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14.11.2024 à 17:27

Giorgia Meloni sur la ligne de crête face aux États-Unis de Donald Trump

Jean-Pierre Darnis, Professeur des Universités, directeur du master en relations franco-italiennes, Université Côte d'Azur, Chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS, Paris), professeur et membre du CISS de l'université LUISS de Rome, Université Côte d’Azur

Giorgia Meloni recherchera probablement un rapprochement avec Donald Trump ; leur coopération se fera-t-elle au détriment de l’UE ou à son bénéfice ?
Texte intégral (2497 mots)

L’Italie n’a jamais cherché à rompre son lien fort avec les États-Unis, quelles que soient les personnalités au pouvoir à Rome comme à Washington. Cette tendance se poursuivra lors du second mandat de Donald Trump, mais le gouvernement présidé par Giorgia Meloni, qui peine à consacrer 2 % de son budget aux dépenses militaires et qui redoute la hausse des droits de douane qu’a promise le prochain président américain, devra jouer finement au cours de ces prochaines années.


La relation avec les États-Unis est une composante fondamentale de la politique étrangère de la République italienne, dont l’atlantisme est un facteur constitutif et jamais remis en cause depuis la Seconde Guerre mondiale. Le choix du camp occidental, celui de la démocratie libérale et d’une défense intrinsèquement conçue au sein de l’OTAN constituent les repères de cet engagement présenté comme indéfectible pour Rome.

L’atlantisme est toujours apparu comme une condition sine qua non pour accéder au gouvernement en Italie, spécialement pour des forces politiques nouvelles. Ce fut le cas de l’actuel gouvernement : à son arrivée aux affaires en octobre 2022, Giorgia Meloni, la dirigeante de Fratelli d’Italia, s’est empressée d’afficher sa bonne entente avec Joe Biden. Il ne fait nul doute que la présidente du Conseil italien cherchera également à entretenir une bonne relation avec Donald Trump – un modèle pour une partie de la droite italienne depuis son premier mandat.

Les rapports entre la droite italienne et le trumpisme

Au sein de l’actuelle coalition de droite, ce sont avant tout Matteo Salvini et sa Lega qui s’autoproclament paladins pro-Trump en Italie. Cette position est une constante pour la Lega et son leader, et a été maintes fois réitérée lors du gouvernement populiste Lega-M5S de 2018 à 2019, en place lors du premier mandat Trump aux États-Unis.

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Il faut cependant relever que les appels du pied de la part de Matteo Salvini n’ont pas été vraiment suivis d’effets côté américain, la relation étatique étant à l’époque gérée par le leader du Mouvement 5 étoiles, Giuseppe Conte. C’est justement le M5S, fondé par Beppe Grillo, qui a longtemps incarné le populisme italien et était à cette époque souvent associé au trumpisme.

Quand Donald Trump est élu en 2016, la droite italienne regarde son cas avec beaucoup d’intérêt, dans un contexte où le leadership exercé par Silvio Berlusconi est déclinant. Cette projection vers Washington représente une nouveauté pour un parti comme Fratelli d’Italia, dont la tradition politique était historiquement caractérisée par des formes variées d’anti-américanisme.

En 2018, le stratège ultra-conservateur américain Steve Bannon établit des contacts avec Matteo Salvini et Giorgia Meloni en vue d’opérer une révolution conservatrice en Europe. Cependant, la défaite électorale de Trump en 2020 puis l’assaut du Capitole par ses partisans le 6 janvier 2021 représentent un tournant : la droite italienne devient beaucoup plus prudente à l’égard de l’ex-président.

Après la nomination de Mario Draghi à la tête du gouvernement italien en 2021, le parti de Giorgia Meloni s’oppose à la coalition transversale qui soutient Draghi tout en cherchant à construire une image de respectabilité en vue des consultations électorales, ce qui passe notamment par une nette réduction des références positives à Trump.

Après l’arrivée de Meloni au pouvoir en 2022, on assiste à un certain réchauffement des rapports avec le Parti républicain. Par exemple, le député Fratelli d’Italia Antonio Giordano était présent lors de la convention républicaine de Milwaukee en juillet 2024, qui voit Donald Trump officiellement nommé candidat du parti. La relative probabilité de la victoire de Trump en 2024 a relancé la volonté italienne de rechercher des connexions avec le camp trumpien, dans une démarche plus pragmatique que véritablement idéologique.

Le retour de Donald Trump : un risque pour l’économie italienne

Après l’annonce de la victoire de Trump, Giorgia Meloni a eu, à l’instar d’Emmanuel Macron, une conversation téléphonique avec l’ex-futur président américain. Plusieurs sujets suscitent une vive inquiétude à Rome.

Tout d’abord, la question du rôle de l’OTAN en Europe apparaît comme fondamentale aux yeux des Italiens, profondément préoccupés par un éventuel retrait américain. L’Italie est un « mauvais élève » de l’OTAN en matière de dépenses militaires avec un budget de la défense qui représente environ 1,5 % de son PIB, bien loin du seuil des 2 % défini comme cible pour l’ensemble des membres en 2006 et exigé par Donald Trump durant son premier mandat.

Ensuite, les milieux économiques italiens redoutent les effets de la mise en place de droits de douane supplémentaires annoncée par Donald Trump. L’Italie tire une grande partie de ses richesses des exportations, et le solde positif de sa balance commerciale est une donnée qui a de nombreuses implications politiques et sociales. Le marché américain est un débouché important pour de nombreux industriels italiens et il convient pour Rome de défendre cet accès, et ce d’autant plus que ces producteurs apparaissent comme autant de clientèles pour les partis de la coalition de droite, en particulier dans le nord de la péninsule.

Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire

En Italie, on craint également les ricochets négatifs d’une guerre commerciale entre Washington et Pékin avec des scénarios dans lesquels une Chine bloquée sur le marché américain déverserait sur l’Europe son trop-plein productif, voire même dans le cas où l’Europe subirait des injonctions américaines dans ses rapports avec la Chine, ce qui irait à l’encontre de l’intérêt de l’UE.

Enfin, il faut également relever que Donald Trump s’est distingué dans le passé par son absence d’intérêt pour l’Afrique. Le gouvernement Meloni a fait du « plan Mattei » pour l’Afrique une priorité de sa politique étrangère et, ici encore, devra probablement privilégier l’échelon européen pour rechercher la continuité de cette action.

Giorgia Meloni va certainement tenter de cultiver une bonne relation avec Donald Trump et ses équipes, en s’appuyant par exemple sur ses rapports avec Elon Musk, qu’elle a rencontré à deux reprises et qui avait également participé à la fête de l’organisation de jeunesse de Fratelli d’Italia, Atreju, en décembre 2023. Cette intervention avait d’ailleurs donné lieu à une interview plutôt décousue qui n’apparaissait pas véritablement comme une plate-forme politique commune, aux delà des positions de Musk et de Meloni en faveur de la natalité.

La recherche du dialogue avec Donald Trump de la part de Giorgia Meloni obéit donc à la nécessité d’une approche transactionnelle pour défendre les intérêts italiens et n’apparaît que de manière limitée comme le résultat d’une convergence idéologique. Il convient de rappeler que le nationalisme de Giorgia Meloni est synonyme d’une méthode, celle qui consiste à considérer l’échelon national comme prioritaire et à penser à l’ensemble des relations bilatérales comme autant de moment de marchandages, ce qui se fait au détriment de l’action multilatérale. En somme, il s’agit d’une conception de la politique étrangère quelque peu étriquée, qui correspond à une vision de jeu à somme nulle.

Côté italien, on essayera probablement de faire jouer les relais de la communauté italo-américaine pour chercher à obtenir le meilleur traitement commercial possible, et il serait certainement avisé côté européen de rechercher une position commune face à l’éventualité de ces marchandages bilatéraux qui pourraient malmener la cohésion de l’Union.

L’importance de la dimension européenne pour l’Italie

Pour le gouvernement italien, à l’exclusion de Matteo Salvini, la dimension européenne est plus que jamais fondamentale, ne serait-ce que comme nécessaire bouclier de protection à l’égard des potentiels effets de bord de la présidence Trump. En ce qui concerne la défense, l’Italie vise désormais à atteindre le seuil des 2 % du PIB consacrés aux dépenses militaires à travers un accroissement du budget européen d’investissement, qui irait alors au-delà des limites fixées par le pacte de stabilité. En matière économique, il convient de rappeler la continuité entre les politiques engagées par Mario Draghi et Giorgia Meloni, un aspect de convergence que l’on retrouve en filigrane de l’intervention de Mario Draghi lors du sommet européen de Budapest le 8 novembre 2024. Pour l’Italie, l’Europe est à la fois un marché stratégique et un apport financier essentiel, en particulier du fait de l’apport essentiel à l’économie nationale du grand plan de relance européen « Next Generation EU ».

Cette importance accordée au cadre économique européen transparait également dans la désignation du ministre italien des Affaires européennes Raffaelle Fitto au poste de commissaire européen chargé de la cohésion et des réformes, avec en sus une vice-présidence exécutive de la Commission. Raffaelle Fitto, 55 ans, qui a commencé sa carrière politique au sein de la Démocratie chrétienne, représente un courant modéré au sein de la droite italienne. Après avoir longtemps appartenu au centre-droit berlusconien, il a rejoint Fratelli d’Italia en 2019. Il apparaît comme une personnalité politique plutôt transversale et consensuelle, comme l’illustre le soutien relatif que lui accorde le Parti démocrate en vue de sa nomination européenne.

La désignation de cet ancien membre du Parti populaire européen (qui regroupe au Parlement européen les partis de la droite traditionnelle) met en évidence une forme de continuité du gouvernement Meloni avec les précédentes majorités de droite en Italie, même si les équilibres des forces entre les trois familles politiques de la droite italienne ont changé depuis l’époque de Silvio Berlusconi.

La volonté de nomination de Raffaelle Fitto à la vice-présidence de la Commission constitue également un signal de dialogue de la part de la présidence Von Der Leyen. On avait déjà relevé combien la cheffe du gouvernement italien avait été soucieuse de cultiver une relation institutionnelle de qualité avec la présidente de la Commission européenne, qu’elle a tenu à associer à des démarches clés pour l’Italie, que ce soit en Tunisie ou en matière de politique africaine.

Le gouvernement italien a joué le jeu de la collaboration et du dialogue avec Bruxelles. Cet aspect a également une traduction politique dans le positionnement du groupe des Conservateurs et réformistes au Parlement européen (CRE), dont les Fratelli d’Italia sont la première force et qui apparaissent aujourd’hui comme une force de complément par rapport à la « majorité Ursula ».

L’élargissement de cette majorité vers l’aile droite suscite une ferme opposition de la part des socialistes européens, qui souhaitent la candidature de Fitto ; dans le même temps, le Parti populaire européen (PPE) rejette la socialiste espagnole Teresa Ribera, qui a hérité du portefeuille de la transition écologique et la concurrence. Dans ce contexte, des doutes pèsent sur la capacité d’Ursula von der Leyen à obtenir la composition de la commission qu’elle souhaite…

Les résultats des élections américaines et le panorama européen – coalition minoritaire en France, instabilité politique en Allemagne – sèment le doute au sein de l’UE. Dans ce contexte, le gouvernement italien apparaît comme relativement stable par rapport aux exécutifs allemands ou français. Ancré dans une dimension européenne plus que jamais nécessaire pour l’Italie, ne serait-ce que d’un point de vue pragmatique, il exprime une capacité de dialogue intra-européenne et transatlantique qui peut constituer une ressource politique dans la phase actuelle.

Certes, la vision trumpiste est certainement centripète en ce qui concerne l’UE, et on peut prévoir une volonté de diviser pour mieux régner de la part de la future administration américaine. La position italienne a toujours été de concilier la dimension transatlantique avec celle européenne, l’une ne devant pas exclure l’autre, et l’exécutif Meloni ne semble pas devoir déroger à cette ligne traditionnelle. Il lui faudra cependant gérer ses propres contradictions entre la revendication nationaliste qui entraîne une posture transactionnelle et les bénéfices du jeu collectif européen dont le Plan de Relance représente le signe le plus manifeste. De ce point de vue, l’institutionnalisation de la relation franco-italienne au travers du Traité du Quirinal représente un outil opportun car ce texte concilie l’approche bilatérale avec la recherche de compromis dans le cadre européen.

The Conversation

Jean-Pierre Darnis a reçu des financements IDEX Académie 5 de l'université Côte d'Azur

14.11.2024 à 17:23

Avec le retour de Donald Trump, quelle Amérique sur la scène internationale ?

Elizabeth Sheppard Sellam, Responsable du programme « Politiques et relations internationales » à la faculté de langues étrangères, Université de Tours

Les autres puissances mondiales doivent revoir leur politique étrangère après l’élection de Trump, dont les premières nominations confirment qu’il appliquera encore sa doctrine « America First ».
Texte intégral (2187 mots)

Face au retour de Trump à la Maison Blanche, les puissances mondiales – partenaires comme adversaires de la prochaine administration – vont revoir leur politique étrangère. En effet, ce second mandat s’inscrira sans doute dans la ligne du premier, caractérisé par le principe d’« America First », et pourrait modifier profondément l’ordre mondial actuel.


La réélection de Donald Trump marque un tournant pour les relations internationales. Son administration, axée sur « l’Amérique d’abord » (« America First ») et un engagement international limité, vise à redéfinir le rôle des États-Unis, se présentant comme « un acteur de paix » donnant la priorité à ses affaires intérieures.

Aimant rappeler qu’il est le premier président depuis les années 1970 à n’avoir déclenché aucune guerre – alors même que les tensions mondiales atteignent un point critique –, Trump hérite d’un monde traversé par de nombreux conflits de grande ampleur, spécialement en Ukraine et au Proche-Orient.

En Asie, sa volonté de réduire l’engagement militaire américain influencera sans doute la réponse de Washington à l’implication de la Corée du Nord en Ukraine et aux tensions entre Taïwan et la Chine.

Ces points chauds mettront à l’épreuve les alliances mondiales, forçant l’administration Trump à jongler entre prudence stratégique et préservation des intérêts de ses alliés. Mais qui Trump considère-t-il comme ses alliés, que veut-il précisément sur le plan de la politique internationale et comment compte-t-il arriver à ses fins ?

Échos du passé et tradition isolationniste américaine

L’isolationnisme est profondément ancré dans la politique étrangère américaine, comme le montre le discours d’adieu de George Washington, en 1784, qui mettait déjà ses concitoyens en garde contre les alliances complexes. Ce principe réapparaît dans la doctrine trumpiste « America First ».

Durant son premier mandat, Trump avait limité l’implication des États-Unis à l’étranger et remis en question les institutions multilatérales, comme l’OTAN, préférant des percées diplomatiques gérées en bilatéral avec les États concernés, à l’instar des accords d’Abraham, ou des actions symboliques telles que l’élimination du général iranien Ghassem Soleimani, conduites sans déployer de troupes.

Bien que cette approche suscite des critiques – notamment dans la mesure où elle tend à fragiliser les alliances existantes –, elle s’inscrit dans une tradition américaine d’autonomie stratégique.

Le second mandat devrait confirmer et renforcer cette orientation : il s’agira, pour Washington, de mettre en garde contre des engagements à long terme qui pourraient compromettre les intérêts américains et de miser sur des alliances temporaires. Trump, en minimisant ses engagements internationaux, souhaite que l’Amérique demeure influente mais non contrainte, n’agissant qu’en fonction de ses propres intérêts.

Amis et ennemis au Moyen-Orient

Au Moyen-Orient, Donald Trump vise à renforcer les alliances de son premier mandat, notamment avec Israël et avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, qui s’est félicité de son retour au pouvoir.

Durant son premier mandat, Trump avait, acte hautement symbolique, transféré l’ambassade de son pays de Tel-Aviv à Jérusalem, répondant ainsi à une vieille demande de la droite israélienne ; il avait également soutenu Israël à travers les accords d’Abraham, qui ont normalisé les relations de Tel-Aviv avec plusieurs nations arabes, tout en isolant l’Iran.

Lors du second mandat, il cherchera sans doute à approfondir ces alliances via des incitations diplomatiques et économiques qui permettraient d’élargir ces accords. Notamment pour satisfaire sa base évangélique, très investie dans le soutien à Israël.

La politique de Trump au Moyen-Orient est aussi marquée par une approche sélective et transactionnelle illustrée par sa coopération avec l’Arabie saoudite. Cette approche est centrée sur des ventes d’armes et la lutte contre l’influence iranienne, et a été mise en œuvre malgré les critiques dont elle a fait l’objet à la suite de l’affaire Khashoggi.

Son approche à l’égard de l’Iran reste quant à elle inflexible. Lors du premier mandat, il avait retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien et mis en place des sanctions sévères à l’encontre de Téhéran. Il poursuivra sans doute cette ligne dure, privilégiant l’endiguement à la diplomatie. Ce second mandat pourrait donc renforcer un front uni avec Israël et l’Arabie saoudite contre l’Iran.

Enfin, concernant Gaza et le Liban, Trump a promis la paix en demandant à son ami Nétanyahou de mettre fin à ces guerres d’ici à son arrivée au pouvoir, sans commenter particulièrement les opérations israéliennes, lesquelles ne semblent nullement augurer d’une fin prochaine de ces conflits.


À lire aussi : Israël rêve d’un « nouveau Moyen-Orient », mais à quelle réalité se heurtera-t-il ?


Vers une autonomie européenne ?

L’évolution des relations entre les États-Unis et l’Europe face au conflit ukrainien reflète un équilibre délicat entre priorités intérieures américaines et engagements internationaux. Le retour de Trump au pouvoir et son penchant pour la désescalade avec la Russie pourraient modifier le soutien américain envers Kiev, reprenant en partie l’approche initiale de l’administration Biden qui cherchait à éviter toute confrontation directe avec Moscou.

L’échange téléphonique entre Donald Trump et le président Zelensky, consécutif à l’élection du premier le 5 novembre dernier, illustre aussi l’existence de nouvelles influences non conventionnelles en diplomatie, puisqu’Elon Musk y a participé. Même si Zelensky a laissé entendre que son échange avec Trump ne l’a pas laissé « désespéré. », on pourrait assister à une nette réduction du soutien américain à l’effort de guerre ukrainien, ce qui pourrait faire basculer la dynamique régionale en faveur de Moscou. Une perspective qui inquiète les alliés européens de Kiev, particulièrement en Europe de l’Est.

Elle représente également un « signal d’alarme » pour l’Union européenne quant à la nécessité d’acquérir une autonomie stratégique – projet qui a motivé plusieurs récentes déclarations des membres de l’UE.

