28.12.2025 à 10:34
Pierre Firode, Professeur agrégé de géographie, membre du Laboratoire interdisciplinaire sur les mutations des espaces économiques et politiques Paris-Saclay (LIMEEP-PS) et du laboratoire Médiations (Sorbonne Université), Sorbonne Université
Selon Donald Trump, les frappes qui, le jour de Noël, ont visé des groupes djihadistes au Nigeria visaient à protéger les chrétiens de ce pays, qui seraient victimes d’un « génocide ». Qu’en est-il réellement, et quelles pourraient être les conséquences de ces bombardements ?
Cette année, la déclaration de Noël du président des États-Unis a de quoi surprendre : Donald Trump a ironiquement souhaité un « joyeux Noël à tous, y compris aux terroristes morts » dans les bombardements américains du jour même et a conclu en évoquant la possibilité d’une intervention militaire au Nigeria, dans un message censé célébrer la paix. Mais c’est la géographie de ces frappes qui étonne le plus les observateurs : les bombardements n’ont pas visé les positions bien connues de l’État islamique en Afrique de l’Ouest, situées dans l’État de Borno (nord-est du pays, dans la région du lac Tchad) mais se sont concentrés sur l’État de Sokoto (nord-ouest), soit à l’autre extrémité de la frontière septentrionale du Nigeria.
La Maison Blanche prétendant avoir touché des cibles appartenant à l’État islamique, nous pouvons en déduire que ces frappes ont certainement visé un groupe djihadiste récemment implanté dans la région appelé Lakurawa. Pour autant, contrairement à ce que Trump suggère, ce groupe ne constitue pas une menace pour la survie des chrétiens dans la région, puisqu’il ne regrouperait qu’environ 200 combattants, chiffre dérisoire si on le compare aux forces de l’État islamique en Afrique de l’Ouest ou de Boko Haram (plusieurs milliers de combattants) ou au nombre colossal de « bandits », ces groupes criminels qui s’attaquent aux communautés rurales du nord-ouest afin de s’enrichir via le pillage et les rançons.
Ce sont donc d’abord ces « bandits » qui frappent les minorités chrétiennes de Sokoto et sont à l’origine d’opérations spectaculaires — comme récemment l’enlèvement massif de fidèles le 19 novembre dernier dans une église pentecôtiste dans la ville d’Eruku — afin de capturer et de rançonner les populations rassemblées lors des messes. Dès lors, les chrétiens du Nigeria sont-ils réellement menacés avant tout par l’État islamique, comme l’affirme la Maison Blanche ? Et si tel est le cas, l’intervention américaine pourrait-elle les protéger sur le long terme ?
Il est incontestable que le sort des chrétiens dans les États du nord est préoccupant. Depuis 2009, on estime à plusieurs dizaines de milliers le nombre de victimes chrétiennes dans les 12 États septentrionaux, où ils constituent environ 10 % de la population totale. Dans la région du lac Tchad, les chrétiens sont parfois pris pour cible lors d’attaques terroristes organisées par Boko Haram comme celle de Chibok en avril 2014, quand 276 lycéennes, la plupart chrétiennes, avaient été enlevées.
Néanmoins la fréquence des attaques contre les civils chrétiens décline dans la région, notamment depuis 2021, année de la reprise de contrôle de Boko Haram par l’État islamique en Afrique de l’Ouest, qui élimina alors le chef de l’organisation, Aboubakar Shekau. Partisan d’un djihad brutal qui se nourrit de razzias menées à l’encontre des « Koufars » (les non-musulmans) et des « apostats » (les musulmans qui refusent la tutelle de Boko Haram), Shekau avait été destitué par l’EI en 2016 au profit d’Abou Mousab Al-Barnaoui, le fils du fondateur de Boko Haram, qui fut alors nommé wali, c’est-à-dire gouverneur, dans la région du lac Tchad.
Les dirigeants de l’EI reprochaient à Shekau la violence extrême de ses méthodes et son incapacité à abandonner le pillage systématique des populations civiles pour se muer en une force de gouvernement capable de gérer des territoires et d’y prélever l’impôt. Soucieux de perpétuer la razzia contre les civils, Shekau a donc créé sa propre faction, le Groupe sunnite pour la prédication et le djihad ou JAS, l’ancien nom du groupe Boko Haram, ce qui a incité l’EI à l’éliminer en 2021.
Le lac Tchad constitue donc un nouveau laboratoire où l’EI essaie de dépasser sa matrice prédatrice et criminelle en limitant l’influence de ses membres les plus extrémistes comme Shekau et en freinant les persécutions contre les civils afin de pérenniser son califat.
Dans ce contexte, les frappes décidées par Trump, qui prétendent viser l’État islamique, sont un peu à contre-courant des évolutions récentes du groupe dans la région : les principales attaques de 2024/2025 sont davantage revendiquées par la mouvance de Shekau (dirigée après 2021 par son successeur Ibrahim Mamadou Bakoura, dont la mort a été annoncée plusieurs fois sans qu’on puisse en être entièrement certains), que par l’État islamique en Afrique de l’Ouest, qui tente de ne pas complètement perdre le soutien des populations locales.
L’EI a, semble-t-il, tiré les enseignements de ses échecs au Levant, où il s’est vu supplanter par des djihadistes plus pragmatiques, qui refusent la persécution systématique des civils s’éloignant de l’orthodoxie sunnite.
Si la fréquence des opérations revendiquées par l’EI diminue, qu’est-ce qui explique la persistance des attaques dont les chrétiens sont victimes, notamment dans ce qu’on appelle la Middle Belt, ces États à l’interface entre la partie musulmane et la partie chrétienne du pays ?
Plus que la religion, c’est la question foncière qui semble être l’enjeu fondamental des affrontements inter-religieux, dans ces territoires où, comme dans l’État de Plateau, les éleveurs nomades musulmans peuls se disputent les terres possédées par les agriculteurs sédentaires chrétiens, yorubas pour l’essentiel. En mars et en avril 2025, une centaine d’agriculteurs chrétiens sont ainsi massacrés dans l’État de Plateau par des éleveurs peuls. Dans l’État voisin de Benue, des agriculteurs chrétiens sont massacrés pour des raisons identiques les 24 et 26 mai 2025.
Les migrations internes, et l’aridité croissante dans le nord du pays, qui déplace toujours plus au sud les itinéraires de la transhumance, conduisent à des conflits pour le contrôle de la terre où les clivages religieux (musulmans contre chrétiens) et ethniques (Peuls contre Yorubas) se confondent avec le clivage conflictuel classique entre pasteurs nomades et agriculteurs sédentaires.
En plus des conflits liés à la terre, les agriculteurs chrétiens, comme les populations musulmanes, sont aussi victimes des « bandits », qui s’attaquent aux communautés rurales les moins protégées, quelle qu’en soit la religion. Ils profitent de la faillite de l’État nigérian dont l’armée est débordée face aux nombreuses menaces : menaces sécessionnistes au sud-est où les insurgés igbos menacent de reprendre les armes contre l’État dans la région du Biafra, piraterie sur le littoral, djihadisme dans la région du lac Tchad et maintenant banditisme dans tout le nord du pays.
