07.04.2025 à 16:55
Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?
Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.
Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !
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Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.
À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.
Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.
De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…
C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.
Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.
Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.
Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.
Dans le Silence de la mer – la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.
Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.
Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.
À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.
Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.
Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.
L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.
Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.
Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.
Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.
Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.
« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.
À lire aussi : Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?
Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.
Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.
Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:54
Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
Quelle place avaient les femmes à la cour papale, au Moyen Âge ? En suivant la trace des paiements effectués par la papauté, une étude historiographique montre que si elles n’étaient pas des figures de pouvoir, elles étaient indispensables au quotidien de la cour.
Le rôle des femmes dans l’église médiévale était officiellement très limité. Il se circonscrivait à l’enfermement et au célibat. Elles pouvaient être emmurées à vie comme recluses, ou nonnes dans un couvent classique.
En pratique, la réalité était plus complexe.
Les femmes médiévales étaient présentes partout, même dans les maisons des prêtres. L’historienne Jennifer Thibodeaux nous rappelle que si le célibat était déjà l’idéal de l’Église, il n’a pas été véritablement appliqué avant la fin du Moyen Âge. Jusqu’au XIe siècle au moins, certains prêtres avaient des épouses et des enfants qui n’étaient pas considérés comme illégitimes. Même après la peste noire du XIVe siècle, les foyers cléricaux avec femmes et enfants prospéraient en Italie.
L’historienne Isabelle Rosé insiste aussi sur le fait que le célibat se définissant en binôme : abstinence temporaire et perpétuelle, une abstinence temporaire, largement acceptée par l’Église n’empêchait pas une vie familiale.
Au fil du temps, à partir du Moyen Âge central, l’approche de l’Église sur la sexualité illicite et l’illégitimité se durcit, et son attitude envers les femmes fait de même. Les scolastiques médiévaux – tous des hommes – définissent le tempérament des femmes en termes négatifs. Pour eux, elles sont lubriques, frivoles, infidèles, capricieuses, imprévisibles et facilement tentées. Elles doivent donc être constamment surveillées et tenues à l’écart des clercs – du moins en théorie. Elles ne peuvent pas occuper de poste officiel à la cour pontificale, sauf si elles sont la mère ou la sœur du pape.
Ainsi, les normes officielles excluent les femmes des fonctions cléricales et limitent leurs rôles sociaux, mais l’étude des registres comptables médiévaux révèle une réalité plus nuancée.
Les registres comptables des Archives vaticanes permettent de tracer ce qui était payé pour quoi à la cour d’Avignon, où la papauté est installée pour la majeure partie du XIVe siècle. Au fil d’une tâche fastidieuse – déchiffrer les « mains médiévales » qui classent les dépenses en catégories telles que « salaires extraordinaires », « ornements liturgiques », « dépenses militaires » ou « comptes de la cire » – j’ai découvert une surprise : les femmes apparaissent dans les comptes parmi les employés salariés de la cour papale.
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Elles travaillent, sont rémunérées, et participent au bon fonctionnement de la cour pontificale et de ses environs, bien que dans l’ombre et sous l’autorité de figures masculines. Les femmes occupent même des postes qui impliquent un contact direct avec le chef de l’Église. Même les vêtements d’un pape doivent être confectionnés, réparés et lavés.
Les Introitus et Exitus, les registres financiers médiévaux des Archives apostoliques du Vatican, fournissent des preuves substantielles que les femmes fabriquaient des ornements et des vêtements sacerdotaux. Ce sont des femmes qui ont créé le style orné hautement apprécié des pontifes avec du lin blanc pur et des broderies d’or.
Entre 1364 et 1374, les registres mentionnent également les blanchisseuses du pape – des femmes perdues dans l’histoire. Parmi elles, on trouve Katherine, l’épouse de Guillaume Bertrand ; Bertrande de Saint-Esprit, qui lave tout le linge du pape lors de son élection ; et Alasacie de la Meynia, épouse de Pierre Mathei, qui s’occupe du linge du pape pour les festivités de Noël de 1373, puis en 1375.
Ces femmes sont toutes épouses d’officiers à la cour papale. Les archives les identifient par leur nom complet, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde dans les registres. C’est important : les archives leur confèrent une présence réelle, contrairement à la plupart des travailleuses de l’époque.
Les archives plus tardives sont moins précises. Entre 1380 et 1410, des vêtements liturgiques sont confectionnés et lavés par diverses femmes, notamment l’épouse non nommée de Pierre Bertrand, docteur en droit ; Agnès, épouse de Maître François Ribalta, médecin du pape ; Alasacie, épouse du charpentier Jean Beulayga ; et l’épouse non nommée du chef cuisinier du pape, Guido de Vallenbrugenti, alias Brucho. Seule une femme, Marie Quigi Fernandi Sanci de Turre, apparaît sans parent masculin.
