18.12.2025 à 14:57
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine

Dans l’ouvrage intitulé « Panarion » où il recense ce qu’il considère comme des hérésies, Épiphane de Salamine, théologien chrétien du IVᵉ siècle, nous apprend qu’une fête nocturne se déroulait chaque année à Pétra, capitale du royaume des Nabatéens, au sud de l’actuelle Jordanie, pour y célébrer la naissance du dieu Doushara (Dousarès, en grec).
Le site archéologique de Pétra, mondialement célèbre, est visité chaque année par de nombreux touristes.
Mais les Nabatéens, peuple arabe de l’Antiquité, sont bien moins connus du grand public que les extraordinaires vestiges de leur antique cité. Entre la fin du IVe siècle avant notre ère et 106 de notre ère, date de leur intégration dans l’Empire romain, ils ont pourtant dominé un très vaste territoire depuis le sud de la Syrie jusqu’à l’oasis d’al-Ula, aujourd’hui en Arabie saoudite, en passant par le Néguev et le Sinaï. Leur souverain, commandant d’une puissante armée, était reconnu comme le « roi des Arabes », écrit l’historien antique Flavius Josèphe. Il ne régnait pas seulement sur les Nabatéens, mais aussi sur d’autres peuples qui étaient ses vassaux.
Le mot « arabe » est, quant à lui, apparu pour la première fois sous la forme Aribi, au IXe siècle avant notre ère, dans des textes assyriens.
C’est un terme général, comme « grec » ou « gaulois ». Parmi les Grecs, on compte les Ioniens, les Doriens… Parmi les Gaulois, les Arvernes, les Éduens… De même, parmi les peuples arabes de l’Antiquité, il y avait les Nabatéens, mais aussi les Thamoudéens, les Minéens, les Lihyanites…
Le principal dieu des Nabatéens se nomme Doushara. Il est le protecteur des souverains, comme le proclament quelques inscriptions nabatéennes. Son nom veut dire « Celui du Shara », appellation d’une montagne près de Pétra. Un « sommet très élevé d’Arabie », écrit Etienne de Byzance, auteur du VIᵉ siècle.
Doushara n’est donc pas un nom à proprement parler, mais une expression désignant un statut suprême. Elle signifie que Doushara est le dieu qui se trouve au sommet de la montagne. Un lieu élevé qui rappelle le mont Sinaï où se manifeste le dieu de Moïse, dans l’Exode. De même, le Dieu de la Bible n’a pas de véritable nom : il est le Seigneur, l’Éternel.
Les Nabatéens ont en commun avec les Hébreux une même réticence à nommer la divinité. C’est une caractéristique des religions sémitiques, alors qu’en Grèce antique ou à Rome, les dieux possèdent des noms propres : Zeus, Jupiter, Apollon…
Un des rites les plus courants de la religion nabatéenne est l’adoration de pierres dressées, considérées comme sacrées, qu’on appelle « bétyles ». Le terme vient de l’araméen bet-el qui signifie littéralement « maison de dieu », parce qu’on pensait qu’une divinité ou des parcelles de divinité pouvaient se trouver à l’intérieur.
Le plus célèbre bétyle biblique est la pierre de Jacob, fils d’Isaac et petit-fils d’Abraham, dans la Genèse (Genèse 28, 17-22).
Jacob fait de cette pierre son chevet. Il pose sa tête dessus et s’endort. Pendant son sommeil, il voit en songe « une échelle dont le sommet touchait le ciel ». À son réveil, il comprend que la pierre sur laquelle il a dormi est sacrée, la redresse comme une stèle et verse de l’huile en son sommet. Puis il nomme le lieu « Béthel ».
Les Nabatéens, eux, n’utilisent pas le terme « bétyle » pour désigner les pierres auxquelles ils rendent un culte. Ils emploient le mot nésiba qui veut dire « dressé » et évoque un pilier ou une stèle. Mais la pratique est la même.
Plusieurs de ces idoles, généralement quadrangulaires, ont été retrouvées à Pétra. On connaît aussi leurs formes, grâce à des représentations sculptées sur des rochers, à Pétra, ou encore à Hégra, importante ville nabatéenne dans l’oasis d’al-Ula. Les fidèles s’arrêtaient devant ces reliefs rupestres pour prier et se prosterner.
Le principal bétyle nabatéen se dressait, au cœur même de Pétra, dans un grand temple, nommé aujourd’hui Qasr al-Bint (« Château de la fille ») en arabe. Ce sanctuaire est un édifice de plan carré, haut d’une vingtaine de mètres. À l’intérieur, dans la salle centrale, se dressait le bétyle de Doushara, au sommet d’une plate-forme. L’encyclopédie byzantine nommée Souda nous en donne une description assez précise, bien qu’elle ait été composée plusieurs siècles après la destruction du temple. L’ouvrage s’appuie sur des écrits antérieurs, aujourd’hui perdus.
L’idole, peut-on lire, était une pierre quadrangulaire de couleur noire sans image divine. Sa hauteur était de quatre pieds (environ 1 mètre 20) et sa largeur de deux pieds (60 centimètres). Elle se dressait sur un socle doré.
Le texte nous donne la description d’une idole aniconique qui manifeste symboliquement la présence du dieu. La couleur noire laisse penser qu’elle était peut-être taillée dans une météorite. La Souda précise que les fidèles lui offraient des sacrifices et versaient sur elle le sang des victimes, en guise de libation.
Ces sacrifices avaient lieu hors du temple. Sur une vaste esplanade qui précède le sanctuaire a été retrouvé un autel, de 3 mètres de haut, qui était plaqué de marbre. C’est là que se déroulaient les principaux sacrifices offerts par les souverains nabatéens à Doushara pour le bonheur de leur royaume et de leurs sujets. Les animaux destinés au dieu y étaient amenés et égorgés, sans doute des bœufs, des brebis, peut-être aussi des chameaux.
Le chameau était, en effet, un animal étroitement associé au grand dieu. On recueillait ensuite le sang des bêtes sacrifiées pour aller en asperger le bétyle à l’intérieur du temple.
Au cours de la grande fête annuelle célébrant la naissance de Doushara, évoquée par Épiphane de Salamine, les fidèles chantaient en arabe, nous dit l’auteur, un hymne à la mère de Doushara dite Chaamou, c’est-à-dire « Jeune fille » ou « Vierge ». Doushara, fils de la Vierge, était quant à lui surnommé « l’Unique enfant du Seigneur » (Épiphane de Salamine, Panarion II, 51, 22, 11).
Cette ressemblance frappante entre Doushara et Jésus, lui aussi né d’une conception virginale, explique pourquoi Épiphane a cru bon d’évoquer ce « Noël » nabatéen. Rappelons que le mot « Noël » nous vient du latin Natalis dies qui signifie « Jour de la naissance ». Épiphane de Salamine entendait ainsi condamner la religion des Nabatéens qui pouvait apparaître comme concurrente du christianisme.
Le danger pour le théologien était aussi que les détracteurs de la religion du Christ accusent les auteurs chrétiens de plagiat, le culte de Doushara étant antérieur de plusieurs siècles à celui de Jésus. Les chrétiens ne possédaient pas le monopole du thème de la conception virginale. Épiphane, retournant ces accusations, s’emploie à délégitimer la religion nabatéenne considérée comme une hérésie et une parodie païenne de la seule vraie religion à ses yeux.
Cette perspective apologétique nous a fort heureusement transmis quelques bribes des croyances nabatéennes qui ne seraient sans doute jamais parvenues jusqu’à nous sans cette similitude frappante entre les deux religions.