Dans ce contexte, quelles pourraient être les conséquences des frappes lancées par Trump ? Bien loin d’endiguer les violences contre les civils, elles pourraient avoir l’effet inverse. Les bombardements américains ont fait ressortir l’impuissance de l’État nigérian à contrôler son propre territoire et ont mis le gouvernement sous pression. Elles peuvent, paradoxalement, inciter les « bandits » à s’en prendre encore plus aux chrétiens, dont la rançon augmente à mesure que Washington exige du Nigeria qu’il garantisse leur sécurité.
Pis : la faiblesse de l’État nigérian pourrait pousser les populations musulmanes à s’organiser en milices d’autodéfense pour pallier les faiblesses de l’État. Or, c’est précisément dans ce contexte que se développent les groupes djihadistes dans l’État de Sokoto (le groupe Lakurawa s’apparente à l’origine à une milice d’autodéfense composée de soldats provenant du Mali ou du Niger, destinée à protéger les populations musulmanes contre les « bandits »). Les frappes américaines finissent d’achever, aux yeux de nombreux musulmans du Nord, la crédibilité d’un État nigérian assimilé de façon abusive aux ethnies chrétiennes du Sud et accusé d’abandonner les États musulmans du Nord.
Assimilé à une puissance extérieure, l’État nigérian pourrait de plus en plus être perçu comme une force d’occupation par les populations musulmanes locales, ce qui permettrait aux djihadistes de développer leur propagande classique, à savoir appeler à défendre le « Dar al Islam » menacé par les « croisés » et par un « État mécréant ».
Ainsi, les frappes lancées par Trump le 25 décembre dans l’État de Sokoto ne font pas sens si l’on considère l’environnement géopolitique régional. Peu présent dans la région, l’État islamique en Afrique de l’Ouest pourrait même se voir renforcé par ces opérations américaines. Mais pour le locataire de la Maison Blanche, c’est sans doute secondaire : le plus probable est que l’objectif premier des frappes de Noël a été de satisfaire l’aile évangélique de la branche MAGA à un moment où une partie de celle-ci se met à douter du président du fait de sa gestion de l’affaire Epstein. Ici comme en d’autres points du globe, la politique étrangère de Trump poursuit des objectifs d’abord domestiques : il s’agit de conserver le soutien du mouvement MAGA, en prétendant agir au nom des intérêts stratégiques américains et de la protection d’une minorité menacée.
Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.12.2025 à 14:26
Emmanuel Fourmann, Chargé de recherche, Agence Française de Développement (AFD)
Muhammad Hanri, Responsable du pôle de recherche économique et sociale au sein de LPEM (centre pour la recherche économique et sociale de l’Université d’Indonésie), Universitas Indonesia
Rus'an Nasrudin, Responsable du Département d'économie, Faculté d'économie et de management, Universitas Indonesia
La réduction des émissions risque d’accroître les inégalités et de faire peser la transition sur les plus pauvres. Sans compensations sociales ciblées, des mesures en ce sens, du type taxe carbone, pourraient susciter des protestations sociales, à l’image du mouvement des « gilets jaunes » qu’a connu la France.
Le renchérissement du prix du carbone est un levier important pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais les conséquences sociales de ce type de mesure peuvent être importantes, comme l’a rappelé la crise des « gilets jaunes » en France. Cette contestation sociale, multifactorielle, a été déclenchée notamment par une hausse de la taxation des carburants, qui renforçait le clivage entre ménages urbains (plus riches en moyenne, ayant accès à des mobilités à bas coût et à une proximité des services publics) et les ménages ruraux (moins riches en moyenne, utilisant leur véhicule personnel motorisé par des carburants fossiles et moins bien desservis par des services publics dispersés).
Compte tenu de la forte sensibilité sociale du prix de l’énergie et des carburants, les décideurs publics doivent porter une forte attention aux conséquences des mesures prises sur la distribution des revenus, la position relative des groupes sociaux et l’accès aux services publics. Dans un pays aussi vaste et géographiquement fragmenté que l’Indonésie, ces questions universelles prennent un accent plus complexe et, parfois, plus dramatique qu’ailleurs.
L’engagement de l’Indonésie envers la réduction des émissions de carbone est aligné avec ses responsabilités dans le cadre de l’Accord de Paris, signé et ratifié en 2016. L’Indonésie s’est engagée à réduire de 29 % ses émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici à 2030 de manière indépendante, ou de 41 % avec la coopération internationale. Plus tard en 2022, le gouvernement indonésien a mis à jour son engagement, affichant un objectif de réduction des émissions de GES plus élevé de 31,9 % (inconditionnel) et 43,2 % (conditionnel).
Dans ce cadre, la tarification du carbone est une stratégie essentielle pour réduire les émissions de GES. Les principales méthodes incluent les taxes sur le carbone et les systèmes d’échange de quotas d’émission (ETS). Les taxes carbone influencent directement les prix du carbone, tandis que les ETS limitent la quantité de carbone que les émetteurs peuvent libérer, influençant indirectement les prix du carbone à travers le coût des permis d’émission.
En 2021, l’Indonésie a initié un cadre de tarification du carbone, visant à atteindre ses objectifs climatiques et à gérer les émissions de GES dans le cadre de ses plans de développement nationaux.
Le gouvernement indonésien avait initialement l’intention d’introduire des instruments de tarification du carbone volontairement de 2021 à 2024, avec un passage à une application obligatoire prévu d’ici 2025. Avec un coût d’environ 2 $ pour chaque tonne d’équivalent CO2, ce taux serait l’un des plus bas au monde, mais malgré ses débuts modestes, l’introduction de cette taxe marque un progrès considérable en Indonésie.
Ces mesures, bien que bénéfiques pour l’environnement, peuvent involontairement augmenter les inégalités. La transition énergétique de l’Indonésie présente donc un défi complexe alors que le pays cherche à équilibrer croissance économique, sécurité énergétique et durabilité environnementale tout en s’attaquant aux émissions croissantes de CO2.
Ces politiques doivent être soigneusement conçues pour assurer une transition énergétique juste (JET) et être socialement acceptées. En partenariat avec le ministère indonésien des finances, des chercheurs du LPEM (Lembaga Penyelidikan Ekonomi dan Masyarakat – Fakultas Ekonomi dan Bisnis Universitas Indonesia), le centre de recherche économique et sociale de l’Université d’Indonésie à Jakarta, appuyés par des experts internationaux (université de Galway en Irlande, université de Tulane aux États-Unis), ont exploré et modélisé les modalités d’une telle taxation et ses conséquences en matière de redistribution des revenus. Il apparaît qu’un renchérissement de l’énergie en Indonésie pourrait diminuer les émissions mais conduirait à une aggravation des inégalités, sauf s’il était accompagné d’une politique d’allocations sociales bénéficiant effectivement aux ménages les plus pauvres.
L’Indonésie est un très vaste archipel composé de plus de 17 000 îles dispersées sur plus de 5 000 km de large et 3 000 km de long. Autant dire que, même si la moitié de la population est concentrée sur l’île de Java, la question des transports et de l’accès aux services publics essentiels y est majeure.
La production et la distribution électriques sont un autre défi : faute d’interconnexion entre les réseaux, elles doivent être assurées « île par île ». Si cela permet à l’essentiel de la population d’avoir accès à l’électricité, chaque installation est calibrée pour la demande maximale de l’heure de pointe, ce qui fait qu’elle est fortement sous-utilisée le reste du temps. Dès lors, la construction, l’entretien et la maintenance de cette constellation de réseaux surcapacitaires sont particulièrement coûteux.
