16.09.2025 à 16:44
Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL
L’utilisation du vent pour déplacer les navires est un levier sous-estimé de décarbonation du transport maritime. Malgré des débuts prometteurs en Europe, l’émergence de cette nouvelle industrie risque d’être contrariée par les menaces américaines qui pèsent sur les projets de régulation de l’Organisation maritime internationale.
L’usage du vent comme énergie d’appoint est une piste prometteuse pour accélérer la décarbonation du transport maritime sans attendre la mise au point de carburants alternatifs aux énergies fossiles, coûteux à produire. C’est pourquoi le marché de la propulsion vélique assistée connaît actuellement un renouveau.
On pourrait aller plus loin, avec la propulsion vélique principale, où le moteur du navire n’est plus utilisé que pour les manœuvres dans les ports ou pour raison de sécurité ou de ponctualité. Les gains de CO2 changent alors d’échelle, atteignant de 80 à 90 %. La neutralité carbone peut alors être atteinte si le moteur annexe utilise une énergie décarbonée.
Cette approche a d’autres avantages : d’autres nuisances, comme le bruit sous-marin et les dégâts provoqués par le mouvement des hélices, sont également réduites ou éliminées. Les cargos à voile de l’ère moderne sont ainsi susceptibles de contribuer à une mue en profondeur des transports maritimes.
L’Organisation maritime internationale (OMI) doit, à l’occasion d’une réunion qui se tient du 14 au 17 octobre 2025 à Londres, entériner un projet d’accord de décarbonation des flottes et de tarification carbone. Mais les États-Unis s’opposent à cette décision et menacent de représailles commerciales les pays qui appliqueraient ces régulations aux navires de commerce.
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Les pionniers du cargo à voile ont démarré petit, d’abord à l’échelle artisanale. Dans des années 2010, les fondateurs de la société TOWT ont affrété de vieux gréements pour faire traverser l’Atlantique à des denrées coûteuses (rhums, épices…). Le Grain de Sail 1, lancé en 2020 par l’entreprise du même nom, a une capacité d’emport de 50 tonnes.
Cela reste limité, quand certains porte-conteneurs peuvent déplacer jusqu’à 300 000 tonnes. La filière est toutefois en train de basculer à l’échelle industrielle. Les cargos de la flotte de TOWT peuvent emporter aujourd’hui de 1 000 à 1 100 tonnes de marchandises.
Le Grain de Sail 3 – dont le lancement est prévu pour 2027 – aura une capacité de 2 800 tonnes. Le roulier (navire capable de charger et décharger sa cargaison par roulage de véhicules) Neoliner Origine, en cours de test par la société Neoline, pourra en transporter près du double. L’OceanBird, développé par des opérateurs suédois, promet de son côté d’embarquer 7 000 véhicules.
Le secteur n’est pourtant pas à l’aube d’une course au gigantisme, similaire à celle menée par les porte-conteneurs, vraquiers et autres tankers géants. L’industrialisation de la navigation à voile repose avant tout sur une myriade d’innovations qui préfigurent une reconfiguration de l’activité.
Au plan technique, il s’agit d’abord de capter au mieux l’énergie du vent. De nombreuses innovations sont issues du monde de la compétition, à l’image de la flotte de trimarans cargos que la compagnie Vela compte déployer à partir de 2026.
L’efficacité des cargos à voile doit également beaucoup aux progrès de la science du routage, qui optimise les routes au gré des caprices des vents.
Autre innovation cruciale : le couplage du vent à une autre source d’énergie décarbonée, à l’instar du projet de porte-conteneurs de la société Veer, qui associe la voile à de l’électricité fournie par de l’hydrogène vert.
Les cargos à voile ne visent pas la vitesse, mais la ponctualité. La vitesse de croisière en propulsion vélique principale est moitié moindre que celle des géants actuels des mers. La taille plus modeste des navires permet cependant d’utiliser des ports secondaires plus proches des destinations. Ces trajets dits « point à point » réduisent les temps d’attente devant les ports, le nombre des transbordements nécessaires ainsi que l’empreinte carbone totale des opérations de fret.
Les cargos à voile permettent d’ailleurs d’exploiter des lignes difficiles à exploiter à l’heure actuelle par les flottes actuelles. La compagnie Windcoop ambitionne ainsi d’ouvrir la première ligne régulière de fret entre l’Europe et Madagascar, libérant l’île des contraintes de transbordement. L’usage du vent pourrait également donner une seconde vie au cabotage (transport sur de courtes distances), à l’image du projet le Caboteur des îles à Belle-Île-en-Mer (Morbihan).
L’industrialisation du transport vélique génère enfin nombre d’innovations socioéconomiques. Activité hautement capitalistique, le transport vélique exige des apports élevés en capital. Pour des sociétés comme Windcoop ou TOWT, le recours au financement participatif a facilité les levées de fonds et renforcé l’adhésion citoyenne.
Enfin, l’usage de la voile est attractif. Cela facilite le recrutement d’équipages qualifiés et peut séduire les croisiéristes d’un nouveau type. En effet, bon nombre de cargos à voile disposent de cabines pour faire partager à des touristes d’un nouveau genre l’expérience du voyage.
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La propulsion vélique est une industrie naissante : on décompte aujourd’hui 36 équipementiers recensés par l’association Wind Ship et 90 armateurs engagés et l’exploitation ou la construction de plus de 100 navires dans le monde.
L’Europe y occupe une place prépondérante, avec quelques concurrents asiatiques progressant rapidement. Fort bien positionnée, la France aligne 14 équipementiers, trois usines sur son territoire et la première flotte de cargos véliques au monde.
Mais le chemin de l’industrie du transport vélique n’en demeure pas moins semé d’embûches. Cette industrie aborde un tournant décisif, baptisé « vallée de la mort » par les économistes. Il s’agit de passer de l’innovation visionnaire à l’échelle industrielle.
Pour traverser cette vallée, il faut parvenir à baisser les coûts. Cela implique d’investir dans un changement d’échelle de production et d’élargir les débouchés commerciaux. Or, cette transition s’opère rarement de façon spontanée, car ce passage remet en cause les positions des acteurs historiques.
