09.07.2025 à 16:18
Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Le 27 juin, par six voix contre trois – celles des six juges conservateurs contre les trois progressistes –, la Cour suprême des États-Unis a rendu une décision aux lourdes implications : les juges fédéraux ne pourront plus bloquer les décisions de l’administration Trump. Plus que jamais, le président a les mains libres pour appliquer ses décrets, y compris ceux qui contreviennent aux dispositions de la Constitution.
L’affaire qui a conduit à la décision prise par la Cour suprême le 27 juin touche au droit du sol. Signé en grande pompe par Donald Trump le jour même de son investiture, le 20 janvier 2025, le décret 14 610 stipule que les enfants nés de parents ne disposant pas de titre de séjour permanent valable (green card) ou n’ayant pas la nationalité américaine ne deviennent pas citoyens à la naissance.
Ce décret constitue une violation de ce que prévoient explicitement le 14ᵉ amendement à la Constitution, la loi sur la nationalité de 1940 et la jurisprudence de la Cour suprême elle-même : dans la décision U.S. v. Wonk Kym Ark de 1898, elle avait jugé que même si ses parents étaient « sujets de l’Empereur de Chine », un enfant né aux États-Unis était bien citoyen américain.
L’application du décret avait alors immédiatement été contestée par 22 États, des associations pour la défense des migrants et plusieurs mères enceintes souhaitant protéger les droits de leur enfant à naître, puis suspendue par trois juges différents saisis au Massachusetts, dans le Maryland et dans l’État de Washington. Ces ordonnances avaient ensuite été confirmées en appel.
Face à ce blocage, l’administration Trump a adressé à la Cour suprême une demande d’intervention d’urgence, dans laquelle elle demandait à la Cour de juger illégales les ordonnances dites « universelles » (Nationwide injunctions).
La Cour aurait pu refuser ce tour de passe-passe mais, une fois de plus, elle a refusé de jouer son rôle de contre-pouvoir. Le 27 juin, dans la décision « Trump vs. CASA » (CASA étant le nom d’une organisation d’aide aux migrants), elle a accédé aux désirs du président. Le moment et l’affaire choisis sont éminemment politiques : les initiatives de l’administration Biden en matière de vaccination obligatoire ou d’effacement de la dette des étudiants avaient été bloquées par ce type d’ordonnances universelles, et la Cour n’avait alors rien fait.
Durant l’audience du 15 mai, les questions posées par les juges conservateurs avaient reflété leur hostilité envers les ordonnances universelles, qui s’appliquent à tous ceux dont les droits risquent d’être violés, et pas seulement aux requérants et parties aux procès. Pourtant, alors que le risque était de créer le chaos avec des situations différentes selon les États, une ordonnance universelle se justifiait pleinement ici.
Cette pratique, qui est un phénomène récent (remontant sans doute à 1963), a connu un pic au cours des 20 dernières années et a été critiquée par les républicains comme par les démocrates, à des périodes différentes. Elle est due à une conjonction de facteurs. Parce que le Congrès est polarisé et dysfonctionnel, les présidents Obama, Trump et Biden ont eu recours aux décrets pour tenter de faire avancer leurs priorités politiques hors la voie législative. Leurs adversaires ont aussitôt saisi la justice fédérale en ayant soin de choisir une juridiction dont les juges partagent leur vision idéologique, ce qu’on appelle le forum shopping.
Les républicains intentent leurs actions au Texas et en Floride, qui relèvent de deux cours d’appel conservatrices (5e et 11e circuits). Les progressistes, eux, saisissent la justice à New York, dans l’Oregon ou à Hawaï, là où les juges sont plutôt progressistes et où les cours d’appel compétentes, celles des 2e et 9e circuits, sont encore progressistes malgré la nomination par Trump, durant son premier mandat, de 250 juges très conservateurs choisis par la Federalist Society pour leur fidélité idéologique.
L’opinion majoritaire rédigée par la juge conservatrice Barrett est courte (33 pages) mais accompagnée de plusieurs opinions « séparées » – des opinions convergentes rédigées par les juges de droite qui auraient voulu aller plus loin, et deux opinions dissidentes par les juges progressistes.
La motivation de l’opinion majoritaire est extrêmement technique et s’appuie sur un pseudo-originalisme qui remonte à la naissance de l’Equity créé en Angleterre pour pallier les lacunes du droit de common law, et à la loi qui a créé le système judiciaire des États-Unis (Federal Judiciary Act, 1789) pour conclure que les juridictions fédérales ne jouissent pas du pouvoir de rendre ces ordonnances universelles.