À cela s’ajoute une situation pour le moins étonnante : le prix de vente de l’électricité en Indonésie ne couvre pas son coût de production. Aucun consommateur indonésien, qu’il soit riche ou pauvre, industriel ou particulier, ne paye son énergie électrique au prix qu’elle coûte effectivement à produire (y compris produite avec du charbon subventionné). Cela résulte notamment de la politique de gel des prix de vente décidée en 2017 pour des motivations sociales, et des forts coûts structurels de production déjà mentionnés. Le déficit induit pour la compagnie électrique nationale PLN est important, et il est intégralement financé par une subvention d’équilibre du budget de l’État.
Comme tous les pays émergents, l’Indonésie est un gros émetteur de gaz à effet de serre (GES). Elle est l’un des cinq plus gros producteurs de charbon et le premier exportateur mondial, ce qui signifie que, dans une perspective de décarbonation de la production d’énergie, ce secteur représente un enjeu important en termes de reconversion industrielle par le nombre des sites et des emplois.
Pour autant, les incitations à la reconversion manquent, dans la mesure où le prix du charbon est subventionné par le gouvernement. S’y ajoutent les GES qu’elle exporte chez ses acheteurs de charbon et les émissions au titre de la déforestation accélérée que le pays a connue depuis les années 1990 quand il a choisi de produire massivement de l’huile de palme.
Une façon de réduire l’empreinte carbone de l’économie indonésienne serait de mettre en place une taxe carbone, assise sur les carburants (option simple) ou sur des quotas d’émissions de GES (option plus sophistiquée). L’objectif : réduire la demande en énergie carbonée en provoquant, via la taxe, une hausse du prix relatif.
Cependant, si l’on s’en tient à cette seule étape, le risque est de rendre les pauvres encore plus pauvres (car ils contribuent à la taxe carbone) et de leur faire payer le coût de la transition énergétique, alors qu’ils ont des émissions nettement plus faibles, qu’ils ne sont pas les principaux responsables du changement climatique et qu’ils sont plus vulnérables face à ses conséquences (notamment en zone côtière, où vit 70 % de la population).
Ce paramètre est d’autant plus important que les inégalités de revenus demeurent fortes en Indonésie (avec un coefficient de Gini autour de 0,4), comme l’a montré le diagnostic sur les inégalités multidimensionnelles, mené par LPEM en 2023 avec l’appui de l’Institut national des statistiques indonésien (BPS). Et comme les ménages à faible revenu dépensent une plus grande proportion de leurs revenus dans l’énergie, les effets régressifs de la taxe carbone (charge relative plus élevée pour les pauvres) sont élevés et, pour atteindre l’Objectif de développement durable n°10 (réduction des inégalités), ils doivent être compensés.
Lorsqu’on vise une transition énergétique juste — caractérisée par une double réduction des émissions de dioxyde de carbone et des inégalités sociales et un principe émetteur-payeur pour les principaux responsables des émissions — il faut donc tenir compte de ces différentes dimensions pour trouver une juste voie.
Dès lors, l’objectif environnemental n’est pas compatible avec l’objectif social… sauf si vous disposez d’un canal dédié pour rediriger une part des revenus fiscaux tirés de la taxe carbone directement vers les ménages les plus pauvres.
Si l’on parvient à rendre l’argent prélevé, on peut gagner sur les deux tableaux : réduction simultanée de l’empreinte carbone et des inégalités de revenus. Au risque, sinon, d’aller vers une contestation sociale de type « yellow batik », qui serait le pendant indonésien des gilets jaunes français.
L’étude menée par LPEM s’est donc intéressée aux mécanismes envisageables pour compenser la hausse des prix de l’énergie pour les plus pauvres, qui pourraient être financés en « recyclant » les recettes générées par la taxe : une exonération de TVA pour les produits de première nécessité ; la mise en place d’un revenu minimum universel (une sorte de RSA indonésien) ; l’octroi d’un chèque énergie aux foyers les plus pauvres ; des primes salariales pour les bas salaires ; des prestations sociales sous condition de ressources.
L’étude compare les différents effets redistributifs de ces mesures et conclut que le choix du mécanisme de « recyclage des revenus » façonne de manière significative les résultats d’équité d’une politique de taxe carbone. Les avantages ciblés (mécanismes 2 à 5) offrent le plus grand impact redistributif, tandis que les réductions des impôts indirects (mécanisme 1) ont tendance à avoir un effet plus neutre. Dans le cas de l’Indonésie, la stratégie de recyclage des recettes provenant de la taxe carbone joue un rôle plus central que la taxe carbone elle-même pour déterminer l’impact global sur la répartition.
L’étude montre qu’on peut réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) résultant des effets combinés de la taxe sur le carbone et de diverses stratégies de recyclage des revenus. Hors tout recyclage, il est possible de réduire les émissions de 9 % en Indonésie, mais au prix d’un accroissement des inégalités. Avec le recyclage des revenus, la réduction des émissions est plus faible (entre 4 et 8 %) mais les inégalités sont réduites et la transition est plus juste.
Ce type de politique avec compensations caractériserait une transition énergétique « juste » et équitable, mais elle doit être préparée avec soin pour en maximiser l’acceptabilité sociale, éviter des effets « gilets jaunes » dans une société très diverse et fragmentée et qui a connu récemment une agitation sociale. Et en prêtant une attention particulière à la classe moyenne qui vote et aux îles hors Java, qui se sentent moins considérées.
L’étude recommande de démarrer par une taxation basée sur les carburants, point de départ plus faisable qu’une taxe basée sur les émissions directes de CO2. Cela permettrait de mettre en place une stratégie territorialement différenciée, de minimiser les disparités régionales et d’améliorer la faisabilité politique, tout en s’orientant progressivement vers des mécanismes de tarification du carbone plus larges et sophistiqués après l’élimination complète des subventions énergétiques. Associée à des mécanismes de compensation mis en place graduellement, elle permettrait une transition progressive tout en évitant des charges excessives pour les ménages et régions en insécurité énergétique. Les revenus pourraient être réinvestis dans l’amélioration de l’accès à l’énergie dans la région, en particulier dans l’est de l’Indonésie.
Au moment où l’Indonésie est candidate à l’OCDE, cette étude offre une approche et des outils pour construire une transition énergétique nourrie des expériences — heureuses ou malheureuses — des pays industriels.
Cette étude menée par LPEM s’inscrit dans le cadre de l’Extension de la Facilité de recherche sur les inégalités, coordonnée par l’AFD et financée par la Commission européenne pour contribuer à l’élaboration de politiques publiques visant la réduction des inégalités dans quatre pays (Afrique du Sud, Mexique, Colombie et Indonésie).
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.12.2025 à 10:46
Dušan Radunović, Associate Professor/Director of Studies (Russian), Durham University
Daniel O'Brien, Lecturer, Department of Literature Film and Theatre Studies, University of Essex

S’il ne s’en tient que partiellement à la réalité des événements de cette mutinerie de 1905, « Le Cuirassé Potemkine » montre comment un film historique peut façonner la mémoire collective et le langage cinématographique.
Film phare du cinéma russe, Le Cuirassé Potemkine de Sergei Eisenstein a été présenté pour la première fois à Moscou le 24 décembre 1925. Mais les nombreux hommages rendus par les cinéastes tout au long du siècle qui a suivi démontrent s’il le fallait qu’il est toujours pertinent aujourd’hui. Qu’est-ce qui a donc fait de cette œuvre, connue pour sa manière audacieuse de traiter les événements historiques, l’un des films historiques les plus influents jamais réalisés ?