Avec le temps, dans les archives du XVe siècle tardif, les noms des femmes ne sont plus systématiquement enregistrés.
La plupart de ces femmes sont également mariées à des officiers curiaux qui maintiennent leur rang à la cour grâce à des métiers dans le commerce, la médecine ou l’armée. Les épouses maintiennent une occupation salariée, explicite et enregistrée mais ne sont jamais payées directement, leur mari perçoit leur salaire.
Les travaux domestiques et artisanaux réalisés par ces femmes ne sont pas toujours documentés avec précision, mais ils sont néanmoins essentiels. Elles sont responsables de la fabrication et de l’entretien des vêtements liturgiques, du linge personnel du pape, et d’autres tâches qui garantissent le bon déroulement des cérémonies ecclésiastiques. Cette reconnaissance financière, même si elle est administrée par leur époux, témoigne d’une forme d’emploi rémunéré pour les femmes à la cour papale.
Même si ces femmes ne sont pas officiellement reconnues comme membres de la cour papale, leur travail est crucial pour le fonctionnement de l’Église. Le fait qu’elles apparaissent dans les archives financières papales montre que l’Église médiévale reconnaissait leur contribution, même si cela était sous une forme limitée et indirecte. Leur présence rappelle que l’histoire de l’Église n’est pas seulement celle des cardinaux et des papes, mais aussi celle des nombreuses personnes anonymes qui ont contribué à son fonctionnement quotidien.
De nombreuses femmes à la fin du Moyen Âge ont immigré en Avignon pour y trouver un gagne-pain. Selon une enquête partielle sur les chefs de ménage de la ville en 1371, environ 15 % sont des femmes. La plupart arrivent de loin – d’autres régions de la France actuelle, ainsi que d’Allemagne et d’Italie – pour rejoindre la cour papale et tenter leur chance sur le marché du travail.
Parmi ces cheffes de ménage, 20 % déclarent une profession. La variété de leur métier est stupéfiante. Il y a des marchandes de fruits, des couturières, des tenancières de tavernes, des bouchères, des chandelières, des charpentières et des tailleurs de pierre. À Avignon, les femmes peuvent être poissonnières, orfèvres, gantières, pâtissières, épicières et marchandes de volaille. Certaines sont fabricantes d’épées, pelletières, libraires, revendeuses de pain ou gardiennes d’étuves.
Les bains publics, appelés « étuves », sont souvent des bordels. En Avignon, la prostitution est considérée comme une profession légale, quelques fois contrôlée par l’Église. Marguerite de Porcelude, surnommée « la Chasseresse », paie ainsi une taxe annuelle au diocèse pour son logement. Plusieurs prostituées louent des logements appartenant au couvent de Sainte-Catherine, et Marguerite Busaffi, fille d’un banquier florentin influent, possède un bordel dans la ville.
En 1337, le maréchal de la cour romaine – le plus haut magistrat séculier à la cour – impose une taxe de deux sols par semaine aux prostituées et aux souteneurs. Scandalisé par cette pratique, le pape Innocent VI l’annule en 1358.
Cependant, en raison de la souillure attachée au commerce du sexe, l’Église tenta de réformer les prostituées et de les convertir en religieuses. Dans les années 1330, les papes d’Avignon les enferment dans un couvent spécial, celui des repenties, situé loin du centre-ville.
Pendant près d’un siècle, des groupes de prostituées y prennent le voile et vivent en religieuses, dirigeant elles-mêmes les affaires de leur couvent avec une poigne de fer.
Dans les années 1370, le pape Grégoire XI offre aux religieuses et à leurs bienfaiteurs une indulgence plénière, c’est-à-dire une absolution totale de leurs péchés. Cloîtrées, les repenties suivent une règle qui insiste sur leur abstinence, le « chemin à suivre pour le retour à une chasteté spirituelle ».
Les dames du couvent ont laissé des archives détaillées des biens qu’elles ont acquis. En 1384, ses dirigeantes adressent une requête au Trésor pontifical, exigeant le paiement des arriérés d’un don sacerdotal – et elles obtiennent gain de cause. Peu de femmes médiévales osaient réclamer leurs dus devant une cour, encore moins devant la cour du pape. Les repenties, ces anciennes travailleuses du sexe, elles, l’ont fait.
Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:52
Mathieu Maisonneuve, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université (AMU)
Un décret signé par Donald Trump vise à interdire aux femmes transgenres de participer à toute compétition sportive, quel que soit le sport, et y compris au niveau amateur. Derrière une justification centrée sur la protection des femmes sportives, qui seraient confrontées à une concurrence déloyale si elles affrontaient des femmes transgenres, il y a une vision idéologique qui, pour Washington, a vocation à être appliquée dans le monde entier.
