16.07.2025 à 13:58
Thibaut Clément, Maître de conférences en civilisation américaine, Sorbonne Université
Soixante-dix ans après son ouverture, le 17 juillet 1955 à Anaheim en Californie, Disneyland constitue aujourd’hui plus que jamais le prototype d’une industrie d’un genre nouveau, dont les ramifications – mondialisation culturelle, pratiques managériales « performatives », divertissement et urbanisme « post-modernes » – ne cessent de s’étendre. Retour sur un phénomène qui devait révolutionner les pratiques de loisirs.
Septembre 1959. Nikita Khrouchtchev, en visite d’État aux États-Unis, se voit refuser la visite de Disneyland pour des motifs de sécurité. Outre provoquer la colère du dignitaire soviétique, cet incident diplomatique mineur renforce la fonction symbolique du parc dans l’Amérique d’après-guerre qui, d’échappée temporaire aux réalités angoissantes de la guerre froide, s’établit de fait en sanctuaire infranchissable au communisme et à ses émissaires. C’est dire l’influence politique et économique d’une entreprise – et avec elle, d’une industrie entière – pourtant préoccupée de cultiver une certaine insouciance parmi son public.
Avec ses « lands » ou contrées, disposées en éventail autour de son château de conte de fées et soigneusement thématisées autour des genres cinématographiques dominant alors le box-office, Disneyland, inauguré le 17 juillet 1955 à Anaheim (Californie), fournit au secteur son prototype autant que son emblème.
Sans surprise, Disney raflait avant la pandémie de Covid-19 les neuf premières places des 25 parcs les plus fréquentés du monde ainsi que 60 % de leurs 255 millions d’entrées.
Si, bien sûr, Disneyland fut le premier à convoquer des décors et des imaginaires populaires empruntés au film, d’autres parcs auront avant lui témoigné d’un même goût pour un paysagisme « illusioniste », tels les jardins à l’anglaise, dont l’apparence « naturelle » tient d’un art consommé de l’artifice. Et dans leurs ambitions de pourvoir aux amusements et à l’émerveillement des visiteurs, Disneyland et ses avatars sont les légataires des Tivoli qui, ouverts en France dans des parcs autrefois privés et rendus publics avec la Révolution, offrent aux foules les divertissements jusqu’alors réservés à l’aristocratie : parades et spectacles, feux d’artifice, jeux, mais aussi merveilles de la technique, tels que vols en ballon, « katchelis » (ou, « roues diaboliques ») et autres « promenades aériennes » (premières itérations des grandes roues ou des montagnes russes).
La généalogie des parcs à thèmes les relie également aux panoramas (et à leurs cousins, les dioramas), aux jardins zoologiques (en particulier ceux édifiés par l’Allemand Carl Hagenbeck), voire aux expositions coloniales – tous dispositifs immersifs propices aux voyages immobiles et destinés à étancher la soif de dépaysement d’un XIXe siècle européen épris d’exploration et de conquête.
Ouvrant une nouvelle ère des loisirs, l’âge industriel a tôt fait de mettre ses moyens au service de l’amusement des masses : la Révolution industrielle fournit aussi bien leurs publics que leurs technologies aux premiers parcs d’attractions (dont les Luna Park [1903] et Dreamland [1904] de Coney Island à New York) – quand les prodiges de la technologie ne constituent pas l’objet même du spectacle, à l’instar des expositions universelles.
Comme sa désignation de parcs à thèmes le laisse entendre, c’est la thématisation qui, en assurant la cohérence et l’exotisme de chacune de ses contrées, fournit à Disneyland le principe organisateur d’une industrie encore à naître – à la différence des simples « parcs d’attractions » d’alors. Mieux encore, la thématisation y convoque un imaginaire cinématographique identifiant chacun des « lands » à des univers de fiction canoniques : aventure, western, science-fiction et, bien sûr, les films d’animation des studios.
Le temps de la visite, les thèmes substituent à l’« ici » et au « maintenant » du réel un ailleurs imaginaire, fournissant la pierre angulaire d’un art du récit dans l’espace : les paysages exotiques du parc suffisent en quelque sorte à mettre en scène le visiteur dans son propre rôle de touriste, l’invitant à rejouer le scénario du voyage en pays inconnu.
Maintenant au loin les réalités ordinaires du quotidien et marquée par de hautes murailles, la séparation dedans-dehors/ici-ailleurs confère à l’entrée dans le parc quelque chose d’une traversée du miroir. Tout naturellement, le franchissement de seuils « magiques » successifs conduira un ethnologue à voir dans les parcs à thèmes, avec leurs rituels collectifs et imaginaires féériques, un analogue des lieux de pèlerinage et l’équivalent moderne des mystères et rites de passage ancestraux.
De toutes ses dimensions collectives et sociales, c’est le caractère supposément disciplinant du parc qui aura le plus retenu l’attention des critiques – lesquels y voient volontiers l’expression même de l’hégémonie capitaliste. Lieux privilégiés de la fausse conscience et marqueurs par excellence de la condition « post-moderne », les parcs à thèmes substitueraient la copie à l’original pour mieux mystifier le visiteur et l’inciter à une consommation effrénée.
Les parcs sont de fait le véhicule de grands récits qui leur fournissent une indéniable coloration idéologique. Le colonialisme constitue en quelque sorte le corollaire naturel de la quête d’exotisme que les parcs entendent satisfaire au travers de paysages prétendument sauvages et inexplorés : forêts tropicales, Ouest américain, ou cosmos. C’est à un éloge du libre marché comme moteur de progrès social et technique que s’adonnent les parcs Disney, lesquels effacent toute trace de conflits (y compris à Frontierland, inspiré du genre pourtant réputé violent du Western) et livrent de l’histoire une vision linéaire et consensuelle.
Enfin, à l’image des banlieues résidentielles d’après-guerre qui les voit naître, l’ordre « familial » des parcs prioritairement dévolus aux classes moyennes en fait aux États-Unis aussi bien le relais d’un certain conformisme social que l’un des instruments de la ségrégation urbaine, aidé en cela par des entrées payantes et une localisation excentrée.
Disneyland comme ses prédécesseurs se prête pourtant à bien des écarts de conduite, assouvissant même pour certains les penchants anarchistes du public autant que ses plaisirs licencieux : déjà la foule populaire de Coney Island se voyait priée de saccager la porcelaine d’un intérieur bourgeois dans un grand jeu de chamboule-tout, quand les « tunnels de l’amour » permettaient aux corps de se rapprocher loin du regard des chaperons. Tout comme au carnaval, ce renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs ne vaut peut-être toutefois que comme « soupape de sécurité » au service de l’ordre établi, désamorçant par le jeu toute velléité contestataire.
Il reste que loin d’être passif, le public déjoue parfois le script attendu : dans des mises en scène plus ou moins élaborées, certains prennent un malin plaisir à afficher des mines blasées ou à dénuder scandaleusement leurs poitrines lors de « photos finish » censées les surprendre au beau milieu de chutes vertigineuses.
De même, l’ambiance familiale et l’apparente hétéro-normativité des parcs Disney les désignent comme lieux d’activisme pour la visibilité LGBTQIA+, au travers de gays days originellement « sauvages » et désormais programmés avec l’assentiment de l’entreprise.
Symbole de la mondialisation, Disneyland aura vu son arrivée en France décriée comme un « Tchernobyl culturel », quand le Puy du Fou exporte son savoir-faire – y compris auprès de régimes autoritaires – sans, lui, causer d’émotions particulières. Certains exemples défient également les récits conventionnels d’une mondialisation pilotée depuis les États-Unis : né en 1983 de la volonté de l’entreprise japonaise qui le détient et première déclinaison internationale d’un parc à thèmes, Tokyo Disneyland relève en vérité de l’import, non de l’export, culturel.