Le passage est également très instructif dans la mesure ou Épiphane de Salamine y mentionne trois lieux où la fête de Noël de Doushara était célébrée : le grand temple de Pétra, nous l’avons dit, mais aussi le sanctuaire de la ville nabatéenne d’Elousa dans le Néguev, et enfin le temple de Koré, fille de Déméter, à Alexandrie. Koré, dont le nom signifie « Jeune fille », était considérée comme l’équivalent grec de la Chaamou.
Elle était adorée à Alexandrie, nous dit Épiphane, en tant que Vierge mère d’un jeune dieu incarnant l’Éternité que les Grecs nommaient Aiôn. À n’en pas douter, les Nabatéens, installés à Alexandrie, y avaient fondé, comme dans les autres villes où ils étaient présents, un sanctuaire en l’honneur de leur grand dieu. Une association religieuse y rendait un culte à la Chaamou, associée aux mystères de la Koré grecque.
Au contact du monde grec, les Nabatéens ont découvert d’autres divinités comparables à leur grand dieu. Doushara, ressenti comme une puissance liée à la végétation, a pu être assimilé à Dionysos, promoteur de la culture de la vigne dans la mythologie hellénique.
Mais en tant que plus grand dieu nabatéen, Doushara était également considéré comme l’équivalent de Zeus, père de Dionysos, et maître de l’Olympe grec. C’est ce que pourrait suggérer Épiphane de Salamine : Doushara était peut-être vu par les Nabatéens comme le fils unique de son père avec lequel il se confondait, suivant le modèle de « deux en un » que reprendra plus tard le christianisme.
Les Nabatéens, IVᵉ avant J.-C.-IIᵉ siècle. De Pétra à Al-Ula, les bâtisseurs du désert, Christian-Georges Schwentzel, éditions Tallandier, collection « Humanités », septembre 2025.
Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.12.2025 à 14:54
Quentin Cosnefroy, Post doctorant, Université de Bordeaux
Hélène Rougier, Professeure, California State University, Northridge
Isabelle Crevecoeur, Directrice de recherche au CNRS, Paléoanthropologue, Université de Bordeaux
Des ossements retrouvés dans la grotte de Goyet en Belgique prouvent que les Néandertaliens pratiquaient le cannibalisme. S’agit-il d’un épisode unique ou d’une pratique répétée dans le temps ? Ce comportement est-il propre à ce site ou pourrait-il être reconnu sur d’autres ?
La pratique du cannibalisme chez les Néandertaliens est bien documentée. À ce jour, et d’après nos calculs, le nombre d’individus néandertaliens montrant des traces de cannibalisme dépasserait même celui des individus inhumés pour cette espèce humaine disparue, ce qui en ferait une pratique mortuaire récurrente.
Une nouvelle étude menée par notre équipe et publiée dans la revue Scientific Reports apporte de nouveaux éclairages sur cette pratique, à la toute fin de l’histoire des Néandertaliens en Europe.
À Goyet, en Belgique, il y a environ 41 000 à 45 000 ans, des femmes et des enfants néandertaliens ont été les victimes d’un cannibalisme hautement sélectif. Cette sélection témoigne d’abord de pratiques exocannibales, c’est-à-dire qu’elle a été exercée sur des individus non locaux, considérés comme externes au groupe qui les a consommés.
L’étude révèle ensuite que la composition de l’assemblage (quatre femmes, un enfant et un nouveau-né) ne peut s’expliquer par le hasard : elle résulte d’un choix délibéré qui a spécifiquement ciblé des individus jeunes et des femmes parmi les plus petites et les moins robustes jamais documentées chez Néandertal. Ce comportement pourrait représenter l’un des premiers indices tangibles de tensions ou de conflits entre groupes humains au Paléolithique moyen (300 000 à 40 000 ans).
Les restes osseux néandertaliens de la troisième caverne de Goyet (Belgique) représentent l’une des plus grandes collections de restes néandertaliens au monde. Les individus ont pu être identifiés grâce à un long travail de réexamen des collections anciennes, amorcé en 2008 par Hélène Rougier (qui cosigne cet article).
Conservée à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique (IRSNB), à Bruxelles, depuis les premières fouilles menées sur le site de Goyet à la fin du XIXe siècle, cette collection anthropologique était encore largement inédite au début du XXIe siècle, car mélangée aux restes animaux du site. Un effort de plus de dix ansn mêlant tri de la faune, remontage de pièces osseuses et analyses biochimiques, a permis de reconstituer et de réanalyser cet assemblage exceptionnel fragment par fragment, malgré la perte du contexte archéologique originel.
Une précédente étude de notre équipe a montré qu’environ un tiers de ces ossements présentent des traces de cannibalisme. Visibles sur la surface des os, des traces de découpe laissées par des outils en pierre (liées à la désarticulation et au décharnement des corps) ainsi que des impacts de percussion et des fractures réalisées sur os frais (pour en extraire la moelle osseuse) attestent d’une consommation de ces restes humains, avec un traitement identique à celui de la faune chassée et consommée dans ce site. Certains de ces ossements ont même été utilisés comme outils pour affûter les silex taillés.
Dans cette nouvelle étude, notre équipe interdisciplinaire et internationale menée par des chercheuses et chercheurs du laboratoire PACEA (Université de Bordeaux-CNRS-Ministère de la culture) et de l’Université d’État de Californie à Northridge, a poussé les analyses encore plus loin afin d’identifier le profil biologique des individus cannibalisés, malgré l’état fragmentaire des restes.
Une combinaison de données paléogénétiques (analyse de l’ADN ancien) et isotopiques (donnant des informations sur la provenance géographique ou l’alimentation), associées à une analyse fine de la morphologie des ossements (principalement des os des membres inférieurs, les fémurs et les tibias) indique un assemblage tout à fait singulier : sur un minimum de six individus identifiés, quatre sont des femmes adultes ou adolescentes et deux sont des individus immatures de sexe masculin.
La comparaison avec un profil de mortalité attendu à cette époque ou avec d’autres sites attestant d’un cannibalisme entre Néandertaliens montre que la probabilité d’obtenir la composition retrouvée à Goyet est proche de zéro. En somme, l’association de ces individus ne peut résulter du hasard, elle est le résultat d’une sélection délibérée de certains individus.
Nous avons pu dresser le profil de ces individus cannibalisés, parmi les derniers représentants néandertaliens au monde.
Les données de l’ADN ancien montrent que les individus adultes/adolescents sont tous de sexe féminin, mais n’ont pas de liens de parenté proche. Cette caractéristique pourrait suggérer l’appartenance des individus à différents groupes, et donc renvoyer à plusieurs évènements de cannibalisme, mais pourrait aussi s’expliquer par une origine exogame des individus féminins d’un même groupe, c’est-à-dire avec des femmes venant d’autres groupes avant d’intégrer celui où elles vivaient, une pratique déjà documentée chez les Néandertaliens.
Pour aller dans ce sens, nos analyses montrent que les individus consommés n’étaient pas originaires de la région. Ce sont les isotopes du soufre présents dans leurs os qui montrent une signature distincte de celle de la faune locale et des Néandertaliens voisins du site de Spy – une indication forte que les victimes ne faisaient pas partie du groupe local, confirmant ainsi la dimension exocannibale de cette pratique sur le site de Goyet.
Enfin, l’étude de la morphologie des ossements eux-mêmes apporte des précisions essentielles sur l’identité des individus, en particulier des quatre femmes adultes/adolescentes. Cependant, cette analyse a représenté un véritable défi : les ossements sont extrêmement fragmentés, conséquence directe des multiples fracturations survenues lors de leur consommation. Ce travail, mené à l’Université de Bordeaux, s’est appuyé sur une analyse virtuelle des restes à partir de scanners par rayons X réalisés à l’IRSNB.