L’Europe pourrait ainsi se saisir de cette occasion pour renforcer son autonomie au sein de l’OTAN, et ouvrir la voie à des pays comme la France et la Pologne pour prendre les rênes de sa politique de défense.


À lire aussi : La victoire de Trump, une bonne nouvelle (paradoxale) pour les Européens ?


Les personnages clés de la politique étrangère de Trump

Donald Trump a sélectionné des figures fidèles pour occuper des postes clés en politique étrangère et de défense. Marco Rubio, le futur secrétaire d’État, est un homme politique de premier plan, sénateur de Floride, connu pour ses positions conservatrices en matière de politique étrangère et sa rhétorique anti-chinoise virulente. Figure de proue du Parti républicain, Rubio a toujours plaidé en faveur d’une fermeté maximale en matière de sécurité nationale et d’un soutien entier à Israël.

Au poste de secrétaire à la Défense, Trump a nommé Pete Hegseth, animateur de Fox News et vétéran de la Garde nationale. Connu pour ses opinions conservatrices et ses critiques visant la diffusion du « wokisme » dans l’armée, Hegseth n’a qu’une expérience limitée en matière de stratégie militaire internationale, ce qui a suscité des inquiétudes parmi les responsables de la défense quant à sa capacité à diriger Le Pentagone.

La Central Intelligence Agency (CIA) sera placée sous la férule de John Ratcliffe, ancien directeur du renseignement national (2020-2021) et fidèle allié de Trump. Le précédent mandat de Ratcliffe avait été pointé du doigt par de nombreux observateurs qui lui reprochaient de tenter de politiser la communauté du renseignement. Dans la prochaine administration, la direction du renseignement devrait être l’affaire de Tulsy Gabbard, transfuge du Parti démocrate connue pour ses positions très compréhensives à l’égard de Moscou dans le conflit russo-ukrainien.

En outre, Trump a choisi le représentant Mike Waltz, un Républicain de Floride et Béret vert de l’armée à la retraite, comme conseiller à la sécurité nationale. Waltz, qui est connu pour ses prises de position hostiles à l’égard de la Chine, apporte une vaste expérience militaire à ce poste. Sa nomination est le signe d’une évolution potentielle vers une position plus agressive en matière de sécurité nationale. Ils doivent tous être confirmés par le Sénat au cours des prochaines semaines.

Rappelons que la première administration Trump a été marquée par des conflits internes. Des figures comme James Mattis (premier secrétaire à la Défense) et Rex Tillerson (premier secrétaire d’État) ont, par exemple, souvent divergé de la ligne présidentielle ce qui a pu créer une politique étrangère parfois incohérente et a abouti à leur limogeage rapide.

Au vu des dernières nominations, la deuxième administration sera sans doute plus alignée, composée d’une équipe choisie pour soutenir pleinement le programme nationaliste du président. Le choix comme cheffe de cabinet de Susan Wiles, première femme à ce poste et soutien de longue date de Trump, souligne cette cohésion qui doit permettre au nouveau président de mettre en œuvre une politique étrangère plus affirmée et plus unilatérale, tout en réduisant les engagements internationaux et favorisant une approche transactionnelle des alliances.

Une reconfigurations de la scène internationale ?

La réélection de Trump pourrait redéfinir la dynamique mondiale à l’heure des conflits touchant l’Europe et le Moyen-Orient ainsi que d’un continent asiatique en proie aux tensions. En plaçant « l’Amérique d’abord », il pourrait pousser ses alliés à repenser leur politique extérieure et notamment à adopter une plus grande autonomie vis-à-vis de Washington.

En Europe, les dirigeants se réunissent déjà pour se préparer à une période d’instabilité, reconnaissant qu’une action décisive sera essentielle.

Les adversaires, eux aussi, pourraient faire preuve de prudence ; l’imprévisibilité de Donald Trump pourrait accroître la pression sur l’Iran, la Corée du Nord et la Chine. Ce nouveau chapitre promet donc une trajectoire turbulente où la capacité d’adaptation tiendra un rôle essentiel.

The Conversation

Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.11.2024 à 17:13

Comment l’Azerbaïdjan utilise la COP29 pour se donner le beau rôle sur la scène internationale

Brian Brivati, Visiting Professor of Human Rights and Life writing, Kingston University

À la COP29, l’Azerbaïdjan se positionne sur la scène internationale comme un pays pacificateur. Mais ce serait avoir la mémoire un peu courte.
Texte intégral (2302 mots)

À la COP29, l’Azerbaïdjan se positionne sur la scène internationale comme en faveur de la paix. Mais ce serait avoir la mémoire un peu courte, notamment en ce qui concerne le conflit qui oppose le pays avec l’Arménie dans le Haut-Karabakh.


L’Azerbaïdjan accueille cette édition du sommet mondial de l’ONU sur le climat, la COP29, qui se déroule ce mois de novembre 2024. Avec deux problèmes majeurs : aucune discussion sur l’élimination progressive des combustibles fossiles n’est à l’ordre du jour, et la participation de la société civile au sommet est exclue.

Ce n’est pas une surprise. L’Azerbaïdjan a récemment augmenté sa production de pétrole et de gaz, et vise à diversifier son économie en développant l’exploitation minière.

Au lieu de cela, le pays a appelé à une trêve mondiale qui coïnciderait avec la conférence. Dans une lettre ouverte du 21 septembre, le président de la COP29, Mukhtar Babayev, écrivait :

« [La Cop29] est une chance unique de combler les fossés et de trouver des voies vers une paix durable… La dévastation des écosystèmes et la pollution causée par les conflits aggravent le changement climatique et sapent nos efforts pour sauvegarder la planète ».

L’Azerbaïdjan se positionne ainsi comme un artisan de la paix. Ce qui contraste fortement avec le bilan du pays en matière d’agressions militaires, de violations des droits de l’homme ou même de violations du droit international, qui l’ont amené à faire face à des allégations de génocide.

Autrement dit, l’Azerbaïdjan utilise à la fois la COP29 pour « écoblanchir » (greenwashing) et « pacifier » son image sur la scène internationale, en dépit de ses ambitions territoriales expansionnistes.

Les offensives de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh

En septembre 2020, l’Azerbaïdjan a lancé une guerre de six semaines dans le Haut-Karabakh, une région frontalière revendiquée à la fois par l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui a fait plus de 7 000 victimes. L’Azerbaïdjan a ainsi pu récupérer la plupart des territoires qu’il avait perdus lors des conflits précédents. Un cessez-le-feu a finalement été négocié par la Russie, mais les tensions ont persisté.

En 2023, l’Azerbaïdjan a lancé une nouvelle opération militaire et repris rapidement le contrôle du reste de la région. L’offensive a forcé plus de 100 000 Arméniens de souche à fuir. Le Haut-Karabakh, qui avait déclaré son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan en 1991, a été officiellement dissous) en janvier 2024. Une enquête récente a montré que de nombreuses maisons de la région ont été pillées depuis.

Une carte montrant l’emplacement du Haut-Karabakh
La région montagneuse enclavée du Haut-Karabakh fait l’objet d’un différend territorial de longue date entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Nemanja Cosovic/Shutterstock

Deux juristes internationaux, Juan Ernesto Mendez et Luis Moreno Ocampo, ont conclu que les campagnes militaires menées par l’Azerbaïdjan en 2020 et 2023 dans le Haut-Karabakh constituaient un génocide.

Juan Ernesto Mendez a souligné que la stratégie de l’Azerbaïdjan consistait à infliger des « dommages corporels ou mentaux graves » aux Arméniens. Luis Moreno Ocampo a insisté sur le recours à la famine, au refus d’aide médicale et aux déplacements forcés. Il a comparé les tactiques de l’Azerbaïdjan au génocide arménien pendant la Première Guerre mondiale et à l’Holocauste.

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Les forces azerbaïdjanaises auraient systématiquement recouru aux violences sexuelles contre les Arméniens pendant le conflit du Haut-Karabakh, faisant circuler des messages encourageant le viol et le meurtre de femmes arméniennes. Les organisations de défense des droits humains ont également fourni des témoignages poignants sur les violences physiques et psychologiques subies par des centaines d’otages arméniens toujours détenus.

De nombreux éléments du conflit ne sont toujours pas résolus. En position de faiblesse militaire, le premier ministre arménien, Nikol Pashinyan, a proposé un traité de paix en mai 2024. Cela impliquait de céder aux principales demandes de l’Azerbaïdjan, notamment que le Haut-Karabakh soit reconnu comme faisant partie de l’Azerbaïdjan.

Malgré ces concessions faites par l’Arménie, l’Azerbaïdjan a refusé de s’engager dans des pourparlers pour la paix. Au lieu de cela, il a formulé une série de nouvelles demandes, dont notamment des modifications de la constitution arménienne.

L’Azerbaïdjan joue également un rôle dans d’autres conflits autour du globe. Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, Moscou et Bakou ont signé un accord qui, selon le président azerbaïdjanais Ilham Aliev, « porte nos relations au niveau d’une alliance ». L’alliance russo-azerbaïdjanaise a fait de l’Azerbaïdjan un canal essentiel pour contourner les sanctions occidentales.

Les exportations de pétrole russe vers l’Azerbaïdjan ont quadruplé après l’invasion, permettant à l’Azerbaïdjan de répondre à ses besoins énergétiques nationaux et d’exporter le reste. En fait, le commerce général de l’Azerbaïdjan avec la Russie a augmenté de 17,5 % en 2023, atteignant 4,3 milliards de dollars américains (4,1 milliards d’euros).

Au-delà des tentatives de « peacewashing » (pour tenter de faire oublier son implication militaire dans plusieurs conflits) de l’Azerbaïdjan, le fait que le pays accueille la COP29 est aussi un cas clair de « greenwashing » (écoblanchiment). L’Azerbaïdjan dépend de la production d’énergies fossiles et ne s’est pas engagé à éliminer progressivement le pétrole et le gaz.

Certes, le pays tente d’attirer les investissements étrangers dans les énergies renouvelables afin de diversifier son économie. BP a signé un accord avec l’Azerbaïdjan en 2021 pour construire une centrale solaire à Jabrayil, près du Haut-Karabakh. D’autres investisseurs internationaux, dont des entreprises des Émirats arabes unis, participent également à des projets solaires dans la région de Bakou.

Mais la véritable source de diversification économique est l’exploitation minière, une industrie qui appartient en grande partie à la famille d’Ilham Aliev. Les immenses ressources minières du Haut-Karabakh, qui comprennent de l’or, de l’argent et du cuivre, sont exploitées depuis que l’Azerbaïdjan a repris le contrôle de la région en 2020.

Réprimer les opposants au régime

Le régime azerbaïdjanais est une dictature arbitraire. Caucasus Heritage Watch, un programme de recherche américain qui surveille le patrimoine culturel en danger dans le Caucase du Sud, a documenté la destruction de milliers de sites du patrimoine chrétien dans tout l’Azerbaïdjan. La communauté LGBTQ+ fait également l’objet d’une discrimination systématique.

La dissidence intérieure a été réprimée avant même la tenue de la COP29, de nombreux militants et opposants politiques ayant été arrêtés ou harcelés. Des manifestations en faveur de l’environnement, notamment une manifestation en 2023 contre la construction d’un barrage destiné à permettre l’exploitation minière dans l’ouest du pays, ont été violemment réprimées.

Des personnalités de premier plan, dont le Dr Gubad Ibadoghlu, éminent militant anticorruption et chercheur invité à la London School of Economics, ont été arrêtées. Au moins 25 journalistes et militants sont également détenus pour des motifs politiques.

Les médias critiques à l’égard du régime, tels que Abzas Media, Toplum TV et Kanal 13, ont également fait l’objet de pressions intenses ou ont été fermés. Les journalistes indépendants et les militants de la société civile ont tout bonnement été exclus de la COP29.

La « diplomatie du caviar » menée par l’Azerbaïdjan est la raison pour laquelle vous n’avez peut-être jamais entendu parler de tout cela. Cette stratégie consiste à courtiser les journalistes et les fonctionnaires occidentaux. Grâce à leur aide tacite, l’Azerbaïdjan a pu se mettre à l’abri de tout contrôle et attirer les investissements européens dans ses infrastructures.

Ilham Aliev n’a cessé de répéter que la capitale de l’Arménie, Erevan, est une « ville azerbaïdjanaise ». Cela reflète une stratégie plus large de révisionnisme historique et de négation du génocide, visant à récupérer des territoires sur la base des frontières présoviétiques.

Ces ambitions territoriales sont remises à plus tard tant que se déroule la COP29. Mais la conférence pourrait bien être le prélude à une reprise de la guerre dans le Caucase du Sud.

The Conversation

Brian Brivati ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.11.2024 à 17:09

Trump 2.0 : l’Amérique latine face au retour du « disruptor in chief »

Kevin Parthenay, Professeur des Universités en science politique, membre de l'Institut Universitaire de France (IUF), Université de Tours

Le premier mandat de Donald Trump avait été marqué par des tensions notables avec plusieurs États latino-américains. Qu’en sera-t-il cette fois ?
Texte intégral (3278 mots)

Le retour de Donald Trump au pouvoir aura un impact profond sur l’Amérique latine, son premier mandat ayant été marqué par un interventionnisme constant dans la région et sa promesse de « Make America Great Again » semblant tenir les États du continent à l’écart de ses projets.


Le « disruptor in chief » – surnom attribué à Donald Trump en raison de sa politique controversée et non conventionnelle sur la scène internationale (entre autres) – sera de retour à la Maison Blanche le 20 janvier prochain pour entamer un second mandat présidentiel.

Les résultats à peine tombés, un certain nombre de questions et d’inquiétudes émergent déjà en Amérique latine. S’il est difficile de dégager un scénario unique pour l’ensemble du continent, il est possible d’identifier quatre effets majeurs du retour au pouvoir de Trump pour la région.

Le retour des États-Unis dans les affaires sud-américaines

Si le mépris et la brutalité verbale dont fait preuve Donald Trump à l’égard du reste du continent américain peuvent créer l’illusion d’un désintérêt politique, son agenda converge en réalité avec de nombreuses problématiques latino-américaines. Entre autres, la migration, dont il fait un cheval de bataille depuis son premier mandat ; la sécurité (liée à la question de la drogue) ; ou encore les relations économiques et commerciales, notamment en lien avec la rivalité sino-étatsunienne.

Par ailleurs, le dossier du Venezuela, avec la récente réélection frauduleuse de Nicolas Maduro, n’est toujours pas réglé. Lors de son premier mandat, Donald Trump avait menacé d’intervenir militairement pour renverser le président vénézuélien.

Manifestants rassemblés devant le Trump Building (New York) pour contester l’interventionnisme de Donald Trump dans la vie politique du Venezuela
Le 23 février 2019, des manifestants pro-Maduro se rassemblent devant le Trump Building (New York) pour contester l’interventionnisme de Donald Trump dans la vie politique du Venezuela. Bruce Murray/Shutterstock

La verve qui le conduit aujourd’hui à dire qu’il mettra un terme à la guerre en Ukraine en 24h pourrait se traduire dans ce dossier par un interventionnisme similaire à celui dont il avait fait preuve entre 2017 et 2021. Un constat qui vaut d’ailleurs pour toutes les autres crises pouvant survenir sur le continent.

L’annonce de la nomination au poste de Secrétaire d’État de Marco Rubio, sénateur de Floride et fils d’immigrants cubains, ne fait qu’accentuer cette idée d’un retour des États-Unis dans les affaires latino-américaines.

Risque d’une polarisation accrue entre les États latino-américains

Cette réélection offre un soutien de poids à l’essor des forces conservatrices. À cet égard, si les chefs d’État en exercice tels que l’Argentin Javier Milei, le Salvadorien Nayib Bukele, l’Équatorien Daniel Noboa ou le Paraguayen Santiago Peña peuvent désormais compter sur un allié puissant, c’est aussi le cas de certaines forces politiques de droite se trouvant actuellement dans l’opposition.

C’est essentiellement le cas du bolsonarisme, mouvement politique d’extrême droite brésilien hérité de la présidence de Jair Bolsonaro (2019-2023).

Jair Bolsonaro et Donald Trump se serrant la main lors d’une visite officielle
Visite officielle de l’ex-président brésilien Jair Bolsonaro, reçu par Trump dans sa résidence privée de Mar-a-Lago (Floride, États-Unis) le 7 mars 2020. Shealah Craighead/Flickr

Ce « front conservateur », parfois populiste et/ou autoritaire, s’oppose frontalement à la gauche dite pragmatique (représentée par des figures telles que Petro en Colombie, Boric au Chili ou Lula au Brésil) et à la gauche radicale (Arce en Bolivie, Maduro au Venezuela, Diaz-Canel à Cuba et Ortega au Nicaragua).


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La polarisation politico-idéologique opposant ces deux camps limite la capacité des États du continent à faire converger leurs intérêts, à trouver des effets de levier à travers la coopération régionale et faire porter leur voix sur la scène internationale.

« Périphérisation » du continent à l’échelle globale

Un nouveau mandat Trump risque, tout d’abord, de brider le leadership continental du Brésil. Depuis son retour au pouvoir en 2023 (après deux mandats exercés entre 2003 et 2011), le président Lula veut repositionner le Brésil sur la scène internationale. Assurant cette année la présidence tournante des BRICS+ et organisant le G20 à Rio (17-18 novembre prochains) ainsi que la COP 30 à Belém (2025), le président brésilien ambitionne de faire du pays un pivot dans un ordre mondial en pleine recomposition.

Devenir le trait d’union entre deux « mondes » conférerait effectivement un poids international indéniable au Brésil. Mais le retour à la Maison Blanche de Donald Trump affaiblit un peu plus l’ordre mondial libéral déjà fragilisé que le Brésil tentait de connecter avec un ordre alternatif en gestation.


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Ensuite, les attaques probables de Trump contre le multilatéralisme priveront les États latino-américains d’un de leurs leviers majeurs d’influence internationale.

Depuis la fin du XIXe siècle, ces derniers ont cherché à gagner en influence via la coopération multilatérale, de sorte que les États de la région sont dotés d’une longue expérience et expertise en la matière. Toutefois, cette capacité d’influence s’évanouit dès lors que le terrain sur lequel elle se déploie s’effondre.

Le premier mandat de Trump avait déjà fait beaucoup de tort : sortie des accords de Paris, de l’Unesco et de l’accord sur le nucléaire iranien. Des attaques similaires contre la coopération multilatérale priveraient l’Amérique latine, lors des quatre prochaines années au moins, de cet outil privilégié d’influence internationale.