L’histoire de la réalisation du film apporte quelques éléments de réponse. Après le succès de son premier long-métrage en 1924, La Grève, Eisenstein fut chargé en mars 1925 de réaliser un film commémorant le 20e anniversaire de la révolution russe de 1905. Cette vaste révolte populaire, déclenchée par des conditions de travail déplorables et un profond mécontentement social, secoua l’Empire russe et constitua un défi direct à l’autocratie impériale. L’insurrection échoua, mais sa mémoire perdura.
Initialement intitulé L’Année 1905, le projet d’Eisenstein s’inscrivait dans un cycle national d’événements publics commémoratifs à travers toute l’Union soviétique. L’objectif était alors d’intégrer les épisodes progressistes de l’histoire russe d’avant la Révolution de 1917 – dans laquelle la grève générale de 1905 occupait une place centrale – au tissu de la nouvelle vie soviétique.
Le scénario original envisageait le film comme la dramatisation de dix épisodes historiques marquants, mais sans lien direct entre eux, survenus en 1905 : le massacre du Dimanche rouge et la mutinerie sur le cuirassé impérial Potemkine, entre autres.
Le tournage principal débuta à l’été 1925, mais rencontra peu de succès, ce qui poussa un Eisenstein de plus en plus frustré à déplacer l’équipe vers le port méridional d’Odessa. Il décida alors d’abandonner la structure épisodique du scénario initial pour recentrer le film sur un seul épisode.
La nouvelle histoire se concentrait exclusivement sur les événements de juin 1905, lorsque les marins du cuirassé Potemkine, alors amarré près d’Odessa, se révoltèrent contre leurs officiers après avoir reçu l’ordre de manger de la viande pourrie infestée de vers.
La mutinerie et les événements qui suivirent à Odessa devaient désormais être dramatisés en cinq actes. Les deux premiers actes et le cinquième, final, correspondaient aux faits historiques : la rébellion des marins et leur fuite réussie à travers la flotte des navires loyalistes.
Quant aux deux parties centrales du film, qui montrent la solidarité du peuple d’Odessa avec les mutins, elles furent entièrement réécrites et ne s’inspiraient que très librement des événements historiques. Et pourtant curieusement, cent ans après sa sortie, sa réputation de récit historique par excellence repose principalement sur ces deux actes. Comment expliquer ce paradoxe ?
La réponse se trouve peut-être dans les deux épisodes centraux eux-mêmes, et en particulier dans le quatrième, avec sa représentation poignante d’un massacre de civils désarmés – dont la célèbre scène du bébé dans une poussette incontrôlable, dévalant les marches – qui confèrent au film une forte résonance émotionnelle et lui donnent une assise morale.
De plus, bien que presque entièrement fictive, la célèbre séquence des escaliers d’Odessa intègre de nombreux thèmes, historiquement fondés, issus du scénario original, notamment l’antisémitisme généralisé et l’oppression exercée par les autorités tsaristes sur leur peuple.
Ces événements sont ensuite rendus de manière saisissante grâce à l’usage particulier du montage par Eisenstein, qui répète les images de la souffrance des innocents pour souligner la brutalité impersonnelle de l’oppresseur tsariste.
Le Cuirassé Potemkine peut être perçu comme une œuvre de mémoire collective, capable de provoquer et de diriger une réaction émotionnelle chez le spectateur, associant passé et présent pour les redéfinir d’une manière particulière. Mais, un siècle plus tard, la manière dont Eisenstein traite le passé, insistant pour établir un lien émotionnel avec le spectateur tout en recréant l’histoire, reste étroitement liée à nos propres façons de nous souvenir et de construire l’histoire.
Avec le recul de 2025, Le Cuirassé Potemkine, avec son idéalisme révolutionnaire et sa promesse d’une société meilleure, a perdu une grande part de son attrait, après la trahison de ces mêmes idéaux, des purges staliniennes des années 1930 jusqu’à la dévastation actuelle de l’Ukraine. Les spectateurs contemporains auraient besoin que le message originel du film soit revitalisé dans de nouveaux contextes, invitant à résister au pouvoir et à l’oppression, et à exprimer la solidarité avec les marginalisés et les opprimés.
Il n’est pas surprenant que le British Film Institute ait choisi cette année pour publier une version restaurée du film, car il a exercé une influence si profonde et omniprésente sur la culture visuelle occidentale que de nombreux spectateurs ne réalisent peut-être pas à quel point son langage est ancré dans le cinéma grand public.
Alfred Hitchcock a repris avec succès les techniques de montage frénétique et chaotique d’Eisenstein dans la scène de la douche de Psychose (1960), où l’horreur naît moins de ce qui est montré que de ce qui est suggéré par le montage. Il rend également un hommage explicite à Eisenstein lors du deuxième meurtre du film, qui se déroule sur l’escalier de la maison des Bates.
Ce schéma a ensuite été repris dans de nombreux films, notamment dans le Batman (1989) de Tim Burton avec le Joker interprété par Jack Nicholson. Nicholson lui-même avait déjà joué une confrontation violente sur un escalier dans Shining (1980) de Stanley Kubrick, tandis que Joker (2019) de Todd Phillips est devenu emblématique pour une séquence de danse controversée sur un escalier public.
L’Exorciste (1973) de William Friedkin semble lui aussi beaucoup devoir au style d’Eisenstein, avec deux morts qui se déroulent au bas de l’escalier désormais iconique de Georgetown. Brazil (1985) de Terry Gilliam fait lui aussi un clin d’œil parodique à Eisenstein, mais c’est Les Incorruptibles (1987) de Brian De Palma qui constitue l’hommage le plus explicite à la séquence des escaliers d’Odessa, notamment avec la scène du bébé dans la poussette incontrôlable, plaçant ainsi l’influence d’Eisenstein au cœur du cinéma hollywoodien contemporain.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
26.12.2025 à 08:05
María Begoña Pérez Calle, Professor of Economics, Universidad de Zaragoza

Autodidacte et militante infatigable, Flora Tristan a observé la réalité sociale avec un regard de scientifique pour proposer un modèle alternatif de société et de travail.
Pour Flora Tristan (Paris, 1803-Bordeaux, 1844), la transformation de la société devait être intégrale, et la communication avec les masses laborieuses était aussi importante que la diffusion littéraire de son modèle. C’est pourquoi elle ne se contenta pas d’écrire pour ceux qui pouvaient payer un livre et le lire, mais chercha à sensibiliser directement les classes travailleuses.
Sa proposition novatrice impliquait un lien indissociable entre la question ouvrière et la question féminine : il n’y aurait pas de libération prolétarienne sans libération des femmes. L’émancipation était donc la condition nécessaire de la justice universelle. Flora Tristan anticipa ainsi des débats qui, bien des années plus tard, occuperaient une place centrale dans les discours féministes.
Bien qu’elle soit née dans un milieu aristocratique, l’écrivaine, penseuse socialiste et féministe franco-péruvienne, considérée comme l’une des pionnières du féminisme moderne et une précurseure du mouvement ouvrier international, ne reçut pas l’éducation d’institutrices.
À l’âge de quatre ans, le malheur frappa sa famille avec la mort de son père, Mariano Tristán y Moscoso, qui n’avait pas régularisé juridiquement son mariage avec sa mère, Thérèse Laisnay. Or, le droit français ne reconnaissait pas comme légitime un mariage uniquement religieux. La jeune veuve, enceinte d’un autre enfant et privée de patrimoine, partit donc vivre à la campagne avec Flora pendant plusieurs années, et la petite famille connut un vrai déclassement.