Les résultats montrent que les indices de robustesse des fémurs et des tibias sont très faibles en comparaison de ceux d’autres spécimens de la même période : ces Néandertaliennes étaient remarquablement graciles (minces). Plus encore, les estimations de stature obtenues indiquent une petite taille : 1m51 en moyenne pour l’ensemble des individus et autour de 1m43 pour la plus petite d’entre elles, baptisée GN3. Bien qu’il s’agisse d’estimations, ces valeurs placent les Néandertaliennes de Goyet parmi les plus petites représentantes de cette humanité disparue.
Qu’il s’agisse d’un ou de plusieurs évènements, la pratique d’un cannibalisme ciblé sur les femmes et sur les enfants d’un autre groupe social suggère la présence de tensions ou de conflits entre groupes. À cette époque (la fin du Paléolithique moyen), les données archéologiques témoignent de la coexistence de plusieurs traditions culturelles associées à Néandertal dans le nord de l’Europe et touchant à la façon de tailler les outils en pierre.
Dans ce contexte, l’arrivée des premiers groupes d’Homo sapiens, déjà présents à quelques centaines de kilomètres à l’est de Goyet, a pu engendrer une pression sur les groupes néandertaliens de la région et notamment dans l’accès aux ressources, les deux groupes humains chassant les mêmes animaux. Si l’on ne peut pas exclure qu’Homo sapiens ait été à l’origine de l’assemblage de Goyet, les données archéologiques, et notamment l’utilisation de certains ossements comme outils (pratique documentée dans d’autres sites avec traces de cannibalisme où seul Néandertal pouvait en être l’auteur), vont plutôt dans le sens d’une pratique intra-spécifique.
Malgré ces avancées, plusieurs questions demeurent ouvertes : s’agit-il d’un épisode unique ou d’une pratique répétée dans le temps ? Ce comportement est-il propre à Goyet ou pourrait-il être reconnu sur d’autres sites si l’on disposait des mêmes outils d’analyse ? Travailler sur des restes issus de cannibalisme reste particulièrement complexe : il faut d’abord identifier des fragments, puis tenter d’en extraire un maximum d’informations.
Dans le cas présent, c’est précisément la combinaison de plusieurs approches réunissant des spécialistes internationaux de disciplines différentes qui a permis d’éclairer la spécificité de ces vestiges longtemps restés muets.
Désormais, l’existence de méthodes fiables pour analyser des fragments très réduits ouvre des perspectives considérables : la reprise d’anciennes collections non étudiées, la réévaluation de sites connus pour leur cannibalisme ou l’identification de nouveaux assemblages pourraient, dans les années à venir, profondément renouveler notre compréhension des interactions sociales, des dynamiques territoriales et de la diversité biologique des derniers Néandertaliens.
Quentin Cosnefroy a reçu des financements du Projet-ANR-22-CE27-0016 NeHos : De l'Homme de Néandertal à l'Homo sapiens - Comprendre une (r)évolution culturelle en Europe au Paléolithique.
Hélène Rougier et Isabelle Crevecoeur ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
18.12.2025 à 13:34
Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
Anne Bousquet-Mélou, Professeure en écologie, Aix-Marseille Université (AMU)
Irene Teixidor-Toneu, Dr Ethnoécologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Mathieu Santonja, Maître de conférences en écologie des sols, Aix-Marseille Université (AMU)
C’est un arbre pourvoyeur de multiples ressources depuis des millénaires et à la résilience remarquable lorsqu’il est confronté aux flammes. Le chêne-liège est cependant aujourd’hui menacé, d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, par le changement climatique ainsi que par sa surexploitation ou son abandon.
Alcornoque, surera, ballot, leuge, rusque, surier, suve, corcier… tous ces noms renvoient en fait à un seul et même arbre, le chêne-liège (Quercus suber) dont Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère) vantait déjà tous les mérites et utilisations.
Ce chêne d’une hauteur moyenne de 10 mètres à 15 mètres, dont le feuillage persistant est assez semblable à celui du chêne vert (Quercus ilex), en diffère par son houppier étalé, ses grosses branches maîtresses – les charpentières – relativement horizontales et surtout par son écorce exubérante – le liège – un matériau exceptionnel à l’origine de l’intérêt que cet arbre a pu susciter et suscite encore.
C’est bien sûr l’utilisation du liège pour les bouchons, mais aussi dans le BTP en tant qu’isolant phonique et thermique avec aujourd’hui des avancées prometteuses dans le domaine de l’écoconstruction des bâtiments ou encore pour les fusées Ariane.
Ainsi, les forêts de chêne-liège, qualifiées de systèmes socio-écologiques, ont été exploitées, soignées et modifiées depuis plus de trois mille ans, principalement pour ce liège, mais aussi pour leurs fruits, les glands, qui nourrissent ou ont nourri autant les humains que le bétail.
Dans sa région d’origine, la suberaie – c’est ainsi qu’on nomme une forêt de chêne-liège – a ainsi été largement favorisée par l’être humain. Observez nombre de suberaies des Albères, dans les Pyrénées ; vous verrez que les arbres sont peu ou prou alignés, c’est là le signe de la main humaine.
Malgré cette exploitation millénaire, ces suberaies peuvent héberger une biodiversité remarquable, notamment une faune spécifique et inféodée au bois mort et aux microhabitats que forment les vieux arbres souvent présents dans ces suberaies exploitées. La suberaie représente aussi l’habitat de prédilection de la tortue d’Hermann, unique espèce de tortue terrestre présente en France hexagonale et en Corse.
Au Maroc, ces écosystèmes abritent des petites mares temporaires, les dayas, à la biodiversité exceptionnelle, malheureusement menacées par le changement climatique et la surexploitation.
Le chêne-liège est endémique du bassin occidental de la Méditerranée, présent sur les deux rives sud et nord, du Maroc à l’Italie, mais il n’est pas limité au seul climat méditerranéen. On le trouve ainsi en grande quantité au Portugal, un des principaux producteurs de liège, mais aussi sur tout le littoral aquitain, comme dans la forêt des Landes. En France, ces suberaies recouvrent environ 70 000 hectares (ha) sur trois principaux secteurs : les massifs provençaux des Maures et de l’Esterel, le sud de la Corse et les Pyrénées-Orientales.
Autre caractéristique de ce chêne-liège, c’est une espèce exclusivement calcifuge, c’est-à-dire qu’elle fuit littéralement les terrains calcaires. C’est ce qui va régir sa répartition dans ce domaine méditerranéen. Ainsi, en Provence marseillaise calcaire, vous ne trouverez pas de chêne-liège. En revanche, passé Toulon, vers l’est, dans l’Esterel ou les Maures, le chêne-liège apparaît spontanément.
Le chêne-liège est un arbre qui résiste fort bien à l’incendie du fait de cette couche épaisse d’écorce isolante, le liège, qui entoure le tronc. Si un incendie balaie une suberaie, le liège pourra être consumé sur plusieurs centimètres, mais rapidement des bourgeons dormants sous cette écorce se développeront et l’arbre repartira.
La périodicité de ces incendies doit évidemment rester raisonnable, sinon la biodiversité, notamment du sol, sera trop profondément affectée par ces perturbations récurrentes, compromettant ainsi le bon fonctionnement de ces forêts ; et la récolte de liège, qui ne peut se faire que tous les 8 ans à 15 ans, est dans tous les cas plus que compromise.
Dans le massif landais, où cette essence était autrefois bien représentée et exploitée, cette résilience à l’incendie et le rôle de pare-feu que peuvent jouer les suberaies doivent ainsi encourager des plantations massives de chêne-liège. Cela permet aussi de constituer des peuplements plus diversifiés donc plus résilients que les plantations monospécifiques de pin maritime.