(Re) faire de l’Amérique latine le terrain privilégié de la rivalité sino-étatsunienne

La présence chinoise en Amérique latine s’étend depuis maintenant plus de vingt ans. Toutefois, la « guerre commerciale » et l’idée d’une rivalité sino-étatsunienne, largement instrumentalisée et promue par Trump, avait fait du continent le terrain d’expression de cette rivalité géopolitique.


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Les droites libérales et conservatrices seraient rangées derrière les États-Unis tandis que les gauches progressistes et radicales soutiendraient la Chine. De ce schéma volontairement simplifié a découlé, lors du premier mandat, une tendance à l’instrumentalisation politique des États du continent, préjudiciable pour la qualité démocratique, mais également pour le développement soutenable des économies et des sociétés latino-américaines.

Ce deuxième mandat de Trump et l’extension continue par Pékin des nouvelles routes de la soie dans la région – récemment marquée par les débats sur l’adhésion du Brésil, finalement réfutée par le conseiller diplomatique de Lula, Celso Amorim – préfigurent la réactivation d’un tel scénario.

Face à ces différents constats, plusieurs points de vigilance sont à souligner pour les quatre années de ce second mandat de Trump.

Autres facteurs à prendre en compte

Premièrement, l’entourage du président : lors du premier mandat, la ligne dure de l’interventionnisme des États-Unis avait été dictée par une poignée de conseillers très proches de Trump. Son conseiller à la sécurité nationale John Bolton, Elliott Abrams, chef d’orchestre des basses œuvres étatsuniennes sur le continent à la fin des années 1980, ainsi que Marco Rubio, sénateur de Floride, qui avait réussi à le convaincre d’adopter une ligne dure concernant le Venezuela, déjà cité, futur secrétaire d’État. Il faudra suivre de près quelles seront, au-delà de Rubio, les personnalités qui aiguilleront le président dans sa relation avec l’Amérique latine…

Ensuite, la relation que l’administration Trump entretiendra avec le Brésil et le Mexique, les deux puissances moyennes du continent.

La relation avec le Mexique reste hautement incertaine à ce stade dans la mesure où la présidente Claudia Sheinbaum vient d’entrer en fonctions. Toutefois, la continuité est l’option la plus crédible : les deux pays sont réciproquement premiers partenaires commerciaux et donc obligés de s’entendre. Toutefois, la présidente Sheinbaum devra faire preuve de leadership et de capacités transactionnelles face à Trump pour ne pas perdre ses marges de manœuvre dans une possible renégociation de l’accord États-Unis-Mexique-Canada (USMCA).


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Concernant le Brésil, le pragmatisme prévaudra très probablement sur le plan économique. Mais Lula sera politiquement affaibli en interne par un effet « booster » offert aux bolsonaristes pour une éventuelle réélection dès 2026, malgré l’inéligibilité de Jair Bolsonaro prévue jusqu’en 2030.

Sur la scène extérieure, face à la fragmentation du G20 et à la consolidation des BRICS+ en un forum « alternatif », Lula devra soit jouer ouvertement contre les États-Unis et le G7 en misant sur les Suds (quitte à s’exposer aux critiques liées au caractère non démocratique rattaché à certaines de ces puissances), soit chercher des compromis qui affecteront sa légitimité et celle du Brésil au sein des Suds eux-mêmes.

Troisièmement, la politique migratoire de Trump pourrait rapidement refroidir les relations entre Washington et un certain nombre de pays, dont le Mexique et les États centre-américains, et constituerait une source de déstabilisation interne pour ces derniers.

Lors de sa première présidence, Trump avait délégué au Mexique la gestion de sa frontière sud. Le pays avait alors été contraint d’endosser un leadership régional sur la question au risque de voir ses relations commerciales avec les États-Unis se dégrader. Trump avait également fait de certains pays centre-américains, à l’instar du Guatemala, des « États tiers-sûrs » à partir desquels les demandes d’asile pourraient être examinées hors du territoire étatsunien.

Ces deux composantes de sa politique migratoire, en parallèle d’expulsions massives – poursuivies sous le mandat Biden –, ont engendré des difficultés majeures d’ordre politique, économique et humanitaire en Amérique latine. D’ores et déjà, les annonces de suppression des TPS (temporary protected statuts), DACA (Consideration of Deferred Action for Childhood Arrivals) et du programme « parole » (pour les exilés vénézuéliens) préfigurent le retour de ces tensions.


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Quatrièmement, en mettant l’accent sur l’autosuffisance des États-Unis et en renforçant le dollar, Donald Trump pourrait provoquer des fluctuations de taux de change qui se répercuteraient sur les monnaies latino-américaines, rendant les importations plus chères et générant des pressions inflationnistes dans différents pays.

La situation économique fragile de nombreux États dans la région, à l’issue d’une nouvelle « décennie perdue », pourrait ainsi continuer à se détériorer. Certains pays sont déjà au bord du gouffre, en particulier l’Argentine. D’une telle situation peuvent autant naître de nouvelles incitations à diversifier les relations économiques et commerciales que d’importantes protestations sociales et crises politiques.


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Enfin, les relations entre l’Union européenne et l’Amérique latine pourraient évoluer. Les États latino-américains et européens peuvent retrouver un intérêt commun de coopération stratégique dans le registre de la diversification et d’une nouvelle conception partagée de la vulnérabilité.

Si le dernier sommet UE-CELAC s’était conclu avec des résultats en demi-teinte, aujourd’hui les Européens redoutent l’isolement et cherchent depuis quelques années déjà de nouveaux alliés. De la même manière, les États latino-américains peuvent être amenés à chercher des soutiens en Europe pour compenser l’arrêt potentiel des soutiens étatsuniens.

Dans cette configuration, pourrait émerger une motivation commune pour forger une nouvelle association stratégique – comme l’a souhaité l’UE en 2023 ; ce projet avait suscité le scepticisme côté latino-américain. La donne va-t-elle changer à présent ?

The Conversation

Kevin Parthenay a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

13.11.2024 à 17:08

La Croisière Verte, une traversée de l’Afrique en voiture électrique au tracé très géopolitique…

Christian Bouquet, Chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique, Université Bordeaux Montaigne

Cent ans après la fameuse Croisière Noire de 1924, une Croisière Verte aux multiples dimensions – environnementale, publicitaire, géopolitique… – est actuellement en cours en Afrique.
Texte intégral (3511 mots)
Les quatre véhicules électriques, qui parcourent quelque 200 km par jour, dans le désert marocain, quelques jours après le départ de Ouarzazate. Compte Twitter de la Croisière Verte

Le départ a été donné le 28 octobre à Ouarzazate, et l’arrivée est prévue mi-janvier au Cap, 14 000 kilomètres plus loin, pour les quatre pilotes engagés dans la Croisière Verte, une aventure à la fois humaine, technique… et hautement géopolitique.


En apprenant que Citroën va tenter, cent ans après la célèbre Croisière Noire, d’entreprendre une nouvelle traversée de l’Afrique en voiture, on remarque d’abord que l’adjectif qualificatif a changé. En effet, bien que l’académicien Maurice Genevoix soit entré au Panthéon en 2020, sa vision du continent africain (Afrique blanche, Afrique noire, Flammarion 1949) n’est plus retenue. Les organisateurs ont d’ailleurs facilement contourné le débat grâce à la tendance nouvelle du greenwashing. Ce sera donc une Croisière Verte, effectuée exclusivement en véhicules électriques.

Quel itinéraire « sécurisé » ?

La première question qui vient à l’esprit est celle de l’itinéraire. Car depuis l’annulation du Paris-Dakar en 2008 et son exil sur d’autres continents, il semblait clair qu’une telle entreprise présentait des risques sécuritaires sérieux.

On déploie donc les cartes et l’on découvre un parcours 2024 qui non seulement n’a rien à voir avec celui de 1924 mais semble suivre frileusement une sorte de cabotage terrestre.

Parcours de la Croisière Verte 2024 (en pointillés sur la carte).

Quand on consulte la carte historique de la Croisière Noire, on comprend pourquoi : les pays traversés à l’époque sont presque tous en guerre.

Parcours de la Croisière Noire 1924.

On note que certaines escales ont changé de nom : Colomb-Béchar a abandonné le patronyme du général Colomb et n’a conservé que « Béchar », qui signifie « bonne nouvelle » en arabe ; Fort-Lamy a également abandonné la référence au colonel Lamy pour devenir N’Djamena (« on se repose », en arabe) en 1973, à la faveur d’une grande campagne de retour à l’authenticité ; Stanleyville, nommée ainsi en hommage à l’explorateur anglais Henry Morton Stanley, a retrouvé son ancien nom de Kisangani en 1966 ; Élisabethville, baptisée en son temps du nom de la reine des Belges, s’appelle Lubumbashi depuis 1965. Seul l’explorateur-missionnaire écossais David Livingstone a laissé son nom à l’ancienne capitale de la Rhodésie du Nord (devenue Zambie), sans doute parce que sa réputation a laissé davantage de bons souvenirs que de mauvais dans l’histoire coloniale de l’Afrique de l’Est.

Ensuite, la carte régulièrement actualisée des « Conseils aux Voyageurs » du Quai d’Orsay, qui mentionne en rouge les régions où il est « fortement déconseillé » de circuler, et en orange les régions où l’on ne doit pas se rendre « sauf raison impérative », a forcément contraint les organisateurs de la Croisière Verte à infléchir leur itinéraire.

Carte publiée par le ministère français des Affaires étrangères, 12 août 2024.

On voit clairement sur cette mise à jour datée du 12 août 2024 qu’il n’aurait pas été possible de partir du Sahara algérien, et que le Maroc apparaît comme la zone la plus « tranquille » pour lancer l’expédition, qui a donc démarré à Ouarzazate le 28 octobre 2024, cent ans jour pour jour après que la Croisière Noire se soit élancée de Colomb-Béchar.

Après le Maroc, la sécurité est un peu moins assurée à partir de la Mauritanie si l’on en croit cette carte établie le 20 juin 2024, et le convoi Citroën devra être prudent au Liberia, dans toute la traversée méridionale du Nigeria, et dans la zone de l’embouchure du fleuve Congo.

Conscients des risques sécuritaires d’une telle entreprise, les organisateurs indiquent sur leur site que « l’itinéraire précis sera élaboré au jour le jour en fonction de la nature des pistes ou des routes, des conditions climatiques et de certains autres impératifs ». Ils ajoutent en italique :

« Cet itinéraire est susceptible d’être modifié et adapté en fonction de l’ouverture de nouvelles centrales d’énergie renouvelable et de la situation politique des différents pays traversés. »

Il y a cent ans, les acteurs de la Croisière Noire semblaient se soucier davantage de l’état des pistes que de l’instabilité politique, même s’ils ont dû faire face à quelques situations tendues. N’oublions pas qu’ils n’allaient traverser que des territoires français et britanniques.

Quels moyens et quels objectifs ?

Contrairement à la Croisière Verte, la Croisière Noire effectuée en 1924 avait été préparée longtemps à l’avance, et elle avait été précédée d’au moins deux traversées expérimentales du Sahara, pour tester l’efficacité des autochenilles Citroën-Kergresse K1 sur les pistes sahariennes entre l’Algérie et le Niger.

Véhicule utilisé durant la Croisière Noire de 1924.

Il s’agissait certes – aussi – d’une opération publicitaire mais elle était fortement encouragée par les pouvoirs publics de l’époque, et notamment par le président de la République Gaston Doumergue, qui souhaitaient créer une liaison terrestre régulière entre les colonies françaises d’Afrique du Nord et de l’Ouest et la grande île de Madagascar. On a peine à imaginer un tel objectif au XXIe siècle.

La Croisière Noire comportait également une dimension scientifique car elle comprenait plusieurs chercheurs de renom (Eugène Bergognier, Charles Brull) qui ont rapporté des planches botaniques et des croquis permettant d’identifier plus de 800 oiseaux, 300 mammifères, et surtout plus de 1 500 insectes, pour beaucoup encore inconnus. Une équipe cinématographique était aussi du voyage et elle rapporta plus de 6 000 photos et 27 kilomètres de films.

Autant dire que les ambitions de la Croisière Noire étaient sans commune mesure avec celles de la Croisière Verte. L’événement servait également les ambitions coloniales de l’époque, et l’on trouve encore des traces de cette expédition dans les archives du Musée du Quai Branly.

La Croisière Verte est beaucoup plus légère, dans tous les sens du terme. C’est surtout un défi technique : démontrer qu’un petit véhicule en plastique fonctionnant à l’énergie solaire peut affronter toutes les difficultés de la géographie africaine. Pour cela, Citroën semble n’avoir modifié que les roues de son AMI, qui sont davantage crantées pour mieux adhérer au sable.

Modèle de Citroën AMI qui participera à la Croisière Verte de 2024.

Pour le reste, nulle prétention scientifique chez les participants, qui sont soit des pilotes, soit des mécaniciens soit des communicants. L’ambiance sera probablement celle du Paris-Dakar, à raison de 200 kilomètres par jour, ce qui laisse assez peu de temps pour s’intéresser à autre chose qu’à la mécanique et au bivouac.

La nature et les hommes

Pourtant, les changements en Afrique ont été considérables. Tout d’abord, la population est passée d’environ 200 millions à 1,515 milliard d’habitants. Là où la Croisière Noire rencontrait une personne, la Croisière Verte en croisera huit. Et les villes où elle fera escale, autrefois simples gros bourgs, sont actuellement des mégapoles (plus de 16 millions d’habitants à Lagos).

Et comment tous ces habitants vivent-ils en 2024 ? Sur le site de la Croisière Verte, on note que la prise en considération de « la situation politique des pays traversés » est placée au même niveau d’intérêt que la présence de « nouvelles centrales d’énergie renouvelable ». Selon quels critères la situation politique des pays traversés sera-t-elle appréciée ? On imagine que les organisateurs ont consulté la carte la plus récente issue de The Economist Intelligence Unit (édition 2023). Les pays y sont notés selon 60 critères regroupés en cinq thématiques (processus électoral pluraliste, libertés civiles, bonne gouvernance, participation politique, culture politique).

Les participants à la Croisière Verte devraient donc savoir qu’ils ne traverseront aucun pays véritablement démocratique, et seulement trois (Ghana, Namibie, Afrique du Sud) sont classés comme « démocratie défaillante » (en bleu clair), c’est-à-dire en seconde catégorie (sur quatre).

Ils pourront éventuellement se rassurer (relativement) en recourant au classement 2024 de la Fondation Mo Ibrahim, qui a mesuré les progrès de la gouvernance des 54 pays d’Afrique sur la période 2014-2023, selon 322 critères. Les résultats peuvent être considérés comme encourageants, mais ils sont parfois surprenants.

Carte de l’évolution démocratique établie par la Fondation Mo Ibrahim et publiée par Jeune Afrique.

La Croisière Verte n’étant pas une opération de défense des droits humains, ses participants auront-ils un regard plus attiré par l’évolution de la nature ? S’ils quittent des yeux la piste, ils pourront voir que l’environnement est méconnaissable par rapport à ce qu’on peut observer dans le film documentaire réalisé par Léon Poitier en 1926 à partir des éléments recueillis lors de la Croisière Noire.

D’abord parce que la croissance démographique a conduit à détruire considérablement les forêts, et l’itinéraire suivi en 1924 était essentiellement forestier. Ensuite parce que certaines activités économiques ont dégradé la nature. Par exemple dans la région du delta du Niger, les équipes de la Croisière Verte constateront sans doute que le pétrole et la mangrove ne font pas bon ménage, ce qui ira dans le sens de leur expédition : promouvoir les énergies non fossiles.

On a bien compris que l’objectif principal de Citroën pour cette Croisière Verte est de faire braquer les projecteurs sur son petit véhicule électrique, dont l e succès est pourtant déjà grand auprès des lycéens français, du moins ceux dont les parents ont les moyens. Car la petite voiture en plastique est vendue à partir de 8 000 €, soit huit années de PIB par habitant du Togo (922 $) ou douze années de PIB par habitant de Sierra Leone (635 $), deux pays traversés par la Croisière Verte.

S’ils y sont attentifs, les participants ne manqueront pas de mesurer le fossé des inégalités, par exemple quand ils déploieront leurs panneaux solaires dans des lieux où les populations n’ont toujours pas accès à l’électricité, ou quand ils déballeront leurs packs d’eau minérale là où les villageois n’ont pas d’eau potable. Peut-être auront-ils une petite pensée pour Daniel Balavoine qui, à la faveur de son accompagnement d’un Paris-Dakar, avait pris conscience des besoins des populations locales et avait créé une Fondation pour équiper un grand nombre de villages de motopompes.

L’idée serait bonne à reprendre, notamment par les sponsors de la Croisière Verte qui vont bénéficier de la lumière de l’événement : l’assureur Axa, le constructeur automobile Stellantis (qui possède une usine à Kénitra au Maroc), et l’entreprise d’énergie solaire SunPower.

Quant à la géopolitique, elle tirera de l’événement au moins un enseignement préoccupant : le continent africain est beaucoup plus difficile à traverser qu’il y a cent ans, car l’insécurité s’est généralisée. À l’époque, on parlait déjà de « pacification »…

The Conversation

Christian Bouquet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:39

Fentanyl, cocaïne, « drogue du zombie » : les opioïdes associés aux stimulants continuent de semer la mort aux États-Unis

Bruno Megarbane, Professeur, Université Paris Cité

Aux États-Unis, la crise des opioïdes sévit toujours. Le fentanyl, ses dérivés ou les nitazènes sont parfois associés à des stimulants comme la cocaïne ou la xylazine surnommée « drogue du zombie ».
Texte intégral (2727 mots)

En 25 ans, quatre vagues d’« épidémies » de décès dus à des opioïdes se sont succédé aux États-Unis. Selon les périodes, elles sont liées à la consommation en surdose de médicaments détournés, d’héroïne ou encore de fentanyl (et dérivés) seul ou associé à de nouveaux opioïdes de synthèse et stimulants. Un enjeu de santé publique qui dépasse les seuls États-Unis.


À l’origine d’une crise qui sévit depuis environ 25 ans en Amérique du Nord, les opioïdes sont devenus une cause majeure de décès toxique par surdose en Amérique du Nord ainsi que dans l’Union européenne (UE).

Le décès de plusieurs célébrités mondiales, dont le chanteur Prince, ont attiré l’attention du grand public sur une épidémie ravageuse et source même désormais d’un recul d’espérance de vie aux États-Unis, selon une étude de l’Institute for Computational Medecine de l’université Johns Hopkins. Plus de 800 000 Américains sont décédés depuis 1999 des suites de la consommation d’un opioïde.