Ainsi, une cause récurrente de mortalité des innovations est l’inadéquation des soutiens publics lors des premières étapes du parcours, comme l’a illustré l’élimination des leaders européens et japonais du photovoltaïque.
C’est donc maintenant que se joue l’avenir du transport vélique. Il repose avant tout sur l’écosystème des acteurs qui y croient et investissent dans son avenir. Il dépend également des choix politiques, dans un contexte incertain.
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À l’échelle européenne, l’inclusion du transport maritime dans le système d’échanges de quotas est un levier important pour l'équilibre économique de la propulsion vélique qui repose sur la gratuité du vent. Cette inclusion, encore partielle, doit être menée à son terme.
Deux leviers supplémentaires pourraient accélérer son déploiement :
flécher une partie du produit des enchères du système de quotas de CO₂ vers un fonds consacré au transport vélique,
ou encore, utiliser la commande publique pour favoriser les produits utilisant ce mode de transport.
En France, l’utilisation de la commande publique, figurant dans le Pacte vélique cosigné par l’État et par les acteurs de la filière en 2024, est restée embryonnaire, avec une seule opération au profit de la voile gonflable développée par Michelin.
Par ailleurs, le dispositif de suramortissement fiscal pour faciliter les investissements est fragilisé par le contexte budgétaire du pays, de même que l’utilisation de garanties publiques. Une loi transpartisane – ce n’est pas vraiment dans l’air du temps – serait l’outil approprié pour sécuriser le dispositif, au moment où l’Organisation maritime internationale (OMI) subit une offensive américaine.
En octobre 2025, le comité spécialisé de l’OMI doit entériner le projet d’accord sur la décarbonation des flottes et la tarification carbone. Les États-Unis s’opposent à cette décision et menacent de représailles commerciales les pays qui appliqueraient ces régulations aux navires de commerce. Un tel retour au statu quo antérieur serait un mauvais coup porté à la décarbonation du transport maritime.
Les États-Unis parviendront-ils à leur fin en mobilisant les forces politiques et économiques hostiles à la transition bas carbone ? Réponse le 17 octobre prochain, au siège de l’OMI, à Londres.
Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.09.2025 à 16:43
Jean-Samuel Beuscart, Professeur de sociologie, Sciences Po
Romuald Jamet, professeur agrégé en sociologie de la culture (économie, politique), Institut national de la recherche scientifique (INRS)
On n’écoute pas de la musique en français comme on écoute de la musique en langue étrangère : souvenirs, émotions, proximité liée à une compréhension instantanée des paroles… Tour d’horizon des spécificités et des contextes d’écoute de notre chère (ou parfois boudée) musique francophone.
En France, tout le monde ou presque écoute de la musique en français : 79 % des personnes interrogées disent en écouter régulièrement. Selon la même étude d’Ipsos (2023), pour 27 % des Français, la « chanson ou variété française » est même le genre musical favori et, pour 67 % d’entre eux, il s’agit de l’un des cinq genres préférés. La pratique est assez uniformément répandue entre les sexes (83 % des femmes et 74 % des hommes) et les milieux sociaux (81 % des ouvriers, 85 % des employés, 77 % des cadres). En ce qui concerne les tranches d’âge, 77 % des 25-39 ans écoutent de la chanson ou variété française, contre 85 % des plus de 65 ans. Seuls les moins de 25 ans déclarent significativement moins en écouter, mais l’effet serait sans doute compensé par la prise en compte du rap français.
Les personnes que nous avons rencontrées dans notre enquête menée en 2024 reflètent ces ordres de grandeur. Elles déclarent, à parts à peu près égales, soit écouter principalement de la musique en français (le plus souvent, du rap français ou de la chanson française), ou alors écouter indifféremment de la musique en français ou en anglais, ou enfin écouter principalement de la musique internationale. Dans ce dernier cas, s’y ajoute souvent l’expression d’un rejet pour l’une des formes de la musique en français, rap ou variété.
Du point de vue des usages sur les plateformes de streaming musical, on ne constate guère de différence dans les façons de traiter les musiques francophones et internationales. Elles sont, de manière équivalente, recherchées et archivées dans des playlists, écoutées via les suggestions algorithmiques, explorées sur les pages d’artistes, etc. Mais il existe des attachements spécifiques à la musique francophone, qui donnent aux morceaux en français une place particulière dans l’expérience musicale.
La musique en français occupe toujours une place spécifique dans l’expérience et l’histoire musicale des auditeurs et auditrices rencontrés durant l’enquête. Elle est décrite en premier lieu comme la musique de la prime enfance ou de l’adolescence, que l’on connaît encore par cœur, que l’on ré-écoute à l’occasion avec un plaisir plus ou moins assumé (selon l’âge des interviewés sont mentionnés Jenifer, Lorie, Les Négresses Vertes, Louise Attaque, Sexion d’Assaut…). C’est aussi la musique des parents ou des grands-parents (Patricia Kaas, Julien Clerc, Charles Aznavour, Jean-Jacques Goldman…), présentée comme repoussoir ou madeleine de Proust, selon les trajectoires biographiques. La musique francophone est enfin la musique environnante, celle des lieux publics, des radios musicales, de l’écoute collective au travail, des soirées, qu’on ne choisit pas mais qu’on apprécie souvent.
Qu’elle occupe ou non une place importante dans leurs goûts musicaux, auditrices et auditeurs font des usages spécifiques de la musique en français : de manière triviale, mais décisive, on en comprend facilement les paroles. Dans l’écoute en français, la compréhension du texte est plus immédiate et les mots sont une composante importante de l’expérience musicale : on « fait plus attention aux paroles », on « s’y retrouve », « quelques mots nous ont frappé », « des phrases sont touchantes », « on comprend donc c’est plus facile de bien aimer ».
Plusieurs amateurs ajoutent qu’il est plus aisé de ressentir une forme de proximité avec les artistes français, que les expériences qu’ils relatent dans leurs chansons sont plus proches de celles vécues :
« JuL, c’est quelqu’un qui me correspond, même si on a des vies différentes, j’imagine. »
Il est plus facile de se renseigner sur la vie des artistes français, de s’y comparer, mais aussi de les voir en concert, de les suivre tout au long de leur évolution, qu’il s’agisse de JuL, Téléphone ou Stupeflip. Les auditeurs et auditrices construisent des attachements spécifiques fondés sur la résonance de leurs expériences.