Si Disney est directement partie prenante de l’édification de villes entières (telles Celebration (Floride, États-Unis) ou Val d’Europe (Seine-et-Marne), où l’entreprise se fait parmi les plus puissants relais du New Urbanism), certaines municipalités de République populaire de Chine se font décor et, à l’image de parcs à thèmes, revêtent l’apparence de villes lointaines comme Paris ou Hallstatt.
Ce sont jusqu’aux pratiques managériales des parcs à thèmes qui se répandent dans les entreprises de services (restauration, hôtellerie, santé, etc.) selon des logiques de Disneyisation.
La composante la plus marquante en est certainement le « travail performatif », qui encourage les employés à considérer leur activité comme performance théâtrale et à convoquer certaines émotions pour mieux se conformer aux exigences de leur rôle. Entre jeu et travail cette fois, les parcs à thèmes brouillent, une fois de plus, les frontières.
Adapté de : Thibaut Clément, « Parcs à thèmes », dans : Fabrice Argounès, Michel Bussi, Martine Drozdz (dir.), Nos lieux communs. Une géographie du monde contemporain, Paris, Fayard, 2024, pp. 466-470
Thibaut Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.07.2025 à 12:35
Alex Prior, Lecturer in Politics with International Relations, London South Bank University
Après huit années de rénovation, le Waldorf Astoria de New York devrait rouvrir ses portes prochainement et accueillir de nouveaux clients.
Le Waldorf – comme on l’appelle communément – va bientôt rouvrir ses portes. Cet établissement hôtelier new-yorkais de prestige a introduit le service en chambre, les cordons de velours, le red velvet cake et la sauce Thousand Island. Il a donné son nom à une salade, à une chaîne de cantines, ainsi qu’à une forme aujourd’hui oubliée de démocratie.
En 1907, le romancier Henry James affirmait que le Waldorf incarnait ce qu’il appelait « l’esprit hôtelier » : un lieu où tout le monde était égal – à condition de pouvoir payer l’entrée. Pour James, les hôtels définissaient la culture et les idéaux émergents des États-Unis. Selon lui, ce nouvel esprit était celui de l’opportunité ; une élite nouvelle, accessible non par le sang, mais par l’argent.
Comme l’a écrit l’historien et journaliste David Freeland, le Waldorf ouvrait généralement ses portes à tous ceux qui étaient « capables et disposés à payer », à condition qu’ils se comportent de manière convenable. Cette éthique a été façonnée par le premier maître d’hôtel du Waldorf, Oscar Tschirky – connu simplement comme « Oscar du Waldorf » parce que son nom était difficile à prononcer.
« Nos innovations étaient saisissantes et sensationnelles mais toujours empreintes de distinction », disait Tschirky dans son autobiographie, rédigée par un prête-plume en 1943.
Parmi ces innovations : la création de la « suite présidentielle », où se tinrent notamment des négociations entre les suffragistes et le président Woodrow Wilson (1913-1921), faisant de l’hôtel un improbable foyer du féminisme états-unien.
Le Waldorf est donc bien une institution états-unienne – ou du moins l’a-t-il été.
Il est désormais la propriété d’investisseurs chinois, et n’a plus accueilli de président depuis Barack Obama, en raison de soupçons de risques pour la sécurité nationale. La marque elle-même a été diluée, avec 32 établissements « Waldorf Astoria » répartis dans le monde.
L’histoire du Waldorf résume la crise moderne de l’establishment états-unien. Peu de lieux incarnent mieux la genèse de l’élite américaine – beaucoup plus fondée sur l’argent que sur les origines sociales. Et depuis une dizaine d’années, la position de l’hôtel – comme celle des classes dirigeantes – a été attaquée par un autre propriétaire d’hôtel : Donald Trump.
Trump a sa propre vision de l’usage de ces palais modernes pour incarner sa puissance – et ses innovations sont tout sauf raffinées. Que peuvent alors nous apprendre les origines de cette ancienne institution sur l’Amérique d’aujourd’hui ? En tant que chercheur spécialisé dans les institutions politiques et démocratiques, j’étudie le rôle des hôtels dans l’histoire de la démocratie américaine. Et cette histoire particulière commence avec un serveur né en Suisse.
Tschirky est né en 1866 dans le village alpin suisse du Locle. En 1883, lui et sa mère embarquent à bord du paquebot France, à destination de New York. Dans son livre, il se souvient de l’annonce faite par sa mère :
« Oui, Oscar, nous allons partir en Amérique et vivre avec ton frère dans ce grand pays d’abondance où nous pourrons avoir tout ce que nous avons toujours désiré. »
Cette nuit-là, selon ses Mémoires, marqua « le début de la carrière d’Oscar en tant que serviteur et conseiller adoré des grands et des puissants de ce monde ». Il faudra attendre dix ans après son arrivée à New York pour que Tschirky intègre le Waldorf – alors sur le point d’ouvrir – comme maître d’hôtel. Son contrat débute le 1er janvier 1893, en amont de l’inauguration officielle de l’hôtel de la Cinquième Avenue, qui interviendra en mars. Il occupera ce poste pendant un demi-siècle, en tant qu’« hôte du monde ».
Tschirky restera en poste lorsque l’hôtel s’agrandit en 1897, avec la construction par John Jacob Astor, quatrième du nom, de l’hôtel Astoria, plus grand et plus haut, relié au Waldorf voisin. En 1931, l’hôtel est contraint de déménager après la démolition de son emplacement initial, destiné à accueillir l’Empire State Building. Le « nouveau » Waldorf Astoria New York rouvre alors sur Park Avenue, flanqué de ses célèbres tours, devenant ainsi le plus haut hôtel du monde à l’époque.
Tschirky est né un an après la fin de la guerre de Sécession. Il grandit dans une Amérique marquée par les lois Jim Crow et la ségrégation. Il vivra assez longtemps pour voir le droit de vote accordé aux femmes, mais pas les réformes des droits civiques des années 1960.
Dans ce contexte agité, Tschirky semble avoir fait de son mieux pour maintenir le Waldorf à l’écart de la politique. Il s’en tient aux conseils du directeur de l’hôtel, George Boldt (lui-même immigré allemand), qui lui avait dit que « ce n’était pas à l’hôtel de régler les affaires internationales ».
Tschirky comprend, incarne et donne forme à « l’esprit hôtelier » d’une Amérique nouvelle, tout en présidant à l’établissement d’hôtels considérés comme des palais états-uniens non seulement pour les visiteurs, mais pour la nouvelle aristocratie nationale.
Le Waldorf a accueilli tous les présidents des États-Unis, de Grover Cleveland (1885-1889 et 1893-1897) à Franklin D. Roosevelt (1933-1945).
Au printemps 1897, Cleveland se trouve au Waldorf avec des membres de son ancien cabinet, qui souhaitent le voir désigné candidat démocrate pour l’élection de 1900. Il s’agit là de la première mention de la « démocratie Waldorf » – une expression désignant alors ce nouveau groupe interne (et dans une certaine mesure distinct) du Parti démocrate, appelé « la démocratie ».
Cette approche politique ne fait pas l’unanimité. Comme le rapporte The Ohio Democrat, le député Edward W. Carmack du Tennessee la qualifie de
« démocratie murée, car ils sont entre eux, ne représentant personne et incapables d’influencer un seul vote ».
Néanmoins, les élites politiques appréciaient le luxe qu’offrait le Waldorf. Les suites présidentielles y furent instaurées durant la présidence de Woodrow Wilson (1913–1921). Au Waldorf, cette célèbre suite reproduit le mobilier de la Maison Blanche et conserve encore aujourd’hui plusieurs souvenirs présidentiels (dont le fauteuil à bascule de John F. Kennedy).