Des opioïdes aux puissants effets antidouleur

Par « opioïde », on désigne toute substance, naturelle ou synthétique pouvant interagir avec une famille de récepteurs spécifiques dénommés récepteurs opioïdes, exprimés à la surface de certains neurones et largement distribués dans le cerveau. Les opioïdes ont donc comme propriété principale d’être des analgésiques puissants.

Le corps humain produit ses propres composés opioïdes (les dynorphines, les enképhalines, les endorphines et les nociceptines). Néanmoins, en cas de forte douleur, par exemple après un traumatisme, une intervention chirurgicale ou un cancer métastatique, l’effet de ces opioïdes endogènes peut se révéler insuffisant pour atténuer le ressenti douloureux. Il devient alors utile – pour ne pas dire indispensable – de prendre un composé exogène avec une action opioïde, afin d’éviter de souffrir.

De la morphine, opioïde naturel, aux produits de synthèse

Depuis des millénaires, le suc du pavot d’opium, contenant des opioïdes naturels comme la morphine ou la codéine, a été utilisé comme panacée, notamment par les civilisations sumérienne et égyptienne. Au XIXe siècle, les molécules actives en ont été extraites, purifiées puis prescrites aux patients douloureux.

Par la suite, de nombreuses molécules avec une structure similaire à celle de la morphine (appelées dès lors « opiacés ») comme l’héroïne ou totalement synthétiques avec une structure différente de celle de la morphine (appelées dès lors « opioïdes ») comme le tramadol, la méthadone ou le fentanyl ont été produites en laboratoire.

Des risques mortels en case de mésusage

Certaines ont conservé des indications médicales et sont fabriquées et vendues par l’industrie pharmaceutique : ce sont les opioïdes analgésiques de prescription. D’autres sont devenues des produits illicites, dont la vente et l’usage sont interdits par les conventions internationales. C’est le cas de l’héroïne qui, il faut le rappeler, avait été fabriquée et commercialisée au XIXe siècle comme médicament « héroïque ».

Malheureusement, tous les opiacés et opioïdes peuvent être consommés dans le cadre d’un trouble de l’usage, parfois comme produits récréatifs et majoritairement en rapport avec le développement d’une addiction. Ils peuvent dès lors être responsables d’un risque majeur de décès. C’est ce phénomène qui est à l’origine de la crise des surdoses mortelles en Amérique du Nord.

La consommation d’opioïdes est à l’origine d’effets adverses importants (constipation, nausées, somnolence, rétention d’urine…) qui peuvent être acceptables lorsque l’on souffre d’un cancer ou des suites d’un traumatisme ou d’une intervention chirurgicale. Cette consommation n’est cependant pas dénuée de risques vitaux, notamment en cas d’abus ou de mésusage.

Le mésusage des opioïdes prescrits en tant que médicaments, comme des opioïdes illicites utilisés comme drogues, expose à un risque d’arrêt respiratoire soudain (les spécialistes parlent de dépression neuro-respiratoire), qui dépend de la dose consommée.

À l’origine de la crise : une publication faussement rassurante

Depuis presque un quart de siècle, une grave épidémie de décès secondaires aux surdoses par opioïdes sévit en Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis. Dans ce pays, trois vagues successives de décès ont été décrites depuis 1999, liées respectivement aux opioïdes prescrits comme médicaments (1999-2010), à l’héroïne (2011-2015), au fentanyl (2016-2020). On évoque désormais une quatrième vague liée à la combinaison de fentanyl et de stimulants illicites (2020-2024).

Plusieurs phénomènes concomitants ont contribué à la survenue de cette crise. La hausse d’utilisation des analgésiques opioïdes au début du XXIe siècle aux États-Unis a d’abord été le fait de prescriptions médicales excessives et inadéquates favorisées par un enseignement universitaire et post-universitaire erroné des médecins.

En effet, la prescription large de ces médicaments a été rendue à tort rassurante à la suite de la parution d’un article dans la revue médicale New England Journal of Medicine expliquant l’absence de risque de développer une dépendance en cas de prise au long cours d’un opioïde analgésique. Il s’agissait en fait d’une étude observationnelle publiée sous la forme d’une lettre à l’éditeur, portant sur un petit effectif de patients, sans valeur de démonstration ni validation externe.

Un marketing agressif et des prescriptions hors contrôle

Cet article a alors été référencé des centaines de fois dans la littérature médicale pour soutenir cette fausse théorie, sans preuve supplémentaire. Les prescriptions inadéquates d’opioïdes analgésiques se sont alors envolées, favorisées par un marketing agressif et abusif d’une entreprise, Purdue Pharma, qui faisait la promotion de son produit à base d’oxycodone auprès des médecins, pharmaciens et patients. Cette entreprise est aujourd’hui en cessation d’activité et ses dirigeants accusés d’avoir causé la mort d’un demi-million de personnes.

L’absence de contrôle strict des prescriptions médicales par les autorités sanitaires s’est alors surajoutée comme facteur favorisant, en laissant ce phénomène se développer jusqu’en 2010, avant qu’une décision de retrait du marché de l’oxycodone du laboratoire Purdue Pharma ne soit prise.

Ce médicament était devenu alors la cause principale de décès par surdose aux opioïdes aux États-Unis, les comprimés étant souvent pilés puis sniffés ou injectés par voie intraveineuse par des patients devenus toxicomanes à la suite de leur prescription d’opioïde analgésique au long cours.

Ainsi, à cette période, la prescription d’un opioïde à un membre de sa propre famille et, de fait la disponibilité dans le foyer de ce type de produit, était devenue le facteur de risque principal de survenue d’une surdose, chez toute personne n’ayant jamais reçu de prescription d’opioïde.

Avec le fentanyl et ses dérivés, une accélération de la crise

Par la suite et après le retrait du marché de l’oxycodone de Purdue Pharma et son remplacement par une formulation à libération retardée non pilable, les patients dépendants se sont portés successivement vers la consommation d’héroïne (produite et amenée d’Afghanistan) puis du fentanyl (produit à moindre coût dans des laboratoires de synthèse principalement au Mexique, à partir de matières premières importées de Chine ou d’Inde).

De puissants analogues structuraux du fentanyl, synthétisés au départ comme de possibles candidats-médicaments par l’industrie pharmaceutique, sont alors devenus les principaux opioïdes sources des décès et de l’accélération de la crise de morts aux États-Unis. Malgré une baisse rapide de l’usage des opioïdes de prescription dès 2010, les décès par surdose ont continué à augmenter et une accélération a même été observée jusqu’en 2024.

Ainsi, en 2023, environ 90 000 décès ont été attribués aux États-Unis aux surdoses par opioïdes, et pour plus de 85 % d’entre elles, au fentanyl et à ses dérivés. En 2022, environ 50 millions de pilules falsifiées et 4,5 tonnes de poudre de fentanyl ont été saisies par les autorités douanières américaines, totalisant 388 millions de doses mortelles. Soit de quoi tuer la totalité de la population américaine.

Désormais, une consommation récréative et de nouvelles molécules de synthèse

Aujourd’hui, la consommation récréative de fentanyl et de ses dérivés, en combinaison aux drogues stimulantes (cocaïne et amphétamines) représente le fer de lance de l’épidémie, auprès de consommateurs plus jeunes et dans un contexte essentiellement festif.

Il faut savoir que le fentanyl est 300 fois plus puissant que la morphine et un de ses dérivés, le carfentanyl, est 10 000 fois plus puissant que la morphine… donc très toxique.

Divers facteurs ont ainsi contribué à la progression quasi-exponentielle et irrémédiable de l’épidémie entre 2020 et 2024, dont notamment :

  • l’émergence de nouvelles molécules synthétiques très puissantes dont des dérivés du fentanyl mais également d’autres types d’opioïdes comme les nitazènes,

  • le développement de composés à haut risque de dépendance et de rapide acquisition d’une tolérance,

  • l’utilisation combinée de multiples drogues, comme les drogues stimulantes mais aussi la xylazine (« drogue du zombie »).

Des facteurs individuels de vulnérabilité, génétique ou non génétique, expliquent aussi le risque accru de décès chez certains consommateurs. Enfin, le mode de vie dans la société occidentale moderne a été mis en cause en favorisant la consommation de drogues de plus en plus dangereuses.

En cas de surdose : des signes typiques pour un diagnostic rapide

La dépression neuro-respiratoire à la suite d’une surdose par opioïde se traduit chez un patient par un syndrome typique associant :

  • un coma avec myorelaxation, c’est-à-dire un faible tonus musculaire (hypotonie) et une abolition des réflexes ostéotendineux,

  • une contraction extrême et bilatérale des pupilles (myosis serré),

  • un ralentissement de la fréquence respiratoire à moins de 12/min (bradypnée).

Ce tableau est facilement identifiable, ce qui permet un diagnostic clinique rapide et une prise en charge immédiate en cas de surdose, sans besoin d’analyses complémentaires. Si la dépression neuro-respiratoire se poursuit, un arrêt respiratoire survient suivi rapidement d’un arrêt cardiaque.

Divers mécanismes additifs ont été proposés pour expliquer le surrisque de survenue brutale d’un décès avec les dérivés du fentanyl et notamment l’apparition d’une rigidité du muscle du diaphragme (le « syndrome de paroi thoracique en bois »).

La prise en charge thérapeutique est relativement simple aussi. La naloxone est l’unique antidote disponible en clinique.


À lire aussi : Connaissez-vous la naloxone, puissant antidote aux overdoses d’opioïdes ?


Traitements et pistes de recherche pour limiter les décès

Un dernier mot pour insister sur l’importance des stratégies de réduction de risque de décès par surdose aux opioïdes. Elles sont basées sur l’utilisation large des traitements de substitution (en France, la méthadone et la buprénorphine haut dosage) et la mise à disposition en communauté de naloxone dite « take home », utilisable par toute personne, même sans connaissances médicales, qui serait témoin d’une possible overdose chez un consommateur connu d’opioïdes retrouvé inconscient.

Enfin, la mise au point de nouveaux analgésiques et de nouvelles formulations d’opioïdes dénués de toxicité neuro-respiratoire semble prometteuse, mais encore en phase de développement préclinique avec des échéances incertaines.

En conclusion, les surdoses par opioïdes représentent un problème de santé publique mondial toujours menaçant. Mais un espoir est apparu il y a quelques semaines avec, pour la première fois depuis 25 ans, une baisse du nombre de décès par surdose aux opioïdes aux États-Unis. Un 25e anniversaire certes triste… mais désormais, avec en ligne de mire, l’espoir d’une possible résolution de la crise.

The Conversation

Bruno Megarbane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:34

Espace Schengen : un avenir incertain

Tania Racho, Chercheuse associée en droit européen, Université Paris-Saclay

L'espace Schengen célèbre bientôt ses 30 ans. Or le principe de libre circulation pourrait évoluer sous la pression de certains pays membres, décidés à renforcer les contrôles de leurs frontières.
Texte intégral (2023 mots)

L’espace Schengen fêtera-t-il ses 30 ans ? Le principe de libre circulation des personnes, appliqué dans l’Union européenne, pourrait évoluer sous la pression de certains pays membres. Sur fond d’enjeux politiques nationaux entourant les questions migratoires et d’asile, les gouvernements semblent résolus à renforcer le contrôle de leurs frontières.


En mars 2025, cela fera 30 ans que les contrôles d’identité aux frontières intérieures ont cessé d’exister. Dès le début, les États européens font part de leur inquiétude face à cette disparition de leur capacité à avoir un droit de regard sur ceux pénétrant sur leur territoire. Depuis 1995, date de la réelle naissance d’un espace Schengen, pensé depuis les années 1980, la rhétorique du « retour du contrôle » des frontières est présente dans le débat public, poussée par le discours de l’extrême droite et les attentats terroristes.

Plusieurs garanties sont prévues, du système d’information Schengen à la possibilité de « réintroduire temporairement le contrôle aux frontières intérieures » pour des périodes de six mois, à notifier à la Commission européenne.

La Commission européenne ne refuse jamais ces contrôles, quand bien même certains pays, à commencer par la France qui contrôle ses frontières en continu depuis 2015, dépassent la limite totale autorisée de deux ans, passée à trois ans depuis une réforme de juin 2024.

Même si les règles de l’espace Schengen ne sont pas toujours respectées, le discours politique fragilise sa conception. Or il semble aujourd’hui difficile de totalement le supprimer.

Des contrôles aléatoires, « intelligents » ou au faciès ?

Des pays membres de l’espace Schengen, parmi lesquels la France, l’Allemagne, l’Autriche et les pays scandinaves, annoncent régulièrement la réintroduction des contrôles à leurs frontières intérieures, ciblant parfois certaines frontières plus que d’autres, comme l’a récemment fait le chancelier allemand Olaf Scholz à propos de la frontière germano-polonaise. Est-ce que, pour autant toutes les personnes sont systématiquement contrôlées du seul fait qu’elles franchissent ces frontières ?

Toute personne ayant traversé la frontière franco-italienne ces dernières années peut témoigner de l’absence de contrôle systématisé. La Cour des comptes le relève en janvier 2024 :

« Le 19 janvier 2023, jour de déplacement sur place de la Cour, les 117 kilomètres de frontières avec l’Italie étaient surveillés par moins de 60 personnes (une vingtaine de policiers de la police aux frontières, une dizaine de réservistes de la police nationale, une vingtaine de militaires de l’opération Sentinelle et moins de dix douaniers). »

Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire

Impossible en pratique, donc, de rétablir totalement et de manière systématique les contrôles.

Lors de son annonce du rétablissement d’un contrôle à certaines de ses frontières intérieures (à l’égard de la France depuis juillet 2024, notamment), l’Allemagne a évoqué l’idée d’un « contrôle intelligent ». Le but est vraisemblablement de cibler des personnes visiblement ou potentiellement issues de migrations. L’objectif affiché du pays est en effet de contrôler l’immigration irrégulière.

Ce dernier aspect est reconnu et intégré dans la réforme Schengen de juin 2024 qui rend possibles les contrôles visant à « réduire l’immigration illégale ». La mise en application de cette pratique interroge nécessairement.

Contrôler pour convaincre ses électeurs

La multiplication des annonces de contrôle et l’absence de respect des règles Schengen pèse sur la conception de cet espace de libre circulation. Sans que les États n’aient réellement manifesté une volonté de mettre fin ou de sortir de l’espace de libre circulation, celui-ci est pour le moins remis en cause politiquement.

Dans le cas de l’Allemagne, en septembre 2024, l’objectif de l’annonce de contrôles renforcés sur les frontières terrestres avec la France, le Benelux et le Danemark avait pour but de convaincre l’électorat d’extrême droite de voter pour la majorité en place, alors que le parti politique Alternative pour l’Allemagne (AfD) a obtenu des résultats historiques dans des régions de l’est, lors des récentes élections régionales.


À lire aussi : Les ressorts des succès électoraux de l’AfD dans l’est de l’Allemagne


Ce n’est pas la première fois qu’un parti situé au centre ou à gauche de l’échiquier politique prend des positions similaires à celles de l’extrême droite en matière de questions migratoires. Au Danemark, les sociaux-démocrates ont ainsi repris une bonne partie des idées d’extrême droite pour être élus et gouverner. En Allemagne, les élections régionales du 22 septembre 2024, en dépit des bons scores de l’AfD dans l’est du pays, ont finalement apporté la victoire au parti social-démocrate SPD. À partir de ces scrutins, qui ont suivi l’annonce du gouvernement sur le contrôle des frontières, peut-on conclure que le positionnement d’Olaf Scholz sur ce sujet a eu un réel impact ? Difficile à confirmer : certains commentateurs politiques estiment qu’au contraire le vote pour le SPD s’est fait en opposition du chancelier.

Bien que moins flagrante en France, la thématique de la reprise du contrôle des frontières y est toujours un cheval de bataille de la droite et de l’extrême droite, la gauche étant jugée peu audible quant à sa capacité à s’opposer à l’immigration irrégulière.

Réformer pour s’adapter aux pratiques nationales

Ces controverses, étroitement liées à des enjeux de politique interne, affectent néanmoins les règles européennes et posent la question de leur pérennité. Pour sauver les apparences, la réforme Schengen de juin 2024 tend à s’aligner sur des pratiques existantes en allongeant le délai maximal de réintroduction temporaire des contrôles aux frontières de deux à trois ans ; en permettant les contrôles pour des motifs de contrôle de l’immigration ; et en tolérant les refoulements aux frontières internes de l’Union européenne.

Sur ce dernier point, le cadre juridique européen voudrait qu’un État se charge d’organiser le retour dans son pays d’origine d’une personne en situation irrégulière se trouvant sur son territoire si cette dernière ne demande pas l’asile. Ainsi, dans l’exemple allemand, en cas de contrôle par les gardes-frontières de personnes en situation irrégulière, ce sont les autorités allemandes qui devraient se charger du retour ou à défaut de la demande d’asile… Or, cela ne correspond pas au discours politique majoritaire ambiant.

En effet, la pratique est différente, puisque les États cherchent à ne pas laisser entrer sur leur territoire les personnes présentant ce cas de figure, préférant les envoyer vers le pays européen dont elles arrivent. La réforme du code frontière Schengen tend à autoriser cette pratique de transfert, à condition que des accords bilatéraux permettent le refoulement de la personne.

Déjà en 2022, le président Macron cherchait des solutions pour maintenir l’espace Schengen ; ses efforts s’étaient alors traduits par l’établissement d’un Conseil de pilotage Schengen, qui fut probablement à l’initiative de la réforme de 2024.

Sortir de l’espace Schengen, un risque réel ?

Il est intéressant de relever que la possibilité d’un « opt-out », soit d’une sortie de l’espace Schengen, n’est jamais frontalement mentionnée, en tout cas ni en France ni en Allemagne. Les Pays-Bas et la Pologne semblent en revanche vouloir au moins quitter les normes de l’asile et l’immigration, afin d’appliquer leurs propres règles, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils souhaitent sortir de l’espace de libre circulation.

Les règles de l’asile et de l’immigration, qui concernent surtout la gestion de la demande d’asile, peuvent être appliquées en dehors du cadre Schengen, ce dernier ne portant que sur l’absence de contrôles d’identité aux frontières intérieures. C’est en raison de ce qui est appelé « mouvements secondaires » qu’il existe une forme de confusion entre les deux. Les personnes qui arrivent en situation irrégulière aux frontières extérieures – environ 0,08 % de la population européenne par an – continuent parfois leur trajet vers d’autres pays de l’Union européenne : c’est cet aspect que les États cherchent à contrôler.