La récolte du liège, essence même de la subériculture, est une affaire de spécialistes. Le chêne-liège est caractérisé par le développement exubérant de l’écorce, boursouflée et crevassée, ce fameux liège aux caractéristiques exceptionnelles. Mais cette écorce épaisse, observable sur les arbres qui n’ont pas été exploités, et qualifiée de « liège mâle », est inutilisable pour la fabrication de bouchons bien denses et réguliers. Elle sera par contre utilisée comme matériau isolant. Dans tous les cas, il faut donc enlever ce liège mâle ; cette opération s’appelle le « démasclage ».
Le rusquier (l’ouvrier qui lève l’écorce du chêne-liège) l’ôte à l’aide d’incisions verticales faites avec une hachette particulière, sur une hauteur d’environ deux mètres à partir du sol, séparant ainsi deux moitiés de l’écorce.
Il faut procéder d’une manière très précautionneuse, de façon à ne pas abîmer l’assise qui donne naissance au liège. C’est un travail de spécialistes – lesquels se font de plus en plus rares et donc convoités. Le liège mâle enlevé, le tronc apparaît rouge vif.
Un nouveau liège, bien dense, de très belle qualité, appelé le liège femelle, se forme alors. Au bout d’une période de huit à douze ans, on le récoltera quand son épaisseur permettra d’en extraire à l’emporte-pièce des bouchons de belle longueur.
À chaque démasclage, on montera un peu plus haut dans l’arbre. Quand des arbres présentent un démasclage très haut, jusqu’aux branches charpentières qui partent directement du tronc, on peut en déduire qu’ils sont très anciens, qu’ils ont 150 ans ou 200 ans, rarement plus d’ailleurs, car le chêne-liège n’est quand même pas une espèce très longévive.
C’est ensuite terminé sur le terrain. Les plaques de liège récoltées vont approvisionner les bouchonneries, comme les Bouchons Abel du Boulou (Pyrénées-Orientales), l’une des dernières en France à encore se fournir en liège local des Albères.
Bien que particulièrement résilientes face aux incendies, les suberaies sont menacées dans toute leur aire de répartition du fait à la fois, selon les pays concernés, de leur surexploitation, de leur abandon ou encore du changement climatique.
Ainsi au Maroc, la forêt de la Maamora, au nord-est de Rabat, considérée comme la plus grande suberaie d’un seul tenant au monde, est aujourd’hui réduite à 60 000 ha (sa surface était de plus de 100 000 ha dans les années 1950). Elle a subi de très fortes dégradations au cours de ces dernières décennies, notamment du fait de l’essor des plantations d’eucalyptus privilégié pour sa croissante rapide, sa résistance à la sécheresse et son utilisation pour la pâte à papier.
Cette suberaie reste néanmoins pourvoyeuse de nombreuses ressources pour les populations environnantes. Les dimanche de printemps dans la Maamora, près de Rabat, on verra comme cela tout à la fois le démasclage à la sauvette des arbres encore préservés, mais aussi le gaulage : les branches des chênes sont battues avec une longue perche pour faire tomber les fruits – des glands doux vendus ensuite bouillis à quelques dirhams le kilo pour le plus grand plaisir des enfants. On apercevera également le pâturage avec des bovins prélevant les feuilles encore tendres jusqu’à la hauteur que leur encolure tendue permet, la coupe par les bergers des branches afin de faciliter la tâche des animaux. Se joignent à ce tableaux quelques Rabatis pique-niquant sous les plus gros arbres à l’ombre cependant légère, après la récolte sauvage de bois mort pour cuire les brochettes.
Autant d’usages qui, au même titre que la biodiversité, sont menacés aujourd’hui par la sécheresse récurrente liée au changement climatique sur l’ensemble des suberaies allant de Rabat à Ben Slimane.
En France, c’est au contraire d’abord l’abandon progressif de l’exploitation des suberaies lié pour partie à la faible rentabilité de cette activité de subériculture qui menace ces écosystèmes. Cet abandon a rendu notamment les peuplements embroussaillés plus sensibles aux incendies.
D’autres facteurs aggravent ce déclin, comme une régénération naturelle très faible, des blessures dues à des démasclages mal réalisés ou l’installation d’insectes xylophages, tels que le coléoptère Platypus cylindrus qui peut localement pulluler et rapidement tuer des chênes-lièges. Et ce sont aussi aujourd’hui les canicules et sécheresses répétées liées au changement climatique qui aggravent ce dépérissement.
Tout ceci explique le classement comme vulnérables (VU) par l’UICN des suberaies méditerranéennes.
Le maintien de ces systèmes socio-écologiques particuliers, à la biodiversité remarquable et jouant un rôle écologique majeur, notamment dans la lutte contre les incendies ou le maintien de sols fonctionnels, ne peut s’envisager qu’en intégrant une dimension socio-économique, tant ces deux composantes écologiques et économiques sont ici liées. Il s’agit alors de relancer économiquement la filière pour permettre notamment de préserver ces écosystèmes multifonctionnels. Différentes structures (Institut du liège, Subéraie varoise…) s’attachent aujourd’hui à cet objectif.
Ceci peut s’envisager notamment en privilégiant des circuits courts, économiquement rentables, en ciblant sans doute la production de bouchons haut de gamme, tout en explorant des nouvelles filières de valorisation du liège mâle.
Il s’agit aussi de favoriser la biodiversité, garante du bon fonctionnement de l’écosystème et de la qualité du liège récolté, et la résilience des peuplements aux aléas climatiques et notamment aux incendies.
Des travaux de recherche préliminaires menés par l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE) dans le massif des Albères (Pyrénées) ont ainsi pu mettre en évidence qu’un débroussaillage et un pâturage des parcelles exploitées pour le liège favorisait une biodiversité floristique et faunistique caractéristique des milieux plus secs et plus lumineux et différente de celle que l’on retrouvait dans les parcelles laissées en libre évolution.
Cependant la pression exercée sur les suberaies doit rester raisonnée autant que possible. En effet, d’autres travaux menés par l’IMBE en collaboration avec l’Université Hassan-II de Casablanca ont montré quant à eux qu’une surexploitation de parcelles de chênes-lièges dans la région de Ben Slimane conduisait à une perte de biodiversité du sol et de sa capacité à séquestrer du carbone.
Mais la science seule ne suffit pas, et les suberaies nous montrent que nous avons de plus en plus besoin de professionnels et de chercheurs capables de travailler dans plusieurs disciplines et avec divers acteurs, en combinant les connaissances issues de différentes disciplines afin de contribuer à cet objectif commun de préservation et de valorisation.
Du point de vue académique, comprendre la suberaie comme système socio-écologique est un exercice complexe qui demande l’analyse des relations économiques, sociales et institutionnelles internationales, des savoir-faire traditionnels, sous des contraintes écologiques et climatiques profondément impactées par les particularités du XXIe siècle.
Ces écosystèmes constituent ainsi aujourd’hui « un terrain de jeu » idéal pour des formations universitaires académiques dispensées conjointement à Aix-Marseille Université et à l’Université Hassan-II de Casablanca où l’enseignement de la transdisciplinarité est réalisé en ancrant les apprentissages dans un problème concret.
Cependant, dans l’Hexagone, malgré la banalité des bouchons de liège, les relations étroites que les habitants des Albères, des massifs des Maures et des Landes entretiennent avec ces suberaies sont aujourd’hui anecdotiques, alors qu’une meilleure connaissance de ce patrimoine, à la fois biologique et culturel, est un préalable à ce nouvel essor.
Anne Bousquet-Mélou a reçu des financements de la fondation amidex et de l'institut méditerranéen pour la transition environnementale de l'université d'Aix-Marseille
Irene Teixidor-Toneu a reçu des financements de l'agence nationale de la recherche (ANR).
Mathieu Santonja a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR), France 2030 et l'Union Européenne.
