21.11.2025 à 12:29
Dennis Rodgers, Professeur, Chaire d'excellence A*Midex, Aix-Marseille Université (AMU)
Depuis l’assassinat, jeudi 13 novembre, de Mehdi Kessaci, frère du militant écologiste Amine Kessaci, engagé dans la lutte contre le trafic de drogue à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, les réactions politiques et médiatiques se multiplient. Ce meurtre signalerait une nouvelle étape de la montée en puissance du narcobanditisme en France, avec un crime ciblant la société civile ou même l’État. Entretien avec le sociologue Dennis Rodgers, auteur d’enquêtes sur les trafiquants de drogue en Amérique latine et à Marseille.
The Conversation : Le meurtre de Mehdi Kessaci peut-il être interprété comme un tournant dans la montée en puissance du narcobanditisme, avec une violence qui touche désormais la société civile ou l’État – certains commentateurs comparant la France à certains pays d’Amérique latine ou à l’Italie ?
Dennis Rodgers : Je ne partage pas cette lecture et je pense qu’il faut faire très attention avec ce genre de représentation. Cet événement est tragique, mais il n’est pas nouveau. À Marseille, il n’y a pas que des règlements de comptes entre trafiquants. D’ailleurs, la notion de règlement de compte en elle-même est une notion problématique. Elle réduit la violence à une violence entre dealers en la décontextualisant : les conflits liés aux drogues sont souvent liés à des conflits plus locaux, parfois intercommunautaires ou familiaux.
J’ai longuement enquêté au sein de la cité Félix-Pyat à Marseille (3ᵉ), et, en 2023, un groupe de dealers locaux avait fait circuler une lettre qui était assez menaçante envers des habitants du quartier. Ce n’est pas aussi violent qu’un assassinat, mais c’est aussi de l’intimidation, et des meurtres d’intimidation ont déjà eu lieu. Je pense aux victimes tuées et brûlées dans le coffre d’une voiture. Ces crimes sont destinés à faire peur et à faire passer un message.
Mais un cap n’est-il pas franchi avec ce meurtre du frère d’un militant politique ?
D. R. : Je ne pense pas qu’on ait assassiné le frère d’Amine Kessaci pour des raisons liées à son militantisme politique, mais probablement plus parce qu’il dénonce le trafic de drogue dans le quartier de Frais-Vallon (13ᵉ arrondissement de Marseille), dont il est issu. Je pense que ce serait une erreur de dire que ceci est un événement exceptionnel qui marque, en France, une transformation dans la confrontation entre des organisations trafiquantes et l’État. Or, c’est le discours mis en avant, sans doute pour que certaines personnes puissent se positionner en vue des prochaines élections ainsi que pour légitimer la mise en œuvre de certaines politiques.
Comment a évolué l’organisation du trafic à Marseille ces dernières années ?
D. R. : Premièrement, il faut dire que le trafic de drogue n’est pas monolithique, et il évolue sans cesse. On a ces images et ces mythes d’un trafic de drogue en tant que business centralisé, d’une entreprise avec des règles fixes, avec des logiques très claires. Mais c’est souvent un assemblage de différents groupes, d’échafaudages bricolés et sans cesse reconstruits. L’image de la mafia tentaculaire qui contrôle tout, de la production à la distribution, n’est pas avérée. Les jeunes qui vendent dans les cités ne sont pas directement liés à ceux qui importent la drogue en France. Ces différents niveaux ont des logiques différentes. Souvent le trafic de drogue local a lieu à travers des liens intimes, familiaux, des liens de voisinage, par exemple, ce qui n’est généralement pas le cas au niveau de l’exportation à grande échelle. Les personnes qui sont dans les cités ne sont pas celles qui amènent la drogue à Marseille, et elles ne le seront probablement jamais.
Cela semble contradictoire avec ce que l’on entend à propos d’organisations notoires, comme la DZ Mafia ou Yoda…
D. R. : Le journaliste Philippe Pujol a très bien décrit l’organisation du trafic à Marseille, expliquant comment, tout en haut, il y a les grossistes à l’échelon international qui font de l’import-export en grandes quantités vers les ports européens, dont Marseille, même si ces gros bonnets ne sont pas à Marseille, puis il y a des semi-grossistes, ceux qui récupèrent de la drogue et la distribuent dans les cités. À Marseille, ces derniers représentent une cinquantaine de personnes, ceux de la DZ Mafia, des Blacks, du Yoda, d’autres encore, avec autour d’eux une armée de peut-être 300 personnes. Mais ils ne s’occupent pas de la vente de terrain qu’ils sous-traitent dans les cités. Le terrain et les cités sont donc gérés par des petits délinquants, pas par les gros caïds du crime.
En vérité, on ne sait pas grand-chose d’organisations comme Yoda ou la DZ Mafia. Cette dernière par exemple communique souvent à travers des vidéos YouTube ou TikTok qui mettent en scène des hommes cagoulés et armés de kalachnikovs debout devant des drapeaux, mais il s’agit clairement de propagande, et on ignore véritablement si cette organisation est très centralisée ou composée de groupes franchisés qui se rallient sous un nom commun. La seule chose dont je suis relativement sûr est qu’en 2023, le nombre de morts à Marseille a explosé en raison d’une guerre entre ces deux groupes. Ceci étant dit, dans la cité Félix-Pyat, leurs noms étaient sur toutes les lèvres à ce moment-là, mais personne n’en parlait en 2022, ce qui montre bien à quel point les choses sont floues…
Mais que disent les autorités à propos de ces deux organisations, DZ Mafia et Yoda ?
D. R. : Il existe peu d’informations publiques concrètes à leur sujet. La police a tendance à communiquer sur des arrestations « spectaculaires » de tel ou tel « chef », ou bien sur le démantèlement d’un point de vente. On entend circuler des noms : cette personne serait le grand chef de Yoda, telle autre de la DZ Mafia, on parle d’arrestations au Maroc ou à Dubaï. Mais s’agit-il des chefs ou des lieutenants ? Comment est-ce que ces personnes basées à l’étranger communiquent avec ceux en France ? Quelle est la division du travail entre différents niveaux de ces groupes ? Il y a un vide de connaissance à propos de la nature de ces organisations, et ça laisse la place pour des interprétations et des discours stéréotypants et stéréotypés qui se construisent sans fondements solides…
Le ministre de l’intérieur Laurent Nuñez a parlé de mafia à la suite du meurtre de Mehdi Kessaci. L’hypothèse d’organisations de type mafieux au sens italien serait fausse ?