La juge progressiste Sotomayor, auteur d’une longue opinion dissidente démontant le raisonnement de la juge Barrett, a décidé d’en lire des extraits (pendant 20 minutes) à haute voix, après l’annonce, par la juge Barrett, de la décision de la majorité. Cette pratique extrêmement rare, déjà utilisée par elle-même une fois cette année et plusieurs fois par la juge Ruth B. Ginsburg, icône de la gauche, vise à porter le débat au-delà du cercle restreint des juristes, et à souligner son désaccord profond avec la décision majoritaire et les dangers pour les libertés dont cette décision est porteuse.
La juge progressiste Jackson, dans une deuxième opinion dissidente, a le mérite de poser la question de façon plus directe encore. Les juridictions peuvent-elles s’opposer à un comportement illégal ou inconstitutionnel du président ? De son point de vue, la réponse est positive. Mais la juge Barrett, avec une once de condescendance, a rétorqué dans l’opinion majoritaire que la loi qui a créé l’organisation judiciaire (Federal Judiciary Act de 1789) n’a pas accordé aux juridictions fédérales ce pouvoir d’agir en Equity. Celles-ci ne peuvent donc pas violer le droit juste pour empêcher le président de violer celui-ci. « Les juridictions n’exercent pas un contrôle général de la branche exécutive ; elles résolvent des “controverses” et contentieux en vertu de l’autorité qui leur a été conférée par le Congrès. Quand une juridiction conclut que l’Exécutif a agi de façon illégale, la solution n’est pas que le juge excède lui aussi ses pouvoirs et fasse de preuve de suprématie judiciaire. », écrit Barrett.
L’interdiction de ces ordonnances à portée universelle signifie qu’il incombera désormais, dans les 28 États dirigés par les républicains qui n’ont pas contesté le décret en justice, à chacun des enfants (ou plutôt à leurs représentants, mères ou associations ou États) de saisir le juge afin de contester l’application du décret en invoquant la violation du 14e amendement.
La décision rendue ne s’appliquera qu’à cet enfant ou à ce groupe d’enfants, mais pas à la totalité des enfants nés de parents ne disposant pas de titre de séjour permanent valable. Dès que le délai de 30 jours fixé par la Cour sera écoulé, l’administration Trump pourra appliquer le décret dans ces 28 États, ce qui pourra amener des mères à tenter d’aller accoucher à New York ou dans le Massachusetts et qui, à terme, va creuser encore davantage le fossé entre États « rouges » (républicains) et États « bleus » (démocrates) protecteurs des droits attaqués par l’administration Trump.
Sur le plan logistique, et c’est ce que défendaient les États requérants, ce sera le chaos car les enfants se déplacent au cours de leur vie. Or, le statut de citoyen entraîne des droits et permet de bénéficier de certains services. Quid si un enfant né dans un État « rouge » (où les autorités auront refusé de le déclarer comme citoyen à sa naissance) vient vivre dans un État « bleu » ? Il n’aura pas les documents nécessaires et l’État ne percevra pas les subventions correspondantes du gouvernement fédéral (bons alimentaires par exemple). La décision majoritaire n’a pas entendu les États, mais ceux-ci peuvent continuer à agir et vont modifier leur requête en tenant compte de l’arrêt de la Cour.
Restent les recours collectifs (class actions) qui avaient occupé une bonne partie du temps lors de l’audience. Les avocats des requérants ont expliqué que constituer une action de groupe est compliqué et prend du temps.
Ils ont tenté de convaincre les juges que lorsqu’il y a urgence, ce n’est pas l’instrument idéal. La Cour ne les a pas suivis. Dès l’annonce de la décision, les groupes de défense des libertés ont donc déposé des demandes d’actions de groupe « nationales ». C’est ce qu’a fait l’association de défense des libertés fondamentales ACLU le jour même de la décision, le 27 juin, dans le New Hampshire et un autre groupe dans le Maryland.
Mais ce sera un parcours semé d’embûches car la Cour a progressivement rendu plus difficile la certification des actions de groupes : elle a, par exemple, refusé de façon spécieuse de certifier l’affaire Walmart en 2011. Ce sera donc au mieux complexe et lent, à la différence de ces ordonnances qui protègent avec effet immédiat tous ceux qui risquent de se voir privés d’un droit constitutionnel.
Le pouvoir judiciaire a été créé afin d’être un contre-pouvoir et le rempart protégeant les droits et libertés. C’est ce qu’ écrit Alexander Hamilton dans Le Fédéraliste n° 78, et ce fut la mission des juridictions durant la deuxième moitié du XXe siècle.