Thierry Gauquelin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.12.2025 à 12:55
Guillaume Decocq, Professeur en sciences végétales et fongiques, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Thierry Gauquelin, Professeur émérite, Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE), Aix-Marseille Université (AMU)
Souvent, le « sapin » de Noël n’est pas un sapin. Et il n’est pas lié historiquement à la naissance de Jésus de Nazareth. Deux botanistes se sont penchés sur ces paradoxes et nous aident à identifier les différents types d’arbres utilisés pour le 24 décembre.
Chaque année au mois de décembre, les « sapins » de Noël réapparaissent dans l’espace public, souvent richement ornementés et illuminés, mais également dans de nombreux foyers français où leurs branches les plus basses attendent d’abriter les cadeaux. Associé à la fête chrétienne de la nativité, cette tradition bien ancrée en Europe n’est pourtant pas d’origine religieuse, et le « sapin » de Noël est rarement un sapin ! Revenons donc en arrière pour tout comprendre à ces paradoxes.
Les origines du sapin de Noël restent incertaines et remontent probablement à la fin du Moyen Âge en Europe. Les premières mentions avérées apparaissent, indépendamment les unes des autres, au début du XVe siècle dans les régions germaniques de l’Ouest et du Nord, dans les pays baltes et, peu de temps après, en Alsace, où la première érection d’un sapin de Noël à Strasbourg date de 1492.Partout, en fin d’année, des conifères décorés de pommes, de pain d’épices et de guirlandes sont érigés sur la place publique.
Quelques années plus tard, des mâts ornés de lierre et de houx (des plantes à fleurs qui, comme la majorité des conifères, conservent leur feuillage en hiver) sont mentionnés en Angleterre.
Chaque fois, ce sont les corporations commerçantes qui sont à l’initiative de ce qui est baptisé « mai d’hiver » ou « mai de Noël ». En effet, cette pratique serait une transposition hivernale des « mais », ces arbres érigés au début du mois de mai pour célébrer la renaissance printanière de la végétation. Le terme « arbre de Noël » (Weihnachtsbaum) n’apparaît, lui, qu’en 1611, à Turckheim, en Alsace.
Il faut ensuite attendre le XVIe siècle pour que cette tradition, qui concernait uniquement la place publique, fasse son entrée dans la sphère privée. À Sélestat (Alsace), en 1521, un édit municipal autorise ainsi les habitants à couper de petits sapins pour Noël ; des conifères sont vendus sur les marchés à des particuliers pour qu’ils puissent les ramener chez eux et les décorer de pommes, de friandises et de gaufrettes.
La pratique doit connaître un succès rapide, puisque quelques décennies plus tard, les premières réglementations apparaissent pour limiter les abattages, comme à Fribourg (Suisse actuelle) en 1554, et les religieux dénoncent la généralisation d’un rite païen. Cela peut paraître paradoxal puisque le « sapin » de Noël est aujourd’hui souvent considéré comme un symbole religieux associé au christianisme.
Mais cette christianisation d’un rite profane, qui ferait du sapin une évocation de l’Arbre de vie de la Bible, est très récente. Il a d’ailleurs fallu attendre 1982 pour que le premier sapin de Noël apparaisse place Saint-Pierre au Vatican.
Pour autant, l’arbre de Noël reste encore limité aux foyers aisés durant le XVIIIe siècle et ne devient une tradition populaire indissociable de la fête de Noël qu’à partir du XIXe siècle, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis, où la tradition aurait été exportée en Pennsylvanie par des colons allemands à la fin du XVIIIe siècle.
À cette époque, l’arbre de Noël n’est d’ailleurs pas nécessairement un conifère, plusieurs feuillus sont utilisés, notamment des arbres fruitiers comme le pommier Christkindel, une variété de l’est de la France dont les petites pommes rouges écarlates auraient inspiré les boules de Noël une année où les pommes vinrent à manquer. Alors pourquoi le « sapin » de Noël ?
Aux origines, le « sapin » de Noël ne pouvait déjà pas être un sapin, puisqu’aucune espèce de sapin n’est autochtone dans les contrées qui ont vu naître cette tradition.
La seule espèce de sapin originaire d’Europe occidentale – hors région méditerranéenne – est le sapin blanc (Abies alba en latin), qui est naturellement absent de la moitié nord-ouest de l’Allemagne, des pays baltes et de toute l’Europe du Nord. Et à l’époque, l’être humain ne se livrait pas encore à des translocations d’espèces exotiques.
Le « sapin » était donc surtout l’épicéa commun (Picea abies) et, plus occasionnellement, le pin sylvestre (Pinus sylvestris). Le véritable sapin blanc a cependant pu être utilisé de part et d’autre du Rhin, puisqu’il est indigène dans les massifs des Vosges (donc en Alsace), du Jura, des Alpes et des Pyrénées, mais probablement de manière assez marginale.
Aujourd’hui, en Europe, ce sont près de 50 millions d’arbres qui sont mis sur le marché pour les fêtes de fin d’année, dont 6 millions rien qu’en France. L’épicéa reste majoritaire, même si, en France, on lui préfère depuis quelques décennies le sapin de Nordmann (Abies nordmanniana), qui a l’avantage de ne pas perdre rapidement ses aiguilles, mais qui a l’inconvénient de ne pas dégager le même parfum de résine et d’être vendu plus cher.
Ainsi plus de 80 % des sapins vendus cette année en France sont du Nordmann, et l’épicea est, cette année, impossible à trouver dans la région de Marseille. Le sapin de Nordmann est une espèce exotique en France ; originaire d’une région qui s’étend de la Turquie aux montagnes du Caucase, il est largement planté désormais en France, notamment dans le Centre, pour être vendu à Noël, souvent un peu plus tôt que l’épicéa qui est indigène et également largement cultivé.
Ces dernières années on assiste aussi à une certaine diversification des conifères vendus comme arbres de Noël, puisque plusieurs espèces d’origine nord-américaine sont venues enrichir la palette :
de véritables sapins comme le sapin de Vancouver (Abies grandis) et le sapin noble (Abies procera), tous deux originaires de la côte ouest ;
des épicéas, en particulier le mal nommé « sapin » bleu du Colorado (Picea pungens), aux aiguilles bleu argenté et à l’odeur de pin ;
le « sapin » de Douglas (Pseudotsuga menziesii), dont le nom est trompeur, car il n’est ni un sapin ni un épicéa.
De manière amusante, l’Amérique du Nord, qui nous a fourni ces espèces de sapin à la mode, n’échappe pas à la tentation de l’exotisme ; ainsi, c’est le pin sylvestre européen qui a longtemps été l’espèce privilégiée outre-Altantique. Ce n’est que depuis les années 1980 que le Douglas et le sapin de Fraser (Abies fraseri) l’ont supplanté aux États-Unis, et le sapin baumier (Abies balsamea) au Canada.
Dans les régions tropicales et dans l’hémisphère Sud, cependant, d’autres arbres sont plébiscités. À La Réunion, par exemple, où Noël tombe pendant l’été austral, on utilise aussi bien des conifères (« pin » de Norfolk, Araucaria heterophylla ; « pin » colonnaire, Auraucaria columnaris ; « cèdre » du Japon, Cryptomeria japonica), que des feuillus tropicaux aux fleurs spectaculaires (flamboyant, Delonix regia) ou aux fruits comestibles (letchi, Litchi chinensis). Aux Antilles, on trouve également le filao (Casuarina equisitifolia) qui, malgré les apparences, n’est pas un conifère mais une plante à fleurs. Dans d’autres régions tropicales le pin de Monterey (Pinus radiata) et le cyprès de Lambert (Cupressus macrocarpa) sont également utilisés.
Parmi toutes ces espèces alors, comment s’y retrouver ? Comment savoir si ces « sapins » en sont véritablement ?