D. R. : La mafia italienne tuait régulièrement des juges, des hommes d’État, elle les corrompait massivement aussi. Cela était aussi le cas des cartels en Colombie dans le passé ou au Mexique à présent. Cela n’est pas le cas en France aujourd’hui. Ces mots de « mafia » ou de « cartel » portent un imaginaire puissant et permettent de mettre en scène une action de reprise en main, et à des hommes politiques de se positionner comme « hommes forts ». Mais ils ne sont pas forcément adaptés à la réalité.
Les politiques mises en œuvre à Marseille sont-elles efficaces ?
D. R. : Dans les cités à Marseille, le gouvernement envoie des CRS qui peuvent interrompre le trafic quelque temps, et qui arrêtent le plus souvent des petites mains, mais, à moins de camper dans les cités toute l’année, cela ne sert à rien : le trafic reprend après leur départ. Cette stratégie de « pillonage » épisodique ne s’attaque pas à la racine du problème, qui est bien évidemment social.
Sans coordination entre politiques sociales et politiques sécuritaires, on ne pourra pas résoudre le problème du trafic de drogue. En Suisse, où j’ai travaillé, il y a beaucoup plus de coordination entre services sociaux, éducatifs, et la police par exemple. Ces services échangent des informations pour comprendre quelles sont les personnes à risque et pourquoi, afin de faire de la prévention plutôt que de la répression…
La politique française est essentiellement fondée sur une notion très régalienne de l’État qui doit avoir le contrôle. Il est évidemment nécessaire de réprimer, mais il faudrait surtout concentrer l’attention sur les plus grands trafiquants, ceux qui amènent la drogue dans la ville, pour interrompre la chaîne du trafic dès le départ. Par ailleurs, il faut trouver des moyens de casser les marchés illégaux. Sans prôner une légalisation tous azimuts, on peut apprendre de l’expérience du Québec, par exemple, où l’on peut acheter la marijuana à des fins ludiques dans des dispensaires officiels depuis 2018. Cela a permis de fortement réduire les trafics locaux tout en générant des revenus pour l’État.
En 2023, il y a eu 49 homicides à Marseille, 18 en 2024, puis 9 en 2025. On constate une baisse, comment l’expliquez-vous ?
D. R. : En fait, les chiffres actuels reviennent aux proportions qu’on a connues avant 2023, qui oscillaient entre 15 et 30 meurtres par an. Comme je l’ai déjà mentionné, en 2023, il y a eu un conflit entre la DZ Mafia et Yoda pour reprendre le contrôle de points de vente dans différentes cités. Les origines de ce conflit sont assez obscures. On m’a rapporté à plusieurs reprises que les chefs de ces deux organisations étaient des amis d’enfance qui s’étaient réparti les points de vente. Puis il y aurait eu un conflit entre ces deux hommes dans une boîte de nuit à Bangkok, en Thaïlande, à cause d’une histoire de glaçons jetés à la figure… J’ignore si tout cela est vrai, mais c’est la rumeur qui circule, et il n’y a pas de doute qu’il y ait eu une guerre, finalement perdue par Yoda.
La conséquence de la victoire de la DZ Mafia est que les homicides baissent. Il faut comprendre que les trafiquants ne cherchent pas nécessairement à utiliser la violence, car elle attire l’attention et gêne le commerce. Même si le trafic de drogue est souvent associé à des menaces ou à de l’intimidation, les actes de violence sont souvent déclenchés par des incidents mineurs – mais ils peuvent ensuite devenir incontrôlables.
Vous avez enquêté sur le terrain et rencontré de nombreux jeunes des cités marseillaises, y compris engagés dans le trafic. Quel regard portez-vous sur leurs parcours ?
D. R. : Le choix de s’engager dans le trafic est lié à une situation de violence structurelle, d’inégalités, de discrimination. Les jeunes hommes et femmes qui font ce choix n’ont pas un bon accès au marché du travail formel. Faire la petite main, même si ce n’est pas très bien payé, représente une opportunité concrète. Pour ces jeunes, cela permet de rêver d’obtenir mieux un jour.
J’insiste sur le fait que le contexte structurel ne doit jamais être ignoré dans cette question des trafics. J’ai constaté qu’à l’école primaire de la cité Félix-Pyat, qui bénéficie du programme de soutien aux quartiers prioritaires REP+, les jeunes bénéficient d’opportunités fabuleuses : ils voyagent, peuvent faire de la musique, de la cuisine, les professeurs sont très disponibles. C’est pour ainsi dire une véritable expérience des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais dès le collège, ces jeunes sont le plus souvent orientés vers des filières professionnelles ou découragés de poursuivre des études. Ensuite, ils se retrouvent au chômage pour des raisons qui dépassent le cadre éducatif. Un jeune avec lequel j’ai fait un entretien en 2022 m’a raconté qu’après une centaine de CV envoyés, il n’avait rien obtenu. Un jour, il a changé l’adresse sur son CV et a trouvé du travail très vite…
Les discriminations vis-à-vis des habitants des cités, des origines ou de la religion sont profondes, et restent un angle mort de la politique française. Si on veut vraiment agir contre des trafics, il faut prendre au sérieux ces problématiques.
Propos recueillis par David Bornstein.
Les recherches de Dennis Rodgers bénéficient d’une aide du gouvernement français au titre de France 2030, dans le cadre de l’initiative d’Excellence d’Aix-Marseille Université – AMIDEX (Chaire d'Excellence AMX-23-CEI-117).
20.11.2025 à 16:16
Albin Wagener, Professeur en analyse de discours et communication à l'ESSLIL, chercheur au laboratoire ETHICS, Institut catholique de Lille (ICL)
Derrière les grandes déclarations de la diplomatie climatique, que disent vraiment les textes des COP ? Une étude de leurs discours, passés au crible du « text mining », montre comment les mots des COP sont davantage centrés sur les mécaniques institutionnelles que sur l’urgence environnementale. Le langage diplomatique sur le climat fabrique ainsi un récit institutionnel dont la nature est presque absente.
Alors que la COP30 se tient au Brésil en ce mois de novembre 2025, des voix s’élèvent : ces montagnes onusiennes accoucheraient-elles de souris ? En effet, ces grand-messes du climat aboutissent le plus souvent à des textes consensuels. Certes, ils reconnaissent – sur le papier – la réalité des enjeux climatiques, mais ils ne sont que rarement suivis d’effets. On se souvient, par exemple, du texte de la COP26, à Glasgow (2021), qui évoquait enfin clairement la question de la sortie des énergies fossiles. Mais la mise en œuvre de cette promesse, non réitérée lors de la COP29, à Bakou (2024), reste encore à concrétiser.