Enfin, qu’elle occupe ou non une place importante dans leurs écoutes quotidiennes, la musique en français est considérée comme plus propice à la production ou l’accompagnement d’émotions, les paroles jouant un rôle important dans la formulation et la canalisation des sentiments. Il s’agit d’accompagner des moments mélancoliques, « C’est mieux quand j’ai plus envie de ressentir des émotions fortes » ; d’une chanson d’Indochine dont quelques mots cristallisent les émotions ressenties pendant un deuil, ou encore de chansons de Serge Reggiani accompagnant la maladie d’un parent ; d’un « retour au punk français » pour exprimer la colère ressentie pendant le confinement ; plus généralement de musiques « qui vous portent pendant un moment ». Dans ces contextes, les paroles immédiatement compréhensibles jouent un rôle important dans la mise en mouvement des émotions. Il ne s’agit pas de dire que les musiques internationales ne jouent pas de tels rôles émotionnels ou identitaires ; mais, pour la majorité des auditeurs qui comprennent le français beaucoup mieux l’anglais ou d’autres langues, l’écoute de chansons en français rend possible des émotions spécifiques.
Les travaux sur la numérisation de la musique ont montré qu’elle favorise la « backgroundisation » de l’écoute, la musique étant susceptible d’accompagner la quasi-totalité des activités quotidiennes.
De ce point de vue, la musique francophone est considérée comme plus ou moins adaptée selon les contextes. Elle est jugée appropriée aux routines domestiques (ménage, cuisine…) auxquelles elle vient ajouter de l’entrain, en incitant à reconnaître ou fredonner les paroles. Elle est plébiscitée dans les situations de travail en col bleu, boulangerie, garage ou atelier, car susceptible d’être support d’échanges.
En revanche, elle est unanimement proscrite du travail en col blanc, du travail sur ordinateur ou des situations de travail scolaire (lectures, préparation d’examen) nécessitant une forme de concentration excluant le français : la reconnaissance des paroles perturberait alors l’activité en cours, faisant « sortir de la bulle » ou « décrocher ».
Inversement, la musique en français jouit d’une certaine préférence au volant, permettant tout à la fois de se concentrer sur la conduite que d’investir les paroles en les écoutant attentivement ou en les chantant, y compris « les répertoires plus kitch », « les goûts non-avoués ». Associée aux moments festifs, faite pour être chantée en chœur et participer à une liesse commune, elle est cependant moins mobilisée quand il s’agit de converser entre amis, celle-ci pouvant interférer, justement, de par sa compréhension trop immédiate, forçant l’oreille à se détourner de la conversation.
La musique en français bénéficie ainsi d’une place singulière dans l’oreille de la majeure partie des auditeurs et auditrices. Qu’elle soit appréciée ou non, elle est l’objet d’usages et d’affections spécifiques que les modes d’écoutes contemporains ne semblent pas avoir encore bousculés, tout du moins en France.
Jean-Samuel Beuscart a reçu des financements du Ministère de la Culture et de la Communication dans le cadre de cette recherche.
Romuald Jamet a reçu des financements de Ministère de la Culture et des communications du Québec dans le cadre de cette recherche.
16.09.2025 à 16:41
Bruno Poucet, Professeur émérite des universités en histoire de l'éducation, CAREF, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Ils ne rassemblent plus aujourd’hui que 3 % des élèves dans l’enseignement secondaire. Pourtant, les internats ont longtemps été la norme de scolarisation des lycéens. Retour sur leur histoire et leur place dans les politiques éducatives actuelles.
Au centre du système scolaire depuis la création des lycées jusque dans les années 1960, les internats ont ensuite connu un déclin régulier de leurs effectifs. Mais au tournant des années 2000 s’est amorcée une politique de revalorisation de ces établissements, suivie de la création dans les années 2010 et 2020 de dispositifs consacrés à la lutte contre le décrochage, entre internats d’excellence et internats tremplins.
Quels sont les résultats de ces politiques ? Combien d’élèves suivent-ils désormais des études en pension complète ? Quels projets éducatifs les internats ont-ils véhiculés au fil du temps ?
Si on se limite à la création des lycées de garçons en 1802 et des établissements privés en 1850 (loi Falloux), on peut dire qu’un établissement secondaire comporte toujours un internat au XIXe siècle. Un lycéen est alors d’abord un interne. Ce n’est pas le cas dans les lycées publics de jeunes filles, créés à partir de 1880 : les élèves ne sont pas hébergées sur place mais dans des pensions. Dans les établissements gérés par des congrégations, en revanche, elles sont internes, comme leurs homologues masculins. Aucun de ces établissements n’est mixte et tous disposent d’un personnel correspondant au sexe des élèves.
La vie dans ces établissements est assez rude : le chauffage, lorsqu’il existe, est rudimentaire, l’eau pour les ablutions est souvent froide et l’hygiène relative, la nourriture peu appétissante, la discipline quasi militaire. Dans des dortoirs immenses, la promiscuité et l’absence d’intimité sont totales. Le régime est spartiate : on est là pour étudier, peu de distractions existent hormis la cour de récréation ou la promenade du jeudi après après-midi. Ajoutons que dans la plupart des établissements, on ne retourne dans les familles que pendant les vacances, avec parfois une sortie possible le dimanche.
Ce régime perdure jusque dans les années 1960 : réservés à une minorité aristocratique ou bourgeoise, les internats des établissements secondaires restent des institutions fréquentées, faute des moyens de transport et parce que ces parents croient au bienfait de l’encadrement éducatif étroit. Mais aussi, tout simplement parce qu’ils ont l’habitude de confier l’éducation de leurs enfants à des tiers. Or, les choses évoluent rapidement dans les années 1960.
La massification et la démocratisation du système éducatif à partir des années 1960 (scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans à partir de 1967, accès massif aux différents lycées à partir des années 1990), la création d’établissements secondaires proches du domicile, l’urbanisation croissante, engendrent une réduction rapide du nombre d’élèves internes dans les établissements publics, puis dans les établissements privés sous contrat.