Le 5 février dernier, le président Trump a signé un décret visant à « maintenir les hommes en dehors du sport féminin ». Son but est clair : en faire bannir les personnes trans MtF (Male to Female). Selon ce texte, les compétitions féminines devraient être réservées aux personnes « appartenant, au moment de la conception, au sexe qui produit les grandes cellules reproductives », à savoir les ovocytes. Exit donc les femmes trans (puisqu’elles sont nées de sexe masculin), et même la plupart des femmes intersexes (lesquelles présentent des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas à la division binaire des sexes).
Que l’on ne s’y trompe pas. L’équité des compétitions féminines ou l’intégrité physique des autres participantes, que la participation des femmes trans menacerait et que le décret mentionne pour justifier leur exclusion radicale, ne sont que des prétextes. Si le sujet divise politiquement, il existe au moins une certitude scientifique et juridique : de tels objectifs, pour légitimes qu’ils sont, ne peuvent rationnellement justifier le bannissement de toutes les sportives transgenres, quels que soient leur parcours de transition et leur âge, dans tous les sports, à tous les niveaux de compétition.
Comparer physiquement à des hommes cisgenres les femmes trans ayant, en plus d’une transition sociale, effectué une transition hormonale (ou eu recours à une chirurgie de réassignation sexuelle) repose sur une fausse équivalence. Traiter de la même façon les filles trans prépubères et les femmes trans ayant connu les effets de la puberté masculine a tout d’une atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant sportif. Assujettir les échecs ou le tir sportif à la même règle que l’haltérophilie ou la boxe fait fi des plus élémentaires spécificités sportives. Mélanger les compétitions « élite » et « loisir » ignore que l’important est parfois seulement de participer.
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Le décret pourrait ainsi concrètement conduire, en apportant une réponse simpliste à une question complexe, à ce qu’une jeune fille trans âgée de 8 ans (la prise de conscience de la dysphorie de genre peut parfaitement intervenir dès l’enfance et, s’il peut en aller autrement pour une transition médicale, il n’y a pas d’âge minimum pour effectuer une transition sociale) ne puisse prendre part à des compétitions scolaires féminines de bowling. Ce cas fictif n’est guère éloigné de cas réels, nés de l’application de lois adoptées par de nombreux États républicains, actuellement contestées en justice, au motif qu’elles seraient contraires à la clause d’égale protection de la Constitution américaine et au titre IX de l’Education Amendments Act de 1972 (qui prohibe en principe toute discrimination sur la base du sexe dans les programmes et activités d’éducation bénéficiant d’une aide financière fédérale).
Bien que l’actuelle composition de la Cour suprême rende tout pronostic délicat, plusieurs des juridictions saisies, y compris des cours d’appel fédérales, se sont montrées sensibles à l’argument, relevant le caractère disproportionné des lois contestées. Il n’est pas impossible que le décret du président Trump, que deux adolescentes du New Hampshire ont été les premières à attaquer, connaisse le même sort.
La généralisation abusive à laquelle procède le décret contesté ne constitue en réalité rien d’autre que la manifestation d’un dogmatisme assumé.
L’exclusion promue l’est avant tout, ainsi que le texte ne le cache pas, pour des raisons de « dignité » (celle des sportives cisgenres qui subiraient l’« humiliation » de devoir participer aux mêmes compétitions que des sportives trans) et de « vérité » (alternative, est-on tenté d’ajouter).
En réalité, il ne s’agit pas de protéger le sport féminin. Il s’agit d’exploiter la prétendue évidence (même parmi les électeurs démocrates, 67 % la partageraient selon un sondage effectué en janvier 2025) de l’avantage compétitif injuste dont disposeraient les sportives trans (que le titre du décret qualifie d’« hommes ») par rapport à leurs concurrentes cis (qui, elles, seraient de « vraies femmes »), pour dénoncer plus généralement le « délire » que constituerait le fait de s’affranchir du « bon sens » au nom de l’« idéologie du genre ».
En l’état de la science, la seule vérité est qu’il est « absurde » de donner une réponse unique à la question de la participation des femmes et filles transgenres aux compétitions féminines. Avant la puberté, ou même après pour les enfants qui auraient eu accès à des bloqueurs de puberté, il existe un quasi-consensus scientifique selon lequel les filles et les garçons ont peu ou prou les mêmes capacités physiques, à tout le moins qu’il n’existe pas de différences liées au sexe telles qu’il serait injuste de les faire concourir ensemble. Après la puberté, l’avantage physique dont disposeraient les hommes sur les femmes est très variable d’un sport à un autre, voire parfois inexistant. Et même dans les sports où il est acquis que les effets de la puberté masculine jouent un rôle déterminant, il n’est nullement exclu, sauf peut-être dans certaines disciplines, que l’équité sportive ne serait pas préservée en dépit de la participation d’athlètes ayant suivi une transition hormonale. Le débat reste ouvert.