L’hôtel était également très fréquenté par les célèbres « Four Hundred » de l’Âge doré – l’élite de la haute société new-yorkaise. Ce groupe, à l’origine dirigé par Caroline Astor née Schermerhorn, tirait son nom du nombre de personnes pouvant tenir dans la salle de bal de Mme Astor. La ville ancestrale de la famille, Walldorf, en Allemagne de l’Ouest, a même donné son nom à l’hôtel. Selon le livre de Tschirky, la grande salle de bal du Waldorf était :
« Le lieu où Teddy Roosevelt avait dîné, où les présidents McKinley, Taft, Wilson, Harding, Coolidge et Hoover avaient prononcé des paroles historiques à la nation, où des princes de sang royal avaient été reçus, où des figures illustres de tous horizons avaient été honorées. »
Le Waldorf s’avéra être un palais digne des présidents des États-Unis et de leurs délégations, et Tschirky, un « serviteur » à leur hauteur. Interrogé par l’Evening Star de Washington, Tschirky disait ne pas vouloir « parler des présidents, sauf pour dire que Franklin D. Roosevelt l’appelait “mon voisin de l’autre côté de l’Hudson” ».
Mais Tschirky, « malgré toutes ses relations avec les célébrités, n’oublia jamais qu’il était, en fin de compte, un serviteur », comme l’écrit David Freeland. Le Waldorf lui-même utilisait ce terme pour désigner son personnel.
Le célèbre hôtelier Conrad Hilton, qui rachète le Waldorf en 1949, écrit dans son autobiographie Be My Guest :
« À l’origine, on disait que le Waldorf offrait l’exclusivité à ceux qui étaient déjà exclusifs. Plus tard, [l’écrivain et artiste] Oliver Herford déclara qu’il avait “apporté l’exclusivité aux masses”. Mais cette exclusivité demeura, qu’il s’agisse d’un congrès de trois mille personnes ou d’un tête-à-tête entre têtes couronnées. »
L’éthique du Waldorf projetait une idée du « bon goût » et cherchait à l’inculquer aux autres. Tschirky « éduquait discrètement les Américains aux subtilités de la gastronomie européenne ». En 1956, six ans après sa mort, le New York Times rappelait qu’avec Boldt, son directeur, il s’était donné pour mission d’apprendre aux gens à dépenser leur argent. Le Waldorf incarnait le bon goût en l’imposant à ses hôtes, en exigeant par exemple une « conduite appropriée ».
Mais avec l’exclusivité vient l’exclusion. D’où l’introduction par l’hôtel du cordon de velours. Selon les spécialistes des suites de luxe du Waldorf, cela avait pour but « d’instaurer de l’ordre… Le fait que cela créait un sentiment de prestige et de séparation était secondaire ».
La déclaration de Tschirky – « Tous ceux qui paient leurs factures sont sur un pied d’égalité » – reflète l’une de ses « règles de succès » :
« Soyez aussi courtois avec l’homme dans une chambre à cinq dollars qu’avec l’occupant de la suite royale. C’est une vieille règle, mais elle ne change pas. »
Cette philosophie montre comment l’hôtel pouvait être perçu, explique la spécialiste en études américaines Annabella Fick :
« [Cet établissement a] une qualité démocratique… même s’il est également élitiste. En cela, il renvoie à la conception démocratique de l’Amérique des débuts, qui faisait elle aussi la distinction entre les propriétaires fonciers et la foule. »
Ce n’était pas la seule distinction. Deux ans seulement après l’ouverture du Waldorf, la loi de 1895 sur l’égalité des droits dans l’État de New York (connue sous le nom de loi Malby), visant à abolir la discrimination raciale dans les lieux publics, suscite l’indignation de Boldt. Selon Freeland, Boldt déclare aux journalistes :
« Cette loi est un scandale, car elle nous empêche de choisir notre clientèle. Un homme qui dirige un hôtel de première classe doit respecter les souhaits de ses clients quant au type de personnes qu’il reçoit, et la loi ne devrait pas lui imposer ses vues. »
Dans son désir paradoxal de discriminer à sa guise – au nom de ses clients, réels ou supposés – Boldt offrait une parfaite illustration de l’exclusion inhérente à l’exclusivité. Sa déclaration annonçait également un système de ségrégation informelle, où les Noirs américains pouvaient entrer au Waldorf (et ailleurs), mais n’y étaient clairement pas les bienvenus.
Malgré cela, le Waldorf fut au cœur d’un basculement culturel états-unien majeur, qui « invitait » les Américains ordinaires à passer de l’autre côté du cordon de velours – à condition qu’ils puissent se le permettre. Comme l’écrivent James McCarthy et John Rutherford dans leur livre Peacock Alley (1931) :
« L’homme et la femme ordinaires… réprouvaient les démonstrations grandioses – surtout parce qu’ils savaient qu’elles dépassaient leur propre horizon de plaisir. L’arrivée du Waldorf fut toutefois une invitation adressée au public à goûter à cette grandeur. »
Et cela ne concernait pas que les clients payants. Lors de son 30e anniversaire, en 1923, le Waldorf éleva son personnel au rang d’invités.
« Pratiquement tout le personnel de l’hôtel était invité… L’événement atteignit le sommet de la démocratie version Waldorf, car serveurs et financiers, standardistes et capitaines d’industrie, préposés au vestiaire et princes du commerce étaient assis côte à côte, échangeant leurs souvenirs »,
témoignèrent les journalistes du Birmingham Age-Herald. L’article poursuit :
« Oscar était assis à la tête de sa propre table en tant qu’invité d’honneur. Pendant un court moment, Oscar ne fut plus l’hôte attentif… Durant une heure ou deux, Oscar fut lui-même l’invité, et toute la brigade de cuisine du Waldorf Astoria s’affaira à combler ses désirs et ceux de ses compagnons de table. »
Mais ce n’était qu’une expérience temporaire. La « démocratie du Waldorf » décrite lors de cet évènement – où des personnes de tous horizons et statuts se mêlaient et socialisaient – était très différente de celle de l’entourage de Cleveland. Elle n’était pas partisane, mais institutionnelle.
La démocratie a signifié des choses différentes, à des moments différents, au sein du Waldorf – tout comme dans l’ensemble des États-Unis.
À son tour, le Waldorf a commencé à changer, voire à perdre de sa signification dans le paysage états-unien au moment de la présidence d’Obama.
Le Waldorf a perdu son statut de « palais présidentiel » en 2014. Il a été acheté pour 1,95 milliard de dollars par une entreprise chinoise qui a ensuite été saisie par le gouvernement chinois. Un an plus tard, des préoccupations liées à la sécurité ont conduit le président Obama à préférer séjourner au Lotte New York Palace Hotel.
Le choix de son lieu de séjour par Obama – comme son choix d’éviter le Waldorf Astoria – a été largement commenté dans les médias. Cette décision a été perçue comme une « rupture avec des décennies de tradition ». ABC News y a vu la fin d’une époque, saluant :
« Adieu au Waldorf Astoria, bienvenue au Lotte New York Palace Hotel. »
Ce changement a aussi été présenté sous un angle géopolitique, notamment par le New York Times :
« Alors que des espions chinois fouillaient les courriels de la Maison Blanche, le président Obama a décidé de ne pas leur faciliter la tâche : il rompra avec la tradition et délaissera le Waldorf Astoria… M. Obama et d’autres responsables s’installeront quelques pâtés de maisons plus loin, au Lotte New York Palace. »
Le même article soulignait également que « les hôtels ont depuis longtemps représenté un maillon faible de la sécurité pour les responsables en déplacement et autres pesonnalités ». En fait, Nikita Khrouchtchev s’était un jour retrouvé coincé dans un ascenseur au Waldorf, et « pensait probablement qu’il s’agissait d’une tentative d’assassinat ».
