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18.05.2025 à 15:38

L’inquiétude de Pékin face au rapprochement de la Corée du Nord avec la Russie

Linggong Kong, Ph.D. Candidate in Political Science, Auburn University

La Chine a toujours considéré la Corée du Nord comme un tampon de sécurité et un voisin idéologiquement aligné. D’où son inquiétude en constatant que les liens entre Pyongyang et Moscou se font plus étroits.
Texte intégral (3053 mots)

La Chine voit son influence sur la Corée du Nord menacée par le réchauffement des rapports de celle-ci avec la Russie, à laquelle elle a fourni énormément de munitions, mais aussi des milliers de soldats dans le cadre de la guerre en Ukraine.


Fin avril 2025, les autorités de la ville de Shenyang, dans le nord-est de la Chine, auraient arrêté un ingénieur informatique nord-coréen, l’accusant d’avoir dérobé des données confidentielles relatives à la technologie des drones.

Le suspect, apparemment lié à la principale agence de conception des missiles de la Corée du Nord, appartiendrait à un réseau d’espionnage selon l’article publié par l’agence de presse sud-coréenne Yonhap, la première à rapporter cet épisode. Pyongyang aurait réagi en rappelant ses spécialistes de l’informatique se trouvant en Chine.

Par la suite, l’histoire a été diffusée par plusieurs médias en ligne chinois. Or compte tenu de la forte censure en vigueur en Chine, la publication de ce genre d’articles implique un certain degré d’approbation éditoriale tacite de la part de Pékin - bien que certains sites aient par la suite supprimé les posts évoquant l’affaire. Dans une réponse à Yonhap sur l’incident présumé, un porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères a souligné que la Corée du Nord et la Chine étaient des « voisins amicaux » qui entretenaient des échanges personnels « normaux », sans contester les aspects concrets de l’article.


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L’incident constitue en tout état de cause une dispute semi-publique sans précédent entre les deux pays communistes voisins, contredisant l’image couramment répandue d’après laquelle la Chine et la Corée du Nord seraient des « frères d’armes ».

En tant que spécialiste de l’Asie du Nord-Est, je considère que cette arrestation - qui n’a pas retenu l’attention des médias occidentaux - illustre la réalité des relations actuelles entre les deux pays, une réalité plus nuancée que celle que décrivent les proclamations officielles d’amitié et de fidélité réciproque.

Certains signes indiquent que Pékin est de plus en plus agacé par la Corée du Nord, notamment en raison du rapprochement de cette dernière avec Moscou, qui remet en cause le rôle traditionnel de « premier protecteur de Pyongyang » dévolu depuis des décennies à la RPC. Et l’arrestation survenue en avril dernier pourrait être un symptôme de la détérioration du lien entre les deux pays.

Le dilemme nord-coréen de la Chine

La Corée du Nord a longtemps été considérée par Pékin à la fois comme une zone tampon en matière de sécurité stratégique et un pays faisant naturellement partie de sa sphère d’influence.

Du point de vue de la Chine, une éventuelle prise de contrôle de la péninsule coréenne - et spécialement du nord - par une force hostile pourrait ouvrir la porte à de futures menaces militaires. Cette peur explique en partie l’intervention de la Chine dans la guerre de Corée de 1950 à 1953.

Au-delà de la sécurité, la Corée du Nord est également un allié idéologique. Les deux pays sont dirigés par des partis communistes : le parti communiste chinois et le parti des travailleurs de Corée. Tandis que le premier fonctionne comme une sorte de parti-État léniniste avec une adhésion partielle au capitalisme de marché, le second maintient un strict État socialiste caractérisé par un fort culte de la personnalité.

« Corée du nord : une dictature qui inquiète », Lumni (novembre 2024)

Aujourd’hui encore, les médias nationaux chinois continuent de souligner les liens de « camaraderie » avec Pyongyang.

Cependant, les ambitions nucléaires de Pyongyang inquiètent Pékin depuis longtemps. La Corée du Nord a conduit de nombreux essais nucléaires depuis 2006 et on pense aujourd’hui qu’elle possède des armes nucléaires capables de frapper la Corée du Sud, le Japon et les bases américaines de la région.

La Chine est favorable à une péninsule coréenne dénucléarisée et stable, à la fois pour des préoccupations de paix régionale et de croissance économique. Comme les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud, la Chine s’oppose à la prolifération nucléaire, craignant que les essais périodiques de la Corée du Nord ne provoquent une action militaire américaine ou ne déclenchent une course aux armements dans la région.

Pendant ce temps, Washington et ses alliés continuent à faire pression sur Pékin pour qu’il en fasse plus afin de maîtriser un voisin qu’ils considèrent souvent comme un État totalement dépendant de la Chine.

Compte tenu des liens économiques de la Chine avec les États-Unis et les alliés de Washington en Asie de l’Est - notamment la Corée du Sud et le Japon - la RPC a toutes les raisons de chercher à empêcher la Corée du Nord de déstabiliser la région.

Mais aux yeux des dirigeants isolationnistes de la Corée du Nord, les armes nucléaires sont indispensables pour la survie et l’indépendance du régime. De plus, ces armes peuvent aussi limiter l’influence chinoise.

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un craint que si la Corée du Nord ne dispose pas d’armes nucléaires, la Chine s’immisce dans les affaires intérieures de son pays. Après la mort de Kim Jong Il, en 2011, on pensait que Pékin favorisait Kim Jong Nam - le demi-frère aîné de Kim Jong Un - pour prendre sa succession, ce qui a probablement incité Kim Jong Un à le faire assassiner en 2017.

Mais malgré les tensions actuelles sur la question du nucléaire, la Chine a continué à soutenir le régime nord-coréen pour des raisons stratégiques. Depuis des décennies, la Chine est le premier partenaire commercial de Pyongyang et lui apporte une aide économique cruciale. En 2023, la Chine représentait officiellement environ 98 % des échanges commerciaux de la Corée du Nord et continuait à fournir de la nourriture et du carburant pour maintenir le régime à flot.

La Corée du Nord se lie d’amitié avec Poutine

Pourtant, ces dernières années, on a observé une hausse des importations nord-coréennes en provenance de Russie, à commencer par le pétrole. La Corée du Nord et la Russie ont été de proches alliés pendant la guerre froide, mais les liens se sont refroidis après la chute de l’Union soviétique en 1991.

Plus récemment, leur hostilité commune à l’égard des États-Unis et de l’Occident en général a rapproché les deux nations.

L’isolement international de Moscou à la suite de l’invasion de l’Ukraine en 2022 et la détérioration de ses liens avec la Corée du Sud ont poussé le Kremlin à se rapprocher de Pyongyang. La Corée du Nord aurait envoyé de grandes quantités de munitions à la Russie, au point de devenir l’un des principaux fournisseurs de munitions dans la guerre en Ukraine. En 2024, les forces russes utilisaient environ 10 000 obus par jour en Ukraine, dont la moitié provenait de Corée du Nord. Certaines unités de première ligne utiliseraient des munitions nord-coréennes pour 60 % de leur puissance de feu.

Bien que les deux gouvernements nient le commerce d’armes - interdit par les sanctions des Nations unies - en échange de carburant, la Corée du Nord aurait reçu, en contrepartie, des produits alimentaires ainsi qu’un accès à la technologie militaire et spatiale russe. Le 8 mars 2025, la Corée du Nord a dévoilé un sous-marin à propulsion nucléaire qui, selon les experts, pourrait avoir bénéficié d’une assistance technologique russe.

Les visites officielles se sont également multipliées. En juillet 2023, le ministre russe de la défense, Andreï Belooussov, s’est rendu à Pyongyang pour le 70e anniversaire de l’armistice de la guerre de Corée, et en septembre Kim Jong Un a effectué une visite en Russie pour un entretien avec le président Vladimir Poutine.

« Russie - Corée du Nord : une longue histoire » Le Dessous des Cartes, ARTE (mars 2025)

En juin 2024, Vladimir Poutine s’est rendu à Pyongyang, où les deux pays ont signé un accord de partenariat stratégique global par lequel ils se sont engagés à se porter mutuellement secours en cas d’attaque.

Peu après, la Corée du Nord a commencé à envoyer des troupes pour soutenir la Russie en Ukraine, et elle en envoie encore aujourd’hui. Les renseignements révélés par les États-Unis, la Corée du Sud et l’Ukraine indiquent que Pyongyang a déployé entre 10 000 et 12 000 soldats à la fin de l’année 2023, marquant ainsi sa première participation à un conflit majeur depuis la guerre de Corée. Les soldats nord-coréens recevraient au moins 2 000 dollars par mois, plus une prime. Pour Pyongyang, cette initiative n’apporte pas seulement un gain financier, mais aussi une expérience du combat si la guerre devait reprendre dans la péninsule coréenne.

Pourquoi la Chine est-elle inquiète ?

La Chine, elle aussi, est restée en bons termes avec la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Alors pourquoi se sentirait-elle mal à l’aise face à la proximité croissante entre Pyongyang et Moscou ?

Tout d’abord, la Chine considère l’ouverture de Pyongyang vers Moscou comme un défi à son rôle traditionnel en tant que principal mécène de la Corée du Nord. Et elle constate que tout en restant dépendante de l’aide chinoise, la Corée du Nord semble aspirer à une plus grande autonomie.

Le renforcement des liens entre la Russie et la Corée du Nord alimente également les craintes occidentales d’un « axe de bouleversement » impliquant les trois pays.

Contrairement à la position conflictuelle de la Corée du Nord à l’égard de l’Occident et de son voisin du sud, Pékin n’a offert qu’un soutien limité à Moscou pendant la guerre en Ukraine et fait preuve de prudence pour ne pas apparaître comme faisant partie d’une alliance trilatérale.

Derrière cette stratégie se trouve la volonté de la Chine à maintenir des relations stables avec les États-Unis, l’Europe et ses principaux voisins asiatiques, tels que le Japon et la Corée du Sud. C’est peut-être le meilleur moyen pour Pékin de protéger ses intérêts économiques et diplomatiques.

La Chine craint également qu’avec le soutien russe en matière de technologies nucléaires et de missiles, Pyongyang n’agisse de manière plus provocante, en procédant à de nouveaux essais nucléaires voire à des affrontements militaires avec la Corée du Sud. Cela ne ferait que déstabiliser la région et mettre à rude épreuve les liens entre la Chine et l’Occident.

La Corée du Nord : rebelle et provocatrice

En réalité, le timing choisi de cette présumée affaire d’espionnage peut fournir d’autres indices sur l’état des relations bilatérales. Elle a été révélée un jour après que la Corée du Nord a officiellement confirmé qu’elle avait déployé des troupes pour contribuer à l’effort de guerre de la Russie. La Corée du Nord a également annoncé son intention d’ériger un monument à Pyongyang en l’honneur de ses soldats morts pendant la guerre en Ukraine.

La dernière affaire d’espionnage de ce type remonte à juin 2016, lorsque les autorités chinoises avaient arrêté un citoyen nord-coréen dans la ville frontalière de Dandong. Cette arrestation aurait eu lieu après que Pyongyang avait informé la Chine qu’il poursuivrait son programme d’armement nucléaire.

Les relations entre la Chine et la Corée du Nord se sont encore détériorées lorsque Pyongyang a testé avec succès une bombe H (à hydrogène) en septembre 2016, ce qui a incité Pékin à soutenir les sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU à son encontre.

Cette fois encore, la Corée du Nord ne montre guère de signes de vouloir se plier à la volonté de la Chine. Le 30 avril, Kim Jong Un a supervisé des tirs de missiles à partir du premier destroyer nord-coréen de 5 000 tonnes, présenté comme son navire de guerre le plus lourdement armé.

Rien de tout cela n’est de nature à apaiser les inquiétudes de Pékin. Alors que la Chine considère toujours Pyongyang comme un tampon essentiel contre l’influence américaine en Asie du Nord-Est, une Corée du Nord de plus en plus provocatrice, alimentée par une relation croissante avec la Russie, commence à ressembler de moins en moins à un atout stratégique - et de plus en plus à un handicap.

The Conversation

Linggong Kong ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.05.2025 à 20:48

États-Unis : les bibliothèques dans la tourmente

Cécile Touitou, Responsable de la mission Prospective à la bibliothèque / DRIS, Sciences Po

Lieux de grande importance sociale et culturelle, les quelque 17 000 bibliothèques des États-Unis sont dans la ligne de mire de l’administration Trump 2.
Texte intégral (3108 mots)

Depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, les bibliothèques, partout aux États-Unis, sont directement prises pour cibles et bon nombre d’entre elles voient leurs budgets mis en péril par la suppression des subventions fédérales. Une attaque en règle conduite à la fois dans le cadre des coupes budgétaires massives, mises en œuvre par le DOGE d’Elon Musk, et au nom de la lutte contre les idées progressistes dont les bibliothèques et leurs responsables sont soupçonnés d’être les porteurs.


On connaît la transformation que traversent depuis plus de quinze ans les bibliothèques publiques britanniques qui n’ont de cesse de réinventer un modèle plus urbain, plus connecté, plus innovant, destiné aux « classes créatives » décrites par Richard Florida habitant les centres-villes (comme à Birmingham, par exemple, où une immense bibliothèque de 31 000 m2 a été inaugurée en 2013), au détriment des bibliothèques rurales ou périphériques et de leurs publics. Celles-ci sont peu à peu délaissées, externalisées ou fermées, car jugées obsolètes au XXIe siècle qu’on fantasme « tout numérique », supposément pour le bien de tous.

Depuis peu, c’est au tour du prestigieux réseau des bibliothèques publiques états-uniennes d’être mis à mal voire en danger. Deux menaces s’abattent sur ce fleuron de la lecture publique occidentale.

Une lame de fond amplifiée par l’action de l’administration Trump 2

Depuis cinq ans environ, les fondamentalistes religieux inspirent de nombreux groupes de parents ou de citoyens qui exercent de plus en plus de pressions sur les bibliothèques locales, scolaires principalement, pour décider des ouvrages que l’on pourra proposer aux (jeunes) publics, comme en témoignent les nombreuses poursuites entamées par le Pen America.

D’année en année, le nombre d’ouvrages interdits (ou bannis puisqu’on parle de « banned books ») augmente. Les sujets interdits s’élargissent. Les professionnels des bibliothèques sont même contestés dans leurs compétences à acquérir et à développer une collection. Certains sont licenciés.

La prestigieuse association professionnelle américaine des bibliothèques, American Library Association (ALA), qui compte près de 50 000 membres, en a fait le sujet principal de son dernier rapport d’activité pour l’année 2024, fournissant une infographie édifiante des ouvrages les plus fréquemment interdits, retirés et bannis dont la palme revient à cet ouvrage de George M. Johnson All Boys Aren’t Blue qui raconte l’itinéraire d’un jeune homme, doublement marginalisé car noir et queer, et son combat pour trouver sa voie et faire porter sa voix.

Ces dernières semaines, un nouvel événement s’est superposé à cette lame de fond. Le Department of Government Efficiency (DOGE, « département de l’efficacité gouvernementale ») dirigé par Elon Musk, instauré par Donald Trump à son retour à la Maison Blanche, n’a eu de cesse de démanteler les agences fédérales. On pourrait établir une chronologie des faits consternants qui s’abattent jour après jour sur la communauté des 9 000 réseaux de bibliothèques des États-Unis, mais en réalité chaque jour amène son lot de gel de subventions, de menaces et de licenciements.

Tout récemment, on vient d’apprendre le licenciement brutal de Carla D. Hayden, la directrice de la bibliothèque du Congrès, qui avait été nommée par le président Obama en 2016. La sidération de la profession est générale, au-delà des seules frontières états-uniennes – et cela, d’autant plus que Trump a nommé à la place de Hayden l’un de ses affidés, son ancien avocat Todd Blanche, qu’il avait déjà nommé procureur général adjoint en mars dernier.

Un article de l’Associated Press, publié sur le site de National Public Radio (NPR), reproduit le texte hallucinant du courriel lapidaire annonçant son licenciement à Carla D. Hayden et évoque les manœuvres de l’American Accountability Foundation, groupe de droite qui, comme le souligne le Guardian, a publié une « liste de surveillance DEI (Diversity, Equity, and Inclusion) », identifiant les agents fédéraux qui « mènent des initiatives radicales en matière de diversité, d’équité et d’inclusion ».

Il n’est pas attesté que le licenciement de Carla D. Hayden soit la conséquence directe de la présence de son nom sur cette liste, mais il est indéniable que ces groupes fondamentalistes de droite instaurent dans le pays une ambiance de chasse aux sorcières qui rappelle l’époque du maccarthysme : les fonctionnaires suspectés de défendre les politiques dites DEI font l’objet de mesures que connaissaient les communistes (ou prétendus tels) des années 1950. D’autres sources, comme The Verge, site web d’actualités technologiques, avancent que ces licenciements seraient liés à la question de l’usage abusif de contenus sous droits par les géants de l’IA : ceux qui s’y opposent sont tout simplement été évincés ! Comme c’est le cas pour la directrice du United States Copyright Office, Shira Perlmutter, licenciée le 10 mai dernier d’après le Washington Post et le Monde.

Un démantèlement brutal

Le 14 mars dernier, la Maison Blanche publie un décret visant « des composantes de l’administration fédérale jugées inutiles par le président ». Parmi les sept agences qui y sont listées se trouve l’Institute of Museum and Library Services (IMLS), créé en 1996, dont la mission affichée sur son site est de « promouvoir, soutenir et donner les moyens d’agir aux musées, bibliothèques et organisations connexes des États-Unis par le biais de subventions, de recherches et de l’élaboration de politiques ».

Le budget que l’IMLS consacrait en 2024 aux seules bibliothèques était de 211 millions de dollars, dont 180 millions consistaient en subventions versées aux États. D’après un article du New York Times, ces subventions pouvaient couvrir d’un tiers à la moitié du budget de fonctionnement des bibliothèques. On peut visualiser dans une carte en ligne les montants alloués à chacun des États, ainsi que la nature des subventions.

Depuis cette annonce de suppression de l’agence (non encore effective) et du licenciement à effet immédiat de ses 70 salariés, on ne compte plus les articles de la presse nationale ou professionnelle qui relaient les ripostes orchestrées par l’ALA. La mobilisation est générale. L’association organise la résistance, qui consiste principalement au dépôt d’une plainte fédérale et d’une motion pour une injonction préliminaire en avril dernier visant à empêcher le démantèlement de l’IMLS, réitéré par Donald Trump dans son projet de budget pour l’exercice 2026 déposé début mai. Le site de l’ALA est mis à jour quotidiennement, ainsi qu’une FAQ qui résume les actions entreprises et l’aide que chacun peut apporter.

Mais au-delà de cette chronologie désastreuse qui apporte chaque jour son lot de mauvaises nouvelles, que cherche à faire cette administration ?

Détruire le quotidien des plus précaires

On ne peut traverser une ville des États-Unis sans apercevoir à un moment donné le long de la route principale un grand bâtiment implanté sur un gazon où est lisible en évidence le nom de la bibliothèque en question et le slogan qui la caractérise, tel que « Franklin Public Library : The First Public Library in the United States » ou « Pulaski Public Library : Serving the Community Since 1925 ».

Les bibliothèques « publiques », que l’on qualifie de « municipales » en France, font partie du décor banal des villes états-uniennes, à côté des Post Offices (bureaux de poste). Elles comptent aussi parmi les bâtiments publics les plus fréquentés.

Leur fréquentation a fluctué ces dernières années, mais un peu moins de la moitié des personnes âgées de 16 ans et plus (48 %) déclaraient avoir visité une bibliothèque publique ou un bibliobus au cours de l’année écoulée, en 2016 (derniers chiffres disponibles). On ne peut ouvrir un roman de Philipp Roth ou de Paul Auster sans y découvrir une visite à la bibliothèque du coin…

Photo postée sur le compte Facebook « Small Town Libraries », qui raconte la traversée des États-Unis d’un couple de jeunes retraités ayant décidé de visiter les bibliothèques des villes où ils passent. « Les bibliothèques sont le coeur de chaque communauté. » Compte Facebook « Small Town Libraries »

À partir des données collectées depuis 1988 auprès d’environ 9 000 réseaux de bibliothèques publiques, l’IMLS estimait qu’en 2019, « il y a(vait) eu 392,88 visites physiques dans les bibliothèques publiques pour 100 habitants. La même année, environ 686,39 documents ont été empruntés pour 100 habitants ». Pourquoi s’acharner à détruire des équipements publics qui coûtent si peu dans l’équilibre général des finances publiques et qui sont implantés depuis si longtemps dans le quotidien des habitants des villes petites et moyennes ?

Dans un article du 30 avril du Los Angeles Times intitulé « Trump is slashing library funds. California is a target » (« Trump taille dans les subventions aux bibliothèques, la Californie ciblée »), la chroniqueuse Anita Chabria souligne que

« la Californie, ainsi que deux autres États qui ont osé mentionner la diversité et l’équité dans leurs demandes de subventions, seront particulièrement touchés ».

C’est donc clairement un positionnement idéologique qui pousse l’administration Trump à s’acharner contre les bibliothèques, pour justement ce qu’elles représentent pour une grande partie du public qu’elles desservent et abritent : les plus précaires, ceux qui ne maîtrisent pas le numérique, ceux qui n’ont pas de lieux pour se reposer et se distraire gratuitement, ceux qui ne peuvent se chauffer en hiver ou se rafraîchir en été, ceux qui ont besoin d’aide pour remplir leur déclaration d’impôts, ceux qui n’ont pas d’accès au wi-fi, ceux qui n’ont pas de lieu pour réviser leurs examens, ceux qui ne peuvent acheter leurs livres, ceux qui cherchent un travail, les enfants qui ne savent pas quoi faire de leur été, et tant d’autres !

Photo prise à l’intérieur de la Langworthy Public Library (ville de Hopkinton, Rhode Island), septembre 2019. Compte Facebook Small Town Libraries

En s’en prenant aux bibliothèques, c’est tout un écosystème d’accès à la connaissance, de diversité des contenus, d’inclusion sociale et de solidarité, que cette politique cherche à démanteler. Dans une société fragilisée par les coups de boutoir d’une administration brutale qui risque de renforcer les fractures sociales, numériques et culturelles, les bibliothèques apparaissent comme des infrastructures vitales du bien commun, des havres de paix, des refuges qui accueillent tous les publics sans distinction de sexe, de race, ou de revenu.

Au-delà de l’attaque contre les bibliothèques, il apparaît probable que cette politique ait pour finalité cachée d’offrir aux géants de la tech toute latitude pour avoir accès sans contrainte et gratuitement à des contenus dont les bibliothèques sont des réservoirs convoités.

Le combat que mènent les professionnels pour défendre ces missions fondamentales, loin de se limiter aux États-Unis, peut trouver des échos en Europe et questionne en profondeur nos propres choix de société : quel avenir voulons-nous pour nos institutions publiques et pour les publics qu’elles accueillent, soutiennent, accompagnent ?

La mobilisation exemplaire des usagers et des professionnels aux États-Unis montre que les bibliothèques ne se laisseront pas réduire au silence sans résistance. Souhaitons qu’elle puisse freiner le rouleau compresseur d’une vision autoritaire, monolithique et régressive de l’accès au savoir, cyniquement soumise aux géants de la tech – et qu’elle nous inspire à défendre ces lieux où la pluralité des voix est encore possible, et précieuse, et où les auteurs et leurs textes sont respectés dans leurs droits.

On pense à cette dernière scène du merveilleux Fahrenheit 451 (1966), de François Truffaut : la neige tombe sur la forêt où sont réfugiés des « hommes-livres ». Tous récitent le texte d’une œuvre littéraire qu’ils ont choisi d’apprendre dans ce monde futuriste où les livres sont interdits et brûlés, et où il n’y a plus de bibliothèque…

The Conversation

Cécile Touitou est membre de la Commission pilotage et évaluation de l'ADBU, et présidente de la commission Afnor Qualité, statistiques et évaluation des résultats, AFNOR/CN 46-8

15.05.2025 à 16:23

Trump face au dérèglement climatique : du climatoscepticisme au radicalisme Dark MAGA

Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École

Si Donald Trump s’en prend aux institutions scientifiques qui étudient les questions climatiques, c’est parce qu’il veut avoir les mains libres pour assurer l’hégémonie américaine dans un monde à +2 °C.
Texte intégral (2975 mots)
Montage représentant Donald Trump et Elon Musk publié sur le compte X Maythe2d. Cette esthétique, très en vogue sur les comptes trumpistes (mais aussi sur certains comptes parodiques), cherche à exprimer visuellement le principe « Dark MAGA », fusion des concepts de « Dark Enlightenment » (Lumières sombres, école de pensée néoréactionnaire) et « MAGA » (Make America Great Again, slogan principal de Donald Trump). @maythe2nd

Le rejet par l’administration Trump de toute politique visant à freiner le changement climatique n’est dû ni au climatoscepticisme ni à l’irrationalité. Pour la Maison Blanche, et pour les idéologues qui l’entourent et l’influencent, la cause est entendue : le changement climatique est inéluctable, et il convient de tout faire pour que les États-Unis demeurent la première puissance mondiale sur une planète en proie au dérèglement climatique.


« Libérés de leurs fonctions » : c’est ainsi que les contributeurs du rapport de la Sixième évaluation nationale du climat (NCA6) ont été « remerciés » par Donald Trump le 28 avril. Ce dernier invoque la nécessité de « réévaluer » la « portée » de ce rapport qui est utilisé comme référence depuis 25 ans par le législateur américain.

Cette décision s’inscrit dans le sillage de nombreuses autres, qui visent à démanteler les institutions scientifiques qui étudient les questions climatiques et à abolir toutes les régulations susceptibles d’entraver les activités économiques. Citons la sortie de l’accord de Paris (qui vise à limiter l’élévation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2 °C, idéalement à 1,5 °C, par rapport aux niveaux préindustriels) ; la signature d’un décret destiné à permettre l’extraction à grande échelle de minerais dans les grands fonds océaniques, y compris en eaux internationales ; des mesures visant à augmenter l’exploitation des énergies fossiles et à annuler l’interdiction, édictée par Joe Biden, sur le forage en mer ; ainsi que l’arrêt de nombreux programmes d’énergie propre conduits par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).


À lire aussi : Comment le gel de l’USAID menace la surveillance sanitaire mondiale


Cette politique pourrait être considérée comme la simple continuation du climatoscepticisme affiché par Trump lors de son premier mandat. Mais plusieurs experts affirment que ce deuxième mandat de Trump est beaucoup mieux préparé que le premier et repose sur un socle idéologique cohérent. Il est donc nécessaire de s’interroger sur ses objectifs réels et leurs conséquences pour l’Europe.

Les accords de Paris sont aujourd’hui intenables

En 2023, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avait souligné l’absolue nécessité de réduire les émissions de CO2 dès 2025 et d’aboutir en 2050 à des émissions nettes négatives pour limiter le réchauffement climatique à +1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Ceci afin d’éviter de franchir des points de bascule pouvant entraîner irréversiblement notre système climatique sur une trajectoire dite de « Hothouse Earth » (terre étuve).

Mais dès 2023, une évaluation du Carbon Global Project jugeait déjà cet objectif de +1,5° inatteignable. En 2024, une autre étude avait conclu à une sous-estimation de la vitesse du dérèglement climatique et à une accélération de celui-ci. Avec raison, car l’année 2024 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée, avec une température moyenne mondiale d’environ 1,55 °C plus élevée que le niveau préindustriel.


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Ce constat alarmant a mené plusieurs personnalités bien informées, comme Éric Schmidt, l’ex-PDG de Google, à conclure en 2024 que « nous n’atteindrons pas les objectifs climatiques parce que nous ne sommes pas organisés pour le faire ». Un message repris en 2025 par le Tony Blair Institute for Global Change, qui conclut que « toute stratégie basée soit sur l’élimination progressive des combustibles fossiles à court terme, soit sur la limitation de la consommation est une stratégie vouée à l’échec ». En effet, force est de constater que si l’ensemble des engagements climatiques nationaux étaient intégralement mis en œuvre avec succès et dans les temps, la hausse des températures moyennes mondiales atteindrait quand même les +2 °C.

Le franchissement des points de bascule semble donc à la fois proche et inéluctable, avec des conséquences potentiellement catastrophiques. Plusieurs régions densément peuplées, comme l’Inde, l’Afrique de l’Ouest et le bassin amazonien, mais aussi les États-Unis, pourraient connaître des sécheresses extrêmes et des pics de température dépassant les capacités de thermorégulation humaine. Ainsi, dans les 50 prochaines années, un tiers de la population mondiale pourrait sortir de la niche climatique, comprise entre 11 et 15 degrés, favorable aux activités humaines, notamment en termes de PIB, comme le montre l’étude de Burke et ses collègues, ce qui pourrait donner lieu à des migrations de masse.


À lire aussi : Incendies à Los Angeles : le tissu urbain et social en proie aux flammes


Des modèles mettent aussi en garde contre un possible effondrement de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC) suite au réchauffement des océans. L’arrêt de l’AMOC entraînerait un climat plus froid et plus sec en Europe, ce qui réduirait sévèrement sa productivité agricole. Il provoquerait également des sécheresses en Afrique et en Asie.

L’ensemble de ces phénomènes augmenterait les risques de conflits au sein des États ainsi qu’entre les États et pourrait aboutir à un effondrement mondial, un scénario qualifié de « endgame » et qui est pris de plus en plus au sérieux par les scientifiques.

Une stratégie impérialiste d’adaptation à une « Hothouse Earth »

Plutôt que chercher à s’aligner sur des politiques climatiques aux résultats plus qu’incertains, Trump et ses soutiens semblent avoir décidé de tout faire pour assurer le leadership des États-Unis dans un monde à +2 °C.

Or cette tâche est complexe. Du fait de la faiblesse de leurs réserves en minerais critiques nécessaires à la transition énergétique, à la défense et l’armement (tels que le lithium, le cobalt, le nickel et le cuivre) et de leur forte dépendance aux hydrocarbures, les États-Unis risquent de faire partie des grands perdants de la transition énergétique. Dans cette perspective, ils n’ont d’autre choix, pour conserver leur statut de première puissance, que de s’emparer des ressources nécessaires à la transition énergétique et au maintien de leur hégémonie numérique.

Ainsi, on peut relier chacune des récentes déclarations du président Trump à propos du Canada, du Groenland et de l’Ukraine à une volonté de contrôler les ressources qui seront vitales aux États-Unis dans un monde à +2 degrés.

Son projet d’annexer le Canada peut se comprendre à la fois par les réserves d’eau douce dont dispose ce pays, cruciales pour l’industrie des semi-conducteurs et le développement de l’IA, mais également par sa productivité agricole qui pourrait s’accroître avec l’augmentation des températures.

Le Groenland regorge également d’eau douce mais aussi de matières premières critiques et occupe une position stratégique vis-à-vis de la Russie et de la Chine.

Quant à l’Ukraine, elle possède des minerais critiques (lithium, nickel, uranium) nécessaires à la fois au développement de l’IA, mais aussi à la transition énergétique.

Les idéologies MAGA et Dark Enlightenment légitimisent une politique impérialiste

Cette stratégie impérialiste d’adaptation au dérèglement climatique s’inscrit dans la logique de l’idéologie MAGA ainsi que dans celle du Dark Enlightenment.

Le mouvement populiste conservateur MAGA (Make America Great Again), centré sur la personnalité de Trump, promeut la défense des intérêts des États-Unis. Cette défense peut être comprise par ses partisans les plus radicaux comme un appel à réaliser la Manifest Destiny (Destinée manifeste) des États-Unis, c’est-à-dire la croyance selon laquelle ceux-ci ont pour mission divine et historique d’étendre leur hégémonie sur l’ensemble du continent nord-américain.

Ce concept de Manifest Destiny s’inspire de la doctrine Monroe (l’interdiction adressée par le président James Monroe en 1823 à tous les pays du monde de s’ingérer dans les affaires du continent nord-américain). Il s’appuie sur un mélange de messianisme religieux, de nationalisme expansionniste et de suprémacisme blanc. Il a servi de justification à l’annexion du Texas en 1845, à la guerre contre le Mexique (1846–1848), et à l’acquisition de la Californie en 1848.

« The Dark Enlightenment » (Les Lumières sombres) est le titre d’un essai critiquant les principes des Lumières et du progressisme moderne publié en 2012 par le philosophe britannique Nick Land, qui y développe l’idée que la démocratie libérale est une illusion aussi inefficace qu’autodestructrice, et que seule une approche radicale fondée sur la sélection naturelle par la technologie et le capitalisme accéléré pourrait permettre à l’humanité de se dépasser et de survivre aux crises à venir.