Leur processus de décision même est de plus en plus critiqué. Il ne fait intervenir que les délégations nationales à huis clos, tout en donnant un poids important aux lobbies. On y retrouve bien sûr des ONG, mais aussi des grandes entreprises, comme Coca-Cola lors de la COP27, à Charm el-Cheikh (2022). L’occasion pour les États producteurs d’énergie fossile de se livrer à des opérations remarquables d’écoblanchiment – comme les Émirats arabes unis furent accusés de le faire lors de la COP28 à Dubaï. Dans le même temps, les populations autochtones et les mouvements des jeunes pour le climat peinent à se faire entendre à l’occasion de ces événements.
Afin de mieux comprendre l’évolution sémantique dans les déclarations des COP et de voir dans quelle mesure celles-ci reflètent l’urgence climatique, j’ai mené une analyse de discours à partir des déclarations officielles (en anglais) des COP entre 2015 – soit juste après la signature de l’accord de Paris – et 2022. Cela permet de mieux saisir les représentations sociales des instances internationales à propos du changement climatique, dans la mesure où ces discours prennent sens au cours de leur circulation dans la société.
Cette étude s’inscrit dans l’approche écolinguistique héritée des travaux d’Arran Stibbe ; une approche qui permet notamment d’explorer la manière dont les institutions cadrent les discours sur l’environnement, tout en aidant à comprendre comment les intérêts divergents d’acteurs différents aboutissent à des positions médianes. Pour le climat comme pour les autres grands sujets politiques internationaux, la façon dont les acteurs en parlent est capitale pour aboutir à des consensus, des prises de décision et des textes engageant les États.
J’ai mené cette analyse grâce à l’outil Iramuteq, développé par Pascal Marchand et Pierre Ratinaud. Il permet une approche statistique du nombre de mots présents dans un corpus textuel, des mots avec lesquels ils apparaissent le plus souvent, mais également de les croiser avec les définitions et leur sens en contexte.
Par ordre de poids statistique, on retrouve ainsi les thèmes suivants :
Fonds de soutien international (26,2 %, en vert fluo, classe 3), qui recoupe les discussions sur l’aide aux pays en voie de développement et la proposition d’un fonds afin de faire face au changement climatique.
Textes des COP (14,2 %, en bleu, classe 5). Cette catégorie intègre les passages qui évoquent le fonctionnement des COP elles-mêmes et des leurs organes administratifs, dont les objectifs sont actés grâce aux textes.
Préparation des COP (13,7 %, en rouge, classe 1). Il s’agit de tout le jargon lié aux coulisses des COP et aux travaux d’organisation qui permettent aux COP d’aboutir et à leurs décisions d’être appliquées de manière concrète.
Organisation des COP (13,6 %, en gris, classe 2). Il s’agit du détail concernant les événements des COP elles-mêmes, c’est-à-dire leur organisation et leur calendrier, avec le fonctionnement par réunions et documents à produire.
Conséquences négatives du changement climatique (11,6 % seulement, en violet, classe 6). Il s’agit des passages où l’accent est mis sur les dommages, les risques et les vulnérabilités, c’est-à-dire les conséquences négatives du réchauffement climatique.
Écologie (11,3 %, rose, classe 7). Cette classe traite des éléments d’ordre écologique liés au changement climatique, ainsi que des causes du réchauffement planétaire.
Gouvernance de la COP (9,2 %, vert pâle, classe 4). Dans cette dernière classe, on retrouve les éléments d’ordre stratégique liés aux COP, à savoir la gouvernance, les parties prenantes, les groupes de travail et les plans à suivre.
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Que retenir de ce découpage ? Les questions strictement climatiques et écologiques ne totalisent que 22,9 % des occurrences dans les textes, ce qui paraît assez faible alors qu’il s’agit des raisons pour lesquelles ces COP existent. Dans une grande majorité des thématiques abordées par le corpus, les COP parlent d’abord d’elles-mêmes.
C’est peu surprenant pour une institution internationale de ce calibre, mais cela pose de sérieuses questions concernant la prise en compte des dimensions extra-institutionnelles du problème.
J’ai ensuite poussé le traitement des données un peu plus loin grâce à une méthode statistique appelée « analyse factorielle de correspondance ». Celle-ci permet de comprendre comment les différentes thématiques sont articulées entre elles dans les discours au sein du corpus.
Les récits en lien avec les thèmes qu’on retrouve au centre droit du graphe, liés aux textes des COP (bleu), à leur préparation (rouge), à leur organisation (gris) et à leur gouvernance (vert pâle) forment ainsi un ensemble homogène.
On note toutefois, dans la partie en bas à gauche, que la gouvernance des COP (vert pâle) a un positionnement hybride et semble jouer le rôle d’interface avec la thématique des conséquences négatives du réchauffement climatique (violet) et celle des fonds de soutien internationaux (vert fluo).
En d’autres termes, ces observations confirment que les COP se donnent bien pour objectif de remédier aux conséquences du changement climatique. Et cela, à travers la gouvernance mise en place par les COP, et avec la proposition d’aides aux pays les plus vulnérables comme moyen.
Quant au thème de l’écologie (en rose), il se retrouve en haut à gauche du graphe. Surtout, il semble comme déconnecté du reste des thématiques. Ceci montre que, dans ces textes, il existe peu de liens entre les propos qui traitent de l’écologie et ceux qui évoquent le fonctionnement des COP ou la mise en œuvre concrète de solutions.
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Plus intéressant encore, les textes analysés brillent par l’absence relative de certains termes clés.
Ainsi, le terme animal (en anglais) n’est jamais utilisé. Certains termes n’apparaissent qu’une fois dans tous les textes étudiés, comme life, river ou ecological. D’autres apparaissent, mais très peu, comme natural (trois occurrences), earth (quatre occurrences). Des termes comme water, biodiversity ou ocean, aux enjeux colossaux, ne totalisent que six occurrences.
Ainsi, alors que les COP ont pour objectif de s’intéresser aux conséquences du réchauffement climatique sur les sociétés humaines et le vivant en général, il est marquant de constater que la plupart des champs thématiques du corpus parlent non pas des problèmes liés au changement climatiques, mais surtout des COP elles-mêmes, plus précisément de leur fonctionnement.
En d’autres termes, les COP se parlent à elles-mêmes, dans une logique de vase clos qui vise d’abord à s’assurer que les dispositions prises pour respecter l’accord de Paris sont bien respectées.
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Cet état de fait contraste avec les conséquences concrètes du réchauffement climatique. Il illustre la vivacité de représentations d’ordre gestionnaire et institutionnel, qui s’autoalimentent en voyant d’abord l’environnement, la biodiversité et le vivant comme des ressources à préserver ou des objectifs à accomplir. En restant focalisées sur l’accord de Paris, les déclarations officielles voient ainsi le vivant et la biodiversité comme autant d’outils, d’objets ou de cases à cocher pour rendre compte d’engagements pris au niveau international.