Le nombre de collèges a en effet doublé entre 1960 et 2016, le nombre de lycées a augmenté, de son côté, de 20 %. Les transports scolaires se sont multipliés, facilitant ainsi l’accès aux établissements. La volonté des parents d’éduquer eux-mêmes leurs enfants et de moins déléguer, le coût, enfin, pour les familles, contribuent à délaisser progressivement les internats.
En 1960, selon les chiffres du ministère, 22 %, des élèves du second degré étaient internes dans le public, en 2024, ils sont 3,3 % (soit 183 900 élèves). En revanche, le nombre de demi-pensionnaires a augmenté considérablement (+13,2 % depuis 1994). Il y a des disparités selon les établissements et les lieux de leur implantation. L’internat est-il voué à la disparition ?
Actuellement, le taux d’occupation des internats est loin de remplir les capacités disponibles, mais ne décline plus. Tous établissements publics confondus, 51 000 places étaient vacantes en 2022-2023.
Il y a une trentaine d’années, le ministère s’est interrogé sur les objectifs à mener afin de revaloriser l’internat ou du moins d’arrêter son déclin. En 1999, la nouvelle politique est impulsée par le ministre Jack Lang puis par Jean-Louis Borloo, en 2005. Les internats sont rénovés, les grands dortoirs supprimés, des chambres individuelles ou à quelques élèves sont créés, la nourriture est améliorée, la mixité fait son entrée.
La vie scolaire, avec un personnel spécialisé et formé, prend désormais en charge les élèves et les encadre de façon souple, en étant attentive aux problèmes que certains rencontrent et en les aidant dans leurs apprentissages. Les élèves quittent, sauf exception, le lycée chaque semaine, des sorties individuelles sont autorisées et des activités culturelles ou sportives, parfois spirituelles dans certains établissements privés, sont organisées.
Par ailleurs, un nouveau type d’élèves est visé dans les établissements publics. Il s’agit de mieux encadrer les jeunes défavorisés, et d’aider à leur promotion, à leur réussite. Ainsi, la circulaire interministérielle du 28 mai 2009 créée des internats d’excellence destinés aux élèves de milieux défavorisés volontaires, mais faisant preuve de réelles capacités intellectuelles. Le premier ouvre à Sourdun (Seine-et-Marne), dans l’académie de Créteil. L’encadrement est renforcé, des activités sportives et culturelles sont organisées. Avec la loi sur la refondation de l’école de la République, en 2013, un accent différent est mis, ils deviennent des internats de la réussite pour tous et visent ainsi à réduire les inégalités sociales et territoriales.
Par ailleurs, par une circulaire du 29 juin 2010, des internats très spécifiques sont créés : ils visent à la réinsertion scolaire d’élèves polyexclus (au moins de deux collèges), voire délinquants : ce sont les établissements de réinsertion scolaire (ERS) : 2 000 élèves seraient potentiellement concernés. Un partenariat avec la Protection judiciaire de la jeunesse est organisé.
En 2019, un plan Internats du XXIe siècle, dans le cadre de l’école de la Confiance est décidé : il est prévu de créer en 2023, 240 internats à projets et d’accueillir 13 000 jeunes dans trois types de structure : les internats d’excellence déjà existants, les résidences à thèmes, dans les zones rurales et de montagnes, les internats des campus des métiers et des qualifications, pour les élèves de la voie professionnelle.
Enfin, en 2021 sont créés huit internats tremplins afin de prendre en charge une centaine de collégiens en situation de décrochage scolaire.
Force est donc de constater que l’on a désormais une diversité de formes possibles d’internats qui deviennent un instrument en matière de politique éducative, afin de faire face aux difficultés de l’école, même s’il n’y a pas de solution miracle en la matière.
Une évaluation récente de la direction de l’évaluation du ministère (DEPP) conclut que
« l’internat propose, en moyenne sur l’ensemble des lycéens, des conditions d’hébergement globalement satisfaisantes (..). Les élèves internes réussissent aussi bien que les autres élèves, voire un peu mieux en lycée professionnel et dans les établissements régionaux d’éducation adaptée (EREA) dans la mesure où la continuité scolaire est mieux assurée ».
En revanche, les internats de réinsertion scolaire n’ont guère donné de résultats probants dans la mesure où ils peuvent, au contraire de ce qui est recherché, devenir une quasi-école de délinquance. Par ailleurs, un autre défi est à prendre en compte : celui de la baisse démographique. Ainsi, l’internat, en dépit des politiques éducatives menées, est certes peu développé, mais il s’est maintenu en changeant en grande partie de fonction.
Bruno Poucet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.09.2025 à 16:40
Hélène Bourdeloie, Sociologue, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au LabSIC et associée au Centre Internet et Société (CIS– CNRS), Université Sorbonne Paris Nord
Massivement adopté dans le royaume, le smartphone est utilisé par les Saoudiennes de multiples façons, souvent pour étendre leur marge de manœuvre dans une société où, malgré de récentes avancées, leurs droits restent nettement inférieurs à ceux des hommes. Si l’objet constitue un vecteur d’« empowerment », il est aussi un instrument de surveillance.
En janvier 2019, l’affaire Rahaf Mohammed al-Qunun fit le tour du monde : cette jeune Saoudienne qui cherchait à fuir sa famille se retrouva immobilisée en Thaïlande, son passeport confisqué. Munie de son smartphone, elle utilisa les réseaux sociaux pour alerter les organisations internationales sur le sort qui l’attendait. Le Canada accepta finalement sa demande d’asile. Le chargé d’affaires saoudien en Thaïlande déclara alors que les autorités auraient mieux fait de la priver de son téléphone, révélant ainsi le pouvoir inédit de cet objet connecté.
La même année, la militante Manal al-Sharif, connue pour avoir cofondé le mouvement Women to Drive en 2011 et l’avoir popularisé sur les réseaux sociaux, ferma ses comptes Twitter et Facebook. Ces outils, qui lui avaient d’abord permis de libérer sa parole, étaient devenus un piège au service de la propagande saoudienne et de la désinformation. Instruments de résistance et de mobilisation féministe résonnant auprès du monde entier, les réseaux sociaux se révélèrent des armes oppressives.