Du point de vue du mouvement Dark Enlightenment, aussi qualifié de néoréaction (et abrégé NRx), le dérèglement climatique n’est pas une menace. Il peut même représenter une occasion d’en finir avec la démocratie et l’ordre international. Car le chaos engendré par les pénuries, les migrations et les conflits permettrait aux plus forts de s’imposer.

L’informaticien et blogueur Curtis Yarvin, aujourd’hui connu comme le gourou de la néoréaction, a accédé à la notoriété en popularisant les thèses du Dark Enlightenment. Il a été accueilli comme un prophète par certains oligarques de la tech tels que les cofondateurs de PayPal, David Sacks et Peter Thiel, et le fondateur de Mosaic, Marc Andreessen, mais aussi par des figures clés de la nouvelle administration Trump comme le vice-président J. D. Vance, un protégé de Thiel, et l’entrepreneur Elon Musk, propriétaire de Tesla, SpaceX et du réseau social X. Et pour cause : Yarvin propose de remplacer la démocratie par un gouvernement centralisé dirigé par un CEO (Chief Executive Officer), sur le modèle d’une entreprise privée.


À lire aussi : Curtis Yarvin, idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie


Durant les élections, lors d’un rassemblement de soutien à Trump, Musk, qui arborait une casquette noire avec le slogan MAGA « Make America Great Again », a déclaré « Comme vous pouvez le voir, je ne suis pas seulement MAGA, je suis Dark Gothic MAGA ». Une référence à l’alliance entre l’idéologie conservatrice MAGA et le Dark Enlightenment du mouvement NRx.

La politique de Trump exacerbe la compétition internationale

Ainsi, interpréter sous l’angle du climatoscepticisme ou de l’irrationalité le projet porté par l’administration Trump serait une erreur. Celui-ci comporte indéniablement une dimension pragmatique et est dicté par la volonté d’assurer le leadership des USA dans un monde à +2 °C.

Il est urgent que l’Europe sorte de sa sidération et prenne la mesure du changement de stratégie et d’idéologie de son « allié » américain. Alors que la Commission européenne tente encore de développer des partenariats économiques via des traités comme le Mercosur, les États-Unis de Trump, eux, abandonnent la mondialisation et le libre-échange et visent, quel qu’en soit le prix, leur autonomie en matières premières critiques.

Cette nouvelle politique états-unienne, faite de menaces et de chantage à l’encontre de pays alliés, qui banalise la stratégie du « gros bâton » du président Theodore Roosevelt, place les autres pays dans une situation inconfortable.

Soit ils adoptent une posture attentiste, et le risque est grand pour eux de subir les conséquences de l’accélération du dérèglement climatique généré par la politique américaine tout en étant privés d’une partie des ressources nécessaires à leur adaptation et à la protection de leur population.

Soit ils s’engagent eux aussi dans une politique impérialiste de prédation, fort éloignée de l’impératif de coordination et de coopération qu’impose la lutte contre les menaces globales comme le dérèglement climatique. Dans ce dernier cas, la dynamique compétitive entre les grandes puissances sera exacerbée, à la fois au niveau économique et militaire, ce qui accélérera encore le dépassement des limites planétaires, la dégradation des écosystèmes et les risques pour les générations futures.

The Conversation

Eric Muraille a reçu des financements de FRS-FNRS (Belgium)

Philippe Naccache ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.05.2025 à 17:31

Israël-Gaza : des associations israéliennes militant pour la paix offrent une lueur d’espoir

Yuval Katz, Lecturer in Communication and Media, Loughborough University

Le chercheur Yuval Katz s’est récemment rendu en Israël auprès d’activistes israéliens œuvrant pour la paix.
Texte intégral (1755 mots)

Alors que la guerre à Gaza bat son plein, qu’elle a fait plus de 50 000 morts palestiniens, que la population gazaouie subit un risque critique de famine après deux mois de blocage de l’aide humanitaire, que les familles des otages israéliens réclament une trêve, Benyamin Nétanyahou annonce un plan de conquête intensive et de déplacement de la population. L’enseignant-chercheur Yuval Katz (Université de Loughborough, Royaume-Uni) s’est récemment rendu en Israël dans le cadre de ses recherches. Il est allé à la rencontre du mouvement Standing Together, une association qui œuvre sur le terrain pour la paix.


Un footing : c’est la première chose que j’ai faite à mon retour en Israël. Après plus de deux ans passés à l’étranger, c’est un excellent moyen de me familiariser de nouveau avec le pays que j’ai quitté pour poursuivre ma carrière universitaire il y a plus de huit ans.

Bien entendu, je savais que plus rien ne serait pareil. Le 7 octobre 2023, des combattants du Hamas ont attaqué une zone frontalière de la bande de Gaza, tuant plus de 1 000 Israéliens et capturant plus de 200 otages. Ce fut le pire massacre de Juifs depuis l’Holocauste et un coup terrible porté à l’idée fondatrice de l’État d’Israël, créé pour servir de refuge au peuple juif persécuté depuis des millénaires.

Au cours des 18 mois suivants, je suis devenu de plus en plus critique à l’égard de la voie empruntée par Israël, celle de la vengeance, qui s’est soldée à ce jour par la mort de plus de 50 000 Palestiniens dans des frappes aériennes et des opérations terrestres.

« Israël : le cabinet approuve un plan incluant la “conquête” de la bande de Gaza », France 24 (mai 2025).

Aujourd’hui, alors que de nombreux responsables gouvernementaux déclarent ouvertement qu’il n’y a « pas d’innocents à Gaza », des plans sont en cours d’élaboration pour vider Gaza de ses habitants palestiniens et d’encourager ces derniers à une « émigration volontaire_ ». Le gouvernement Nétanyahou est accusé de génocide – une accusation qui fait actuellement l’objet d’une enquête de la Cour internationale de justice.


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Pendant ce temps, les citoyens israéliens sont frustrés et épuisés. Leur sécurité n’est pas améliorée, et 58 otages sont toujours retenus à Gaza, dont 24 seulement seraient encore en vie. Ceux qui sont revenus vivants de leur captivité rapportent que les opérations militaires les tuent plutôt qu’elles ne les sauvent – beaucoup d’entre eux demandent au gouvernement israélien d’arrêter instamment la guerre.

Pendant mon jogging, j’ai été impressionné par l’ampleur de la campagne déployée en faveur de la libération des otages. Les visages des otages et leurs biographies sont omniprésents dans l’espace public : sur les affiches placardées aux murs et aux clôtures, sur les drapeaux, les autocollants de pare-chocs et les slogans peints en graffitis le long des autoroutes.

On ne peut pas échapper à la présence (ou à l’absence, devrais-je dire) des otages. En traversant le pays en voiture, j’entendais à la radio les animateurs mentionner, toutes les heures, le nom des otages des tunnels de Gaza. De peur qu’on les oublie.

Pourtant, l’envie folle de les libérer s’accompagne d’une impuissance accablante. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou – dont la faillite en matière de renseignement est pour beaucoup dans le 7-Octobre et dans cette guerre sans fin – est encore au pouvoir et de nombreuses personnes sentent qu’elles ne peuvent pas y faire grand-chose.

En quête d’espoir, je me suis tourné vers une organisation qui cherche à incarner une option alternative au cercle vicieux sans fin de la guerre.

Mon travail universitaire porte sur la manière dont les médias – qu’il s’agisse d’émissions de télévision populaires, d’activisme numérique ou de journalisme grand public – créent des espaces où Palestiniens et Juifs se rencontrent. Des endroits où ils peuvent aborder leurs traumatismes ensemble, de manière créative, grâce à l’art et à la narration, afin d’offrir de nouvelles possibilités pour une vie digne d’être vécue entre le Jourdain et la mer Méditerranée.

J’avais terminé la collecte des données en vue de l’écriture de mon livre avant le 7-Octobre. À mon retour, j’ai ressenti l’urgence de découvrir si la paix était encore possible au milieu de ce désespoir insoutenable.

Standing Together

Le mouvement Standing Together a été fondé en 2015 à la suite d’une série d’incidents violents. Constatant l’incapacité de la gauche israélienne et des associations de défense des droits humains à protéger les Palestiniens citoyens d’Israël face à un racisme croissant, quelques dizaines d’activistes avaient alors décidé d’organiser une manifestation rassemblant Palestiniens et Juifs, et créé une page Facebook pour les inviter à s’y joindre.

Depuis, le mouvement s’est considérablement développé : d’un groupe d’environ 20 militants, il est passé aujourd’hui à plus de 6 000 membres enregistrés, opérant dans 14 centres locaux à travers le pays, devenu est l’un des principaux organisateurs d’activités politiques sur les campus israéliens.

J’ai visité son siège à Tel-Aviv – le mouvement disposait initialement de quelques pièces et est aujourd’hui installé dans un étage entier d’un immeuble de bureaux, avec un personnel rémunéré qui gère ses données, son contenu médiatique, ses finances et ses relations avec les étudiants.

J’ai mené plusieurs entretiens avec les responsables de Standing Together, qui m’ont appris que les adhésions et les dons avaient augmenté de façon exponentielle depuis le début de la guerre. Ils m’ont également confié que de nombreux Palestiniens et Israéliens cherchaient à participer à des structures politiques déterminées à promouvoir la paix, l’égalité et la solidarité.

Les actions de Standing Together comprennent la mise en place de stands d’information qui collectent également de l’aide humanitaire pour Gaza et l’envoient de l’autre côté de la frontière, et la projection de films reflétant la dure réalité du confit israélo-palestinien tout en offrant une alternative à la violence perpétuelle.

No Other Land (2024), de Basel Adra, Hamdan Ballal et Yuval Abraham, bande-annonce, L’Atelier d’images.

No Other Land a remporté cette année le prix du meilleur documentaire aux Oscars. Ce film, qui décrit la dépossession de la communauté palestinienne de Masafer Yatta en Cisjordanie, a été interdit de diffusion commerciale en Israël, mais les réalisateurs et les militants pour la paix, pour qui changer la réalité politique à Masafer Yatta est plus important que tout, l’ont rendu visionnable gratuitement pour que tous les Israéliens puissent le voir.

Il a aussi été projeté lors du Memorial Day Service, une cérémonie commémorative organisée depuis des années permettant aux familles endeuillées des deux côtés de se rencontrer et d’appeler à un changement politique tel que plus aucune personne ne rejoigne cette communauté en souffrance.

Les personnes qui ont assisté à la projection d’une de ces cérémonies dans une synagogue dans la ville de Ra’anana à la fin du mois d’avril ont été attaquées par des militants d’extrême droite. Les représentants du gouvernement n’ont pas réagi et n’ont pas condamné ces actes.

Alors que les ténèbres menacent de consumer les peuples d’Israël et de Palestine sans se soucier de la vie humaine, des mouvements comme Standing Together répandent la lumière et apportent l’espoir.

The Conversation

Yuval Katz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.05.2025 à 16:12

Vers la couverture sanitaire universelle en Afrique subsaharienne : le paradoxe des mutuelles de santé au Sénégal

Marwân-al-Qays Bousmah, Chargé de Recherche, Ined (Institut national d'études démographiques)

Bruno Ventelou, Chercheur CNRS-AMSE, économie, santé publique,, Aix-Marseille Université (AMU)

Des mutuelles de santé communautaires sont mises en place dans des pays d’Afrique subsaharienne. C’est le cas du Sénégal, dans des zones rurales où les habitants ne disposaient d’aucune couverture santé.
Texte intégral (1968 mots)

Des mutuelles de santé ont été mises en place dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne pour améliorer le recours aux soins et lutter contre les inégalités sociales de santé. C’est le cas au Sénégal, dans des zones rurales où les habitants ne disposaient d’aucune couverture santé. Plusieurs études questionnent leur rôle dans la perspective d’atteindre la couverture sanitaire universelle.


Au cours des deux dernières décennies, de nombreux pays d’Afrique subsaharienne ont cherché à étendre la couverture sanitaire aux personnes éloignées des systèmes de santé (dont celles du secteur informel et du monde rural), principalement par la mise en place de systèmes d’assurance santé et de programmes de gratuité des soins pour certaines catégories de la population.

Cependant, les politiques mises en place dans de nombreux pays n’ont pas atteint leurs objectifs. Les taux de couverture de la population restent bas et le non recours aux soins n’a diminué que modérément (à l’exception des programmes spécifiques comme ceux qui garantissent la gratuité des accouchements en centre de santé). Les améliorations en matière d’équité restent faibles, que ce soit en termes d’accès aux soins ou de protection financière des ménages.

L’assurance maladie au cœur de la couverture sanitaire universelle

Parce qu’elle permet de lutter contre les inégalités sociales de santé, la couverture sanitaire universelle est en enjeu majeur pour les pays du Sud, d’un point de vue de santé publique – en garantissant un accès aux soins au plus grand nombre – mais aussi sociétal – en œuvrant pour un développement équitable et durable aux Suds.

La couverture sanitaire universelle repose sur deux dimensions fondamentales : la possibilité pour chacun de bénéficier de soins de santé adaptés à ses besoins (la « couverture des services de santé ») et le fait que le recours aux services de santé, quand il a lieu, n’entraîne pas de difficultés financières (la « protection financière »).

Partie intégrante des Objectifs de Développement Durable (2015-2030), elle correspond ainsi à un objectif en soi (cible 3.8 de l’ODD 3 « bonne santé et bien-être »). Elle représente également un moyen d’atteindre d’autres objectifs (notamment les ODD 1 « éliminer la pauvreté » et « ODD 10 réduire les inégalités »).

Les mutuelles de santé communautaires : l’exemple du Sénégal

De nombreux pays à revenu faible et intermédiaire ont opté pour le modèle des mutuelles de santé communautaires dans le but d’atteindre la couverture sanitaire universelle. Ainsi, le Sénégal a mis en place en 2013 une politique visant à instaurer une mutuelle de santé dans chaque communauté rurale du pays.

Ce régime d’assurance maladie s’appuie sur une communautarisation du financement de la santé, avec une adhésion dite « volontaire », un tarif unique de cotisation et une structuration organisationnelle à l’échelle dite communautaire, avec une mutualisation des risques au niveau communal.

L’adhésion peut aussi être entièrement subventionnée par l’État pour les ménages les plus pauvres, bien que ce programme ciblé reste très imparfaitement implémenté sur le terrain. Les adhérents bénéficient ensuite d’une prise en charge des soins et des prescriptions allant de 50 à 100 % selon le type de soins.

Un faible taux d’adhésion aux mutuelles de santé communautaires

Si les objectifs d’amélioration du recours aux soins pour les membres des mutuelles de santé ont été partiellement remplis (voir notre étude publiée sur le sujet), les taux d’adhésion à l’assurance maladie sont restés faibles.

Seuls 7 % des ménages de notre zone d’étude (celle de Niakhar, dans la région de Fatick) avaient au moins un membre couvert par un régime d’assurance maladie volontaire. La proportion de ménage vivant sous le seuil de pauvreté était quant à elle très élevée (49 %), tout comme l’incidence des dépenses de santé catastrophiques : 6 % des ménages dépensaient pour leurs soins plus de 40 % de leur capacité à payer.

Dans une étude sur les déterminants de l’adhésion aux mutuelles, nous avons tenté de mieux comprendre les mécanismes favorisant ou entravant l’adhésion aux mutuelles.

Nous nous sommes attachés à bien distinguer, d’une part, les facteurs – notamment géographiques – qui influençaient l’accès à l’information concernant le système d’assurance santé et ceux, d’autre part, qui influençaient les choix d’adhésion aux mutuelles.

Nous testons formellement l’hypothèse que l’accès à l’information conditionne l’adhésion effective à une mutuelle. Ainsi, notre étude corrige les analyses « habituelles » des déterminants de l’adhésion qui, (trop) souvent, présupposent que les personnes ont une bonne connaissance du système d’assurance santé auquel elles pourraient avoir accès.

L’éloignement géographique, un frein important

Nos résultats montrent que l’éloignement géographique exerce une double contrainte sur l’adhésion aux mutuelles.

Tout d’abord, la distance entre le lieu de vie et le bureau d’accueil de la mutuelle la plus proche altère la bonne connaissance du système d’assurance santé proposé (la connaissance de ses caractéristiques principales comme le panier de soins couverts). Ensuite, la distance supplémentaire à parcourir pour recourir aux soins couverts par la mutuelle dissuade les personnes d’adhérer aux mutuelles.

Cette barrière par la distance est soutenue par deux mécanismes : un système de « lettre de garantie » qui entrave la fluidité de l’accès à la prise en charge financière (les adhérents doivent d’abord récupérer une lettre auprès de leur mutuelle avant d’aller se faire soigner dans un centre de santé), et un système d’affiliation excessivement sélectif de certains centres de santé à la mutuelle (les centres affiliés ne sont souvent pas les centres les plus proches ou ceux habituellement fréquentés par les personnes).

Une situation paradoxale : une faible adhésion mais une forte disposition à payer

Pour mieux comprendre les problèmes de soutenabilité du régime d’assurance maladie volontaire au Sénégal, nous nous sommes ensuite intéressés à la relation à double sens entre la disposition à payer (c’est-à-dire la prime maximale qu’une personne est prête à payer pour être bénéficiaire d’une mutuelle) et la décision d’adhérer à une mutuelle dans ce contexte d’information limitée.

Notre étude met en lumière une situation paradoxale caractérisée à la fois par de faibles taux d’adhésion, mais aussi une forte disposition à payer parmi les adhérents, bien plus forte que la prime actuelle de 3 500 francs CFA par personne et par an (ce qui correspond à 5,3 €, soit un peu plus de 5 % du salaire mensuel minimum interprofessionnel garanti – SMIG).

De plus, après avoir pris en compte les déterminants de l’adhésion, nous montrons que le fait d’expérimenter le recours à cette assurance maladie locale renforce la « disposition à payer » (c’est-à-dire, la somme que les individus seraient prêts à payer pour bénéficier d’une assurance santé).

Ainsi, il semble y avoir une importante valeur attribuée à l’assurance maladie et cette valeur semble se confirmer, voire s’intensifier, avec son adoption. Finalement, le surplus du consommateur est largement positif : il y a une large différence entre la prime maximale qu’une personne est prête à payer pour adhérer et la prime actuellement proposée.

Les problèmes de soutenabilité du système des mutuelles de santé ne semblent donc pas être dus à une éventuelle mauvaise expérience des adhérents (par exemple des taux de remboursement jugés insuffisants ou un manque de confiance dans la gestion de leur mutuelle).

Notre analyse est cependant limitée par l’utilisation de données collectées à un moment donné dans le temps (en « coupe transversale »). Une meilleure prise en compte de la dynamique des décisions en matière d’assurance santé sera possible quand des données longitudinales seront disponibles.

Quelles pistes pour améliorer la couverture sanitaire des populations ?

Cette présence d’effets directs et indirects montre qu’il y a plusieurs leviers pour étendre la couverture santé en milieu rural sénégalais. À l’heure où d’importants changements s’opèrent au niveau de l’offre d’assurance santé dans la sous-région (professionnalisation des mutuelles, organisation à une plus grande échelle par rapport au modèle communautaire villageois), nos résultats pris dans leur ensemble suggèrent que les politiques également axées sur la demande devraient aussi lever de nombreux freins à l’adhésion aux mutuelles de santé, notamment :

  • en améliorant l’accès à l’information sur le système d’assurance santé, en particulier dans les zones les plus éloignées des mutuelles ;

  • en densifiant le maillage territorial des bureaux d’accueil du public des mutuelles ;

  • en assouplissant le système de « lettre de garantie » qui impose aux malades une distance supplémentaire à parcourir afin de pouvoir bénéficier de la prise en charge des soins de santé par la mutuelle ;

  • en élargissant le nombre de structures sanitaires affiliées aux mutuelles afin de faire face aux contraintes territoriales des adhérents.

Atteindre la couverture sanitaire universelle reste donc une priorité au Sénégal et ailleurs dans la région, afin de garantir une meilleure équité dans l’accès aux soins et la protection financière des ménages.

The Conversation

Marwân-al-Qays Bousmah a reçu des financements de l'AFD dans le cadre du projet UNISSahel.

Bruno Ventelou a reçu des financements de l'AFD dans le cadre du projet UNISSahel, de l'ANR et de H2020.

13.05.2025 à 16:12

Australie : les leçons de la large victoire des travaillistes

Matthew Graves, Professeur des universités en Civilisation britannique et Études du Commonwealth, Aix-Marseille Université (AMU)

Donnés battus par les sondages, les travaillistes, au pouvoir depuis 2022, ont largement gagné les élections législatives australiennes.
Texte intégral (2310 mots)

En Australie, où des élections législatives se tiennent tous les trois ans, les gouvernements sortants peinent d’habitude à être réélus. Et quelques semaines encore avant le scrutin du 3 mai dernier, les travaillistes, au pouvoir, semblaient voués à perdre leur majorité. Or, déjouant les pronostics, ils l’ont largement emporté ; leur victoire surprise s’explique en partie — mais en partie seulement — par le choix discutable des conservateurs de s’aligner sur Donald Trump.


La reconduction triomphale du gouvernement travailliste d’Anthony Albanese lors des élections fédérales de la 48e législature australienne du 3 mai 2025 a mis à mal les sondages et interpellé les analystes, dédits par l’ampleur de sa victoire. Avec 94 sièges sur les 150 de la Chambre des Représentants, l’Australian Labor Party (l’ALP) a très nettement devancé la Coalition conservatrice, essentiellement composée de membres du Parti libéral et du Parti national, qui n’a obtenu que 43 sièges.


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Alors que, durant son premier mandat (2022-2025), celui que ses supporteurs surnomment affectueusement « Albo » avait dû se contenter d’une majorité gouvernementale des plus étroites (77 sièges), les travaillistes ont bénéficié cette fois d’un « raz de marée » encore inespéré il y a quelques semaines lorsque la Coalition devançait les Travaillistes, tant dans les intentions de vote secondaires que primaires, dans un système de vote préférentiel où la redistribution des préférences secondaires peut s’avérer décisive.

Un effet Trump ?

Certains éditorialistes, la BBC en tête, n’ont pas manqué d’établir un parallèle avec les élections fédérales canadiennes du 28 avril où, suite au remplacement de Justin Trudeau à la direction du Parti libéral par la figure rassurante de l’économiste et ancien gouverneur de la Banque centrale Mark Carney, le gouvernement de centre gauche a pu remonter un retard dans les sondages de 26 points sur le Parti conservateur au terme d’une campagne électorale marquée par la remise en cause à répétition de la souveraineté canadienne par la Maison Blanche et par la décision de l’administration Trump de déclencher une guerre comerciale à l’encontre de ses voisins nord-américains.

Le parallèle ne s’arrête pas au renversement des tendances dans les intentions de vote des électeurs à l’approche du scrutin ; dans les deux cas, le dirigeant de l’opposition conservatrice a perdu son siège de député : le Canadien Pierre Poilievre a été vaincu dans la circonscription de l’Ontario qu’il représentait depuis 2004, tandis que Peter Dutton a laissé échapper celle du Queensland qui le réélisait régulièrement depuis 2001.

L’alignement des astres électoraux de ces deux pays fondateurs du Commonwealth, perturbés par la remise en cause de leur alliance séculaire avec les États-Unis, serait-il la conséquence d’un « effet Trump » à l’envers, susceptible de booster les partis de centre gauche à l’international aux dépens des imitateurs du trumpisme à droite ? N’en déplaise au principal concerné, qui s’est vanté de sa capacité à dérégler la vie démocratique d’un pays allié dès le lendemain du vote canadien ce n’est qu’un facteur parmi d’autres dans une conjoncture où les spécificités du paysage électoral national plaident contre les explications réductrices.

Spécificités australiennes

À la différence du Canada, le vote est obligatoire lors des élections fédérales australiennes, et ce depuis cent ans. Les avis des experts divergent quant à la question de savoir si cette disposition favorise un parti ou un autre, mais avec un taux de participation moyenne qui avoisine les 90 %, le désaveu des sondages constaté lors des dernières législatives ne peut être mis sur le compte de l’abstentionnisme.

Autre différence majeure avec le Canada, où les sénateurs sont nommés au lieu d’être élus : en Australie, environ la moitié du Sénat (40 sur 76 sièges au total en 2025) est renouvelée tous les trois ans en même temps que la Chambre des Représentants, selon un mode de scrutin proportionnel plurinominal à vote transférable.

Le succès d’un parti dans les urnes se mesure alors à l’aune de sa performance globale dans les deux volets de l’élection. Ce 12 mai, l’ALP est en passe de remporter au Sénat quatre sièges supplémentaires et disposera vraisemblablement de 30 sièges ; le parti bénéficiant du soutien des Verts (11 sièges), le scrutin lui a donc permis de consolider son contrôle de la Chambre haute, bien qu’il n’y dispose pas à lui seul de la majorité absolue.

Enfin, si la durée de vie de la Chambre des communes canadienne est de cinq ans (quatre en moyenne dans les faits), celle de la Chambre des Représentants australienne est de trois ans — un cycle resserré qui laisse peu de temps au gouvernement entrant pour déployer son programme législatif avant de devoir préparer sa campagne en vue de la prochaine échéance électorale et défendre, déjà, son bilan.

Obtenir un second mandat successif dans ces conditions relève de l’exploit, et rares sont les premiers ministres qui y sont parvenus : lorsque le Parti travailliste d’Anthony Albanese a remporté la victoire face au gouvernement Liberal-National dirigé par Scott Morrison en 2022, l’Australie avait connu sept changements de premier ministre en quinze ans, dont quatre lors d’une course déclenchée à l’intérieur du parti au pouvoir. La victoire écrasante de l’ALP met fin à ce jeu de chaises musicales à la direction des affaires du pays. En reconduisant Anthony Albanese dans ses fonctions, tout en élargissant sa majorité, elle semble démentir la tendance à la précarisation du poste de premier ministre.

Un scrutin record

Les résultats font tomber plusieurs records. C’est la première fois depuis un siècle qu’un nouveau gouvernement sortant est réélu en amplifiant son score électoral. Avec près de 55 % du vote préférentiel bipartite, le Labor devance la Coalition d’une dizaine de points. Il s’agit de sa meilleure performance depuis 1943, l’époque dorée de son histoire, et la pire pour l’opposition conservatrice.

C’est le premier raz-de-marée dans une élection fédérale depuis les 90 sièges raflés par les Liberal-Nationals de Tony Abbott en 2013, et c’est la première fois depuis le conservateur John Howard en 2004 qu’un premier ministre en titre est réélu. Enfin, dans la circonscription réputée sûre de Peter Dutton, Dickson près de Brisbane, la travailliste Ali France est devenue la première candidate de l’histoire à renverser un dirigeant de parti en poste.

Rares sont les commentateurs qui avaient prédit un tel revirement de situation à mi-chemin du premier mandat d’Anthony Albanese, et au lendemain de l’échec cuisant que son gouvernement a subi le 14 octobre 2023 dans le référendum dit de « la Voix au Parlement » sur la représentation des Premières nations à Canberra. Les Australiens avaient alors rejeté, par une large majorité des votants, ainsi que l’ensemble des États, la proposition issue de la Déclaration d’Uluru de créer un comité consultatif auprès du Parlement sur les projets de loi impliquant les affaires des Aborigènes et Insulaires du détroit de Torrès.


À lire aussi : Australie : un référendum historique pour donner aux Aborigènes une voix au Parlement


En rassemblant l’opposition à une proposition travailliste modeste, Peter Dutton avait détourné opportunément la question de la représentation des minorités dans le système démocratique vers le terrain clivant des « guerres culturelles », privant ainsi le gouvernement du consensus bipartisan indispensable pour le passage d’un référendum. Cette défaite avait sérieusement entamé la crédibilité d’Anthony Albanese qui a vu une majorité de plus de 60 % des sondés en faveur de la réforme au début de la campagne référendaire s’inverser à son issue. Contraint de reporter sine die un projet de réforme constitutionnelle qui devait conduire à un second référendum sur la République, l’agenda progressiste du gouvernement travailliste a perdu de sa superbe.

Dix-huit mois plus tard, à la lumière du raz-de-marée travailliste, l’extinction des espoirs suscités par « la Voix » apparaît davantage comme une victoire à la Pyrrhus pour les Liberal-Nationals dans la mesure où elle a pu conforter les réflexes trumpistes d’un Peter Dutton encouragé à rejouer la carte des polémiques identitaires et de l’anti-wokisme pendant la campagne électorale. Que ce jeu ait pu aliéner une partie non négligeable de l’électorat, sur fond de vives inquiétudes dans la région Indo-Pacifique quant à l’impact de la guerre tarifaire américaine avec la Chine, le principal partenaire commercial de l’Australie, est a priori confirmé par la défection des électeurs de la communauté chinoise de la Coalition et leur ralliement à l’ALP.

Si le trumpisme a pesé sur cette élection, c’est plutôt indirectement dans la mesure où il a distrait les porte-paroles de la Coalition des enjeux décisifs aux yeux des Australiens : la crise du logement, la transition écologique et la modernisation du réseau énergétique du pays, l’atténuation du changement climatique, l’avenir de l’assurance maladie. Il est reproché à Dutton et ses alliés de ne pas avoir été à l’écoute des « conversations autour de la table de cuisine » de leurs concitoyens, dans une campagne jugée brouillonne jusqu’à dans leurs propres rangs et, lorsqu’ils l’ont fait, leurs solutions n’ont pas convaincu, qu’il s’agisse de traiter la pénurie du logement par la réduction de l’immigration, de proposer la création ex nihilo d’un parc nucléaire pour suppléer aux énergies renouvelables, ou de laisser planer la menace de coupes budgétaires sur le système de santé.

Enfin, le climatoscepticisme de la droite dure incarnée par Dutton ne passe plus dans un pays qui se sait désormais en première ligne du changement climatique depuis les méga-feux de forêts de « l’Été noir » 2019-2020, et qui porte encore les stigmates des confinements de la pandémie de Covid-19.

Dans le sillage de ces crises successives, « l’Élection sur le climat » de 2022 avait consacré l’émergence des conservateurs sans étiquette, les « Teal Independents » (mi-bleus sur l’économie, mi-verts sur l’environnement et le social) qui ont rogné le vote des Liberals-Nationals dans les circonscriptions marginales des grandes villes au profit de l’ALP.

À l’approche de la présente élection, on prédisait que leur capacité à diviser le vote à droite serait déterminante, et que leur soutien serait indispensable pour former un gouvernement au sein d’un Parlement sans majorité. Dans les faits, et même s’il a consolidé sa base dans les centres urbains et l’a étendue vers les circonscriptions conservatrices péri-urbaines — avec seulement neuf sièges conservés sur les dix acquis dans le parlement sortant — le bloc des indépendants marque le pas. Les Verts ont reculé plus nettement, perdant leur quatre sièges à la Chambre. Surtout, Labor a fait la démonstration éclatante qu’en dépit de la montée en puissance des Indépendants et partis mineurs depuis quarante ans, jusqu’à atteindre 30 % du vote primaire, l’ère des gouvernements australiens majoritaires, et reconductibles, est loin d’être révolue.

The Conversation

Matthew Graves ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.05.2025 à 15:57

« Syndrome du sauveur blanc », néocolonialisme, changement climatique… comment repenser l’aide internationale ?

Vincent Pradier, Doctorant en sciences de gestion, IAE Paris – Sorbonne Business School

À l'heure du changement climatique, les pays les plus pauvres sont aussi les plus vulnérables. Comment les épauler sans aggraver la crise climatique ou sombrer dans le néocolonialisme ?
Texte intégral (2843 mots)
Capture d'écran issue du court-métrage parodique « Let's save Africa! - Gone wrong » Chaine Youtube SAIH Norway

Les anciens pays colonisés sont parmi les plus vulnérables au changement climatique anthropique. Ces aléas environnementaux alimentent les vulnérabilités économiques et sociales auxquelles ils font déjà face. Cet état de fait pose de multiples questions aux acteurs de l’aide internationale et aux ONG occidentales, au modèle jugé souvent très carboné et parfois néo-colonial. Dans le contexte actuel, marqué également par une baisse drastique des budgets dédiés, quelles sont les pratiques mises en place par les ONG françaises pour transformer leur gestion ?


En 1899, Rudyard Kipling, l’auteur britannique du Livre de la jungle, publiait un poème intitulé Le Fardeau de l’Homme blanc, rapidement perçu comme un hymne à l’impérialisme colonial occidental. Il y enjoignait les colons occidentaux, en particulier les États-Unis, à envoyer « le meilleur de (sa) descendance (les colons) (…) pour veiller sous un lourd harnais, sur un peuple folâtre et sauvage (…) moitié démon et moitié enfant » (les peuples colonisés). Ce poème a appuyé la définition d’un concept particulier, caractéristique de certaines pratiques du secteur de l’aide internationale, intitulé le « syndrome du sauveur blanc » ou white saviorism.