De retour à Paris, alors adolescente et ouvrière, Flora Tristan épousa en 1821 son jeune patron, André Chazal. Quatre ans plus tard, après de nombreuses dissensions conjugales et enceinte de son troisième enfant, elle s’enfuit du domicile conjugal en abandonnant son mari. Le divorce n’existait pas. La séparation des Chazal n’était pas légale. Pendant plusieurs années, Flora vécut comme une proscrite en France et en Angleterre. En 1833, elle traversa l’océan pour réclamer son héritage au Pérou auprès des Tristán. La famille l’accueillit plutôt favorablement et son oncle lui attribua certaines rentes, mais sans lui reconnaître de droit à l’héritage.
Elle revint en Europe deux ans plus tard, ajoutant à son expérience personnelle un important travail de terrain. Elle avait développé une méthodologie pionnière pour décrire et dénoncer les injustices de race, de classe et de genre : voyager, dialoguer, recueillir des données à l’aide du modèle de l’enquête, et élaborer des analyses et des propositions.
Ainsi, Flora Tristan, autodidacte, fit de la véritable science sociale à partir de l’observation de la réalité, développant des travaux innovants qui fusionnaient réflexion théorique et expérience pratique.
Dans des ouvrages tels que Pérégrinations d’une paria (1838) ou Promenades dans Londres (1840), elle dénonça la misère et le manque d’instruction des classes laborieuses, la pauvreté infantile, la prostitution et la discrimination dont étaient victimes les femmes. Elle pointa les inégalités structurelles de la société capitaliste comme la racine de ces problèmes.
Face à cette situation, elle proposa son modèle d’organisation sociale, dont l’élément central était un prolétariat consolidé à travers l’Union ouvrière. Ce prolétariat devait être formé et bénéficier de protection sociale. Il ne s’agissait pas seulement de se constituer en force productive, mais aussi de transformer l’histoire.
À partir de 1835, elle remporta un franc succès littéraire et s’attira l’estime des cercles intellectuels. C’est au sein de l’Union Ouvrière qu’elle choisit de s’engager comme militante d’un socialisme naissant, affirmant un style qui lui était propre et se faisant la porte-parole passionnée de ses idées, de ses modèles et de ses théories.
Elle entama ainsi son tour de France, un exercice harassant de communication de masse. Ce mode de vie était inhabituel pour une femme de son époque. Mais Flora Tristan mit son talent intellectuel au service d’une mission rédemptrice en laquelle elle croyait profondément.
Sa vision se caractérisait également par le rejet de la violence révolutionnaire comme unique voie de salut. Elle reconnaissait l’antagonisme entre travail et capital, mais ses stratégies réformatrices sociales reposaient sur la fraternité. Son but était d’atteindre la justice et l’amour universel.
Sa vocation de femme messie lui donna la force de diriger et d’échanger avec des milliers d’ouvriers et d’ouvrières lors de ses tournées à travers la France. Sa santé était fragile, avec un possible problème tumoral, et tous ces voyages la laissèrent exsangue. Des efforts incessants qui, combinés à un probable typhus, précipitèrent sa mort en 1844, quatre ans avant la publication du Manifeste du Parti communiste.
Après sa mort, sa voix ne fut pas intégrée au socialisme de Karl Marx et Friedrich Engels, que ce dernier qualifiait de scientifique et qui plaçait la lutte des classes presque exclusivement au centre de sa réflexion. Engels qualifiait les approches antérieures d’« utopiques ».
Et pourtant, il suffit de parcourir les biographies de Robert Owen, Charles Fourier, des saint-simoniens et de Tristán elle-même pour constater que le terme « utopie » ne rend pas justice à la portée de leurs pensées et de leurs actions.
À la fin de 1843 à Paris, le philosophe allemand Arnold Rüge conseilla au jeune Marx de rencontrer Flora Tristan, mais celui-ci ne le fit pas. Engels, quant à lui, mentionna avoir connaissance de son œuvre, mais sans se départir d’une certaine indifférence.
Flora Tristan est restée en arrière-plan de l’histoire officielle du socialisme, alors qu’elle avait anticipé de nombreux débats qui allaient plus tard prendre de l’importance. Plus d’un siècle plus tard, la mise en valeur – importante et nécessaire – de la dimension féministe de son discours a éclipsé tous les autres aspects.
Aujourd’hui, il est indispensable de reconnaître pleinement Flora Tristan, cette petite aristocrate déclassée qui n’eut pas de gouvernantes mais finit par apprendre auprès d’Owen et de Fourier.
Il faut également la reconnaître comme une socialiste du romantisme, une pionnière des sciences sociales, une communicante d’un talent extraordinaire et la créatrice d’un modèle alternatif de société, de production et de travail : l’Union ouvrière.
On peut se demander ce qui se serait passé si elle avait vécu plus longtemps. Elle n’aurait vraisemblablement jamais accepté que son modèle de socialisme soit qualifié d’« utopique ». Si elle avait atteint 1864, elle aurait très probablement participé à la Première Internationale et, malgré sa condition de femme, sa présence impressionnante aurait sans doute influencé d’une manière ou d’une autre le cours du socialisme.
María Begoña Pérez Calle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.12.2025 à 12:43
Bobbi Sutherland, Associate Professor, Department of HIstory, University of Dayton

Oui, les paysans du Moyen Âge travaillaient dur. Pourtant, lorsqu’arrivait Noël, ils profitaient de périodes de fêtes bien plus longues que celles dont nous disposons aujourd’hui.
Lorsque l’on pense au Moyen Âge en Europe, viennent en tête des images de pauvreté écrasante, de superstition et d’obscurantisme. Pourtant, la réalité de cette période de mille ans, comprise entre 500 et 1500, était bien plus complexe. Et c’est particulièrement vrai lorsqu’on s’intéresse aux paysans, qui représentaient alors environ 90 % de la population.
Malgré leur dur labeur, les paysans disposaient de temps libre. En additionnant les dimanches et les nombreuses fêtes, environ un tiers de l’année était exempt de travail intensif. Les célébrations étaient fréquentes et s’articulaient autour des fêtes religieuses comme Pâques, la Pentecôte et les jours de saints. Mais la plus longue et la plus festive de toutes était Noël.
En tant que professeure d’histoire médiévale, je peux vous assurer que l’idée largement répandue selon laquelle la vie des paysans n’aurait été que misère est fausse. Ils menaient une vie sociale riche – peut-être même plus riche que la nôtre –, mangeaient correctement, faisaient souvent la fête et avaient des familles pas si différentes des nôtres. Pour eux, les célébrations de fin d’année commençaient bien avant Noël et se prolongeaient au-delà du Nouvel An.
La fête ne faisait alors que commencer.
Un paysan n’était pas simplement un pauvre, prisonnier de sa basse condition. Il s’agissait plutôt d’un agriculteur de subsistance qui devait à son seigneur une part de la nourriture qu’il produisait. Il lui fournissait également une partie de sa force de travail, ce qui pouvait inclure la construction de ponts ou la mise en culture des terres du seigneur.
En échange, le seigneur lui offrait une protection contre les bandits ou les envahisseurs. Il rendait aussi la justice par l’intermédiaire d’un tribunal et punissait les vols, les meurtres et autres crimes. En général, le seigneur résidait dans le village ou à ses alentours.