À la fin des années 2010, de nombreuses Saoudiennes se servaient des réseaux sociaux pour développer leur entreprise ou leur business.
Ces exemples reflètent la grande diversité de la condition de la femme en Arabie saoudite – une condition qui ne saurait se réduire à la représentation stéréotypée de la femme musulmane victimisée, soumise ou, à l’inverse, de la femme entrepreneuse glamour et cosmopolite. Ils traduisent également le rôle que peut jouer le smartphone dans la négociation avec les normes de genre.
Alliant conservatisme religieux et avant-gardisme technologique, le royaume se hisse parmi les nations les plus connectées de la planète, se distinguant par des taux de pénétration record en matière de microblogging et de réseaux sociaux comme YouTube. Introduit dans les années 2000, le smartphone s’est très rapidement implanté dans cette société qui a fait de la numérisation et de l’investissement dans la tech l’un de ses nouveaux étendards politiques.
Façonnée par des dimensions historiques, culturelles, religieuses et économiques, l’identité de la femme saoudienne est plus complexe que celle véhiculée par l’Occident, qui voit en elle une subordonnée.
Il est vrai que l’héritage tribal et la doctrine wahhabite, dominants dans le pays, ont longtemps fixé un cadre rigoriste qui a façonné la place des femmes dans la société. Mais paradoxalement, c’est le boom pétrolier des années 1970 qui a renforcé et institutionnalisé la ségrégation de genre, constituant à la fois un obstacle et un levier à l’émancipation des femmes.
Toutefois, dans les années 2000, des réformes progressives ont eu lieu : depuis 2014, les Saoudiennes peuvent travailler dans de nombreux secteurs sans l’accord de leur tuteur ; depuis 2018, elles peuvent ouvrir leur propre entreprise et conduire sans cette autorisation préalable ; et depuis 2019, les femmes peuvent voyager sans accord tutélaire. Le plan Vision 2030 a du reste accéléré ce mouvement en inscrivant la libéralisation économique et sociale au cœur du projet politique saoudien.
La société reste néanmoins sexiste et hiérarchisée, avec des rapports de genre s’inscrivant dans un système patriarcal où l’homme détient l’autorité et définit l’honneur féminin comme un bien à protéger. Cette hiérarchie se manifeste dans la famille, l’espace public, la loi ou encore la langue, qui consacre la domination masculine.
C’est dans ce contexte d’une société ségrégationniste, où les Saoudiennes ont longtemps été assignées à la sphère domestique, mais aussi de réformes en faveur des droits des femmes, que le smartphone exerce un rôle polyvalent et paradoxal.
Les Saoudiennes se sont rapidement approprié l’internet et, plus encore, le smartphone. Initialement plus connectées que les hommes – elles étaient 96 % à utiliser l’internet en 2015, contre 88 % pour les hommes (selon la Commission des Technologies de l’Information et de la Communications, devenue Commission de l’espace et de la technologie Space and Technology Commission) –, les Saoudiennes passaient aussi plus de temps en ligne, et se connectaient davantage depuis leur domicile et via leur smartphone. Ces pratiques s’expliquaient à la fois par la construction statutaire de l’identité de genre, qui les confinait à l’espace domestique, et par l’interdiction de conduire, laquelle contribuait à renforcer leur usage du smartphone.
Loin d’être un simple outil technique, le smartphone a dès lors été investi comme support de visibilité et d’expression de soi pour compenser une invisibilité engendrée par la ségrégation de genre.
Toujours à portée de main, le smartphone s’est aussi imposé comme un accessoire de mode, éminemment visible pour les Saoudiennes vêtues d’abāya et de niqāb, une visibilité d’autant plus marquée avant la déclaration en 2018 du prince héritier Mohammed Ben Salmane, homme fort du royaume, déclaration selon laquelle le port de l’abāya n’était pas obligatoire.
Dans cette société stratifiée où les objets ont un pouvoir distinctif – un iPhone dernier cri est un marqueur social et esthétique –, le smartphone devient une parure ostentatoire, un instrument de stylisation et de présentation de soi qui s’exhibe dans les espaces publics, en particulier dans les centres commerciaux où les femmes peuvent déambuler en confiance.
Au-delà de son rôle symbolique, le smartphone a ouvert un espace d’émancipation grâce à la photographie et aux réseaux sociaux, alors même que l’image humaine est controversée dans l’islam et que les photographies furent longtemps proscrites en Arabie saoudite, le pays étant allé jusqu’à bannir les premiers téléphones munis d’appareils photos. Ces interdictions ont progressivement cédé, en dépit de restrictions persistantes.
En 2016, l’essor de Snapchat joua un rôle décisif. Très populaire en Arabie saoudite – le royaume figurait parmi les premiers utilisateurs au monde –, l’application permit aux jeunes femmes de se rendre visibles à travers des selfies et portraits retouchés. Les filtres constituaient autant de stratégies pour contourner la censure islamique, un portrait ou un corps modifié n’étant plus considéré comme une représentation humaine. Ces usages ludiques pouvaient être transgressifs : montrer ses cheveux ou son visage, même transformés, revenant à défier les normes.
Le smartphone a ainsi permis aux Saoudiennes de négocier avec les codes, d’affirmer la présence des femmes dans l’espace numérique et, parfois, de contester l’ordre social établi.
Pour les Saoudiennes, empêchées de conduire jusqu’en 2018, le smartphone devint un instrument de mobilité via les applications de VTC Uber ou Careem, leur permettant de se déplacer sans recourir à un membre masculin de leur famille ou à un chauffeur privé. Les applications de géolocalisation rassuraient quant à elles les proches, facilitant les sorties des jeunes filles.
Au-delà, le smartphone constitue un véritable instrument de militantisme. Le mouvement Women to Drive trouva ainsi une nouvelle ampleur grâce au numérique. En 2013, c’est en effet avec leur mobile connecté que des Saoudiennes, bravant publiquement l’interdiction de conduire, se filmèrent au volant et diffusèrent leurs vidéos sur YouTube et Twitter.