Commençons d’abord par rappeler que beaucoup des arbres que l’on voit à Noël appartiennent à la même grande famille des Pinacées qui comprend 11 genres et près de 250 espèces. On y trouve 50 espèces de sapins (Albies), 36 d’épicéas (Picea) et 130 de pins (Pinus). C’est la plus grande famille de conifères, dont les ancêtres sont apparus il y a près de 400 millions d’années, bien avant l’invention de la fleur dans l’histoire de l’évolution, plus de 200 millions d’années plus tard.
Les conifères font donc partie des Gymnospermes ou plantes « à ovule nu » qui, contrairement aux Angiospermes ne présentent ni fleur ni fruit. Parmi les Gymnospermes, une Pinacée est facilement reconnaissable à ses cônes femelles, plus connus sous le nom de « pommes de pin ». Ils sont constitués d’un axe central sur lequel des écailles ligneuses sont insérées de manière spiralée, portant sur leur face supérieure deux graines (les cônes mâles, plus discrets, sont en chatons).
Pour différencier les épicéas (genre Picea) des vrais sapins (genre Abies), quatre caractères peuvent être observés :
1 – les cônes femelles sont pendants chez les épicéas, mais dressés chez les sapins ;
2 – les cônes d’épicéas tombent entiers au sol, alors qu’ils se désintègrent sur l’arbre chez les sapins (donc jamais de cônes entiers au sol, juste des écailles) ;
3 – les rameaux des épicéas, une fois les aiguilles tombées, sont rugueux, car chacune des aiguilles est portée par une petite excroissance appelée pulvinus. Ils sont lisses chez les sapins, mais ornés de cicatrices rondes ;
4 – les aiguilles sont cylindriques plus ou moins anguleuses chez les épicéas, mais plates chez les vrais sapins.
Les vrais sapins peuvent être confondus avec les Douglas du genre Pseudotsuga. Ce genre comporte quatre espèces différentes, dont la plus connue et répandue est Pseudotsuga menziesii, d’origine nord-américaine). Toutes ont des aiguilles plates pourvues de deux bandes blanches à la face inférieure comme le sapin blanc. Mais chez les Douglas, les cônes sont pendants et tombent entiers, comme chez les épicéas, et les aiguilles ont toutes à peu près la même longueur, alors qu’elles sont de tailles très inégales chez les sapins.
Quant aux pins (Pinus), ils se différencient des genres précédents, qui ont tous des aiguilles solitaires, par leurs aiguilles normalement groupées par 2, 3 ou 5 au sein d’une gaine membraneuse basale caduque.
Concernant les « sapins » de Noël ultramarins évoqués plus haut, il s’agit de conifères appartenant à d’autres familles botaniques, celle des Pinacées étant quasiment restreinte à l’hémisphère Nord.
Au sud de l’équateur, on trouve par exemple les espèces du genre Araucaria comme le « pin » de Norfolk et le « pin » colonnaire, qui ne sont donc pas des pins mais qui appartiennent à la famille des Araucariacées, exclusivement présente dans l’hémisphère Sud. Le « cèdre » du Japon, du genre Cryptomeria – qui n’est donc pas un cèdre, puisque non apparenté au genre Cedrus – et le cyprès de Lambert, du genre Cupressus qui, lui, est donc bien un cyprès, appartiennent à la famille des Cupressacées, au même titre que nos genévriers ou les séquoias et les thuyas.
On voit bien ici que les noms vernaculaires utilisés pour nommer les espèces végétales sont souvent une source de confusions, d’où l’importance du nom latin, qui en revanche est unique et attribué selon des règles très précises. C’est l’objectif de la science systématique, qui décrit, nomme (conformément au Code international de nomenclature biologique) et classe dans un système hiérarchisé les êtres vivants. Ce système prend en compte les liens de parenté entre les espèces, tels qu’ils sont reconstitués à partir des données génétiques, d’où son assimilation à un arbre généalogique du vivant.
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Finalement, le seul « sapin » de Noël autochtone en France est donc l’épicea.
Dans tous les cas, les arbres commercialisés, que ce soient des Nordmann, des grandis, des pungens ou des épiceas sont issus de plantations. Et il faut être très exigeant sur leur mode de culture. Une filière bio est en train d’émerger garantissant qu’aucun traitement chimique n’est administré sur la plantation et qu’aucun désherbant ni aucun produit phytosanitaire n’est utilisé, pour le respect de la faune et de la flore locale.
Il ne faut pas oublier que les introductions d’essences exotiques ne sont pas dénuées de risques. Ainsi, même quand ils sont cultivés à proximité de la région où ils sont vendus, les « sapins » de Noël d’origine exotique peuvent servir de vecteurs pour des insectes ravageurs ou des agents pathogènes, susceptibles de s’attaquer aux conifères sauvages de nos forêts. Ainsi vaudrait-il mieux privilégier les essences autochtones.
La question est souvent posée aussi de savoir s’il faut préférer les arbres en pot ou les arbres coupés. Si les premiers sont réutilisables d’une année sur l’autre (tant qu’ils ne dépassent pas une certaine taille !) parce qu’ils peuvent être plantés ou mis en jauge dans un coin du jardin, des filières de recyclage ont aussi émergé pour les seconds, que ce soit pour le compostage ou pour lutter contre l’érosion ; par exemple la ville d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques) installe des sapins de Noël récupérés sur le cordon dunaire de la plage pour ralentir l’érosion par la mer.
Et dans tous les cas, un « sapin » naturel, qu’il soit Abies ou Picea vaut toujours mieux qu’un sapin en plastique. Si ces derniers restent encore minoritaires en France, ils représentent plus de 80 % des arbres achetés aux États-Unis. Et ils sont aujourd’hui bien loin des tout premiers sapins artificiels initialement apparus en Allemagne au XIXe siècle, et alors confectionnés avec des plumes d’oie teintes en vert, rapidement remplacées par des poils d’animaux, puis par de l’aluminium.
Sinon, à défaut d’acheter aujourd’hui un sapin, pourquoi ne pas décorer des plantes d’intérieur tel qu’un ficus en pot. Certes, ce n’est pas un sapin ni même un conifère, mais l’arbre de Noël n’en a pas toujours été un au cours de l’histoire.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
17.12.2025 à 16:25
Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po
On December 4, 2025, the Trump administration released its new National Security Strategy. Far from being a dry technocratic document, it reads like a blistering broadside against Europe, a reaffirmation of American exceptionalism, and a self-portrait of the president as a heroic defender of Western civilization against mortal threats. It is less a set of policy guidelines than a full-blown ideological proclamation.
In theory, the National Security Strategy (NSS) is a technocratic, non-binding document that every US president must submit to Congress during their time in office to provide an overall framework for the country’s foreign policy.
The version published by the Trump administration in 2025, however, looks far less like a “state paper” than a MAGA (Make America Great Again) manifesto. It panders to Trump’s political base as much as the rest of the world – beginning with Washington’s European allies, accused of betraying “true” democracy. For the first time, compared with the 2017 NSS, national security is framed almost entirely through Trumpian obsessions: immigration, culture wars, and nationalism.
The 2025 NSS marks a clear break with the liberal tradition of constitutional democracy – fundamental rights, the rule of law, and political pluralism. It also rejects its international counterpart: the promotion of democracy through a multilateral, rules-based order. It rewrites the history of the post-Cold War era, stitches together a composite enemy (immigration, “globalist” elites, Europe), and hijacks the language of freedom and democracy for an ethno-populist vision of American exceptionalism.
The document unfolds as a grand narrative in three acts.
