22.11.2024 à 13:15
Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
Peu après l’autorisation donnée par Joe Biden à Kiev d’utiliser des armes fournies par les Américains pour frapper en profondeur le territoire russe, Vladimir Poutine a modifié sa doctrine nucléaire, frappé le territoire ukrainien avec un missile balistique vide mais capable d’emporter une charge nucléaire – ce qui est sans précédent – et tenu un discours solennel dans lequel il a ouvertement menacé les alliés de l’Ukraine. Quelle posture faut-il adopter face à cette nouvelle montée des tensions ?
L’apocalypse nucléaire n’est pas pour demain en Europe mais un cran a incontestablement été franchi dans les menaces nucléaires proférées par la Russie. L’adoption d’un nouveau décret sur la doctrine nucléaire le 19 novembre et l’utilisation d’un missile balistique RS26 le 21 novembre contre l’Ukraine – que Vladimir Poutine a justifiée quelques heures plus tard par la nécessité de répondre à des tirs de missiles ATACMS (d’origine américaine) par les forces armées ukrainiennes contre le territoire russe dans la région de Briansk – exigent une analyse lucide.
Selon les termes du général Schill, chef d’état-major de l’armée de terre française, il s’agit d’un « signalement stratégique » important. Il doit être décrypté comme tel, avec gravité mais sang-froid.
Sommes-nous à la veille d’une attaque nucléaire sur l’Ukraine ? Ou, pour le dire en termes techniques, la Russie a-t-elle abaissé drastiquement le seuil de déclenchement d’un tir nucléaire ?
La menace est crédible car elle provient d’un État qui possède têtes nucléaires et vecteurs en grand nombre, une chaîne de commandement fonctionnelle et une doctrine établie. Kiev et ses soutiens font aujourd’hui face non pas à une attaque nucléaire imminente mais à une mise en garde pressante : toute attaque d’ampleur sur le territoire russe exposera l’Ukraine à des représailles, y compris nucléaires. Écouter et comprendre les déclarations russes n’est pas s’en faire le porte-voix et encore moins l’avocat. C’est une précaution indispensable pour assurer la sécurité des Européens.
Évaluer le risque nucléaire est toujours extrêmement délicat car ce risque comporte tout à la fois un absolu et une gradation.
Son caractère absolu tient au fait que les armes nucléaires ont un potentiel militaire de destruction sans équivalent dans le domaine conventionnel et un poids politique qui confine au tabou depuis leur utilisation par les États-Unis contre le Japon les 6 et 9 août 1945. Risque absolu, mais réalisation graduée : pour produire ses effets, la dissuasion nucléaire exige une doctrine solide, complexe, crédible et en partie publique, comme le rappelle Bruno Tertrais dans Pax Atomica (Odile Jacob, 2024). L’escalade nucléaire est lente, jalonnée et démonstrative.
Avec le nouveau décret sur la doctrine nucléaire adopté le 19 novembre puis le tir assumé contre la ville ukrainienne de Dnipro d’un missile balistique vide mais capable d’emporter une charge nucléaire et la déclaration subséquente de Poutine selon lequel la Russie s’estime en droit de frapper « les installations militaires des pays qui autorisent l’utilisation de leurs armes contre nos installations », Moscou s’est-elle réellement rapprochée de l’utilisation d’armes nucléaires contre l’Ukraine et/ou contre ses soutiens occidentaux ? En déclarant que le conflit en Ukraine prenait une dimension mondiale, Poutine prépare-t-il une Troisième Guerre mondiale inaugurée par une frappe nucléaire ?
Rappelons que l’invasion de l’Ukraine a été placée, depuis son lancement en février 2022, sous l’ombre de la menace nucléaire.
Au fil du conflit, le président russe, ses ministres de la Défense, son ministre des Affaires étrangères et son porte-parole ont régulièrement rappelé que la Russie était un État nucléaire, qu’elle disposait d’un tiers des têtes nucléaires au monde, qu’elle maîtrisait plusieurs vecteurs ou types de missile pour les mettre en œuvre et qu’elle était disposée à relever le niveau d’alerte et de mobilisation de ses forces nucléaires. Ces déclarations n’ont pour autant jamais été suivies d’effets militaires. Plusieurs analystes ont dès lors estimé qu’il s’agissait d’effets de manche, de propagande sans contenu concret ou de gesticulations.
Il est vrai que, jusqu’ici, ces menaces répétées n’ont – heureusement – pas été mises à exécution. Pour autant, une telle hypothèse est-elle à absolument écarter ? Et envisager que la Russie puisse utiliser l’arme suprême entraverait-il par définition le soutien occidental à la défense de l’Ukraine ?
C’est tout le contraire : entendre et comprendre cet avertissement n’est pas céder au chantage. C’est déchiffrer la grammaire complexe mais explicite de la dissuasion nucléaire russe.
Les messages envoyés par le Kremlin cette semaine sont clairs. Analysons les principales évolutions que comporte le décret présidentiel sur la doctrine nucléaire du 19 novembre : à l’article 11 de ce décret, la Russie s’ouvre la possibilité de répliquer par l’arme nucléaire à une attaque contre son territoire conduite par un État non nucléaire soutenu par un État nucléaire. Ce changement n’est ni cosmétique ni révolutionnaire. La doctrine nucléaire russe est constante dans son fondement : l’arme nucléaire peut être utilisée si l’existence de l’État ou le territoire de la Fédération sont menacés par des armes étrangères. Une attaque massive menée contre eux exposera donc l’Ukraine et ses fournisseurs d’armes à des répliques, y compris nucléaires.
La ligne rouge est nette : la Russie a pu faire face à l’opération militaire terrestre limitée dans l’oblast de Koursk, mais elle ne laissera pas se prolonger les attaques de missiles en profondeur sur son sol comme celles qui ont visé il y a quelques jours une base dans la région de Briansk.
Plus largement, tout risque d’invasion ou de tentative de changement de régime depuis l’extérieur peut donner lieu à une réplique nucléaire. Le tir du missile RS-26 sans tête nucléaire contre la ville de Dnipro le 21 novembre renforce dans les actes la crédibilité de cette doctrine, dont la Russie rappelle ainsi qu’elle ne se réduit pas à une posture de papier. Car il ne s’agit plus, pour Moscou, de la victoire ou de la défaite en Ukraine. Il s’agit de la protection de son territoire et donc de l’autorité de l’État.
Toute la difficulté est aujourd’hui de résister à la panique nucléaire sans céder à la négligence politique ou à l’interprétation non informée. Depuis 2022, la Fédération de Russie a placé son offensive sous protection nucléaire. Aujourd’hui, elle place la défense de son territoire (et de ses bases militaires) sous ce même parapluie. C’est odieux, mais rationnel. En effet, les menaces nucléaires ont permis à la Russie depuis 2022 (et en réalité depuis 2014) d’engager un affrontement bilatéral avec l’Ukraine sans s’exposer à la mise sur pied d’une coalition internationale comme celle qu’a affrontée la Serbie dans les années 1990. Elles lui ont permis, également, de réduire les capacités opérationnelles des armements occidentaux fournis à l’Ukraine. En somme, la menace nucléaire a contraint les Européens et les Américains à s’en tenir à soutenir l’auto-défense de l’Ukraine sans chercher ni la victoire en Russie ni le changement de régime au Kremlin. Ce parapluie nucléaire russe a profondément façonné les modalités du conflit et la forme du soutien occidental à la légitime défense ukrainienne.
En Europe et aux États-Unis, on a souvent tendance à minimiser les déclarations du président russe et de ses principaux ministres. Lire et écouter leurs propos passe souvent pour un signe de naïveté, voire pour un acte de trahison. Pourtant, il y a loin de la compréhension à la complaisance et à la compromission.