Mais aujourd’hui, avec la Cour Roberts (du nom de John Roberts, président de la Cour suprême depuis 2005), les droits fondamentaux sont en danger, et pas uniquement le droit du sol. Une dizaine d’autres ordonnances suspendent pour l’instant des décrets sans doute illégaux signés par Donald Trump : ceux qui bloquent les fonds votés par le Congrès, démantèlent les agences, limogent les fonctionnaires, s’en prennent aux transgenres et visent à modifier les règles électorales alors que celles-ci relèvent des États et, si besoin, du Congrès mais en aucun cas du président. Selon le texte du décret concerné, le libellé du recours et les requérants (États, particuliers), les juridictions vont devoir adapter leurs décisions en tenant compte de l’arrêt rendu par la Cour ce 27 juin.
En denier ressort, les affaires finiront devant la Cour suprême mais celle-ci, à la différence de la Cour Warren (1953-1969), ne cherche pas à ouvrir les portes de la Cour au maximum de justiciables et à les protéger. Elle veut limiter le nombre des bénéficiaires d’une décision favorable et la protection que peuvent procurer le droit et la Constitution à aussi peu de certains justiciables que possible. C’est apparu de façon évidente dans les questions et les développements des juges durant l’audience du 15 mai. Il s’agit, pour la Cour, de veiller à ce qu’un individu majeur ou mineur, qui risque d’être privé d’un droit, ne puisse pas bénéficier d’une décision qui n’a pas été le résultat d’une action en justice intentée par lui ou ses représentants.
Avec les trois juges nommés par Donald Trump à la Cour suprême durant son premier mandat, sélectionnés par la Federalist Society et approuvés grâce aux manœuvres de celui qui était alors le leader républicain au Sénat, Mitch McConnell, la Cour suprême est devenue la Cour des puissants et des nantis. Elle est enfin ce que voulaient l’avocat Powell (dans son Memo Powell de 1971) et ceux qui ont créé le mouvement conservateur dès les années 1970. Elle peut, par son interprétation des lois et de la Constitution, faire advenir des reculs (politiques, économiques et sociaux) qui ne peuvent passer par la voie législative. La droite est enfin parvenue à infléchir le droit en faveur des riches et puissants via la capture des juridictions et de la Cour suprême.
Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.07.2025 à 16:17
Damien Cubizol, Maître de conférences en économie, Université Clermont Auvergne (UCA)
En 2025, l’explosion de l’endettement des ménages chinois est-elle une source de vulnérabilité majeure ou une évolution comparable à d’autres pays ? Réponse en graphiques et en chiffres.
Depuis les années 2000, la hausse de l’endettement des ménages chinois a été spectaculaire. Selon les données du CEIC, le montant total de cette dette a été multiplié par près de vingt depuis 2007. Il atteint environ 11 500 milliards de dollars au premier trimestre 2025.
Cette augmentation rapide représente un changement notable dans le comportement financier des ménages chinois, plutôt imprégnés d’une culture de l’épargne pendant la transition économique de leur pays, selon les économistes Guonan Ma et Wang Yi. Une tendance inédite dans le paysage international, entraînée par des facteurs spécifiques à une économie toujours en pleine mutation.
Malgré les chiffres d’une dette explosive, différents indicateurs révèlent un risque limité à une partie des ménages seulement, ceux aux revenus les plus faibles.
La dette des ménages en pourcentage du PIB est passée de 18,8 % en 2007 à 60 % en Chine au quatrième trimestre 2024 selon la Banque des règlements internationaux.
Si ce chiffre reste relativement modeste par rapport aux économies développées – l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, les Pays-Bas et la Suisse affichent des ratios dette des ménages/PIB compris entre 90 et 130 % –, il est bien supérieur à celui d’autres économies émergentes. La dette des ménages en Indonésie et au Mexique est inférieure à 20 % tandis que le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud affichent des ratios compris entre 30 et 45 %. Cette différence frappante met en évidence la situation unique de la Chine, entre économies développées et émergentes.
Un autre indicateur crucial de la soutenabilité de l’endettement des ménages est le ratio de la dette par rapport au revenu net disponible. Il permet ainsi de comparer le montant de l’emprunt avec la capacité de financement. Le ratio de la Chine se situait entre 55 % et 80 % en 2013, entre 80 % et 110 % en 2017, et à 115 % fin 2023.
Ces dernières données s’alignent sur les États-Unis et la médiane des pays de l’OCDE, où le ratio a fluctué autour de 110 % au cours de la même période. Bien que le chiffre de la Chine reste inférieur à celui de pays comme l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, la Norvège ou la Suisse – pour lesquels la dette des ménages approche ou dépasse 200 % du revenu disponible –, la forte augmentation traduit une hausse de l’endettement plus importante que l’évolution des revenus des ménages.