Faire passer une tentative d’assassinat pour un « accident d’ascenseur » n’était probablement pas ce que Conrad Hilton avait en tête lorsqu’il imaginait ses hôtels comme « un moyen de combattre le communisme ». Bien au contraire – comme l’a exprimé la professeure Mairi Maclean, spécialiste des élites économiques – Hilton voyait dans les hôtels un moyen de « favoriser la paix dans le monde à travers le commerce et les voyages internationaux ».
Le Waldorf n’a peut-être pas instauré la paix mondiale, mais il a joué un rôle dans certains moments de l’histoire états-unienne, car il a toujours été vu comme un lieu stratégique pour influencer les décideurs, notamment en 1916. Le droit de vote des femmes aux États-Unis était encore à quatre ans d’être adopté. D’un côté du débat (et de l’hôtel lui-même), 200 suffragistes occupaient l’East Room. De l’autre, Woodrow Wilson séjournait dans la suite présidentielle.
Tschirky se souvenait avoir été « nommé coursier diplomatique… chargé de porter le premier communiqué du matin… Au milieu de tout cela, je suis resté ferme, me jurant de garder un ton neutre glacial ».
S’il était neutre sur la question du suffrage, Tschirky était disposé à faire tomber certaines barrières dans l’hôtel, surtout si cela servait les affaires. Il se rappelait qu’au moment de la construction de l’hôtel :
« Il n’existait pas, dans toute l’Amérique, de voiture automobile, de radio… Les cocktails ne se servaient pas dans les foyers privés ; les divorces n’étaient pas tolérés dans la bonne société ; les femmes ne fumaient pas, et ne portaient pas de robes au-dessus de la cheville. »
Mais, en 1907, une affichette fut placardée au Waldorf :
« Les femmes seront servies dans les restaurants de l’hôtel à tout moment, avec ou sans accompagnement masculin. »
Freeland relevait la simple confirmation de Tschirky : « Nous servirons les femmes. Que faire d’autre dans un hôtel ? » Quelques années plus tard, à propos du droit des femmes à fumer dans les salles à manger, Tschirky déclara : « Nous ne régulons pas le goût du public. C’est le goût du public qui doit nous réguler. »
Pour le trentième anniversaire du Waldorf, en 1923, un journal comme El Imparcial notait ainsi que l’hôtel était
« [un] atout civique d’une importance unique. Et à ses autres mérites, il faut ajouter celui d’avoir contribué efficacement au progrès du féminisme. Ce fut un jour mémorable pour les droits des femmes quand le Waldorf Astoria leur ouvrit l’accès au Peacock Alley ».
Cependant, même le nom de Peacock Alley – un couloir de l’hôtel devenu un important lieu de rassemblement, notamment pour les femmes – rappelait une forme d’exclusivité. C’était l’endroit où l’on se montrait. Comme le raconte Tschirky dans ses Mémoires :
« Le Waldorf Hotel était une image triomphale des meilleures personnes au meilleur d’elles-mêmes. »
Avec leur décor ostentatoire et leurs dorures, les hôtels Trump pourraient être considérés comme l’incarnation moderne du Peacock Alley. Mais les principes de politesse, de respect et de décorum posés par Tschirky semblent appartenir à une autre époque, si l’on compare avec une récente vidéo générée par intelligence artificielle montrant Trump et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, torse nu au bord d’une piscine, avec des verres à la main dans un imaginaire « Trump Gaza Hotel ». La vidéo semble parodique, mais cela n’a pas empêché le président de la partager sur Truth Social, son propre réseau social, ainsi que sur Instagram.
Tout comme Hilton (immortalisé dans Mad Men réclamant un Hilton sur la Lune), les hôtels ont toujours fait partie intégrante de la marque Trump. Il se souvenait, dans How to Get Rich, que sa « première grande opération, en 1974, portait sur le site de l’ancien Commodore Hotel, près de Grand Central Station », sur la 42e Rue.
L’ancien Trump International Hotel à Washington DC, ouvert en 2016, a été décrit comme « l’épicentre des intérêts commerciaux du président dans la capitale ». Il était aussi « un lieu prisé des lobbyistes et des membres républicains du Congrès pendant la présidence Trump ». « La Trump Organization a vendu le bail de l’hôtel à CGI en 2022, date à laquelle il a été rebaptisé Waldorf Astoria », même si l’on dit que l’entreprise Trump serait en pourparlers pour le racheter.
Autre point commun entre Hilton et Trump : l’usage des hôtels comme symboles de la nation. Chacun des hôtels de Hilton était conçu comme une « petite Amérique », « pour montrer aux pays les plus exposés au communisme l’autre face de la médaille ».
Dans les mois précédant l’élection présidentielle de 2016, lors de l’ouverture du Trump International Hotel, Trump « a tenté de faire de l’hôtel une métaphore de l’Amérique », selon un éditorial de Vox. Donald Trump déclara alors :
« Il avait tous les ingrédients de la grandeur, mais avait été négligé et laissé à l’abandon pendant de nombreuses décennies… Il avait les fondations du succès. Tous les éléments étaient là. Notre mission est de restaurer sa gloire passée, d’honorer son héritage, mais aussi d’imaginer une vision nouvelle et enthousiasmante pour l’avenir. »
Forbes avança que cet évènement « aurait très bien pu être confondu avec un meeting de Trump », par exemple lorsqu’il affirma :
« Mon message aujourd’hui tient en [quelques] mots : “dans le budget et en avance sur le calendrier"… On n’entend pas souvent ces mots dans la bouche du gouvernement – mais vous les entendrez ! »
De la même façon, dans une interview au New York Post, Eric Trump, le fils de Donald, reprenait une rhétorique MAGA familière : « Notre famille a déjà sauvé cet hôtel une fois. Si on nous le demandait, nous le referions. »
Que penserait Tschirky de tout cela ? Du haut de sa neutralité politique, il aurait sans doute dénoncé les nombreuses promotions d’établissements faites par Trump pendant ses campagnes. Son comportement lui aurait sûrement paru grossier.
Cela reflète peut-être deux époques différentes dans la fonction des hôtels.
Les grands hôtels comme le Waldorf ont été façonnés par le colonialisme européen, par des immigrés comme Tschirky et Boldt. Mais, comme l’explique l’historienne Annabel Wharton, les hôtels Hilton
« n’ont pas été construits, comme au XIXe siècle, pour répondre à un besoin existant, mais pour en créer un. Cette pression ne venait pas simplement du désir de profit, mais d’un engagement politique remarquable envers le système qui promeut le profit ».
On peut, je pense, lire les hôtels de Trump – et désormais sa politique – de la même manière.
L’esprit hôtelier entre dans une nouvelle phase avec les propositions de Trump de « prendre possession, raser et reconstruire » la bande de Gaza pour en faire une « Riviera du Moyen-Orient » – au mépris de la volonté démocratique des Palestiniens de Gaza qui ont rejeté sa vision.
Moins de vingt ans après l’ouverture du Waldorf, Tschirky constatait déjà que « nombre de grands événements – financiers, diplomatiques, politiques – avaient vu le jour entre ses murs de pierre ». Pour lui, c’était « un carrefour international où les hommes du monde entier venaient échanger biens et idées », et planifier les transformations du monde qu’il allait ensuite voir se réaliser.
Tschirky considérait les hôtels comme les lieux les plus démocratiques au monde. Mais l’« esprit hôtelier » qu’il incarnait – cette narration typiquement états-unienne au sein de laquelle il « devint citoyen presque du jour au lendemain » (un exploit aujourd’hui pratiquement impossible) – semble désormais reléguée au passé.
« Je sais que des jours meilleurs viendront », écrit l’ancien hôte du monde dans la préface de son livre.
« Mais en ce qui concerne le passé, je pense avoir vu le meilleur. New York a changé. L’Amérique a changé. »
Alex Prior ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
13.07.2025 à 18:51
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Réductions budgétaires et logiques de concurrence mettent sous tension les différents acteurs de la culture publique. Une recomposition silencieuse du modèle français serait-elle en cours ?