Bien entendu, dans un rapport de force stratégique, il est essentiel de ne céder ni à la panique ni au chantage. Il serait inacceptable d’accepter toutes les revendications de la Russie au motif qu’elle est une grande puissance nucléaire, un membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies, un leader revendiqué du Sud Global ou l’allié le plus puissant de la République populaire de Chine. Renoncer au rapport de force aurait conduit l’UE à ne pas s’élargir aux anciennes démocraties populaires (Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie) et aux anciennes Républiques socialistes soviétiques (Estonie, Lettonie, Lituanie). Le cours de la construction européenne aurait été interrompu, les aspirations des peuples souverains d’Europe orientale auraient été bafouées et la sécurité du continent aurait été rendue précaire. Face à la Russie, la fermeté diplomatique est essentielle pour faire face à la rhétorique révisionniste.
Toutefois, il est symétriquement irresponsable d’organiser une surdité volontaire envers les déclarations officielles russes, au motif qu’elles constitueraient une propagande vide de contenu. Les relations entre, d’une part, la Fédération de Russie et, d’autre part, les forums occidentaux (UE, OTAN, G7-8, etc.) sont marquées par une incompréhension qui dépasse la simple résistance aux revendications russes : ne pas écouter les discours de Moscou conduit souvent les Occidentaux à des erreurs de jugement stratégique.
Plusieurs discours jalonnent cette route faite de malentendus, de mésinterprétations et de propagande.
Le discours de Vladimir Poutine à la Conférence sur la Sécurité de Munich en 2007 a été tout à la fois surévalué et sous-évalué : le président russe y traçait ses lignes rouges, notamment la non-extension de l’OTAN à ses frontières et son refus des systèmes de défense anti-missiles autour de la Fédération de Russie. Certains l’ont surestimé, au sens où ils y ont vu – surtout a posteriori – l’annonce d’une entrée en guerre différée contre l’OTAN et le premier jalon d’une route conduisant inéluctablement à la confrontation.
Mais d’autres ont considéré qu’il s’agissait de menaces vaines de la part d’un État ayant rejoint le consensus occidental en raison de sa propre faiblesse : la Russie était en effet alors associée à l’OTAN dans le cadre du Conseil OTAN-Russie, au G7 avec la création du G8, et à l’OMC. Moins qu’un programme révisionniste mais plus qu’une simple protestation, il s’agissait d’une revendication sur la zone d’influence que la Russie considère comme vitale. Face à une revendication, rien n’est pire que l’abdication… si ce n’est la négligence.
Autre exemple de surdité : la réception de la déclaration d’entrée en guerre contre l’Ukraine. La volonté affichée de « dénazifier » l’Ukraine a paru si insensée en Occident qu’elle a rapidement été rangée au rayon des prétextes historiques grotesques pour justifier l’injustifiable. Ce tumulte idéologique paraît inévitablement délirant à ceux qui ne connaissent pas le détail de la Seconde Guerre mondiale dans cette partie de l’Europe. Surtout, il a masqué les autres messages du président russe : le but de son invasion était d’éviter un élargissement de l’OTAN et de l’UE dans un pays limitrophe de la Fédération de Russie. Le recours aux armes pour entraver la souveraineté d’un pays est inacceptable – sans discussion. Mais prêter une oreille attentive – non complaisante – à cette déclaration aurait permis de saisir la portée réelle de l’invasion.
La posture adoptée ces derniers jours par Vladimir Poutine n’est ni une gesticulation vide ni un engrenage vers l’apocalypse nucléaire. C’est un ensemble d’actions destinées à rappeler, par la menace, la crédibilité de la dissuasion russe. Un signalement stratégique brutal et net. Il ne s’agit pas d’un bluff ou d’un coup de poker, mais d’une montée en puissance dans un bras de fer ancien.
Face à ces actes et à ces propos, les Européens doivent conserver leur posture stratégique : l’utilisation de l’arme nucléaire contre un État non nucléaire est inacceptable ; l’invasion et l’occupation de l’Ukraine sont illégales ; la stratégie des sanctions économiques, diplomatiques et politiques contre la Russie est justifiée et adaptée ; les attaques militaires directes contre le territoire et le régime russe doivent être évitées dans la mesure où elles exposent l’Ukraine et l’Europe au feu nucléaire.
Le soutien des Européens à la souveraineté ukrainienne ne peut être efficace s’il s’aveugle : la menace nucléaire russe doit être prise au sérieux mais elle peut toujours être contrée. Dans la présente crise, l’essentiel pour les Européens est de conserver leur posture stratégique et de renforcer leurs outils de pression tout en décryptant correctement les signaux russes.
Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.11.2024 à 17:20
Marie-Emmanuelle Pommerolle, Maîtresse de conférences (HDR) en science politique , Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le 6 novembre dernier, le président Paul Biya a célébré le 42ᵉ anniversaire de sa présence ininterrompue au pouvoir. Son grand âge (91 ans) et sa présence à peine audible dans la vie politique du pays ne semblent pas rebuter les cadres de son parti, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, qui souhaitent le voir briguer un huitième mandat en 2025.
Dans son nouvel ouvrage « De la loyauté au Cameroun. Essai sur un ordre politique et ses crises », qui vient de paraître aux éditions Karthala, Marie-Emmanuelle Pommerolle, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, analyse l’apparente stabilité politique du Cameroun assurée par la présidence Biya… et invite à la nuancer.
Cet essai revient sur l’avènement de crises mais surtout de pratiques politiques ordinaires de la part de la population qui mettent au défi les formes autoritaires prises par le régime tout en préservant sa pérennité. De sorte que le constat d’Achille Mbembe, peu après l’arrivée au pouvoir de Paul Biya, d’un Cameroun frappé par « les hoquets du changement et les pesanteurs de la continuité » semble toujours valable.
Cette étude au plus proche du terrain invite à regarder au-delà des démonstrations de loyauté inébranlable qu’expriment les citoyens camerounais à l’égard du pouvoir politique. Et éclaire, de manière plus générale, les ressorts sociaux des individus en situation autoritaire ainsi que leurs ambiguïtés. Extraits.
Chaque année, le 20 mai, à l’occasion de la Fête de l’Unité, écoliers et écolières, étudiants et étudiantes, partis politiques et soldats défilent sur le boulevard du même nom, à Yaoundé.
Marcher, au pas cadencé, devant les « élites de la République », et au rythme des slogans louant le chef de l’État et son action peut recouvrir de multiples réalités : l’expression d’une conviction, l’attente de rétributions, le goût de la fête, la coercition.
Les intentions derrière la participation à ces défilés sont diverses, mais cette dernière produit un effet unique : elle permet aux dirigeants de se prévaloir de ces démonstrations de loyauté pour affirmer leur légitimité. Peu importe qu’une majorité des marcheurs, comme de celles et ceux qui les contemplent depuis les tribunes ou les observent de la rue, ne soient pas dupes ou pas complètement convaincus. Que l’enthousiasme ne soit pas toujours débordant, ou qu’il demeure mesuré, la performance en elle-même ré-affirme l’ordre social et politique légitime : hiérarchies de pouvoir, hiérarchie de genre, hiérarchie sociale sont jouées, exprimées et considérées comme acceptées.