C’est compréhensible étant donnée la nature des textes des COP et du contexte socio-institutionnel qui encadrent leur production. Il n’en reste pas moins que cela trahit bon nombre de représentations qui continuent de percoler nos imaginaires. Dans cette logique, les éléments d’ordre naturel, environnemental ou écologique constituent soit des ressources à utiliser ou préserver, soit des éléments à gérer, soit des objectifs à remplir. Or, cette représentation est loin d’être neutre, comme l’explique George Lakoff.
Ici, le changement climatique est donc traité comme un ensemble de problèmes auxquels il s’agit d’apporter de simples solutions techniques ou des mécanismes de compensation, sans que les conditions qui alimentent ce même dérèglement climatique (notamment liées au système économique et aux modes de production et de consommation) ne soient abordées à aucun moment dans les textes.
C’est cette même logique qui semble condamner les instances internationales à tenter de gérer les conséquences du réchauffement climatique, tout en évitant soigneusement d’en traiter les causes.
Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2025 à 16:16
Jean-Christophe Cassel, Professeur de neurosciences à l'Université de Strasbourg, Université de Strasbourg

Après avoir démontré que les souvenirs s’inscrivent de façon matérielle dans notre cerveau, les scientifiques s’attèlent à la tâche de réactiver des souvenirs attaqués par des maladies neurodégénératives chez des souris.
Chacun sait ce qu’est un souvenir : un événement, une odeur, une sensation de notre passé que nous pouvons rappeler. Mais à quoi ressemble-t-il dans notre cerveau ?
Il est porté par des groupes de neurones interconnectés. À cette échelle, le support du souvenir est appelé « engramme ». Ce mot désigne le substrat matériel constitué par un réseau spécifique de neurones, dont les interconnexions se sont renforcées durablement lors de la mémorisation. Ainsi, quand on se souvient, une partie de ce réseau est réactivée. Les recherches récentes montrent comment se fait cette réactivation et comment on peut la contrôler de façon réversible chez la souris.
Mieux comprendre les mécanismes cellulaires qui sous-tendent nos souvenirs est un enjeu de taille, car nombre de maladies neurodégénératives et de traumatismes altèrent notre mémoire, non seulement en perturbant l’accès aux images de notre passé, mais aussi en s’attaquant directement au matériel biologique dans lequel ces images sont fixées.
L’idée que nos souvenirs ne sont pas quelque chose d’immatériel mais ont un support physique est ancienne. Déjà Platon imaginait que l’âme recèle des tablettes de cire dans lesquelles se grave ce que nous voulons retenir.
Mais il a fallu bien longtemps pour affiner cette intuition, puis pour la démontrer expérimentalement. À la fin du XIXe siècle, l’Espagnol Santiago Ramon y Cajal pense que les connexions entre certains neurones sont renforcées lors d’activations répétées accompagnant l’apprentissage – ainsi se formerait le souvenir.
Dans les années 1960, ces spéculations commencent à trouver une assise expérimentale. C’est d’abord chez un mollusque marin, l’aplysie, qu’on les démontre. Lorsqu’on stimule mécaniquement une partie de son dos, il rétracte ses branchies pour les protéger. Mais si cette stimulation est répétée quelques fois, le réflexe s’atténue durablement. Cette adaptation repose sur une réduction prolongée de l’excitabilité synaptique et du nombre de synapses dans le circuit moteur qui pilote la rétraction.
À l’inverse, une sensibilisation de ce réflexe, déclenchée par une stimulation nociceptive (douleur déclenchée par une agression de l’organisme, ndlr) appliquée sur la queue de l’animal, provoque une augmentation persistante de l’excitabilité synaptique et fait apparaître des connexions additionnelles. En 1973, un mécanisme du même type est décrit dans l’hippocampe du lapin – il est nommé « potentialisation à long terme ».
Pour désigner l’encodage permanent dans le substrat cérébral des éléments d’une expérience vécue, rappelons la formule laconique de Carla Shatz :
« Neurons that fire together, wire together » (Les neurones qui se coactivent s’interconnectent.) Carla Shatz, 1992, « Scientific American »
Si les neurones coactivés au cours de l’encodage se réactivent pour permettre le rappel d’un souvenir (Figure 1), on doit pouvoir prouver que leur réactivation accompagne le rappel du souvenir et montrer que leur destruction l’empêche.
Pour ce qui est de la réactivation lors du rappel, le groupe de Mark Mayford a appris à des souris à reconnaître un signal sonore annonçant un choc électrique désagréable. Lorsque plus tard, les souris réentendent ce son, leur immobilité traduit la peur, donc une réactivation du souvenir de ce qu’annonce le son.
Pour imager les neurones qui portent la réactivation du souvenir, voici la procédure : avant l’apprentissage, on infecte des cellules de l’amygdale
– une structure cruciale pour les émotions, dont la peur – avec un virus qui permettra de rendre fluorescents les neurones activés pendant l’apprentissage. Ultérieurement, une fois que ces souris ont réentendu le son, elles sont mises à mort et, à l’aide d’un second marquage, on visualise les neurones qui se sont activés pendant ce rappel. Du coup, les neurones doublement marqués auront été activés pendant l’apprentissage et réactivés pendant le rappel. Or, Mayford et ses collègues constatent qu’il y a bien eu augmentation du double marquage chez les souris ayant eu peur pendant le rappel (comparativement aux différentes conditions de contrôle).
Pour ce qui est de la destruction des neurones qui aboutissent à l’anéantissement du souvenir, on utilisera également une stratégie reposant sur une infection virale des neurones de l’amygdale, mais cette fois, les neurones activés pendant l’apprentissage seront tués avant le rappel à l’aide d’une toxine. De cette manière, le groupe de Paul Frankland a pu montrer qu’une destruction de ces neurones faisait disparaître toute réaction de peur chez les souris car, du fait de la mort des neurones « souvenir », elles ont oublié la signification du signal sonore.
Aujourd’hui, les chercheurs ont peaufiné cette démonstration en parvenant à manipuler ponctuellement et réversiblement l’engramme (le réseau de neurones souvenirs) pour induire l’expression ou la disparition d’un souvenir.
C’est là qu’intervient une technique relativement récente : l’optogénétique. Elle permet de contrôler (soit activer, soit inhiber) avec une grande précision l’activité de certains neurones en les exposant à de la lumière par l’intermédiaire d’une fibre optique plongée dans une région d’intérêt du cerveau. Il suffit pour cela de rendre ces neurones sensibles à une longueur d’onde lumineuse par introduction de gènes codant pour des protéines photosensibles. De plus, il est possible de faire dépendre l’expression de ces gènes de l’activation même des neurones.