La montée en flèche de l’endettement des ménages résulte d’une combinaison de facteurs économiques, institutionnels et sociaux. Deux facteurs sont primordiaux :
L’expansion rapide du marché de l’immobilier chinois, et la hausse des prix.
Les plates-formes financières numériques qui ont considérablement facilité l’accès des ménages au crédit, en élargissant les canaux d’emprunt au-delà des banques traditionnelles.
Ces deux facteurs reflètent la promotion par le gouvernement de l’accession à la propriété et des marchés financiers au cours des dernières années. Des recherches sur les économies émergentes – y compris la Chine – ont identifié d’autres facteurs tels que la démographie, le revenu et le patrimoine des ménages, l’éducation ou même le sentiment de bien-être.
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Un facteur propre au cas chinois est le système hukou. Ce cadre d’enregistrement résidentiel des ménages a fait l’objet de plusieurs réformes. Dans de nombreuses grandes villes, l’accès à un hukou permanent dépend de conditions telles que la propriété, les contributions fiscales et la participation à des programmes de promotion des talents. Ces exigences peuvent influencer le comportement d’emprunt des ménages, car l’accession à la propriété a souvent été une condition préalable à l’obtention du statut de résident permanent.
Le loan-to-value ratio (ratio prêt-valeur), qui mesure la taille d’un prêt immobilier par rapport à la valeur du bien, révèle que la dette des ménages chinois semble relativement sûre au niveau macroéconomique. La réalité est plus complexe. Des études montrent que les ménages à faible revenu sont particulièrement vulnérables. Ils peuvent éprouver de grandes difficultés à honorer leurs dettes – trop importantes par rapport à leur capacité de financement –, notamment en cas de baisse des revenus ou du prix de leur bien immobilier.
À lire aussi : Que ferait la Chine si les États-Unis ne remboursaient pas leur dette ?
À cela s’ajoute la complexité d’interprétation du ratio dette/revenu de la Chine mentionné précédemment dans l’article (115 % fin 2023), les méthodologies et définitions du revenu disponible variant en fonction des sources. C’est pourquoi l’évaluation précise de la charge réelle pesant sur les ménages vulnérables reste difficile. Selon l’agence de notation financière FitchRatings, le pourcentage de prêts à la consommation non performants – en retard de paiement ou présentant peu de chances d’être remboursés – en Chine a augmenté ces dernières années. À 3 %, il reste faible en comparaison internationale.
Tous ces éléments traduisent un risque contenu, mais également une certaine incertitude avec la hausse des différents indices et les difficultés d’interprétation.
L’augmentation rapide de l’endettement des ménages soulève des questions quant à son impact sur la consommation et, par extension, sur la croissance économique. Les effets différenciés à court et à long terme sont analysés dans les recherches récentes.
À court terme, l’augmentation des emprunts peut stimuler la consommation des ménages. Pourquoi ? Parce que les individus utilisent le crédit pour financer des achats qu’ils ne pourraient pas se permettre autrement. Les prêts à la consommation représentent désormais une part croissante de l’endettement total des ménages chinois.
À moyen et long terme, des niveaux d’endettement plus élevés peuvent entraîner une réduction de la consommation, les ménages consacrant une part plus importante de leurs revenus au service de leur dette. Cette évolution pourrait freiner la demande intérieure et remettre en cause le rééquilibrage de la Chine vers une croissance tirée par la consommation, sachant que celle-ci reste structurellement faible en Chine.
Alors que la Chine évolue dans ce paysage financier complexe, les décideurs politiques doivent trouver un équilibre délicat entre la stimulation de la consommation et le maintien de l’endettement des ménages à des niveaux soutenables, notamment pour les faibles revenus. L’évolution de l’économie chinoise, façonnée par les marchés immobiliers, la finance numérique et les changements socio-économiques, continuera d’influencer l’endettement des ménages dans les années à venir.
Damien Cubizol est également chercheur au Centre d'études et de recherches sur le développement International. Ce travail a été soutenu par l'Agence Nationale de la Recherche du gouvernement français à travers le programme 'France 2030' ANR-16-IDEX-0001.
08.07.2025 à 15:33
Alexandra Colombier, Spécialiste des médias en Thaïlande, Université Le Havre Normandie
La première ministre thaïlandaise Paetongtarn Shinawatra a été suspendue suite à la fuite de l’enregistrement d’une conversation qu’elle a eue avec l’ancien dirigeant cambodgien Hun Sen. Cette conversation a été perçue comme un manquement grave à l’éthique, voire comme un acte de trahison, dans un contexte de tensions avec Phnom Penh. L’affaire ravive les tensions frontalières et exacerbe les rivalités claniques au sein du pouvoir thaïlandais.