Act I: The betrayal of the elites
First comes the story of the failure of US policies since 1991, blamed on the hubris of elites who allegedly sought global hegemony. They are said to have waged “endless wars” and embraced “so-called free trade”. They also subjected the country to supranational institutions, at the expense of US industry, the middle class, national sovereignty, and cultural cohesion. This first act also highlights the lack of any credible new national narrative after the end of the Cold War. Trump builds his own story on that narrative vacuum.
Act II: Decline
In the Trump administration’s telling, America’s decline is economic, moral, geopolitical, and demographic all at once. It is manifested in deindustrialization, failed wars, and the crisis on the Mexican border. It echoes the “American carnage” denounced by Trump in his first inaugural address in 2017. The enemy is presented as both internal and external. Immigration is cast as an “invasion” tied to the cartels, while international institutions and foreign-policy elites – American and European alike – are portrayed as accomplices. All are folded into a single confrontational framework – that of a global war the Trump administration says it is prepared to wage against anyone who threatens US sovereignty, culture, and prosperity.
Act III: The Saviour
The NSS then casts the occupant of the White House as a providential leader, “The President of Peace,” correcting the betrayal of the elites. Trump appears as a heroic fixer – or anti-hero – who has supposedly “settled eight violent conflicts” in less than a year. He embodies a nation restored and ready to enter a “new golden age”.
This is a textbook American narrative pattern, rooted in the religious tradition of the jeremiad: a sermon that begins by denouncing sin and decadence, then calls for a return to founding principles to “save” the community. Historian Sacvan Bercovitch has shown how this jeremiad structure lies at the heart of the American national myth. A text that should have been technocratic and bureaucratic is thus refashioned into a story of fall and redemption.
Read closely, the 2025 NSS teems with tropes drawn from the grand myths of the United States. The aim is to “mythologize” the break with decades of foreign policy by presenting Trump’s course as a return to the nation’s origins.
The text invokes “God-given natural rights” as the foundation of sovereignty, freedom, the traditional family, and even the closing of borders. It calls on the Declaration of Independence and the “Founding Fathers” to justify selective non-interventionism. It claims the “America’s pioneering spirit” as “a key pillar” of “continued economic dominance and military superiority”.
The word exceptionalism never appears (nor does the phrase “indispensable nation”). Yet the strategy is saturated with formulations that present the United States as a unique nation with a special mission in the world – what scholars call American exceptionalism. It piles superlatives onto America’s economic and military power and casts the country as the central hub of the global monetary, technological, and strategic order.
This is foremost an exceptionalism of power. The text details at length the economic, energy, military, and financial dominance of the United States, then infers from it a moral superiority. If America is “the greatest and most successful nation in human history” and “the home of freedom on earth”, it is primarily because it is the most powerful. Virtue is no longer an ethical standard that might restrain power. Power itself is treated as evidence of virtue.
Within this framework, elites – including European elites – are portrayed as weakening America’s capacity in areas such as energy, industry, and border control. They are not just making strategic mistakes; they are accused of committing moral wrongs. In this view, exceptionalism is no longer the classic liberal idea of spreading democracy abroad. It becomes a “sovereignty-first” moral exceptionalism, with America cast as the chief guardian of “true” freedom – not only against its adversaries, but, when necessary, against some of its allies as well.
Where previous strategies stressed the defence of a “liberal international order,” the 2025 NSS casts the US primarily as a victim – exploited by its allies and shackled by hostile institutions. Exceptionalism becomes the story of a besieged superpower rather than a model of democracy.
Behind the rhetoric of “greatness”, the document often reads like a business plan designed to advance the interests of major industries – and, not incidentally, Trump’s own businesses. In this logic, profit is no longer constrained by morality; morality is re-engineered to serve profit.
The NSS also offers a mythologized version of the Monroe Doctrine (1823), describing its approach as “a common sense and potent restoration of the historic vocation” of the United States – namely, to protect the Western Hemisphere from external interference. In reality, this appeal to the past serves to build a new doctrine – a “Trump Corollary,” echoing Theodore Roosevelt’s corollary. America is no longer merely defending the political independence of its neighbours; it is turning the region into a geo-economic and migratory preserve, a direct extension of its southern border and a showcase for US industrial power.
Under the guise of “restoring” Monroe, the text legitimizes a Trumpist version of regional leadership. It makes control over flows of capital, infrastructure, and people the very core of America’s mission. A quasi-imperial project is thus presented not as a break with the past, but as the natural continuation of American tradition.
The 2025 NSS, by contrast, openly embraces political interference in Europe. It promises to fight what it calls “undemocratic restrictions” imposed by European elites. In Washington’s view, these include regulations on US social-media platforms, limits on freedom of expression, and rules targeting nationalist or sovereigntist parties. The NSS also vows to weigh in on Europe’s energy, migration, and security choices.
In other words, Washington invokes Monroe to turn its own hemisphere into a protected sanctuary while claiming the right to intervene in European political and regulatory life – effectively granting itself what the doctrine denies to others.
Europe is omnipresent in the 2025 NSS – mentioned around fifty times, roughly twice as often as China and five times more than Russia. It is described as the central theatre of a crisis that is at once political, demographic, and civilizational. The text systematically pits European “elites” against their own peoples. It accuses those elites of using regulations to impose deeper European integration and more open migration policies. Such policies are portrayed as a form of “civilizational erasure” that poses an existential threat to Europe. Without saying so, the document echoes the logic of French writer Renaud Camus’s “Great Replacement” theory, a well-documented far-right conspiracy narrative.
The Trump administration claims for itself an unprecedented right to ideological interference. It pledges to defend Europeans’ “real” freedoms against Brussels, the courts, and national governments, while implicitly backing ethno-nationalist far-right parties that present themselves as the voice of “betrayed peoples”. The European Union is portrayed as a suffocating norm-producing machine whose climate, economic, and social rules allegedly sap national sovereignty and demographic vitality.
In the process, the very meaning of “democracy” and “freedom” is turned on its head. These values are no longer guaranteed by liberal institutions and treaties but by their contestation in the name of a supposedly homogeneous and threatened people that Washington now claims to protect – even on European soil.
Russia, for its part, appears less as an existential foe than as a disruptive power, whose war in Ukraine mainly serves to hasten Europe’s decline. The 2025 NSS insists on the need for a swift end to hostilities and for a new strategic balance. China is the only true systemic rival, above all economically and technologically. Military rivalry (over Taiwan or the South China Sea) is acknowledged but is always framed through the key concern: preventing Beijing from turning its industrial might into regional and global hegemony.
The Middle East is no longer central. Thanks to energy independence, Washington seeks to offload the security burden onto regional allies, reserving for itself the role of dealmaker vis-à-vis a weakened Iran. Africa is considered as a geo-economic battleground with China, where the United States favours commercial and energy partnerships with a handful of “select countries” rather than aid programs or heavy-footprint interventions.
Despite the apparent coherence and the highly assertive tone of the strategy, the MAGA camp remains deeply divided over foreign policy. On one side stand “America First” isolationists, hostile to any costly projection of power; on the other, hawks who still want to use US military superiority to impose favourable power balances.
Above all, opinion polls (here, here, and here) suggest that while part of the Republican electorate embraces the language of toughness (on borders, China, and “the elites”), the American public as a whole remains broadly attached to liberal democracy, checks and balances, and traditional alliances. Americans may want fewer endless wars, but they are not clamouring for an illiberal retreat, nor for a frontal assault on the institutions that have underpinned the international order since 1945.
Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.12.2025 à 16:23
Sara Laurent, Assistant Professor en marketing, Montpellier Business School
Anne-Sophie Fernandez, Professeur des Universités, Université de Montpellier
Audrey Rouyre, Enseignante-chercheuse en Management Stratégique, Montpellier Business School, Montpellier Business School
Paul Chiambaretto, Professeur et directeur de la Chaire Pégase, Montpellier Business School
Les perspectives de croissance que connaît le secteur aérien mettent à mal ses tentatives technologiques pour se décarboner. Celles-ci, coûteuses, devront pour se déployer être répercutées sur le prix des billets. Mais les passagers sont-ils prêts à payer plus cher pour des vols plus vertueux ? Une enquête menée auprès de 1 150 personnes dans 18 pays nous donne quelques éléments de réponse.