Plus largement, dans ce pays où la scène politique est inexistante, c’est sur les réseaux sociaux que se tiennent les débats et mobilisations féministes. C’est d’autre part grâce au développement de services numériques que les Saoudiennes ont pu s’affranchir de certaines règles du système de tutelle. Ainsi, créée en 2015, l’application gouvernementale Absher a-t-elle pu simplifier le quotidien des femmes, leur ouvrant même la voie pour déjouer le système en s’octroyant elles-mêmes l’autorisation de voyager.
Pourtant, le smartphone peut aussi jouer contre le féminisme. Cette même application Absher, initialement conçue pour faciliter l’ensemble des démarches administratives, a ainsi été dénoncée comme un objet de surveillance renforçant le contrôle sur les femmes. Par ailleurs, instrumentalisés par le régime, les smartphones sont devenus des objets de filature via leur numéro IMEI, permettant de traquer les personnes dissidentes ou des Saoudiennes tentant d’échapper à leur possible funeste destinée.
Outil d’émancipation et d’empowerment, le smartphone en Arabie saoudite est donc aussi un instrument de contrôle. C’est cet objet qui, au-delà des cas de Rahaf Mohammed ou de Manal al-Sharif cités plus haut, a permis à des femmes de développer leur entrepreneuriat sur Instagram, ou à des prédicatrices musulmanes de défendre leurs droits sur la scène numérique en luttant en faveur de la préservation du système de tutelle, considéré par certaines d’entre elles comme un dispositif de protection de la femme saoudienne.
Au service du féminisme – un regard tourné vers l’Orient met du reste au jour la pluralité de ses visages, irréductible à un modèle de résistance calqué sur l’expérience occidentale –, le smartphone en Arabie saoudite peut servir la cause des femmes autant que la desservir. Il a pu ainsi œuvrer contre le féminisme en renforçant le contrôle des voix dissidentes, en développant l’espionnage et la traque, et en consolidant, via les réseaux sociaux, une culture de la surveillance déjà ancrée dans le tissu social. Ni simple outil d’émancipation, ni pur instrument d’oppression, le smartphone demeure un objet et un espace de tensions où se redessinent les rapports de pouvoir et les normes de genre.
Ce texte prend appui sur une communication présentée lors du XXIe congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) qui a eu lieu en 2019.
Hélène Bourdeloie ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.09.2025 à 16:39
Adrien Luxey-Bitri, Maître de conférences en Informatique, Université de Lille
Catherine Truffert, PDG IRIS Instruments, BRGM
Le numérique ne fonctionne pas sans électricité et l’électricité décarbonée dépend du numérique. Comment sortir de ce cercle vicieux, qui exerce une pression intense sur la disponibilité en ressources minérales nécessaires aux deux secteurs ? Nous proposons de dépasser le mantra de l’efficience et d’axer l’innovation sur la sobriété afin d’améliorer la qualité et la durabilité des services numériques fondamentaux sans puiser inutilement dans le réservoir limité des ressources minérales.
Le numérique occupe une place de plus en plus centrale dans notre quotidien. De nombreux services, y compris ceux de l’État, en rendent l’utilisation incontournable. Une multitude de solutions sont mises à disposition des citoyens, qui les adoptent volontiers pour effectuer des démarches à distance, s’informer ou se divertir. Le numérique est ainsi vécu comme un compagnon facilitateur dans un mode de vie rythmé par la quête d’efficacité et l’optimisation du temps.
Cependant, bien que souvent considéré comme immatériel, le numérique a un impact environnemental, tant pour les générations actuelles que futures. Cette réalité, encore mal comprise, s’explique en grande partie par sa consommation énergétique.
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La consommation électrique des terminaux (ordinateurs, smartphones, objets connectés…) augmente avec leur nombre, dopé par l’essor des usages du numérique. De son côté, la consommation électrique des réseaux reste stable une fois l’infrastructure en place. Celle des centres de données, enfin, explose, entraînée par les besoins croissants de l’intelligence artificielle (IA), l’un des usages informatiques les plus énergivores de l’Histoire d’après l’Agence Internationale de l’Énergie (IEA).
En France, les services numériques représentent déjà 11 % de la consommation électrique nationale, sans compter l’électricité importée via l’utilisation de services hébergés à l’étranger.
À l’échelle mondiale, l’IEA prévoit le doublement de la consommation des centres de données d’ici 2030 — soit l’addition de la consommation électrique actuelle du Japon — et rien n’indique que cette tendance ralentisse.
Bien au contraire, le gouvernement français a annoncé durant le Sommet pour l’Action sur l’IA début 2025, la création de 35 nouveaux centres de données dédiés à l’IA nécessitant à eux seuls 3 gigawatts d’électricité — l’équivalent de deux réacteurs nucléaires EPR.
Une réalité souvent ignorée de l’électricité décarbonée est sa dépendance au numérique.
En effet, le numérique joue un rôle clé dans le pilotage du réseau électrique. Ce pilotage est rendu plus complexe par l’introduction d’énergies intermittentes (solaire, éolien) et par les véhicules électriques. Il s’appuie sur un vaste déploiement de capteurs numériques qui collectent de nombreuses données sur le réseau électrique. Celles-ci sont ensuite traitées dans des centres de données pour modéliser le réseau, anticiper les variations et optimiser sa gestion.
Par ailleurs, les acteurs du numérique sont incités à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, ce qui les conduit à investir massivement dans les énergies bas carbone. Ils le font d’autant plus volontiers que cela contribue à leur image de marque. Google a par exemple acquis en 2025 une capacité de production de 8 gigawatts d’énergie « verte ».
Paradoxalement, la transition vers une électricité décarbonée accélère ainsi l’essor du numérique — qui est entièrement tributaire de l’électricité. Ce cycle entraîne un emballement de la production électrique et numérique sans qu’aucun mécanisme de régulation ne soit, à ce jour, envisagé pour en limiter l’ampleur.
Rappelons que la décarbonation de l’électricité ambitionne de réduire un des multiples impacts des activités humaines sur l’environnement : les émissions de gaz à effet de serre responsables du dérèglement climatique. Ces émissions sont identifiées par le GIEC comme étant l’impact environnemental le plus urgent à juguler car il menace directement l’habitat et l’existence de nombreuses populations du globe… mais les autres impacts liés à l’activité humaine n’en sont pas moins importants.