C’est ainsi que le groupe de Susumu Tonegawa a pu montrer, chez la souris, qu’après l’apprentissage d’un danger lié à un contexte donné, l’activation par la lumière des neurones ayant participé à l’apprentissage induisait un comportement de peur, donc un rappel… et cela dans un contexte sans danger bien connu de la souris, et sans rapport avec celui de l’apprentissage ! Par ailleurs, lorsque ces neurones étaient inhibés par la lumière dans le contexte dangereux, la souris ne manifestait plus aucune peur.
Il y a même mieux, puisque le groupe de Tonegawa a aussi réussi à implanter un faux souvenir dans la mémoire des souris.
Les souris ont d’abord encodé un premier contexte parfaitement neutre. Les neurones ayant été activés pendant l’encodage de ce contexte ont exprimé une protéine photoactivable avec de la lumière bleue. Les chercheurs ont ensuite exposé ces souris à un autre contexte, celui-là désagréable, tout en activant conjointement la trace du premier avec de la lumière bleue.
Lorsque les souris étaient ultérieurement réexposées au premier contexte (pourtant neutre, à la base), elles se sont mises à le craindre.
Enfin, dans un modèle murin de maladie d’Alzheimer, le groupe de Tonegawa est même allé jusqu’à ressusciter un souvenir le temps d’une photoactivation d’un engramme d’abord rendu photoactivable mais ultérieurement oublié, alors même que celui-ci était invalidé du fait de l’évolution d’un processus neurodégénératif.
Pour l’heure, ces résultats, bien que spectaculaires, et avec lesquels s’alignent les données produites par d’autres groupes de recherche, se limitent à des mémoires simples qui pilotent des comportements simples dans des modèles animaux raisonnablement complexes.
Reste à savoir si les travaux menés sur ces modèles sont généralisables sans nuances à l’humain, et par quel mécanisme un motif d’activation neuronale peut générer des images et des impressions passées dans une phénoménologie consciente actuelle.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a eu lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Jean-Christophe Cassel a reçu des financements de l'ANR. ANR-14-CE13-0029-01 ANR-23-CE37-0012-02
20.11.2025 à 16:15
Jared Bahir Browsh, Assistant Teaching Professor of Critical Sports Studies, University of Colorado Boulder

La séquence de deux notes légendaires, qui fait monter la tension dans « les Dents de la mer », géniale trouvaille du compositeur John Williams, trouve son origine dans la musique classique du début du XXᵉ siècle, mais aussi chez Mickey Mouse et chez Hitchcock.
Depuis les Dents de la mer, deux petites notes qui se suivent et se répètent – mi, fa, mi, fa – sont devenues synonymes de tension, et suscitent dans l’imaginaire collectif la terreur primitive d’être traqué par un prédateur, en l’occurrence un requin sanguinaire.
Il y a cinquante ans, le film à succès de Steven Spielberg – accompagné de sa bande originale composée par John Williams – a convaincu des générations de nageurs de réfléchir à deux fois avant de se jeter à l’eau.
En tant que spécialiste de l’histoire des médias et de la culture populaire, j’ai décidé d’approfondir la question de la longévité de cette séquence de deux notes et j’ai découvert qu’elle était l’héritage direct de la musique classique du XIXe siècle, mais qu’elle a aussi des liens avec Mickey Mouse et le cinéma d’Alfred Hitchcock.
En 1964, le pêcheur Frank Mundus tue un grand requin blanc de deux tonnes au large de Long Island au nord-est des États-Unis.
Après avoir entendu cette histoire, le journaliste indépendant Peter Benchley se met à écrire un roman qui raconte comment trois hommes tentent de capturer un requin mangeur d’hommes, en s’inspirant de Mundus pour créer le personnage de Quint. La maison d’édition Doubleday signe un contrat avec Benchley et, en 1973, les producteurs d’Universal Studios, Richard D. Zanuck et David Brown, achètent les droits cinématographiques du roman avant même sa publication. Spielberg, alors âgé de 26 ans, est engagé pour réaliser le film.
Exploitant les peurs à la fois fantasmées et réelles liées aux grands requins blancs – notamment une série tristement célèbre d’attaques de requins le long de la côte du New Jersey en 1916 –, le roman de Benchley publié en 1974, devient un best-seller. Le livre a joué un rôle clé dans la campagne marketing d’Universal, qui a débuté plusieurs mois avant la sortie du film.
À partir de l’automne 1974, Zanuck, Brown et Benchley participent à plusieurs émissions de radio et de télévision afin de promouvoir simultanément la sortie de l’édition de poche du roman et celle à venir du film. La campagne marketing comprend également une campagne publicitaire nationale à la télévision qui met en avant le thème à deux notes du compositeur émergent John Williams. Le film devait sortir en été, une période qui, à l’époque, était réservée aux films dont les critiques n’étaient pas très élogieuses.
À l’époque, les films étaient généralement distribués petit à petit, après avoir fait l’objet de critiques locales. Cependant, la décision d’Universal de sortir le film dans des centaines de salles à travers le pays, le 20 juin 1975, a généré d’énormes profits, déclenchant une série de quatorze semaines en tête du box-office américain.
Beaucoup considèrent les Dents de la mer comme le premier véritable blockbuster estival. Le film a propulsé Spielberg vers la célébrité et marqué le début d’une longue collaboration entre le réalisateur et Williams, qui allait remporter le deuxième plus grand nombre de nominations aux Oscars de l’histoire, avec 54 nominations, derrière Walt Disney et ses 59 nominations.
Bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes musiques de l’histoire du cinéma, lorsque Williams a proposé son thème à deux notes, Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.
Mais Williams s’était inspiré de compositeurs des XIXe et XXe siècles, notamment Claude Debussy (1862-1918), Igor Stravinsky (1882-1971) et surtout de la Symphonie n° 9 (1893), d’Antonin Dvorak (1841-1904), dite Symphonie du Nouveau Monde. Dans le thème des Dents de la mer, on peut entendre des échos de la fin de la symphonie de Dvorak, et reconnaître l’emprunt à une autre œuvre musicale, Pierre et le Loup (1936), de Sergueï Prokofiev.
Pierre et le Loup et la bande originale des Dents de la mer sont deux excellents exemples de leitmotivs, c’est-à-dire de morceaux de musique qui représentent un lieu ou un personnage.
Le rythme variable de l’ostinato – un motif musical qui se répète – suscite des émotions et une peur de plus en plus intenses. Ce thème est devenu fondamental lorsque Spielberg et son équipe technique ont dû faire face à des problèmes techniques avec les requins pneumatiques. En raison de ces problèmes, le requin n’apparaît qu’à la 81ᵉ minute du film qui en compte 124. Mais sa présence se fait sentir à travers le thème musical de Williams qui, selon certains experts musicaux, évoque les battements du cœur du requin.