La question de l’« opt-out » ou de la fin de l’espace Schengen ne se pose pas réellement, d’autant qu’à l’inverse, certains États ont eu du mal à intégrer l’espace de libre circulation, comme la Roumanie et la Bulgarie. États membres de l’UE depuis 2007, ces pays devaient gérer les frontières extérieures depuis longtemps mais n’ont pu intégrer le versant frontières intérieures qu’en mars 2024.

Néanmoins, il est fort probable que des réintroductions de contrôles aux frontières intérieures continueront d’être notifiées à la Commission. Notamment par la France, au vu des récentes déclarations du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, alignées à la pratique de notification continuelle sur la gestion des frontières appliquée depuis 2015.

The Conversation

Tania Racho ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.11.2024 à 17:34

Comprendre les ambitions de Pékin en mer de Chine méridionale

Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)

Justifiées par une lecture très orientée de l’Histoire, les prétentions de la RPC sur la mer de Chine méridionale répondent en réalité à un ensemble de considérations variées.
Texte intégral (3552 mots)

Depuis plusieurs années, et tout particulièrement depuis fin 2023, la République populaire de Chine (RPC) ne cesse d’intensifier ses actes d’intimidation en mer de Chine méridionale, particulièrement à l’encontre des Philippines, afin d’assurer sa suprématie dans cet espace maritime contesté de longue date.

Usage de sonars et d’armes soniques de surface, emploi de projecteurs pour aveugler les navires adverses, brouillage de leurs capteurs, GPS et moyens de communication, tirs à bout portant à l’aide de canons à eau sur des navires de ravitaillement philippins non armés… Récemment, la RPC est allée jusqu’à peindre des navires de sa milice maritime aux couleurs de sa garde côtière afin de leurrer les autorités philippines.

Ces procédés agressifs n’ont rien de nouveau, mais quelles sont les intentions de la Chine dans cette zone, et quels sont les arguments qu’elle emploie pour justifier son attitude ?

Une politique musclée qui ne date pas d’hier

Rappelons qu’en 1988 déjà, 64 soldats vietnamiens avaient été tués par les tirs d’artillerie de navires chinois au large de Johnson South Reef, dans l’archipel des Spratleys, un ensemble d’îles et de récifs coralliens situé au milieu de la mer de Chine méridionale.

Dès lors, la RPC a progressivement établi son emprise sur sept récifs. Tout d’abord via l’installation de marqueurs de souveraineté, puis par la construction d’« abris pour pêcheurs » suivis de structures métalliques, puis d’installations bétonnées permanentes sous le couvert de « stations météorologiques ». La présence chinoise s’est ensuite consolidée par le biais d’une poldérisation massive de ces récifs ainsi que par la construction de bases navales et aériennes malgré l’engagement public pris par Xi Jinping de ne pas militariser la zone.

De plus, deux incidents majeurs sont survenus dans la zone économique exclusive (ZEE) du Vietnam en 2014 ainsi qu’en 2019. La Chine avait tenté de déployer une plate-forme offshore, puis un navire de prospection d’hydrocarbures, sans en informer le Vietnam ni solliciter son autorisation. Ces deux incidents avaient donné lieu à des affrontements majeurs en pleine mer, pour la première fois diffusés massivement par les médias locaux et internationaux.

En 2012, c'est la ZEE des Philippines qui a été visée par Pékin avec la prise de l’atoll de Scarborough Shoal. D’autres actions ont également eu lieu dans le détroit de Taïwan, autour des îles Senkaku (huit îlots et rochers inhabités, revendiqués par la RPC, Taïwan et le Japon) ainsi qu’en mer Jaune.

Au fil des années, les experts ont avancé diverses raisons pour expliquer un tel comportement. Nous examinerons quelques-unes de ces pistes, pour tenter de comprendre les raisons de l’agressivité de la Chine à l’égard de ses voisins.

Taïwan dans le viseur de la RPC

Si les tenants d’une posture « offensive », dite des « loups guerriers » – à l’instar de l’ambassadeur de Chine en France, Lu Shaye –, prétendent que Taïwan fait partie de la Chine de toute éternité, la réalité est quelque peu différente.

En dehors d’échanges culturels et commerciaux occasionnels, la présence chinoise à Taïwan s’est longtemps limitée à deux petits villages peuplés d’environ 1500 pêcheurs situés dans le sud de l’île – face à l’archipel des Pescadores, qui servaient à la pêche saisonnière. La première migration d’importance depuis la Chine continentale a été le fait des colons hollandais pour travailler sur les plantations qu’ils avaient établies sur l’île (l’Espagne, le Royaume-Uni et le Portugal ont également maintenu une présence à Taïwan).

Taïwan n’a été occupée par la Chine qu'à partir de 1683 lorsque des loyalistes de la dynastie Ming, devenus pirates, ont régné sur une partie de l’île après avoir défait les Néerlandais. Cette même année, l’île est apparue pour la première fois sur une carte officielle chinoise sans susciter, toutefois, un grand intérêt. L’empereur Kangxi, alors à la tête de l’Empire chinois, avait dépeint l’île comme un simple « tas de boue dans l’océan, au-delà de la civilisation ».

La présence chinoise à Taïwan s’est longtemps caractérisée par une présence limitée et des conflits constants avec la population indigène. À tel point qu'en 1895, au moment de l’occupation japonaise, seule la moitié de l’île était sous le contrôle effectif de la Chine. Et ce, malgré les nombreuses campagnes menées par les gouverneurs successifs pour combattre les tribus locales et ouvrir les campagnes à la pénétration des colons.

Entre 1922 et 1942, y compris durant la retraite des forces communistes chinoises à Yan’an, qui devint le berceau de la révolution, la position officielle du Parti communiste chinois (PCC) était que Taïwan ainsi que la Corée, étaient des nations indépendantes qu’ils souhaitaient aider à se libérer de l’occupation japonaise. Position confirmée par Mao Zedong lui-même, en 1937, lors d’une interview accordée au journaliste américain Edgar Snow.

Cependant, cette volonté a radicalement changé après que le PCC ait renversé le gouvernement du Guomindang, le parti nationaliste jusqu’alors au pouvoir – et que ce dernier trouva refuge à Taïwan. Les yeux de la RPC, désormais rivés sur l’île voisine, voient dans cette dernière l’ultime province rebelle qu’il convient de réunifier.

Un poids historique minime en mer de Chine méridionale

Concernant la mer de Chine méridionale, toutes les cartes publiées par la Chine, jusqu’en 1932, mentionnaient l’île de Hainan, près du Vietnam, comme son territoire le plus méridional.

Carte indiquant l’île de Hainan
L’île de Hainan (en rouge) au sud de la Chine. Wikimedia, CC BY

Ce n’est qu’après la revendication Française sur les archipels des Paracels (1932) puis des Spratleys (1933), et le début d’exploitation de l’île de « Pratas Island » par un entrepreneur japonais, Nishizawa Yoshizi, que les autorités chinoises se sont également mises à revendiquer ces territoires. Elles repoussèrent alors progressivement sur les cartes le point le plus méridional toujours plus au sud, jusqu’à atteindre le récif de « James Shoal » à près de 2000 km de Hainan, et situé à 22 mètres sous le niveau de la mer… Les cartes officielles ont été mises à jour pour accompagner ces revendications. Pourtant, alors que certains prétendent que la Chine aurait découvert et nommé l’ensemble de ces éléments maritimes depuis les « temps anciens » jusque dans les années 1990, la topographie de la mer de Chine méridionale sur ces cartes, comportait des noms qui n’étaient qu’une simple traduction phonétique de noms anglais…

Ces revendications reposent en effet sur des justifications fragiles car les autorités chinoises, avant le début du XXe siècle pour les Paracels et les années 1950 pour les Spratleys, n’ont jamais occupé, ni peuplé, ni développé la moindre infrastructure sur aucun des éléments aujourd’hui contestés. La seule présence chinoise attestée, au fil des siècles, se résume à celle des pêcheurs qui occupaient ponctuellement certaines îles exclusivement dans les Paracels, pour se ravitailler, prier la déesse Mazu, collecter œufs et carapaces de tortues, et servir de camps de base pour quelques jours, le temps de pêcher suffisamment de poisson.

Aussi, en 1938, Wang Gong Da, alors directeur de l’influent média « Peiping New », écrivait :

« Ne commettez pas de bévue diplomatique […]. Au sud de l’île Triton, il n’y a aucun lien avec le territoire chinois. Nos soi-disant experts, géographes et officiers de la Marine sont une honte pour notre pays. »

Des incohérences juridiques

Les revendications du PCC sur les archipels des Paracels et des Spratleys ont certainement émergé en réaction à la conception en 1947, suivie de la publication en 1948 d’une carte, par les forces du Guomindang, comprenant la fameuse « langue de bœuf » – une ligne qui englobe, au mépris du droit international, l’essentiel de la mer de Chine méridionale.

Les dirigeants communistes avaient alors décidé de reprendre à leur compte l’ensemble de ces revendications nationalistes, afin de priver leur adversaire de toute légitimité, et de rallier une population dont ils savaient le soutien fragile.

Mais il y a une grande différence entre revendiquer et agir. Après la prise de contrôle de l’île de Hainan, il a en effet fallu attendre vingt-cinq ans pour que la Chine communiste s’empare de l’ensemble des Paracels, et quatorze années de plus pour s’implanter dans les Spratleys – à l’issue de deux batailles navales, en 1974 puis en 1988, toutes deux contre le Vietnam.

Depuis 1948, le nombre de traits que comporte la ligne imaginaire chinoise « ligne en neuf traits » (ou « 9-dash line ») visant à revendiquer l’essentiel de la mer de Chine méridionale n’a cessé d’évoluer avec le retrait d’un trait dans le golfe du Tonkin suivi de l’ajout de deux nouveaux traits au large de Taïwan. Il existe par ailleurs près d’une dizaine de versions de ces revendications, circulant entre les différents ministères, administrations et think tanks de la RPC. Aucune de ces versions n’a à ce jour été rendue officielle.

Carte des revendications territoriales chinoises en 2016 et de l’arbitrage rendu par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer
En rouge, les revendications territoriales chinoises. En bleu, l’arbitrage rendu par l’UNCLOS en 2016. Wikimedia, CC BY

Il en va de même pour la récente notion de « droits historiques », qui n'a été mise en avant par Taïwan qu’en 1993, avant d’être copiée par la Chine entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Cette notion s’ajoute à un arsenal de formulations vagues et pseudo-légales telles qu’« eaux sous juridiction chinoise » ou « eaux adjacentes » utilisées par Pékin.

Des motivations économiques peu probantes

Il a été dit à plusieurs reprises que la Chine pourrait être motivée par l’accès aux ressources naturelles, du fait d’une population avide de produits de la mer (de 5 à 35 kg par personne et par an entre 1960 et 2020). Mais ces besoins sont déjà satisfaits par les flottes de pêche hauturière chinoises qui sillonnent les océans Pacifique, Indien et Atlantique. De plus, l’industrie aquacole nationale produit 60 millions de tonnes produites par an, soit 82 % de la production totale annuelle du pays.

En ce qui concerne le pétrole et le gaz, les travaux d’exploration et de production n’ont pas connu l’essor espéré en mer de Chine méridionale. Au début des années 2000, la signature d’un accord entre la Chine, le Vietnam et les Philippines aurait pu permettre l’exploration et la production en commun d’hydrocarbures dans ces eaux partagées mais n’a pas été suivie d’effet. Une seconde tentative, entre la Chine et les Philippines sous la présidence Duterte, s’est aussi révélée infructueuse ; Pékin ayant refusé de reconnaître la zone d’exploitation comme appartenant à la ZEE philippine. Aucune autre initiative n’a été discutée depuis.

Par ailleurs, après les incidents dans la ZEE vietnamienne (motivés par l’exploitation pétrolière), la Chine a connu bien plus de succès dans sa propre ZEE, avec les gisements de pétrole de Kaipingnan, au sud de Shenzhen (2023), et de Bohai 26-6 dans la mer de Bohai (2024), ainsi que le gisement de gaz Lingshui 36-1 au sud de Hainan (2024).

Ajoutons que la Chine s’orientant vers une électrification massive, a beaucoup investi dans des centrales solaires et des parcs éoliens et a réduit sa dépendance vis-à-vis des lignes d’approvisionnement traditionnelles en pétrole et en gaz en provenance du Moyen-Orient en augmentant sa production nationale et en construisant des infrastructures énergétiques avec la Russie.

Dès lors, l’élargissement de la ZEE chinoise, de même que les multiples agressions dans celles de pays voisins ne semblent pas être motivées par le souci souci de sécuriser, en mer de Chine méridionale, un accès à davantage de ressources naturelles dont Pékin ne semble avoir nul besoin, à court ou moyen terme.

D’autres intérêts, non économiques, semblent ainsi prendre le pas. À commencer par le désir ou la nécessité de construire une zone tampon, afin de maintenir à distance les États-Unis et leurs alliés du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, ou Quad (l’Australie, l’Inde et le Japon). La RPC cherche également à renforcer son influence sur ses voisins et à créer un espace permettant à ses sous-marins de se « diluer » en toute sécurité avant d’atteindre l’océan Pacifique.

Une aversion croissante pour l’instabilité politique

Derrière cette succession de tensions et disputes avec les pays voisins, les autorités chinoises semblent chercher à prouver leur légitimité, évoquent régulièrement leur volonté de mettre fin au « siècle d’humiliation » et de réunifier la nation chinoise, mais semblent surtout vouloir faire oublier l’impact désastreux pour l’économie des politiques publiques adoptées depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping.

À l’aune de l’ensemble des éléments abordés précédemment, il semble que ces mêmes tensions aient bien plus à voir avec des considérations internes qu’avec d’authentiques menaces externes et il est bien probable que du point de vue chinois, les Philippines ne soient perçues que comme des dommages collatéraux malencontreux.

Peu sûres de leur bon droit en mer de Chine méridionale, et craignant de sortir de l’ambiguïté à leurs dépens exclusifs, les autorités chinoises pensent n’avoir d’autre choix que d’augmenter sans cesse l’ampleur et l’agressivité de leur vaste campagne de guerre asymétrique.

Xi Jinping a cependant réussi, via ses revendications sur l’ensemble du pourtour maritime de la Chine, à détourner – pour un temps - l’attention des citoyens chinois des difficultés économiques et sociales du pays vers des problèmes extérieurs en jouant de la fibre patriotique.

Le gouvernement s’est ainsi évertué à rassembler la population autour de cette politique agressive tout en investissant massivement dans la modernisation des forces armées, notamment via un développement accéléré de la marine - une politique qui a l’avantage de générer des retombées économiques, technologiques et industrielles à long terme, et de créer ou de maintenir des emplois dans l’industrie lourde, particulièrement impactée.

Il reste désormais à espérer que les scénarios d’une confrontation majeure entre la Chine et Taïwan, ou avec les Philippines, ne se concrétiseront pas. Le scénario d’une reconquête de Taïwan, quel qu’en soit le prix aurait un coût humain, mais aussi, financier extrêmement élevé pour l’ensemble du globe, si l’on en croit les analyses de la société d’information boursière Bloomberg. Une catastrophe qui n’aurait pas de frontières.

The Conversation

Benjamin Blandin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.11.2024 à 19:38

Comment Donald Trump a utilisé la désinformation pour s’imposer

Kübler Raoul, Associate Professor of Marketing - Social Media, AI, and Digital Marketing Expert, ESSEC

Donald Trump a menti de façon répétée et délibérée durant ses campagnes électorales. Pourquoi ? Une équipe de chercheurs a étudié le rôle de la désinformation dans la stratégie du candidat.
Texte intégral (2607 mots)

Quel est le rôle exact joué par la désinformation dans la victoire de Donald Trump ? À partir de l’analyse de 200 millions de données, une équipe de chercheurs a modélisé les facteurs déterminants du choix électoral lors des élections américaines en 2016 et 2020. Ce modèle éclaire la stratégie de Trump consistant à propager des « fake news » pour s’imposer sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels.


La recherche sur la désinformation a signalé une augmentation de la diffusion de fausses nouvelles lors des deux dernières élections américaines. Il a été démontré que les « fake news » pénètrent les réseaux plus rapidement et plus profondément que les vraies informations.

Mais jusqu’à présent, l’impact des réseaux sociaux, des activités de marketing des candidats, de la couverture médiatique et de la désinformation sur le comportement électoral et le soutien politique n’étaient pas précisément mesurés. Notre étude tente de le faire en analysant de manière globale le rôle de ces différents facteurs sur le soutien politique et sur le vote.

Méthode d’analyse des données

Nous avons recueilli l’un des plus grands ensembles de données dans le domaine du marketing politique en analysant plus de 200 millions de messages sur les médias sociaux (Twitter, Facebook et Instagram) lors des élections présidentielles américaines de 2016 et de 2020.

En nous appuyant sur des outils de traitement du langage naturel (NLP), nous identifions les sujets communs dont les personnes parlent à propos des candidats, leurs sentiments à leur égard et les émotions exprimées. Nous utilisons les mêmes outils pour comprendre ce dont les candidats parlent dans leur communication et sur les médias sociaux. Nous combinons ces données avec celles relatives à la couverture médiatique et à la désinformation.

Pour analyser l’influence de chaque facteur sur le soutien politique, nous testons notre modèle en utilisant une approche économétrique qui nous permet de quantifier précisément l’impact de chaque facteur sur les autres éléments au fil du temps.

Nous avons ainsi étudié :

  • Le bouche à l’oreille (discussions en ligne et hors ligne). Les discussions en ligne sont mesurées par le montant de tweets positifs et négatifs à propos d’un candidat, les discussions hors-ligne sont mesurées par des enquêtes de type « études de marché ».

  • L’activité sur les réseaux sociaux (audience des candidats, contenus partagés par les candidats).

  • La publicité télévisée et le marketing.

  • La couverture médiatique (articles et contenus de la presse traditionnelle).

  • Les sondages mesurant les intentions de vote.

  • La désinformation (mesuré par le nombre de liens partagés vers des sites connus de désinformation).

Les pourcentages sur les flèches expliquent dans quelle mesure une composante influence une autre composante. CC BY

Ce graphique illustre les effets de l’ensemble des éléments de notre modèle. Les flèches et les pourcentages indiquent les relations directes et indirectes entre les éléments, saisissant comment chaque facteur influence et est influencé par les autres dans ce système dynamique aux multiples boucles de rétroaction.