Voici quelques réactions recueillies auprès de personnes ayant défilé ou regardé le défilé le 20 mai 2015 :
Une militante du RDPC :
« Oui, j’ai pris part au défilé et c’était beau. On nous avait distribué des campagnes du parti au sein de la section pour le défilé. Les listes ont été dressées pendant l’entraînement. C’est comme ça que mon nom s’est retrouvé là. Mais d’autres noms ont été introduits ici au boulevard. Personne ne peut te dire qu’il défile là pour rien. Tu penses que les gens défilent pour rien ? Ils sont payés pour ça. On a l’habitude de nous payer 2500 francs CFA [environ 4 euros] immédiatement après le passage […]. Tu penses que ceux qui étaient assis à la tribune ont notre temps ? Ils ont conscience de nos besoins et nos attentes ? Au Cameroun, c’est la débrouille. L’argent qu’on nous donne là, c’est ce que les autres volent et c’est même insignifiant. »
Une étudiante :
« Le défilé n’est que symbolique. Le patriotisme et le nationalisme se matérialisent par des actes. On peut bien défiler sans être patriotes […]. Je ne crois pas que tous sont patriotes. C’est une apparence. Même ceux qui pillent ce pays étaient là. Sincèrement je pense que c’est la fête, et la fête ne refuse personne. »
Une écolière :
« Oui, j’ai défilé. Mais nous sommes restés trop longtemps au soleil, la fatigue et la famine nous ont rongés. Après toute cette peine, on m’a donné 200 francs. Je ne suis pas venue ici par mon gré. Le surveillant nous a obligés. »
Un cadre de la fonction publique :
« Oui, ce qui vient de se passer c’est du patriotisme, de l’attachement sentimental à sa patrie. Cette volonté manifeste s’est exprimée ce jour. Donc pour moi, le 20 mai est une date pleine de signification parce que les Camerounais ont été consultés par voie référendaire pour dire s’ils veulent aller vers un peu plus d’intégration et d’unité nationale. La réponse a été positive. C’est ce qui justifie la mobilisation de ce jour. »
Ce chapitre s’intéresse à ces démonstrations de loyauté, organisées par le gouvernement depuis les années 1960. Leur pérennité, malgré les transformations politiques issues du multipartisme, en fait l’un des traits caractéristiques des dispositifs de pouvoir camerounais. Les premières lectures de ces cérémonies officielles donnent à voir à la fois un rituel de construction de l’État et la mise en forme des rapports de domination politique et sociale. « Fêtes d’État », au Cameroun comme dans de nombreux autres pays d’Afrique, ces cérémonies participent, durant les deux premières décennies de l’Indépendance, de la théâtralité du pouvoir, et désignent l’État comme maître du temps et de la définition de la nation.
S’y joue également l’encadrement des groupes sociaux dominés, jeunes et femmes notamment, appelés à se mobiliser et à afficher leur participation à la mise en scène du pouvoir. Alors que ces cérémonies se perpétuent, malgré « l’ouverture » des années 1980 et celle, plus probante, des années 1990, elles sont considérées comme l’une des manifestations de l’intimité caractéristique de la « tyrannie post-coloniale ». Elles matérialisent à la fois la « fétichisation du pouvoir » et sa « ratification par la plèbe », la connivence au travers de laquelle le « commandement » s’impose et est défait.
La ténacité de cet échange politique, la popularité de certaines de ces cérémonies, comme celle du 8 Mars, Journée internationale des droits des femmes, et la tenue de défilés exceptionnels dans les moments de crise, commandent que l’on regarde de plus près ce qui se joue durant ces « performances politiques ». En notant la diversité des audiences et des situations de participation – comme le suggèrent les citations introduisant ce chapitre –, on s’autorise à ne pas imposer de signification homogène à cette participation, et à mieux comprendre les conditions de félicité et de reproduction de ces cérémonies que d’aucuns pourraient juger désuètes ou folkloriques. Ni rituel de soumission ni complet simulacre, ces défilés et les événements qui les entourent offrent un terrain d’observation particulièrement riche de la co-production de la loyauté.
Durant ces « performances », le pouvoir se montre tel qu’il veut être vu. Mais la performance n’est pas seulement une imposition de la part de celles et ceux qui l’organisent. Si l’on suit Kelly Askew et son analyse tirée de performances musicales et de leurs usages politiques en Tanzanie, ces dernières sont une « conversation » entre celles et ceux qui sont sur scène ou mettent en scène et leur public. D’un côté, l’administration organise soigneusement ces défilés, choisissant les slogans, les tenues, les marcheurs et l’entière scénographie. De l’autre, la participation, dans le défilé ou sur les bords de la route, relève en partie de « l’envie d’être honoré, de briller, et de festoyer ». Plus précisément, on trouve de multiples situations de participation parmi les personnes présentes : participants et badauds viennent, souvent en groupe, exhiber leur tenue, profiter d’une sortie en dehors de l’école, approcher les élites présentes dans les tribunes, récupérer un peu d’argent distribué pour l’occasion. Si la coercition est parfois employée, notamment dans les écoles, elle n’est pas le ressort principal ou unique de la mobilisation à ces défilés. Le désir de participer à des festivités est au cœur de l’événement.
La constellation d’intérêts produisant ces cérémonies permet aux dirigeants de se prévaloir d’une forme de légitimité par les pratiques sociales qu’ils exhibent. La production des « gages de loyauté » affichés durant ces cérémonies n’engage en rien le contenu des croyances en la légitimité du pouvoir de celles et ceux qui défilent ; mais la performance en elle-même participe de la légitimation de l’ordre politique. Cette constellation de désirs et d’intérêts, sans lesquels ces cérémonies ne seraient pas possibles, ouvre aussi des espaces à la critique : les commentaires sur les élites présentes, sur le fonctionnement de ces marches, les tentatives d’expression dissidente aux abords des défilés, comme les festivités qui suivent ces cérémonies encadrées, sont autant d’occasions de prendre ses distances, voire de remettre en cause l’ordre tout juste exprimé. Bien que normées, ces performances sont contingentes, risquées, et peuvent à tout moment déstabiliser l’ordre tout juste matérialisé.
[…]
Ces performances publiques, officielles et populaires, figurent un ordre, et perturbent en même temps. Elles sont certes des moments de symbolisation de l’ordre politique, institutionnel et social, mais elles ne sont pas figées ni reproductibles à l’infini. Elles sont un ensemble de pratiques et d’interactions qui laissent une place à la contingence et à la critique. Le fait de participer à ces cérémonies, en défilant ou en regardant, implique de se conformer à un rôle pré-établi par des autorités, administratives, scolaires, partisanes ou militaires.
Jouer ce rôle attendu peut s’appuyer sur des désirs et des attentes multiples, satisfaites par cette performance collective. Désir matériel, de reconnaissance, désir militant sont autant de supports sur lesquels se construisent les démonstrations de loyauté. Le soin porté à ces défilés, la multiplication des journées officielles, notamment en période de « crise », comme en 2015 avec la guerre menée dans l’Extrême-Nord contre Boko Haram, soulignent l’importance de ces performances pour le pouvoir. Le déroulement de la cérémonie n’est cependant pas prévisible, et des désirs non satisfaits, des critiques plus anticipées peuvent surgir dans le commentaires et les pratiques. Le pouvoir seul ne peut produire ces démonstrations de loyauté, et la conversation qu’il engage avec ses citoyennes et ses citoyens peut se révéler corrosive.
Marie-Emmanuelle Pommerolle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2024 à 17:10
Benjamin Blandin, Doctorant en relations internationales, Institut catholique de Paris (ICP)
Voilà plus de cent ans que l’Australie accorde une grande importance à ses capacités sous-marines. En signant en 2021 l’accord AUKUS, elle s’est lancée dans un projet colossal, dont la mise en œuvre rencontre dernièrement de nombreuses difficultés.
En septembre 2021, l’accord AUKUS est annoncé au grand jour. Ce partenariat stratégique entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (d’où l’acronyme choisi pour le désigner) porte sur l’acquisition par Canberra d’une dizaine de sous-marins à propulsion nucléaire de fabrication américano-britannique – au grand dam de la France.
L’histoire de la force sous-marine australienne n’a été que rarement mentionnée dans cette affaire, alors qu’elle constitue un facteur clé pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce partenariat tripartite.
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L’Australie, en dépit d’une base militaro-industrielle assez limitée, d’un éloignement géographique relatif vis-à-vis de ses alliés occidentaux et d’un territoire faiblement peuplé – trois éléments n’en faisant pas un acteur naturel dans le domaine complexe et coûteux des sous-marins –, dispose de plus d’un siècle d’expérience en la matière.