Or, le déploiement massif d’unités de production d’énergies intermittentes, de bornes de recharge et de stockage d’électricité (batteries…) réclame des minéraux en grande quantité. Ainsi, le géologue Olivier Vidal calcule que pour les seuls besoins de la décarbonation de l’énergie, nos sociétés doivent miner autant d’ici 2055 que depuis l’aube de l’Humanité. Sachant que la durée de vie d’un panneau solaire est d’environ 25 ans, il s’agit d’un investissement récurrent, à moins que l’amélioration du recyclage ne permette de réduire drastiquement la demande de minéraux directement issue des mines.
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Les minéraux concernés sont principalement le cuivre (conducteur d’électricité irremplaçable), le lithium, plomb et cobalt des batteries, les terres rares (néodyme, dysprosium…) des éoliennes qui peuvent en contenir des centaines de kilos par unité, le silicium dopé (au bore, phosphore, cadmium, indium…) et l’argent des panneaux solaires, sans oublier l’aluminium et l’acier des pylônes électriques, dont la fabrication demande manganèse, nickel, chrome, molybdène…
Du côté du numérique, la diversité de minéraux nécessaires atteint des sommets. Un « simple » smartphone en contient plus de soixante : le tantale pour la miniaturisation des condensateurs, le germanium pour le dopage des semi-conducteurs, l’or et le molybdène pour les connecteurs inoxydables, à nouveau le cobalt pour la résistance des alliages…
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Plus le matériel électronique est dense et miniaturisé, plus il contient d’alliages métalliques variés et fins, comme le processeur Apple A18 qui équipe les iPhone 16, ou le processeur nVidia Blackwell (5 nanomètres) qui domine le marché de l’IA.
Produire de tels équipements requiert des matières premières d’une pureté sans pareil, qui ne peuvent être issues du recyclage.
Les minéraux sont une ressource finie. Ils existent depuis la création de la Terre, et se concentrent dans le sous-sol au gré des événements géologiques. Actuellement, deux origines d’approvisionnement co-existent : la primaire (l’extraction minière), et la secondaire (le recyclage).
Les filons miniers les plus riches et faciles d’accès ont sans surprise été exploités les premiers : la teneur en minéral des gisements diminue.
Pour extraire au plus vite et à moindre coût, l’exploitation minière « de masse », le plus souvent à ciel ouvert, se développe, ce qui en accroît l’emprise au sol, la quantité d’énergie consommée, ainsi que les déchets (roches « stériles », boues, eaux polluées…). Les impacts environnementaux explosent pour miner la même quantité de substance.
Notons que la perspective d’une exploitation des ressources au fond des océans ou spatiales reste à ce jour un pari risqué.
Concernant la seconde source — le recyclage — le « gisement » est insuffisant pour répondre aux besoins d’aujourd’hui. En effet, avant de pouvoir recycler un objet, faut-il encore qu’il soit en fin de vie. Or, la demande en électricité nécessite l’addition de nouvelles capacités de production décarbonée, et non — à ce stade — leur remplacement.
L’électronique en particulier ne peut pas être considérée comme un gisement secondaire d’envergure, car son recyclage est problématique à divers niveaux. Pour commencer, nous ne collectons mondialement qu’un périphérique usagé sur cinq. Ensuite, nous ne savons récupérer industriellement que onze minéraux dans les déchets électroniques : fer, aluminium, cuivre, argent, or, nickel, chrome, cobalt, cadmium, néodyme et dysprosium. Leur séparation est rendue particulièrement difficile par leur diversité, les alliages, la miniaturisation, la complexification et la variété des produits collectés. Enfin, le recyclage ne permet pas d’atteindre la pureté des minéraux nécessaire à la fabrication de nouveaux composants électroniques.
Ainsi observe-t-on un cercle vicieux entre les transitions énergétique et numérique qui accroît exponentiellement la demande en minéraux et ses impacts environnementaux.
La société civile, soucieuse de l’environnement, fourmille d’initiatives pour rendre soutenables les activités humaines : en se passant de numérique quand il n’est pas nécessaire, en subordonnant la quête d’optimisation au respect de limites matérielles que l’on s’est fixées, en augmentant la durée de vie des périphériques…
Des coopératives commerciales émergent pour répondre démocratiquement à de nombreux défis : Enercoop fournit de l’énergie décarbonée, Commown de l’électronique écoconçue, Mobicoop assure la mobilité, Telecoop la téléphonie…
Du côté du numérique, il existe la fédération CHATONS, constituée de 90 collectifs qui fournissent au public divers services : e-mails, sites web, sauvegardes…
Mentionnons en particulier l’association Deuxfleurs à laquelle nous contribuons.
Plutôt que reposer sur des centres de données, Deuxfleurs propose des services numériques en utilisant comme seule infrastructure matérielle d’anciens ordinateurs de bureau répartis au domicile de quelques-uns de ses membres.
Intégrer de telles initiatives pourrait permettre de maîtriser notre consommation minérale grâce au réemploi, à la réparation électronique, à la conception de services numériques durables… Pour nous, voilà ce que « sobriété » veut dire.
Adrien Luxey-Bitri appartient à l'Université de Lille, est membre de l'association Deuxfleurs et du centre de recherche en informatique Inria.
Catherine Truffert est PDG de IRIS Instruments, filiale du BRGM. Elle est par ailleurs présidente du Centre de Ressources Technologiques Cresitt Industrie et membre de l'association Deuxfleurs.
16.09.2025 à 15:18
Sambit Bhattacharyya, Professor of Economics, University of Sussex Business School, University of Sussex
Au-delà de l’économie, la politique tarifaire de Donald Trump s’affirme comme un levier de diplomatie aux répercussions géopolitiques considérables. L’imposition de droits de douane de 50 % à l’Inde, alliée stratégique des États-Unis au sein du Quad, le dialogue quadrilatéral pour la sécurité, menace non seulement les échanges bilatéraux, mais risque aussi de rapprocher New Delhi de la Russie et de la Chine, de renforcer la cohésion des BRICS+ et de fragiliser la primauté du dollar sur la scène mondiale.