Notre graphique montre l’ampleur de l’impact d’une augmentation de 1 point de chaque variable sur les autres variables.

Une augmentation de 1 point du bouche-à-oreille (positif ou négatif) – a un impact de 1 point (100 % dans le schéma) sur le soutien (mesuré par les sondages à travers les intentions de vote).

Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,75 point sur le soutien (en faveur du candidat dont les partisans diffusent cette désinformation).

Une augmentation de 1 point de la désinformation entraîne une augmentation de 0,5 point (50 %) sur la couverture médiatique (presse et magazine).

Une augmentation de 1 point des discussions sur les réseaux sociaux a un impact de 0,75 point (75 %) sur la couverture de médiatique (presse magazine), de 0,75 point sur le bouche-à-oreille. Cette augmentation de 1 point des réseaux sociaux a un impact de 0,5 point sur le partage de la désinformation sur les plates-formes.

Les réseaux sociaux, facteur clé aux États-Unis

Au regard de ces résultats, nous pouvons conclure qu’aux États-Unis, l’usage des réseaux sociaux et la désinformation qui lui est associée ont une influence majeure sur la couverture médiatique et sur le soutien apporté aux candidats.

De nombreux exemples illustrent ce schéma général mesurant l’impact en cascade des différents facteurs.

Ainsi, nous avons mesuré l’impact des tweets de Donald Trump en 2016 lorsque ce dernier a écrit à plusieurs reprises au sujet de ses bonnes relations avec Vladimir Poutine et de la Russie. Nous avons constaté qu’à chaque tweet de Trump mentionnant Poutine, le nombre de publications de fausses informations concernant Hillary Clinton augmentait de manière significative.

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Cet effet est visible non seulement immédiatement après le tweet de Trump, mais il persiste également sur une période prolongée, illustrant le rôle catalyseur de ces tweets dans l’amplification de la désinformation.

Nous avons ensuite constaté que cette amplification de la désinformation entraîne une plus forte couverture médiatique. Chaque pic de désinformation génère une hausse du nombre d’articles de presse consacrés à Trump, atteignant un sommet au quatrième jour, avant de décroître progressivement mais en conservant un effet notable sur dix jours. Ainsi, les tweets de Trump stimulent le partage de désinformation, mais contribuent également indirectement à renforcer sa visibilité médiatique.

Notre modèle empirique montre que l’augmentation de la couverture médiatique centrée sur Trump, déclenchée par la désinformation, entraîne également une hausse du bouche-à-oreille positif à son sujet, en ligne et hors ligne.

Ce phénomène suggère que l’attention médiatique, bien que résultant initialement de la propagation de la désinformation, contribue finalement à améliorer l’image publique de Trump dans les discussions. En d’autres termes, plus Trump est au centre de l’attention médiatique, plus cela suscite des conversations positives à son sujet, renforçant ainsi son capital de sympathie et son influence.

L’équipe de Trump semble avoir parfaitement compris cette dynamique, et Donald Trump a tiré parti de cet effet également lors de sa campagne de 2024. C’est ce que souligne la célèbre déclaration « They are eating the dogs » (ils mangent les chiens) lors du débat télévisé avec Kamala Harris.

La citation a été immédiatement partagée sur les réseaux sociaux, où l’on a vu par la suite une augmentation de la désinformation sur les immigrés, « l’État profond » et le « grand remplacement ». Les médias traditionnels ont ensuite pris le relais et relayé ces histoires. Cela amplifie à nouveau l’impact de la désinformation, qui fait finalement monter les sondages en faveur de Trump.

Responsabilité des médias traditionnels

Les réseaux sociaux sont devenus une arme politique essentielle aux États-Unis : nul hasard si les candidats ont payé 650 millions de dollars à Google et à Meta en 2024. La désinformation a un statut à part dans cet environnement car c’est un élément clé permettant d’amplifier le volume des discussions en ligne et de les polariser.

Le fait que la désinformation alimente le discours en ligne et maintienne l’engagement des utilisateurs sur les réseaux sociaux peut expliquer pourquoi les opérateurs de réseaux sociaux contrôlent si peu les débats en ligne (ou réintègrent les utilisateurs bannis pour leurs pratiques, comme l’a fait Elon Musk sur X).

CC BY
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Les médias traditionnels américains, qui sont désormais concurrencés par les plates-formes, tentent de rester dans la course en commentant les débats en ligne. Il en résulte une surreprésentation médiatique du candidat le plus outrancier (les graphiques ci-dessus montrent que le nombre d’articles consacrés à Donald Trump est bien plus important que ceux consacrés à Hillary Clinton en 2016). À l’avenir, ces médias devraient se demander si chaque message d’un candidat populiste sur les réseaux sociaux mérite d’être couvert.

Alors que certains chercheurs vont jusqu’à se demander si la démocratie peut survivre à l’Internet, les décideurs politiques attachés à cette démocratie seraient bien avisés de sanctionner les réseaux responsables des fausses nouvelles qu’ils diffusent.


_ Cet article utilise les données de l’étude « I like, I share, I vote : Mapping the dynamic system of political marketing » de Raoul V. Kübler, Kai Manke et Koen Pauwels, publiée par le Journal of Business Research. _

The Conversation

Kübler Raoul ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

10.11.2024 à 19:36

Belgique : vers une politique religio-communautaire ?

Laurye Joncret, Assistante doctorante en sciences de l'information et de la communication, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Les législatives de juin puis les municipales d’octobre ont été marquées par la percée d’un parti musulman communautariste. Analyse.
Texte intégral (1894 mots)

Accusé par ses détracteurs d’antisémitisme et de promotion de la charia, le politicien Fouad Ahidar a su séduire un certain nombre d’électeurs, essentiellement musulmans, dans plusieurs communes de Bruxelles. Cette nouvelle occurrence d’une forme d’islam politique en Belgique, qui survient après d’autres essais non concluants, pourrait s’inscrire dans la durée.


En Belgique, les élections législatives fédérales du 9 juin dernier ont profondément remodelé le paysage politique d’une partie du pays, avec une forte progression de mouvements de droite et de centre droit.

Toutefois, les résultats ont été plus contrastés dans la région bruxelloise. Les socialistes y conservent leur influence et un parti jusque-là peu médiatisé émerge : la Team Fouad Ahidar, du nom de son leader, ex-député socialiste et initialement membre de la Volksunie (parti nationaliste flamand aujourd’hui dissous).

Cette formation se distingue par sa capacité à concurrencer le parti socialiste en s’emparant de questions communautaires et religieuses, telles que le port du voile dans l’administration publique et en milieu scolaire, l’abattage rituel ou l’épineuse question du conflit israélo-palestinien. La Team Fouad Ahidar dispose désormais de trois sièges au Parlement de la Région Bruxelles-Capitale et prétend légitimement à une place au sein de l’exécutif de la région, dont la constitution est toujours en négociation.

Le scrutin communal belge du 13 octobre dernier a confirmé la percée de la Team Fouad Ahidar, qui a dépassé les 10 % dans quatre des dix-neuf communes bruxelloises et obtenu des sièges dans cinq communes. Le parti semble dès lors prêt à s’implanter durablement dans le paysage politique de la capitale belge.

Ce n’est pas la première fois que des partis défendant un programme partiellement ou entièrement centré sur des enjeux communautaires et religieux émergent en Belgique. Le très controversé parti Islam en 2012, ou le Parti jeunes musulmans en 2004 en sont des exemples. Cependant, ces formations, qui s’attaquaient frontalement à la sécularisation de l’État, n’ont obtenu que des scores électoraux marginaux et ont rapidement disparu de la scène politique. Les récents succès de la Team Fouad Ahidar replacent les questions communautaires au cœur des débats.

Diversité et évolution du pluralisme religieux à Bruxelles

L’enjeu communautaire s’est progressivement installé dans le débat public belge, et en particulier bruxellois, à la suite des vagues migratoires successives qui, depuis les années 1960, ont amené de nombreuses personnes originaires de divers pays du monde à s’installer dans la capitale. Cette diversité est perçue à la fois comme une force et un défi dans la région, qui a connu des transformations sur les plans culturel et religieux. Depuis 2000, dans ce pays d’environ 11 millions d’habitants, plus de 530 000 étrangers ont acquis la nationalité belge et l’islam est devenu la deuxième religion dans le pays.

Au niveau national, la gestion de cette diversité a suscité de nombreux débats autour de l'idée des « accommodements raisonnables ». Initialement, ces demandes d’ajustement avaient pour objectif de soutenir les personnes en situation de handicap par la mise en place d’ajustements spécifiques. Aujourd’hui, elles ont été étendues à d’autres sphères, notamment culturelle et religieuse, et questionnent, ce faisant, le modèle de société belge en matière de gestion des particularités individuelles ou collectives.

Les cas les plus emblématiques, mais aussi les plus controversés, concernent la religion, en particulier les revendications d’une partie de la communauté musulmane (salle de prière sur le lieu de travail, port du voile dans l’administration, abattage rituel par exemple). Les polémiques de 1989 sur le port du voile, qui ont eu lieu en France puis en Belgique (dans un établissement scolaire de Molenbeek), suivies des attentats du 11 septembre 2001, ont également contribué à faire de la visibilité religieuse, et de l’islam en particulier, un enjeu politique et sociétal de premier plan.

Par ailleurs, les nouvelles réalités religieuses et culturelles en Belgique – mais aussi en Europe – sont à replacer dans le contexte d’une évolution plus globale qui démarre dans les années 1960. On assiste alors à une réaffirmation de ce qu’on peut appeler le « fondamentalisme » dans le monde chrétien, protestant, juif ou au sein d’autres courants religieux issus de l’hindouisme, du bouddhisme voire non religieux, tel que l’athéisme (qui s’inscrit dans une critique plus radicale vis-à-vis de la religion).

C’est également à partir des années 1960 que le paysage européen évolue sous l’effet de différentes vagues migratoires, en particulier du fait de l’arrivée de populations originaires de pays musulmans qui interrogent les dynamiques de sécularisation du politique. L’immigration des populations arabo-musulmanes a lieu à un moment où le monde musulman fait face à l’implantation d’acteurs islamistes dont les Frères musulmans et les salafistes. Ces derniers proposent une vision totalisante du religieux, suivant laquelle la religion organise et régit l’ensemble de la vie des individus.

Un paysage associatif sous influence

Ces mouvements se sont progressivement implantés en Europe à la suite de l’exil de plusieurs de leurs dirigeants, contraints de quitter leurs pays d’origine. L’un des exemples les plus connus de cet exil est sans doute celui de Saïd Ramadan, ancien responsable des Frères musulmans en Égypte et père de Tariq Ramadan, qui s’est établi en Suisse jusqu’à sa mort en 1995.

Cet article est cité dans l’émission « Accents d’Europe », sur RFI, dont The Conversation France est partenaire

Durant leur installation, les mouvements islamistes, en particulier les Frères musulmans et les islamistes turcs, ont investi une partie du secteur associatif communautaire et religieux bruxellois, ainsi que certains mouvements de jeunesse et universitaires), en faisant des débats sur le port du voile et les accommodements raisonnables liés aux pratiques religieuses (par exemple, l’abattage rituel), des thématiques privilégiées.

L’enjeu communautaire et religieux rencontré à Bruxelles n’est évidemment pas le seul fait d’un activisme islamiste ; il est favorisé par un contexte plus large. D’une part, on observe des revendications identitaires de genre, des croyances politico-religieuse et des identités professionnelles et autres plus marquées qu’auparavant. D’autre part, la société a évolué vers une conception plus culturelle du racisme, où la différence de traitement, les préjugés et les actes de haine portent davantage sur les aspects culturels ou religieux d’une personne plutôt que sur ses caractéristiques biologiques. Par ailleurs, l’influence de ces mouvances est parfois largement fantasmée par des militants ou des intellectuels proches de courants conservateurs ou d’extrême droite qui omettent de faire la distinction entre les producteurs d’un discours (mouvements islamistes) et les acteurs qui peuvent involontairement ou inconsciemment participer à sa circulation. Il ne s’agit donc pas de nier l’existence d’une influence, mais plutôt de la penser comme diffuse et pouvant avoir des répercussions dans le discours et les mœurs d’individus qui ne sont pas directement liés à un projet politique religieux.

Dans le sillon de cette influence, on retrouve des lobbies de lutte contre l’islamophobie comme le Collectif pour l’inclusion & contre l’islamophobie en Belgique (CIIB) (équivalent de l’ancien CCIF en France). Ceux-ci disposent d’une conception très large de l’islamophobie (incluant la restriction de pratiques religieuses dans certains contextes) et reconfigurent les frontières de ce qui est perçu comme une discrimination en ne distinguant plus l’individu de ses pratiques religieuses. Un exemple récent des répercussions de ce discours est le cas du ministre bruxellois du bien-être animal, Bernard Clerfayt, accusé d’islamophobie parce qu’il se prononce en faveur de la limitation du port du voile dans l’administration publique ou encore pour l’interdiction de l’abattage rituel.

Cette vision est aujourd’hui partagée et relayée par des formations politiques comme la Team Fouad Ahidar, qui entretient des liens étroits avec le CIIB. En mobilisant des thématiques religieuses, cette formation tente de refaçonner les rapports entre religion et État et semble imposer à la mandature bruxelloise à venir un agenda politique marqué par des revendications communautaires. Bien que son programme aborde un ensemble de thématiques socio-économiques, les campagnes souterraines menées par cette formation ont alimenté les débats communautaires et identitaires via des canaux moins régulés, tels que WhatsApp.

The Conversation

Laurye Joncret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

08.11.2024 à 16:24

Trump tout-puissant ?

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Par rapport à son premier mandat, Trump dispose désormais de bien plus de leviers. Au point de pouvoir instaurer un régime illibéral ?
Texte intégral (3279 mots)

Donald Trump, qui redeviendra président le 20 janvier prochain, aura les coudées franches, avec probablement un Congrès et un système judiciaire majoritairement acquis à sa cause. Ce mandat va-t-il profondément transformer l’Amérique ? Existe-il des contre-pouvoirs ? Quelques éléments de réponse dans cet entretien avec Anne Deysine, professeure émérite à l’Université de Nanterre.


Quel est, selon vous, le premier facteur explicatif de la victoire de Donald Trump ? Y voyez-vous une adhésion au personnage et à ses idées, ou avant tout un rejet du Parti démocrate ?

Il faut reconnaître en Trump un animal politique qui a réussi à entendre et à exacerber, y compris par des mensonges ou par des exagérations grossières, la peur et l’exaspération d’une partie considérable de ses concitoyens. Il a su, dans ses meetings et ses déclarations, exploiter au mieux la peur de la criminalité – qui est pourtant en baisse ; la peur de l’immigration – qui est nécessaire à l’économie et qui est le fondement des États-Unis ; et le rejet de l’élite et de l’État central, qui sont des éléments très importants.

Le Parti démocrate est en effet devenu, au cours de ces vingt dernières années, le parti de l’élite. Ce n’est pas une coïncidence si les principaux déterminants électoraux en 2024 ne sont plus la race et l’âge, mais le genre et le niveau d’éducation. Schématiquement, si l’on a un diplôme universitaire, on vote démocrate. Et le sentiment prévaut, dans les classes laborieuses, que les Démocrates ont abandonné les travailleurs. C’est Bill Clinton qui a donné le feu vert au libre-échange et à la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, ainsi qu’aux accords avec le Mexique et le Canada qui ont détruit de nombreux emplois aux États-Unis.

Trump a eu le mérite de dire « le libre-échange débridé, c’est fini, la “mondialisation heureuse”, c’est fini. Ils vous ont volé vos emplois. Moi, je vais faire quelque chose pour vous. » Sauf que ce qu’il préconise, c’est une augmentation sensible des droits de douane, ce qui sera contre-productif à deux niveaux : d’une part, cela provoquera une guerre commerciale, c’est-à-dire des représailles de la part des pays ciblés, qui rendront à leur tour plus difficile l’exportation vers leurs territoires de produits américains : d’autre part, au bout du compte, les augmentations de prix seront supportées par les consommateurs, qui paieront leurs chaussures de sport ou leurs machines à laver plus cher.

Mais les Américains ont connu quatre ans de Trump, puis quatre ans d’un gouvernement démocrate… et ils ont préféré revenir à Trump. Ils ont pu juger sur pièce des méthodes et des politiques des deux camps, et ils ont choisi le Républicain. Ne sont-ils pas conscients des effets négatifs de sa politique économique ?

Le problème, c’est que les politiques de Biden sont des bonnes politiques… à moyen terme. Mais il a complètement sous-estimé l’inflation. L’ancien secrétaire au Trésor Larry Summers l’avait pourtant prévenu que l’injection dans l’économie des sommes massives du plan de relance Covid et du plan infrastructures allait relancer l’inflation. C’est ce qui s’est passé, et cette inflation, de près de 20 % en trois ans a sans douté été un facteur important de la défaite de Kamala Harris, même si dernièrement elle est sur la pente descendante.

Résultat : Trump va hériter de la bonne situation économique créée par Biden, de même qu’il avait hérité de la bonne situation légué par Obama il y a huit ans ! Il y a des statistiques extrêmement intéressantes qui montrent que les créations d’emplois, se font à 70 % sous les administration démocrates : depuis 1980, les Démocrates ont crée 50 millions d’emplois et les Républicains seulement 17 millions.

Quand un président républicain arrive au pouvoir, il hérite d’une bonne situation économique qu’il va immédiatement détruire par la politique de l’offre, la baisse des impôts et la fin des investissements publics. Grâce au plan d’infrastructures de Biden, les routes sont enfin réparées, les ponts aussi. Tout cela n’avait pas pu être fait depuis 40 ans à cause des baisses d’impôts de Reagan puis de Trump. Trump va donc récolter les fruits de l’action de l’administration sortante…


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On en revient donc au fameux adage « it’s the economy, stupid » ?

Pas seulement. Dans cette campagne, je le répète, le rôle du mensonge et de la désinformation a été déterminant.