On aurait tort, de notre côté de l’Atlantique, de se contenter de sourire (jaune) face à la transphobie qui motive le décret présidentiel sur le sport féminin. Il n’entend pas seulement rallier à sa vision ostracisante l’ensemble du sport américain. Il prétend y convertir le sport mondial.
Le secrétaire d’État des États-Unis est ainsi chargé de promouvoir au niveau international, aux Nations unies ou ailleurs, l’adoption de normes d’exclusion. Il lui est en particulier demandé d’utiliser tous les moyens appropriés pour que le Comité international olympique (CIO) adopte des règles empêchant qu’à l’avenir une femme transgenre, voire intersexe, puisse prendre part à des événements sportifs dépendant de lui, même sous condition d’avoir réduit son taux de testostérone.
Le principe d’indépendance du mouvement sportif, lequel est censé s’opposer à toute ingérence politique dans son fonctionnement, résistera-t-il à l’offensive américaine annoncée ? On peut l’espérer. L’arrêt que rendra prochainement la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Caster Semenya, née de la contestation des règles de la Fédération internationale d’athlétisme relatives à l’éligibilité des sportives intersexuées, y aidera peut-être.
Le bras de fer en vue des Jeux olympiques et paralympiques de Los Angeles est en tout cas déjà engagé. Le décret prévoit en effet de refuser l’entrée aux États-Unis à toute personne transgenre ou intersexe désireuse de s’y rendre pour participer à des compétitions féminines. Or de tels refus seraient contraires aux promesses faites par le gouvernement américain au stade de la candidature pour l’organisation des Jeux de 2028 et reprises dans le contrat de ville hôte.
Cette dernière, comme les États-Unis, s’est engagée non seulement à ce que toute personne titulaire d’une carte d’identité et d’une accréditation olympique puisse entrer sur le territoire américain, mais aussi, plus largement à respecter les principes fondamentaux et les valeurs de l’olympisme – à commencer par le principe de non-discrimination. Si ce principe n’interdit pas nécessairement toute différence juridique de traitement, encore faut-il, selon un standard à peu près universellement admis, qu’elle repose sur une justification objective et raisonnable. Soit l’exact inverse de celle fondant le décret signé par le président Trump.
Mathieu Maisonneuve est membre du comité d'experts sur la transidentité dans le sport de haut niveau
07.04.2025 à 16:52
Lauren Bakir, Ingénieure de recherche CNRS, Université de Strasbourg
En février dernier, le Sénat a voté une proposition de loi visant à « assurer le respect du principe de laïcité dans le sport ». Pourtant, selon de nombreux juristes et associations de protection des droits humains, ce texte risque au contraire de dévoyer la laïcité et de discriminer les femmes qui portent le voile. Qu’en est-il ?
En 1905, la France adopte la loi de séparation des Églises et de l’État après des débats houleux entre les parlementaires antireligieux et les parlementaires favorables à une loi de liberté. C’est cette seconde approche qui est adoptée, suivant la célèbre phrase du rapporteur de la loi, Aristide Briand : « Notre loi est une loi de liberté, qui fait honneur à une assemblée républicaine ». Une cinquantaine d’années plus tard, l’article 1 de la Constitution de 1958 déclare que la France est une République laïque.
Au-delà des mots et des textes généraux, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Juridiquement, cela signifie que trois éléments sont garantis : la neutralité de l’État, l’égalité entre les cultes, et la liberté de religion. Cette dernière, constamment remise en cause depuis quelques années, implique à la fois la liberté de croire, de ne pas croire, d’extérioriser ses convictions individuellement – par le port d’un voile par exemple – ou collectivement – participer à des cérémonies religieuses par exemple.
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La liberté de religion est le principe et trouve comme limite, comme toute liberté fondamentale, l’ordre public et le respect des droits d’autrui. La neutralité de l’État justifie quant à elle que, de longue date, les personnes exerçant des missions de service public (enseignants à l’école publique, médecins et infirmiers à l’hôpital public, forces de l’ordre, etc.) sont elles-mêmes tenues à la neutralité : elles ne peuvent exprimer leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions.
Pourtant, depuis quelques années, une confusion entre neutralité de l’État et liberté de religion des personnes s’est imposée dans le débat public.