Depuis un an, les coupes budgétaires annoncées par l’État et les collectivités territoriales bouleversent l’écosystème culturel français. Ces réductions sont plus complexes à appréhender qu’elles n’en ont l’air. Il demeure qu’elles ont un effet structurel majeur : elles mettent en tension les différents acteurs du secteur culturel public, dont l’équilibre reposait sur des soutiens croisés (État, régions, départements, villes). De plus, elles ravivent d’anciennes lignes de fracture entre ces acteurs de la culture inégalement dotés, renvoient à des conceptions différentes de la culture, et interrogent plus largement la pertinence du modèle français d’action culturelle fondé sur l’intervention publique.
La crise actuelle révèle avec acuité la coexistence, au sein du monde de la culture subventionnée, de quatre grandes familles d’acteurs aux logiques différentes – et parfois concurrentielles.
Un premier type d’acteurs est constitué des structures les plus historiquement installées : théâtres nationaux, centres dramatiques, scènes nationales, opéras, musées nationaux, conservatoires. Elles concentrent environ 75 % des crédits d’intervention du ministère de la Culture affectés au spectacle vivant et bénéficient d’une multisubvention stable et pluriannuelle. Ce sont aussi elles qui disposent d’un personnel permanent (direction, technique, administration), et qui structurent l’agenda culturel national. Mais leur centralité symbolique et économique est aujourd’hui questionnée : ces structures restent souvent centrées sur une offre culturelle relevant des Beaux-Arts, de la création contemporaine, du patrimoine artistique. Actrices de la culture légitime, inscrites dans une logique de démocratisation culturelle et centrées sur des questions artistiques, elles apparaissent parfois éloignées des pratiques et des attentes de la population. De plus, leur gouvernance verticale fait parfois obstacle à l’expérimentation ou à l’inclusion.
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Les compagnies indépendantes et collectifs artistiques constituent un deuxième groupe d’acteurs qui apparaît de plus en plus dépendant du premier. Ils sont essentiellement financés sur projets, via appels à candidatures, aides à la création ou conventionnements limités dans le temps. Ces équipes sont au cœur de la création contemporaine, mais subissent de plein fouet les logiques de sous-traitance qui les assignent à un rôle d’exécutants, contraints de s’adapter aux conditions imposées par les institutions détentrices des lieux, des moyens et de la visibilité. Près de 80 % des compagnies n’ont aucun lieu de diffusion en propre, ce qui les oblige à négocier en permanence avec les institutions pour diffuser leur travail. Le Syndicat des Cirques et Compagnies de Création (SCC) a d’ailleurs rejeté, en février 2025, la « Charte des relations entre équipes artistiques et lieux » proposée par le Syndeac, l’une des principales organisations professionnelles du secteur culturel public, estimant que le texte renforçait cette logique de sous-traitance.
Le tiers secteur culturel (associatif et citoyen) regroupe lui les initiatives culturelles locales citoyennes, souvent portées par des associations, des tiers-lieux, des collectifs d’habitants ou des structures hybrides. Ces acteurs incarnent une vision décentrée de la culture, centrée sur l’animation des territoires, les droits culturels, et la co-construction de l’offre avec les habitants. Loin des canons de la culture classique des grandes institutions, elles apparaissent plus en phase avec les pratiques culturelles réelles des Français et les dynamiques locales : pratiques amatrices, participation, ancrage dans les réseaux locaux. Si la logique artistique et la création peuvent irriguer ces initiatives, elles sont avant tout orientées vers l’animation, l’événementiel, l’expression et la créativité des habitants. Les coupes budgétaires fragilisent en priorité ces structures, car elles dépendent le plus des financements croisés et ne disposent ni de réserves ni de financements d’État direct. En mai 2025, le collectif MCAC (Mobilisation et Coopération Arts et Culture) mettait ainsi en avant dans une lettre ouverte à la ministre de la Culture que près d’une structure sur deux a subi des coupes de la part d’au moins deux niveaux de collectivités, menaçant la pérennité d’écosystèmes locaux entiers.
Enfin, un quatrième groupe d’acteurs, moins visibles, regroupe les agents territoriaux chargés de la mise en œuvre concrète des politiques culturelles au sein des collectivités locales : chargés de mission, médiateurs culturels, responsables des affaires culturelles dans les mairies, départements ou régions. Au fil des lois de décentralisation, les collectivités territoriales ont acquis un rôle majeur dans la gestion et le développement culturel. Elles ont ainsi pris en charge des compétences clés comme le soutien à la création artistique, la diffusion, l’éducation artistique et culturelle, la médiation culturelle, ou encore animent des projets d’inclusion sociale. Leur action repose souvent sur des partenariats avec des structures associatives, des établissements scolaires ou des institutions artistiques. Lorsque les budgets culturels sont revus à la baisse – ou coupés comme dans la Région Pays de la Loire – les conséquences sont immédiates : suppression de projets éducatifs, gel des subventions aux associations partenaires, fermeture temporaire ou définitive d’équipements culturels, etc. Ne sachant plus comment maintenir leur action sans moyens, ces agents expriment depuis quelques mois un profond sentiment de découragement, voire de désespoir.
Il serait excessif de dire que ces familles d’acteurs sont « irréconciliables » : des coopérations existent, des passerelles aussi. Mais la réduction de moyens observable depuis septembre 2024 les met en compétition directe pour l’accès aux subventions, aux lieux, à la reconnaissance institutionnelle. Cette mise en concurrence accentue les asymétries, renforce le pouvoir des structures les mieux dotées, et tend à marginaliser les formes plus fragiles et expérimentales.
Dans ce contexte, les débats sur la gouvernance, sur les droits culturels ou sur la légitimité des modèles économiques prennent une tournure conflictuelle. Le rejet de la Charte du Syndeac par le SCC, mentionné plus haut, en est un symptôme : derrière un désaccord sur les conditions de travail, se cache une fracture sur la définition même du pacte culturel républicain. Le SCC revendique ici une parole singulière, celle de « ceux qui font », en opposition à « ceux qui ont ». Plus qu’un désaccord financier ou professionnel, c’est un désaccord sur les fondements mêmes du pacte culturel. Qui décide ? Qui produit le sens ? Qui est légitime pour parler au nom de « la culture » ?
La poursuite du désengagement budgétaire, même marginal, risque ainsi de déséquilibrer durablement le modèle français de soutien à la culture. Elle renforce les logiques de sélection, de concentration des moyens, et affaiblit les formes culturelles les plus proches des publics éloignés de l’offre institutionnelle.
À ces quatre familles d’acteurs culturels sous tension, il faut ajouter un cinquième groupe, souvent en arrière-plan, mais décisif : les élus et décideurs publics, à toutes les échelles (maires, présidents de région, députés, ministres). Car ce sont eux, en dernier ressort, qui arbitrent les priorités budgétaires, décident du maintien ou non des subventions, et façonnent, parfois sans le dire, une redéfinition du rôle de la culture dans la société.
Longtemps perçus comme les garants d’un modèle d’intervention publique équilibrée, ces élus sont aujourd’hui confrontés à une nouvelle grammaire politique, marquée par des impératifs de rationalisation de la dépense, des injonctions à l’efficacité. La part idéologique entre aussi en jeu, et dans les tensions avec les extrêmes, une certaine défiance envers l’investissement culturel apparaît, considéré comme non prioritaire face à d’autres urgences sociales. Quoi qu’il en soit, leurs choix ne sont pas neutres : en favorisant certaines structures ou approches, en coupant dans d’autres, ils participent à une grande recomposition silencieuse du paysage culturel français.