Voilà longtemps que les Républicains, pour se maintenir au pouvoir ou pour y revenir, ont instrumentalisé ce qu’on appelle les guerres culturelles. Ils ont réussi à persuader de très nombreux Américains que les Démocrates voulaient rendre l’avortement très aisément accessible tout au long de la grossesse, qu’ils allaient prendre l’argent des Américains pour financer des opérations de transition de genre pour des immigrés sans papiers, qu’ils allaient interdire le port d’armes, que Kamala Harris allait instaurer le communisme

Et le succès de cet amas de mensonges ou d’exagérations grossières est dû en bonne partie au ralliement à Trump d’Elon Musk. Musk a joué un rôle clé dans la victoire de Trump, à la fois par son contrôle de Twitter/X, l’un des principaux réseaux sociaux du pays et du monde, par les millions de dollars qu’il a consacrés à la campagne, mais aussi par l’espèce de légitimité que son soutien a apporté à Trump. Qu’on le veuille ou non, Musk est l’incarnation de l’entrepreneur de génie, et pour pas mal de personnes – et d’hommes en particulier –, qui hésitaient, le fait que cet homme brillant soutienne Trump a pu faire pencher la balance en la faveur de celui-ci.

Et hormis Musk, il y a aussi d’autres milliardaires de la Silicon Valley qui se sont rangés derrière Trump

Oui, et ces milliardaires auront une influence majeure sur l’administration Trump. Ils feront pression sur elle pour qu’il n’y ait aucune régulation sur les forages pétroliers, l’intelligence artificielle et les cryptomonnaies, par exemple. Et parallèlement, nous avons ces groupes de la galaxie Leo, dont je parle en détails dans mon dernier livre, qui vont profiter des prochaines années pour remettre en cause toutes les réglementations qui portent atteinte aux profits des milliardaires qui les financent…

À commencer par les réglementations environnementales…

Tout à fait. Mais aussi toutes les règles de sécurité qui bénéficient aux travailleurs, mais qui coûtent cher aux entreprises. Pour se débarrasser des réglementations, ces groupes vont intenter des actions en justice, devant des juridictions dont ils savent qu’elles leur seront favorables. Et si par hasard ces affaires remontent jusqu’à la Cour suprême, celle-ci soutiendra les promoteurs de la dérégulation, comme elle l’a déjà fait avec le revirement de la jurisprudence Chevron en juin dernier.

Quand on y ajoute le fait que les Républicains ont gagné le Sénat et devraient également conserver la majorité au sein de la Chambre des représentants, on comprend qu’il ne restera pas grand-chose pour s’opposer à leur grand projet, qui consiste, pour le dire vite, à réduire nettement les impôts des entreprises et toutes les restrictions qui leur sont encore imposées, notamment par les agences fédérales. Ces agences seront d’ailleurs affaiblies. Trump a déjà annoncé qu’il allait limoger de nombreux fonctionnaires. Or, on sait que pendant son premier mandat, la fonction publique lui avait dans une certaine mesure résisté. Lorsque les ordres donnés étaient clairement en violation de la loi ou de la Constitution, ils n’étaient pas nécessairement exécutés. Mais, cette fois, il va placer partout des gens qui ne seront pas fidèles à la Constitution, mais fidèles à lui. Il faut donc s’attendre à une expansion du pouvoir présidentiel. Qui se traduira notamment par une instrumentalisation du ministère de la Justice et par le déclenchement de poursuites contre ses ennemis politiques comme Nancy Pelosi ou Adam Schiff par exemple, ou par des restrictions du droit de la presse, Trump ayant en horreur les médias qui osent le critiquer…

Qu’adviendra-t-il des poursuites judiciaires dont Trump fait l’objet ?

Les deux affaires fédérales, qui ont trait à ses tentatives d’inverser les résultats de l’élection de 2020 et sa rétention de documents classifiés après son départ de la Maison Blanche, vont être enterrées parce que dès son retour au pouvoir, il ordonnera à son ministre de la Justice de clore ces enquêtes. Le procureur spécial chargé de ces deux dossiers, Jack Smith, sera renvoyé dans ses foyers et l’équipe et le budget qui étaient alloués à ces enquêtes vont disparaître. D’ailleurs, je n’exclus pas que Jack Smith soit en train de rédiger un rapport de façon à ce que le ministre de la Justice, Merrick Garland, puisse le rendre public d’ici à la passation des pouvoirs. Au moins, l’opinion aurait alors une trace de ce qui a été fait. Il n’y aura pas de sanction, mais il y aura les éléments de preuve des multiples violations…

En ce qui concerne les deux affaires jugées au niveau des États, l’une dans celui de New York, l’autre dans celui de Géorgie, elles n’iront pas bien loin. Je rappelle que le juge de New York qui a déclaré Trump coupable dans l’affaire Stormy Daniels n’a pas prononcé de peine, assurant qu’il le ferait après l’élection ; maintenant que Trump a été élu, je pense que le juge va soit le condamner à une peine symbolique comme une légère amende, soit annoncer que la peine ne sera déterminée qu’après la fin du mandat, c’est-à-dire en 2029…

Quant à l’affaire de la Géorgie (Trump avait tenté de peser illégalement sur les résultats de l’élection présidentielle dans cet État en 2020), elle ne donnera rien non plus. Ne serait-ce que parce que les avocats de Trump ont réussi à semer le doute sur la procureure Fani Willis, du fait de sa liaison avec son procureur adjoint, l’accusant d’avoir détourné de l’argent public en partant en week-end avec lui. Donc c’est semi enterré. Mais, de toute façon, avec la décision de la Cour suprême sur l’immunité du président, ces poursuites auraient le plus grand mal à déboucher sur une condamnation.

Qui seront les principaux « hommes du président » durant son mandat ?

Je pense que ce seront en grande partie des membres de la Heritage Foundation, ceux qui ont rédigé les différents chapitres du fameux Project 2025, dont certains rédacteurs sont des anciens de la première administration Trump.

La perspective d’une dérive vers un régime illibéral voire autocratique est très crédible. D’autant plus qu’en quatre ans, Trump va pouvoir nommer 250 juges au niveau fédéral, et pourrait aussi inciter deux juges conservateurs âgés, les juges Thomas et Alito, à partir, afin de pouvoir les remplacer par des jeunes juges recommandés par la Federalist Society, des personnes d’une quarantaine d’années qui seront là pour plusieurs décennies… S’il décide de procéder à ce double remplacement, je pense qu’il le fera au début de son mandat, car aux élections de mi-mandat en 2026, en raison d’une carte électorale favorable aux Démocrates, il pourrait perdre sa majorité républicaine au Sénat (or c’est le Sénat qui entérine les candidatures des juges à la Cour suprême).

Actuellement, la Constitution interdit à Trump de se représenter en 2028, puisqu’il aura alors effectué deux mandats. En théorie, peut-il changer la Constitution pour se représenter dans quatre ans ?

En théorie oui, mais dans les faits, non. Pour qu’un changement soit apporté à la Constitution, il faut que le texte soit adopté par les deux tiers des deux Chambres et ratifié par quatre cinquièmes des États. Les Républicains sont en position de force, certes, mais pas à ce point là. Et puis, Trump aura 82 ans en 2028, et je ne pense pas qu’il souhaite alors rester à la Maison Blanche à tout prix. En vérité, gouverner, cela ne l’intéresse pas tellement. Il aime jouer au golf, il aime voir ses copains, il aime baigner dans l’adulation. Mener campagne, c’est amusant, mais gouverner, c’est aride.

Un mot sur J. D. Vance ?

Honnêtement, quand Trump l’a choisi comme colistier, je me suis dit que cela lui porterait préjudice. J’ai eu tort. La stratégie de Trump, dans cette campagne, a consisté non pas à étendre sa base électorale mais à la galvaniser et à la mobiliser au maximum. Et cela a marché, notamment grâce aux efforts de Vance, qui est quelqu’un de brillant et d’organisé, un idéologue et un intellectuel totalement aligné sur le Project 2025 et qui, s’il succède à Trump dans quatre ans ou avant, sera sans doute encore plus dangereux que lui pour la démocratie américaine.

Face au duo Trump-Vance, bien élu, soutenu par de nombreux milliardaires et bénéficiant de la bienveillance de la Cour suprême, quels contre-pouvoirs reste-t-il ?

Tout d’abord, à l’heure où nous parlons, il est encore possible, quoique peu probable, que les Démocrates arrachent la Chambre. Dans ce cas de figure, ils posséderaient une place forte à partir de laquelle ils pourraient résister et lancer des enquêtes, par exemple. Les médias, contre-pouvoir traditionnel, sont affaiblis et, je l’ai dit, le seront encore davantage au cours des prochaines années du fait des mesures que Trump entend prendre pour intimider ceux d’entre eux qui lui sont hostiles.

Alors, les contre-pouvoirs seront peut-être plutôt à chercher du côté des États fédérés, qui disposent de prérogatives importantes ; par exemple, en Californie, ils se sont préparés très sérieusement depuis six mois à l’hypothèse d’une nouvelle administration Trump, et ils ont instauré des règles qui a priori ne peuvent pas être changées par Washington, notamment en ce qui concerne l’accueil des sans-papiers, mais aussi pour la préservation de leurs règles environnementales, qui sont plus strictes que les règles fédérales.

Et puis, il peut y avoir un autre contre-pouvoir, plus inattendu : le monde des affaires. Bien sûr, les businessmen sont ravis de voir leurs impôts baisser. Mais creuser le déficit indéfiniment, c’est quand même un problème. Et puis, ils ne veulent pas d’une hausse des droits de douane et d’une guerre commerciale, car ils gagnent plus d’argent dans un environnement international ouvert. Ils pourront peut-être convaincre le nouveau pouvoir de ne pas augmenter les droits de douane de façon excessive.

Enfin, il y a l’industrie de l’armement : si Trump décide de ne plus aider l’Ukraine, alors le complexe militaro-industriel perdra des revenus juteux ; cela dit, Trump va peut-être décider que ce qu’on ne peut plus vendre aux Ukrainiens, il faut le vendre davantage aux Européens. Il exigerait alors des pays de l’OTAN qu’ils consacrent à leur défense non plus 2 % de leur PIB, mais disons 3 %. Les Européens se plieraient-ils à une telle injonction ? Cela dépendra de leur niveau d’unité

En tout état de cause, rien n’est écrit ; car la première caractéristique de Trump, c’est son imprévisibilité.

The Conversation

Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.11.2024 à 17:26

Make America Great Again (again) : à quoi la présidence Trump ressemblera-t-elle ?

Jared Mondschein, Director of Research, US Studies Centre, University of Sydney

Le programme de Donald Trump manque de consistance et de cohérence. Prédire ce que sera son futur mandat est donc loin d'être une entreprise aisée, mais des lignes générales peuvent être annoncées.
Texte intégral (2059 mots)

Il est compliqué de prévoir la politique que Donald Trump mettra en œuvre au cours des quatre prochaines années. Il est toutefois possible d’en dessiner les grandes lignes, au vu de ce que fut son premier mandat et des tendances générales à l’œuvre aux États-Unis et dans le monde.


Prédire ce que Donald Trump fera lors de son second mandat présidentiel est d’autant plus une gageure qu’il n’a finalement pas beaucoup parlé de son programme politique au cours de la campagne électorale qui vient de s’achever. À bien des égards, Kamala Harris a adopté la même stratégie, consistant à garder le flou sur son programme, mais cela lui a moins bien réussi…

Cela étant dit, Donald Trump revient au pouvoir fort de quatre années d’expérience à la Maison Blanche mais aussi des quatre années suivantes durant lesquelles il n’a cessé de critiquer son successeur Joe Biden. Toutes ces années passées sous le feu des projecteurs ne peuvent pas nous dire avec certitude ce que le 47e président des États-Unis fera lors de son second mandat, mais elles donnent des indications sur ses grandes priorités.

Un programme politique ambigu

Le programme politique de Donald Trump manque à la fois de substance et de cohérence.

D’un côté, il a félicité les juges qu’il a nommés à la Cour suprême pour avoir annulé l’arrêt Roe vs Wade qui reconnaissait l’interruption volontaire de grossesse comme un droit protégé par la Constitution américaine. De l’autre, il a soigneusement évité la question de l’avortement durant sa campagne électorale et a encouragé le camp républicain à ne pas légiférer pour en durcir les restrictions.


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Dans la même veine, ce sont certains de ses principaux conseillers durant son premier mandat qui ont rédigé le Projet 2025 – un ensemble de propositions politiques ultra-conservatrices et controversées visant à consolider le pouvoir exécutif du candidat républicain une fois élu. Mais Trump a pris ses distances vis-à-vis de cette publication et de ses auteurs, affirmant qu’il ne l’avait même pas lue.

Enfin, le milliardaire Elon Musk, l’un de ses principaux partisans et plus grand soutien financier, a déclaré qu’il réduirait la taille du gouvernement, le montant des dépenses publiques et qu’il supprimerait un certain nombre d’agences fédérales pour améliorer la situation économique du pays. Or la plupart des économistes estiment que le programme économique de Donald Trump augmenterait considérablement le déficit national, plus encore que celui de Kamala Harris.


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Il existe tout de même un domaine dans lequel Donald Trump n’a jamais fait preuve d’ambiguïté : le commerce. Il a constamment maintenu une position protectionniste – et ce, depuis plusieurs décennies et ne devrait pas revenir sur ce principe à présent qu’il a été élu une deuxième fois. Il reste toutefois difficile de savoir dans quelle mesure les membres du Parti républicain des régions rurales soutiendront les politiques protectionnistes qu’il mettra en œuvre.

Un « dictateur d’un jour » ?

Lors d’un de ses meetings, Donald Trump avait promis de jouer les dictateurs, mais « seulement le premier jour », afin de faire passer en force un certain nombre de mesures.

Cette déclaration a été régulièrement citée dans les discours de campagne de Biden et de Harris pour discréditer le candidat républicain. Mais ce que cette promesse impliquerait concrètement reste encore obscur.

Donald Trump s’est d’abord engagé à fermer immédiatement la frontière avec le Mexique et à développer l’exploitation des combustibles fossiles.

Pendant sa campagne, il a élargi ses priorités en incluant :

En outre, à la surprise générale des défenseurs des droits des migrants, Donald Trump a déclaré qu’il accorderait « automatiquement » aux personnes étrangères et vivant aux États-Unis un titre de résidence permanente (la fameuse green card) dès l’obtention d’un diplôme dans l’enseignement supérieur américain.

Quid des membres de son cabinet ?

L’adage « personnel is policy » (littéralement, « le personnel fait la politique ») s’applique aussi bien aux administrations républicaines que démocrates.

Par exemple, la nomination de Kurt Campbell pour gérer les affaires indo-pacifiques au Conseil national de sécurité a révélé que l’administration Biden appliquerait en Asie une approche volontariste dite « d’alliés et partenaires ».

De même, en 2016, la nomination au poste influent de vice-président de Mike Pence, un « insider » du Parti républicain, avait permis à Donald Trump de montrer patte blanche auprès des Républicains traditionnels.

Depuis, ce dernier a fait savoir qu’Elon Musk et Robert F. Kennedy Jr – récemment entrés dans le monde politique – allaient intégrer son administration, sans préciser pour autant le rôle exact qu’ils occuperont.

Elon Musk a déjà promis de réduire la réglementation et la lourdeur bureaucratique du gouvernement, tandis que l’héritier Kennedy s’est engagé à « rendre l’Amérique saine à nouveau » (« Make America Healthy Again »).

Robert F. Kennedy, Jr. est devenu, lors de ces derniers mois, l’un des principaux soutiens de Donald Trump.

Cependant, il est encore trop tôt pour dire quelles seront concrètement les fonctions de ces deux soutiens notoires, d’autant que les personnes nommées par Trump devront être confirmées par le Sénat.

En effet, même si les Républicains contrôlent à nouveau le Sénat, cela ne garantit pas un soutien inconditionnel pour les personnes nommées par le président Trump. Pour rappel, la faible majorité républicaine au Sénat n’avait pas soutenu l’ensemble de son programme en 2017.

Il semble probable que la rotation du personnel qui a caractérisé son premier mandat pourrait se reproduire. D’ailleurs, les nominations de l’ancien président avaient parfois manqué de logique. Ainsi, les conseillers successifs à la sécurité nationale, Michael Flynn puis John Bolton, avaient peu de choses en commun, si ce n’est un même antagonisme à l’égard des politiques conduites par l’administration Obama.

Parallèlement, le conseiller adjoint à la sécurité nationale Matt Pottinger est resté en poste durant la quasi-totalité du premier mandat Trump. Il a non seulement dirigé une grande partie des politiques stratégiques de son administration à l’égard de l’Asie, mais il a également donné naissance à la notion de « concurrence stratégique » avec la Chine – une notion qui survivra probablement aux administrations Biden et Trump.

Plus les choses changent, plus elles restent les mêmes

En fin de compte, il est moins pertinent de tenter de deviner ce que pourrait faire le nouveau président des États-Unis que de se concentrer sur les tendances structurelles qui se poursuivent quel que soit le locataire de la Maison Blanche.

Il convient de souligner que l’administration Biden a maintenu voire renforcé certaines initiatives lancées par l’administration Trump sur le plan international. Entre autres, sa politique « Free and Open Indo-Pacific » (« libérer et ouvrir l’Indo-Pacifique ») dans le cadre de sa rivalité avec Pékin, l’application de tarifs douaniers, ou encore les accords d’Abraham qui ont normalisé les relations entre Israël et plusieurs États arabes.


À lire aussi : Biden, like Trump, sidesteps Congress to get things done


En termes de politique intérieure, l’administration Biden s’est aussi appuyée sur des politiques mises en œuvre sous la première présidence Trump, notamment le soutien de l’État à l’industrie manufacturière nationale, l’extension du crédit d’impôt pour enfant à charge, ou l’augmentation des restrictions imposées aux grandes entreprises technologiques.

La présidence de Joe Biden, à mi-chemin entre la rupture et la continuité vis-à-vis de son prédécesseur, et désormais successeur…

Une administration Harris aurait été tout aussi peu encline que celle de Trump à considérer la Chine comme un partenaire économique équitable, à déployer des troupes américaines au Moyen-Orient ou bien à s’opposer à l’augmentation des budgets de défense des alliés de l’OTAN.

En conclusion, Donald Trump exercera sans aucun doute une gouvernance imprévisible et non conventionnelle. Mais ne pas prendre en considération les continuités marquant la politique américaine serait une erreur : ces dernières débutèrent avant l’accession de Donald Trump au pouvoir et devraient se poursuivre bien après la fin de son second mandat.

The Conversation

Jared Mondschein ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

07.11.2024 à 17:24

Israël interdit l’UNRWA, dernière bouée de sauvetage des réfugiés palestiniens

Valentina Napolitano, Sociologue, chargée de recherche à l'IRD (LPED/AMU), spécialiste des questions migratoires et des conflits au Moyen-Orient, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Falestin Naïli, Historienne, professeure assistante à l'Université de Bâle et chercheure associée à l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo)., University of Basel

Israël a fait passer deux lois prohibant les activités de l’UNRWA. Les conséquences seront lourdes pour la population palestinienne dans les territoires occupés, spécialement à Gaza.
Texte intégral (2235 mots)

Israël vient d’interdire à l’UNRWA d’opérer dans les territoires palestiniens occupés, l’accusant d’avoir été massivement infiltrée par le Hamas. Or l’agence onusienne fournit de nombreux services de première nécessité aux habitants de Cisjordanie et surtout de Gaza : la cessation de ses activités aggravera considérablement leur situation déjà désastreuse.