Le syndrome du sauveur blanc et les écueils du « volontourisme »

Défini, entre autres, par l’économiste William Easterly, il renvoie généralement à l’idée d’une responsabilité supposée dont se sont dotés les pays occidentaux (soit les pays d’Europe et d’Amérique du Nord) à « sauver », « aider », voire « civiliser » les peuples non occidentaux. Ce syndrome est multiforme et se matérialise, encore aujourd’hui, dans les différentes pratiques de « volontourisme ».

Comme le précise France Volontaires (la plate-forme française du volontariat international d’échange et de solidarité), celles-ci sont caractéristiques des formes de volontariat qui conjuguent « voyage et engagement volontaire [promettant] à des individus désireux de s’engager pour une cause la découverte de nouvelles cultures tout en venant en aide à des communautés locales ». Et « si les intentions de départ paraissent louables, dans les faits (…) le modèle économique repose sur les profits tirés de cet engagement volontaire, bien souvent au détriment de l’intérêt général [entraînant] des dérives dont les effets peuvent être plus ou moins graves pour les communautés d’accueil comme pour les personnes participant à ces séjours ».

Nombre de missions de ce type pullulent en ligne, en particulier sur des enjeux éducatifs. Par exemple, des organisations proposent aux personnes intéressées – moyennant investissement personnel dans les billets d’avion, dans les frais de vie sur place et autres dépenses obscures – de travailler, sur une ou plusieurs semaines, en enseignant une langue (souvent l’anglais, même si la personne volontaire le parle moyennement) ou en animant des orphelinats. Si cela pose des questions évidentes de légitimité éducative, cela a aussi pour effet d’empêcher la structuration de systèmes endogènes d’éducation nationale ou spécialisée.

Court-métrage parodique dénonçant le syndrôme du sauveur blanc.

Des organisations parfois perçues comme néocoloniales

Pour certains auteurs et certaines autrices, le white saviorism est plus globalement l’une des caractéristiques encore dominantes du secteur de l’aide internationale, perpétuant, dans les relations entre organisations du Nord global et du Sud global, des dissymétries de pouvoir tirées de l’histoire coloniale occidentale.


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Par exemple, certains auteurs montrent comment le soutien important d’organisations internationales – notamment via des financements – à la construction de parcs nationaux dans des pays anciennement colonisés a eu pour effet d’exproprier, sous couvert de « braconnage », des populations entières qui pourtant habitaient depuis longtemps ces territoires. Si la création de ces parcs se justifie au nom d’une certaine protection de la biodiversité, elle a surtout permis l’organisation d’un système touristique excluant, principalement orienté vers des activités de loisir pour personnes occidentales, aux retombées économiques aléatoires, assimilé un nouveau « colonialisme vert » (non sans débats), au détriment des personnes vivant sur place.

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Dans un monde qui se « désoccidentalise », ces questionnements sont aujourd’hui au cœur de nombreuses réflexions des acteurs de l’aide internationale, en particulier des ONG françaises, européennes et anglo-saxonnes. Elles entrent également en résonance avec les interrogations quant à l’empreinte environnementale de ces dernières.


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L’exemple des déplacements en avion

Prenons l’enjeu de la réduction de l’empreinte carbone liée aux déplacements en avion – pratique qui caractérise généralement les ONG dans l’imaginaire collectif. Dans le cas d’une organisation qui interviendrait, comme beaucoup, dans plusieurs pays ouest-africains, par exemple le Burkina Faso, les déplacements en avion effectués par ses personnes salariées sont-ils toujours nécessaires, en particulier en fonction de leur origine et de leurs lieux de vie ? Doivent-ils tous être réduits de la même manière ?

En 2023, une personne burkinabé émettait en moyenne seize fois moins de carbone qu’une personne française – largement en dessous des 2 tonnes par an préconisées par les accords de Paris. De plus, là-bas comme ici, l’avion est avant tout une pratique minoritaire – moins de 1 % des personnes vivant dans les pays appauvris prenant l’avion une fois par an, contre 40 % des habitants des pays enrichis. Ces dissymétries d’accès se retrouvent logiquement dans les pratiques des ONG : les personnes salariées occidentales en leur sein voyagent plus régulièrement – et plus facilement – que les autres.

Partant de ce constat, les ONG doivent-elles alors considérer de la même manière l’empreinte carbone d’un vol pris par une personne salariée burkinabé voyageant en France pour un temps de rencontre annuel avec toutes les équipes, et celle d’une personne salariée française se rendant au Burkina Faso pour effectuer une mission de suivi ? Ou doivent-elles au contraire proposer des règles qui permettent de rééquilibrer ces asymétries ?

Sensibiliser ou accompagner ?

Autre exemple : la sensibilisation ou l’éducation aux enjeux du changement climatique anthropique des personnes vivant dans les pays d’intervention des ONG françaises. Rappelons que ces pays en sont les principales victimes. Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires estime par exemple que le Burkina Faso, en 2024, « est identifié comme l’un des 20 premiers pays au monde où les effets du changement climatique sont inévitables, susceptibles de provoquer de graves détériorations de la situation humanitaire et d’aggraver le conflit entre les agriculteurs et les éleveurs ».

Dans ce contexte, les premières personnes concernées – c’est-à-dire les personnes qui habitent sur place – ont-elles vraiment besoin de l’aide de personnes occidentales pour « comprendre » ou « appréhender » la crise écologique ? L’Afrique subsaharienne est en effet, selon un rapport de l’Unesco paru en 2021, la région du monde où la question du changement climatique est la plus abordée à l’école, loin devant l’Europe.

Ne faudrait-il donc pas, plutôt qu’expliquer à des populations ce qu’elles savent souvent mieux que nous, appuyer leur capacité à agir, notamment en renforçant un accès direct des organisations du Sud global aux financements dédiés ?

Comment changer de pratiques ?

En ce sens, plusieurs ONG françaises, arguant que « les actions des organisations de solidarité, aussi cruciales soient-elles, peuvent générer des impacts environnementaux et climatiques », se sont engagées, depuis quelques années, à transformer leurs pratiques pour les rendre plus soutenables. Pour certaines d’entre elles, cela passe par exemple par un engagement, en phase avec les accords de Paris, à réduire de 50 % leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’horizon 2030.

Depuis 2022, les ONG ont d’ailleurs été rejointes dans cette dynamique par les principaux bailleurs de l’aide internationale.

La localisation comme levier de soutenabilité

Plusieurs ONG humanitaires, comme ALIMA ou Médecins du Monde agissent ainsi pour atténuer l’impact environnemental de leurs actions, en actant des trajectoires de réduction de leurs empreintes carbone respectives. Cela se traduit par exemple dans des pratiques de relocalisation des chaînes d’approvisionnement (achat de matériels médicaux divers au plus près des zones d’intervention), ou encore dans l’utilisation du fret maritime en remplacement de l’aérien pour l’acheminement du matériel non « localisable » (comme certains médicaments).

Ces deux axes sont en effet, pour ces deux ONG présentées, des leviers importants de réduction de leurs GES, représentant par exemple pour ALIMA en 2020 près 30 % de son empreinte carbone total, quand les déplacements en avion de ses personnes salariées ne représentent « que » 12 %.

La diminution des gaz à effet de serre et l’adaptation

Pour d’autres organisations, comme le GRET, la diminution des émissions de GES passe, au contraire, au regard du fonctionnement de la structure — souvent, des experts basés au siège de l’ONG en France se déplacent dans les pays d’intervention —, par la réduction significative du nombre de déplacements en avion de ses personnes salariées – ces vols représentant près de 80 % de son empreinte carbone annuelle totale.

En transformant ses processus internes (interdiction de certains types de vols, allongement des missions, etc.) l’ONG tend alors à rendre plus efficiente et plus soutenable son organisation. Elle déploie en outre des pratiques d’adaptation dans les différents projets sectoriels (nutrition, agriculture, formation professionnelle) qu’elle met en place.

Privilégier le soutien à des partenaires locaux

Et c’est justement sur ces enjeux de réduction des vulnérabilités des systèmes naturels et humains aux effets du changement climatique anthropique que se mobilisent enfin certaines ONG. Citons ici l’exemple du Secours catholique – Caritas France (SCCF) et son programme « communautés résilientes » dédié à la promotion d’une transition écologique juste dans une vingtaine de pays d’intervention. Parce que l’organisation travaille en réseau avec des partenaires (des organisations similaires dans d’autres pays), elle n’envoie que très peu d’Occidentaux à l’international.

Elle vise au contraire, par des transferts de fonds, à appuyer la mise en place, par ses partenaires, de dynamiques endogènes de développement. Les déplacements en avion dans le cadre de ses activités se limitent alors à des temps de rencontre très spécifiques, généralement en France, où sont invitées des personnes représentantes des organisations partenaires, donc issues des pays du Sud global. Celles-ci ayant de fait une empreinte carbone très faible, le SCCF, qui agit aussi en France, fait alors le choix de ne pas intégrer ces activités à l’international dans la comptabilisation de son empreinte carbone organisationnelle.

Ce qu’illustrent ces trois chemins de transition, c’est que le changement climatique anthropique révèle, au fond, pour les ONG occidentales, un modèle historiquement très énergivore et dans certains cas, perpétuateur d’asymétries de pouvoir issues de l’histoire coloniale. Pionnières sur ces questions, les ONG françaises, notamment celles présentées, tentent de le transformer, en fonction de leurs mandats, de leurs histoires respectives et de leur fonctionnement. Les ONG ont ainsi tout intérêt – comme le montrent nos travaux et d’autres – à matérialiser dans leurs pratiques une réelle responsabilité commune mais différenciée. Cela peut les aider à identifier en leur sein des persistances de ce white saviorism. Et en réancrant les enjeux climatiques et environnementaux dans l’histoire coloniale, les ONG peuvent alors ouvrir la voie à une « autre gestion », alternative et inclusive, des transitions.

The Conversation

Vincent Pradier a mené sa thèse en convention CIFRE au sein de Coordination SUD, la plate-forme nationale des ONG françaises, de juillet 2021 à juin 2024.

12.05.2025 à 15:54

Yémen : comment les Houthis forment une génération de combattants

Jules Grange Gastinel, Doctorant du CNRS, rattaché à l’Université d'Aix-Marseille, affilié au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) et à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)

Sur les 30 % du territoire du Yémen qu’ils contrôlent, les Houthis ont transformé en profondeur le système éducatif dans l’optique de légitimer leur pouvoir et de promouvoir leur projet politico-religieux.
Texte intégral (4300 mots)

Tandis que l’attention internationale se concentre sur le retour des Houthis sur la liste des organisations terroristes internationales ou sur leurs attaques en mer Rouge, leur rapport à la gouvernance est, lui, sous-étudié. Or, lors de la saisie du pouvoir par un mouvement armé contestataire, l’examen de sa fabrique paradoxale de l’État dans la guerre et de ses pratiques éducatives offre une compréhension sans égal de son projet et du processus de façonnage d’un imaginaire politique.


Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a replacé les Houthis sur la liste américaine des organisations terroristes internationales afin de sanctionner leurs attaques en mer Rouge. En réponse, des manifestations massives sont organisées chaque semaine dans la capitale yéménite, Sanaa, en soutien à la cause palestinienne et pour dénoncer les ingérences américaines au Moyen-Orient et les frappes visant leurs positions. Tandis que l’attention médiatique se focalise sur ces tensions géopolitiques, un autre aspect du pouvoir houthi reste largement ignoré : sa politique éducative.


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Qui sont les Houthis ?

Les Houthis, aussi appelés Ansar Allah (en français les partisans de Dieu) sont un mouvement politico-religieux qui contrôle, depuis septembre 2014, le nord-ouest du Yémen, dont Sanaa, la capitale. Se réclamant d’une minorité au sein de l’islam chiite, le zaydisme, ils ont su capitaliser sur la fragmentation de l’État yéménite suite à la destitution en 2012 de l’ancien président de la République, Ali Abdallah Saleh, afin de s’emparer d’un territoire constituant environ 30 % de la superficie totale du pays.

Cette organisation, qui naît dans les années 1980-1990 dans la région septentrionale de Saada sous le nom de « Jeunesse croyante » (en arabe al-shabāb al-muʾmin), organise initialement des cours de religion pour les jeunes. Après six guerres qui l’opposent au pouvoir central (2004-2010) et la mort de son fondateur, Hussein al-Houthi, le mouvement restructure son projet : désormais, il s’agit pour lui d’exercer, sur le territoire qu’il contrôle, les fonctions d’un État.

Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024)
Carte du Yémen détaillant les factions en présence (mars 2024). Sanaa center for strategic studies/The Yemen Review/21871

Les Houthis impulsent notamment une réforme générale du système éducatif à l’initiative du charismatique Yahia al-Houthi, ministre de facto de l’Éducation en fonction jusqu’en août 2024. Proche du leader Abdelmalik al-Houthi et fort de sa longue carrière de parlementaire, Yahia s’appuie sur le concept d’unité pédagogique (al-waḥda al-tarbawiyya) pour former une génération de révolutionnaires, que les Houthis nomment « la génération du cri » (jīl al-ṣarkha). Cet article questionne les effets de cette réforme et propose une analyse conceptuelle combinatoire qui s’intéresse à la syntaxe logique du matériel pédagogique houthi. Il se fonde sur des sources recueillies (entretiens, ressources documentaires, images fixes, presse audiovisuelle et sources orales) lors d’une enquête sur la sociologie de l’éducation chez Ansar Allah.

Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), Ansar Allah media center, non datée
Cérémonie religieuse pour les effectifs des camps d’été (enfants) et des cours culturels (adultes), non datée. Ansar Allah media center

De la jeunesse yéménite en proie à la « houthisation » de la société à la militarisation de l’éducation

La « houthisation » (ḥawthana) est une politique publique menée par Ansar Allah depuis son accession au pouvoir. Elle consiste à exposer les fonctionnaires à des formations culturelles (dawrāt thaqāfiyya) où l’idéologie du mouvement est enseignée par des partisans de la première heure.

Depuis 2017, cette initiative existe également pour les mineurs : elle prend la forme de camps d’été (marākiz ṣayfiyya) et s’inspire de modèles du scoutisme du Hezbollah libanais. Ces camps rassemblent des jeunes originaires de toutes les zones contrôlées par le mouvement et permettent une éducation de masse. Ils ambitionnent de créer une société de la résistance, d’assurer un enracinement des valeurs religieuses et de promouvoir un récit nationaliste de lutte contre l’agresseur étranger. Ce sont des lieux propices à la militarisation de l’éducation. La visite d’officiers des forces armées d’Ansar Allah dans les classes devient régulière et les enfants sont exposés de plus en plus jeunes au maniement des armes.

Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12/12/2024
Salut militaire des effectifs des camps d’été, Saba, 12 décembre 2024.

Les cours acculturent la jeunesse à la mort, à la guerre et à l’impératif du jihād et de la résistance contre l’ennemi, l’agresseur et l’envahisseur étranger. Le recrutement s’organise sous le commandement des superviseurs (mushrifīn) et implique une multitude d’acteurs, dont des formateurs spécialisés.

Visite dans une école du général de brigade Yahya Saree, porte-parole des forces armées d’Ansar Allah, mai 2023. Compte Twitter officiel de Yahya Saree

Dès 2016, avec l’intensification des combats et les premiers revers militaires, des phases de recrutement de masse ont été enclenchées et des systèmes de quotas ont été imposés par le comité national à la mobilisation (al-lujna al-markaziyya fī al-ḥashd wa al-ta’ẓīm), placé sous la direction du docteur Qasim al-Humran.

Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté
Intervention du président Mahdi al-Mashat, d’oulémas et de formateurs houthis dans une école, non sourcé, non daté. Fourni par l'auteur

En parallèle, les canaux de communication affiliés aux Houthis publient des clips de propagande mettant en scène de jeunes enfants en tenue militaire qui affirment leur soutien à la résistance nationale face à « l’agression ».

Depuis le 7 octobre 2023, de tels contenus sont largement mobilisés en soutien à la cause palestinienne et aux attaques houthies contre les intérêts israéliens. Les futures unités d’infanterie expérimentent ainsi le tir sur des cibles fixes et mouvantes, le camouflage, la progression en terrain ennemi, ou encore les tactiques de repli, mais également des sessions plus symboliques, consistant par exemple à piétiner des drapeaux états-uniens ou israéliens.

Tordre les récits, tronquer les programmes, politiser les manuels

La réforme entend modifier en profondeur les programmes scolaires : les Houthis perçoivent les manuels comme des outils de création d’un imaginaire politique et d’un récit national. Les concepts cardinaux de l’ennemi – extérieur comme intérieur – de la guidance par les populations hachémites (les descendants du prophète) et de la culture coranique sont donc mobilisés dans l’optique de légitimer Ansar Allah comme entité de gouvernance et de résistance.

Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022
Couverture du numéro 40 du magazine Jihād, compte Twitter du magazine, mai 2022. Fourni par l'auteur

Le magazine Jihād est produit et distribué par la Fondation de l’Imam al-Hadi, une fondation culturelle d’obédience zaydite dont la communication est, depuis les guerres de Saada, en phase avec le discours politico-religieux des Houthis. Il s’agit d’un média de référence destiné à un public compris entre six et douze ans, divisé en trois dimensions :

  • D’abord, un volet militaire, sécuritaire, géopolitique et stratégique, qui vise à acculturer l’enfant aux réalités d’une région et d’un monde fracturés, où règnent la conflictualité et la guerre des civilisations.

  • S’ensuit un volet plus politique et idéologique, où l’enfant est mis au contact des grands axes du projet de Hussein al-Houthi.

  • Enfin, un volet socioreligieux confère une dimension plus morale au discours pédagogique, visant à s’assurer des bonnes mœurs (civiques comme religieuses) des jeunes Yéménites.

Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. »
Le slogan sur le drapeau des Houthis au Yémen se lit comme suit : « Allah est le plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Que les Juifs soient maudits. Victoire à l’islam. » RuneAgerhus, CC BY

Les notions d’« agression américaine » (al-’udwān al-amrīkī) et d’« ennemi sioniste » (al-’adū al-ṣahyūnī) sont le fondement du premier concept : la définition de l’ennemi extérieur. Dans son slogan provocateur de 2002 « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les Juifs, victoire à l’islam » (Allāhu akbar, al-mawt li amrīkā, al-mawt li isrā’īl, al-la’na ‘alā al-yahūd, al-naṣr li al-islām), Hussein al-Houthi appelait déjà à la mort de l’Amérique et d’Israël, mais le contexte de guerre a fait émerger un troisième antagoniste : les États arabes membres de la coalition qui affronte les Houthis depuis 2015, soit en premier lieu l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. La question palestinienne est donc mobilisée pour légitimer le recours à la lutte armée des organisations intégrées à « l’Axe de la Résistance » (le Hezbollah et le Hamas notamment).

Les manuels ont recours à des images qui acculturent à la violence extrême et à la mort, incarnées par les récits des martyrs présentés comme des héros de la résistance nationale. Le jihād est donc un impératif pour le jeune Yéménite face à la menace d’annihilation de son pays, de ses frères et de son identité. Les références antisémites sont omniprésentes et font des Juifs une catégorie qui souhaite l’anéantissement de la Umma, la communauté des croyants.

Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18/10/2024
Les enfants du Yémen en soutien à Gaza et au Liban, déluge d’al-Aqsa, 18 octobre octobre 2024. Fourni par l'auteur

S’ajoute à cela un second concept essentiel, fruit de logiques internes à la politique yéménite : l’existence d’un ennemi intérieur et d’un complot (al-mu’āmara) contre la sécurité de l’État. L’opposition politique à Ansar Allah est associée à de l’espionnage et, pour l’affronter, les manuels scolaires font de la chasse au traître (al-khā’in) un acte patriote.

En troisième lieu, le concept de guidance par des gens de la maison (ahl al-bayt) consacre les populations hachémites comme les dirigeants naturels du Yémen. Parmi elles, la famille al-Houthi occupe une position de surplomb. Glorifié, le leader martyr (al-shahīd al-qā’id), Hussein, est présenté comme le Coran parlant (al-qur’ān al-nāṭiq) et son frère, Abdelmalik, est doté de la bannière de la guidance (’alam al-hudā) et d’une habilitation divine à gouverner (tamkīn illāhī).

Enfin, la culture coranique (al-thaqāfa al-qur’āniyya) conclut ce carré conceptuel et fournit un fondement doctrinal à l’action d’Ansar Allah. L’histoire du zaydisme est réécrite et adaptée au projet politique houthi, notamment influencé par la révolution iranienne. En ce sens, les Houthis introduisent le modèle politique de la wilāyat al-faqīh, la guidance du théologien-juriste, pour remplacer l’imamat, régime en vigueur au Yémen de 897 à 1962.

Ainsi, le modèle éducatif promu par les autorités se veut performatif. Il ambitionne de façonner sur le temps long l’éducation au Yémen, en acculturant les nouvelles générations aux principes cardinaux du projet politico-religieux porté par Hussein puis Abdelmalik al-Houthi et leurs partisans. Cette « génération du cri », qui n’aura connu que la pédagogie houthie depuis 2014, est exposée à une perception du monde qui peut être qualifiée de révolutionnaire. Mais si l’aspect révolutionnaire est bien présent dans le zaydisme, sa lecture par Ansar Allah laisse transparaître un projet politique qui nécessite tant l’apparition de nouvelles doctrines que leur réinterprétation par les nouvelles générations afin de pérenniser cette société de la résistance.

The Conversation

Jules Grange Gastinel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.05.2025 à 13:00

« Que la paix soit avec vous tous » : comment le pape Léon XIV incarne à la fois tradition et modernité

Darius von Guttner Sporzynski, Historian, Australian Catholic University

Léon XIV s’efforcera de traduire l’idéal « un seul esprit et un seul cœur » dans une action qui protégera le travailleur vulnérable, le migrant déplacé et la planète blessée.
Texte intégral (2108 mots)
Le nouveau pape salue les fidèles réunis sur la place Saint-Pierre, le 8 mai 2025. Vatican Media

Sous les acclamations de la foule, le cardinal américain Robert Francis Prevost est apparu ce 8 mai au balcon de la basilique Saint-Pierre. Le nouveau pape a choisi de s’appeler Léon XIV - un nom qui fait référence à deux figures majeures du Vatican et annonce un pontificat guidé à la fois par la tradition, la modernité et l’idéal augustinien d’harmonie : un seul cœur et un seul esprit dans le chemin de Dieu.


Il est le premier pape originaire des États-Unis, le premier Augustinien à occuper le trône de Pierre et le premier anglophone à le faire depuis Adrien IV au XIIe siècle.

Le pape Léon XIV a salué Rome et le monde avec une simple bénédiction : « Que la paix soit avec vous tous ».

En choisissant une bénédiction qui met l’accent sur la concorde, il a indiqué ce que serait l’axe principal de son action, et en la prononçant en italien et en espagnol il a souligné sa volonté de s’adresser de façon accessible à la plus grande quantité possible de croyants.

« Léon XIV est le nouveau pape », TV5Monde Info (mai 2025)

Qui est Robert Francis Prevost ?

Né à Chicago en 1955, Prevost grandit dans la banlieue ouvrière de Dolton. Enfant de chœur, il fréquente le séminaire du lycée Saint-Augustin. Il obtient une licence en sciences à l’université Villanova (Pennsylvanie) et un doctorat en droit canonique à l’université pontificale Saint Thomas d’Aquin à Rome.

En 1977, Prevost entre dans les ordres des Augustins, prononce ses vœux solennels en 1981 et est ordonné en 1982. Pour les Augustins, la vertu ne réside pas dans la pauvreté elle-même, mais plutôt dans le partage des biens : la communauté importe plus que l’accomplissement personnel. La vision augustinienne repose sur trois piliers : l’intériorité, l’amour du prochain et la quête de vérité. Ce cadre guidera l’action de Prevost dans ses missions et dans ses appels à l’unité et à la paix.

Prevost a administré des communautés dans plus de 50 pays, mais il a commencé en tant que missionnaire dans le nord du Pérou en 1985. Au cours des dix années suivantes, il a enseigné le droit canonique, dirigé un séminaire à Trujillo et une paroisse naissante dans la périphérie urbaine de Lima et pris des décisions dans des affaires de mariages.

Cette expérience l’a sensibilisé à la condition des travailleurs et aux problématiques liées aux industries extractives ainsi qu’aux migrations. Ces préoccupations - qui font écho à la lettre ouverte Rerum novarum publiée par son homonyme Léon XIII en 1891 - sont évidentes dans les priorités sociales de Prévost aujourd’hui. En 2015, il a été nommé évêque de Chiclayo au Pérou et, en 2023, préfet du Discatère pour les évêques, un poste lui conférant la responsabilité d’entériner la désignation des évêques dans le monde entier.

Devenu cardinal en septembre 2023 et élevé au rang de cardinal-évêque d’Albano en février 2025, Prevost s’est présenté au conclave avec une réputation d’homme polyglotte (il parle couramment cinq langues) et réservé.

Au quatrième tour de scrutin, les cardinaux ont fini par le désigner. Une heure plus tard, il saluait en italien puis en espagnol la ville et le monde en tant que pape Léon XIV : un geste bilingue qui honore ses racines italo-américaines et sa citoyenneté péruvienne.

Pourquoi Léon XIV ?

Le choix du nom Léon XIV est un programme en soi. En invoquant les grandes figures de la préservation de l’unité de l’Église Léon le Grand (pape de 440 à 61) et de l’enseignement Léon XIII, le nouveau pape laisse entendre qu’il s’en inspirera.

Ses défis en 2025 ? Traduire la spiritualité communautaire augustinienne dans sa gouvernance, étendre l’enseignement social inauguré par Léon XIII et servir de médiateur entre des factions polarisées. En cela, la mémoire de ses prédécesseurs est plus une boussole qu’une carte, orientant l’horizon de son pontificat marqué par les bouleversements numériques, migratoires et climatiques du XXIe siècle.

Black and white photo of Leo XIII.
Léon XIII, pape de 1878 à sa mort en 1903. Library of Congress

On peut s’attendre à ce que Léon XIV fasse preuve de diplomatie autant que Léon le Grand et que, à l’instar de Léon XIII, qui a défendu les droits syndicaux et a attaqué le capitalisme exploiteur, il prenne position sur les questions relatives aux transformations du travail, mais aussi sur le dérèglement climatique et sur les déplacements forcés. Et si Léon XIII a donné au catholicisme sa première réponse complète à la modernité industrielle, Léon XIV pourrait être chargé d’articuler une vision augustinienne pour l’Anthropocène numérique : une vision de l’humanité comme une communauté de pèlerins, liée par un amour partagé plutôt que par un profilage algorithmique des préférences.

« Soyez un seul esprit et un seul cœur sur le chemin de Dieu »

La première phrase de la Règle de Saint-Augustin est la suivante : « Soyez un seul esprit et un seul cœur sur le chemin de Dieu. » L’accent mis par l’ordre sur la prière intérieure plutôt que sur les activités extérieures correspond à la préférence de Léon XIV pour l’adoration eucharistique silencieuse au détriment des grandes cérémonies, de même que l’importance que l’ordre accorde à l’apprentissage est en phase avec sa soif d’érudition.

Comme le pape François, Léon XIV a condamné l’avortement et l’euthanasie. Il maintient que seuls les hommes peuvent être diacres. Dans un discours prononcé en 2012, il a déploré la normalisation médiatique des « familles alternatives composées de partenaires de même sexe ». Dans le même temps, il est très critique à l’égard des politiques migratoires strictes appliquées par les États-Unis.

Le tout fait de lui un centriste, prêt à défendre les limites doctrinales, tout en s’affirmant sur la justice sociale, l’action climatique et la transparence de la gouvernance que le pape François a commencé mais n’a pas achevé.

Défis à venir

Léon XIV hérite d’une Église fragmentée. Les conservateurs craignent une dérive doctrinale, tandis que les progressistes souhaitent une réforme accélérée de la gouvernance, de la liturgie et du rôle des femmes.

Son engagement augustinien pourrait faire de lui un bon médiateur, ce qui sera d’autant plus indispensable que les crises géopolitiques exigent un regain de diplomatie de la part du Saint-Siège et les finances du Vatican accusent toujours des déficits insoutenables.

Finalement, Léon XIV incarne bien à la fois la tradition et la modernité. Son succès dépendra de sa capacité à traduire l’ancien idéal de l’ordre augustinien d’un seul cœur et d’un seul esprit en structures qui protègent le travailleur vulnérable, le migrant déplacé et la planète blessée. Cependant, sa formation, son savoir et ses antécédents suggèrent qu’il comprend que la crédibilité de l’Église repose aujourd’hui, de même qu’en 1891 sous Léon XIII, sur le fait que la charité sociale et la clarté théologique ne sont pas des rivales, mais des partenaires sur le chemin de Dieu.

Comme Léon XIII, Léon XIV aborde le monde non pas comme un ennemi à vaincre, mais comme un terrain moral à cultiver. Son pontificat doit faire face aux questions écologiques, technologiques et migratoires de notre époque.

Son discours inaugural en faveur de la paix laisse entrevoir une vision dans laquelle la justice sociale, la gestion écologique et la fraternité humaine s’entrecroisent. Reste à voir s’il pourra traduire cette vision en réforme institutionnelle et en leadership moral mondial.

En invoquant l’héritage de Léon XIII, la boussole du pontificat de Léon XIV pointe vers une Église intellectuellement sérieuse, socialement engagée et pastoralement proche : une Église qui parle à nouveau aux travailleurs des entrepôts d’Amazon, aux migrants des camps de détention, aux étudiants, aux réfugiés du Sahel et aux jeunes qui naviguent tant bien que mal dans le marché de l’emploi. S’il réussit, le nom qu’il a choisi se lira comme une promesse prophétique, reliant l’appel très clair de 1891 pour la justice aux demandes inexplorées de 2025 et au-delà.

The Conversation

Darius von Guttner Sporzynski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.05.2025 à 13:10

Inde-Pakistan : vers une nouvelle guerre de grande ampleur ?

Ian Hall, Professor of International Relations, Griffith University

Une guerre totale entre ces deux nations nucléaires serait dévastatrice.
Texte intégral (1541 mots)

L’Inde vient de frapper le territoire pakistanais en riposte à un attentat meurtrier ayant visé des touristes indiens dans la région disputée du Cachemire le 22 avril. Ces tensions s’inscrivent dans une longue histoire d’hostilité entre les deux voisins. Sans médiation internationale, la crainte d’une escalade du conflit entre deux États dotés de l’arme nucléaire refait surface.


Dans la nuit du 6 au 7 mai, l’Inde a effectué des frappes militaires contre le Pakistan, touchant de nombreux sites dans le Cachemire contrôlé par le Pakistan et au Pakistan lui-même. Elle a employé pour cela des tirs d’artillerie, ainsi que des drones. L’armée pakistanaise a répondu le 8 mai, avec une pluie de missiles sur le Cachemire indien contre des postes militaires de Jammu, Pathankot, Udhampur et Jalandhar, le long de la frontière internationale.

Les deux parties sont plus proches d’un conflit majeur qu’elles ne l’ont été depuis des années, voire des décennies. Rappelons que l’Inde et le Pakistan se sont déjà livré des guerres de grande ampleur en 1947, 1965, 1971 et 1999.

« Cachemire indien, les racines du conflit », Arte (mai 2025).

En 2016 et 2019, les deux pays ont de nouveau échangé des tirs, sans que ces confrontations ne débouchent sur une guerre. À Delhi comme à Islamabad, on comprend qu’une guerre ouverte entre ces deux puissances nucléaires pourrait avoir des conséquences absolument catastrophiques.

Les États-Unis et d’autres pays ont donc fait pression à ces deux occasions pour ces conflits ne deviennent pas incontrôlables. Cette pression sera-t-elle aussi forte cette fois, et sera-t-elle aussi efficace ? Dans le cas contraire, les tensions pourraient s’intensifier rapidement et il serait difficile pour l’Inde comme pour le Pakistan de faire marche arrière.

Pourquoi l’Inde a-t-elle frappé le Pakistan ?

L’Inde a affirmé que ses frappes étaient une riposte à l’attaque terroriste perpétrée le mois dernier contre des touristes principalement indiens dans la région – fortement militarisée – du Cachemire, revendiquée par les deux pays, qui a fait 26 morts.

Un groupe terroriste appelé « Front de Résistance » (TRF) a d’abord revendiqué cette attaque, mais s’est par la suite rétracté, ce qui laisse encore planer le doute.

Selon des sources indiennes, ce groupe relativement nouveau est une extension d’un mouvement terroriste préexistant, « Lashkar-e-Taiba », basé au Pakistan depuis de nombreuses années.

