’Ivoire, se sont révélées moins ambitieuses que celles entrevues.

Certes, deux lois-cadres sur la restitution des restes humains et sur des objets liés aux spoliations antisémites ont bien été adoptées en 2023, mais nous étions là à la traîne d’autres pays européens. Nos voisins d’outre-Manche, connus pour leur scepticisme vis-à-vis des restitutions, disposent de telles lois depuis de longues années.

Cependant, aujourd’hui, la France entend aller plus loin avec un projet de loi qui pourrait devenir une loi phare en matière de restitutions. La promesse date de 2021, quand le président de la République affirmait la nécessité d’une loi « qui permettra de cadrer dans la durée les choses […] pour établir véritablement une doctrine et des règles précises de restituabilité ». Aujourd’hui, les conditions de son adoption semblent enfin réunies.

Une dérogation ciblée au principe d’inaliénabilité

Le projet de loi vise à créer une dérogation ponctuelle au principe d’inaliénabilité qui empêche la vente ou le transfert des œuvres des collections publiques pour certains biens culturels. L’objectif est de faciliter le processus de restitution, afin qu’elle puisse s’effectuer par décret en Conseil d’État, sans que le législateur n’ait à intervenir.

Selon l’étude d’impact du projet, il serait « répétitif et pesant […] pour toutes les parties prenantes de proposer de nouveaux projets de loi ad hoc […] pour restituer au cas par cas » et le Parlement pourrait « être difficilement sollicité de façon répétée pour des lois d’espèce visant des œuvres spécifiques ».

Appropriation illicite entre 1815 et 1972

Les biens culturels concernés sont ceux qui ont fait l’objet d’une « appropriation illicite » entre le 10 juin 1815, lendemain de la signature de l’acte final du congrès de Vienne, qui a décrété la restitution des spoliations européennes de Napoléon, et le 23 avril 1972, veille de l’entrée en vigueur de la Convention de l’Unesco de 1970, qui a mis en place un cadre de lutte contre le trafic international de biens culturels.

Cette période pose question. Par exemple, toutes les antiquités et autres œuvres d’art qui auraient dû être restituées en 1815, selon l’accord établi à l’époque, ne l’ont pas été. Pourquoi ne pas couvrir toute la période napoléonienne ? Ne serait-ce pas aussi un moyen indirect d’exercer une pression sur nos voisins britanniques qui, à l’issue de la bataille du Nil (1798), ont emporté les antiquités égyptiennes de la campagne d’Égypte ?

Le texte du projet de loi retient comme date cruciale celle de l’appropriation illicite de l’objet. La loi pourrait aller encore plus loin en retenant comme date cruciale celle de l’acquisition de l’objet illicite par une collection nationale française. Dans ce cas, un objet volé avant 1815, mais acquis après cette date serait toujours protégé par la loi.

Mieux encore, a-t-on vraiment besoin d’une période de référence ? Ne serait-il pas suffisant de se concentrer sur le caractère illicite du bien ?

Il faut rappeler qu’aucune restitution ne sera automatique : un décret en Conseil d’État pris sur le rapport du ministre de la culture sera nécessaire. Il n’y a donc aucun risque de restitution précipitée.

Par ailleurs, le projet prévoit qu’un comité scientifique pourrait également être consulté pour avis. Il pourrait même être conçu comme un organe pérenne, ce qui lui permettrait de développer une pratique, équivalente à une « jurisprudence » constante.

Enfin, la dérogation ne couvre pas les biens archéologiques ayant fait l’objet d’un accord de partage de fouilles ou d’un échange à des fins d’étude scientifique ni les biens saisis par les forces armées et transformés en « biens militaires ». Ces exclusions pourraient sensiblement restreindre l’impact de la loi, d’autant que la définition du terme « bien militaire » est large et que certains anciens accords relatifs à des biens archéologiques pourraient être considérés comme une appropriation illicite aujourd’hui.

Vol ou exportation illicite à partir de 1972

Au-delà de la dérogation au principe d’inaliénabilité, le projet de loi vise les biens culturels qui ont été « volés ou illicitement exportés » à partir du 24 avril 1972, date d’entrée en vigueur de la Convention de l’Unesco de 1970. Comme la France n’a ratifié cette convention qu’en 1997, il a été décidé de l’appliquer rétroactivement à partir de 1972.

Ici, le processus de restitution est différent : la collection publique qui possède le bien culturel demande au juge d’ordonner sa restitution. L’inconvénient est qu’il concerne uniquement les objets « volés ou illicitement exportés » et donc pas forcément d’autres types d’« appropriation illicite » comme la cession d’un objet obtenue par contrainte.

En outre, on peut s’interroger sur l’intention du projet de loi qui est soit de proposer un cadre législatif nouveau, soit d’intégrer la Convention de l’Unesco de 1970 dans le droit interne français. Dans ce dernier cas, il pourrait involontairement intégrer aussi les limitations de celle-ci. Par exemple, les produits provenant de fouilles archéologiques clandestines n’entrent pas a priori dans le champ de protection de cette convention. Est-ce vraiment la volonté du législateur d’exclure les produits de fouilles clandestines du champ d’application de la loi ?

Politiques de restitution : l’exemple néerlandais

Ces dernières années, les politiques en matière de restitution ont radicalement changé presque partout dans le monde, prouvant que des pratiques, acceptables par le passé, ne le sont plus. À ce titre, l’exemple des Pays-Bas est particulièrement intéressant.

Depuis 2020, ce pays a mis en place une nouvelle politique et a constitué un comité scientifique chargé d’examiner les demandes de restitution émanant d’un État étranger. Il accepte désormais que les objets entrés dans le domaine public néerlandais à la suite d’un déséquilibre des pouvoirs soient restitués. Bien que le comité ait officiellement été créé pour traiter les demandes relatives aux objets coloniaux, son champ d’action s’étend à tous les types d’objets. En cas de doute quant à la manière dont un bien culturel s’est intégré dans une collection néerlandaise, le comité recommande sa restitution. Le doute profite donc à l’État demandeur.

Les mots ont leur importance. Lorsqu’il examine une demande de restitution, le comité néerlandais ne considère pas que l’objet « appartient » à la collection néerlandaise, mais seulement qu’il y est accueilli. Il est question d’objets « perdus involontairement » par l’État concerné (et non « volés » ou « obtenus par contrainte »). Plus important encore, cette nouvelle politique reconnaît que « la réparation de l’injustice est le point de départ du processus de restitution ».

Un projet de loi tourné vers l’avenir

Revenons au projet français de loi présenté par le gouvernement. Il a été déposé au Sénat, le 30 juillet 2025, où trois sénateurs, Max Brisson (LR), Catherine Morin-Desailly (Union centriste) et Pierre Ouzoulias (CRCE-K), particulièrement engagés en la matière, ont déjà été à l’origine d’un nombre de dossiers législatifs portant sur les restitutions.

Le projet de loi devait initialement être discuté en septembre 2025, mais la situation politique a repoussé cette échéance à une date pour l’instant indéterminée.

Le consensus politique qui semble émerger en faveur de ce projet est fondateur. Il permettra à la France de se positionner à l’avant-garde du débat sur la restitution des biens culturels acquis illicitement.

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