Williams doit également remercier Disney d’avoir révolutionné la musique axée sur les personnages dans les films. Les deux hommes ne partagent pas seulement une vitrine remplie de trophées. Ils ont également compris comment la musique peut intensifier les émotions et amplifier l’action.
Bien que sa carrière ait débuté à l’époque du cinéma muet, Disney est devenu un titan du cinéma, puis des médias, en tirant parti du son pour créer l’une des plus grandes stars de l’histoire des médias, Mickey Mouse.
Lorsque Disney vit le Chanteur de jazz en 1927, il comprit que le son serait l’avenir du cinéma.
Le 18 novembre 1928, Steamboat Willie fut présenté en avant-première au Colony Theater d’Universal à New York. Il s’agissait du premier film d’animation de Disney à intégrer un son synchronisé avec les images.
Contrairement aux précédentes tentatives d’introduction du son dans les films en utilisant des tourne-disques ou en faisant jouer des musiciens en direct dans la salle, Disney a utilisé une technologie qui permettait d’enregistrer le son directement sur la bobine de film. Ce n’était pas le premier film d’animation avec son synchronisé, mais il s’agissait d’une amélioration technique par rapport aux tentatives précédentes, et Steamboat Willie est devenu un succès international, lançant la carrière de Mickey et celle de Disney.
L’utilisation de la musique ou du son pour accompagner le rythme des personnages à l’écran fut baptisée « mickeymousing ».
En 1933, King Kong utilisait habilement le mickeymousing dans un film d’action réelle, avec une musique calquée sur les états d’âme du gorille géant. Par exemple, dans une scène, Kong emporte Ann Darrow, interprétée par l’actrice Fay Wray. Le compositeur Max Steiner utilise des tonalités plus légères pour traduire la curiosité de Kong lorsqu’il tient Ann, suivies de tonalités plus rapides et inquiétantes lorsque Ann s’échappe et que Kong la poursuit. Ce faisant, Steiner encourage les spectateurs à la fois à craindre et à s’identifier à la bête tout au long du film, les aidant ainsi à suspendre leur incrédulité et à entrer dans un monde fantastique.
Le mickeymousing a perdu de sa popularité après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux cinéastes le considéraient comme enfantin et trop simpliste pour une industrie cinématographique en pleine évolution et en plein essor.
Malgré ces critiques, cette technique a tout de même été utilisée pour accompagner certaines scènes emblématiques, avec, par exemple, les violons frénétiques qui accompagne la scène de la douche dans Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, dans laquelle Marion Crane se fait poignarder.
Spielberg idolâtrait Hitchcock. Le jeune Spielberg a même été expulsé des studios Universal après s’y être faufilé pour assister au tournage du Rideau déchiré, en 1966.
Bien qu’Hitchcock et Spielberg ne se soient jamais rencontrés, les Dents de la mer sont sous l’influence d’Hitchcock, le « maître du suspense ». C’est peut-être pour cette raison que Spielberg a finalement surmonté ses doutes quant à l’utilisation d’un élément aussi simple pour représenter la tension dans un thriller.
L’utilisation du motif à deux notes a ainsi permis à Spielberg de surmonter les problèmes de production rencontrés lors de la réalisation du premier long métrage tourné en mer. Le dysfonctionnement du requin animatronique a contraint Spielberg à exploiter le thème minimaliste de Williams pour suggérer la présence inquiétante du requin, malgré les apparitions limitées de la star prédatrice.
Au cours de sa carrière légendaire, Williams a utilisé un motif sonore similaire pour certains personnages de Star Wars. Chaque fois que Dark Vador apparaissait, la « Marche impériale » était jouée pour mieux souligner la présence du chef du côté obscur.
Alors que les budgets des films avoisinent désormais un demi-milliard de dollars (plus de 434 millions d’euros), le thème des Dents de la mer – comme la façon dont ces deux notes suscitent la tension – nous rappelle que dans le cinéma, parfois, le minimalisme peut faire des merveilles.
Jared Bahir Browsh ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2025 à 16:15
Gabriel Feltran, Sociologie, directeur de recherche au CNRS rattaché au CEE de l'IEP de Paris, Sciences Po
Au moins 121 personnes ont été tuées lors d’une gigantesque opération de police qui a tourné au massacre, le 28 octobre, à Rio de Janeiro. Les violences policières de masse ne sont pas un phénomène nouveau au Brésil, cependant, cette fois, on observe qu’elles sont présentées par les autorités les ayant organisées non plus comme une simple intervention sécuritaire, mais pratiquement comme une victoire civilisationnelle du « bien contre le mal ».
Le 28 octobre dernier, un nouveau carnage a eu lieu à Rio de Janeiro. Cette opération policière menée contre un groupe criminel, le Comando Vermelho, est devenue la plus meurtrière de l’histoire du Brésil : elle a fait au moins 121 morts dans les rues de deux favelas.
J’étudie les événements de ce type depuis près de trois décennies. Certains de ces massacres sont devenus des blessures nationales : c’est notamment le cas du carnage de Carandiru en 1992, lorsque la police a exécuté 111 prisonniers après une mutinerie, et des crimes de mai 2006 que j’ai suivis lorsque je réalisais mon terrain de doctorat. La police de Sao Paulo avait alors tué au moins 493 civils en une semaine, en représailles à la mort de 45 de ses agents survenue dans une seule nuit, ordonnée par le Primeiro Comando da Capital (premier commandement de la capitale, PCC). J’étudiais déjà cette fraternité criminelle qui était alors en pleine expansion et qui est devenue aujourd’hui la plus grande organisation du monde du crime en Amérique latine.
À l’époque, ce qui m’avait frappé c’était l’ampleur industrielle de ces événements sporadiques. Avec le temps, j’ai réalisé que les spectacles de violence massive étaient liés à une répétition silencieuse des morts du même profil, mais à petite échelle, dans la routine. Pour la seule année 2024, le ministère brésilien de la justice a enregistré 6 014 personnes officiellement tuées par des policiers, sur un total d’environ 45 000 homicides et 25 000 disparitions dans tout le pays. À titre de comparaison, sur l’ensemble des années 2023 et 2024, la police britannique a abattu deux personnes.
En réfléchissant à mon ethnographie, j’ai constaté que tant les carnages spectaculaires que les homicides routiniers frappaient pratiquement toujours les mêmes victimes : de jeunes hommes pauvres et racisés qui, comme je l’ai progressivement compris, avaient été recrutés comme exécutants au service des marchés illégaux. Leurs pairs présentant un profil similaire, mais non impliqués dans ces activités, n’étaient pas exposés à cette forme de violence.