Le Pakistan a nié toute implication dans l’attentat contre les touristes. Cependant, il a été prouvé par le passé que, même si le gouvernement pakistanais n’a jamais officiellement apporté son soutien à ces groupes opérant sur son territoire, une partie de l’armée pakistanaise les appuie, que ce soit sur le plan idéologique, financier ou d’autres façons. Lors des précédentes attaques terroristes en Inde, des armes et d’autres équipements militaires provenaient du Pakistan. En témoigne l’attaque terroriste de Mumbai en 2008 : le gouvernement indien a prouvé que les tireurs recevaient des ordres au téléphone depuis le Pakistan.

Mais à ce jour, nous ne disposons d’aucune preuve de ce genre concernant l’attentat du 22 avril au Cachemire.

L’Inde a demandé à plusieurs reprises au Pakistan d’agir contre les groupes terroristes installés sur son sol. Si certains dirigeants ont parfois été emprisonnés, ils ont ensuite été libérés, y compris le cerveau présumé de l’attentat de Mumbai en 2008.

En outre, les madrassas (écoles religieuses) – longtemps accusées de fournir des recrues aux groupes rebelles – sont toujours autorisées au Pakistan et très peu contrôlées par l’État.

Le Pakistan, quant à lui, rejette la faute sur des Cachemiris locaux qui protestent contre l’« occupation » indienne ou sur des Pakistanais qui auraient spontanément décidé de passer à l’action. Il est évident que ces deux positions ne concordent d’aucune manière.

Le prix de l’inaction

Reste à voir quel prix à payer l’un et l’autre seraient prêts à payer pour montrer d’un cran les tensions.

D’un point de vue économique, si un conflit plus important éclate, il serait très peu coûteux pour l’Inde comme pour le Pakistan. Il n’y a pratiquement pas d’échanges commerciaux entre les deux. New Delhi a très probablement calculé que son économie en forte croissance ne serait pas affectée par ses frappes et que d’autres pays continueraient à commercer avec l’Inde et à y investir. La conclusion d’un accord commercial avec le Royaume-Uni signé le 6 mai – avant les frappes pakistanaises – après trois années de négociations, confirme cette impression.

Du point de vue de l’image internationale, les deux pays n’ont pas grand-chose à perdre non plus. Dans les crises précédentes, les pays occidentaux se sont empressés de condamner et de critiquer les actions militaires commises par l’un et par l’autre. Mais aujourd’hui, la plupart d’entre eux considèrent que ce conflit est un problème bilatéral, que l’Inde et le Pakistan doivent régler eux-mêmes.

En réalité, la principale préoccupation des deux parties est le coût politique qu’elles subiraient si elles n’entreprenaient pas d’action militaire.

Avant l’attaque terroriste du 22 avril, le gouvernement du premier ministre indien Narendra Modi avait affirmé que la situation sécuritaire au Cachemire s’améliorait et que les Indiens ordinaires pouvaient voyager en toute sécurité dans la région. Ces déclarations ont été mises à mal par ce qui s’est passé ce jour-là, d’où la nécessité pour le gouvernement de réagir.

Quant au Pakistan, il est lui aussi contraint de ne pas laisser l’Inde le frapper sans réagir, d’où ses frappes du 8 mai. Malgré un bilan mitigé, l’armée pakistanaise justifie depuis longtemps son très grand rôle dans la politique nationale en affirmant qu’elle est la seule à s’interposer entre le peuple pakistanais et l’agression indienne. La situation actuelle la place face à l’obligation d’agir.

La prudence la communauté internationale

Alors, que va-t-il se passer ? Le meilleur scénario serait qu’après quelques jours de confrontation militaire limitée, un apaisement soit rapidement trouvé, comme ce fut le cas par le passé. Mais rien ne dit que c’est ainsi que les choses vont tourner.

Peu de pays tiers sont prêts à contribuer à la désescalade du conflit. Donald Trump est enlisé dans d’autres conflits, en Ukraine, à Gaza, et avec les rebelles houthis au Yémen, et la diplomatie de son administration a été jusqu’à présent incompétente et sans effet.

Interrogé sur la récente frappe indienne, Trump a répondu que c’était une « honte » et qu’il « espérait » que tout cela se terminerait rapidement. Des propos nettement moins forts et moins précis que ceux des précédents présidents américains quand l’Inde et le Pakistan en venaient aux mains.

En bref, New Delhi et Islamabad devront probablement régler cette question eux-mêmes. Et pour celui qui décidera le premier de fermer les yeux ou de reculer, il pourrait y avoir un coût politique considérable à payer.

The Conversation

Ian Hall a reçu des financements du ministère australien des affaires étrangères et du commerce. Il est également membre honoraire de l’Australia India Institute de l’université de Melbourne.

08.05.2025 à 12:34

80 ans après la victoire, que retiennent les États-Unis de la Seconde Guerre mondiale ?

Simona Tobia, MCF en Civilisations des États-Unis, Université de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)

La Seconde Guerre mondiale est largement perçue aux États-Unis comme l’archétype de la « bonne guerre », même si, de plus en plus, les zones d’ombre sont également examinées.
Texte intégral (3587 mots)
« Raising the Flag on Iwo Jima », prise le 23 février 1945, est l’une des images emblématiques de la Seconde Guerre mondiale. Joe Rosenthal

La mémoire de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis a beaucoup évolué au fil des années. Des aspects moins reluisants que les exploits des soldats sur les théâtres européen et asiatique sont désormais étudiés avec minutie, qu’il s’agisse des souffrances infligées aux civils par les bombardements – y compris ceux, atomiques, de Hiroshima et de Nagasaki –, mais aussi l’internement des Japonais résidant aux États-Unis, les exactions commises par les GIs, ou encore le racisme qui imprégnait l’US Army à cette époque.


Le 29 avril dernier, plusieurs touristes venus visiter le Capitole, siège du Congrès états-unien à Washington D.C., ont été déçus de ne pas pouvoir y accéder en raison d’un événement exceptionnel. Mike Johnson, président de la Chambre des représentants, a dirigé une cérémonie dans l’Emancipation Hall du Centre des visiteurs du Capitole, au cours de laquelle il a remis la Médaille d’or du Congrès à la famille de la lieutenante-colonelle Charity Adams Earley, cheffe de l’unité connue, pendant la Seconde Guerre mondiale, sous le nom de Six Triple Eight.

Déployé en Europe en 1945, le 6888e Central Postal Directory Battalion, composé exclusivement de femmes noires, avait pour mission de résorber un impressionnant retard de plus de 17 millions de lettres accumulées dans le courrier militaire et n’ayant pas été distribuées à leurs destinataires. En trois mois, ces femmes ont accompli cette tâche deux fois plus rapidement que prévu. Aujourd’hui, elles sont saluées non seulement pour avoir résolu une crise logistique majeure, mais aussi pour être de véritables modèles dans la société états-unienne d’après-guerre.

« Les Six Triple Eight sont de grandes patriotes américaines, loyales envers une nation qui, pendant bien trop longtemps, n’a pas su leur rendre la pareille. Et je suis heureux de dire que cela est en train de changer, et que c’est ce que nous faisons ici aujourd’hui », a déclaré Johnson. Malgré la pluralité des mémoires de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, cet événement illustre l’évolution du pays vers une mémoire plus inclusive. Mais il soulève aussi une question plus large : comment les États-Unis commémorent-ils aujourd’hui la fin de la Seconde Guerre mondiale ?

La guerre comme récit d’unification nationale

Aux États-Unis, la fin du conflit en 1945 incarne un moment de consensus, d’unité et de victoire à la fois militaire et morale, devenu fondateur de l’identité nationale. Bien qu’aucun jour férié national ne soit spécifiquement dédié au 8 mai, date du V-E-Day (Victory in Europe Day), la commémoration de l’acceptation formelle de la reddition sans condition de l’Allemagne nazie est largement reconnue, tout comme celle du V-J Day (Victory Over Japan Day), le 2 septembre.

Au cœur de la capitale Washington D.C., une cérémonie officielle s’est tenue le 8 mai 2025 au National World War II Memorial pour honorer la victoire en Europe, et un deuxième événement aura lieu le 2 septembre pour marquer la fin du conflit dans le Pacifique. D’autres initiatives sont également prévues au United States Holocaust Memorial Museum de Washington D.C. ainsi qu’au National WWII Museum de la Nouvelle-Orléans, afin d’examiner les implications historiques et mémorielles de la guerre et d’offrir un espace de réflexion à la fois universitaire et citoyenne.

Plusieurs productions cinématographiques et télévisuelles voient également le jour en 2025, participant à leur manière au travail de mémoire. Le film The 6888, réalisé par Tyler Perry et disponible en France sous le titre Messagères de guerre, met en avant l’histoire du bataillon afro-américain récemment décoré de la Médaille d’or du Congrès.

D’autres productions marquent cet anniversaire, comme Masters of the Air, une minisérie adaptée du livre de Donald L. Miller qui fait suite à Band of Brothers (2001) et The Pacific (2010). En mettant l’accent sur des histoires méconnues, ces œuvres participent à une relecture critique de la good war et revisitent la manière de commémorer le conflit.

En effet, aux États-Unis, ce confit reste la good war, expression popularisée dans les années 1980 pour désigner une guerre juste et nécessaire, menée contre le mal absolu et porteuse d’un sens de rédemption nationale. Toutefois, il faut savoir que cette expression n’était pas utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale, ni immédiatement après : il fallut attendre plusieurs décennies pour que l’idée de guerre juste et de « la bonne guerre » entre dans le vocabulaire courant. Un ouvrage publié en 1984 par l’historien Studs Terkel, et intitulé « The Good War » : An Oral History of World War II joua un rôle central dans la diffusion de ce terme.

Pour autant, Terkel lui-même souligna : « Je l’appelle la bonne guerre, mais vous remarquerez qu’il y a des guillemets autour de l’expression », signalant d’emblée une distance critique et le fait que c’est pour interroger la manière dont le conflit est perçu qu’il utilise ce terme, pas pour le glorifier. Comme l’a noté l’historienne Elizabeth D. Samet, le livre donne à entendre aussi bien les récits exaltés que les témoignages douloureux, sans chercher à imposer une lecture unique. Grâce à son succès critique et public, l’ouvrage, qui reçut le prix Pulitzer en 1985, a donné une visibilité à cette idée du conflit moralement juste.

C’est donc entre les années 1980 et 1990 que l’idée d’une « bonne guerre » s’impose dans la culture populaire et le récit national aux États-Unis. Avec la résurgence du patriotisme sous l’ère Reagan, les soldats alliés sont salués comme des « libérateurs » lors des commémorations du D-Day en 1984, ce qui contribue à présenter le confit comme un point culminant moral pour les États-Unis.

Les années 1990 marquent le sommet de ce que Samet appelle « le récit sentimental » de la guerre : la célébration du 50e anniversaire des grandes étapes du conflit, comme le débarquement en Normandie en 1994, puis celle de la capitulation allemande et de la fin de la guerre en 1995, donnent lieu à une vague de publications, productions cinématographiques et cérémonies officielles qui s’inscrivent dans un contexte politique particulier.

Après les années des conflits politico-sociaux liés à la guerre du Vietnam, aux relations raciales ou encore au scandale du Watergate, la Seconde Guerre mondiale apparaît comme un moment d’unité, de clarté morale et d’efficacité militaire. Des figures comme l’historien Stephen Ambrose participent à cette construction mémorielle avec des livres devenus des best-sellers comme Band of Brothers (1992), D-Day (1994) et Citizen Soldiers (1997), qui racontent les actions de jeunes soldats américains, courageux et fraternels.

En 1998, le journaliste Tom Brokaw consacre cette mythification du soldat états-unien dans son livre The Greatest Generation, rendant hommage aux hommes et femmes qui ont vécu la guerre et les décrivant comme la plus grande génération de l’histoire des États-Unis, un modèle d’unité et de dévouement. Cette image trouve également écho dans le cinéma avec des films comme Il faut sauver le soldat Ryan (1998) ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg (1993), qui renforcent la perception d’un conflit juste, livré au nom de la liberté.

Pourtant, comme le rappelle l’historien John Bodnar, cette vision idéalisée et simplifiée résulte d’une construction progressive, marquée par des tensions entre récits concurrents.

Bodnar montre que les premières décennies de l’après-guerre ont connu des représentations multiples, parfois contradictoires. De nombreux vétérans rentrèrent de la guerre épuisés et en quête de normalité, comme on peut voir dans des films comme The Best Years of Our Lives (1946), qui évoquent cette difficile réintégration.

La relecture proposée par Bodnar s’inscrit dans ce contexte, soulignant que la mémoire de la guerre fut longtemps morcelée et éloignée d’un récit unifié. C’est à partir des années 1970 et plus encore dans les décennies suivantes que la Seconde Guerre mondiale commence à apparaître comme un « un grand âge d’or vers lequel nous pouvons toujours nous replier pour nous souvenir de qui nous étions et de qui nous pourrions redevenir » (Samet). C’est-à-dire que le conflit est vu comme une sorte d’antidote, un point de repère rassurant face aux incertitudes contemporaines et en contraste avec le Vietnam, un conflit « mauvais », contesté et traumatisant.

Entre mémoire et oubli collectifs

De nombreux auteurs mettent en garde contre une vision trop simplifiée de la Seconde Guerre mondiale : la « bonne guerre » avait peu à voir avec l’expérience de bon nombre de soldats états-uniens. E. B. Sledge, animé d’idéalisme et de patriotisme, quitta ses études pour s’engager dans les Marines et défendre son pays. Ses expériences traumatisantes le poussèrent à écrire en 1981 le mémoire With the Old Breed (Frères d’armes, en français) qui raconte les batailles de Peleliu et Okinawa, dépeignant un paysage infernal où la guerre ne connaît aucune pitié : il faut tuer ou être tué, les prisonniers sont torturés, les morts mutilés, la violence atteint des sommets de sauvagerie et de terreur. La compagnie K de Sledge subit 64 % de pertes à Peleliu, où il assiste, impuissant, au massacre de ses camarades. Sledge voit un Marine tenter d’arracher les dents en or d’un soldat japonais blessé. Pour y parvenir, il lui entaille les joues au couteau, indifférent aux gargouillis de sa victime.

Des voix multiples – d’anciens combattants, témoins civils, chercheurs et intellectuels – ont mis en question le concept de « bonne guerre », non pas pour nier la nécessité de vaincre le fascisme, mais pour refuser d’en faire un conflit moralement pur. Même justifiée, la guerre reste une expérience marquée par la souffrance, les compromis moraux et les atrocités, comme montré par le récit de Sledge. Un ancien combattant interrogé par Terkel confie : « La bonne guerre ? Cette expression me révolte. Bien sûr qu’il fallait arrêter l’ennemi, et on l’a fait. Mais la manière dont on s’y est pris était fourbe », et il rappelle que pour ceux qui l’ont vécue, la guerre n’est pas vraiment « bonne ».

L’expression « amnésie collective » désigne l’oubli, par une société, de certains épisodes de son passé, notamment ceux qui entrent en contradiction avec un récit national valorisant et la mise sous silence de certaines vérités dérangeants qui nuisent à une image héroïque de soi. Aux États-Unis, deux catégories particulièrement sensibles d’atrocités, les violences racistes et les violences sexuelles, ont longtemps été passées sous silence.

Natalie Nickerson, 20 ans, contemple un crâne – apparemment celui d’un soldat japonais – qui lui a été envoyé de Nouvelle-Guinée par son petit ami servant dans le Pacifique. (22 mai 1944, numéro de LIFE, p. 35.). LIFE Magazine (Photo : Ralph Crane)

La propagande états-unienne en temps de guerre avait diabolisé les Japonais avec un racisme virulent, ce qui a alimenté des comportements brutaux des soldats américains dans le Pacifique. Par exemple, il n’était pas rare que des soldats collectionnent des trophées de guerre : en mai 1944, le magazine Life publia une photo d’une jeune femme posant avec un crâne que son fiancé lui avait envoyé en souvenir.

La légende précisait que la Navy « désapprouvait fermement » de telles pratiques, mais cet épisode, tout comme le récit de Sledge, met en évidence le niveau de déshumanisation. Par ailleurs, l’internement de dizaines de milliers de personnes d’origine japonaise à partir de 1942, ordonné par le président Roosevelt par décret exécutif (E.O. 9066), souvent effectué avec le soutien de l’opinion publique, a été passé sous silence pendant longtemps. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que les discours publics ont commencé à reconnaître cette injustice sociale et raciale, et seulement en 1988 le Congrès a adopté une loi qui le reconnaissait et présentait des excuses au nom du gouvernement pour l’internement des Américains d’origine japonaise.

Les crimes commis par les forces états-uniennes ont également été largement oubliés. Le chercheur J. Robert Lilly estime que ces soldats ont commis environ 14 000 viols en Europe entre 1942 et 1945 et bien que des tribunaux militaires aient condamné certains auteurs, ces violences ont été exclues du récit public. Le livre de Lilly, La face cachée des GIs, fut d’abord publié en France car le public américain n’était pas prêt à entacher l’image de la greatest generation.

Les souffrances infligées aux civils allemands et japonais avec les bombardements de Dresde, Hiroshima et Nagasaki sont d’autres exemples d’épisodes qui peinent à trouver leur place dans la mémoire populaire. Bodnar montre que les commémorations publiques peuvent être conflictuelles : un épisode célèbre fut le débat autour de l’exposition Enola Gay au Smithsonian en 1995, lorsque des groupes d’anciens combattants et des acteurs politiques s’opposèrent aux discussions sur les souffrances humaines à Hiroshima, ainsi qu’à toute remise en question de la décision d’utiliser la bombe. L’exposition fut finalement drastiquement simplifiée afin d’éviter les polémiques.

Pendant la Guerre, au sein des mêmes États-Unis la ségrégation raciale persistait, y compris dans l’armée, et les Afro-Américains lancèrent la campagne « Double V », pour une double victoire : contre le nazi-fascisme à l’étranger, et contre le racisme dans leur pays. Les tensions sociales ne disparurent pas : grèves, émeutes comme celle de Detroit en 1943, et sentiments isolationnistes restaient présents. Le travail de l’historien Thomas A. Guglielmo montre que la question du racisme au sein de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’une relecture approfondie, qui étudie les dynamiques de ségrégation et discrimination du suprémacisme blanc vécues par les soldats afro-américains, asiatico-américains, latino-américains et amérindiens.

Comme Elizabeth Samet souligne dans son ouvrage Looking for the Good War, en idéalisant le passé et en occultant les ambiguïtés morales du conflit, la mémoire collective peut contribuer à une forme d’amnésie collective.

Une mémoire en évolution ?

Depuis quelques années, la recherche historique contribue activement à recomposer cette mémoire. Un dossier de la Revue française d’études américaines publié en 2023 et intitulé Un héritage contesté, en est une illustration, car il explore des récits marginalisés comme ceux des civils sous les bombes alliées, des minorités ethniques ou des femmes engagés dans les services de renseignement. Lors de leur Winter Symposium 2025, les chercheurs de la société HOTCUS (Historians of the Twentieth Century United States) ont également mis en lumière les nouvelles directions de la recherche sur la Seconde Guerre mondiale, en insistant sur les expériences marginalisées comme l’internement des Américains d’origine japonaise, les écoles pour l’américanisation des femmes au foyer dans le Japon occupé, ou encore les expériences des objecteurs de conscience.


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La Seconde Guerre mondiale peut-elle encore être un modèle, ou doit-elle surtout servir d’avertissement ? Alors que les tensions géopolitiques resurgissent et que les discours se radicalisent, la manière dont on choisit de commémorer le conflit en dit long sur les valeurs que l’on défend aujourd’hui. Le président Donald Trump, quant à lui, a annoncé sur le réseau Truth Social sa décision de rebaptiser le 8 mai en « Jour de la Victoire de la Seconde Guerre mondiale » : « Nous avons gagné les deux guerres, personne ne nous a égalés en termes de force, de courage ou d’excellence militaire, mais nous ne célébrons jamais rien. C’est parce que nous n’avons plus de dirigeants qui savent le faire ! Nous allons recommencer à célébrer nos victoires ! »

On comprend bien de quelle façon il souhaite commémorer le conflit, mais il faut aussi souligner que le post n’était accompagné d’aucun décret et que seul le Congrès peut créer ou modifier un jour férié fédéral.

The Conversation

Simone Tobia est membre de HOTCUS et SAES.

07.05.2025 à 16:31

Conclave catholique : quel pape, pour quelle Église ?

Blandine Chelini-Pont, Professeur des Universités en histoire contemporaine et relations internationales, Aix-Marseille Université (AMU)

Jamais un conclave n’a réuni une assemblée aussi hétérogène du point de vue de l’origine géographique des cardinaux. Une diversité qui reflète l’évolution au long cours de l’Église catholique.
Texte intégral (2055 mots)

La désignation du prochain pape est un processus complexe dont l’issue indiquera la voie que l’Église suivra au cours des prochaines années : celle tracée par François, qui conférait notamment une large place à des sujets jusqu’alors peu traités par le Vatican, comme la protection de l’environnement, ou un retour à une position plus traditionnelle.


Le conclave qui vient de s’ouvrir, ce 7 mai, pour désigner le nouveau pape de l’Église romaine devra résoudre cette quadrature du cercle : quel homme pour quelle Église, et quelle Église pour quel monde ?

Devant la complexité apparente du meilleur « choix », on comprend que les 133 cardinaux amenés à choisir l’un des leurs pour prendre (aussi) la tête du Vatican invoquent l’Esprit saint avant d’entrer dans la chapelle Sixtine où, de façon anonyme, ils coucheront un nom sur le papier jusqu’à ce que l’un d’entre eux se dégage et obtienne en quelques scrutins (quatre tours par jour) les voix du quorum canonique.

Dans le sillage du conclave, des catholiques du monde entier ont développé des réseaux de prière visant à optimiser les décisions cardinalices, accompagnés désormais par des applications ad hoc qui ont beaucoup de succès.

Ouverture

Aussi, ce temps paré de rituels immémoriaux – quoique les historiens en relativisent la continuité – est à la fois très festif, très populaire, mais aussi presque dramatique : la pression des médias, qui le couvrent avec grand sérieux, lui donne une forme de vérité définitive, qui a fini par amplifier son enjeu et le rendre planétaire.


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Les profils des « papabiles » – une vingtaine – sont scrutés à la loupe dans les projections et conjectures parfois très savantes des vaticanistes. Leurs qualités et compétences sont vraiment diverses. Bien sûr, aucun ne les possède toutes. À vrai dire, sont-elles toutes nécessaires pour gouverner l’Église ? Chaque pontificat est marqué par la personnalité même de son pontife. Le seul critère de départ est que le cardinal qui deviendra pape (aucune candidature officielle n’est annoncée au préalable) soit choisi sans interférence extérieure, qu’il s’agisse des puissances politiques comme des factions les plus militantes au sein de l’Église.

Mais les sabotages de réputation, à l’heure de la manipulation numérique par les spécialistes de la déstabilisation, sont plus faciles qu’avant, d’autant que, ces dernières décennies, les scandales –  financiers, politiques, sexuels – se sont succédé, désacralisant les fonctions et les ordonnancements, faisant chuter le nombre de déclarants fiscaux dans les pays où la dîme est toujours étatisée, comme l’Allemagne, et surtout faisant disparaître les pratiquants, parfois de manière drastique.

Dans ce contexte incertain, que Donald Trump fasse encore le clown en postant une photo où il apparaît en tenue de pape, qu’il raconte que le cardinal Dolan de New York serait le meilleur candidat de tous les temps, que le ministre français des affaires étrangères évoque l’archevêque de Marseille le cardinal Aveline et que les Marseillais de France se mobilisent en faveur de ce dernier tiendrait presque de l’anecdotique.

Universalité

Cent trente-trois votants, dont 108 nommés cardinaux par le pape François (2013-2025), dont certains sont issus de « nouvelles chrétientés » des périphéries, de pays jamais représentés, de pays en guerre, de pays où les catholiques sont minoritaires et de pays en situation de grande pauvreté : le collège de ce conclave est le plus universel, le plus multiracial et le plus polyglotte de tous les temps.

L’égalité démographique n’est pas encore atteinte, mais les représentants de la vieille chrétienté européenne, toujours riche en diocèses et en structures de tout genre malgré sa forte sécularisation, forment moins de la moitié des votants actuels. Ils seront bientôt réduits au quart dans l’équilibre des représentations continentales.

En misant sur François en 2013, les cardinaux avaient lancé un signal fort : ils l’avaient choisi pour réformer l’Église et c’est ce qu’il a fait, non sans provoquer des grincements de dents. Le conclave précédent a obtenu bien plus qu’il ne l’espérait, trop selon certains. Le pape « du bout du monde » a retourné le Vatican, transformant les logiques de centralité romaine et de cléricalisme. Il a réformé la curie, le gouvernement central de l’Église, en promulguant une nouvelle Constitution. Le souverain pontife a complètement revu les finances et la communication du Saint-Siège. Au Vatican, de nombreux Italiens ont dû céder leur place à des hommes – et ces derniers mois à des femmes – venus de loin.

Mais François a fait plus que prévu. Il a mis au centre de l’attention de l’Église des sujets encore marginaux pour elle, du moins au début des années 2010, comme l’immigration et l’écologie. Il a dénoncé (à l’avance ?) la violence d’une « troisième guerre mondiale », qui se déroulait « par morceaux » à travers le globe. Tout au long de son pontificat, il a favorisé l’émergence de figures religieuses nouvelles, s’inscrivant dans sa ligne. Il est « descendu de la chaire », pour incarner une Église au contact, dans un monde justement de plus en plus connecté par le sans-contact, où les frontières se ferment, les sociétés se fracturent et les gens sont apparemment indifférents les uns aux autres et au devenir de leur société.

Quadrature du cercle

Quel homme, donc, pour quelle « image » de l’Église ? La couleur de peau est presque essentielle pour signifier qu’elle ne l’est pas. Un pape noir (Ambongo, Turkson, Gregory, Sarah) ou asiatique (You, Tagle, Ranjith, Goh, Maung Bo) ? Un pape états-unien (Gregory encore, Cupich, Presvot, Tobin, Farrell) ? Un pape venu d’une grande Église nationale dans un pays majoritairement catholique (Erdö, Krajewski, Zuppi) ou un pape venu d’une Église minoritaire (Brislin, Berhouet, Arborelius, Eijk) ? Un pape d’un pays qui n’est pas chrétien (Vesco, Koovakad, Marengo), voire d’un pays qui opprime sa minorité catholique (Maung Bo) ? Faut-il qu’il ait une longue expérience épiscopale ? Une longue expérience curiale ? Qu’il parle italien ou plusieurs langues ? Quelle direction est la plus urgente en interne : continuer l’Église « ouverte » chère à François ou la « remettre sur les rails » ?

Quatre types de questions se posent qui départagent le clivage entre progressistes et conservateurs dans l’Église, sachant que la plupart des cardinaux sont un peu des deux et que le pape lui-même a, selon la tradition apostolique-catholique, « le pouvoir des clefs » (Matthieu, XVI, 19) qui lui permet de rendre central ce qui, hier, était progressiste et de déplacer aussi les lignes du conservatisme.

Faut-il poursuivre ou non les réformes dans l’Église pour consolider son implantation globale ? Si oui, le cardinal Hollerich est le plus progressiste. Si non, le cardinal Müller est le plus le plus conservateur. Faut-il persévérer ou non dans la préséance de la charité sur le rappel de la doctrine ? Si oui, le cardinal Zuppi est le plus pastoral ; si non, le cardinal Filoni est le plus traditionnel et les deux sont Italiens. Faut-il porter ou non la priorité des efforts sur le développement des chrétientés de demain, notamment en Asie ? Dans ce cas, le cardinal Tagle, des Philippines, est le grand favori. S’il faut repartir dans l’évangélisation catholique des pays sécularisés, bien souvent les plus développés d’Europe et d’Amérique, alors Tolentino de Mendonça, préfet du Dicastère pour la culture et l’éducation, homme de lettres et théologien, est un bon candidat.

Enfin, faut-il ou non continuer les injonctions « sudistes » du pape François face aux injustices et à la cruauté du monde, à travers un prisme encore plus caritatif ? Avoir une grille de lecture encore plus sociale, voire plus économique ou carrément plus politique sur les effets de la prédation, de l’avidité, des rapports de force sur la nature, dans la société et entre les États ? Si oui, les cardinaux africains Turkson ou Ambongo ont un profil idéal.

Faut-il continuer à faire du migrant et du réfugié l’idéal-type du prochain à secourir ? Les cardinaux états-uniens Cupich, Tobin, Presvot sont les plus audibles et prêts à affronter leur gouvernement sur la question. Faut-il plus que jamais dénoncer l’oppression des pouvoirs, la prédation territoriale, l’appétit de la guerre et de l’intimidation, en un mot prêcher la paix et la justice pour les peuples ? Les cardinaux diplomates Parolin, mais aussi Pizzaballa, Gugerotti, Zuppi et Turkson, sont parmi les plus qualifiés.

Corps du pape

On le voit, il ne manque pas de profils dans cette course aux priorités de l’Église catholique. Elle-même est si diverse et présente des aspects si contradictoires, que peut-être son dernier paradoxe est que le bon choix du conclave réside moins dans les compétences du futur pape que dans son charisme relationnel.

En effet, ce sont avant tout la personnalité chaleureuse et le truchement itinérant du corps pontifical qui favorisent aujourd’hui l’universalité catholique. À la fois sédentaire par excellence et nomade perpétuel, par ses voyages, rencontres, rassemblements et moments de convergence romaine (jubilés, années saintes, Semaine sainte, etc.), il est tangiblement le « Vicaire du Christ ». C’est dans l’expérience physique de sa rencontre collective que se forge aujourd’hui le sentiment de la communion catholique. Et cette particularité relationnelle « globale » a été l’un des grands changements du catholicisme institutionnel au XXe siècle.

The Conversation

Blandine Chelini-Pont ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.05.2025 à 13:03

En 1933, les États-Unis sont en défaut de paiement. L’histoire peut-elle se répéter ?

Charbel Cordahi, Professeur de Finance & Economie, Grenoble École de Management (GEM)

Défaut de paiement de l’État de l’Arkansas, défaut envers le Panama et abandon de l’étalon-or… le pays de l’Oncle Sam est en incapacité de rembourser ses créanciers. Avec quels enseignements ?
Texte intégral (2733 mots)
La Grande Dépression est le point de départ du défaut de paiement des États-Unis. Le manque de billets verts conduisit au manque de métal jaune puis de chance de rembourser ses dettes. Wikimediacommons

Défaut de paiement de l’État de l’Arkansas, défaut envers le Panama et abandon de l’étalon-or… le pays de l’Oncle Sam est en incapacité de rembourser ses créanciers. Avec quels enseignements ?


En 2025, la dette publique française culmine désormais à près de 3 300 Md€ et les charges d’intérêt à 59 Md€. Une somme mirobolante, qui agite le chiffon rouge du défaut de paiement, c’est-à-dire l’incapacité pour l’État d’honorer ses créances. La littérature économique sur les défauts de paiement souverains est riche en leçons.

L’idée répandue : les défauts ne touchent généralement que les pays émergents ou en voie de développement, alors que les grandes nations sont épargnées. L’agence de notation financière Fitch Ratings confirme dans son dernier rapport du 27 mars 2025 que les grandes nations ont maintenu leur taux de défaut historique nul, soulignant leur robustesse face à la volatilité du marché. Le rapport de Fitch se concentre sur les dernières années.

Il suffit toutefois de regarder un peu en arrière pour constater que la liste des pays ayant fait défaut au cours de leur histoire ne fait pas de distinction entre les grandes puissances et les petites nations. Rien qu’au cours des cent dernières années, nous pouvons citer l’Afrique du Sud, l’Égypte, le Nigeria, l’Argentine, le Brésil, le Venezuela, le Mexique, la Chine, le Japon, l’Inde, l’Indonésie, la Russie, l’Iran, l’Irak, les Philippines, le Sri Lanka, l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce, la Pologne, le Royaume-Uni, etc. La première puissance mondiale a également fait défaut par trois sur ses engagements souverains… en 1933.

Quelles leçons en tirer ?

Défaut souverain sur la dette

Le défaut souverain survient lorsqu’un pays ne parvient pas à s’acquitter de l’intégralité de ses obligations financières, y compris le paiement des intérêts, envers ses créanciers. La cessation de paiement peut être précédée d’une annonce officielle du gouvernement, ou survenir sans déclaration formelle.