Le 15 mars 2004 est adoptée une loi qui interdit aux élèves de l’école publique de porter des signes manifestant « ostensiblement une appartenance religieuse ». Le 10 octobre 2010, c’est la dissimulation du visage dans l’espace public qui est interdite. Le 8 août 2016, est adoptée la loi Travail qui permet aux employeurs d’insérer dans le règlement intérieur de leur entreprise une « clause de neutralité » : celle-ci permet de restreindre le port de signes convictionnels (religieux, politiques, philosophiques) aux salariés, à certaines conditions (il faut notamment que l’entreprise poursuivre une politique de neutralité, et que l’interdiction ne concerne que les salariés en contact avec la clientèle).
En dépit de la formulation neutre des textes de loi – qui visent tantôt les signes religieux, tantôt la dissimulation du visage, tantôt les signes convictionnels –, c’est bien le port du voile qui motive politiquement ces interdictions, et c’est bien aux femmes qui portent le voile que ces interdictions, une fois entrées en vigueur, s’appliquent en grande majorité.
Si les textes juridiques ne mentionnent pas le voile directement, c’est parce que dans un État de droit libéral et démocratique, certaines règles sont à respecter lorsque les autorités souhaitent limiter nos libertés fondamentales.
L’État de droit a vocation à éviter la tyrannie d’une majorité sur les minorités, à ériger des garde-fous pour éviter l’arbitraire inhérent à tout exercice du pouvoir. L’État de droit implique donc que toute restriction de liberté soit justifiée, proportionnée, nécessaire, adaptée au but poursuivi. Il n’est donc pas possible de viser une religion en particulier, ou un genre en particulier.
La réalité politique et sociale est toute autre : dans les discours politiques, c’est bien le port du voile qui est visé. Qualifié tantôt d’instrument de soumission des femmes, tantôt d’étendard de l’islamisme – des accusations extrêmement graves et, surtout, strictement déclaratives –, c’est bien le port du voile qui occupe et anime le personnel politique.
Dans les faits, ce sont également les femmes qui portent un voile qui sont impactées : elles sont contraintes d’enlever leur voile à l’entrée de l’école, de l’entreprise, ou s’adaptent en cherchant une activité professionnelle n’impliquant pas de nier une partie de leur identité.
Dans un arrêt rendu en juin 2023, le Conseil d’État distingue deux catégories de sportifs. D’un côté, les joueurs sélectionnés pour jouer en équipe de France sont soumis au principe de neutralité du service public, la Fédération étant délégataire d’une mission de service public. D’un autre côté, les autres licenciés ne sont pas soumis au principe de neutralité du service public mais aux statuts des Fédérations. Celles-ci déterminent les règles de participation aux compétitions qu’elle organise, parmi lesquelles les règles permettant d’assurer, pendant les matchs, la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu (par ex. réglementation des équipements et des tenues).
C’est sur cette base que le Conseil d’État juge que la Fédération française de football a pu interdire, dans l’article 1 de ses statuts, le port, pendant les matchs, de « tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », cette interdiction étant « nécessaire pour assurer leur bon déroulement des matchs, en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport ». Pour résumer, les joueurs hors équipe de France sont soumis aux statuts des Fédérations : s’agissant de la Fédération française de football, cela signifie que pendant les matchs, les joueurs ne peuvent porter de signes exprimant leurs convictions.
Il convient de souligner que juridiquement, une telle interdiction est discutable, le risque d’affrontement ou de confrontation découlant d’un éventuel port de signe convictionnel n’ayant jamais fait l’objet d’études précises. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie et devrait rendre sa décision avant la fin de l’année 2025.
Il faut également rappeler qu’en novembre dernier, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, dont une des missions est de contrôler la conformité de nos législations nationales avec nos engagements internationaux, a relevé « avec préoccupation l’élargissement de telles restrictions, telles les interdictions dans le domaine sportif qui, […] dans la pratique, auraient un impact discriminatoire sur les membres des minorités religieuses, notamment les femmes et les filles de confession musulmane », invitant la France à revoir sa copie.
Si cette proposition de loi était votée par l’Assemblée nationale et était promulguée, cela conduirait à systématiser l’interdiction du port du voile dans toutes les compétitions, y compris celles des amateurs. À la distinction actuelle entre joueurs sélectionnés en équipe de France et « représentant », d’une certaine façon, l’État – incluant une obligation de neutralité –, et la liberté laissée aux différentes fédérations dans leurs statuts, se substituerait une interdiction générale concernant toutes les sportives.
La France serait alors le seul pays à nier la liberté de religion des femmes de confession musulmane qui décident de porter le voile de façon aussi étendue. Si le premier ministre considérait le 18 mars qu’il y avait « urgence de légiférer sur le sujet », il semble avoir depuis changé d’avis. Ce revirement de situation ne signifie pas que ce dossier est abandonné. Il dépendra, en réalité, de la conjoncture politique.