La question se pose donc avec acuité : à quoi tient aujourd’hui l’ambition culturelle de la puissance publique ? Loin de n’être qu’un effet collatéral de contraintes budgétaires, cette transformation dessine une nouvelle hiérarchie des légitimités et des pratiques. Elle déplace le centre de gravité du modèle français : du soutien structurant à la culture comme bien commun vers une culture contractualisée, concurrentielle, potentiellement instrumentalisée.
À qui revient désormais la responsabilité de dire ce qu’est « la culture » ? Ceux qui la font ? Ceux qui la financent ? Ceux qui y participent au quotidien, sans toujours être reconnus comme publics légitimes ? La réponse à cette question, éminemment politique, pourrait bien dessiner les contours du modèle culturel français des années à venir.
Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.07.2025 à 16:09
Patrick de Wever, Professeur, géologie, micropaléontologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Au-delà du sport, le Tour de France donne aussi l’occasion de (re)découvrir nos paysages et parfois leurs bizarreries géologiques. L’itinéraire de la septième étape du Tour de France 2025 débute à Saint-Malo pour rejoindre Murs-de-Bretagne. Juste après Yffiniac, les cyclistes passeront par Pledran, une commune connue pour son camp de Péran, dont les murs sont… vitrifiés. Explications.
Sur les murs en pierre, les roches sont la plupart du temps maintenues entre elles par un mortier : fait pour consolider la construction, ce dernier est un mélange pâteux constitué de boue, de chaux ou de ciment hydraulique avec de l’eau. L’ensemble, qui durcit en séchant, fait alors office de colle. Les types de mortiers et leurs usages ont varié au cours du temps : on retrouve des traces de leur usage depuis le Néolithique (10 000 ans), mais leur composition se diversifie et se spécialise dès -4000 av. E.C. dans l’Égypte ancienne.
Des constructions ont aussi été établies sans l’usage de mortier : c’est le cas chez les Grecs, qui utilisaient la seule force de gravitation verticale, ou chez les Incas, qui avaient recours à des pierres polygonales mais parfaitement ajustées avec les voisines afin de stabiliser la construction.
Plus rares en revanche sont les constructions dans lesquelles les pierres sont bien collées entre elles, mais sans apport d’un matériau externe : elles sont alors directement transformées et soudées sur place. C’est ce que l’on appelle des murs vitrifiés, que l’on retrouve au fort de Péran, en Bretagne, près duquel s’apprêtent à passer les cyclistes.
Le camp de Péran, dans la commune de Plédran, est identifiable à son enceinte fortifiée, juchée sur les premières hauteurs (160 mètres) qui dominent la baie d’Yffiniac, à 9 km au sud-ouest de Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor. Autrefois connu dans la région sous le nom de Pierres Brûlées, ce site a fourni des pièces archéologiques (cuillers, pièces…) depuis 1820-1825. Mais les premières publications les relatant sont celles de Jules Geslin de Bourgogne, en 1846.
Il était supposé que l’endroit avait été un oppidum gaulois, avant d’être transformé en camp romain. Les campagnes de fouilles ont permis de confirmer et de préciser son intuition : on estime que le camp, désormais classé au titre des monuments historiques, date de la culture de la Tène (env. 450 à 25 av. E.C.), apogée de la culture celtique qui prend fin avec la conquête romaine.
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Après l’époque gauloise, le lieu a été occupé par les Vikings, dont on a identifié des incursions vers les 9e et Xe siècles, ainsi qu’au XIIIe siècle comme en attestent des carreaux de terre cuite.
De forme elliptique, il couvre environ un hectare (160 mètres sur 140) et comporte cinq structures défensives concentriques.
Ce fort, qui est le mieux conservé de France, a pour spécificité le rempart de pierre vitrifié de l’une de ses cinq structures défensives : les pierres du mur sont soudées parce qu’une partie a fondu à la périphérie des blocs, formant un verre qui a cimenté les roches entre elles. De tels murs, souvent associés à des forts, existent dans tout le Vieux Continent, mais particulièrement en Europe du Nord. En France, on en connaît une vingtaine, de la Bretagne à l’Alsace, avec une concentration notable dans le Limousin, la Creuse et la Loire, tous des pays granitiques.
Ces vitrifications intriguent depuis l’Antiquité. Dès le milieu du XVIIIe siècle un tel mur est signalé dans la cave d’une maison de Sainte-Suzanne, en Mayenne. On s’interroge alors : quel feu fut assez violent pour faire fondre la pierre et ainsi la vitrifier ? Et, ce feu était-il intentionnel ou le fruit d’un accident ? Les seules vitrifications naturelles connues étaient celles liées au volcanisme et, dans une moindre mesure, celles causées par la foudre (les fulgurites) ou les impactites (explosion d’un impacteur dans l’atmosphère, qui n’a pas atteint le sol mais dont l’énergie a fait fondre le sable, tel le célèbre verre libyque utilisé pour confectionner le scarabée du pectoral de Toutankhamon).
Les premiers à proposer une vitrification par combustion sont Auguste Daubrée (1881) puis Alfred Lacroix (1898). En effet, les observations portant sur des granites (riches en silice, donc) révèlent une fusion partielle, plus ou moins avancée à relativement basse température. Si un granite ou un gneiss fondent vers 950 °C en conditions de surface, la présence d’eau permet la fusion à une température moindre (dès 840 °C).
On sait aujourd’hui comment cette vitrification a été obtenue : par la combustion de poutres de bois qui armaient les murs gaulois. En effet, les remparts gaulois qui équipaient les oppidums mais aussi certaines villas (les fermes d’aristocrates), étaient des constructions qui associaient des couches entrecroisées de poutres horizontales comblées de terre avec un parement de « pierres sèches » (sans mortier).
L’incendie des poutres dégageant de l’eau a abaissé le point de fusion du granite qui a formé un verre en refroidissant. En conditions de surface de la Terre, un « granite sec » fond vers 950 °C et un « granite hydraté » dès 840 °C. C’est donc la présence d’eau qui aurait permis cette fusion du granité.
Pour leur très grande majorité, les forts vitrifiés se situent dans des régions granitiques. Il ne s’agit sans doute pas d’un hasard, car la température de fusion des granites est relativement faible en comparaison avec celle des basaltes, qui survient plutôt vers 1450 °C. Le caractère intentionnel, ou accidentel par incendie, reste néanmoins un point débattu.
Patrick de Wever ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.07.2025 à 16:16
Marianne Lumeau, Maître de conférences en économie numérique, de la culture et des médias, Université de Rennes
François Moreau, Professeur d'économie de la culture et du numérique, Université Sorbonne Paris Nord
Jordana Viotto, Lecturer, University of Edinburgh
Samuel Coavoux, Assistant Professor in Sociology, ENSAE ParisTech
Les algorithmes de recommandations des plates-formes de streaming traitent-ils différemment les musiques francophones ? Existe-t-il un biais algorithmique en défaveur des contenus francophones, français ou québécois ? Au contraire, les contenus produits aux États-Unis ou en langue anglaise sont-ils favorisés ? Dans quelle mesure les utilisateurs adoptent-ils des stratégies de découverte différentes pour les titres musicaux francophones ?
A côté de la radio, le streaming musical est aujourd’hui un mode d’accès à la musique dominant. Par conséquent, la majorité des revenus de la musique enregistrée est aujourd’hui issue de son exploitation sur les plates-formes de streaming, particulièrement grâce aux abonnements. Ces plates-formes ont introduit un nouveau modèle d’affaires : alors que dans le monde physique seul l’acte d’achat compte, chaque écoute d’un titre est désormais comptabilisée. Par ailleurs, elles proposent aux consommateurs des catalogues de plus de cent millions de titres, ainsi que des mécanismes pour pouvoir les guider face à ces ensembles gigantesques et faciliter la découverte : playlists éditorialisées, recommandations algorithmiques, etc.