Le paysan, lui, vivait à la campagne, dans des villages dont la taille allait de quelques maisons à plusieurs centaines. Ces villages disposaient de fours banaux, de puits, de moulins à farine, de brasseries ou de tavernes, ainsi que de forgerons. Les maisons étaient regroupées au centre du village, le long d’un chemin de terre, et entourées de terres agricoles.
Selon les critères d’aujourd’hui, une maison paysanne était petite – en Angleterre, la surface moyenne était d’environ 65 mètres carrés. Elle pouvait être construite en tourbe, en bois, en pierre ou en torchis, une technique très proche du lattis-plâtre, avec des toits à poutres recouverts de paille. Les maisons possédaient une porte d’entrée, et certaines avaient même une porte arrière. Les fenêtres étaient couvertes de volets et, rarement, de verre. À part la cheminée, seules la lumière du Soleil, de la Lune, une lampe à huile ou une bougie éclairaient l’intérieur.
La journée était rythmée par les saisons et la lumière du soleil. La plupart des gens se levaient à l’aube, voire un peu avant ; les hommes partaient rapidement aux champs pour cultiver des céréales comme le blé et l’orge. Les femmes travaillaient à la maison et dans la cour, s’occupant des enfants, des animaux et du potager, tout en filant, cousant et cuisinant. Les paysans ne possédaient pas d’horloge, si bien qu’une recette pouvait recommander de cuire un plat pendant le temps nécessaire pour dire trois fois le Notre Père.
Vers midi, les gens faisaient généralement une pause et prenaient leur repas principal – souvent une soupe ou un ragoût. Leur alimentation pouvait inclure de l’agneau et du bœuf, ainsi que du fromage, du chou, des oignons, des poireaux, des navets et des fèves. Le poisson, en particulier le poisson d’eau douce, était également apprécié. Chaque repas comportait du pain.
La bière et le vin faisaient partie intégrante des repas. Selon nos critères, les paysans buvaient beaucoup, bien que le taux d’alcool de la bière et du vin soit inférieur à celui des boissons actuelles. Ils s’octroyaient souvent une sieste avant de retourner aux champs. Le soir, ils prenaient un repas léger, parfois seulement du pain, et passaient un moment à socialiser.
Ils se couchaient quelques heures après la tombée de la nuit, si bien que la durée de leur sommeil dépendait de la saison. En moyenne, ils dormaient environ huit heures, mais pas d’un seul tenant. Ils se réveillaient après un « premier sommeil », priaient, faisaient l’amour ou discutaient avec les voisins pendant une demi-heure à deux heures, puis retournaient se coucher pour environ quatre heures supplémentaires.
Les paysans ignoraient l’intimité telle que nous la concevons ; toute la maisonnée partageait souvent une seule grande pièce. Les parents faisaient l’amour tandis que leurs enfants dormaient à proximité. Les couples mariés partageaient un lit, et l’un de leurs jeunes enfants pouvait dormir avec eux, bien que les nourrissons aient des berceaux. Les enfants plus âgés dormaient souvent à deux par lit.
La vie n’était certes pas facile. Mais les périodes de repos et de loisirs dont ils bénéficiaient étaient enviables. Aujourd’hui, [aux États-Unis, (NDT)] beaucoup de gens commencent à penser à Noël après Thanksgiving, et l’esprit des fêtes s’éteint généralement dès le début janvier. Au Moyen Âge, cela aurait été impensable.
L’Avent commençait avec la fête de Saint Martin. À l’époque, elle avait lieu 40 jours avant Noël ; aujourd’hui, c’est le quatrième dimanche avant la fête. Pendant cette période, les chrétiens occidentaux respectaient un jeûne ; moins strict que celui du Carême, ils limitaient la consommation de viande et de produits laitiers à certains jours de la semaine. Ces règles symbolisaient non seulement l’absence et le désir, mais elles permettaient aussi de rationner la nourriture après la fin des récoltes et avant que les viandes ne soient complètement salées ou fumées.
Noël lui-même était synonyme de festins et d’ivresse – et durait près de six semaines.
Le 25 décembre était suivi des 12 jours de Noël, qui se terminaient avec l’Épiphanie le 6 janvier, commémorant la visite des Mages à Jésus, Marie et Joseph. On échangeait des cadeaux, souvent sous forme de nourriture ou d’argent, bien que cela se fasse plus couramment le jour de l’An. Les gibiers à plumes, le jambon, les tourtes à la viande et les vins épicés figuraient parmi les mets populaires, les épices étant censées réchauffer le corps.
Bien que Noël célèbre officiellement la naissance de Jésus, il était clairement associé à des fêtes préchrétiennes mettant l’accent sur le solstice d’hiver et le retour de la lumière et de la vie. Ainsi, les feux de joie, les bûches de Noël et les décorations d’arbres faisaient partie des festivités. Selon la tradition, Saint François d’Assise a créé la première crèche en 1223.
[En Angleterre,] Noël se terminait lentement, le premier lundi après l’Épiphanie étant appelé le « Plough Monday » (« lundi de la charrue ») car il marquait le retour au travail agricole. La fin complète de la saison avait lieu le 2 février – date de la Chandeleur – qui coïncide avec l’ancienne fête païenne d’Imbolc. Ce jour-là, on bénissait les bougies pour l’année à venir, et toute décoration laissée en place risquait, selon la tradition celte, d’être infestée de gobelins.
Aujourd’hui, beaucoup se plaignent du stress des fêtes : achats, trajets, cuisine, ménage et toute une foule d’obligations. Et la fenêtre pour tout accomplir est particulièrement réduite : Noël est le seul jour férié. C’est pourquoi, moi, je rêve d’un Noël médiéval.
Bobbi Sutherland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.12.2025 à 16:30
Guillaume van Niel, Directeur de recherche, chef d'équipe, responsable de plateforme organismes modèles alternatifs (poisson zèbre) UMR_S 1307 Centre de Recherche en Cancérologie et Immunologie Intégrée Nantes Angers, Nantes Université
Christian Neri, Directeur de Recherches INSERM, Inserm
Clotilde Théry, Directrice scientifique de l’équipe CurieCoreTech - vésicules extracellulaires - Institut Curie ; Cheffe de l’équipe de recherche vésicules extracellulaires, réponses immunes et cancer (U932 immunité et cancer) - Institut Curie, Inserm
Crèmes antirides, traitements contre la calvitie, « régénération cellulaire »… À en croire certains, les exosomes auraient de nombreuses vertus. Au-delà des sirènes du marketing, ces minuscules vésicules produites par nos cellules génèrent de nombreux espoirs dans le secteur de la recherche pharmaceutique, qu'il s'agisse de lutter contre le cancer, la maladie d'Alzheimer, ou d'établir des diagnostics.
Vous avez sûrement déjà lu le mot «exosomes» sur des étiquettes de produits cosmétiques vantant les dernières innovations en matière d'amélioration de la qualité de la peau, voire de lutte contre la calvitie. Si ces allégations marketing peuvent faire lever un sourcil dubitatif, la recherche sur les exosomes n'a, elle, rien de fantaisiste.
Ces minuscules particules, qui appartiennent à la grande «famille» des vésicules extracellulaires, sont étudiées par des milliers de chercheurs partout dans le monde. Il faut dire qu'elles ont un énorme potentiel, puisqu'elles pourraient ouvrir la voie à des traitements innovants pour mieux prendre en charge des maladies aussi diverses que le cancer, les maladies neurodégénératives et les infections virales.