Lauren Bakir ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 11:28
Gérard Hirigoyen, Professeur émérite Sciences de Gestion, Université de Bordeaux
Même si le marché des bureaux traverse une crise profonde – 5 millions de mètres carrés inoccupés en 2024 –, il reste toujours attractif. La principale raison ? Sa valeur reste immatérielle… et non purement financière. Focus sur le quartier de la Défense à Paris qui connaît un taux de vacance de 15 %, mais qui reste un symbole de la puissance économique de la France.
Le quartier de la Défense, l’un des quartiers d’affaires les plus importants au monde, second en Europe en volume d’activités financières après la City de Londres, n’échappe pas à la crise d’ampleur constatée sur l’investissement dans la classe d’actifs « bureaux ».
Ce marché, après avoir doublé en moins de dix ans, et fait de la France l’un des premiers marchés européens, présente plus de 5 millions de mètres carrés inoccupés en Île-de-France. Le taux de vacance est désormais positionné à 3,6 % dans le quartier central des affaires de Paris (le VIIIe et une partie des Ier, IIe, IXe, XVIe et XVIIe), à 13,7 % dans les XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements. En petite couronne, le taux de vacance monte à 23,5 % et 15 % à la Défense.
En 2024, le marché des bureaux en Île-de-France traverse une phase de mutation profonde. Les zones périphériques de Paris doivent se réinventer face aux défis d’une suroffre et d’une transformation accélérée des usages. Certains plaident même pour une transformation massive des immeubles de bureaux en logements. Une telle initiative est-elle pour autant adaptée et souhaitable pour la Défense, et in fine généralisable ? Alors que l’investisseur comme l’occupant ou encore le financeur sont tous de plus en plus à la recherche de performance durable, investir dans l’immobilier de bureaux à La Défense peut-il être un acte de finance durable ?
La valeur de l’immobilier de bureaux ne se résume pas à la valeur économique directe issue des loyers. Sa valeur d’utilité obtenue par la somme des cash flows (ou flux de trésorerie) actualisés est assise sur une valeur immatérielle qui le transcende. Autrement dit, l’argent ne prend de la valeur au fil du temps grâce aux intérêts, mais aussi pour d’autres raisons plus impalpables.
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Comme la valeur de la tour Eiffel ne saurait être estimée qu’à l’aune d’un flux de trésorerie futur sur les tickets vendus, le quartier de la Défense n’est pas qu’un quartier d’affaires. Il est le symbole du pouvoir de la France dans le monde et de sa capacité à l’influencer. Réduire l’emprise spatiale de ce quartier, envisagez d’en modifier son identité, entrainerait irrémédiablement une évolution substantielle de l’image de la France en matière de centre de décision et de recherche, donc de terre innovante.
Dans ses bureaux se déroulent des activités tertiaires : principalement y sont abrités les sièges sociaux d’entreprises, le développement de la recherche ou encore de l’éducation. Lorsqu’il est évoqué la possibilité de reconfigurer ce quartier pour le revaloriser, il est nécessaire de prendre en compte l’impact sur la valeur territoriale d’un tel projet. L’objectif : intégrer une valeur symbolique générative d’émotions au calcul de la performance ESG.
Investir à la Défense en veillant à améliorer la durabilité des actifs permet aux parties prenantes engagées, acteurs des secteurs financiers et/ou immobilier, d’accroître leur performance environnementale, sociale et de gouvernance (ESG), d’améliorer de facto leur performance financière, du fait de l’émergence d’une valeur « verte » additionnelle ou rectificative de la « décote brune ». L’actif immobilier prend de la valeur s’il respecte les exigences environnementales. A contrario, il perd de la valeur si d’importants travaux de mise en conformité sont à réaliser.
La réhabilitation d’un immeuble vide contribue de manière plurielle à son environnement : création d’emplois directs ou indirects, suppression de la pollution visuelle d’un immeuble délabré et insalubre, etc. Par ricochet, la valeur financière de l’actif, une fois l’opération menée, s’en trouvera renforcée par une contribution à l’attractivité retrouvée du quartier. Mais le périmètre de la création de valeur et l’impact d’un tel investissement ne s’arrêtent pas là.
Davantage que le seul développement du télétravail imputé à la pandémie de Covid-19, l’immobilier de bureaux connaissait déjà une situation de suroffre. Sur la période 2008-2018, on observe en Île-de-France une décorrélation des courbes de croissance d’emplois de bureaux et de création de surfaces de bureaux. Pour chaque emploi de bureau, 49 m2 sont créés en moyenne, contre 28 m2 sur la période 1999 à 2007.