Dans ce contexte, les gouvernements et acteurs de la filière musicale de certaines petites économies (dont la France et le Québec) ont fait part de leurs craintes quant à la découvrabilité des contenus locaux : ces derniers seraient moins facilement découvrables que les contenus d’une grande économie, États-Unis d’Amérique en tête. Cela conduit à s’interroger sur les façons dont les contenus francophones sont traités par les auditrices et des auditeurs et par les plates-formes de streaming, notamment via leurs systèmes de guidage des écoutes.
Pour répondre à ces questions, nous avons réalisé, avec une équipe de chercheurs, une étude qualitative, basée sur la conduite de 37 entretiens en France et au Québec auprès d’abonnés de plates-formes de streaming musical, ainsi qu’une étude quantitative consistant à auditer expérimentalement un algorithme de recommandations de Spotify.
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L’enquête qualitative menée par les sociologues Jean-Samuel Beuscart et Romuald Jamet montre qu’il existe des spécificités dans l’écoute de la musique francophone chez les Français et les Québécois (on la sollicite moins lors de tâches demandant de la concentration), mais pas en termes de découverte. La découverte musicale dépend de l’appétence des usagers pour cette pratique, et non de l’origine géographique ou de la langue des titres.
Pour découvrir ou redécouvrir des titres, ils peuvent avoir recours aux systèmes de guidage des plates-formes, mais pas de manière exclusive ou dominante : ces pratiques de découverte s’encastrent dans un panel de pratiques habituelles et socialement ancrées reposant principalement sur la découverte par les pairs et la radio.
Les résultats de l’expérimentation indiquent que les recommandations produites par l’algorithme de Spotify tendent à respecter les préférences des individus : plus ils consomment de titres locaux et plus l’algorithme leur en recommande.
Par ailleurs, il n’existe pas de biais algorithmique en défaveur des titres produits en France ou au Québec, en comparaison des titres américains. En revanche, les titres francophones sont moins recommandés par l’algorithme que les titres en langue anglaise. L’étude révèle toutefois que ces biais en défaveur des titres francophones sont de faible ampleur.
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Cependant, lorsque les usagers choisissent de suivre systématiquement les recommandations faites par l’algorithme, l’ampleur des biais linguistiques en défaveur des titres francophones augmente largement au cours du temps et de forts biais géographiques apparaissent à l’encontre des titres produits en France ou au Québec. Un utilisateur fictif français ou québécois se fiant entièrement aux algorithmes finirait par voir ses préférences largement déformées : la part de chansons française ou québécoise décroît très fortement au profit de chansons états-uniennes en anglais. Ce phénomène ne se produit pas avec la même force pour un utilisateur fictif états-unien.
Cette hypothèse d’utilisateurs centrés uniquement sur l’écoute de titres recommandés, faisant fi de leurs préférences musicales initiales, ne correspond pas aux comportements observés actuellement : sur les plates-formes de streaming musical, la part des écoutes issues de recommandations algorithmiques est encore faible (30 % en moyenne). Il s’agit surtout de situation où l’exposition musicale est subie et/ou inattentive, comme lorsque l’on travaille, ou encore dans des lieux publics (café, etc.).
Notons que les résultats obtenus sont situés dans le temps. Les comportements d’écoute et de découverte, incluant davantage d’écoutes guidées par exemple, ainsi que des recommandations produites par l’algorithme peuvent évoluer. Ces dernières dépendent des usages qui viennent le nourrir, mais également du paramétrage par la plate-forme. La recherche de rentabilité semble passer pour certaines plates-formes par une réduction des coûts via des contrats proposant une meilleure exposition de certains contenus en échange de rémunérations plus faibles, la création de faux artistes utilisés pour compléter les playlists à côté de titres à succès, ou encore le recours à des titres créés par l’IA. Dans ces deux derniers cas, un souci d’économie d’échelle pourrait amener les plates-formes multinationales et/ou leurs fournisseurs de contenus à privilégier des titres en langue anglaise.
Notre étude débouche sur quatre recommandations.
D’abord, il est nécessaire de mesurer régulièrement si les contenus locaux sont traités différemment par les auditeurs et les plates-formes dans les processus de découverte de nouveautés musicales.
Ensuite, il convient de mettre en place des procédures pour de telles mesures : analyse de données macroéconomiques des parts de marché des titres locaux et réalisation de tests d’existence des potentiels biais. Ces tests pourraient être réalisés par les plates-formes de streaming (a minima sur les outils de guidage les plus utilisés) qui, en parallèle, devraient mettre à disposition des chercheurs et des institutions indépendantes (par exemple l’ARCOM en France ou le CRTC au Canada), via une procédure simplifiée, des données pour vérifier l’existence de biais.
La troisième recommandation porte sur la transparence des algorithmes par les plates-formes. Les consommateurs doivent pouvoir comprendre simplement comment fonctionnent les algorithmes qu’ils utilisent (ou souhaitent utiliser). C’est particulièrement vrai dans un contexte où le type de contenus recommandés par les plates-formes de streaming n’est pas contraint et dépend uniquement de leur volonté et de leurs intérêts économiques (pouvant être mêlés à ceux de certains acteurs dominants via notamment des liens contractuels et capitalistiques). Dans un souci d’autonomie de choix, les individus devraient également pouvoir personnaliser certains paramètres (comme l’origine géographique ou la langue).
La quatrième recommandation porte sur le fait d’encourager la diversité. Au sein des plates-formes de streaming, les systèmes de découverte éditorialisées et algorithmiques doivent varier selon différents critères pour limiter les potentiels biais sur des filières locales. Un soutien à la découverte via d’autres canaux que les recommandations des plates-formes de streaming doit également être valorisé. Dans un monde où la radio reste un canal de découverte central, elle doit continuer à être soutenue et poussée à la promotion de la diversité linguistique et la protection des contenus culturels locaux. La comparaison France/Québec indique également la nécessité de favoriser la diversité des expressions musicales au Québec (moins riche qu’en France), notamment en soutenant l’amont de la filière.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Marianne Lumeau a reçu des financements du ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.
François Moreau a participé à un projet financé par le ministère de la culture français et du ministère de la culture et de la communication québécois dans le cadre d’un appel à projet sur la découvrabilité.
Jordana Viotto a participé a un projet sur la découvrabilité des contenus numériques financé par le ministère de la culture français et le ministère de la culture et de la communication québécois.
Samuel Coavoux a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (projet RECORDS, ANR-2019-CE38-0013).
07.07.2025 à 19:37
Caroline Trémeaud, Chargée de recherche Service archéologique des Ardennes, UMR 8215 Trajectoires, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La notion de genre a commencé à émerger en archéologie à la fin des années 1970, dans les pays nordiques et anglo-saxons. Sa conceptualisation théorique se concrétise à partir des années 1990 avec une multiplication des monographies sur cette question, tant en Europe qu’outre-Atlantique. Or, la recherche française en archéologie, notamment en pré- et protohistoire, ne s’est pas du tout intéressée aux problématiques de genre et ne les a pas intégrées à ses recherches. Pourquoi ?
La première moitié du XXe siècle voit apparaître les prémices des réflexions sur la notion de « rôles sexuels » dans les sciences humaines et sociales, avec notamment les travaux de l’anthropologue américaine Margaret Mead. A la fin des années 1950, Simone de Beauvoir marque une étape avec la distinction entre la femelle et la femme, et son célèbre : « On ne naît pas femme, on le devient ».
A partir des années 1970, avec la montée des mouvements féministes, les sciences humaines et sociales s’emparent de la question des femmes. Entre 1970 et 1990, on assiste à une véritable conceptualisation du genre : sa distinction avec le sexe, sa définition comme un système de différenciation, mais aussi de domination. La terminologie est mise en place et le genre apparaît comme une discipline à part entière au sein des sciences humaines et sociales.