Les causes qui conduisent un pays à un défaut souverain sont multiples. On évoque principalement la stagnation économique chronique, caractérisée par une croissance faible, des déficits budgétaires récurrents et un déséquilibre structurel du compte courant, ainsi qu’un niveau d’endettement excessif. La négligence des signes précurseurs joue un rôle déterminant, tels qu’une politique monétaire laxiste visant à favoriser l’expansion monétaire et à alléger le fardeau de la dette par l’inflation ou la dépréciation de la monnaie locale.

Les arguments en faveur du défaut sont souvent fondés sur l’allègement du fardeau de la dette, la réduction des sorties de capitaux, la préservation des réserves de change, ainsi que la nécessité de renégocier la dette.

Défaut souverain aux États-Unis

Lorsque les États-Unis font défaut sur leur dette au début des années 1840, personne n’aurait imaginé que le pays connaîtrait un épisode similaire moins d’un siècle plus tard !

L’époque entre 1840 et 1842 fut l’un des effondrements les plus marquants et les plus inattendus de l’histoire des États-Unis. Dix-neuf des vingt-six États se retrouvent en défaut de paiement. La raison : le coût exorbitant de la construction de canaux, ayant entraîné une accumulation de dettes colossales. Dans les années 1830, les États américains contractent ces dettes pour financer les projets d’infrastructure et la construction des canaux, vitaux pour le développement économique.Le financement de ces projets a lieu surtout par l’émission d’obligations d’État.


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Un siècle plus tard, en 1933, au cours de la même année, le gouvernement états-unien refuse de régler la rente en or due au Panama en vertu du traité de 1903, l’État de l’Arkansas fait défaut sur sa dette et l’étalon-or est suspendu par le nouveau président Franklin Roosevelt.

Krach boursier en point de départ

Les économistes désignent fréquemment le krach boursier du Jeudi Noir, survenu le 24 octobre 1929, comme le point de départ de la Grande Dépression américaine. Au plus fort de la Dépression, en 1933, un quart de la population active du pays, soit 12,83 millions de personnes, se trouve au chômage. Les revenus salariaux des travailleurs ayant réussi à conserver leur emploi chutent de 42,5 % entre 1929 et 1933. La stagflation, phénomène rare dans lequel l’économie souffre simultanément d’une forte inflation, d’une augmentation générale et durable des prix, et d’une croissance faible, prévaut.


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Abandon de l’étalon-or

À partir de 1930, les États-Unis furent confrontés à une fuite massive de l’or. Face à la crainte d’un effondrement de la monnaie et des institutions financières, les banques et les investisseurs réclamaient de plus en plus d’or en échange de dollars.

Pour endiguer cette perte de métal précieux et stabiliser l’économie nationale, les autorités américaines décident en avril 1933 de suspendre sa convertibilité. Elles interdisent aux détenteurs de dollars, qu’ils soient américains ou étrangers, de convertir leur monnaie en or. Cette mesure met fin à l’étalon-or, un système monétaire en vigueur depuis 1879, où la monnaie est adossée à l’or.

Ordre émis par Franklin D. Roosevelt en 1933 pendant la Grande Dépression, exigeant des citoyens états-uniens qu’ils rendent leur or
Ordre émis par Franklin D. Roosevelt en 1933 pendant la Grande Dépression, exigeant des citoyens états-uniens qu’ils rendent leur or. Wikimediacommons

Simultanément, le président Roosevelt ordonne l’échange de toutes les pièces et certificats d’or d’une valeur supérieure à 100 dollars contre d’autres formes de monnaie. Il oblige tous les détenteurs de pièces d’or, de lingots d’or et de certificats d’or à les remettre à la Réserve fédérale avant le 1er mai. Le prix est fixé à 20,67 dollars l’once. Le 10 mai 1933, le gouvernement américain collecte 300 millions de dollars en pièces d’or et 470 millions de dollars en certificats d’or.

Les États-Unis restructurent unilatéralement leur dette et renoncent à leur obligation envers leurs créanciers. Ils exigent un paiement en or, en adoptant une résolution du Congrès abrogeant les clauses en or dans les contrats. Ces derniers stipulent que le débiteur doit rembourser le créancier en dollar or ayant le même poids et la même finesse que ceux empruntés. Le défaut de paiement en or, matérialisé par la révocation de l’obligation de convertibilité du dollar en or, est accompagné en 1934 par une dévaluation du prix du dollar. Il fait passer le cours de l’once d’or de 20,67 dollars à 35 dollars… soit une dévaluation de 41 %.

Défaut envers le Panama

Les relations tendues du pays de l’Oncle Sam avec le Panama ne datent pas d’aujourd’hui.

En 1933, la restructuration unilatérale de la dette américaine en or donne lieu à un autre défaut, envers le Panama. Elle se concrétise par l’annulation des clauses de paiement en or présentes dans tous les contrats de dette, y compris ceux impliquant des créanciers étrangers. Elle résulte en une décote de 41 % de cette dette. Les autorités américaines refusent de faire le paiement à la date prévue d’un versement dû en balboas d’or, monnaie indexée sur l’or et utilisée comme symbole de la souveraineté monétaire panaméenne.

Cette répudiation partielle de la dette envers le Panama crée des tensions politiques sans précédent entre les deux pays. Il faut attendre jusqu’en 1936 pour que le gouvernement états-unien paye finalement la somme convenue en balboas d’or.

Défaut de l’Arkansas

Les deux défauts précédents sont accompagnés, au cours de la même année, par celui de l’Arkansas. Cet État, gravement frappé par la Grande Dépression, ne parvenait plus à honorer ses obligations d’infrastructure.

Dans les années 1920, l’Arkansas émet des obligations pour financer la construction d’autoroutes, garanties par les taxes foncières. L’effondrement des recettes fiscales, combiné à l’endettement croissant vis-à-vis des banques de Wall Street, rend le service de la dette impossible. Dès 1932, l’État ne peut plus faire face aux paiements de 11 millions de dollars dus en principal et intérêts. Après une tentative infructueuse de refinancement en 1932, l’Arkansas propose de nouvelles conditions, rejetées par les créanciers. La solution législative, visant à consolider les obligations en une seule nouvelle émission, est également refusée.

Mine de zinc abandonnée dans l’Arkansas. C’est le seul État états-unien à faire défaut sur sa dette souveraine durant la crise des années 1930. Wikimediacommons

L’Arkansas suspend alors le paiement des intérêts et du capital sur plusieurs millions de dollars de titres. Il devient le seul État américain à faire défaut sur sa dette souveraine durant la crise des années 1930. Ce n’est qu’à la fin des années 1930 qu’il parvient à revenir sur les marchés de crédit, mais à des conditions bien plus contraignantes. Ces conditions comprennent une hausse des taxes et un renoncement de la part de l’État au contrôle de ses revenus provenant des autoroutes, affectés au service de la dette.

L’histoire peut-elle se répéter ?

La projection de l’avenir est un exercice délicat, et le défaut de paiement souverain entraîne toujours un coût.

Dans le cas des États-Unis, le défaut pourrait remettre en question le statut du dollar en tant que pilier du système monétaire international. Certains envisagent déjà un défaut sélectif sur la dette américaine.

Le défaut souverain sélectif se produit lorsqu’un État choisit de ne pas honorer certaines de ses dettes tout en continuant à en rembourser d’autres. Cette stratégie permet de réduire la dette tout en maintenant une partie de la confiance des investisseurs.

Seul l’avenir nous le dira…

The Conversation

Charbel Cordahi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.05.2025 à 16:14

8 mai 1945 à Sétif : jour de victoire en France, jour de massacres en Algérie

Paul Max Morin, Enseignant-chercheur en sciences politiques à l'Université de Stirling, chercheur associé à Sciences Po, Sciences Po

Jour de liesse en France, le 8 mai 1945 est en Algérie un jour de deuil. Les massacres qui débutent ce jour-là à Sétif, Guelma et Kherrata vont causer des dizaines de milliers de morts.
Texte intégral (3760 mots)
Des hommes algériens se soumettent en levant leurs fusils à Kherrata le 15 mai 1945. Archives militaires Ecpad.

Le 8 mai 1945, le jour même où la France célèbre la victoire sur la barbarie nazie, elle perpètre en Algérie des massacres sanglants. À Sétif, le drapeau algérien brandi par un jeune scout musulman déclenche une répression d’une violence inouïe qui s’étend à Guelma, à l’est, et à Kherrata, à l’ouest, jusque fin juin. Bilan : de 10 000 à 30 000 Algériens massacrés, et 102 « Européens » tués. Si la guerre d’indépendance n’éclate qu’en 1954, c’est surtout parce qu’en 1945 l’armée française a étouffé les revendications nationalistes.

Au moment de la commémoration du 80e anniversaire de ces tueries de masse, Paul Max Morin, politiste et spécialiste des études mémorielles (Université de Stirling, Royaume-Uni) revient sur cet épisode sanglant de l’histoire coloniale française.


En Europe, le 8 mai 1945 évoque la victoire contre le nazisme. Mais en Algérie cette date est avant tout celle d’un autre événement tragique. Pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel ces violences ont éclaté ? Est-ce qu’il y avait des signaux avant-coureurs qui auraient pu annoncer les manifestations et leur répression sanglante ?

Paul Max Morin : Il est important de replacer le 8 mai 1945 en Algérie dans une histoire longue. Il y a dans la colonisation une habitude à la violence de masse pour d’abord conquérir le territoire, asseoir la domination et maintenir l’ordre. Il ne s’agit pas seulement des colonies françaises. Le XIXe siècle, c’est aussi l’époque où les populations natives américaines vont en partie disparaître, où il va y avoir des massacres en Afrique, notamment au Congo et en Afrique australe. La violence fait partie du monde colonial. Les massacres du 8 mai 1945 sont à inscrire dans cette histoire.

Dès la conquête française de l’Algérie en 1830, la violence et notamment dans sa dimension collective, massive, est utilisée pour réprimer tout acte de résistance. Avec, par exemple, l’écrasement des mouvements de 1871. La colonisation correspond à une forme de brutalisation de la société, de la manière de gérer les populations, de maintenir l’ordre, ce qui va évidemment affecter les colonisés, mais aussi les colons et les métropoles qui se brutalisent. La métropole va déployer des méthodes de tueries et d’encadrement des populations qui vont fortement influencer le XXe siècle, et notamment le nazisme.

À Sétif, lorsque ces mobilisations nationalistes émergent, la répression est une mécanique bien rodée. Les massacres ne se déroulent pas sur un jour. Ils débutent à Sétif, s’étendent à Guelma et à Kherrata, et ce, durant plusieurs semaines, du 8 mai au 26 juin 1945. L’armée et la police s’associent à des civils, des milices d’Européens qui étaient déjà en place dans la colonie dans une logique d’autodéfense contre « les masses indigènes ». Cette mécanique où s’allient l’État et les Ultras, le public et le privé, la répression étatique et le lynchage est typiquement coloniale.

Le 8 mai 1945, partout en France, on célèbre la victoire sur le nazisme. À ce moment-là, l’Algérie est française et, rappelons-le, elle a fortement contribué à la libération de la France. À partir de 1942, la capitale de la France libre, c’est Alger. Aux côtés des Alliés, l’armée française se recompose en Algérie : il y a énormément de Français d’Algérie et d’Algériens, dont les tirailleurs algériens, qui vont être sur le front, qui vont libérer Marseille, qui vont aller jusqu’à Berlin.

Pour mobiliser les troupes coloniales, le général de Gaulle avait promis des réformes politiques pour donner de l’autonomie ou élever la condition politique et sociale des Français musulmans d’Algérie au même rang que les Français non musulmans (notamment en accordant la citoyenneté française à des dizaines de milliers de musulmans). Dans les mouvements indépendantistes algériens de l’époque, le slogan « À bas le nazisme, à bas le colonialisme ! » soulignait bien le parallèle entre les deux idéologies et les deux formes d’occupation.


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Et concrètement, qu’est-ce qui s’est passé le 8 mai 1945 ?

P. M. M. : Alors que les populations civiles, soit près de 10 000 personnes, marchaient dans les rues de Sétif pour célébrer la capitalulation de l'Allemagne et la victoire sur le nazisme, Bouzid Saâl, un jeune scout musulman, a brandi un drapeau algérien. Or, ce drapeau était interdit, puisqu’il était associé à la demande d’indépendance structurée dans les années 1930 par Messali Hadj, un ouvrier algérien qui vivait à Paris, emprisonné depuis 1941 et transféré à Brazzaville (Congo) en 1945.

Au départ proche du Parti communiste français (PCF), Messali Hadj avait développé un mouvement indépendantiste, L’Étoile nord-africaine, qui deviendra plus tard le Parti populaire algérien (PPA) puis le Mouvement national algérien (MNA) après des dissolutions et une prise de distance avec les communistes. Son objectif : étendre les revendications nationalistes au-delà des cercles intellectuels et militants socialistes et communistes, et développer une conception populaire du mouvement national. Le MNA, c’est l’ADN du nationalisme algérien : il fallait un peuple, une langue, une religion et les diffuser aux masses algériennes et dans l’immigration en France.

Documentaire sur les massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Point du Jour (juillet 2024).

Dans la colonie, le drapeau était interdit, urticant, car il renvoyait directement au fait que l’Algérie n’était pas aussi française qu’on voulait le croire.

Le jeune porteur du drapeau algérien est donc tué d’une balle dans la tête par un officier de police français, et une émeute éclate. Cent deux Européens, principalement des civils, sont assassinés par les manifestants. Et pour la France, c’est un crime impardonnable. Le colonisé ne peut pas tuer un colon, il ne peut pas s’attaquer à un Européen.

Drapeau algérien porté par Bouzid Saâl le 8 mai 1945, exposé au musée du Moudjahid à Sétif. Colokreb/Wikipédia, CC BY

L’armée française met en place une répression de type colonial : elle implique des milices d’Européens, puis la police, l’armée et même les pompiers. En bref, toute la machine d’État. L’armée a déployé toute son ampleur en mobilisant par exemple l’aviation, pas contre un ennemi militaire désigné, mais contre la population civile des villes et des villages. Pendant plusieurs semaines, le but était de figer les forces vives de l’Algérie, c’est-à-dire les jeunes hommes potentiellement porteurs du projet indépendantiste. L’armée française va ainsi vider toute une partie du territoire de ces jeunes, dont beaucoup seront assassinés de manière collective. La punition collective est typiquement un fait colonial : le colonisé n’est jamais un individu, il est toujours considéré dans un ensemble. Il n’est vu que comme une partie d’une masse homogène à soumettre.

Aujourd’hui, on estime que ces massacres ont fait entre 10 000 et 30 000 morts, mais le nombre exact reste encore difficile à établir.

Pourquoi ? Est-ce lié à une volonté d’étouffer les faits ?

P. M. M. : Il n’y a pas aujourd’hui une volonté étatique d’étouffer les faits. Cependant, on pourrait se donner davantage de moyens pour mieux connaître l’histoire : financer des programmes de recherche, ouvrir et éplucher davantage les archives et préciser les faits, notamment le nombre et les noms des victimes. On ne le sait pas pour le 8 mai 1945, et on ne le sait pas non plus pour le 17 octobre 1961, quand la police parisienne a tué et noyé dans la Seine des Algériens lors de la répression d’une manifestation pacifique du FLN à Paris. Nous sommes toujours incapables de dire combien il y a eu de morts. En l’occurrence, concernant le 17 octobre, il y a eu par le passé une volonté d’étouffer les faits, c’était même un mensonge d’État. Aujourd’hui, nous avons collectivement progressé grâce aux historiens et aux militants. Les présidents François Hollande et Emmanuel Macron ont reconnu les faits, mais on en reste à quelque chose de très symbolique, comme des déclarations sans engager un processus de travail de fond.

L’Algérie est certes éloignée de l’occupation allemande en 1945, mais elle est aussi soumise au régime de Vichy – notamment à travers l’abrogation du décret Crémieux. Ces inégalités juridiques ont-elles nourri le ressentiment ? Dans quelle mesure les pratiques coloniales de l’époque ont-elles été renforcées par Vichy ?

P. M. M. : Le régime de Vichy a été extrêmement dur, notamment envers les juifs d’Algérie, soit environ 120 000 personnes. Grâce au décret Crémieux, ils avaient obtenu la citoyenneté française en 1871. Ils pouvaient participer à la vie politique. L’abrogation de ce décret a été vécue comme une réelle trahison, une sorte d’exil intérieur, qui reste en mémoire dans toutes les familles juives d’Algérie, puisque les enfants sont expulsés des écoles, et tous les fonctionnaires sont renvoyés. Les juifs d’Algérie vont donc perdre leurs emplois, leurs magasins, leurs entreprises, leurs biens et être remplacés par des « Européens » et parfois par des Français musulmans.


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Sous Vichy, tout le système colonial se tend et se durcit. Tout devient plus violent. Les Algériens vivaient déjà sous le Code de l’indigénat : soit une longue chaîne de violences, de discriminations et d’humiliations quotidiennes. Mais sous Vichy la répression des indépendantistes, des anticolonialistes, des sympatisants socialistes et communistes est très dure. Les associations, les partis, les journaux sont interdits et des militants sont déportés dans des camps dans le Sahara.

À la lumière de ce que l’on sait aujourd’hui, quelle est selon vous la qualification historique la plus juste pour désigner ces massacres ? Peut-on parler d’un crime d’État ?

P. M. M. : Je ne suis pas juriste, mais cette répression pourrait être reconnue comme un crime contre l’humanité. Le général Duval, responsable de cette répression, aurait dit : « Je vous ai donné la paix pour dix ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés. ».

À partir du 8 mai 1945, le mouvement indépendantiste a été littéralement dévitalisé. Il a fallu des années pour qu’il se régénère. Duval ne s’était pas trompé, car en 1954 débutent la guerre d’Algérie et les attentats du FLN.

Témoignage du célèbre écrivain algérien Kateb Yacine à propos du 8 mai 1945 à Sétif, extrait du film Déjà le sang de mai ensemençait novembre (1985), de René Vautier et Maylise Frasson-Marin.

Dans votre livre les Jeunes et la guerre d’Algérie (2022), vous dites qu’il est essentiel de se souvenir des moments dont la France peut être fière tout comme de ceux moins glorieux mais dont nous sommes aussi les héritiers. Pourquoi ces massacres sont-ils longtemps restés un angle mort de l’histoire ?

P. M. M. : Quand il y a de la violence, il y a toujours toute une série d’acteurs, coupables ou victimes, qui ont intérêt à ce qu’on ne parle pas pour, en fonction de leurs positions, se protéger ou passer à autre chose. C’est valable pour toutes les formes de violence. Il est toujours difficile de faire émerger la vérité et le souvenir. La résurgence repose sur la multiplication des cadres sociaux, c’est-à-dire que les sociétés ont besoin d’occasions et d’outils pour parler du passé. Le premier enjeu est souvent la justice, l’enquête.

Or, dans l’histoire coloniale, et en particulier sur Sétif, il n’y a pas eu de procès. La justice n’est pas passée pour nommer les faits et identifier les responsabilités. Il faut donc prendre d’autres chemins qui prennent du temps. D’abord, celui de l’écriture de l’histoire. Ce que l’on sait du 8 mai 1945, nous le devons aux historiens et aux historiennes qui avant d’avoir accès aux archives ont récolté des témoignages pour en décrire l’événement dans toute son ampleur. Dans ce travail, la question de l’accès aux archives est essentielle et relève d’un droit démocratique fondamental. Toutes les archives ne sont pas encore accessibles.

Si nous avons pour ambition de « regarder le passé en face », il faut non seulement les ouvrir mais aussi les rendre accessibles, c’est-à-dire donner des moyens aux archivistes pour répondre à la demande sociale, accompagner les personnes, historiennes ou pas, venant les consulter. Une fois l’histoire sur la table, d’autres acteurs (artistes, militants, politiques, enseignants, institutions) peuvent s’en saisir pour diffuser les connaissances ou porter des initiatives mémorielles multipliant ainsi les occasions de mises en récit.

Sur Sétif, il a fallu attendre les années 2000 pour que les progrès historiographiques nourrissent des associations ou des mouvements antiracistes, ou des réalisateurs avec, par exemple, le film Hors-la-loi (2010), de Rachid Bouchareb, déployant ainsi des récits dans l’espace public.

Bande-annonce de Hors la loi (Rachid Bouchareb, 2010) – Canal+France.

Justement, en 2005, des voix officielles françaises ont reconnu pour la première fois la responsabilité de la France dans ces massacres, les décrivant comme une « tragédie inexcusable ». Où en sommes-nous aujourd’hui dans le processus de reconnaissance ?

P. M. M. : Depuis 2005, il n’y a pas eu d’étapes supplémentaires, sauf sous la présidence de François Hollande en 2015, lorsqu’un ministre français s’était rendu en Algérie pour déposer une gerbe de fleurs en hommage aux victimes. Mais depuis, il ne s’est rien passé. C’est possible que cette année, à l’occasion du 80e anniversaire, on aille plus loin. Emmanuel Macron n’a encore rien dit à ce sujet précis. Il le fera peut être.

« Massacre de Sétif : l’hommage de la France, mais pas d’excuses », France 24, 2015.

Peut-on parler d’une guerre des mémoires ? Comment cette relecture du 8 mai 1945 en Algérie peut-elle nous éclairer sur les tensions actuelles entre les deux pays ?

P. M. M. : Non, il ne s’agit pas d’une guerre des mémoires. Les relations entre les deux pays sont tendues, car la France a reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, mais aussi à cause de l’arrestation de Boualem Sansal, de la question des influenceurs algériens et de celle des OQTF… En bref, l’Algérie et la France savent s’entendre ou s’engueuler sur plein de sujets différents, indépendamment des questions de mémoire.

En réalité, les questions de mémoire servent souvent de mises en scène de la relation. Elles interviennent à la fin du processus plutôt qu’au début. Quand les deux pays s’entendent, la France fait des gestes de reconnaissance et on met en scène des avancées mémorielles. Mais, à l’inverse, quand les deux États se confrontent, la mémoire est utilisée pour mettre en scène la mésentente. Côté algérien, des officiels formulent des demandes sur la responsabilité de la France. Et du côté français, cela se traduit par le refus de ce que certains appellent la « repentance » et par un discours qui présente l’Algérie et les Algériens comme ingrats, non reconnaissants, comme a pu le faire récemment le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau.

Pour la suite, les relations entre les deux pays doivent s’améliorer. Il est dans l’intérêt de la relation bilatérale, pour la société algérienne comme pour la société française, de mieux connaître cette histoire, qu’elle soit plus diffusée, plus étudiée, qu’il y ait davantage d’occasions pour en parler, de circulation entre les deux pays et notamment des jeunes. C’est un travail à faire à plusieurs échelles de la société française.


Propos recueillis par Yasmine Khiat.

The Conversation

Paul Max Morin est membre du Centre for the Science of Place and Memory de l’université de Stirling financé pas la fondation Leverhulme (GB).

04.05.2025 à 11:22

Livre blanc pour une défense européenne : les États face à leur(s) responsabilité(s)

Olivier Sueur, Enseigne la compétition stratégique mondiale et les enjeux transatlantiques, Sciences Po

Analyse du livre blanc pour une défense européenne récemment rendu public par la Commission européenne et la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.
Texte intégral (1870 mots)
La nouvelle stratégie pour renforcer l'industrie de défense l'UE d'ici à 2030 a été dévoilée mercredi 19 mars 2025 par la haute représentante de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Kaja Kallas (à gauche), et le commissaire européen à la défense, Andrius Kubilius (à droite) Jennifer Jacquemart/Commission européenne

Le livre blanc prend acte du changement radical de la donne stratégique induite par les orientations de l'administration Trump, met en avant des objectifs capacitaires déjà connus et propose des solutions de financement qui ne seront pas évidentes à mettre en oeuvre. Au final, l'enseignement majeur de ce texte élaboré par les institutions de l'Union européenne est le rappel de cette évidence : la défense européenne sera ce que les États voudront bien en faire…


Le livre blanc pour une défense européenne «Préparation à l'horizon 2030» a été rendu public le 19 mars 2025 de manière conjointe par la Commission européenne et la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

D'emblée, cette double signature matérialise le fonctionnement européen en matière de défense : 1) la défense relève exclusivement des États membres de l'UE, avec un rôle d'animation assez lâche de la Haute représentante et des décisions prises à l'unanimité ; 2) la Commission peut mobiliser en appui ses compétences communautaires en matière industrielle et économique en soutien du secteur si les États membres l'impulsent, ouvrant la voie à des décisions à la majorité qualifiée sur ces seuls sujets précisément délimités.

Ce livre blanc n'est donc à ce stade qu'une proposition offerte à la discussion des États avec pour objectif une prise de décision lors du Conseil européen des 25 et 26 juin 2025 qui clôturera la présidence polonaise de l'UE en cours. Nous sommes au milieu d'un processus dont le résultat n'est pas écrit d'avance. Aussi, que penser à ce stade de ce livre blanc ? Amélioration ? Révolution ? Stagnation ? Retenons trois axes essentiels : l'analyse de l'environnement international, le contenu concret du plan, son financement.

L'Europe prend acte de l'éloignement des Etats-Unis

Premier axe, on se souviendra des réactions très mitigées lorsque le président Emmanuel Macron avait déclaré dès le 9 avril 2023 que la bataille idéologique pour l'autonomie stratégique de l'Europe était gagnée. Pourtant, ce livre blanc formalise cette victoire indéniable, nette, totale.

Cette réussite, naturellement, nous la devons à Donald Trump et à son administration. Qu'on en juge :

«Les États-Unis, traditionnellement un allié solide, estiment clairement qu'ils sont trop engagés en Europe et qu'ils doivent procéder à un rééquilibrage, réduisant ainsi leur rôle historique de principal garant en matière de sécurité.»

Une épitaphe de pierre tombale : ci-gît notre vieil oncle d'Amérique, trop tôt disparu. Si le débat public français est plus sensibilisé au thème de l'autonomie grâce à l'apport de notre dissuasion nucléaire, il convient de pleinement mesurer le caractère terrifiant de cette phrase pour les autres pays de l'UE qui, contrairement à nous, ont justement construit leur sécurité sur l'engagement américain depuis 1945 ou 1989. Magie noire : Dumbledore se transforme en Voldemort sous leurs yeux.

En réponses, des propositions audacieuses sont formulées : introduction d'une préférence européenne en matière d'achat de défense et de sécurité en 2026, introduction d'un mécanisme européen de ventes militaires à l'étranger (en réponse frontale aux fameuses Foreign Military Sales américaines), réintégration de la technologie et du commerce au sein de la sécurité nationale face aux «compétiteurs stratégiques de l'Union européenne» qui ne sont pas nommés, ce qui revient à y inscrire les Américains au même titre que les Chinois et les Russes. Révolution, donc.

Des besoins militaires inscrits dans la continuité des décisions antérieures

Deuxième axe, les capacités militaires dont il convient de se doter pour faire face à cet environnement révolutionné : de quoi a-t-on besoin ?

Le livre blanc reprend des éléments existants :

  • Sept lacunes capacitaires critiques déjà identifiées (défense aérienne et anti-missile, systèmes d'artillerie, munitions et missiles, drones et lutte anti-drone, mobilité militaire, guerre électronique et cyber, y compris l'IA, et le quantique, facilitateurs stratégiques - transport stratégique, satellites, ravitaillement en vol, …) ;

  • Simplification des procédures pesant sur l'industrie de défense ; vaste soutien à l'Ukraine et intégration de son industrie ;

  • Mise en place d'un marché européen des équipements de défense pour résorber la fragmentation des acteurs.

En pratique, tout cela constitue au mieux une élégante synthèse de l'existant, au pire une redite lassante : il n'y a rien de nouveau, aucune avancée. La palme de la caricature est attribuée à la mobilité militaire : le texte est identique à celui que nous avions négocié en 2017-2018, à la virgule près – il ne s'est rien passé.

Le livre blanc fait même apparaître explicitement les conflits institutionnels pour le pouvoir qui sont en cours au sein des institutions européennes entre la Haute représentante (l'Estonienne Kaja Kallas) et le nouveau Commissaire à la défense (le Lituanien Andrius Kubilius), plus précisément entre l'Agence européenne de défense (AED) qui dépend de la première et la Direction générale pour l'industrie de défense et l'espace (DG DEFIS) rattachée au second.

L'AED, garante de la coordination des États, n'est mentionnée de manière subreptice qu'à la fin de la page 7, et la Commission propose royalement au paragraphe suivant de servir de centrale d'achat aux États membres, rôle déjà endossé avec succès par l'agence en ce qui concerne les contrats d'obus en faveur de l'Ukraine. Ce désalignement entre ambition européenne et organisation institutionnelle n'est simplement pas soutenable. Le seul point notable est la charge contre les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) enfin définis comme des obstacles à l'accès au financement des entreprises de défense, qu'il faut supprimer. Stagnation donc.

Un financement en trompe l'oeil

Troisième axe, le financement. C'est évidemment le point dur : comment dépasser la déclaration d'intention pour la traduire dans des commandes et de la production industrielle ?

Le livre blanc propose un plan «ReArm Europe» de 800 milliards d'euros décomposés en deux : d'une part, 650 milliards correspondant à l'exclusion du calcul des seuils de déficit excessif de tout nouvel accroissement des dépenses nationales de défense ; d'autre part, la mise en place d'un nouvel instrument nommé SAFE (Security and Action for Europe) de 150 milliards sous forme de prêts aux États membres pour des achats communs.

Soyons francs : les 650 milliards n'existeront jamais car il n'y a pas d'alignement entre les capacités de défense des différents États et leurs déficits. La France, dont la contribution est indispensable, ne pourra pas utiliser cette méthode compte tenu de son niveau de déficit déjà très élevé ; l'Allemagne, elle, n'en a simplement pas besoin car, non seulement elle n'était pas en déficit excessif (-2,6% en 2023), mais sa vraie contrainte de dépense était nationale avec une règle constitutionnelle de “frein à l'endettement” qui vient d'être assouplie en mars 2025.

Quant au nouvel instrument SAFE, c'est à la fois le triple du budget militaire de la France qui est mis sur la table (sous des conditions à définir) et donc un énorme effet de levier européen potentiel, mais à nouveau un fusil à un coup de dette remboursable, et non un choix stratégique d'endettement structurel au niveau européen ou de mobilisation directe des fonds européens existants.

Dans un reproche à peine voilé à l'égard des États membres, le livre blanc lui-même regrette à plusieurs reprises l'absence de lien entre ces propositions de financement et le programme européen pour l'industrie de la défense (European Defence Industry Programme, EDIP) dont les négociations sont bloquées alors qu'il prévoit justement de réaliser des acquisitions conjointes et de stimuler la production dans le domaine de la défense. In fine, la dynamique est positive : amélioration donc.

La balle est dans le camp des États

À condition de connaître l'historique et de savoir lire entre les lignes, ce livre blanc est non seulement une riche synthèse de l'état de développement de la défense européenne, mais il va au-delà en énonçant les paramètres politiques du débat démocratique européen en matière de défense et de sécurité du continent.

De manière audacieuse, la Commission pousse au maximum les possibilités offertes par les traités européens en jouant sur ses compétences économiques et industrielles : «L'UE complète et démultiplie les efforts individuels des États membres.»

Néanmoins, elle réaffirme avec force et à raison que la capacité des pays de l'UE à être militairement prêts en 2030 est la responsabilité des seuls États, de manière collective comme individuelle : «Les États membres resteront toujours responsables de leurs propres troupes, de la doctrine au déploiement, et de la définition des besoins de leurs forces armées.» Mis dos au mur par le document qu'ils avaient eux-mêmes commandé, les États doivent non seulement se prononcer sur les propositions européennes, mais surtout en tirer des conséquences drastiques au niveau national. Seront-ils à la hauteur de leur responsabilité historique ? Réponse fin juin 2025.

The Conversation

Olivier Sueur est chercheur associé auprès de l'Institut d'études de géopolitique appliquée (IEGA).

04.05.2025 à 11:18

Le pape François, conservateur ou progressiste ? Ça dépend du magistère…

Clément Ménard, Doctorant et enseignant en science politique, Université de Bordeaux

Le pape François est mort ; progressistes et conservateurs débattent de son héritage. Mais peut-on vraiment penser l’Église catholique selon nos repères politiques ?
Texte intégral (2165 mots)

Depuis la mort du pape François, les observateurs peinent à le situer politiquement, entre progressisme sur les questions migratoires et sociales et conservatisme sur les sujets de société comme l’avortement ou la contraception. Et si les catégories politiques propres à nos clivages politiques nationaux s’avéraient en réalité inadaptées pour comprendre l’Église catholique et la figure du pape ?