La politique tarifaire de Donald Trump semble être devenue autant un outil de politique étrangère qu’une stratégie économique. Mais la décision de l’administration d’imposer des droits de douane de 50 % à l’Inde, un allié clé des États-Unis dans le cadre du dialogue quadrilatéral pour la sécurité (surnommé en anglais, le Quad) – le groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie – pourrait avoir des répercussions importantes, non seulement sur le commerce international, mais aussi sur la géopolitique mondiale.
La justification américaine de cette hausse des droits de douane est avant tout politique. La Maison Blanche affirme que l’Inde a tiré profit de l’achat et de la revente de pétrole russe, au mépris des sanctions imposées après l’invasion de l’Ukraine en 2022. Cela a aidé la Russie à surmonter les effets des sanctions et à continuer de financer sa guerre en Ukraine.
Il est évident que la politique tarifaire et les déclarations récentes de Washington et de New Delhi ont gravement détérioré une relation bilatérale encore naissante. À tel point que le premier ministre indien, Narendra Modi, a refusé de répondre aux appels téléphoniques de Trump. De son côté, Trump ne prévoit plus de se rendre en Inde pour le sommet du Quad prévu plus tard dans l’année.
Le premier ministre indien, Narendra Modi, a participé au sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Tianjin, en Chine, du 31 août au 1er septembre, en compagnie du président russe Vladimir Poutine. Les trois dirigeants ont été photographiés ensemble en pleine discussion cordiale et M. Modi a rencontré séparément MM. Xi et Poutine en marge du sommet, présenté comme une alternative à l’ordre hégémonique dominé par les États-Unis.
Il apparaît désormais évident que la hausse des droits de douane américains ne détournera pas l’Inde de ses achats de pétrole russe. Bien au contraire, Modi a confirmé la volonté de son pays non seulement de maintenir ces importations, mais aussi de les accroître.
Rien d’étonnant à cela : la posture de l’Inde à l’égard de la Russie, en tant qu’importateur net de pétrole brut, relève moins d’une ambition géopolitique d’envergure que d’une nécessité économique concrète, celle de maîtriser l’inflation.
Sur le plan énergétique, l’Inde reste très dépendante des importations, et sa population — majoritairement pauvre et vulnérable — a besoin de prix stables et abordables. Aucune pression venue des États-Unis ou de leurs alliés du G7 ne saurait modifier cette réalité économique fondamentale.
L’instauration des droits de douane américains risque de réduire les exportations indiennes de vêtements et de chaussures vers les États-Unis, les grandes marques occidentales se tournant vers des fournisseurs moins coûteux dans d’autres pays. Une telle dynamique se traduirait par une augmentation des prix pour les consommateurs américains.
Cependant, l’impact sur les fournisseurs indiens devrait rester limité, la demande mondiale en vêtements et chaussures demeurant très élevée. Ils pourraient aisément se tourner vers d’autres marchés.
Les pierres précieuses représentent un autre pilier des exportations indiennes, où le pays détient une position dominante à l’échelle mondiale. Les droits de douane américains ne devraient pas modifier sensiblement cette situation, l’Inde disposant de nombreux débouchés à l’exportation, bien que les États-Unis figurent parmi ses principaux clients.
Le renforcement des échanges commerciaux entre l’Inde et la Russie devrait favoriser de nouvelles opportunités d’investissements réciproques. Pour la Russie, la conjoncture économique pourrait globalement s’améliorer à la suite de ces droits de douane. L’Inde a d’ailleurs laissé entendre qu’elle augmenterait probablement ses importations de pétrole, tandis que la Russie profiterait d’achats de vêtements et de chaussures à prix compétitifs en provenance d’Inde, les fournisseurs indiens cherchant à rediriger leurs exportations vers de nouveaux débouchés.
Le renforcement des relations économiques avec l’Inde, qui ambitionne de porter les échanges bilatéraux à 100 milliards de dollars américains (92 milliards d’euros) d’ici 2030, offrira à la Russie un important marché alternatif à la Chine pour écouler ses produits. Elle y gagnera également un fournisseur majeur de biens de consommation, habituellement importés, contribuant ainsi à maintenir des prix abordables pour les ménages russes.
L’Occident court le risque que, si les tensions tarifaires se traduisent par des sanctions financières plus strictes, les investissements indiens se détournent des États-Unis et des pays du G7 au profit de la Russie et de la Chine. Les investisseurs indiens sont actuellement très présents dans les secteurs de l’automobile, de la pharmacie, des technologies de l’information et des télécommunications en Occident, mais ces flux pourraient être redirigés vers d’autres marchés.
On observe de plus en plus de signes d’une cohésion renforcée, non seulement au sein de l’OCS, mais également au sein du groupe des BRICS+, qui regroupe un nombre croissant de nations commerçantes. Initialement composé des membres fondateurs – le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud – le groupe s’est récemment élargi pour inclure l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Indonésie et les Émirats arabes unis.
Ces économies en pleine croissance s’efforcent déjà de mettre en place des mécanismes techniques pour les investissements mutuels et les règlements commerciaux dans leurs monnaies locales plutôt qu’en dollars américains.
Les chocs commerciaux mondiaux provoqués par l’imposition de droits de douane par les États-Unis ont entraîné une baisse à court terme de la valeur du dollar américain. Si cette dépréciation reste modeste d’un point de vue historique, elle masque néanmoins un risque plus important à long terme.
Le problème ne concerne pas les transactions commerciales, qui ne constituent qu’une part marginale des opérations en dollars. Les risques à long terme résident plutôt dans une possible diminution du rôle du dollar dans la gestion d’actifs, l’investissement, les activités financières et les réserves internationales.
En particulier, le rôle quasi exclusif du dollar comme monnaie de réserve pour les pays du BRICS et du Sud est aujourd’hui menacé.
Toute politique susceptible de remettre en cause ce statut mettrait en danger la prospérité et la sécurité des États-Unis. Le problème, c’est que toute orientation financière ou commerciale rapprochant les principaux partenaires commerciaux américains de la Russie et de la Chine aurait précisément cet effet.
Sambit Bhattacharyya bénéficie d'un financement de UK Research and Innovation, du Conseil de recherche économique et sociale, du Conseil australien de la recherche et du Conseil européen de la recherche.