Parallèlement, le genre émerge également en archéologie dès la fin des années 1970, dans un premier temps en Préhistoire, où les problématiques liées à l’interprétation des structures sociales étaient très présentes. Les pays nordiques et le monde anglo-saxon s’emparent du sujet au travers de plusieurs séminaires et publications visant à redonner une place aux femmes comme sujet d’étude, et à gommer les biais androcentriques (qui consistent à envisager le monde d'un point de vue masculin). Les problématiques de genre en archéologie sont définitivement ancrées au début des années 1990 comme un champ de recherche à part entière.
Mais l’archéologie française est restée à l’écart de ce phénomène. Cette constatation est récurrente et soulignée par de nombreux chercheurs sur le genre. Il faut attendre le milieu des années 2010 pour que les premiers ouvrages sur ce sujet soient publiés en France.
Le phénomène est d’autant plus curieux que dans les autres disciplines des sciences humaines et sociales, la recherche française n’est pas absente des problématiques de genre : elle s’y est généralement intéressée dans une chronologie similaire à celle du monde anglo-saxon. Comment expliquer donc cette absence en archéologie ?
Le problème de légitimité du terme même de « genre », souvent souligné pour les sciences sociales, est à envisager. En effet, la recherche d’occurrences dans les publications fait clairement ressortir l’absence de l’expression « archéologie du genre » mais aussi la présence d’une autre terminologie : « histoire des femmes », « place des femmes ».
Ce problème de vocabulaire pourrait être lié à la polysémie même du terme de genre, qui est souvent évoquée pour expliquer sa moindre utilisation : le mot renvoie au genre grammatical ou au genre des naturalistes (mâle-femelle), voire à la catégorisation en littérature. Ce problème n’est pas propre à l’archéologie, et s’est traduit dans les sciences sociales françaises avec trois appellations successives depuis les années 1970 : « Études sur les femmes », « Études féministes » et, enfin, « Études sur le genre ».
Les mêmes hésitations ou réticences à utiliser le terme genre ont été à l’œuvre en archéologiques mais une trentaine d’années plus tard, dans les années 2010, lorsque les premières thèses sur le sujet sont réalisées. Ainsi, en 2009, le travail doctoral de Chloé Belard a commencé sous l’appellation : « Les femmes en Champagne pendant l’âge du fer et la notion de genre en archéologie funéraire (dernier tiers du VIe – IIIe siècle av. J.-C.) ». Lors de sa publication en 2017, son titre était devenu : « Pour une archéologie du genre, les femmes en Champagne à l’âge du Fer ». De la simple notion, une véritable revendication du terme (et du travail qui en découle) apparaît alors.
La question du vocabulaire reste cependant insuffisante pour expliquer l’absence de recherche sur cette problématique en archéologie. En effet, bien que son usage soit polémique, les problématiques sont apparues dans d’autres disciplines. Alors, pourquoi des études sur la place des femmes, ou les rapports sociaux de sexe n’ont pas émergé en archéologie française, en Pré – et Protohistoire dès les années 1990 ?
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L’hypothèse d’une discipline d’où les femmes (chercheuses) seraient absentes, ce qui n’aurait pas permis de prendre le train du genre en marche, n’est pas recevable : les Françaises archéologues n’étaient ni moins nombreuses, ni moins impliquées que dans d’autres pays.
Une hypothèse propre aux particularités de la discipline archéologique (des données trop fragmentaires, trop ponctuelles) pourrait être proposée. Néanmoins, pourquoi cette limite serait-elle propre à la recherche française ? Le monde anglo-saxon a au contraire développé les recherches sur le genre en archéologie.
L’archéologie française est peut-être restée plus longtemps dans une approche « processualiste » de l’archéologie, plus rattachée à l’étude des cultures matérielles, objective et cartésienne des données ; se tenant alors plus éloignée d’une archéologie théorique et de l’archéologie « post-processualiste », alors que cette dernière prenait son essor dans le monde anglo-saxon, facilitant l’émergence des études de genre.
Entre un manque d’institutionnalisation, les difficultés du terme à s’imposer jusque dans les années 2000 et des données à priori peu adaptée à cette problématique, l’absence de genre en archéologie pré – et protohistorique apparaît comme multifactorielle. Aucune hypothèse explicative ne semble suffisante pour justifier cette lacune ? D’autant qu’en archéologie, en France, des questions sur la place des femmes se sont posées lors de certaines fouilles…
En février 1953, dans le nord de la Côte d’Or, à Vix, est découverte une sépulture princière de la fin du VIe s. av. J.-C., comportant notamment un torque en or de plus de 400g et un cratère en bronze d’une capacité de 1 100 l. L’absence d’arme lance un vif débat : cela ouvre la possibilité qu’il puisse s’agir d’une tombe féminine.
En archéologie, une tombe masculine particulièrement riche soulève peu de questions d’interprétation : il s’agit probablement d’un personnage dirigeant. Mais s’il s’agit d’une femme, sa richesse n’est que rarement interprétée comme une marque de son propre pouvoir, mais comme le signe qu’elle est liée à un homme puissant (son mari, son père ou son frère…) On pourrait imaginer que le principe du rasoir d’Ockham s’appliquerait : pour une tombe très riche, avec tous les marqueurs de pouvoirs, peu importe le sexe ou le genre de la personne, l’hypothèse d’un personnage dirigeant doit être discutée. Mais ce n’est pas le cas.
Pendant un demi-siècle, articles scientifiques et de recherches vont essayer de répondre à la question : qui est la Dame de Vix ?
Les hypothèses vont se succéder : religieuse, travestissement, situation de régence… En 2002, on suppose même qu’elle devait être extrêmement laide, ce qui lui aurait permis d’avoir une forme de pouvoir spirituel ou religieux, une position sociale prééminente qui expliquerait sa richesse. Il aura fallu des études ADN (récemment confirmée par la réouverture des fouilles) pour que son sexe ne soit plus remis en question : il s’agit bien d’une femme.
L’aspect le plus étonnant n’est pas tant dans la démultiplication des stéréotypes ou le biais hétéronormatif que souligne cette littérature, mais dans une sorte d’aporie : durant ces 50 ans de débats autour de la Dame de Vix, jamais une réflexion plus globale sur la place des femmes ou sur les rapports sociaux de sexe dans ces sociétés ne sera posée. L’analyse reste au niveau anecdotique, sur un cas particulier.
Depuis le milieu des années 2010, les choses s’améliorent. Le dynamisme des études de genre en archéologie est désormais bien visible, que ce soit à travers la multiplication des publications, des travaux universitaires ou encore des journées d’étude. Cette évolution positive permet une visibilité accrue, des échanges renforcés et stimulés.
Il ne manque désormais qu’une reconnaissance de cette spécialité au travers d’une institutionnalisation universitaire avec l’intégration concrète du genre dans les formations et la création de postes spécialisés.
Ces deux dimensions manquent cruellement. En effet, le genre est devenu le mot-clé des institutions pour promouvoir l’égalité. Aussi bénéfique qu’elle soit, cette reconnaissance est à double tranchant. Sans une approche théorique et méthodologique sérieuse, faire du genre en archéologie revient presque à appliquer les mêmes stéréotypes que ceux dénoncés. Le genre est un réel outil que l’archéologie doit s’approprier : il paraît aujourd’hui plus que nécessaire de le définir, le redéfinir et expliquer son pouvoir heuristique, pour éviter les dérives interprétatives et abus théoriques.
La légitimation du genre en archéologie semble acquise. Désormais, l’archéologie se doit de dépasser l’engouement et produire une archéologie du genre rigoureuse.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Caroline Trémeaud a reçu des financements de l'Institut Emilie du Châtelet, sous la forme d'une allocation doctorale finançant cette recherche.