Ce phénomène est-il finalement la démonstration sous nos yeux de la conséquence du déracinement des entreprises, relevée dans l’étude « Vers un grand déracinement des entreprises françaises cotées ? » Ou simplement l’illustration d’une gouvernance dysfonctionnelle de la part des investisseurs empreinte de biais cognitifs et émotionnels, laissant se déployer une suroffre ?
Un investisseur n’est pas uniquement considéré comme un être raisonnable, mais un être d’émotions. Il bénéficie d’une valeur émotionnelle issue du symbole que représente un actif comme un bureau à la Défense. Monétisable du fait d’une désirabilité de l’actif recouvrée, la valeur émotionnelle viendra augmenter la valeur financière.
La finance deviendrait réellement durable, en permettant, par son engagement patriotique, la transmission du patrimoine français matériel et immatériel aux générations futures ? Sous réserver qu’elle inclut également dans ses pratiques une gouvernance globale ?
Alors que les conventions fiscales peuvent favoriser l’investissement en immobilier hors de France, alors que d’aucuns envisagent d’accroître sa taxation en France, et dans un contexte de refonte de l’IFI, qui osera alors encore se risquer à qualifier l’investissement immobilier en France « d’improductif » ?
Cet article a été co-rédigé par Pascal Weber, présidente de Walreus.
Gérard Hirigoyen ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 11:28
Romaric Servajean-Hilst, Professeur de stratégie et management des achats et de l'innovation collaborative Kedge Business School, Chercheur-associé au Centre de Recherche en Gestion i3 de l'Ecole polytechnique, Kedge Business School
Face aux risques de rupture d’approvisionnement et aux besoins des États, la notion de souveraineté impose d’être prise en compte à tous les niveaux des entreprises concernées, dans l’intérêt général.
« Souveraineté » est un mantra qui revient de manière appuyée dans les discours politiques comme dans ceux des dirigeants d’entreprises. Les grands chamboulements politiques, géopolitiques et économiques des dernières années et des dernières semaines, voire des derniers jours, la remettent au cœur du jeu. Le Conseil d’État y a consacré son étude annuelle en 2024 et a fait de nombreuses propositions pour améliorer la souveraineté de l’État.
Pour autant, il reste encore à pousser la réflexion jusqu’à l’échelle des entreprises françaises et de la manière dont les employés s’en emparent au quotidien.
En France, le principe de souveraineté est au cœur de l’article 3 de la Constitution de 1958. Il consiste à assurer l’autonomie de la nation française dans l’exercice de son autorité. Rechercher une souveraineté dans la santé, la défense, l’agriculture, l’accès à l’énergie du peuple revient à assurer l’autonomie d’approvisionnement de chaque filière. C’est ce qui permet aux citoyens d’accéder sans risques aux produits et services associés.
Ainsi, l’État peut être amené à sécuriser certains actifs clés. Cela a été le cas en 2024 à travers l’acquisition de certains actifs d’Atos achetés par la France, afin de garantir l’autonomie de fonctionnement de systèmes militaires stratégiques. Cela peut aussi se jouer à l’échelle de plusieurs pays alliés.
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Or, assurer l’autonomie d’une filière, depuis la matière première jusqu’au consommateur, passe par la maîtrise des différents maillons de ses chaînes d’approvisionnement qui sont fragmentées géographiquement et d’un point de vue organisationnel. L’autonomie n’étant pas l’autarcie, la souveraineté n’est pas affaire de fermeture mais de maîtrise de l’ouverture. À l’échelle étatique, cette maîtrise se trouve diluée par l’économie de marché et la mondialisation. Aussi, la gestion de la souveraineté est de facto en grande partie transférée vers les entreprises, sous un contrôle étatique variable, à travers les différentes filières industrielles.
Pour une entreprise, être autonome équivaut à savoir assurer la résilience de sa chaîne d’approvisionnement face aux crises successives et à venir. Il faut pouvoir assurer la continuité de sa production, donc pouvoir maîtriser ses chaînes d’approvisionnements. Les défauts de souveraineté sont apparus de manière douloureuse au gré des crises successives d’approvisionnement survenues depuis le Covid-19. Quand, par exemple, le canal de Suez a été bloqué par l’échouage du porte-conteneurs Ever-Given, des chaînes de production automobiles européennes ont été mises à l’arrêt, faute de composants électroniques disponibles.
Par ailleurs, les États accroissent également leurs demandes dans ce sens, à l’aide de règlements, de subventions ou d’engagements contractuels. Et cela se traduit par exemple par la relocalisation d’une usine de paracétamol ou par des campagnes de prospection afin d’extraire du lithium sur le sol français. Mais, cela suffit-il pour assurer la souveraineté ?