Le 4 novembre 2024, Israël a officiellement informé l’ONU de son intention de rompre ses liens avec l’UNRWA, l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens dans le Proche-Orient. Une décision confortée, le lendemain, par la victoire à l’élection présidentielle américaine de Donald Trump, soutien constant de Benyamin Nétanyahou et détracteur virulent de l’agence onusienne.

Il s’agit de la première étape dans l’application de deux lois controversées votées le 28 octobre dernier par la Knesset – le Parlement israélien – interdisant les activités de l’UNRWA à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Trois territoires où Israël, en tant que puissance occupante, est pourtant tenu de garantir l’accès à l’aide humanitaire en vertu des Conventions de Genève de 1949.

Le premier texte de loi interdit les actions menées par l’agence sur les territoires israéliens, y compris Jérusalem-Est qui a été annexée en violation du droit international. Tandis que le second texte rend illégal tout contact entre les autorités étatiques israéliennes et l’agence, ce qui empêcherait toute coordination entre l’UNRWA et l’administration militaire israélienne qui contrôle les territoires occupés.

La fin des opérations de l’agence onusienne, très active à Gaza, notamment en matière de vaccinations contre la poliomyélite (polio) et de coordination de l’aide arrivant au compte-gouttes, aurait des conséquences dramatiques. Tout spécialement dans cette enclave assiégée où la situation sanitaire et humanitaire, après 13 mois de conflit, est qualifiée de « catastrophique » par l’Organisation mondiale de la Santé. Rappelons que dès janvier 2024, une ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) a évoqué à cet égard le « risque de génocide ».

La volonté de démanteler l’UNRWA ne date pas d’hier. La décision du 28 octobre marque l’aboutissement d’un processus lancé par Tel-Aviv il y a des années pour se débarrasser de cette agence qui, en 75 ans d’existence, n’a cessé de rappeler à Israël ses responsabilités dans la création du problème des réfugiés ainsi que les violations du droit international liées à sa politique expansionniste.

Interventions humanitaires indispensables et rôle politique

L’UNRWA a été créée en 1949 pour fournir une aide d’urgence à près de 800 000 réfugiés palestiniens. Son mandat initial vise à améliorer leurs conditions de vie, jusqu’au règlement juste de leur situation, fondé sur la résolution 194 (III) votée le 11 décembre 1948 qui établit leur droit au retour et à des compensations. Soumis à un renouvellement triennal, ce mandat s’est pérennisé du fait de la non-résolution du problème.

Dans ses cinq aires d’intervention (Jordanie, Liban, Syrie, Gaza et Cisjordanie), l’UNRWA est devenue, pour quelque 6 millions de personnes, un pourvoyeur majeur de services essentiels (éducation, santé, logement). Elle entretient les infrastructures de 58 camps où elle gère 706 écoles accueillant un demi-million d’élèves, 140 dispensaires médicaux de base et 113 centres communautaires, et accompagne également 475 projets de microfinance.

L’UNRWA est en outre, après les services publics des pays hôtes, le premier employeur de la région avec près de 30 000 employés dont la majorité sont des Palestiniens. Elle possède aussi des millions de documents d’archives (à Gaza et à Amman) qui constituent une source historique exceptionnelle, notamment sur la question des réfugiés.

Si au moment de sa création, l’action de l’agence avait été conçue comme neutre et apolitique, elle s’est inévitablement politisée.

Trouver une solution politique pour mettre fin au conflit israélo-palestinien était du ressort de la Commission de conciliation des Nations unies pour la Palestine (UNCCP) qui termina ses travaux à la fin des années 1950. Depuis, l’UNRWA est devenue le seul organisme de l’ONU fournissant aux Palestiniens des services quasi étatiques, mais elle ne leur accorde pas pour autant une protection politique internationale. En effet, les Palestiniens sont exclus du système de protection établi par la Convention de Genève sur le statut des réfugiés de 1951.

Le caractère politique de l’UNRWA est dû au fait qu’elle matérialise la responsabilité de la communauté internationale à l’égard des réfugiés palestiniens, qui la considèrent comme la garante de leur droit au retour. Théoriquement, son mandat aurait pu prendre fin avec une résolution politique, comme celle qui était attendue des accords d’Oslo de 1993.

Après l’échec du processus d’Oslo, un retour au droit international ?

Pendant la période de négociations ouverte par la Déclaration de principes sur des arrangements intérimaires d’autonomie (Oslo I), plusieurs dossiers épineux – dont celui des réfugiés palestiniens – avaient été reportés à la phase dite du « statut final », ostensiblement afin de ne pas compromettre l’ensemble des discussions.

Pour les Palestiniens, l’horizon d’attente ouvert par ce dossier ne concernait pas seulement le retour des réfugiés, mais aussi la création d’un État palestinien aux côtés d’un État israélien dans les frontières de 1967. Après la création d’un tel État, l’Autorité palestinienne (AP) aurait repris les responsabilités de l’UNRWA dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Un plan de transfert des services était ainsi prévu par le « Programme pour la mise en œuvre de la paix » afin d’améliorer les conditions de vie dans les camps de réfugiés et d’assurer le développement économique des territoires palestiniens.

Cependant, l’échec du processus d’Oslo (résultant en grande partie de la poursuite de la colonisation illégale des territoires palestiniens par Israël) entraîne le retour de la prééminence du cadre juridique établi par les résolutions de l’ONU, comme l’a récemment rappelé la Cour Internationale de Justice (CIJ) dans une de ses décisions.

D’après cette dernière, le droit international prime sur les négociations y compris celles d’Oslo, et l’occupation israélienne des territoires occupés en 1967, déclarée illégale, doit prendre fin dans les 12 mois suivant la résolution du 18 septembre 2024 de l’Assemblée générale des Nations unies.

L’UNRWA constitue dès lors, par sa simple existence et par son action constante, un rappel permanent du droit international auquel Israël devrait se conformer. De sorte que son élimination permettrait à Tel-Aviv de mettre à distance le problème du droit au retour des réfugiés, absolument tabou du côté israélien.

Or les conséquences socio-économiques et politiques qu’entraînerait une disparition de l’agence onusienne sont particulièrement inquiétantes.

Quelles perspectives post-UNRWA ?

À la suite de l’occupation des territoires palestiniens en 1967, Israël a demandé à l’UNRWA de poursuivre ses services qu’elle s’est engagée à faciliter conformément à un échange de lettres datant du 14 juin 1967.

Les relations entre Israël et l’agence se sont ensuite dégradées à partir des années 1970. Tel-Aviv accusant l’UNRWA de participer à la radicalisation idéologique des Palestiniens par le biais de ses écoles et d’être une arène d’action pour les acteurs du Mouvement national palestinien.

Les tensions se sont aggravées après les attaques du 7 octobre 2023 par le Hamas, à l’issue desquels 19 des 13 000 employés de l’UNRWA à Gaza ont été accusés par Israël d’avoir participé aux attaques. En réaction et sans attendre qu’une [enquête] soit lancée, les États-Unis et plusieurs pays de l’Union européenne, dont l’Allemagne, la France et l’Italie, ont suspendu en janvier 2024, le versement de leurs financements à l’agence. Après une enquête menée par l’ancienne ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna, seuls les États-Unis et la Suisse ont poursuivi le gel des fonds.

Lors des 13 derniers mois, les instances de l’UNRWA à Gaza ont été visées par des frappes israéliennes, au détriment du droit humanitaire international : 190 écoles, centres de santé et de distribution ont été bombardés, et 563 déplacés abrités dans ses écoles ainsi que 226 employés de l’agence ont été tués.

Les camps de réfugiés dans la bande de Gaza et en Cisjordanie ont été ciblés par de multiples attaques. En mai dernier, le siège de l’UNRWA à Jérusalem-Est a été contraint à la fermeture après une tentative d’incendie. En octobre, le terrain du quartier de Sheikh Jarrah où se situe le siège a été confisqué, dans le cadre de l’expansion d’une colonie israélienne.

Dans la continuité de ces attaques, les dernières lois adoptées par la Knesset pour interdire les actions de l’UNRWA violent le droit international, sans proposer d’alternative pour venir en aide aux réfugiés palestiniens. Israël se contentant d’affirmer espérer que d’autres agences onusiennes et organisations internationales « non politisées et plus efficaces » prendront le relais.

Tel-Aviv préconise aussi l’intervention d’organismes privés, peu conformes aux principes de neutralité et d’indépendance, dans le cadre de « bulles humanitaires » gérées par des sociétés privées ou de « gated communities » qui s’apparenteraient, en réalité, à des camps d’internements.


À lire aussi : Israel’s ban on UNRWA continues a pattern of politicizing Palestinian refugee aid – and puts millions of lives at risk


Ces derniers mois, les discours de nombreux gouvernements occidentaux sur les réfugiés palestiniens n’ont fait que renforcer l’assignation exclusivement humanitaire des problèmes politiques qui caractérisent leur situation.

Alors que la « crise humanitaire » est devenue une expression consensuelle pour décrire la situation catastrophique sévissant dans la bande de Gaza, les deux lois votées par la Knesset visent à éradiquer l’acteur principal capable de prendre en charge la réponse humanitaire.

Après la marginalisation de la question politique des droits des réfugiés palestiniens, nous observons donc une détérioration programmée de leurs conditions de vie avec un risque, à terme, d’annihiler leur existence même.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

06.11.2024 à 17:17

La victoire de Trump, une bonne nouvelle (paradoxale) pour les Européens ?

Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po

L’imminence du retour de Donald Trump à la Maison Blanche impose aux Européens de trouver au plus vite une véritable unité interne. Face à l’urgence, ils n’ont plus le luxe de tergiverser.
Texte intégral (1857 mots)

La victoire de Donald Trump pourrait représenter le coup de fouet dont les Européens ont besoin pour renforcer significativement leur unité et moins dépendre de l’éternel protecteur d’outre-Atlantique.


La victoire de Donald Trump II, qui est aussi celle du nationalisme et de l’isolationnisme, a plongé la majeure partie des leaders européens dans la consternation. Durant toute la campagne, c’était l’élection de Kamala Harris que les Européens avaient espérée, souhaitée et appelée de leurs vœux. Seuls les dirigeants eurosceptiques du Vieux continent, Viktor Orban en tête, ont salué l’élection du Républicain comme 47e président des États-Unis.

Le retour de Trump à la Maison Blanche, doublée de la prise par les Républicains du Sénat et de leur probable maintien en tant que premier parti à la Chambre des représentants, annonce la mise en œuvre, au cours des quatre prochaines années, d’un programme politique et diplomatique aux antipodes des objectifs européens en matière de climat, de coopération internationale et de liens transatlantiques.

Toutefois, éclairés par la présidence Trump I et instruits par les crises actuelles, les Européens ont les moyens d’exploiter les opportunités ouvertes par une présidence Trump II. À condition d’agir ensemble et vite ! Les Européens ne sont pas condamnés à subir. Ils peuvent faire du prochain mandat américain une chance pour leur autonomie stratégique. Sous certaines conditions.

Dans l’antichambre des peurs européennes

L’élection de Donald Trump peut assurément devenir un cauchemar pour les Européens. Au vu de son premier mandat et de ses déclarations durant la campagne, ils savent déjà que plusieurs objectifs transatlantiques communs ne résisteront pas à son retour au pouvoir.

Le lien transatlantique redeviendra sous peu un rapport de force transactionnel : pour Donald Trump, les grandes alliances historiques des États-Unis issues de la Seconde Guerre mondiale, en Europe et en Asie, sont à la fois des fardeaux et des leviers d’action pour extorquer des concessions économiques aux Européens. N’a-t-il pas constamment accusé le Japon, l’Allemagne et l’OTAN en général de profiter indûment de la police d’assurance géopolitique américaine ? Loin de renforcer les partenariats, il cherchera à inquiéter, à diviser et à provoquer les Européens, qu’il traitera en clients, et non en alliés. Et l’UE risque de voir se creuser des clivages internes importants entre ceux qui voudront se concilier les faveurs de Trump II et ceux qui voudront y résister au prix de pressions économiques et politiques brutales. Que les Européens s’en souviennent : Trump II n’aura plus d’alliés mais des obligés régulièrement intimidés.

Cela aura une conséquence directe sur ce qui cimente l’OTAN et l’UE à l’heure actuelle : le soutien économique, militaire et diplomatique à l’Ukraine. Le candidat Trump a été très clair sur ses intentions : couper les crédits à l’Ukraine (80 milliards de dollars depuis 2022), se positionner en médiateur avec la Russie et obtenir une paix fondée sur un troc consistant en l’abandon par l’Ukraine de ses territoires de l’Est du pays en contrepartie de la fin de l’invasion russe. Là encore, la culture du rapport de force cèdera la place à l’animation du réseau d’alliés. La sécurité et la sérénité des Européens seront beaucoup moins bien garanties par une présidence Trump II sur les flancs orientaux et méridionaux du continent. La présidence Trump II estimera ne pas avoir de responsabilités à assumer, mais seulement des intérêts à promouvoir.

La cohésion de l’Occident sera également entamée dans les institutions internationales issues de la Seconde Guerre mondiale. Trump II continuera à afficher ses affinités avec des leaders en rupture avec l’Europe : Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Benyamin Nétanyahou, etc. Ce sera la fin du front uni à l’ONU sur l’Iran, sur la Corée du Nord ou encore sur le climat. Comme durant la première présidence Trump. Et les Européens risquent de se retrouver isolés, à mener des combats d’arrière-garde afin de préserver ce qui reste des mécanismes de coopération internationaux contestés par le Sud Global dans ses différents forums (G20, BRICS, OCS, etc.).


À lire aussi : BRICS+ : Moscou cherche à structurer un nouvel ordre mondial « post-occidental »


Quant au volet commercial, il sera marqué par la hausse des droits de douane à la fois pour le partenaire rival chinois et pour l’allié européen : Donald Trump les placera sur un pied d’égalité en raison du déficit commercial massif envers l’un et envers l’autre.

Les risques inhérents à une présidence Trump II sont massifs et immédiats pour les Européens : désinformation, intimidation, désunion, isolement et insécurité aux frontières seront le pain quotidien des prochaines années pour les Européens. Ces dangers sont, en outre, accentués par l’affaiblissement des leaders de grands pays tels que la France et l’Allemagne – qui avaient endigué le premier tsunami trumpien. La résignation est-elle pour autant de mise ?

Ne pas manquer une occasion historique

En géopolitique comme en économie, une crise peut devenir une opportunité, à condition de la prévoir, de l’anticiper, de la préparer et de la traiter. C’est ce que vient de faire le premier ministre polonais Donald Tusk en qualifiant la victoire de Donald Trump d’oraison funèbre de la « sous-traitance géopolitique ».

Le choc de Trump II peut être paradoxalement salutaire pour les Européens. Mais cette potentielle thérapie de choc ne peut réussir que sous certaines conditions très difficiles à remplir. Que les Européens oublient un instant leurs craintes justifiées et leur déception amère !

Pour exploiter la crise géopolitique que provoque dès maintenant l’élection du candidat ouvertement nationaliste du MAGA, les Européens doivent s’imposer une discipline de fer en matière de coordination sur les principaux dossiers sécuritaires (Ukraine, Israël), économiques (IA, énergie, tarifs douaniers) et diplomatiques (sanctions, dialogue avec le Sud, organisations multilatérales).

La moindre faille dans cette coordination serait funeste car exploitée en même temps par Washington, Moscou et Pékin. Les mécanismes de coordination existent, même s’ils sont lents. Les leaders sont en place malgré leurs talons d’Achille, qu’il s’agisse de Mark Rutte à l’OTAN ou d’Ursula von der Leyen à l’UE… Cet atout est renforcé par le décalage des calendriers électoraux : l’UE est en phase de lancement de sa nouvelle mandature alors que la nouvelle administration Trump ne prendra ses fonctions qu’en janvier. Les Européens disposent de quelques semaines pour prendre position à l’avance sur tous les sujets de dissensus.

L’autre atout des Européens tient au contenu de leurs intérêts. En Ukraine, à eux de prendre le relais de l’aide américaine notamment militaire et de proposer rapidement un plan de cessez-le-feu et de négociation qui prendra de court la présidence Trump et coupera court aux plans de paix, très favorables à Moscou, avancés par le Sud Global. Dans les rapports avec la Chine, à eux de proposer une autre voie que la guerre tarifaire annoncée par Trump. Tenir un cap ferme mais moins belliqueux que Washington sera finalement aisé avec Pékin : l’UE n’est que le partenaire, pas le rival de la RPC.

Sur les rapports avec le Sud Global, les Européens doivent jouer la carte de la différence : ne pas hésiter à proposer une option alternative aux États-Unis, oser les concurrencer au Moyen-Orient par un bras de fer avec Israël, appeler une fois encore à une maîtrise par la négociation du programme nucléaire iranien, etc. La crédibilité des Européens dans le Sud sera objectivement favorisée par le discrédit que les États-Unis risquent fort de subir dans ces régions sous Trump II.

Enfin, face à une administration américaine sans complexe pour intimider ses partenaires européens, il faudra identifier des points sur lesquels ne pas céder : sur la gestion des données, sur l’IA, sur la diversification des sources d’énergie.


À lire aussi : L’échiquier mondial de l’IA : entre régulations et soft power


Aujourd’hui, avec une coordination renforcée et un agenda européen bien identifié, les Européens sont capables non seulement de résister mais aussi d’en imposer à une administration Trump II.

En attendant Trump

Pour les Européens, la période de transition jusqu’au 20 janvier 2025 sera un test de cohésion, de rapidité et de sang froid. Durant ces deux mois, l’administration Biden passera le relais à l’administration Trump. Et, pendant ce temps, le candidat devenu président élu sans être président au sens plein multipliera les prises de position d’autant plus tonitruantes qu’elles ne seront pas traduites dans la réalité.

Aux Européens de le prendre de vitesse et de se positionner sur l’Ukraine, le Moyen-Orient, le commerce international et les organisations multilatérales avant et par différence avec lui. Ne perdons pas de temps : l’élection de Donald Trump peut précipiter la maturité européenne.

The Conversation

Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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