Pour établir le bilan du pontificat de François, de nombreux médias mettent l’accent sur les enjeux migratoires et économiques. Sur ces thèmes, le pape argentin est vu comme un pontife progressiste, qui a su dénoncer « l’idolâtrie de l’argent » et a surtout fait de la question migratoire une priorité de son pontificat en rappelant l’exigence de l’accueil et critiquant les politiques restrictives de l’immigration. Souvenons-nous que c’est à Lampedusa que François a choisi de se rendre pour sa première sortie officielle hors du Vatican. C’est ce positionnement sur l’immigration qui a cristallisé l’opposition entre les catholiques conservateurs et progressistes.

Du côté de la droite conservatrice, on loue un pape qui a su rester ferme sur les questions morales : sur l’avortement, l’euthanasie, ou le mariage homosexuel. L’héritage de François trouble les repères habituels, au point que certains ne s’embarrassent pas et définissent même le pape comme un « conservateur révolutionnaire », une manière de jouer sur les deux tableaux du progressisme et du conservatisme.

Pour mieux comprendre l’ambiguïté politique du dernier pontificat, il est nécessaire de se recentrer sur son aspect religieux et de se demander : quel est le rôle du pape et de l’Église ?

 » Mort du pape François : portrait d’un pontife réformateur et engagé pour les plus démunis » YouTube/France 24 (21 avril 2025).

Les degrés du magistère de l’Église

Le catholicisme enseigne que le pape est le successeur de l’apôtre saint Pierre, à qui le Christ aurait confié les « clefs du royaume des Cieux » : « Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. » (Évangile selon saint Matthieu, 16, 18-19). En tant que chef de l’Église fondée par Jésus-Christ, le pape a pour mission de préserver et transmettre la foi. À travers sa personne, l’Église exerce ainsi une fonction essentielle d’enseignement, appelée « magistère ». Ce magistère de l’Église comporte trois degrés :

  • Le premier : le magistère extraordinaire, ou la plus haute expression de l’enseignement du pape. Ce magistère définit solennellement et définitivement un point de doctrine, portant sur la foi ou les mœurs – c’est-à-dire la morale. L’Église estime que ce magistère est infaillible : le pape, à qui il a été confié la mission de garder et transmettre le dépôt de la foi, ne peut pas se tromper.

Le Code de droit canonique affirme ainsi : « Le Pontife Suprême, en vertu de sa charge, jouit de l’infaillibilité dans le magistère lorsque, comme Pasteur et Docteur suprême de tous les fidèles auquel il appartient de confirmer ses frères dans la foi, il proclame par un acte décisif une doctrine à tenir sur la foi ou les mœurs. » (§749). Lorsque le pape use de son magistère extraordinaire, son infaillibilité doit emporter « l’assentiment de foi » de la part des catholiques. Ce magistère est donc extrêmement engageant pour le fidèle. Il est rare que le pape engage pleinement son infaillibilité en usant de ce magistère extraordinaire. La dernière mise en pratique de cette infaillibilité prononcée solennellement remonte à 1950, lorsque le pape Pie XII proclama le dogme de l’Assomption de la Vierge Marie.

  • Le deuxième degré correspond au magistère ordinaire qui prolonge et complète le magistère extraordinaire. Mais contrairement à ce dernier, le magistère ordinaire ne revêt pas de caractère solennel : il se réfère à l’enseignement habituel et constant du pape et des évêques. On y retrouve la même portée et la même valeur : l’enseignement doit obligatoirement porter sur la foi ou les mœurs, il est considéré comme infaillible lorsqu’il est unanime, et il doit alors engager une adhésion de foi des fidèles.

  • En dernier, le magistère authentique. Il fait référence à tous les enseignements du pape qui sont prononcés directement sans que la foi de l’Église ne soit engagée. Ce magistère constitue une immense part de l’activité pontificale et peut porter sur des objets très divers : des questions ecclésiales, des questions éthiques et sociales, mais aussi plus largement des problématiques contemporaines qui ne sont pas directement religieuses. Ce magistère n’est pas l’apanage du pape : chaque évêque dans son diocèse dispose du magistère authentique. Le pape, lorsqu’il en use, s’exprime donc en tant qu’évêque de Rome. L’attitude requise par les fidèles vis-à-vis de ce magistère est bien inférieure aux magistères précédents : l’Église demande « l’assentiment religieux de l’esprit », c’est-à-dire « l’assentiment de la volonté et de l’intelligence ». En d’autres termes : les fidèles doivent respecter ce magistère et mettre tout en œuvre pour le comprendre et y adhérer, mais il est toujours possible, en conscience, de ne pas y adhérer.

Le magistère est-il conservateur ou progressiste ?

  • Sur l’avortement et l’euthanasie – qui relèvent des deux plus hauts degrés du magistère (extraordinaire et ordinaire)- l’Église met en avant un enseignement constant et définitif qui ne dépend pas de la volonté du pape. L’Église enseigne que la vie doit être « respectée et protégée de manière absolue depuis le moment de la conception » jusqu’à la mort naturelle et conclut radicalement : « Depuis le premier siècle […] l’enseignement de l’Église n’a pas changé. Il demeure invariable. L’avortement direct […] est gravement contraire à la loi morale ». Suivant cette logique, on comprend que les propos du pape François sur l’avortement relèvent moins de convictions personnelles que d’une fidélité au magistère infaillible de l’Église : « Un avortement est un homicide » a-t-il déclaré en septembre 2024.
“Le pape en Belgique : les propos du pape François sur l’avortement font réagir – RTBF Info” YouTube/RTBF Info (septembre 2024)
  • Sur la famille et le mariage : les deux sont défendus comme une réalité naturelle « ordonnés au bien des époux et à la procréation et à l’éducation des enfants » (§2201). On pourrait également évoquer la question de l’homosexualité (§2357) ou de la contraception (§2370), considérée par le magistère comme « intrinsèquement désordonnées » : ces questions de mœurs et de morale appartiennent à l’enseignement « infaillible » de l’Église et ne peuvent faire l’objet d’une révision sur leur statut moral. C’est ce magistère moral qui doit emporter une adhésion de foi des fidèles catholiques.

  • Sur l’écologie, le pape montrait davantage une sensibilité progressiste, relevant du magistère authentique. L’encyclique – lettre solennelle adressée par le pape aux fidèles – de François Laudato si’ sur « la sauvegarde de la maison commune » appartient à ce registre. Consacrée à la question écologique, cette seconde encyclique du pape était très attendue et a produit de nombreux effets dans la doctrine de l’Église et chez les catholiques de France. Pour autant, il est simplement demandé aux fidèles de recevoir cette encyclique avec l’« assentiment religieux de leur esprit ». Autrement dit, les positions défendues par le pape peuvent être après examen contestées par le catholique, ce qui n’est pas le cas des positions en matière de mœurs.

  • Sur la question migratoire, des tendances contraires s’affrontent également au sein des plus hautes hiérarchies ecclésiastiques et le pontificat de Benoît XVI a souvent été cité en contre-exemple de celui de François sur le rapport à l’immigration. Alors que le pape allemand proclamait que « les États ont le droit de réglementer les flux migratoires et de défendre leurs frontières », le pape argentin s’était fait le chantre de l’accueil inconditionnel des migrants et défendait « le droit tant d’émigrer que de ne pas émigrer ».

“ Pape François : un pontificat marqué par le combat en faveur des migrants C dans l’air 21.04.2025” YouTube/C Dans l’air France (21 avril 2025)

Le magistère moral de l’Église fait donc l’objet d’une continuité historique et d’une supériorité sur le magistère authentique. On comprend mieux l’ambiguïté qu’il y a à se référer à notre clivage politique nationale pour expliquer le pontificat de François. Devant cette difficulté, les médias se sont montrés parfois bien embarrassés pour qualifier le dernier pontificat. Libération titrait au lendemain du décès du Saint-Père : « Le pape François est mort lundi à 88 ans, après un pontificat engagé sur les pauvres, les migrants et l’écologie mais décevant sur les questions sociétales ». Le Huffington Post peinait également à trouver un positionnement politique clair : le pape « laisse derrière lui un bilan jugé plutôt réformiste, en dépit évidemment de ses positions réfractaires sur l’IVG et l’homosexualité ».

Ces débats sur le progressisme ou le conservatisme du pape sont pertinents quand on tient compte du degré de magistère au sein duquel s’exprime le Souverain Pontife. Ses prises de position ne doivent pas masquer la véritable fonction magistérielle du pape, à savoir : préserver et transmettre le « dépôt de la foi ». Cette fonction essentielle semble cachée et invisible pour le non-catholique, auquel ne sont montrés que les aspects médiatisés, et donc politiques, du pontificat. À l’inverse, les catholiques français jettent un autre regard sur la parole papale. S’ils se montrent sensibles aux déclarations politiques et peuvent s’en revendiquer, ou au contraire les critiquer, le magistère moral reste une marque décisive d’appartenance à l’Église et de continuité de son enseignement. Donc le pape François, conservateur ou progressiste ? On serait tenté de répondre en simplifiant : un pape progressiste au sein d’une Église conservatrice.

The Conversation

Clément Ménard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

04.05.2025 à 11:17

Pourquoi il ne faut jamais laisser un homme d’affaires gouverner un État, ni un politicien diriger une entreprise…

Michel Villette, Professeur de Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS
, professeur de sociologie, AgroParisTech – Université Paris-Saclay

Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.
Texte intégral (2065 mots)
Instruit par l’expérience, l’homme d’affaires finit par adopter une forme particulière de morale. Au lieu de faire ce qu’il doit, il fait ce qui marche. ZigmundsDizgalvis/Shutterstock

Donald Trump, Silvio Berlusconi, Bernard Tapie, les exemples d’hommes d’affaires devenus hommes politiques sont légion. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.


Donald Trump est un homme d’affaires, il en est fier et il s’en vante. Il entend diriger l’Amérique comme il dirige ses affaires immobilières. Quel que soit le sujet, il prétend faire des deals et se comporte en stratège tout puissant, supposé briser toute opposition sur son passage.

Pour un chercheur qui a étudié de près des hommes d’affaires comme Francis Bouygues, Ingvar Kamprad (Ikea), François Pinault ou Bernard Arnault, d’abord comme doctorant de Pierre Bourdieu, puis comme consultant, et enfin, comme chercheur universitaire, les conduites de Donald Trump paraissent familières. Même si, dans son cas, elles prennent un tour extrême… voire, caricatural.

Dans le livre que j’ai publié en 2005 avec l’historienne Catherine Vuillermot, nous avons étudié 25 hommes d’affaires qui, en moins de vingt ans, ont fait passer leurs entreprises d’un chiffre d’affaires en millions à des comptes en milliards. En étudiant ces réussites spectaculaires, nous avons compris que le plus important n’est jamais ce que sont les hommes d’affaires, ni d’où ils viennent, ni ce qu’ils disent, mais ce qu’ils font.

Le capital tient le dirigeant

En prenant du recul, on peut avancer une thèse qui s’applique aussi bien aux grands qu’aux petits patrons, à ceux qui réussissent comme à ceux qui sont au bord de la faillite. Qui qu’il soit au départ, quels que soient leurs buts, leur conception du monde, leurs valeurs morales, tous sont exposés à la même déformation professionnelle, et tous finissent obsédés par la même exigence : protéger et accumuler le capital en maximisant la rentabilité des investissements.

Fourni par l'auteur

Au départ ils sont ingénieurs, financiers, avocats ou commerçants ; issus de familles catholiques, protestantes, musulmanes ou juives. Politiquement, ils sont de droite, mais aussi du centre, de gauche ou d’extrême gauche. Certains sont courtois et raffinés, d’autres grossiers et violents ; certains sont débauchés et d’autres de tranquilles pères de famille. Certains sont cyniques, d’autres sont des moralistes invétérés. Mais une fois à la tête d’un capital, ces personnes deviennent possédées par le capital qu’elles contrôlent, obsédées par les impératifs de sa défense et de sa prospérité. Ce n’est pas le dirigeant qui contrôle le capital, mais le capital qui tient le dirigeant et qui l’oblige.

Ethos des affaires

Instruit par l’expérience, l’homme d’affaires finit par adopter une forme particulière de morale. Au lieu de faire ce qu’il doit, il fait ce qui marche, c’est-à-dire ce qui permet de boucler chaque affaire dans les délais et avec la rentabilité prévue. C’est l’éthos des affaires, que nous avons définies dans les chapitres 4 et 5 de notre livre et que l’on peut évoquer ici brièvement :

« L’homme d’affaires, lorsqu’il se lance, prend des engagements vis-à-vis de tiers (associés, banquiers, salariés, fournisseurs, clients, administrations publiques, famille). S’il ne tient pas ses engagements, il sera discrédité. Le temps se présente pour lui comme un compte à rebours : il y a des échéances à tenir, des emprunts à rembourser, des impôts et des taxes à payer, des salaires à verser. Il lui faut donc tirer de l’entreprise suffisamment de ressources financières, dans les délais. »

Pour ce faire, il s’appuie sur un réseau d’alliés (co-investisseurs, banquiers, salariés, fournisseurs, clients…) dont il faut obtenir la loyauté de gré ou de force. Si leur contribution est insuffisante, il s’en débarrasse et noue d’autres alliances. Autrement dit, l’homme d’affaires se montre généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. Ses amis sont ceux qui contribuent à la prospérité de l’entreprise et les ennemies, ceux qui y font obstacle. S’il s’écarte de l’éthos des affaires pour privilégier d’autres valeurs, il compromet le retour sur investissement des capitaux, et prend le risque d’être destitué ou de voir son entreprise être rachetée ou disparaitre.

Les affaires sont les affaires

Gagner suffisamment d’argent est une tâche difficile et ceux qui s’y livrent s’exposent à une déformation professionnelle qu’on qualifie de « dureté en affaire ». Il vaudrait mieux la nommer « intelligence des affaires ». Ceux qui s’y livrent avec succès, même s’ils ont été décriés, bénéficient en fin de carrière d’une réévaluation conséquentialiste de leur carrière. On oublie vite les débuts sulfureux de l’homme d’affaires pour célébrer les bénéfices tirés de sa réussite. (cf. les artistes et François Pinault).

La célèbre formule d’Octave Mirbeau : « Les affaires sont les affaires » est bien plus qu’une tautologie, c’est une explication de la manière dont le capitalisme modifie ceux qui s’y livrent.

Gouverner une cité, ce n’est pas être généreux avec ses amis et impitoyable avec ses ennemis. En politique, cela s’appelle du népotisme et de la corruption. Cela conduit à dresser les uns contre les autres jusqu’à ce que se développe la guerre de tous contre tous. L’obsession de la rentabilité des opérations ne peut suffire à entretenir le vivre ensemble. Maintenir la liberté, l’égalité et la fraternité à des seuils acceptables n’a rien à voir avec accumuler du capital.


À lire aussi : Trump 2.0 : l’arrivée au pouvoir d’une élite « anti-élite »


Il est étrange que des idées aussi simples soient si difficiles à faire partager, avec d’un côté l’idée stupide de gouverner un état comme on gouverne une entreprise. De l’autre, l’idée non moins stupide de transformer les chefs d’entreprises en entrepreneurs moraux censés prendre en compte « les intérêts de toutes les parties prenantes », et de faire de la RSE au lieu de faire leur métier : investir le capital pour en tirer le maximum de rendement !

Sans doute les états ont-ils besoin d’être administrés de façon plus efficace et plus efficiente, mais l’efficacité et l’efficience sont des problèmes d’ingénieurs, pas d’hommes d’affaires !

Trump et Berlusconi

Donald Trump apparaît comme une caricature de l’homme d’affaires. Elle n’est pas sans rappeler les attitudes de patron qu’adoptait Silvio Berlusconi lorsqu’il dirigeait l’Italie. Ces deux personnages nous alertent sur les dangers du mélange des genres : prétendre gouverner un État comme on gouverne une entreprise, c’est souvent devenir un pitre grimaçant qui peut se permettre d’insulter ses partenaires. Ce n’est généralement pas ce que font les hommes d’affaires en ascension, qui restent discrets pour mieux réussir leurs coups. Berlusconi comme Trump ont accédé au pouvoir sur leur réputation de businessmen à succès. Une fois en politique, leur psychologie est restée bloquée dans une logique de pertes et profits.

Dans la Grèce antique, les personnages devenus trop puissants étaient ostracisés car on considérait qu’ils menaçaient l’ordre démocratique de la cité. Les États-Unis de Trump, comme l’Italie de Berlusconi, ont choisi d’avoir recours à des patrons vieillissants, censés rétablir l’ordre et la justice en transposant la logique des affaires à la réforme d’un État supposé corrompu par des élites décadentes. Leur réputation de milliardaire a fait office de preuve de leur compétence. Dommage que leur électorat ne se soit pas penché sur la façon dont ils ont bâti leur fortune.

Et en France ? Nos grands hommes d’affaires ont acheté la presse et les médias, financé des Think Tanks, aidé des présidentiables, mais pour l’instant, aucun n’a brigué la présidence. Nous sommes plutôt sujets à des transferts inversés : ce sont les hauts fonctionnaires et les membres des cabinets ministériels qui vont pantoufler dans nos grandes entreprises, comme ces jours-ci, Alexis Kohler à la Société Générale. C’est une autre forme de mélange des genres ou bien, pour parler comme Pierre Bourdieu, de transfert de capital d’un champ à un autre, comme si les enjeux et les règles du jeu étaient les mêmes : faire carrière ! Qu’on soit en Amérique ou en France, les élites passent leur temps à jouer au tennis sur un terrain de football, ou au football sur un terrain de tennis. Où est l’arbitre ?

The Conversation

Michel Villette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.05.2025 à 13:44

Comprendre le trumpisme au-delà de Trump

Jérôme Viala-Gaudefroy, Spécialiste de la politique américaine, Sciences Po

Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Sa réélection s’inscrit dans la droite ligne d’une évolution structurelle profonde de la société américaine, amorcée dès la fin de la guerre froide.
Texte intégral (1823 mots)

Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Sa réélection s’inscrit dans la droite ligne d’une évolution structurelle profonde de la société américaine, amorcée dès la fin de la guerre froide.

Un peu plus de cent jours après son retour à la Maison Blanche, le constat est sans appel : Donald Trump n’est plus le même président. Aux accents nationalistes et populistes de son premier mandat, s’ajoute désormais une dérive autoritaire assumée, sans précédent aux États-Unis. Il adopte aussi une vision néo-impériale de l’économie, dans un monde perçu comme un jeu à somme nulle fait de gagnants et de perdants. La coopération s’efface au profit d’une logique de domination, où seules la puissance et l’accumulation de richesse comptent.


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Ayant survécu à deux tentatives de destitution, à des procès multiples, des attaques politiques et à deux tentatives d’assassinat, Trump gouverne désormais en toute-puissance. Érigé en héros, en martyr, voire en figure messianique par ses partisans, il conçoit désormais la démocratie non comme un cadre à respecter, mais comme un simple instrument pour légitimer la conquête du pouvoir. Sa victoire électorale, sans appel cette fois, lui sert de justification pour rejeter toute contrainte institutionnelle.

Trois traits structurent sa gouvernance

Trois traits structurent sa gouvernance : la centralisation extrême du pouvoir exécutif, fondée sur la théorie controversée de « l’exécutif unitaire » ; la politisation de l’appareil judiciaire, utilisé pour régler des comptes ; et l’instrumentalisation du pouvoir fédéral pour s’attaquer aux contre-pouvoirs culturels, médiatiques et éducatifs. Sa méthode est celle du chaos : déstabiliser les adversaires, saturer l’espace médiatique, brouiller les normes démocratiques. Impulsif, réactif, gouvernant parfois au gré des émissions de Fox News ou des tendances sur Truth Social (la plateforme qu’il détient), le président a fait de l’instabilité une arme politique.

Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire

Mais Donald Trump n’est pas un accident de l’histoire. Si son élection en 2016 avait pu sembler improbable, sa réélection est le signe d’une évolution structurelle profonde que l’on peut faire remonter à la fin de la guerre froide.

La disparition de l’Urss, et donc d’un ennemi extérieur structurant, a réorienté la confrontation politique vers la désignation d’un ennemi intérieur. La guerre culturelle est devenue la nouvelle matrice idéologique du conflit.

Deux dynamiques majeures, souvent entremêlées, la nourrissent. D’un côté, une radicalisation religieuse animée par des courants nationalistes chrétiens – comme la Nouvelle Réforme apostolique – qui rejettent les évolutions sociétales et appellent à l’instauration d’une véritable théocratie. De l’autre, une crispation raciale, attisée par la peur du déclin démographique blanc et l’hostilité aux avancées en matière de droits civiques.

Une guerre culturelle

Dès les années 1990, Pat Buchanan annonçait cette mutation. Dans son discours à la convention républicaine de 1992, il déclarait :

« Une guerre culturelle est en cours pour l’âme de l’Amérique […] aussi cruciale que la guerre froide elle-même. »

Trop radical pour son époque, Buchanan prônait déjà une « Amérique blanche », chrétienne et conservatrice, opposée aux élites cosmopolites. Ses idées, marginalisées alors, ont préparé le terrain du trumpisme.

Newt Gingrich, président républicain de la Chambre des représentants de 1995 à 1999, a lui aussi joué un rôle central dans la transformation du parti conservateur et la vie politique américaine. Avec son initiative du « Contrat avec l’Amérique », il introduit une stratégie fondée sur l’affrontement permanent. Il fait notamment distribuer à tous les candidats républicains une brochure intitulée « Langage : un mécanisme clé de contrôle », qui énumère des mots valorisants à utiliser pour se décrire, et, ceux, fortement péjoratifs – comme « corrompus », « immoraux » ou « traîtres » – à employer pour discréditer les adversaires.

Cette rhétorique agressive a contribué à faire de l’opposition politique un ennemi, ouvrant ainsi la voie à une droite où la quête de victoire prime sur le respect des normes démocratiques.

Des mondes parallèles de désinformation et d’indignation

Parallèlement, l’émergence d’un nouvel écosystème médiatique a amplifié ces tensions. Avec la création de Fox News en 1996, l’explosion des talk-shows conservateurs, comme celui de l’animateur Rush Limbaugh dans les années 1990, puis des réseaux sociaux dans les années 2000, la droite états-unienne s’est dotée d’outils puissants pour radicaliser l’opinion.

Les bulles informationnelles, alimentées par les algorithmes enferment aujourd’hui les citoyens dans des mondes parallèles, où la désinformation et l’indignation l’emportent sur le débat rationnel. Ceci a contribué à la polarisation du paysage politique, voire de la société tout entière.

À cette recomposition idéologique et médiatique s’ajoute une crise plus large : celle du consensus néolibéral adopté après la guerre froide. Les promesses de prospérité ont laissé place à la désindustrialisation, aux inégalités croissantes et à un ressentiment profond. Les chocs successifs – du 11-Septembre à la crise financière de 2008, jusqu’à la pandémie de Covid-19 – et les guerres permanentes sans véritables victoires ont renforcé la défiance envers les élites.

La nostalgie d’une Amérique triomphante blanche, chrétienne et masculine

Trump incarne cette colère. Il promet la reconquête d’une Amérique idéalisée, l’effacement des avancées sociales récentes, et l’affirmation d’une identité nationale fondée sur la religion et la race. Son populisme est d’abord une réponse émotionnelle à un sentiment d’injustice, d’humiliation et de perte de repères.

Donald Trump n’est pas seulement un produit de la crise démocratique des États-Unis : il en est la cristallisation spectaculaire. Il incarne la synthèse des années 1990, décennie fondatrice du ressentiment identitaire, de la guerre culturelle et de la dérégulation médiatique. Hors norme, perçu comme un outsider, il n’a jamais été jugé comme un politicien traditionnel, mais comme l’incarnation d’un « self-made man », businessman à succès et vedette de téléréalité.

Sa parole, transgressive et provocatrice, fonctionne comme un retour du refoulé, y compris la cruauté et l’humiliation de l’adversaire. Elle est jouissive pour sa base, car elle bouscule les codes, piétine le politiquement correct et flatte le fantasme d’une reconquête identitaire.

Trump promet la puissance, la revanche, la nostalgie d’une Amérique triomphante blanche, chrétienne et masculine.

L’histoire n’est pas écrite

Et il n’est plus seul. Le soutien actif d’acteurs économiques et technologiques comme Elon Musk, désormais figure clé de la droite radicalisée sur le réseau X, renforce cette dynamique. Ensemble, ils ont dessiné les contours d’un nouveau pouvoir autoritaire culturel et numérique, où l’influence prime sur l’institutionnel.

Ce n’est pas seulement un homme que l’Amérique a élu à nouveau. C’est un style, une époque, et une vision du monde fondée sur la domination, la disruption et le rejet des règles. Toutefois, l’histoire n’est pas écrite : grisé par l’hubris et miné par l’incompétence, le trumpisme pourrait se fracasser contre le mur du réel, laissant derrière lui des conséquences pour les États-Unis comme pour le reste du monde.

The Conversation

Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

30.04.2025 à 17:28

Canonisation : être saint à l’heure d’Internet, le cas de Carlo Acutis

Allane Madanamoothoo, Associate Professor of Law, EDC Paris Business School

Carlo Acutis, décédé à 15 ans en 2006, sera bientôt proclamé saint. La canonisation du « cyber-apôtre » va-t-elle rafraîchir l'image de l'Église catholique ?
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Des enfants devant une représentation de Carlo Acutis tenant un ordinateur portable à la Covent Garden Corpus Christi Catholic Church, Londres. Diocèse de Westminster

Carlo Acutis va bientôt devenir le premier saint catholique issu de la génération des millenials. Comment comprendre l’engouement que suscite la figure de ce jeune geek qui évangélisait sa génération sur Internet ? Et qu’est-ce que « devenir saint » signifie exactement du point de vue de la doctrine catholique ?


Carlo Acutis, un jeune Italien né le 3 mai 1991 à Londres et décédé d’une leucémie foudroyante à l’âge de 15 ans, devait être canonisé à Rome le 27 avril dernier. La cérémonie a été reportée à un peu plus tard à cause du décès du pape François.

Surnommé « le saint patron du Web », « le cyber-apôtre » ou encore « l’influenceur de Dieu », il deviendra le premier saint catholique ayant vécu au XXIe siècle à l’exception du pape Jean Paul II, mort en 2005 et canonisé en 2014.

Mais comment devient-on un saint ? Combien y a-t-il de saints ? Qui sont-ils et sont-ils tous populaires ? Que signifie devenir saint à l’heure d’Internet ou du numérique ? Enfin, Carlo Acutis est-il un modèle pour les jeunes ?

Le procès de canonisation

Une personne est reconnue officiellement comme « sainte » au terme d’une procédure juridique rigoureuse appelée « procès de canonisation ». La décision de canonisation relève de l’autorité du pape, qui l’inscrit officiellement sur le Canon des saints – communément appelé « Catalogue des saints » – et permet qu’un culte universel lui soit rendu une fois la canonisation officialisée.


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Toutefois, l’apanage du souverain pontife dans la décision de canonisation n’a pas toujours existé. Pendant des siècles les personnes étaient désignées « saintes » par la vox populi. Leur sainteté était ensuite confirmée par l’évêque local. La première canonisation effectuée par un pape remonte au Xe siècle avec celle de l’évêque Ulrich d’Augsbourg, par Jean XV, le 4 juillet 993. Depuis le XIIIe siècle, la décision de canonisation est réservée au pape, avec la mise en place d’un vrai procès en canonisation.

Ce procès de canonisation – qui a connu différentes réformes au fil des siècles – se déroule en plusieurs étapes :

  • Au service de Dieu

L’ouverture de la Cause de canonisation du futur saint – une personne ayant une solide renommée de sainteté – débute en principe au bout de cinq ans au niveau du diocèse où a vécu le futur saint, après l’accord d’une autorité ecclésiastique compétente. Une enquête diocésaine est alors menée afin d’évaluer la réputation de sainteté de ce futur saint. Témoignages et preuves documentaires sont recueillis. À cette étape, le futur saint est appelé « serviteur de Dieu ». Après la clôture de l’enquête diocésaine, le dossier est transmis au Dicastère des causes des saints – anciennement, « Congrégation pour les causes des saints » –, à Rome.

  • La vénérabilité

Une fois le dossier parvenu au Dicastère, celui-ci examine le dossier de la Cause déjà instruite sur le fond et la forme. Puis il émet un jugement sur le fond de la Cause avant de la transmettre au pape. Si le pape reconnaît les vertus héroïques –- la foi, l’espérance, la charité, la force d’âme, la prudence, la tempérance et la justice – du « serviteur de Dieu », il signe le « décret d’héroïcité des vertus » et le déclare « vénérable ».

  • La béatification

Après la reconnaissance d’un premier miracle – dont le caractère inexplicable est reconnu et validé par des experts médicaux – à l’intercession du « vénérable », ce dernier est déclaré « bienheureux » par le pape. Pour rappel, un chrétien martyrisé (tué en haine de la foi) peut être déclaré « bienheureux » sans l’exigence d’un miracle.

  • La canonisation

L’attribution d’un second miracle à l’intercession du bienheureux ouvre la voie à la reconnaissance de sa sainteté après l’approbation du décret de sa canonisation par le pape. Celui-ci le proclame officiellement « saint » par un acte de canonisation qui a lieu au cours d’une cérémonie.

Notons que, sur les trois conditions requises pour être déclaré « saint » – l’héroïcité des vertus, l’ouverture de la Cause après cinq ans et l’accomplissement d’au moins deux miracles –, les deux dernières peuvent être exceptionnellement assouplies. En effet, l’ouverture de la Cause a été lancée avant la durée des cinq ans pour le pape Jean Paul II et Mère Teresa. L’exigence d’un premier miracle comme préliminaire à la canonisation n’a pas non plus été indispensable dans le cadre de la canonisation du pape Jean XXIII.

« À quoi sert la canonisation et quelles en sont les étapes », La Croix Africa.

Par ailleurs, il faut rappeler qu’il existe une autre forme de canonisation dite « équipollente » (« par équivalence ») - bien qu’elle soit rare. Moins formelle, elle ne nécessite pas de « procès » préalable. La procédure s’appuie sur la renommée des grâces obtenues par l’intercession de la personne. Celle-ci est déclarée « sainte » seulement sur un décret du pape et sans cérémonie particulière.

Enfin, il est important de préciser que la canonisation n’a pas pour objectif de « faire » d’une personne un saint mais de « reconnaître » sa sainteté.

Nombre, panorama et popularité des saints

En 2000 ans, l’Église compte près de 10 000 saints dont : des papes ((Jean Paul II, Jean XXIII, 2014)) ; des religieux et des religieuses (Antoine de Padoue (1232), Rita de Cascia (1900), Thérèse de Lisieux (1925), Maximilien Kolbe (1982), Padre Pio (2002), Mère Teresa (2016), Charles de Foucauld (2022)) ; des rois (Louis IX, 1297) ; des couples (Zélie et Louis Martin, 2015) ; des enfants (Jacinthe et François, 2000).

Durant son pontificat, le pape François aura canonisé 929 personnes (dont les 800 martyrs italiens d’Otrante canonisés en une seule fois en 2013).

« Saint-François d’Assise recevant les stigmates », Domínikos Theotokópoulos, dit le Greco (avant 1595). Musée des Beaux-Arts de Pau/Wikipedia

François d’Assise figure parmi les saints les plus populaires du monde entier. Né à Assise, en Italie, vers 1181, dans une riche famille de drapiers, il abandonne son ambition d’être adoubé chevalier à la suite d’un songe. Peu à peu, il change de vie. Il commence par aider les plus démunis, puis soigne les lépreux. Il ne comprend le sens réel de sa vocation qu’en 1208. En 1210, il fonde l’ordre des Frères mineurs, communément appelé ordre des Franciscains. François est également connu comme étant le premier saint à avoir reçu les stigmates de la crucifixion du Christ. Il est aussi considéré comme le précurseur du dialogue islamo-chrétien. Décédé en 1226, il est canonisé deux ans après sa mort par Grégoire IX. En 1979, Jean Paul II le proclame saint patron de l’écologie. Le pape François – de son vrai nom Jorge Mario Bergolio – avait d’ailleurs choisi « François » comme nom symbolique en référence à François d’Assise, connu comme le saint des pauvres.

Moins connue est la sainte Joséphine Bakhita. Née vers 1869 au Darfour (Soudan), elle est capturée durant son enfance en 1877. Vendue en tant qu’esclave à plusieurs reprises, elle finit par être achetée par le consul d’Italie qui l’emmènera avec lui à son retour au pays, en 1885, à sa demande. Elle y deviendra domestique dans une famille amie du consul. À la suite d’une action en justice intentée à son encontre par sa « maîtresse » à Venise – cette dernière prétendait détenir un droit de propriété sur sa personne –, Bakhita est officiellement affranchie grâce à une décision du 29 novembre 1889 rendue en sa faveur dans laquelle le Procureur du roi déclara :

« N’oubliez pas, Madame, que nous sommes ici en Italie où, Dieu merci, l’esclavage n’existe pas, seule la jeune fille peut décider de son sort avec une liberté absolue. »

Libre, elle embrasse la vie religieuse chez les Sœurs canossiennes à Venise. Décédée en 1947, elle est béatifiée en 1992 puis canonisée en 2000 par le pape Jean Paul II, devenant la première sainte soudanaise. En France, un livre poignant, Bakhita, de Véronique Olmi, a permis de mieux la connaître.