En 1914, durant la Première Guerre mondiale, qui sévit aussi en Océanie, le pays reçoit sa première capacité sous-marine avec la livraison par le Royaume-Uni de deux sous-marins de type « E-class ».
L’un d’eux disparaît, la même année, lors de la campagne contre la base allemande de Rabaul (aujourd’hui en Papouasie-Nouvelle-Guinée). Le second est rapatrié en Europe et utilisé durant la campagne de Gallipoli.
Une deuxième tentative est initiée en 1919, avec la livraison de six sous-marins britanniques « J-class », mais ces derniers, en mauvais état, passent la plupart du temps en réparation et sont décommissionnés en 1922 après avoir été très peu utilisés. S’ensuit une troisième tentative en 1927 avec trois sous-marins britanniques « O-class », qui ne sont livrés qu’en 1930 et rapatriés en 1931, à nouveau en raison de nombreuses difficultés techniques.
Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Australie est dépourvue de force sous-marine, à l’exception d’un submersible néerlandais, le K.IX rebaptisé K9, qui permet de former des hommes à la lutte anti-sous-marine. Cependant, de nombreux marins australiens servent dans la Royal Navy et les ports australiens de Brisbane et de Fremantle voient passer 122 sous-marins américains, 31 britanniques et 11 néerlandais. Entre 1949 et 1969, le Royaume-Uni maintient en Australie une flottille comprenant seulement deux à trois submersibles.
La première force sous-marine australienne véritable remonte donc à l’acquisition de six sous-marins de la classe Oberon, mis en service entre 1967 et 1978. Ces appareils nécessitaient cependant une maintenance très coûteuse (75 % du prix d’achat tous les cinq ans) et près de 85 % des pièces détachées et de soutien ont été fournis par des industriels extérieurs, entravant l’autonomie stratégique du pays.
En 1990, débute la construction des six sous-marins de la classe Collins – premiers sous-marins conçus et fabriqués en Australie dans le chantier naval ASC d’Adélaïde. Exploités entre 1996 et 2003, ces submersibles sont une version améliorée et plus longue du mini sous-marin suédois Västergötland.
Cette initiative était ambitieuse, le pays ne disposant pas à l’époque d’un complexe militaro-industriel naval à proprement parler, et son expérience se limitant à la production de navires de taille moyenne et à l’entretien de la classe Oberon. Canberra, via ce projet, souhaite alors gagner en indépendance dans le domaine des systèmes d’armes complexes. Le pays doit importer de nombreux composants et faire appel à l’expertise étrangère, mais la conception de la classe Collins présente l’avantage d’adapter les ambitions du gouvernement aux capacités industrielles nationales.
Toutefois, cette expérience rencontre de nombreux problèmes techniques, de la phase de conception jusqu’à la phase d’exploitation et de maintenance. À tel point que moins de 25 ans après la mise en service du premier sous-marin, l’entièreté de la flotte a été jugée inapte, alors que sa durée de vie initiale était fixée à 30 ans. Les autorités australiennes pensaient que ces sous-marins ne pourraient être entretenus que pour une dernière période de sept ans avant l’accord AUKUS. Mais la nécessité de les maintenir en mer jusqu’au début des années 2040, en raison de la difficile mise en œuvre du pacte, exigera une modernisation approfondie et un entretien toujours plus coûteux et complexe.
En 2016, pourtant, Canberra avait signé avec le groupe français Naval Group un contrat qui prévoyait la livraison par la France de huit sous-marins Barracuda « Attack-class » (chiffre plus tard réévalué à douze). La livraison de ces sous-marins diesel, adaptés aux besoins stratégiques de l’Australie et à son opposition de longue date à la technologie nucléaire, était prévue pour le début des années 2030.
Étant donné que la conception, la production et la maintenance des sous-marins de la classe Collins constituaient la seule expérience australienne antérieure, ce contrat offrait à Canberra l’occasion d’accroître son expérience, son expertise et sa capacité industrielle et lui octroyait de surcroît un plus large niveau d’autonomie stratégique. Mais le contrat a été annulé en septembre 2021, entraînant une compensation de 555 millions d’euros versée à Paris et la perte de 3,4 milliards de dollars australiens (2 milliards d’euros) d’investissement initial, après sept années de coopération technique, technologique et industrielle entre les deux nations.
À lire aussi : Sous-marins australiens : le modèle français d’exportation d’armes en question
L’Australie a-t-elle fait le bon choix en se détournant de Paris au profit des sous-marins nucléaires promis par Londres et Washington ? Plusieurs éléments permettent d’en douter.
En ce qui concerne l’exploitation de la propulsion nucléaire des sous-marins, l’Australie ne dispose d’aucune installation ni expertise, technicien, ingénieur ou scientifique spécialisés. De plus, sa Constitution interdit la production, l’enrichissement, le stockage, l’usage et le transit d’uranium et/ou de plutonium enrichi.
La construction à Adélaïde des futurs sous-marins prévus dans le cadre du pacte AUKUS doit débuter à partir des années 2040, soit près de 40 ans après la dernière production d’un sous-marin sur le sol australien. Une situation susceptible de générer une perte de compétences significative, des retards et des coûts supplémentaires. Seule la dernière modernisation prévue pour la classe Collins pourra contribuer à un transfert de savoir-faire pour la construction des nouveaux sous-marins.
En outre, le coût financier se révèle exorbitant. Entre 2020 et 2050, le montant devrait s’élever entre 268 et 368 milliards de dollars australiens (164 à 225 milliards d’euros) pour la livraison de trois à cinq sous-marins américains de classe Virginia et environ huit sous-marins SSN-AUKUS. Les douze sous-marins de Naval Group avaient été négociés pour 56 milliards d’euros (100 milliards de dollars australiens) et leur coût aurait probablement été de 150 milliards de dollars australiens s’ils avaient été conçus avec un système de propulsion nucléaire.
De plus, la classe de sous-marins du pacte AUKUS nécessite l’amélioration et l’agrandissement des capacités du chantier naval de Perth, pour un coût estimé à 4,3 milliards de dollars. 1,5 milliard devront aussi être investis dans la base navale de Henderson.
Ajoutons que l’accord AUKUS devrait être conclu entre 2023 et les années 2050. Pour les États-Unis, cette période de 35 ans représente l’équivalent de neuf mandats présidentiels américains qui risquent d’entraîner des changements de politique intérieure et extérieure susceptibles d’entraver la mise en œuvre du pacte, à l’égard duquel le président nouvellement réélu Donald Trump s’est d’ailleurs montré critique.
Sans oublier que l’élaboration d’une politique cohérente avec quatre modèles différents (Collins, Astute, Virginia et AUKUS) est un défi supplémentaire pour Canberra. Comment former et transférer les équipages et les officiers d’une classe à l’autre ? Pour rappel, l’« AUKUS improved visit and onboarding program » prévu à cet effet devait débuter en 2023. Mais le positionnement permanent des sous-marins ne sera pas donné avant 2027, les sous-marins SSN-AUKUS ne doivent être livrés qu’au début des années 2040 et la livraison de la classe Virginia prévue en 2030 a été retardée.
La production des sous-marins Virginia par Washington est effectivement loin d’être terminée. La capacité de production est ralentie et la rivalité grandissante avec la Chine pourrait motiver les États-Unis à exploiter plus longtemps leur plus récent modèle de sous-marin avant de le livrer à l’Australie.
Dès lors, quel intérêt l’Australie trouve-t-elle dans ce partenariat ? Difficile de répondre à cette question, sachant que le pacte AUKUS inflige à Canberra une perte de temps et d’argent considérable, suscite une détérioration de ses relations avec la France et l’Asean, une tension accrue avec la Chine et peu voire aucune autonomie stratégique à l’horizon.