Il reste cependant de nombreux défis scientifiques et technologiques à surmonter avant d'en arriver là. Faisons le point sur l'avancée des connaissances sur ce sujet.
Les vésicules extracellulaires sont de minuscules particules qui contiennent des protéines, des acides nucléiques, des lipides et des sucres, et qui sont libérées par les cellules (humaines, animales ou végétales) dans leur environnement. Elles sont produites soit activement, par sécrétion ou déformation de la membrane des cellules, soit passivement, après la mort cellulaire. On en dénombre actuellement jusqu'à 25 sous-types.
De taille variable, elles peuvent mesurer de 50 nanomètres (la taille d'un virus) à quelques micromètres (μm). Pour mémoire, une cellule humaine mesure en moyenne 50 μm, tandis que le diamètre d'un cheveu est compris entre 50 et 100 µm.
Les exosomes ne sont qu'un type parmi d'autres de vésicules extracellulaires. On désigne par ce terme celles qui ont été produites initialement à l'intérieur de la cellule émettrice, puis ont été libérées par des mécanismes de sécrétion actifs.
Les vésicules extracellulaires sont produites par toutes les sortes de cellules, qu'elles soient animales, végétales ou bactériennes, en culture comme in vivo ce qui explique leur popularité auprès des scientifiques.
Les premières études menées sur les vésicules extracellulaires dans les années 1940 les ont cataloguées comme des «déchets» cellulaires. Si cette fonction reste d'actualité (et mériterait d'être davantage étudiée), c'est un autre de leur rôle qui a véritablement éveillé l'intérêt des scientifiques : celui de messager intercellulaire.
Pour communiquer entre elles, les cellules disposent de différents moyens. Les cellules adjacentes peuvent échanger des informations directement par contact, grâce à des molécules qui constituent des jonctions ou des synapses. Lorsqu'il s'agit de communiquer à distance, les cellules ont recours à des messagers chimiques (les hormones constituent l'un des exemples les plus connus d'un tel mode de communication).
Dans les années 1990, les scientifiques ont mis en évidence la capacité de certaines vésicules extracellulaires à participer elles aussi à la communication entre cellules. Ils ont en effet remarqué que de telles vésicules pouvaient être transférées d'une cellule émettrice à une cellule réceptrice, et que leur intériorisation par cette dernière s'accompagnait d'une modification de son apparence (son «phénotype», selon le terme scientifique), témoignant de capacités de signalisation, voire de transfert de matériel.
Si les premiers exemples de cette communication ont été démontrés dans des processus liés à la réponse immunitaire, en réalité l'ensemble des processus physiologiques se déroulant au sein d'un organisme sont concernés, y compris ceux associés à des maladies ou des troubles.
Avant tout, crevons l'abcès : à l'heure actuelle, si les vésicules extracellulaires font rêver les industriels de la beauté pour leurs supposées propriétés régénératrices exceptionnelles, leur efficacité potentielle reste à démontrer.
Leurs effets «anti-âge» ne sont pas scientifiquement prouvés, pas plus qu'un effet supérieur sur le teint ou la texture de la peau par rapport à des «principes actifs» classiquement utilisés dans les produits cosmétiques.
Certaines cliniques d'esthétique proposent l'utilisation de ce qui est présenté comme des exosomes d'origine humaine (dans l'Union européenne, leur utilisation est interdite en médecine esthétique), parfois même en microperforation (une pratique autorisée en France, contrairement à l'injection, interdite). Ces pratiques posent question, car la nature, l'origine, la qualité et la traçabilité de ces produits restent opaques (concentration, degré de pureté, toxicité, innocuité du traitement, risque viral…).
Cela ne signifie pas pour autant que les vésicules extracellulaires n'ont aucun intérêt : leur potentiel en médecine est indéniable, et concerne de nombreux domaines, du diagnostic à la prise en charge thérapeutique.
Elles se retrouvent en effet dans tous les fluides biologiques humains (sang, urine, etc.), ce qui souligne leur importance et leur potentiel diagnostique.
Utilisées comme biomarqueurs, les vésicules extracellulaires pourraient par exemple permettre d'évaluer les capacités de résilience des tissus, de détecter précocement les maladies, ou encore de mieux personnaliser les traitements et de surveiller en continu la santé des patients.
En matière de santé environnementale et de santé publique, elles pourraient constituer de nouveaux indicateurs permettant notamment d'évaluer les altérations de notre santé par la pollution (notamment en lien avec les maladies respiratoires, ou de mesurer l'accumulation de polluants dans notre organisme.
Certaines vésicules extracellulaires pourraient être utilisées comme biomarqueurs circulants. Cette approche repose sur le fait que ces vésicules sont libérées dans les fluides biologiques – ce qui peut faciliter leur récupération – et que leurs nombres (ainsi que leur composition) peuvent refléter l'état de la cellule qui les produit.
Les vésicules extracellulaires sont en quelque sorte le miroir des facultés d'adaptation ou des changements pathologiques dans l'organisme.
Un exemple concret d'utilisation des vésicules extracellulaires en tant que biomarqueurs est la mise sur le marché des tests diagnostiques destinés à détecter précocement le cancer de la prostate, en utilisant les vésicules extracellulaires urinaires. Cette approche offre une alternative moins invasive et potentiellement plus précise que les tests traditionnels.
Divers essais cliniques sont en cours, concernant surtout la détection de tumeurs ou de maladies neurodégénératives, même si l'utilité des vésicules extracellulaires dans les contextes d'autres pathologies, comme les maladies métaboliques et inflammatoires, est aussi explorée.
S'il s'agit en immense majorité d'essais préliminaires, de petite taille, les espoirs soulevés sont à la mesure des enjeux : fournir des outils capables de détecter précocement des maladies dont les symptômes peuvent mettre des décennies à se manifester.
Il faut néanmoins garder à l'esprit qu'un tiers des essais cliniques ont pour but de valider l'utilisation des vésicules extracellulaires en tant que biomarqueurs utilisables en complément à différents tests diagnostiques déjà existants.
Les chercheurs explorent également l'utilisation de telles vésicules comme marqueurs de l'efficacité de certains traitements. L'espoir est qu'il soit possible de suivre la réponse aux traitements des patients en suivant les variations du contenu de leurs vésicules extracellulaires, et ainsi d'adapter la prise en charge en temps réel.
Au-delà du diagnostic et du suivi de la réponse aux traitements, ces particules pourraient aussi avoir un rôle à jouer en tant que vecteurs de thérapies.
Le potentiel des véhicules extracellulaires en tant qu'agents thérapeutiques est également activement évalué. Modifiées, elles pourraient par exemple constituer des nanovecteurs, autrement dit des véhicules nanoscopiques capables de transporter des médicaments à des endroits très précis de l'organisme.
Par ailleurs, leur composition étant partiellement commune à celle des cellules qui les produisent, elles en partagent aussi certaines fonctions.
Ainsi, les vésicules extracellulaires provenant de cellules dendritiques (des cellules du système immunitaire qui patrouillent dans l'organisme et alertent les autres cellules participant à sa défense en cas de problème) sont capables d'induire une réponse du système immunitaire quand elles rencontrent des lymphocytes T appropriés.