« Bakhita, de Véronique Olmi ou le parcours d’une esclave devenue sainte », TV 5 Monde.

Carlo Acutis, le cyber-apôtre : le premier saint millénial

Sans doute plus connu que Joséphine Bakhita mais pas encore aussi populaire que François d’Assise, Carlo Acutis est né dans une famille catholique non pratiquante. Selon sa mère, son fils était engagé dans de nombreuses activités caritatives en faveur des plus démunis et était habité par une foi précoce et profonde.

Passionné d’Internet, il met, à l’adolescence, ses connaissances d’informaticien au service de l’évangélisation à travers la création d’expositions numériques sur les miracles eucharistiques – la réelle présence du Christ dans l’eucharistie selon les croyants – et les apparitions de la Vierge Marie. D’où les surnoms de « saint patron du Web », « cyber-apôtre » ou encore « influenceur de Dieu » qui lui ont été attribués.

En 2020, Carlo est déclaré bienheureux à la suite de la reconnaissance d’un premier miracle par son intercession : la guérison d’un enfant atteint d’une déformation du pancréas. En 2024, un deuxième miracle lui ayant été attribué ouvre la voie à sa canonisation. Une jeune femme grièvement blessée et dont le pronostic vital est engagé guérit rapidement après que sa mère est allée se recueillir auprès de la tombe de Carlo en Assise. Il deviendra le premier saint millénial (génération Y) après sa canonisation par le successeur du pape François.

Carlo Acutis : un modèle pour les jeunes ?

L’évangélisation conduite par Carlo Acutis à travers ses expositions virtuelles, traduites dans plus d’une vingtaine de langues et accessible partout dans le monde, l’a rendu célèbre. En 2019, le pape François a fait son éloge dans son exhortation apostolique Christus Vivit, l’érigeant en modèle pour la jeunesse. Son histoire est également relayée sur différents réseaux sociaux (Facebook, Tiktok, Instagram, etc.) et est racontée dans des livres pour enfants et jeunes adultes. Sa popularité s’est accrue depuis l’ouverture de son procès en canonisation. Dans ce cadre, son corps, préalablement transféré à Assise, lieu de pèlerinage pour les fidèles du monde entier, a été exhumé et exposé à la vénération des fidèles, vêtu d’un jean, d’un sweat de sport et de baskets, « uniforme » habituel des adolescents.

La dépouille de Carlo Acutis est exposée au-dessus de sa tombe au sanctuaire de la Spoliation à Assise, Italie. Dulceridentem/Wikipedia, CC BY-NC-SA

En faisant l’éloge de Carlo, le pape François a sans doute aussi voulu promouvoir une nouvelle figure de sainteté et dépoussiérer l’image des saints traditionnels de l’Église et ayant vécu à d’autres époques. Avec sa canonisation, la sainteté ne relève plus du passé mais du présent. En ayant eu une adresse mail, un portable ou encore un ordinateur, Carlo apparaît ainsi comme un (futur) modèle de saint moderne et accessible à la génération connectée.

Pour Clément Barré, prêtre du diocèse de Bordeaux, il ne faut néanmoins pas s’arrêter à sa modernité car cela risque de masquer l’essentiel : « son témoignage eucharistique radical qui transcende les catégories d’âge ». Par ailleurs, il souligne également qu’il est important de ne pas le cantonner au rôle de « Saint des jeunes », puisqu’un adulte ou un senior peut aussi être interpellé par le style d’évangélisation de Carlo…

The Conversation

Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:30

Trump face aux juges : le bras de fer

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s’en prend avec virulence aux juges, qu’il accuse de s’opposer à sa volonté par parti pris politique. Mais ceux-ci refusent de plier.
Texte intégral (3065 mots)

Selon Donald Trump, les décisions rendues contre ses décrets les plus controversés s’expliquent par le fait que les juges ayant pris ces décisions seraient tous de gauche et déterminés à l’empêcher de mettre en œuvre le programme pour lequel il a été élu. Des accusations qui ne résistent pas à l’examen : en réalité, les juges tentent d’exercer leur rôle de contre-pouvoir face à un exécutif qui considère les lois du pays, et même la Constitution, comme des obstacles irritants et injustifiés.


Pendant quarante ans, Donald Trump a eu des dizaines de démêlés avec la justice. Jusqu’en 2020, il apparaissait comme un justiciable difficile guidé par Roy Cohn, son avocat sans scrupule ; mais après sa défaite à la présidentielle de novembre 2020, il a basculé dans une dénonciation violente, systématique et populiste du système judiciaire.

Alors que 60 juges différents ont conclu à l’absence de fraude électorale et estimé que la victoire de Joe Biden ne souffrait d’aucune contestation, le perdant s’est lancé dans de multiples diatribes accusant les juges d’être des « gauchistes » maladivement hostiles à sa personne. Poursuivi au niveau fédéral pour des faits graves (ses tentatives de s’opposer à la certification des résultats de l’élection de novembre 2020 et la conservation à son domicile privé de Floride de documents classés secret défense) ainsi qu’au niveau des États (deux affaires pénales et plusieurs au civil, pour fraude financière, harcèlement et diffamation), Trump passe aux insultes et menaces contre les procureurs qui osent le poursuivre et contre les magistrats qui se prononcent sur les diverses motions fantaisistes et manœuvres spécieuses de ses avocats.

Mais grâce à ses habituelles manœuvres dilatoires et à l’aide d’une juge nommée par lui (Aileen Cannon en Floride) et l’appui de la Cour suprême (rappelons que durant son premier mandat, il a nommé au sein de ce cénacle de neuf juges trois juges très conservateurs), il n’est condamné que dans une affaire mineure à New York – l’affaire Stormy Daniels – dans laquelle le juge, en raison de son élection, a renoncé à prononcer une peine.

Sa réélection en novembre 2024 annonçait une nouvelle salve d’attaques contre les institutions judiciaires du pays ; et au bout de cent jours, on peut constater que le bras de fer est bel et bien enclenché.

Le pouvoir judiciaire, cible de toutes les attaques

Depuis son retour à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025, Trump a signé plus de 130 décrets dont bon nombre sont contraires à la loi : limogeages massifs de fonctionnaires, gel des subventions fédérales aux agences et aux États ou à la Constitution par la tentative de mettre fin au droit du sol sans amendement à la Loi fondamentale. Ce qui a suscité une avalanche de référés et d’actions en justice afin d’éviter le « préjudice irréparable », qui est le critère d’intervention des juridictions en procédure d’urgence.


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Une soixantaine de juges a déjà statué contre Trump, suspendant l’application de plusieurs décrets, exigeant la réintégration de fonctionnaires limogés en violation de leurs droits, la levée du gel sur les sommes votées par le Congrès et destinées à certaines agences dont l’agence de développement international Usaid, ou encore l’interdiction temporaire (par la Cour suprême) de la poursuite des expulsions vers le Venezuela en vertu de la loi sur les ennemis étrangers (Alien Ennemies Act).


À lire aussi : Trump et la lutte contre les migrants : ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire… et ce qu’il peut faire


Il est difficile de s’y retrouver car, souvent, les recours sont intentés devant plusieurs juges et, selon les cas, la décision émane d’un juge de première instance, d’une cour d’appel ou même de la Cour suprême, saisie en procédure d’urgence, qui a déjà statué plusieurs fois en matière d’immigration en particulier.

Trump est entouré de radicaux extrémistes partisans de la doctrine de l’exécutif unitaire (c’est-à-dire favorables à un pouvoir exécutif tout-puissant), qui le poussent à ne pas se plier aux décisions de justice et qui inondent les réseaux sociaux de critiques et de menaces de mise en accusation et de destitution de ces juges.

Pourtant, tous ne sont pas des « juges Obama » ou d’affreux gauchistes, loin de là. Bon nombre ont été nommés par Ronald Reagan (John C. Coughenour), par George W. Bush ou par Trump lui-même (Carl J. Nichols). Le juge James E. Boasberg, au centre du contentieux sur l’expulsion d’immigrés vers l’Amérique latine, a été nommé en 2002 par George W. Bush à la Cour supérieure du district de Columbia, puis promu par Obama ; le très respecté juge J. Harvie Wilkinson a, quant à lui, été nommé en 1984 par Ronald Reagan à la Cour d’appel du quatrième circuit, où il siège depuis quarante ans.

Le fait qu’il faille « préciser » le cursus d’un juge afin de justifier ses décisions est d’ailleurs en soi un signe de la polarisation doublée de désinformation qui caractérise les États-Unis aujourd’hui. Tâche quasi impossible quand une juriste accomplie, comme la juge Paula Xinis, nommée en 2015, donc par Obama, rend une décision rejetant l’expulsion d’un immigré salvadorien, pourtant fondée sur le droit et non sur ses opinions personnelles. Le juge Engelmayer, nommé par Obama, qui a refusé à Elon Musk l’accès aux données privées et confidentielles du Trésor, a même été accusé de « fomenter un coup d’État contre le gouvernement élu », tweet repris par de nombreux abonnés et retweeté par Musk.

Post d’Elon Musk sur X, 8 février 2025.

Selon les membres de l’administration, les commentateurs de Fox News et les troupes Maga (Make America Great Again), ces juges sont des activistes qui n’auraient pas le droit de s’opposer à l’action « légitime » du président. C’est ce qu’a déclaré le vice-président J. D. Vance, qui, dès 2021, citait le 7e président Andrew Jackson, furieux d’une décision rendue par la Cour suprême de l’époque, qui aurait déclaré : « Le président de la Cour a rendu sa décision. Qu’il se débrouille maintenant pour la faire appliquer. »

Depuis qu’il est redevenu président, Trump dispose du soutien logistique et de la chambre d’écho de cette blogoshère de droite qui répercute critiques, accusations et demandes de destitution afin de délégitimer le pouvoir judiciaire et, par la répétition permanente, d’acclimater l’idée que les juges sont des militants de gauche empêchant le président de faire ce que lui ont demandé des électeurs qui lui ont offert en novembre dernier « une victoire écrasante » – en fait, un peu plus de 49 % des suffrages.

Ces accusations sont un bel exemple des retournements de logique dont Trump est passé maître. Ce sont les juges qui violeraient la Constitution et mettraient la démocratie en danger en s’opposant au chef de l’État. Trump et ses alliés cherchent à réécrire l’histoire de façon à inscrire leurs assauts contre le système judiciaire dans la lignée d’autres présidents, notamment le démocrate Franklin D. Roosevelt (en fonctions de 1932 à 1945). Ce dernier, confronté à l’opposition systématique de la Cour qui invalidait les lois du New Deal, avait envisagé d’y ajouter quelques membres. Devant l’opposition unanime des républicains et des démocrates, Roosevelt avait dû renoncer à son projet ; mais les juges de la Cour suprême avaient finalement évolué. Ce qui confirme que la Cour ne peut durablement être trop en avance (comme elle le fut, dans les années 1960, quand elle a jugé la ségrégation inconstitutionnelle et qu’elle a renforcé les droits civiques et les libertés individuelles) ou en retard (comme à l’époque du New Deal et, peut-être, actuellement) sur l’opinion majoritaire dans le pays.

Deux inconnues majeures subsistent : que fera la Cour suprême en dernier ressort ? Et l’administration Trump se pliera-t-elle à ses décisions ?

Menaces et intimidations inacceptables dans un État de droit

Trump et ses affidés ont menacé plusieurs juges de destitution. Il avait, dès 2017, déjà appelé à celle du juge Curiel – d’origine mexicaine mais né aux États-Unis – qu’il accusait d’être « un Mexicain qui le haïssait à cause du mur de frontière ».

En 2023, Trump a réclamé la destitution du juge Engoron, appelé à se prononcer sur les pratiques de fraude financière massive au sein de l’empire Trump. Les juges fédéraux, nommés à vie, peuvent faire l’objet de la même procédure de mise en accusation que le président en cas de « trahison, corruption ou autres faits graves ».

Au cours de l’histoire des États-Unis, seuls 15 juges ont été mis en accusation par la Chambre et seulement huit ont été destitués par le Sénat — pour alcoolisme ou fraude fiscale, mais pas pour la teneur de leurs décisions. En d’autres termes, cette procédure exceptionnelle n’a jamais été et ne saurait être mise en œuvre en cas de désaccord avec les décisions rendues par le juge.

C’est ce qu’a souligné le président de la Cour suprême, John Roberts, le 19 mars dernier, intervenant une nouvelle fois dans le débat pour rappeler qu’en cas de désaccord avec une décision, il y a la voie normale de l’appel.

Or, il est difficile de ranger John Roberts parmi les « gauchistes » : c’est lui qui a, entre autres, accordé une immunité quasi totale à Donald Trump dans la décision rendue par la Cour, le 1er juillet 2024.


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Son intervention est bien un signe de la gravité de la situation. Le président de la Cour suprême se sent obligé de rappeler l’indépendance de la justice, les juges ne pouvant être l’objet de menaces, de pressions et d’accusations diverses de la part des membres de l’administration et de la blogoshère de droite.

Le Chief Justice Roberts avait déjà repris le président Trump en 2018, lui expliquant qu’il n’y avait pas de « juges Obama » ou de « juges Trump », mais des juges compétents et dévoués qui font de leur mieux pour appliquer le droit en toute justice. Puis, dans son rapport annuel, rendu le 31 décembre 2024, le président de la Cour avait dénoncé les attaques personnelles visant les juges :

« La violence, l’intimidation et la défiance sont totalement inacceptables, car elles minent notre république et la primauté du droit. »

Ces menaces sont effectivement inacceptables dans un État de droit et dans un système où les contre-pouvoirs fonctionnent, mais elles mettent le doigt sur une vraie difficulté. Le pouvoir judiciaire a été créé comme étant « le plus faible », expliquait Alexander Hamilton dans le Fédéraliste. Il ne dispose ni de l’épée (l’exécutif) ni du porte-monnaie (le législatif). Dès lors, si l’exécutif viole la loi ou la Constitution et refuse d’exécuter ses décisions lui ordonnant d’agir ou de ne pas agir, il n’y a pas grand-chose que le pouvoir judiciaire puisse faire de lui-même.

Quels contre-pouvoirs ?

La Cour suprême a accepté plusieurs saisines en urgence et a rendu plusieurs décisions temporaires et nuancées dans les affaires d’expulsion de migrants vers le Venezuela, mais qui ont été présentées par l’administration Trump comme des victoires politiques. Sur le fond, il n’est pas certain qu’elle invalide certains des actes du président, y compris le décret, clairement inconstitutionnel, qui prétend abolir le droit du sol sans amender la Constitution. Peut-être pour éviter une crise constitutionnelle dans l’hypothèse où l’administration refuserait de se plier à ses décisions.

Le Congrès est pour le moment aux ordres, mais il semble se réveiller sur la question des droits de douane : plusieurs sénateurs républicains ont tenté de revenir sur les habituelles délégations de pouvoir au président en matière de politique commerciale. La résolution bipartisane en ce sens n’a aucune chance d’être adoptée, mais c’est un signal fort qui montre que les élus ont entendu le mécontentement des citoyens. Or, les élections de mi-mandat (Midterms) auront lieu en novembre 2026, et une bonne partie des élus se présenteront de nouveau. Au cours des deux années à venir, le Congrès pourrait bloquer de nombreuses velléités autoritaires du président.

Aux États-Unis, les sursauts viennent toujours de la base et du peuple. C’est à l’opinion publique de pousser les élus à agir, d’inciter la Cour suprême à jouer son rôle de contre-pouvoir et de garant de la Constitution et des libertés, et de faire comprendre à l’administration Trump qu’elle doit respecter la Constitution et les valeurs de la primauté du droit (Rule of Law).

The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.04.2025 à 17:30

Reconnaissance de l’État de Palestine par la France : une décision symbolique et tardive

Insaf Rezagui, Université Paris Cité

Reconnaître la Palestine : c’est un projet qu’Emmanuel Macron a récemment dévoilé. Mais qu’est-ce que cette formule implique réellement ?
Texte intégral (2164 mots)

La France pourrait reconnaître la Palestine au mois de juin prochain. Mais cette reconnaissance ne se produira que si l’Arabie saoudite, dans le même temps, reconnaît Israël, ce qui reste incertain. Dans tous les cas de figure, une reconnaissance officielle, en soi, tient avant tout du symbole dès lors qu’elle ne s’accompagne pas de mesures concrètes.


Le 9 avril dernier, Emmanuel Macron a annoncé que la France pourrait reconnaître l’État de Palestine en juin prochain, à l’occasion d’une conférence qui se tiendra au siège des Nations unies à New York et qui sera co-présidée par la France et l’Arabie saoudite. Il plaide pour une reconnaissance groupée, encourageant d’autres États occidentaux à s’associer à cette démarche. Toutefois, cette initiative reste conditionnée à une reconnaissance d’Israël par l’Arabie saoudite, s’inspirant des accords de normalisation conclus en 2020 entre certains États arabes (Maroc, Soudan, Émirats arabes unis, Bahreïn) et l’État israélien.

Cette annonce intervient alors qu’Israël a unilatéralement rompu, le 17 mars, la trêve qui était en vigueur à Gaza depuis le 19 janvier. Depuis la reprise de la guerre, les bombardements de l’armée israélienne ont causé la mort de près de 1 700 Palestiniens.

Avec cette reconnaissance annoncée, le président français entend accroître la pression sur le gouvernement israélien afin de parvenir à une nouvelle trêve et de relancer la perspective de la solution à deux États défendue aujourd'hui notamment par l’Union européenne - et prévue rappelons-le dès 1947 par la résolution 181 (II) du l'ONU - une perspective qui semble fragilisée par la réalité coloniale sur le terrain, où l’autorité israélienne contrôle l’intégralité du territoire palestinien de la mer Méditerranée au fleuve Jourdain.

Une reconnaissance symbolique et tardive

En droit international, l’existence d’un État ne dépend pas de sa reconnaissance par d’autres, dès lors qu’il remplit les critères constitutifs de l’État : un gouvernement, un territoire, une population et la souveraineté, c’est-à-dire l’indépendance. La Palestine a proclamé son indépendance en novembre 1988 et, depuis, elle participe activement à la vie internationale. Elle est reconnue par 147 des 193 États membres de l’ONU, a adhéré à près de 100 traités multilatéraux, est membre de 21 organisations internationales et bénéficie du statut d’observateur dans de nombreuses autres.

Cependant, et c’est là tout l’enjeu, l’existence de l’État palestinien sur le terrain est empêchée par un fait internationalement illicite, reconnu comme tel le 19 juillet dernier par la Cour internationale de justice (CIJ) : l’occupation militaire israélienne, qui prend aujourd’hui la forme d’une annexion d’une large partie du territoire palestinien.

La reconnaissance doit donc être distinguée de l’existence d’un État. Selon la définition de l’Institut de droit international dans sa résolution de 1936, la reconnaissance est « l’acte libre par lequel un ou plusieurs États constatent l’existence sur un territoire déterminé d’une société humaine politiquement organisée, indépendante de tout autre État existant, capable d’observer les prescriptions du droit international et manifestent en conséquence leur volonté de la considérer comme membre de la Communauté internationale ».

La reconnaissance revêt un caractère essentiellement symbolique, dans la mesure où elle a une valeur déclarative et non constitutive. Aucune forme particulière n’est requise pour procéder à une reconnaissance : elle peut résulter d’un acte officiel, tel qu’un décret, ou de la combinaison de plusieurs éléments attestant de cette volonté.

En réalité, la France reconnaît déjà de facto l’État de Palestine. Cette reconnaissance découle d’une série de prises de position officielles, de déclarations, de votes favorables au sein des organisations internationales et de pratiques diplomatiques. Ainsi, la France a systématiquement soutenu les résolutions visant à renforcer le statut juridique de la Palestine à l’ONU. Elle a voté en faveur de son admission comme État membre à l’Unesco en octobre 2011, puis soutenu la résolution de l’Assemblée générale du 29 novembre 2012 attribuant à la Palestine le statut d’État non membre observateur.

Plus récemment, le 10 mai 2024, elle a voté pour l’admission de l’État de Palestine à l’ONU et, le 18 septembre dernier, elle a appuyé la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU dans laquelle l’organe onusien appelait les États à favoriser la réalisation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, ce qui implique une reconnaissance de la Palestine.

Par ailleurs, la représentante de la Palestine en France a le rang d’ambassadrice et la France entretient avec l’Autorité palestinienne des relations diplomatiques, politiques et économiques significatives. Elle dispose également d’un consulat à Jérusalem en charge des relations avec la population palestinienne. En somme, les faits attestent déjà d’une reconnaissance de l’État de Palestine par la France.

Une reconnaissance sans portée réelle faute de mesures concrètes

C’est pourquoi l’annonce d’Emmanuel Macron, qui intervient tardivement alors que, nous l’avons dit, 147 États – parmi lesquels l’Espagne, l’Irlande, la Suède ou encore la Norvège – reconnaissent déjà la Palestine, s’apparente avant tout à une manœuvre diplomatique visant à accentuer la pression sur le gouvernement israélien. Elle demeure par ailleurs incertaine, car elle ne se produira que si l’Arabie saoudite reconnaît Israël. Or, si des discussions informelles en vue d’une normalisation étaient en cours entre les deux pays avant le 7 octobre 2023, la guerre à Gaza rebat les cartes, l’Arabie saoudite ne pouvant faire fi de son opinion publique qui reste largement acquise à la cause palestinienne. Il apparaît donc peu probable que, aussi longtemps que la guerre à Gaza n’aura pas cessé, l’Arabie saoudite reconnaisse Israël (qui demeure non reconnu par une vingtaine d’États dans le monde).

Par ailleurs, le souhait de relancer la solution à deux États est plus utopique que jamais, dans la mesure où Israël rejette explicitement l’idée d’un État de Palestine en Palestine et que seules les autorités israéliennes contrôlent l’intégralité de la Palestine historique. La Cour internationale de justice a rappelé la réalité de l’occupation israélienne et la forme qu’elle prend actuellement dans sa décision du 19 juillet dernier : accentuation des colonies de peuplement, dépossession massive des terres, accaparement des ressources naturelles palestiniennes au profit des colons, augmentation des violences des colons contre les Palestiniens, situation pouvant être qualifiée de ségrégation raciale et d’apartheid, etc. Cette réalité coloniale laisse peu de place à toute perspective d’un État de Palestine.

De plus, en juillet dernier, la Knesset, le Parlement israélien, a adopté une résolution transpartisane rejetant toute reconnaissance de l’État de Palestine. Cette position contrevient au droit international, en particulier au droit à l’autodétermination des Palestiniens, peuple colonisé. Dans son avis du 19 juillet 2024, la CIJ a rappelé que le sort d’un peuple colonisé ne saurait être soumis à la volonté de la puissance occupante. Par conséquent, la mise en œuvre du droit à l’autodétermination ne peut en aucun cas être conditionnée à la tenue de négociations politiques entre Palestiniens et Israéliens, comme le soutiennent certains États occidentaux, dont la France.

Dans ce contexte, toute reconnaissance demeure symbolique si elle ne s’accompagne pas de l’adoption de mesures concrètes. Dans une résolution adoptée en septembre 2024, l’Assemblée générale de l’ONU avait rappelé les mesures que les États devaient adopter pour permettre la réalisation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien : « ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation » d’occupation ; faire la distinction « dans leurs échanges en la matière, entre Israël et le Territoire palestinien occupé » ; cesser « la fourniture ou le transfert d’armes, de munitions et de matériels connexes à Israël » qui pourraient être utilisés en Palestine ; prohiber « l’importation de tout produit provenant des colonies » ; respecter les trois ordonnances de la Cour internationale de justice rendues dans la procédure engagée par l’Afrique du Sud contre l'État d’Israël au titre de la convention internationale contre le génocide, etc.

Rappelons également que la France doit respecter ses obligations de membre de la Cour pénale internationale (CPI). Elle a notamment l’obligation de coopérer avec la Cour dans la mise en œuvre des mandats d’arrêt que celle-ci a émis contre Nétanyahou et son ancien ministre de la défense Yoav Gallant. Or, elle a récemment autorisé le survol de son territoire par un avion transportant le premier ministre israélien, ce qui constitue un manquement aux obligations qui lui incombent en vertu du Statut de Rome.

Déjà en novembre dernier, la France avait affirmé que Benyamin Nétanyahou devait pouvoir bénéficier des immunités reconnues aux chefs d’État des pays non parties à la CPI, adoptant une position contraire aux exigences de l’article 27 du Statut de Rome, lequel précise qu’il ne peut y avoir d’immunités devant la Cour, son Statut s’appliquant « à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle ». D’ailleurs, la France a toujours affirmé qu’elle mettrait en œuvre le mandat d’arrêt de la CPI émis contre Vladimir Poutine, alors que, tout comme Benyamin Nétanyahou (chef de gouvernement), il est le chef d’un État non partie à la Cour. Cette position renforce les accusations de « deux poids-deux mesures » souvent exprimées à l’encontre de Paris.

En faisant du droit international une variable d’ajustement de sa politique étrangère, la France est devenue inaudible dans ce conflit. Il est contradictoire de vouloir reconnaître l’État de Palestine tout en manquant à ses obligations juridiques. Répétons-le : une telle reconnaissance, symbolique en l’état, ne risque pas de produire beaucoup d’effets si elle n’est pas accompagnée de mesures concrètes.

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28.04.2025 à 17:26

Pourquoi une guerre nucléaire est (presque) impossible en Europe

Laurent Vilaine, Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES - UCLy (Lyon Catholic University)

L’utilisation de l’arme nucléaire aurait des conséquences si catastrophiques, non seulement pour les pays ciblés, mais aussi pour ceux qui l’emploieraient en premier, qu’elle semble hautement improbable.
Texte intégral (2835 mots)

L’arme nucléaire, du fait des conséquences désastreuses qu’entraînerait son emploi, est vouée à rester un élément de dissuasion. Si la menace du recours à cette arme ultime est fréquemment brandie côté russe, il n’en demeure pas moins que les responsables au Kremlin ont pleinement conscience des coûts pratiquement incalculables qu’une telle décision engendrerait. Pour autant, si le pire n’est jamais certain, il n’est jamais à exclure totalement.


La situation géopolitique extrêmement perturbée aux marches du continent européen remet sur le devant de la scène l’arme nucléaire. Les menaces explicites ou implicites de son utilisation contre un pays de l’Union européenne (UE) ou contre l’Ukraine, exprimées par Vladimir Poutine, la proposition d’extension de l’arsenal nucléaire français à d’autres États européens, avancée par Emmanuel Macron, et le questionnement sur la crédibilité des armes nucléaires américaines présentes en Europe : le contexte invite à s’interroger sur le risque qu’une arme nucléaire soit employée sur le continent, voire sur la possibilité qu’éclate une guerre nucléaire à grande échelle.


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L’arme nucléaire, un moyen essentiellement politique

Depuis leur apparition en 1945, depuis Hiroshima et Nagasaki, les armes nucléaires occupent une place à part dans l’arsenal mondial. Si elles sont la quasi représentation du Mal absolu, de la destruction complète de pays, de continents voire de l’humanité entière, elles ne constituent pas des armes d’emploi. En effet, à partir de 1949, quand les Soviétiques ont à leur tour acquis l’arme atomique, cette dernière est devenue une arme dite de non-emploi, une arme politique, symbolique et stratégique. Une arme de dissuasion. Sa modernisation continue a pour fonction première d’augmenter son efficacité justement pour la rendre plus dissuasive, plus crédible face à un adversaire agressif. Elle est conçue pour ne pas être utilisée.

Le fondement de la dissuasion nucléaire est bien connu : un adversaire doté de l’arme nucléaire n’attaquera pas un pays nucléaire ou un pays sous protection nucléaire, car il aura la certitude d’être détruit en retour. Dit de manière plus cynique, l’attaque n’a aucun intérêt, car elle n’engendre aucun gain pour celui qui frappe en premier.

La « paix nucléaire », centrale au temps de la guerre froide, n’a jamais cessé d’être, mais devient un concept plus prégnant depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Si cette forme de paix armée a été efficace depuis 1949, elle constitue par construction un équilibre instable, fondé non pas sur l’amour de la paix mais sur la peur et le calcul. En Europe, continent où plusieurs puissances sont dotées (la Russie, la France, le Royaume-Uni et les armes américaines disposées dans plusieurs pays européens), cet équilibre est d’autant plus décisif.

L’Europe, un théâtre trop risqué pour un agresseur

Les caractéristiques de notre continent – sa densité, son urbanisation, ses pays membres stratégiquement et militairement connectés – sont telles qu’une attaque nucléaire de la Russie, même limitée, si tant est que ce mot ait un sens en matière nucléaire, entraînerait des conséquences incalculables au sens premier du terme en matière politique, humanitaire, économique et écologique.


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Compte tenu de l’espace relativement restreint que constitue l’Europe, toute frappe sur le continent ne pourrait qu’être perçue comme menaçante de manière existentielle pour tous les autres pays. Une telle perspective est politiquement et stratégiquement insoutenable pour les pays européens.

Effet supposé d’un emploi de la Tsar-Bomba russe (57 mégatonnes) sur la région parisienne : le cercle rouge (rayon de 35 km) correspond à la zone de destruction complète. Nasa, CC BY-ND

Il est d’ailleurs remarquable de constater que les menaces plus ou moins explicites de Vladimir Poutine sur l’éventualité de l’usage nucléaire en réponse au soutien occidental de l’Ukraine sont restées lettre morte. Certes, l’Europe reste exposée aux surenchères stratégiques russes, mais la ligne rouge nucléaire n’a pas été franchie.

Le rôle dissuasif de l’Otan

Si l’arsenal français, strictement indépendant en termes d’emploi a joué un rôle dans ce constat, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) joue un rôle décisif dans la décision du président russe de ne pas monter aux extrêmes. Si ce dernier a attaqué l’Ukraine dans le cadre de ce qui peut être appelé une « sanctuarisation agressive », il ne peut menacer un pays voisin membre de l’Otan, en vertu de l’article 5 de son traité qui stipule que toute attaque contre un pays membre constitue une attaque contre l’ensemble de l’Organisation.

Si l’article 5 n’engendre pas une réponse militaire automatique de la part de l’Otan, contrairement à ce qu’on peut entendre souvent, il est quasiment certain, et le plus important est que cela soit aussi quasiment certain dans l’esprit de la direction russe, qu’une attaque nucléaire entraînerait une riposte nucléaire. Nous sommes ici au cœur du phénomène dissuasif.

Néanmoins, le désengagement progressif des États-Unis sous l’administration Trump et ses déclarations anti-européennes voire anti-otaniennes affaiblissent par nature le caractère dissuasif de cette organisation, ce qui doit impérativement pousser les pays européens à renforcer leurs propres capacités de dissuasion, à la fois conventionnelles et nucléaires.

L’arme nucléaire tactique est en fait stratégique

Une éventualité parfois évoquée est que la Russie utilise des armes nucléaires dites « du champ de bataille », de faible puissance, calibrées pour détruire des concentrations de forces adverses, afin de pouvoir dégager un espace permettant de développer une offensive. Une telle utilisation « limitée » serait d’une nature telle qu’elle n’engendrerait pas une riposte des pays de l’Otan.

Nous ne croyons pas à un tel scénario. Même tactique, c’est-à-dire de faible puissance, une arme nucléaire provoque de tels effets de souffle, de chaleur, de radiation, d’impulsion électromagnétique, de panique sociale et d’insécurisation des pays voisins qu’une seule frappe de ce type ne pourrait pousser qu’à l’escalade dont le paroxysme serait une confrontation nucléaire.

Au demeurant, l’évocation répétée, et jamais suivie d’effets, par la direction russe d’un recours au nucléaire tactique est une démonstration claire du caractère escalatoire d’une arme nucléaire de faible puissance – même si la réticence de Moscou à employer de tels moyens peut aussi être partiellement attribuée au fait que les Chinois ont fait comprendre aux Russes qu’ils étaient absolument opposés à tout usage du nucléaire et au fait que l’administration Biden, il n’y a pas si longtemps, a clairement fait savoir au Kremlin qu’un tel développement entraînerait une riposte américaine massive sur les forces russes.