Ainsi, la volonté du gouvernement australien de faire de l’alliance AUKUS l’alpha et l’oméga de sa stratégie de défense et de considérer ce contrat comme « trop gros pour échouer » (« too big to fail ») est pour le moins imprudente. Cet apparent excès de confiance ne correspond pas aux réalités que souligne le Congressional Research Service, un think tank du Congrès américain, dans un rapport portant sur le pacte et mis à jour en octobre 2024. Ce dernier alerte sur la quasi-impossibilité pour Washington de livrer les sous-marins prévus et conseille aux autorités australiennes de réorienter leurs investissements militaires dans la défense aérienne, les drones et les capacités de frappe de précision à longue portée.
Benjamin Blandin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2024 à 17:10
Alice Mesnard, Reader in Economics, City St George's, University of London
Filip Savatic, Chercheur postdoctoral sur le projet Migration Governance and Asylum Crises (MAGYC) au Centre de recherches internationales , Sciences Po
Hélène Thiollet, Chargée de recherche au CNRS, CERI Sciences Po, spécialiste des politiques migratoires, Sciences Po
Jean-Noël Senne, Maître de conférence en Economie, Université Paris-Saclay
Le Pacte sur la migration et l’asile adopté par l’UE en 2024, qui vise à réduire l’immigration irrégulière, consiste notamment à confier le contrôle des frontières aux États d’origine et de transit des migrants. Un examen attentif de la politique d’asile mise en œuvre jusqu’ici par l’Union et, notamment, du fameux accord avec la Turquie de 2016 concernant les Syriens met en évidence les nombreuses failles de ce projet.
Depuis 2014, plus de 30 000 personnes ont péri dans la mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe, et des centaines sont mortes en traversant la Manche dans l’espoir de gagner le Royaume-Uni. Ces catastrophes humanitaires récurrentes en Europe ont remis en question la manière dont les pays de destination, de transit et d’origine des migrants gèrent le « contrôle » de leurs frontières.
En réponse, les institutions de l’Union européenne (UE) ont formellement adopté en avril 2024, après environ neuf ans de négociations depuis la « crise » migratoire de 2015, un ensemble de mesures connu sous le nom de Pacte sur la migration et l’asile. Ce texte réforme la manière dont l’UE gère les flux migratoires, avec pour objectif principal de mettre fin à la « migration irrégulière » vers l’Europe.
L’une des principales composantes du Pacte est le renforcement des partenariats internationaux avec les pays d’origine et/ou de transit des migrants dans le but de maîtriser les flux migratoires avant que les individus n’atteignent les frontières extérieures de l’UE. Ces partenariats et les politiques qui en découlent ont été qualifiés d’« externalisation » des contrôles migratoires, car ils représentent des tentatives de la part des États européens et des autres États du Nord de coopter les États d’origine/de transit pour stopper ou décourager les migrations.
À la suite de l’adoption du Pacte, 15 États membres de l’UE ont adressé une lettre commune à la Commission européenne, insistant sur la nécessité de poursuivre l’externalisation et demandant que les demandes d’asile soient traitées et évaluées en amont dans les pays partenaires.
L’externalisation (et l’engagement de l’UE à cet égard) a été largement critiquée par les organisations de la société civile et les défenseurs des migrants, ainsi que par des universitaires de différentes disciplines. Ces critiques soulignent que les politiques d’externalisation limitent la capacité des individus à demander l’asile en Europe et conduisent à de nombreuses violations des droits de l’homme.
De leur côté, les décideurs européens font valoir que les politiques d’externalisation sont compatibles avec les obligations juridiques internationales et nationales de fournir une protection humanitaire à ceux qui en ont besoin. Ils affirment que ces politiques découragent les migrations « irrégulières » tout en garantissant le droit aux personnes fuyant la violence et la persécution de pouvoir continuer de demander l’asile.
Or notre article de recherche récemment publiée montre que les politiques d’externalisation réalisent le contraire de ces objectifs affichés : elles empêchent les demandeurs d’asile de solliciter une protection internationale tout en déplaçant la migration irrégulière vers d’autres itinéraires moins contraints.
Pour évaluer l’impact des politiques d’externalisation, il est d’abord nécessaire de distinguer la migration forcée des individus qui obtiendront probablement le statut de « réfugiés » dans leur pays de destination des autres migrations probablement « irrégulières ».
Cette distinction est controversée en sciences sociales. Loin d’être une description exacte des personnes migrantes ou un fait purement juridique, elle s’ancre dans des pratiques et des politiques de catégorisation et de hiérarchisation des groupes et de leurs droits à entrer ou rester sur un territoire. Ces pratiques et ces politiques varient dans le temps et sont largement déterminées par les dynamiques politiques des gouvernements qui les mettent en place, qui sont le plus souvent ceux des pays de destination ou de circulation des personnes migrantes.
Pour opérer une distinction entre les « réfugiés probables » et les « migrants irréguliers probables », nous avons développé une nouvelle méthode de catégorisation des flux migratoires qui prend en compte les décisions d’octroi ou non de l’asile dans les pays de destination, en fonction de la nationalité des demandeurs et de l’année de la demande.
Alors que les conditions dans les pays d’origine influencent la probabilité que les individus obtiennent le statut de réfugié, les décisions en matière d’asile prises dans les pays de destination sont au terme du processus celles qui déterminent si quelqu’un « est » ou « n’est pas » un réfugié. En outre, bien que les décisions en matière d’asile soient généralement prises au cas par cas, la nationalité des demandeurs d’asile est largement prise en considération. En pratique, le Pacte de l’UE préconise lui-même l’utilisation des taux d’acceptation des demandes d’asile par nationalité pour déterminer si les individus entreront dans une procédure d’asile accélérée plutôt que dans une procédure d’asile standard.
En utilisant les données d’Eurostat sur les décisions d’asile en première instance, nous avons calculé une moyenne pondérée annuelle du taux d’acceptation des demandes d’asile par nationalité des demandeurs dans 31 États européens de destination (l’UE-27, l’Islande, la Norvège, la Suisse et le Royaume-Uni). La pondération tient compte du nombre de décisions prises par nationalité dans chaque pays. Par exemple, le taux d’acceptation du statut de réfugié des ressortissants syriens en Allemagne a un poids plus important car c’est dans ce pays que la plupart des Syriens arrivés sur le territoire de l’UE ont demandé l’asile.
Ensuite, nous avons utilisé cette moyenne pondérée annuelle pour diviser l’enregistrement des flux migratoires non autorisés vers l’Europe en deux catégories : « réfugiés probables » et « migrants irréguliers probables ». Plus précisément, nous avons utilisé les données sur les détections de « franchissement illégal des frontières » (IBC) publiées par Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, qui fournit à ce jour les seules données systématiquement disponibles sur les flux migratoires précédemment non autorisés vers l’Europe.
Dans une publication récente, nous avons démontré que l’étiquetage « irrégulier ou illégal » de cet ensemble de données est très problématique étant donné qu’il n’est pas illégal de franchir les frontières des États parties à la Convention sur les réfugiés de 1951 sans autorisation préalable et d’y demander l’asile. Nous montrons dans quelle mesure, depuis 2015, cet ensemble de données a toutefois été fréquemment cité par des sources d’information à destination du grand public à travers l’Europe, ainsi que par des organisations internationales et des chercheurs, comme une mesure objective de la migration « irrégulière » ou « illégale ».
Les données publiées par Frontex indiquent le nombre de passages de frontières sans autorisation préalable identifiés par les États membres de l’UE et de l’espace Schengen et sont organisées en neuf itinéraires types vers l’Europe. La route de la Méditerranée orientale (représentant les passages de la Turquie vers la Grèce) et la route de la Méditerranée centrale (représentant les passages de la Libye et de la Tunisie vers l’Italie et Malte) sont les deux principales routes en termes de nombre de passages. La nationalité de chaque individu identifié lors du passage est indiquée, ce qui nous permet de répartir chaque franchissement dans l’une de nos deux catégories en utilisant le taux moyen pondéré d’octroi de l’asile par nationalité.