Selon l’Atlas de la violence 2025 publié par le Forum brésilien de la sécurité publique, la grande majorité des victimes de l’usage de la force létale par la police sont des hommes (91,1 %) et des Noirs (79 %). Près de la moitié (48,5 %) avaient moins de 30 ans. La plupart ont été tués par arme à feu (73,8 %) et plus de la moitié (57,6 %) sont morts dans des lieux publics.
Ces jeunes étaient engagés pour vendre de la drogue, assurer une protection informelle ou commettre de petits délits. Beaucoup d’entre eux avaient été mes interlocuteurs réguliers pendant ma recherche, et j’ai assisté à leurs funérailles, qui se tiennent toujours dans un grand silence, car leurs morts sont considérées comme des morts de bandits.
Mon intérêt sociologique pour cette violence n’a jamais été motivé par la mort elle-même. Je ne trouve aucun intérêt aux documentaires sur les tueurs en série ou les psychopathes. En revanche, je m’intéresse beaucoup aux formes violentes et non létales d’expression politique : les émeutes, les soulèvements et les explosions d’indignation. La coercition étatique contre cette violence retient également mon attention depuis des décennies.
C’est sous cet angle que j’examine le massacre de Rio : il s’agit d’une violence aux effets politiques immédiats. Un événement critique qui remet en cause les fondements de l’autorité de l’État et donc les contours de la vie quotidienne à venir.
Malgré le profil répétitif des victimes, les répercussions politiques du massacre de Rio ont été radicalement nouvelles. Lorsque j’ai commencé mes recherches dans les favelas, ces meurtres étaient perpétrés par des escadrons masqués. Le discours public insistait sur le fait que les groupes d’extermination n’avaient rien à voir avec les policiers, et condamnait toute action hors de la loi.
Or le 28 octobre, à Rio de Janeiro, il n’y a eu ni masques ni ambiguïté. Après le massacre, le gouverneur s’est présenté devant les caméras, entouré de ses secrétaires, et a célébré le succès de l’opération, qui a également coûté la vie à quatre policiers – une proportion de policiers tués par rapport aux « criminels » éliminés près de deux fois supérieure à la moyenne nationale. En 2024, 170 policiers ont été tués au Brésil, soit 2 % des 6 000 personnes décédées après l’utilisation de la force létale par la police.
Le politicien a parlé d’action planifiée, d’efficacité, de rétablissement de l’État de droit. Dans un pays où 99,2 % des meurtres commis par la police ne feront jamais l’objet d’une enquête officielle, un tel ton jubilatoire ne devrait pas me surprendre, mais c’est pourtant le cas.
Au cours de l’interview, le gouverneur a annoncé que cinq autres gouverneurs d’extrême droite – rappelons que le Brésil est une fédération et que la sécurité publique relève de la responsabilité des États ; les gouverneurs de chaque État peuvent décider de leur politique de sécurité indépendamment du gouvernement fédéral – se rendraient à Rio le lendemain pour le féliciter, partageant ainsi une propagande électorale écrite avec du sang. Leurs réseaux politiques s’inspirent de Nayib Bukele, le président du Salvador, devenu le parrain de la propagande politique par le massacre. Une partie de la presse a salué cette action, et les sondages d’opinion ont montré un soutien massif de la population.
Cette fois-ci, le massacre n’a pas été présenté comme une nécessité tragique contre une organisation criminelle, mais comme un acte vertueux, point final. Des consultants en marketing politique sont apparus sur YouTube pour annoncer que le gouverneur avait habilement occupé un espace politique vide et s’imposer comme l’homme fort de la droite brésilienne. En réalité, les soldats morts des deux côtés seront remplacés le lendemain, et le cœur de l’organisation criminelle visée reste intact, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des quarante dernières années.
La légitimation de la terreur au Brésil n’a pas tardé. Le lendemain du massacre, un projet de nouvelle législation antiterroriste a été présenté à la Chambre des députés, élargissant nettement la définition de « terroriste », qui s’applique désormais aux personnes soupçonnées de trafic de drogue, a été présenté à la Chambre des députés. Lorsque l’on passe de l’explosion violente aux processus sociaux ordinaires, la terreur contre les favelas apparaît comme un mode de gouvernance de plus en plus légitime, et non comme une déviation.
Après le massacre, on a vu les politiciens brésiliens arriver avec leurs rituels symboliques. D’un côté, le gouverneur d’extrême droite triomphait avec son action extrêmement meurtrière. Ses collègues des autres États gouvernés par l’extrême droite, dont Sao Paulo et Minas Gerais, tentent de surfer sur la vague de popularité de la terreur.
De l’autre, on a vu un Lula embarrassé, acculé par le fait que la politique de sécurité relève de la responsabilité des États de la fédération, mais surtout parce qu’il sait qu’il doit faire face à une opinion publique favorable au massacre, douze mois avant l’élection présidentielle de 2026.
La terreur n’est plus seulement un moment d’extrême violence ; avant l’événement, il y a des intentions délibérées et après, des modes de communication politiques professionnels. Si les massacres sont récurrents dans les favelas de Rio, leur légitimation publique est nouvelle. La terreur s’avère politiquement efficace et marque un changement d’hégémonie.
Alors que je commençais mon travail de terrain, dans les années 1990, la terreur s’accomplissait quand il n’y avait pas de punition, mais promotion silencieuse des policiers violents ; quand il n’y avait pas de réparation, mais humiliation cachée des familles des victimes ; quand on ne voyait pas l’interdiction politique de ceux qui mettaient cette terreur en œuvre, mais quelques votes peu assumés en leur faveur.
La situation a désormais changé. L’élection triomphale de ceux qui ordonnent la terreur dans les États et les villes les plus importants du pays est devenue la norme lors des élections pour les gouvernements des 27 États de la fédération, et les législatives de 2022, bien que lors des municipales de 2024. La victoire de justesse de Lula contre Bolsonaro à la présidentielle en 2022 aura pratiquement été la seule exception. Un seul des 27 États qui constituent le pays, Bahia, est gouverné par la gauche… et sa police est la deuxième plus violente du pays.
Les auteurs de la terreur imaginent que la violence met fin à l’histoire, mais il reste toujours quelque chose : le traumatisme, le deuil, la soif de vengeance, la lucidité politique, la mémoire collective, les façons obstinées d’imaginer la paix et le tissu fragile de la vie quotidienne. De ces résidus naissent des chemins divergents : une radicalisation renouvelée ou des pratiques de mémoire et de réconciliation, des mécanismes bureaucratiques ou des forces criminelles insurgées. La vie insiste pour révéler que les vainqueurs sont eux-mêmes des meurtriers, et cette histoire se répète, marquant l’échec à long terme de la terreur malgré sa force immédiate.