Cette fonctionnalité a notamment été évaluée dans l'un des premiers essais cliniques sur les vésicules extracellulaires de phase 2 (où l'efficacité par rapport aux traitements classiques peut être évaluée). Mené en France, cet essai utilisait des vésicules extracellulaires de cellules dendritiques mises en présence avec un antigène tumoral (un fragment de tumeur capable de déclencher une réponse immunitaire lorsqu'il est présenté par les cellules dendritiques aux autres cellules immunitaires).
L'objectif était d'éduquer le système immunitaire des patients atteints de cancer contre leur propre tumeur. Cet essai a cependant été interrompu après traitement de 22 patients, car les réponses des patients ne se sont pas avérées à la hauteur des espoirs, et les cliniciens souhaitaient plutôt essayer d'autres traitements expérimentaux d'immunothérapie non basée sur les exosomes.
Autre type de vésicules extracellulaires intéressantes : celles provenant de cellules souches. En effet, elles partagent également les propriétés régénératives de ces cellules indifférenciées, capables de donner de nombreuses sortes de cellules spécialisées. Des travaux explorent la possibilité d'utiliser ces vésicules pour favoriser la survie cellulaire ou la régénération des tissus endommagés, par exemple après une radiothérapie. Elles pourraient aussi être employées pour traiter des pathologies inflammatoires chroniques (comme les maladies ostéo-articulaires), ou d'autres pathologies liées à un état inflammatoire exacerbé, voire les maladies cardiovasculaires.
Les vésicules auraient alors des avantages significatifs par rapport aux cellules souches, en particulier d'être non-réplicatives, évitant une «infection» de l'organisme, congelables, et de provoquer peu de réactions du système immunitaire.
Les neurosciences s'intéressent de près aux vésicules des systèmes nerveux. Les vésicules extracellulaires régénératrices suscitent par exemple des espoirs immenses en matière de réparation ou de protection des cellules cérébrales, notamment dans des affections comme la maladie d'Alzheimer ou de Parkinson.
D'autres propriétés des vésicules extracellulaires en font des candidats idéaux pour le ciblage thérapeutique. Elles peuvent en effet être utilisées pour transporter des molécules bioactives (protéines, ARN, etc.), protégeant ainsi ces molécules d'une dégradation naturelle qui diminuerait leur efficacité. À l'inverse, elles peuvent servir à isoler des principes actifs qui seraient trop toxiques pour l'organisme sous forme soluble.
Les vésicules extracellulaires peuvent aussi avoir la capacité de se lier spécifiquement à certains types de cellules (ou l'acquérir grâce à des manipulations de bio-ingénierie). Les chercheurs espèrent pouvoir les utiliser pour transporter des ARN interférents ou des médicaments anticancéreux directement dans les cellules tumorales, sans affecter les cellules saines environnantes. Cela permettrait d'augmenter l'efficacité des traitements tout en réduisant les effets secondaires indésirables.
Dans le cas des infections virales, des recherches explorent le potentiel des vésicules extracellulaires pour transporter des molécules antivirales ou pour renforcer la réponse immunitaire contre des infections telles que le Covid-19 ou le VIH.
Les vésicules extracellulaires présentent donc un potentiel énorme en médecine de précision et en médecine personnalisée. Des essais cliniques de phase I et II contre les tumeurs malignes avancées ont déjà démontré la faisabilité et la sécurité de l'utilisation des vésicules extracellulaires à des fins thérapeutiques.
Conséquence de l'espoir soulevé par ces approches, des projections récentes indiquent que la taille du marché mondial des vésicules extracellulaires pourrait atteindre plus de 200 millions de dollars en 2025, avec, dans les années à venir, un taux de croissance exponentiel.
Certains experts du domaine de l'application thérapeutique des vésicules extracellulaires considèrent que le marché «maladies» risque de se trouver prochainement, voire serait déjà, dans la phase de «creux de la désillusion» après avoir atteint un «pic d'attentes exagérées». La principale raison de cette désillusion est l'immaturité de ce domaine de recherche, notamment en matière de mécanismes d'action et d'outils diagnostiques validés.
La diversité des vésicules extracellulaires (origine, taille, contenu) rend leur isolement, leur analyse et leur classification très complexes.
Les extraire d'un fluide biologique ou d'une culture cellulaire nécessite des techniques de pointe. Cependant, même les méthodes les plus sophistiquées peuvent co-isoler des débris cellulaires ou des contaminants, ce qui complique l'interprétation des résultats.
Depuis 2005, les dizaines d'études cliniques portant sur les vésicules extracellulaires employées comme médicaments ont eu recours à des méthodes d'isolement et de caractérisation très variées, ce qui rend ces études difficiles à comparer.
Par ailleurs, ces travaux fournissent peu ou pas d'informations sur les mécanismes d'action, en particulier concernant leur capacité à contrer les mécanismes à l’origine des maladies. Or, cette information est nécessaire pour pouvoir tester et valider chaque préparation avant utilisation.
En outre, alors que l'on sait que la grande majorité des vésicules extracellulaires sont éliminées du système vasculaire en quelques minutes, les études disponibles n'ont rapporté aucune donnée concernant leur devenir dans les organismes (pharmacocinétique), l’endroit où elles se retrouvent (biodistribution) ou leur efficacité de ciblage.
Ces lacunes s'expliquent par le manque d'outils permettant d'étudier ces messagers nanométriques au sein des êtres vivants, en raison de leur minuscule taille et de leur hétérogénéité.
Avant d'arriver à une mise sur le marché de traitements à base de vésicules extracellulaires, de nombreux obstacles restent encore à surmonter.
Il faudra notamment :
De nombreux efforts sont actuellement déployés en ce sens, et l'ensemble des avancées obtenues est structuré, échangé et débattu par des comités et groupes de travail au sein de sociétés savantes à l'échelle internationale comme l’ISEV) et nationale comme la FSEV). Les enjeux sont importants, il en va par exemple de la crédibilité d'usage de l'information scientifique, et de la souveraineté scientifique.
Soulignons que le passé récent nous a démontré que les obstacles techniques ne sont pas forcément insurmontables : voici 30 ans, peu de gens croyaient au potentiel thérapeutique des ARN messagers.
En attendant d'obtenir des données scientifiques solides concernant l'efficacité des exosomes, leurs mécanismes d'action, et leur valeur ajoutée par rapport aux approches existantes, mieux vaut écouter les mises en garde répétées de la communauté scientifique. Et éviter de céder à la surenchère et à la «scienceploitation» – autrement dit, l'exploitation de termes scientifiques pour vendre des produits sans preuves solides d'efficacité – par certains acteurs du marché de la cosmétique.
Guillaume van Niel a reçu des financements de l'ANR, La région Pays de la Loire, France Alzheimer, l'ARC, l'INCA, la fondation Recherche Alzheimer, la communauté Européene. Guillaume van Niel est co-fondateur et ancien président de la FSEV.
Christian Neri a reçu des financements de l'ANR, de CNRS Innovation, et de fondations (FRM, Association Huntington France, Hereditary Disease Foundation, Fondation CHDI). Christian Neri est membre du bureau de sociétés savantes en France (Président de la FSEV) et à l'étranger (ISEV).
Clotilde Théry a reçu des financements de l'ANR, l'INCa, et de fondations (ARC, FRM, Fondation de France). Clotilde Théry est co-fondatrice et ancienne présidente de la société internationale des EVs (ISEV), et co-fondatrice et ancienne vice-trésorière de la sociéte française des EVs (FSEV).