Notre nouvelle méthode de catégorisation des migrations nous permet de révéler la nature dite « mixte » des flux migratoires vers l’Europe et d’évaluer les impacts des politiques d’externalisation sur les différentes catégories de migrants.
Tout d’abord, nos résultats montrent que 55,4 % des passages non autorisés de frontières sur la période 2009-2021 représentent des franchissements de « réfugiés probables » – une proportion qui atteint 75,5 % pour l’année de crise de 2015 et un minimum de 20 % les autres années. Les franchissements de frontières dits « irréguliers » représentent donc toujours des migrations « mixtes », tandis que les pics de flux représentent le plus souvent des migrations forcées de réfugiés probables. Cela remet en question la manière dont les données de Frontex sont étiquetées et utilisées.
Deuxièmement, nous avons mené une analyse quantitative approfondie de l’impact de la déclaration UE-Turquie de mars 2016 sur nos deux catégories de migrants. Cette politique est un exemple paradigmatique d’externalisation, souvent présentée par les décideurs politiques comme une avancée majeure qui a permis de mettre un terme à la crise migratoire de 2015.
En nous concentrant sur la période des 12 mois précédant et suivant l’adoption de la déclaration, nous montrons comment cette politique n’a en réalité pas atteint ses objectifs. Certes, sur la route de la Méditerranée orientale, directement ciblée par la politique, le nombre total de franchissements non autorisés a nettement diminué. En revanche, sur la route de la Méditerranée centrale – l’itinéraire alternatif le plus proche – ce nombre a parallèlement grimpé en flèche. Ces deux changements sont presque entièrement dus au nombre de « migrants irréguliers probables » identifiés sur chacune des routes. Sur l’itinéraire de la Méditerranée orientale, la politique n’a précisément pas eu d’effet significatif sur les traversées effectuées par les « réfugiés probables », malgré les dispositions de l’accord qui restreignent considérablement leur accès à l’asile. Dans le même temps, peu d’entre eux ont déplacé leurs trajectoires de migration vers la route de la Méditerranée centrale.
Signé en 2024, le Pacte européen sur la Migration et l’Asile, âprement négocié au sein de l’UE, veut renforcer les partenariats extra-internationaux pour mieux gérer l’immigration et l’asile. Or nos conclusions révèlent que la déclaration UE-Turquie, souvent mis en avant pour favoriser ces partenariats, a été un échec en soi. Elle a largement empêché les personnes susceptibles d’être reconnues comme réfugiés de demander l’asile, tout en détournant les migrants irréguliers vers d’autres routes migratoires. En outre, les promesses de relocalisation de réfugiés syriens en Europe depuis la Turquie ne se sont pas concrétisées, seulement 40 000 personnes ayant été réinstallées depuis 2016 sur plusieurs millions présents en Turquie.
L’analyse que nous avons menée révèle les dangers de l’externalisation et la manière dont les politiques qui y sont liées sont potentiellement incompatibles avec les engagements juridiques pris par les États européens en matière de protection humanitaire, ainsi qu’avec les politiques d’asile qu’ils mettent en œuvre au niveau national. En proposant une analyse quantitative approfondie de son (in) efficacité au regard de son objectif déclaré de stopper la migration irrégulière, notre travail de recherche complète ainsi les critiques existantes de l’externalisation, qui ont mis l’accent sur la menace qu’elle représente pour le droit des individus à demander l’asile, et sur la dangerosité accrue des parcours migratoires du fait de la criminalisation des voies d’accès légales aux pays européens.
À la lumière de ces constats, il apparaît nécessaire que les décideurs politiques au sein de l’UE reconsidèrent leur engagement en faveur de l’externalisation des contrôles migratoires, notamment dans le cadre du Pacte sur la migration et l’asile. D’autres formes de coopération internationale mettant l’accent sur les voies légales de migration ainsi que sur l’organisation de la réinstallation des réfugiés depuis leur pays d’origine ou des premiers pays d’asile dans le Sud global serviraient mieux les intérêts de tous les États tout en protégeant les droits fondamentaux des personnes en déplacement.
Alice Mesnard a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC Migration Governance and Asylum Crises https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).
Filip Savatic a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC Migration Governance and Asylum Crises https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).
Hélène Thiollet a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC Migration Governance and Asylum Crises https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).
Jean-Noël Senne a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC "Migration Governance and Asylum Crises": https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).
19.11.2024 à 16:58
Laurent Gautier, Professeur des Universités en linguistique allemande et appliquée, Université de Bourgogne
En novembre 1989, la chute du mur de Berlin a mis fin en l’espace de quelques heures seulement à près de quarante années de séparation entre les parties est et ouest de la ville, aboutissant à la réunification des deux Allemagnes. Les divisions entre ces deux sociétés étaient multiples, mais certaines demeurent encore peu connues, notamment sur le plan linguistique.
Il y a 35 ans, la chute du mur de Berlin, érigé en 1961, marque la réunion d’une ville divisée – Berlin-Ouest, sorte d’île à l’intérieur du territoire est-allemand d’un côté, Berlin-Est de l’autre – et d’un État divisé, partagé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA).
Les analyses ne manquent pas sur les processus ayant conduit à la disparition du mur et à la naissance, un an plus tard, d’un État allemand unifié. Les dimensions entre autres politiques, institutionnelles, économiques ou culturelles ont ainsi été étudiées, avec une attention particulière portée à la ville de Berlin. Toutefois, un aspect concernant cette séparation de quarante années reste moins connu, surtout en dehors des territoires allemands : l’évolution qu’a subie au cours de ces quatre décennies et demie la langue allemande en RDA.
La langue évolue au fil du temps : c’est une évidence. Mais, souvent, cette variation est abordée sur le temps long à l’échelle d’un ou de plusieurs siècles ; ou bien sur un temps extrêmement court avec l’apparition de néologismes sous la pression du besoin que nous avons de nommer de nouveaux concepts (découvertes scientifiques, inventions, etc.). Dans ce contexte, les quarante années de division de l’Allemagne représentent un laboratoire intéressant.
À un premier niveau, les divergences de fond entre les systèmes des deux États ont entraîné de grandes divergences lexicales, illustrant la manière dont un lexique peut donner à lire l’évolution d’une société. Deux séries de mots nouveaux sont ainsi apparues en RDA.
D’une part, des mots qui dénommaient des réalités est-allemandes n’existant pas sous une forme identique en RFA. Par exemple, le Dispatcher emprunté au russe, qui désigne un employé chargé de contrôler le processus de production et la bonne réalisation des objectifs imposés par la planification économique du régime.
D’autre part, des mots désignant des réalités partagées mais pour lesquelles des dénominations particulières permettaient de marquer la spécificité est-allemande et, ainsi, de mieux se « démarquer » de l’Allemagne de l’Ouest – octroyant de fait une marque idéologique au concept nommé.
C’est le cas de la formule Antifaschistischer Schutzwall employée pour désigner le mur de Berlin – une dénomination qui cherche à opérer une redéfinition politique au service de l’idéologie en place. Elle ne fait pas du mur un élément de division, mais lui attribue un rôle protecteur pour les citoyens de RDA face à une Europe occidentale ennemie qualifiée de fasciste. Il s’agit là d’un leitmotiv dans le discours officiel de RDA, bien analysé dans les travaux de recherche allemands, en particulier ceux de la linguiste Heidrun Kämper.
Berlin est aussi l’objet d’une intéressante paraphrase désignant la partie Est de la ville : Berlin Hauptstadt der DDR (littéralement : « Berlin, capitale de la RDA »). La non-utilisation du mot Est permet de faire passer la partition de la ville au second plan.
L’autre forme par laquelle le lexique reflète les évolutions divergentes des deux sociétés allemandes relève des « néologismes de sens », c’est-à-dire de l’apparition de nouveaux sens donnés à des mots existants.