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Pour une entreprise, assurer la souveraineté de ses produits (ou services) nécessite de maîtriser tous les éléments de ses chaînes d’approvisionnement et de valeur : depuis les matières premières jusqu’au produit final, ainsi que l’outil de production et les pièces de rechange, mais aussi les savoirs et savoir-faire pour les élaborer, les faire fonctionner et les améliorer. Pouvoir proposer des pâtes alimentaires demande de maîtriser son approvisionnement en blé dur, et en amont des semences et autres intrants. Mais il faut également s’assurer que les pétrins, laminoirs et extrudeurs seront toujours en état de transformer la farine de blé en pâtes. Et, plus le produit est complexe, plus l’entreprise est grande et plus il est difficile de garder la maîtrise sur tous ces éléments, ainsi que le relève le baromètre de la souveraineté 2025.
Il s’agit d’abord de savoir cartographier l’ensemble des étapes et des parties prenantes de ses chaînes d’approvisionnement et de valeur liées à chaque produit pour lequel il y a un besoin de souveraineté. Puis, il faut choisir les niveaux d’autonomie recherchés pour chacune des étapes, savoir s’il faut les réaliser en interne ou recourir à des prestataires externes. Dans ce dernier cas, il s’agit de bien choisir ses contributeurs, en premier lieu ses fournisseurs, et d’évaluer leur fiabilité. Faut-il acheter local ou dans des pays amis ? Faut-il se concentrer sur une seule source ou bien diversifier son portefeuille ? Ces questions doivent se poser à tous les instants du cycle de vie d’un produit souverain. Il s’agit alors d’apporter des réponses s’appuyant sur des critères aussi bien économiques que géostratégiques. Par exemple, en ne sous-traitant pas l’ensemble de ses activités de chaudronnerie dans des pays à bas coût, les savoir-faire ne sont pas perdus et peuvent être développés quand ils sont nécessaires. L’intérêt général est en jeu. Et, il se joue dans tous les maillons de l’entreprise.
Développer la souveraineté impose de se pencher à nouveau sur la conception des produits et des modes de production après des décennies de mondialisation. Pendant la Seconde Guerre mondiale, General Electric, manquant de matières premières, de main-d’œuvre qualifiée et de certains composants clés aux États-Unis, avait mis en place une méthode pour revoir la conception de ses produits sans certains éléments. Ainsi, fabriquer aujourd’hui des puces électroniques « Made in Europe » exige d’innover sur les produits comme sur les procédés de production, et de créer de nouvelles alliances, voire de créer de nouvelles manières d’évaluer la rentabilité de ces industries très capitalistiques.
Puis au quotidien dans l’entreprise, conserver sa souveraineté s’appuie sur une vigilance constante quant à la santé et la situation de ses fournisseurs, de leurs fournisseurs et des fournisseurs de leurs fournisseurs… Il s’agit de savoir identifier les signaux faibles de défaillances financières comme logistiques qui pourraient apparaître sur chacun des maillons de la chaîne d’approvisionnement. Il s’agit aussi de surveiller les éventuelles menaces en cas de changement de stratégie ou de propriété de ces parties prenantes.
Cela requiert alors des capacités d’analyse et de projection dans un environnement changeant et instable. Il faut aussi être capable de nouer des alliances avec ses fournisseurs, voire ses concurrents, pour apporter des réponses collectives, à l’échelle de grands projets structurants – comme c’est le cas par exemple dans le domaine du spatial en Europe – mais aussi du grain de sable qui peut bloquer un engrenage complexe. Chaque élément est important.
Le Conseil d’État dans son rapport de 2024 a souligné qu’il était nécessaire de renforcer au niveau de l’État la citoyenneté afin de permettre un exercice plein de la souveraineté. Il met également en avant le besoin de renforcer les compétences techniques et scientifiques des Français. Pour pouvoir déployer ces propositions, ainsi que les autres, à un niveau étatique et macro-économique, et les rendre effectives, il conviendrait de les enrichir par un apprentissage du management de la souveraineté à tous les échelons de l’entreprise.
Cela passe notamment par une sensibilisation particulière des fonctions dirigeantes et financières. Cela doit aussi passer par la sensibilisation et la formation des fonctions en charge de l’innovation, des achats et de la logistique. Ce sont leurs analyses et leurs décisions qui permettent d’abord d’assurer l’autonomie et la sécurité des produits et services souverains, à court comme à long terme. La souveraineté dans l’entreprise est une question de citoyenneté comme de gestion des ressources externes comme internes, matérielles et humaines.
Cet article a été écrit en collaboration avec Antoine Chaume, élève-ingénieur à l'Institut supérieur de l'aéronautique et de l'espace - Sup'aéro
Romaric Servajean-Hilst ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.