Le coût politique et diplomatique pour le pays agresseur

Indépendamment du champ militaire, l’usage par la Russie de l’arme nucléaire aurait un coût immense en matière politique et diplomatique.

Il est fort probable que compte tenu de l’énormité des conséquences d’une frappe nucléaire, un pays qui lancerait une telle initiative deviendrait indéfendable pour ses propres amis ou pour les pays neutres.

Un tel pays perdrait sa légitimité internationale. Il verrait fort probablement les sanctions économiques de toute part s’abattre sur son économie. Dans un monde où l’image et la réputation façonnent les alliances, aucun acteur réaliste ne prendrait le risque d’un tel isolement, a fortiori la Russie, à l’économie peu performante.

L’emploi de l’arme nucléaire ne dépend pas du seul Poutine

Malgré les menaces récurrentes de la direction russe, l’usage de son arsenal nucléaire, comme c’est d’ailleurs le cas de tous les pays dotés, à l’exception peut-être de la Corée du Nord, reste soumis à des procédures strictes. Le président, bien que central dans la chaîne de commandement, n’agit pas seul. Le contrôle des clés nucléaires implique plusieurs étapes.

Il n’est pas acquis que l’ensemble de la chaîne décisionnelle menant à une frappe nucléaire suive son président, a fortiori dans un système russe souvent décrit comme mafieux, où les hautes autorités ont, non seulement, à redouter les effets directs d’une escalade militaire, mais également les effets qu’aurait une escalade sur leurs biens, souvent colossaux.

Il n’est pas exclu également que certains membres de la chaîne décisionnelle puissent bloquer une décision de frappe pour des raisons politiques ou morales.

La question chinoise

Le déclenchement d’une escalade nucléaire par la Russie aurait des conséquences majeures sur la distribution du pouvoir sur la planète. Un conflit nucléaire en Europe pourrait être une opportunité majeure pour la Chine, même si son économie mondialisée en pâtirait. En effet, un effondrement de l’Europe couplé à un affaiblissement des États-Unis et de la Russie dans le pire des scénarios pourrait faire de la Chine la seule puissance intacte sans avoir eu à prendre part au conflit. Cette perspective, insoutenable pour les Européens, les Américains, mais également les Russes, est de nature à freiner toute tentation de dérapage nucléaire.

Nous venons de le constater, une guerre nucléaire en Europe demeure hautement improbable. Il ne s’agit pas ici de morale, bien qu’il ne soit pas illégitime de penser que les dirigeants mondiaux en possèdent une, mais plutôt de lucidité. La terreur mutuelle, le jeu des alliances, les conséquences de différentes natures, les risques d’escalades incontrôlées et la position d’attente de la Chine rendent l’usage de l’arme nucléaire peu opérant.

La capacité destructrice de l’arme, son caractère de menace existentielle pour un continent voire pour toute l’humanité ne peuvent servir des intérêts rationnels, ne peut valider des calculs avantageux pour l’une des parties.

Peut-on en conclure qu’une guerre nucléaire en Europe est absolument impossible ?

L’humain est un être à la fois rationnel et émotionnel. Certains scénarios d’usage de l’arme, certes improbables, peuvent être explorés. Ces scénarios constitueraient alors des situations de rupture radicale où le rationnel serait supplanté par l’émotionnel sous la forme de la panique, du désespoir, de la perte de contrôle.

Il est possible d’imaginer un effondrement du régime autoritaire du président Poutine, provoquant l’indépendance de régions non russes dotées nucléairement et qui pourraient faire usage de l’arme. Un tel effondrement de la technostructure russe pourrait engendrer une rupture de la chaîne décisionnelle, amenant un acteur secondaire ou un chef militaire isolé à envisager une frappe, par calcul voire par folie.

Un autre scénario serait celui engageant le désespoir : face à un prochain effondrement économique l’empêchant de financer son économie de guerre, face à une éventuelle défaite militaire russe en Ukraine pour des raisons que nous ne voyons pas encore, la Russie pourrait envisager la menace comme existentielle, ce qui la pousserait à tenter le tout pour le tout, malgré la perspective d’une riposte dévastatrice.

Autre scénario, et l’histoire de la guerre froide nous le prouve, une guerre nucléaire pourrait être la résultante d’un malentendu technique ou d’un accident (lancement d’un missile par erreur, mauvaise interprétation de données radar, dysfonctionnement des systèmes d’alerte précoces entraînant une riposte automatique). Les grandes puissances ont bien entendu multiplié les systèmes de sécurité, mais une telle hypothèse a une probabilité non nulle.

Enfin, un retrait complet des garanties de sécurité ou un retrait américain de l’Europe, bien qu’improbable, pourrait conduire la direction russe à penser qu’une attaque nucléaire puisse être possible, négligeant de fait les arsenaux français et britannique.

Ces scénarios sont très peu probables. Alors oui, une guerre nucléaire est impossible en Europe… presque impossible. Ce « presque » nous entraîne néanmoins, Français et Européens, à cultiver notre vigilance stratégique, à user d’une diplomatie incessante et à se préparer à l’impensable même si le pire est hautement improbable.

The Conversation

Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.04.2025 à 16:58

États-Unis/Chine : désescalade ou déflagration ?

Sylvain Bellefontaine, Économiste senior, spécialiste des pays émergents et en développement et analyste risque pays, en charge de l'économie internationale, de la Chine, de la Turquie, du Mexique et du Nigeria, Agence Française de Développement (AFD)

La rivalité entre les deux grandes puissances mondiales débouchera-t-elle sur une confrontation à grande échelle ou sur un « super deal » ?
Texte intégral (3677 mots)

La guerre économique est en cours. Mais Donald Trump pourra-t-il persévérer dans la voie de la confrontation avec Pékin, étant donné les risques de déstabilisation économique et financière, une dépendance mutuelle a priori plus difficilement substituable pour les États-Unis et la détermination sans faille affichée par les autorités chinoises ?


Alors que le capitalisme mondialisé du gagnant-gagnant a laissé place à l’idée d’un « capitalisme de la finitude », du fait de la prise de conscience générale du caractère limité des ressources planétaires, la guerre commerciale, technologique et monétaire s’intensifie entre les États-Unis et la Chine. Et à ce stade, les dirigeants chinois apparaissent plus résolus à réagir que lors du premier mandat de Donald Trump.

Objectivement, les États-Unis ne sont pas en position de force sur tous les plans, ce qui pourrait les conduire à privilégier un « super deal » avec Pékin (cf. tableau infra). Néanmoins, dans un scénario d’escalade extrême des tensions sino-américaines, le risque est celui d’une déstabilisation majeure de l’ordre économique mondial, voire d’un basculement sur le terrain géopolitique et militaire.

Économies miroirs et miroir aux alouettes

La relation économique sino-états-unienne résume les grands déséquilibres macroéconomiques mondiaux, dans un jeu comptable à somme nulle, illustré par les positions extérieures nettes des deux pays. Ces déséquilibres peuvent perdurer ou se réguler graduellement par des ajustements coopératifs ou des évolutions non concertées mais convergentes des modèles économiques et de société. Aucune de ces options n’apparaît envisageable, à très court terme, compte tenu de l’escalade dans le rapport de force entre les États-Unis et la Chine.

Position extérieure nette (milliards de dollars, 2023)
Position extérieure nette (en milliards de dollars, 2023) FMI (DOTS), Fourni par l'auteur

Le projet de l’administration Trump est un miroir aux alouettes. D’une part, il prône une relocalisation des investissements et une réindustrialisation (qui prendraient au mieux des années) pour soutenir l’emploi et l’autonomie stratégique du pays, à travers une dépréciation du dollar « concertée avec les partenaires ». D’autre part, il cherche à maintenir l’hégémonie du dollar comme devise de réserve internationale, tout en préservant le modèle consumériste.


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Ce double objectif antinomique sur le dollar remet au goût du jour le dilemme de Triffin, matérialisé lors de la suspension de la convertibilité du dollar en or en 1971, en vertu duquel le dollar devait satisfaire deux objectifs inconciliables : la stabilité en tant qu’étalon de mesure pour les monnaies et les marchandises, et l’abondance en tant que moyen de règlement international et instrument de réserve.

Avec la menace de retrait des garanties de sécurité états-uniennes, les tarifs douaniers sont brandis comme une arme coercitive et de négociation envers le reste du monde vassalisé. À double emploi, ils sont aussi envisagés comme un moyen, au mieux très partiel, de substituer les taxes à l’importation aux impôts domestiques, rappelant les États-Unis du tournant du XXe siècle.


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Quant à la Chine, elle se présente avec ses certitudes sur sa puissance industrielle et exportatrice, déployant une stratégie fondée sur le triptyque représailles-adaptation-diversification. Mais des doutes existent quant à sa capacité à rééquilibrer son modèle de croissance vers la consommation, dans un contexte de sur-épargne accentuée par la morosité ambiante post-pandémie.

La crise immobilière, la déflation, l’endettement élevé (entreprises et collectivités locales), le ralentissement structurel de la croissance économique et le déclin démographique font poindre le spectre d’une « japonisation précoce ». Les similitudes avec la trajectoire du Japon pourraient même être renforcées par un éventuel nouvel accord sur les parités des devises comme celui du Plaza en 1985.

Commerce mondial : crises et fragmentations | Le dessous des cartes, ARTE (2023)

Les deux puissances systémiques mondiales s’affranchissent, chacune à sa manière, des justes règles de la concurrence et du commerce international. Les États-Unis jouissent (encore) du privilège exorbitant du dollar et de son pendant, à savoir l’extraterritorialité du droit américain. La Chine assure ses parts de marché mondiales (14 % au global et 22 % sur les biens manufacturés) en subventionnant ses secteurs stratégiques et en pratiquant une forme de dumping qui lui permet d’exporter ses surcapacités, aidée par le Renminbi, une devise chinoise jugée sous-évaluée par les autorités américaines, contrairement aux analyses du FMI.

La Chine, de fournisseur des États-Unis à concurrent direct

Depuis quatre décennies, la relation sino-américaine est passée de la coopération à la « coopétition », pour glisser à partir de 2018 et dangereusement en 2025 vers la confrontation, à mesure que la Chine basculait du statut d’atelier manufacturier de biens à faible valeur ajoutée à concurrent direct sur les biens et services innovants, technologiques, verts et à haute valeur ajoutée.

Au cœur de la « première révolution industrielle » chinoise des années 1980-2000, l’attractivité pour les investisseurs étrangers, notamment à travers le déploiement de zones économiques spéciales (zones franches) et les transferts de technologies, a laissé place à une économie quasi schumpetérienne de l’innovation. Cette « seconde révolution industrielle » a été renforcée par des objectifs de « sinisation » des chaînes de valeur, d’indépendance technologique ainsi que d’autosuffisance et de sécurisation énergétique et alimentaire.

OCDE/TIVA (calculs de l’auteur). Cliquer pour zoomer., Fourni par l'auteur

Traditionnel market maker sur le marché mondial des matières premières, des hydrocarbures aux produits agricoles, la Chine a très tôt pris conscience de l’importance des métaux critiques et stratégiques (dès les années 1980 pour les terres rares), domaine dans lequel elle dispose d’une position dominante, surtout en tant que transformateur avec une maîtrise complète de la chaîne de valeur.

En 2020, les produits manufacturés chinois généraient plus d’un tiers de la valeur ajoutée dans le commerce mondial de biens manufacturés. En 2022, 56 % des robots industriels installés dans le monde l’ont été en Chine et 45 % des brevets mondiaux ont été déposés par la Chine entre 2019 et 2023. Même si les États-Unis maintiennent leur leadership dans le domaine des start-ups, la Chine recense 340 licornes (start-ups privées valorisées à plus d’un milliard de dollars US), dont plus d’un quart sont impliquées dans le secteur de l’intelligence artificielle (dont DeepSeek) et des semi-conducteurs.

Part des brevets déposés auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle ( % du nombre total annuel) WIPO, calculs fournis par l’auteur, Fourni par l'auteur

Une dépendance des États-Unis envers la Chine difficile à sevrer

En avril 2025, le niveau prohibitif atteint par les droits de douane bilatéraux et les autres mesures non tarifaires annihile les échanges commerciaux sino-américains. Toutefois, les exemptions accordées par l’administration Trump sur certains produits, dont les ordinateurs et smartphones, illustrent la dépendance des États-Unis envers la Chine.

En 2024, malgré la perte de parts de marché aux États-Unis depuis le premier mandat de Donald Trump (14 % vs. 22 % en 2018), le marché états-unien absorbait (encore) 14,6 % des exportations chinoises, hors exportations « indirectes » transitant désormais par des pays tiers tels que le Vietnam. L’excédent commercial de la Chine envers les États-Unis ressortait à 279 milliards de dollars US en 2023, soit 26 % de son excédent global, alors que le déficit bilatéral des États-Unis était de 340 milliards de dollars US, soit 30 % de leur déficit global.

Loin d’être anecdotique, les terres rares extraites aux États-Unis sont raffinées en Chine et les IDE américains sur le sol chinois représentent des capacités de production installées importantes dans la filière des véhicules et batteries électriques.

États-Unis - Chine : le choc des titans, France 24 (avril 2025)

Depuis la crise financière de 2008, consciente de son exposition excessive aux bons du Trésor américain, la Chine en a réduit sa détention de 1 300 milliards de dollars US en 2011 à 761 milliards de dollars US en janvier 2025. Ce montant encore significatif en termes absolus ne représente que 2 % de la dette publique des États-Unis, détenue à 22 % seulement par des non-résidents.

Si la stabilité du marché obligataire américain dépend plus largement des investisseurs résidents, le projet évoqué de contraindre le reste du monde à continuer de financer les déficits publics du pays à des conditions favorables (échange de dette contre des obligations à très long terme) ou d’imposer une taxe sur les détenteurs étrangers de bons du Trésor pourrait générer un risque majeur de déstabilisation financière mondiale en démonétisant l’actif sans risque de référence.

Super deal ou escalade létale pour l’économie mondiale ?

L’opinion publique américaine, les lobbies économiques, les marchés financiers, les GAFAM, les dissensions au sein de l’administration, ou encore les élus républicains en quête de réélection sont des forces de rappel qui pourraient imposer à Donald Trump une désescalade voire un « super deal » avec Xi Jinping. A contrario, l’entêtement dans des droits de douane punitifs pourrait générer une crise économique et financière mondiale profonde et une dislocation de l’ordre international.

Dans ce bras de fer entre Washington et Pékin, le temps joue donc pour le second. Le régime chinois est déterminé à faire de la Chine la première puissance économique mondiale d’ici à 2049, pour le centenaire de la République populaire. Il a montré sa capacité à se projeter sur le temps long et à instiller une dose d’adaptabilité du modèle d’« économie sociale de marché » suffisante à sa perpétuation, et il ne doit pas rendre compte de son action dans les urnes.

Dans sa relation au monde, la Chine poursuit sa stratégie séculaire de réserve de façade et propose le récit d’un pays ouvert, libre-échangiste, à la recherche de la concorde mondiale, se positionnant pour un ordre multipolaire et en contre-puissance des États-Unis. Dans le cadre de sa stratégie de soft power incarnée par le club des BRICS+ et la Belt & Road Initiative, la Chine a diversifié ses actifs financiers internationaux et investi tous azimuts en Asie, en Amérique latine et en Afrique.

Parallèlement à l’aversion croissante des investisseurs internationaux vis-à-vis du marché chinois dans une stratégie de derisking-decoupling, les firmes chinoises pourraient continuer de s’extravertir en investissant à l’étranger dans une stratégie de nearshoring et de contournement des barrières protectionnistes, notamment dans l’accès au marché européen.

Le désengagement des États-Unis du cadre multilatéral pourrait être une opportunité pour la Chine de renforcer son influence dans les instances internationales, en se présentant comme le principal défenseur des pays en développement, du libre-échange et de l’aide internationale, dans une forme d’inversion des valeurs.

Malgré tout, la position ambiguë de la Chine sur la guerre en Ukraine, ses accointances avec la Russie, la Corée du Nord et l’Iran, ses visées ostensibles sur Taïwan et son expansionnisme territorial en mer de Chine demeurent des sources d’inquiétude. La Chine, qui n’a plus été impliquée dans un conflit armé depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979, a augmenté ses dépenses militaires au cours des dernières années, pour les porter à 245 milliards de dollars US officiellement en 2024 – mais peut-être de l’ordre de 450 milliards de dollars US en réalité, soit encore moitié moins, exprimé en dollars, que le budget de la défense des États-Unis.

Scénarios géoéconomiques

Voici un tableau volontairement binaire des scénarios géoéconomiques possibles, qui n’exclut pas d’autres hypothèses comme un scénario intermédiaire de « guerre commerciale universelle larvée » impliquant l’UE, voire d’autres puissances régionales.

Scénarii géoéconomiques. Fourni par l'auteur

The Conversation

Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

27.04.2025 à 10:42

Sanctions : un contournement coûteux pour la Russie

Charlotte Emlinger, Économiste, CEPII

Kevin Lefebvre, Économiste, CEPII

La Russie parvient toujours à se procurer les biens sur lesquels des sanctions ont été promulguées, mais ces biens sont plus chers et, souvent, de moindre qualité.
Texte intégral (2492 mots)

Les sanctions promulguées à l’encontre de la Russie depuis février 2022 sont souvent contournées. Pour autant, elles n’ont pas été inefficaces car la Russie est contrainte de payer bien plus cher pour ses importations, notamment celles de biens utilisés sur le champ de bataille.


L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a conduit les pays occidentaux à imposer à Moscou un ensemble de sanctions. L’Union européenne (UE) a ainsi restreint ses exportations vers la Russie pour plus de 2 000 produits sur les 4 646 exportés avant la guerre. Ces sanctions touchent des biens de consommation finale, des produits intermédiaires et des équipements avancés. Parmi ces derniers, 20 % sont des biens à double usage, ayant des applications à la fois civiles et militaires, comme les hélicoptères ou les équipements de communication radio.

Graphique 1 : Évolution des importations en Russie entre janvier 2020 et novembre 2023, par type de produits. Sources : Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker et du Journal officiel de l’UE, Fourni par l'auteur

Après le début de la guerre et l’imposition des sanctions, les importations russes ont connu une baisse de 16 %. Cette réduction masque une chute de 64 % des importations en provenance de pays imposant des sanctions et, dans le même temps, une augmentation de 58 % des importations en provenance des autres pays.


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Dans ce contexte, la présence sur le champ de bataille de drones et de missiles russes contenant des composants occidentaux, tels que des processeurs, des cartes mémoires ou des amplificateurs, pose la question de l’efficacité des sanctions. Malgré les restrictions, la Russie a en effet continué à s’approvisionner en produits sanctionnés, et leurs importations ont même augmenté de 34 % grâce à une diversion du commerce (Graphique 1), la Chine remplaçant largement l’UE comme principal fournisseur de ces produits (Graphique 2).

Ainsi, un tiers des produits sanctionnés par l’UE ont été entièrement compensés par d’autres fournisseurs, cette proportion atteignant même deux tiers pour la liste restreinte des produits à double usage et des technologies avancées exploitées par l’armée russe sur le champ de bataille en Ukraine.

Graphique 2 : Évolution des importations en Russie de produits sanctionnés, par origine. Sources : Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker et du Journal officiel de l’UE, Fourni par l'auteur

À titre d’exemple, alors que l’UE était le principal fournisseur de radios de communication importées par la Russie en janvier 2021, pour un montant de 3,4 millions de dollars, contre 0,66 million de dollars pour les importations en provenance de Chine, la chute des exportations de l’UE à partir de 2022 a largement été compensée par l’explosion des exportations chinoises sur cette période (Graphique 3).

Graphique 3 : Évolution des importations russes de radios de communication. Sources : Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker, Fourni par l'auteur

Si le contournement des sanctions a permis à la Russie de continuer à se procurer des biens critiques, cela ne signifie pas pour autant que les sanctions ont été inefficaces. Car ce contournement des sanctions occidentales a un coût : depuis la guerre (février 2022), le prix des importations russes (toutes origines confondues) a augmenté de 13 % de plus en moyenne que celui des importations du reste du monde (à produits et origines identiques), mais de 22 % en provenance des pays qui n’ont pas imposé de sanctions et de 122 % pour les produits stratégiques.

Ce renchérissement des importations russes provient en partie de la hausse des coûts de transport et d’assurance vers la Russie - de 3 % de plus qu’ailleurs depuis la guerre - du fait des sanctions commerciales et financières. Elle est néanmoins loin d’être le seul facteur explicatif de l’inflation à l’entrée du marché russe.

Graphique 4 : Indice de prix des importations russes et coût de transport et d’assurance. Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker, Fourni par l'auteur

À la suite des restrictions commerciales, certains pays comme la Turquie ou l’Arménie ont servi d’intermédiaires pour acheminer des biens sanctionnés vers la Russie. Ces réexportations, loin d’être négligeables pour certains produits stratégiques comme les radios de communication (Graphique 5), ne constituent pourtant pas, d’après notre récente étude, un facteur majeur de la hausse des prix observée à l’entrée du marché russe.

Graphique 5 : Réexportations arméniennes de radios de communication. Calculs des auteurs à partir de Global Trade Tracker, Fourni par l'auteur

Reste l’augmentation des marges des exportateurs : les prix des importations russes, nets des coûts de fret, ont en effet crû de 9 % de plus qu’ailleurs en moyenne depuis la guerre, avec une augmentation particulièrement marquée - de 45 % - pour les produits stratégiques. Les fournisseurs de la Russie ont ainsi pu profiter de la réduction de la concurrence sur le marché russe et exploiter sa dépendance pour augmenter leurs marges.

Par ailleurs, il y a toutes les raisons de penser que les nouveaux fournisseurs exportent des produits de moindre qualité, puisque ces origines étaient, avant la guerre, en moyenne moins chères que celles des pays qui ont imposé des sanctions. La Russie importait peu depuis ces pays avant 2022, ce qui suggère que le changement de fournisseur est une option de second choix.

Les restrictions occidentales à l’exportation ont donc atteint un de leurs objectifs en rendant l’approvisionnement de la Russie en biens stratégiques non seulement plus difficile et plus coûteux, mais aussi de moindre qualité.

Alors que les performances de l’économie russe (faible déficit public, faible dette publique, excédent commercial…) défient les prédictions, l’inflation se stabilise à un haut niveau, dépassant 10 % début 2025. Si la hausse des dépenses militaires et la pénurie de main-d’œuvre expliquent une partie de cette augmentation, les sanctions commerciales, à travers leur effet sur le prix des importations, contribuent également à nourrir cette hausse du niveau général des prix.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

27.04.2025 à 10:41

Le $TRUMP, une cryptomonnaie comme une autre ?

Jean-Marc Figuet, Professeur d'économie, Université de Bordeaux

Lancée trois jours avant l’investiture de Donald Trump, la crypto $TRUMP, sans utilité concrète, a pourtant connu une flambée spectaculaire. Comment expliquer ce phénomène ?
Texte intégral (2674 mots)
Le $TRUMP n’est pas seulement un actif volatil, c’est aussi le révélateur d’une frontière de plus en plus poreuse entre capital politique et capital financier. Hadrian/Shutterstock

Lancée trois jours avant l’investiture de Donald Trump, la crypto $TRUMP, sans utilité concrète, a pourtant connu une flambée spectaculaire. Comment expliquer ce phénomène ?


Et si la notoriété politique devenait une monnaie sonnante et trébuchante ? C’est le pari, provocateur et potentiellement lucratif, qu’a fait Donald Trump en lançant sa cryptomonnaie, sobrement baptisée $TRUMP, le 17 janvier 2025, soit trois jours avant son retour officiel à la Maison Blanche.

Commercialisé sur la blockchain Solana, ce memecoin a connu une envolée fulgurante. Introduit à environ 8 dollars, il a atteint un sommet à 77,24 $, le 19 janvier 2025, portant brièvement sa capitalisation à plus de 27 milliards de dollars. Mais cette dynamique s’est rapidement essoufflée. Après s’être stabilisé autour de 8,46 $, début avril, le cours du jeton est retombé à environ 7,50 $, le 17 avril.

Derrière ce jeton numérique, sans utilité réelle, se cache un phénomène bien connu des économistes : celui de la spéculation, nourrie par la croyance collective, les effets de réseau et le charisme d’un homme politique. Une bulle peut émerger même dans un marché parfaitement rationnel), dès lors que les investisseurs anticipent une hausse continue du prix. Abreu et Brunnermeier prolongent cette analyse en montrant comment les comportements stratégiques – chacun espérant sortir avant les autres – peuvent entretenir artificiellement une valorisation déconnectée des fondamentaux.

Dans une perspective historique, toutes les bulles, des tulipes hollandaises au bitcoin, partagent un même noyau. Celui d’un récit séduisant, puis d’une rupture brutale.

Le $TRUMP n’est pas seulement un actif volatil, c’est aussi le révélateur d’une frontière de plus en plus poreuse entre capital politique et capital financier. Dès lors, peut-on encore parler de simple mode cryptomonnaie ? ou s’agit-il du symptôme d’une économie au sein de laquelle l’influence personnelle devient un levier monétaire ?

En tant qu’économiste, je propose ici une lecture critique de ce phénomène inédit à la croisée des marchés, des symboles et du pouvoir.

Valeur d’usage et valeur de marché

Dans l’univers des cryptomonnaies, on distingue habituellement deux grandes familles. D’un côté, les projets fondés sur une innovation technologique ou financière, tels qu’Ethereum, les stablecoins ou les protocoles DeFI. De l’autre, les memecoins, ces jetons sans utilité pratique. Dotés d’un potentiel spéculatif fort, ils sont souvent alimentés par une communauté active ou une figure emblématique. $TRUMP s’inscrit pleinement dans cette seconde catégorie. Une distinction qui oppose les crypto-actifs à visée fonctionnelle (utility tokens) à ceux sans valeur d’usage et à finalité purement spéculative, comme les memecoins.

Fourni par l'auteur

Cette dissociation entre valeur d’usage et valorisation de marché n’est pas propre au $TRUMP. Elle a été observée dès les premiers travaux académiques sur le bitcoin, qui montrent qu’il peine à remplir les fonctions économiques classiques de la monnaie. Comme le rappelle l’économiste Figuet :

« Le bitcoin ne peut pas être considéré comme une monnaie : l’absence de valeur intrinsèque et de cours légal se traduit par une forte volatilité qui ne lui permet pas de remplir les fonctions monétaires traditionnelles. »

Le $TRUMP pousse cette logique encore plus loin, en supprimant toute dimension technique ou transactionnelle au profit d’un pur récit spéculatif.


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Récits économiques

À l’instar de Dogecoin ou Shiba Inu, le $TRUMP n’offre aucun service concret, ne repose sur aucun protocole technique particulier, et ne donne pas accès à des produits ou droits. Sa seule valeur repose sur son image : celle d’un président controversé, au fort pouvoir de mobilisation, qui transforme sa popularité en actif financier. Cette absence de « fondamentaux » ne l’a pas empêché de connaître une valorisation (brièvement) fulgurante. Dans un marché où les attentes sont autoréalisatrices, la valeur d’un actif peut alors naître de la seule croyance qu’il prendra de la valeur. Si suffisamment de personnes pensent que le $TRUMP montera, elles achètent, faisant ainsi monter le prix et confortant cette croyance.

Ce phénomène n’est pas nouveau. L’économiste Shiller a montré que les bulles spéculatives ne reposent pas uniquement sur des données économiques, mais aussi sur des croyances partagées, amplifiées par les médias et par les récits collectifs. Il approfondit cette idée en introduisant le concept d’economic narratives, ces histoires simples, virales et émotionnelles qui façonnent nos décisions économiques. Le récit du $TRUMP en est un exemple presque caricatural : un président devenu monnaie, un jeton comme déclaration politique, un actif numérique soutenu par une promesse implicite de pouvoir.

Le $TRUMP n’est pas un simple produit crypto. C’est un objet politique symbolique, investi d’un récit puissant et d’une forte charge émotionnelle. Et sur les marchés, parfois, cela suffit.

Valeur de la marque Trump

À la différence d’autres memecoins, le $TRUMP n’est pas né d’un simple mème internet ou d’un engouement collectif anonyme. Il est adossé à une figure politique bien réelle. Il incarne ainsi un tournant : la monétisation directe du capital politique.

En économie, on parle depuis longtemps de capital immatériel pour désigner les ressources non tangibles telles que la réputation, la visibilité ou l’image de marque. Les économistes Akerlof et Kranton ont montré que l’identité peut influencer profondément les comportements économiques, notamment lorsque des actifs sont associés à des appartenances symboliques. Dans le cas du $TRUMP, le jeton agit autant comme un instrument spéculatif que comme un marqueur d’engagement politique.

Golf de Donald Trump
Le nom Trump est déjà décliné en produits immobiliers, alimentaires, médiatiques. John Penney/Shutterstock

On peut également rapprocher cette logique de la brand equity. La valeur d’une marque ne tient pas uniquement à ses produits, mais aussi à l’ensemble des associations mentales qu’elle évoque. Le nom Trump, déjà décliné en produits immobiliers, alimentaires ou médiatiques, s’étend désormais au domaine des cryptomonnaies, avec pour seule promesse la persistance de l’aura présidentielle. Ce projet s’inscrit dans un écosystème plus large : NFTs à l’effigie de Trump, plateforme Truth Social, promesse d’un stablecoin patriotique ou d’un crypto Monopoly…

Cette stratégie de tokenisation de l’image politique pose une question nouvelle pour les économistes : à partir de quand la notoriété devient-elle une matière monétaire ?

Trump, pump and dump

Le cas du $TRUMP illustre parfaitement le fonctionnement d’un actif purement spéculatif : sans valeur d’usage, sans rendement attendu, mais dont le prix monte parce que d’autres y croient ou espèrent que d’autres y croiront. Ce phénomène repose sur un mécanisme bien connu : l’anticipation autoréalisatrice. Dans le cas du $TRUMP, ce type de comportement a été amplifié par un phénomène typique des marchés crypto : le FOMO (Fear Of Missing Out), c’est-à-dire la peur de manquer une opportunité.


À lire aussi : Le Fomo : Syndrome psychologique et outil marketing ?


Plus le prix monte, plus les acheteurs se ruent sur le jeton, de peur d’arriver trop tard. L’ascension fulgurante du prix en deux jours s’explique en grande partie par cette dynamique collective. Mais cette excitation est d’autant plus fragile que la structure du marché est déséquilibrée.

Seuls 20 % des jetons ont été initialement vendus au public, les 80 restants étant détenus par deux entités affiliées à Trump, libérés progressivement. Cette concentration crée un risque bien connu dans les marchés peu régulés : celui du pump and dump. Il s’agit d’une stratégie consistant à faire artificiellement monter un actif par effets d’annonce ou d’influence, puis à vendre massivement une fois le prix élevé, laissant les derniers entrants subir la chute.

Dans le cas du $TRUMP, aucun élément ne permet de dire qu’un tel schéma a été volontairement orchestré. Mais les conditions sont réunies : un récit viral, une offre concentrée, une bulle rapide suivie d’une chute brutale. On retrouve ici tous les ingrédients d’un actif hautement spéculatif, porté par une logique narrative et mimétique plus que par une analyse fondamentale.

Conflit d’intérêts

Ce qui rend le $TRUMP particulièrement sensible n’est pas seulement sa dynamique spéculative. C’est aussi le fait qu’il soit directement lié à un chef d’État en exercice, à la fois émetteur indirect du jeton (via un trust familial) et acteur central du pouvoir réglementaire. Le président des États-Unis, dont les décisions influencent les orientations fiscales et financières du pays, est en position de tirer profit (même indirectement) d’un actif volatil qu’il a contribué à lancer.

Dans un système démocratique, cette situation soulève une problématique classique de conflit d’intérêts, analysée notamment par l’OCDE. Lorsqu’un détenteur d’une fonction publique peut bénéficier d’un avantage économique privé à travers ses décisions, l’intégrité de la fonction est en jeu. Dans le cas du $TRUMP, l’imbrication entre intérêts politiques et marchés financiers n’est ni théorique ni symbolique. Elle est concrète, visible, et potentiellement influente.

Ce cas invite à poser une question plus large : jusqu’où peut-on privatiser le capital symbolique du pouvoir ? Dans un monde où les frontières entre sphère publique et marchés sont de plus en plus floues, le risque est celui d’une monétisation du charisme, où la notoriété devient un actif négociable, une valeur refuge ou spéculative, selon le cycle politique.

Cette expérience inédite soulève des questions éthiques et économiques majeures, qu’aucune régulation n’encadre encore clairement. Espérons que le $TRUMP ne soit qu’un mirage, et non le prélude à une ère où l’influence politique se négocie sur les marchés financiers.

The Conversation

Jean-Marc Figuet a reçu des financements publics pour sa recherche.

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