Le terme Brigade désignait en allemand (et désigne d’ailleurs toujours) une « brigade » dans les deux sens principaux du terme existant aussi en français, pour l’armée et en cuisine. En RDA, un sens supplémentaire, emprunté au russe, lui a été attribué : celui de la plus petite unité d’ouvriers dans une entreprise de production.
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Le lexique n’est toutefois pas le seul niveau linguistique touché par ces changements. La syntaxe – le mode de construction des phrases – l’est également, par exemple à travers l’utilisation accrue de formes passives qui permettaient d’exprimer les contenus, en particulier dans le domaine politique, de façon dépersonnalisée et sans jamais citer les agents des actions. Donnant le sentiment que ces décisions s’imposaient d’elles-mêmes à la population sans que personne ne soit désigné pour en avoir été à l’origine.
Les formules de routine, rythmant les interactions quotidiennes, se sont aussi « teintées de RDA ». À l’instar de Freundschaft (« amitié ») qui était la formule de salutation lors des rencontres de l’organisation de jeunesse Freie Deutsche Jugend (« jeunesse libre allemande »), ou mit sozialistischen Grüssen (« avec des salutations socialistes »), expression utilisée comme formule de clôture dans les lettres.
Les textes et les discours n’étaient pas en reste, avec deux types de textes emblématiques : les « blagues de RDA » (DDR-Witze), mettant généralement en scène le régime, le parti unique ou les conditions de vie ; et les lettres de réclamation, dites Eingaben, un type de texte inventé par le régime et à la structure très figée.
Le film Good Bye Lenin ! en présente un exemple parfait. Le personnage de Christiane Kerner – la mère du protagoniste – aidait, du temps de la RDA, des personnes dans l’écriture de leurs Eingaben. Sur un mode ironique, le film met ainsi en évidence la façon dont cette variété d’allemand était sclérosée, reposant sur des fossilisations de formules « prêtes à l’emploi » et le plus souvent vides de sens.
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Avant ce film devenu culte, des écrivains de RDA s’employaient déjà à montrer le ridicule de cette langue largement artificielle (incarnée en particulier par le quotidien Neues Deutschland). Ils dé-construisaient ces formules pour en faire tomber les masques linguistiques.
L’état des lieux de l’allemand en RDA, décrit plus haut, doit être contextualisé d’abord sur le plan linguistique. Les années 1960-1970 sont marquées dans l’espace germanophone par un large débat sur la question des variétés de la langue. La question était de savoir si l’allemand n’existait que sous une seule forme, celle de l’Allemagne – le plus souvent réduite de manière implicite à la RFA –, et si les variétés autrichienne ou suisse devaient être considérées comme des « déviances » par rapport à cette unique norme de référence ; ou s’il fallait considérer l’allemand, à l’instar notamment de l’anglais, comme une langue dotée de différents centres légitimes (ici, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse) caractérisés par des variétés propres historiquement constituées et sources d’identification pour les locuteurs locaux.
Or dans le cadre de cette discussion sur la langue, la RDA voit une carte à jouer sur le plan politique. En 1969-1970, une rupture survient dans le discours officiel est-allemand : les officiels postulent l’existence d’une « langue » différente de celle pratiquée en RFA, appuyant la revendication d’une nation est-allemande. Cela s’est traduit concrètement et au premier chef dans le travail lexicographique de « fabrication » des dictionnaires. Depuis 1952, un groupe de travail à l’Académie des Sciences de Berlin (Est) élabore un dictionnaire de référence produit en RDA, le Wörterbuch der deutschen Gegenwartssprache (dictionnaire de la langue allemande contemporaine), aujourd’hui accessible en ligne.
Après la parution des trois premiers tomes, le travail de cette commission connaît une inflexion afin de mettre en œuvre le programme de politique linguistique du régime. Stigmatisation systématique des mots propres à la RFA et plus généralement à l’Europe occidentale tels que Faschismus (fascisme) ou bürgerlich (bourgeois), révision des définitions et des exemples pour les rendre conformes à l’idéologie du régime, attention accrue portée aux mots et aux expressions propres à la RDA. Cette inflexion a non seulement concerné les tomes encore en cours d’élaboration (4 à 6) mais a aussi débouché sur une refonte des trois premiers pour les rendre plus « conformes ».
Toutefois, peu de sources permettent de mesurer aujourd’hui le véritable degré de pénétration de cette politique linguistique dans la pratique réelle des locuteurs est-allemands. Les sources les plus accessibles relèvent toutes du discours officiel, public ou médiatique, qui appliquait scrupuleusement les préconisations du régime. Afin de contourner ce biais, il faut donc aussi consulter les égo-documents (correspondances privées, journaux intimes, biographies linguistiques) qui permettent d’accéder à une part d’intime – dimension essentielle pour étudier les usages d’une langue.
Aujourd’hui, l’emploi de termes propres à l’ancienne RDA n’est jamais dû au hasard. Ils peuvent avoir une valeur documentaire car relevant de réalités désormais historiques, ou être utilisés de façon ironique pour marquer une forme de distanciation. L’attention de la recherche sur la langue allemande – comme pour d’autres idiomes – porte davantage sur les évolutions récentes : néologismes, par exemple liés à la pandémie ou aux questions climatiques, évolution des modes d’écriture liés aux dispositifs sociotechniques, places des emojis, etc.
Laurent Gautier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.11.2024 à 15:51
Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l'influence, diplomatie publique, Sciences Po
La tenue de la COP dans un pays non démocratique, en l’occurrence l’Azerbaïdjan, n’a rien de nouveau : l’année dernière, l’événement avait eu lieu aux Émirats. Pendant ce temps, la Russie, la Chine ou encore la Syrie siègent au Comité de décolonisation de l’ONU et l’Arabie saoudite se trouve à la tête du Forum de l’ONU sur les droits des femmes. Pour les dirigeants de ces pays, organiser de telles manifestations et participer à de telles plates-formes présente de nombreux avantages.
La COP29, conférence internationale sur les enjeux climatiques, s’est ouverte le 11 novembre à Bakou, Azerbaïdjan. En une seule phrase se trouve condensée une partie conséquente des problèmes de la diplomatie internationale née après-guerre. La lutte contre le changement climatique – sujet capital pour l’ensemble des habitants de la planète – doit, en effet, être débattue sous la houlette d’un pays au régime dictatorial, grand producteur de pétrole et de gaz, et dont le rôle dans plusieurs grands dossiers géopolitiques a dernièrement été pour le moins controversé.
Les enjeux climatiques et la réduction de l’empreinte carbone intéressent au premier chef les producteurs d’hydrocarbures. La COP28 s’est ainsi tenue l’année dernière à Dubaï. Et la prochaine, la COP30, aura lieu à Belém, au Brésil, premier producteur d’hydrocarbures d’Amérique latine, 9e à l’échelle mondiale et potentiellement le 5e à l’horizon 2030.
Afin d’être en mesure de défendre au mieux leurs intérêts et d’anticiper toutes les évolutions envisageables, les pays producteurs cherchent à peser au maximum sur les discussions internationales relatives aux questions environnementales et énergétiques en organisant et en finançant les conférences. Soulignons à cet égard que Moukhtar Babaïev, ministre azerbaïdjanais de l’Écologie, chargé de diriger les travaux de la COP29, est un ancien cadre la compagnie pétrolière nationale, Socar. Le sultan Ahmed Al Jaber, président de la COP28 en sa qualité de ministre de l’Industrie des Émirats arabes unis, est pour sa part surnommé le « prince du pétrole » car il est le PDG de l’Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC).
Cela ne peut surprendre : la dénomination même de COP (Conférence des Parties) – implique une approche pragmatique, afin de dépasser toute rigidité structurelle. Dans ce cadre, les parties sont au nombre de 198 : pays regroupés par aire géographique, mais également entités politiques comme l’Union européenne. On ne peut s’attendre à ce que les organisateurs de tels forums se contentent de jouer un rôle d’« honnête courtier » (honest broker) plutôt que piloter l’ensemble du projet. Et cela, d’autant plus que le succès exponentiel des COP est confirmé par le nombre d’intervenants, de journalistes, de lobbyistes et de suiveurs : environ 10 000 personnes en 1997 lors de l’adoption du protocole de Kyoto, plus de 30 000 à Paris en 2015, 45000 pour la COP27, plus 85000 pour la COP28, environ 70000 pour la COP29. Ces sommets constituent des événements d’une ampleur mondiale.