Gabriel Feltran ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2025 à 16:14
Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)
Si les travaux de Philippe Aghion sur « la théorie de la croissance durable à travers la destruction créatrice » s’inscrivent dans la lignée de Schumpeter, ils se situent aussi dans une tradition bien française. En effet, la pensée du récent Prix Nobel d’économie valorise les liens entre économie, société et institutions, comme l’ont fait avant lui Saint-Simon ou, plus récemment, François Perroux.
Le 13 octobre 2025, l’Académie royale des sciences de Suède a décerné le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel à l’économiste français Philippe Aghion, ainsi qu’à Peter Howitt et Joel Mokyr. Ainsi sont récompensés leurs travaux sur l’impact des nouvelles technologies sur la croissance économique.
Philippe Aghion et Peter Howitt ont été parmi les premiers à modéliser l’idée originale de Joseph Schumpeter du processus de destruction créatrice. Dans cette perspective, les progrès de la science conduisent à l’apparition et à la diffusion de nouvelles idées, de nouvelles technologies, de nouveaux produits, de nouveaux services, de nouveaux modes d’organisation du travail qui ont pour effet de remplacer, plus ou moins brutalement, ce qui avait cours avant elles. Ces nouveautés ont pour origine la concurrence que se livrent les entreprises, chacune désirant être la première à introduire et exploiter son innovation.
À la suite de Joseph Schumpeter, Philippe Aghion fait partie des économistes français, qui, tels Henri Saint Simon (1760-1825) au XIXe siècle, ou François Perroux (1903-1987) au XXe siècle, ont mis en évidence le rôle de l’innovation, de l’entrepreneur et du crédit dans la dynamisme du capitalisme.
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Philippe Aghion analyse dans ses travaux, la corrélation positive entre la croissance du niveau de vie (PIB par habitant) et le taux de destruction créatrice, mesuré par l’écart entre le taux de création et de taux de destruction d’entreprises.
Philippe Aghion estime que les pouvoirs publics doivent favoriser ce processus de destruction créatrice par l’innovation. L’État doit, d’une part, développer avec le secteur privé un ensemble d’infrastructures publiques de qualité, afin d’accéder aux savoirs nouveaux, fer de lance des nouvelles technologies. Au-delà de l’effort financier dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, l’appétence pour l’entrepreneuriat et le risque, l’aptitude à apprendre de ses échecs, les partenariats public-privé, doivent être soutenus.
D’autre part l’État doit corriger les effets négatifs à court terme de la destruction créatrice. En effet, l’écart temporel entre l’arrivée d’une innovation et sa diffusion dans les différents secteurs d’activité engendre du chômage avant que l’innovation n’alimente de nouvelles embauches. Les pouvoirs publics, dans cette vision, doivent s’attacher au traitement du chômage issu de la destruction créatrice. Pour cela, ils doivent assurer la flexibilité et la sécurité du marché du travail, ceci en combinant indemnisation du chômage et développement de la formation professionnelle. Ainsi, pour maximiser l’impact positif de l’intelligence artificielle sur l’emploi, Philippe Aghion estime nécessaire d’améliorer aujourd’hui notre système éducatif et de mettre en place des politiques de « flexisécurité » à l’image de celles en vigueur au Danemark.
La pensée de François Perroux s’inspire, comme celle d’Aghion, de Joseph Schumpeter, sur plusieurs points fondamentaux, tout en développant ensuite une approche originale de l’économie au service de l’homme. Perroux reprend ainsi cette idée de schumpeterienne du rôle central de l’innovation en soulignant que le développement économique ne résulte pas d’un simple équilibre des marchés, mais d’un processus dynamique, déséquilibrant, impulsé par des « foyers d’innovation » ou des « centres de décision ».
Perroux s’inscrit dans une vision dynamique d’un capitalisme en perpétuelle transformation. Il insiste notamment sur les asymétries de pouvoir et les inégalités spatiales dans le développement, ce qui l’amène à formuler sa théorie des pôles de croissance. Perroux reprend cette figure de l’entrepreneur schumpetérien, innovateur et agent de rupture, mais l’élargit. Selon lui, les agents moteurs du développement peuvent être aussi bien des entreprises que des institutions ou des États, capables de concentrer et diffuser l’innovation.
Aghion comme Perroux, influencés par Schumpeter, critiquent la théorie de l’équilibre général néoclassique harmonieux de Léon Walras (1834-1910). À la place, ils développent une économie des déséquilibres, où le développement est un processus conflictuel, inégal, et souvent polarisé.
François Perroux s’est inspiré de Joseph Schumpeter en adoptant une vision dynamique, déséquilibrée et innovante du développement économique. Toutefois, il enrichit cette perspective en y intégrant des dimensions spatiales, institutionnelles et de pouvoir, ce qui le distingue nettement de son prédécesseur.
C’est sur ces dimensions qu’il fut notamment inspiré par l’industrialisme de Saint-Simon. Saint-Simon proposait une société dirigée par les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes), selon des principes rationnels et fonctionnels. Perroux reprend cette idée en insistant sur la nécessité d’une planification économique fondée sur des vecteurs de développement (comme les pôles de croissance), plutôt que sur des institutions politiques traditionnelles.
Par ailleurs, Perroux reprend à Saint-Simon l’idée selon laquelle l’industrie est une œuvre collective, orientée vers le bien commun. Il voit dans l’organisation industrielle non seulement un moteur économique, mais aussi un vecteur de transformation sociale, capable de structurer la société autour de la coopération autant que de la compétition. Perroux s’inspire de Saint-Simon pour développer une philosophie du dialogue et une approche non antagoniste de la socialisation. Il privilégie les luttes non violentes et les dynamiques de coopération entre les acteurs économiques.
L’insistance sur la politique industrielle se retrouve aujourd’hui chez Aghion pour qui celle-ci dépend beaucoup moins des moyens des pouvoirs publics que de la bonne gouvernance. Le rôle des savants et de ceux que nous appelons aujourd’hui les « experts » dans la politique économique était une thématique constante chez Saint-Simon.
Philippe Aghion accorde de l’importance aux institutions, à la concurrence, à la politique industrielle et à la mobilité sociale dans le processus de croissance. Quatre points de convergence avec le saint-simonisme peuvent être mentionnés sur le progrès technique, le rôle des producteurs, le rôle des institutions et la vision sociale d’un capitalisme régulé. Si nous ne pouvons pas parler d’influence directe c’est bien l’environnement intellectuel français qui marque Aghion qui, comme Perroux de 1955 à 1976, enseigne aujourd’hui au Collège de France.
Patrick Gilormini est membre de la CFDT