Bien que le transport aérien ne représente qu’une part limitée des émissions de CO₂ (2,1 %) et de gaz à effet de serre (3,5 %), le secteur se trouve confronté à une situation complexe.
D’un côté, il a développé au cours des dernières décennies de nombreuses innovations technologiques qui lui permettent de réduire la consommation de kérosène et, par ricochet, les émissions de CO₂ par passager aérien transporté. De l’autre, la croissance du trafic aérien n’a jamais été aussi forte qu’au cours des années passées – la parenthèse du Covid-19 mise à part. Les prévisions semblent conforter cette tendance pour les vingt prochaines années, en particulier dans les pays en développement, ce qui gomme tous les efforts déployés par les acteurs de l’aérien.
Face à ce défi, le secteur aérien court après des innovations plus radicales, des carburants d’aviation plus durables, en passant par l’avion électrique. Mais ces innovations « vertes » sont complexes et coûteuses à développer et à adopter par les compagnies aériennes.
Un surcoût que les compagnies seront tentées d’absorber en les répercutant sur le prix du billet d’avion, ce qui pourra affecter directement le portefeuille des passagers. Mais ces derniers sont-ils vraiment prêts à accepter de payer plus cher pour voyager plus vert ? Nous avons essayé de répondre à cette question à travers une expérimentation menée dans 18 pays d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Asie et d’Océanie, auprès de 1 150 personnes que nous avons interrogées pour mieux comprendre comment elles choisissent leurs billets d’avion.
Nous leur avons proposé des vols avec différentes options : prix, confort, bagages, durée… mais aussi selon le type de carburant utilisé et les émissions de CO2. Le but ? Savoir s’ils étaient prêts à payer un peu plus pour des avions moins polluants.
Différentes innovations, chargées d’une empreinte environnementale plus ou moins forte, ont été proposées. Pour chacune d’entre elles, nous parvenons, sans jamais poser explicitement la question aux répondants, à calculer leur propension à payer, c’est-à-dire le montant supplémentaire qu’ils sont prêts à débourser pour réduire leurs émissions de CO2.
L’enquête a principalement montré que les passagers sont prêts à payer 10 centimes d’euros en moyenne pour diminuer leurs émissions de 1kg de CO2. Autrement dit, pour un vol domestique (à l’intérieur de la France) qui va émettre 80 kg de CO2, nos passagers seraient prêts à payer en moyenne 8 euros de plus pour ne pas polluer du tout.
Ces montants restent néanmoins modestes au regard des surcoûts réels liés à l’adoption de ces innovations. Par exemple, les carburants d’aviation durable coûtent 4 à 6 fois plus cher que le kérosène, de sorte que le surcoût pour la compagnie serait bien plus élevé que les 8 euros supplémentaires que nos passagers seraient prêts à payer.
Pour autant, tous les passagers aériens ne sont pas prêts à payer le même montant, et certains accepteraient bien plus que 10 centimes par kilogramme. Qui sont ceux qui acceptent ?
Contrairement à ce que l’on pense, les jeunes (qui revendiquent généralement de plus fortes valeurs environnementales) ne sont pas enclins à payer plus que le reste de la population, et les personnes ayant un plus haut niveau d’études ne sont pas plus sensibles à ce sujet.
Certaines variables psychologiques semblent en revanche jouer un rôle bien plus important. Les passagers qui éprouvent une forte honte à l’idée de prendre l’avion (flight shame) – environ 13 % des répondants – se disent d’accord pour payer entre 4 et 5 fois plus que ceux n’en ressentent pas (27 centimes/kg, contre 6 centimes/kg de CO₂).
De même, les personnes ayant de fortes valeurs environnementales ou qui adoptent un comportement écologique au quotidien ont tendance à présenter une plus forte propension à payer (entre 17 et 34 centimes pour réduire leurs émissions de CO₂ d’un kilogramme).
De même, sur le plan comportemental, les voyageurs fréquents et les voyageurs d’affaires considèrent qu’ils pourraient payer autour de 15 % de plus que les autres voyageurs pour réduire les émissions de CO₂ liées à leurs vols.
Les compagnies aériennes devraient donc adopter une approche plus ciblée en se concentrant en priorité sur les passagers aériens motivés par leurs valeurs ou leurs comportements à faire des efforts.
Au-delà de ces résultats chiffrés, notre étude invite à une réflexion stratégique pour les acteurs du transport aérien. Les compagnies aériennes ne peuvent pas compter uniquement sur la bonne volonté des consommateurs pour financer leur transition écologique. Si les passagers sont globalement favorables à une aviation plus verte, leur consentement à payer reste inférieur aux besoins réels de financement.
Deux leviers s’avèrent donc essentiels : la pédagogie et les incitations.
D’un point de vue pédagogique, il est crucial de mieux communiquer sur les bénéfices environnementaux concrets des SAF (Sustainable Aviation Fuels, ou carburants d’aviation durable) et des autres technologies de rupture. Cette meilleure communication pourrait familiariser le grand public à ces innovations et ainsi augmenter leur confiance envers le secteur, voire leur propension à payer plus. Pour cela, des campagnes marketing ciblées et pédagogiques pourraient être mises en place. Tout en évitant le greenwashing, elles doivent s’ancrer dans une logique d’éducation et de transparence.
Côté incitations, mettre en place une tarification attractive sur les vols à faible impact ou valoriser les comportements écoresponsables dans les programmes de fidélité des compagnies pourrait permettre de convaincre une partie du public plus réticent, en les poussant à adopter des comportements plus vertueux pour des raisons autres que celles liées à l’environnement.
À lire aussi : Après le « greenwashing », le « greenhushing » ?
Alors, payer plus pour polluer moins ? Nos résultats montrent que les voyageurs sont prêts à faire un effort, mais pas à hauteur des besoins colossaux de la transition. L’aviation durable ne pourra donc pas reposer uniquement sur la bonne volonté des passagers : elle nécessitera une mobilisation collective, où compagnies, pouvoirs publics, industriels et voyageurs devront agir de concert.
En effet, la consommation de SAF est limitée par les capacités d’approvisionnement actuelles pour répondre aux besoins de tous les secteurs industriels et notamment le transport routier. Le recours aux nouvelles formes d’énergie par l’aérien n’est donc qu’une partie de la solution pour agir à moyen et long terme. La réduction du trafic et les actions sur la demande sont inévitables pour baisser les émissions de CO₂ de l’aérien.
Aux compagnies de jouer la carte de la transparence, pour susciter la confiance et entraîner les comportements. Aux passagers et aux décideurs publics d’assumer leur part du prix d’un ciel plus vert. Car la question qui se profile n’est pas seulement de savoir combien coûtera le billet d’avion demain, mais de déterminer qui, collectivement, sera capable d’inventer un modèle de vol durable.
Article publié en collaboration avec d’autres chercheurs de la chaire Pégase (MBS School of Business) de l’Université de Montpellier et du Bauhaus Luftfahrt – Ulrike Schmalz, Camille Bildstein et Mengying Fu.
Sara Laurent est membre de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.)
Anne-Sophie Fernandez est membre de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.
Audrey Rouyre est responsable des activités spatiales de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.
Paul Chiambaretto est directeur de la Chaire Pégase, une chaire dédiée à l’économie et au management du transport aérien. Cette chaire collabore régulièrement avec des acteurs du secteur aérien (compagnies aériennes, aéroports, constructeurs, régulateurs, etc.)