Pour l’Azerbaïdjan, la COP29 représente donc une magnifique occasion de redorer son image. Rappelons que, aux yeux de nombreux acteurs internationaux, ce pays de plus de 10 millions d’habitants se signale avant tout par le non-respect de multiples libertés individuelles, et le Conseil des droits de l’homme (organisme de l’ONU sur lequel nous reviendrons) a examiné son cas dans le cadre de l’Universal Periodic Review (UPR) le 9 novembre 2023.
L’Azerbaïdjan est en outre à l’origine d’un gros scandale de corruption auprès du conseil de l’Europe en 2017, surnommé le « Caviargate », et a été récemment désigné comme étant l’un des soutiens et organisateurs des violentes émeutes qui ont fait 13 morts au printemps dernier en Nouvelle-Calédonie. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gerald Darmanin, n’a d’ailleurs pas hésité à accuser directement le régime Aliev d’ingérence, à travers l’exploitation du Groupe d’Initiative de Bakou (GIB). Des émeutiers avaient été vus et photographiés avec des t-shirts et des drapeaux aux couleurs de l’Azerbaïdjan et une forte activité Internet en vue d’accroître la diffusion de certaines informations avait également été observée depuis les structures digitales de ce pays.
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Rappelons que le GIB, qui a été créé en juillet 2023 à Bakou en présence de représentants de mouvements indépendantistes de Martinique, de Guyane, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française, a organisé une conférence internationale le 20 juin 2024 au siège des Nations unies à New York, intitulée « Vers l’indépendance et les libertés fondamentales : le rôle du C-24 (Comité spécial de la décolonisation des Nations Unis) dans l’élimination du colonialisme ». Une autre conférence, « La politique française du néocolonialisme en Afrique », toujours organisée par le GIB, le 3 octobre 2024, démontre la continuité de l’effort et indique que Paris est la cible clairement visée.
De telles actions, d’après de nombreux analystes, ont pour objectif de punir la France pour sa condamnation de l’offensive azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh en 2023, venue à la suite du long blocus du corridor de Latchine (reliant le Karabakh à l’Arménie), qui a permis au régime d’Ilham Aliev de reprendre le contrôle de ce territoire et de mettre fin à la République indépendantiste de l’Artsakh, au prix de violents bombardements et d’une expulsion quasi totale de la population du Karabakh. Le Quai d’Orsay précise la position de Paris sur ce dossier :
« La France est résolument engagée aux côtés de l’Arménie et du peuple arménien, et en soutien aux réfugiés du Haut-Karabakh forcés de fuir par dizaines de milliers leur terre et leur foyer après l’offensive militaire déclenchée par l’Azerbaïdjan et neuf mois de blocus illégal. »
Des parlementaires européens se sont également alarmés de cette situation et ont soumis, le 21 octobre 2024, une proposition de résolution sur la situation en Azerbaïdjan, la violation des droits de l’homme et du droit international, et les relations avec l’Arménie.
Ce contexte tendu a incité les dirigeants français, qu’il s’agisse d’Emmanuel Macron ou de la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher, à refuser de se rendre à Bakou pour assister à la COP29.
Dans cette confrontation qui se déploie à de multiples niveaux (médiatique, juridique, diplomatique, etc.), notre grille de lecture doit s’adapter. Il est notable et problématique que la quasi-totalité des articles traitant des violences en Nouvelle-Calédonie évoquent de manière presque systématique les interventions et publications du Comité spécial de la décolonisation des Nations unies condamnant la position française – ce qu’il n’est pas question de juger ici –, considérant que le fait que cette instance relève de l’ONU lui confère automatiquement une légitimité indiscutable.
Pourtant, la présence au sein du Comité de la Russie (dont l’invasion militaire en Ukraine est pour le moins éloignée de tout souci de décolonisation) ou de la Chine (aux visées sur Taïwan bien connues, entre autres exemples de comportement agressif dans son voisinage régional), ou encore de la Syrie et de l’Éthiopie, deux pays récemment accusés de massacres à grande échelle contre leur propre population, peuvent et doivent interroger sur les agendas et sur les intérêts de chacun.
Le grand public et une partie des médias semblent observer avec confiance – ou désintérêt – l’action des grands acteurs internationaux quand ceux-ci semblent s’opposer au cadre occidental de gestion des affaires du monde qui a dominé pendant des décennies et est aujourd’hui largement remis en cause.
Or si l’ONU n’est certes pas, par nature, un club de nations démocratiques, il est pour le moins problématique que des États profondément autoritaires se retrouvent régulièrement, du fait du système tournant en vigueur, à la tête ou au sein de Comités chargés de veiller au respect des droits humains – rappelons que le 27 mars dernier, l’Arabie saoudite a été choisie à l’unanimité par l’ONU pour prendre les rênes du Forum sur les droits des femmes et l’égalité des sexes. Et en mai 2023, l’Iran a présidé le Forum social du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
L’actualité récente démontre que de nombreux régimes autoritaires sont non seulement pleinement intégrés à l’ONU mais, surtout, se sont emparés de thématiques qui semblaient, voici peu encore, intéresser avant tout les démocraties occidentales, et parviennent à imposer leur agenda lors de multiples sommets internationaux. Naturellement, l’essence de la diplomatie est de pouvoir mettre en présence toutes les parties afin d’obtenir des résultats satisfaisants. Toutefois, ce à quoi nous assistons avec de telles présidences donne lieu, au minimum, à deux constats.
Le premier est le relatif désengagement des démocraties occidentales de ces arènes, que ce soit par manque de moyens financiers, par manque de moyens humains ou par nécessité de se positionner sur d’autres espaces.
Le second constat est celui d’un effort clair et bien pensé visant, pour les régimes autoritaires, à s’emparer, voire à capturer ces thématiques (ainsi de la lutte contre la colonisation, devenue un outil permettant principalement de dénoncer les agissements des pays occidentaux), en jouant des traditions internationales nées de l’après-guerre et de l’état de certaines arènes internationales (ONU, Conseil de l’Europe…), qui apparaissent comme des géants fatigués.
Face à ce double constat, quelles solutions ? En 2008, l’universitaire Jan Aart Scholte proposait de réfléchir à une gouvernance polycentrique, c’est-à-dire décentrée sur un plan social et géographique. Une telle décentralisation est observable aujourd’hui. Mais il semble même que la dynamique post-Seconde Guerre mondiale se soit inversée : une multitude de sommets, de forums, de groupes et de sous-groupes animent des discussions et instrumentalisent certaines questions dont les sensibilités et les émotions sont dûment sélectionnées. Et cela, sous l’égide des grandes plates-formes politiques telles que l’ONU. Ces évolutions sont illustrées par de multiples concepts cherchant à saisir les formes d’action diplomatique (ping-pong diplomatie, panda diplomatie, orang-outan diplomatie ou encore caviar diplomatie). Différentes formes de gouvernance (certains parlent de gouvernance multilatérale, polylatérale, en réseau(x)…), manifestent également ces tentatives de capter la diversité des acteurs et de leurs capacités d’action. Ce qui rend compliqué de prendre la pleine mesure les défis ainsi posés.
Il demeure possible de croire que ce sont ses membres qui vont défendre les valeurs humanistes promues par l’ONU, mais il est également permis d’en douter et de se demander si l’une des étymologies du terme « diplomatie » ne s’est pas imposée : celle qui désigne le visage double et manipulateur d’acteurs qui retournent arguments et idéaux pour leur seul propre intérêt…
Xavier Carpentier-Tanguy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.