Le 2 juin 2025, la Cour constitutionnelle thaïlandaise a voté à l’unanimité (9-0) pour examiner une requête déposée par 36 sénateurs demandant la destitution de la première ministre Paetongtarn Shinawatra. Le 1er juillet, la juridiction a prononcé sa suspension immédiate par 7 voix contre 2, dans l’attente d’un jugement définitif. La dirigeante dispose désormais de 15 jours pour préparer sa défense. C’est le vice-premier ministre Phumtham Wechayachai qui assure maintenant l’intérim, tandis que Paetongtarn elle-même se voit confier le portefeuille de la Culture, à l’issue d’un remaniement express du gouvernement. Paradoxalement, ce remaniement, approuvé par le roi, laisse le pays sans ministre de la défense, en pleine crise diplomatique avec le Cambodge.
Le motif officiel de la suspension de Paetongtarn ? Une « violation grave de l’éthique », à la suite de la fuite de l’enregistrement audio d’une conversation privée entre Paetongtarn et Hun Sen, l’ex-homme fort du Cambodge. Ce scandale diplomatique aggrave la crise politique thaïlandaise. Il révèle les tensions sous-jacentes d’un système fragile, marqué par des alliances dynastiques, la judiciarisation du politique, des rivalités militaires et une société polarisée.
Depuis mai 2025, les tensions entre la Thaïlande et le Cambodge ne cessent de croître, alimentées par d’anciens contentieux frontaliers hérités de la période coloniale française.
Le 18 juin, un enregistrement audio de 17 minutes est rendu public ; sa diffusion semble orchestrée depuis Phnom Penh, sans que l’on sache précisément par qui. On y entend la première ministre s’entretenir avec Hun Sen, président du Sénat cambodgien et père du premier ministre actuel Hun Manet. La discussion porte sur la souveraineté de trois temples situés à la frontière thaïlando-cambodgienne, théâtre de tensions depuis des décennies. Paetongtarn y adopte un ton informel et conciliant. À un moment, elle dit : « Oncle, soyez indulgent avec votre nièce. » Un peu plus loin, elle ajoute : « Votre excellence Hun Sen, tout ce que vous voudrez, je m’en chargerai. »
Dans l’appel, elle critique également le commandant de la deuxième région militaire de Thaïlande, le lieutenant-général Boonsin Padklang, responsable du secteur frontalier, en le qualifiant de membre du « camp opposé ». Un signal préoccupant pour la cohésion institutionnelle, dans un contexte de méfiance historique entre le clan Shinawatra et l’institution militaire.
Depuis la fuite de cet enregistrement, Paetongtarn a présenté ses excuses au général Boonsin et a exprimé publiquement ses regrets auprès de la population thaïlandaise – non pour ses propos tenus envers Hun Sen, mais pour la fuite elle-même, qu’elle qualifie de regrettable. Elle a justifié le ton de la conversation en évoquant une technique de négociation de sa part.
Hun Sen affirme n’avoir partagé l’enregistrement qu’avec environ 80 collègues pour les « informer », sans pouvoir identifier celui ou celle qui aurait orchestré la fuite. Une ligne de défense peu convaincante, d’autant plus qu’il a ensuite menacé de divulguer d’autres informations compromettantes sur Paetongtarn et son père Thaksin (ancien premier ministre de Thaïlande de 2001 à 2006).
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L’effet a été immédiat : un tollé national, des accusations de trahison et un gouvernement en crise. Le Parti du Peuple, principal parti d’opposition, issu du Parti Move Forward, dissous en 2024, a exigé la dissolution du Parlement et des législatives anticipées. Le Bhumjaithai, parti conservateur dont la base se trouve dans la région de Buriram (Isan), et deuxième force de la coalition gouvernementale derrière le Pheu Thai de la première ministre, a annoncé son retrait du gouvernement dès le 19 juin – officiellement, au nom de la souveraineté nationale face à une cheffe du gouvernement jugée incapable de répondre aux menaces venues du Cambodge ; officieusement, il cherche à se désolidariser d’un gouvernement fragilisé, dans un contexte de rivalité autour du contrôle du stratégique ministère de l’intérieur.
C’est dans ce contexte qu’un groupe de sénateurs proches du parti Bhumjaithai – surnommés les « bleus foncés » (couleur du parti Bhumjaithai) en raison de leur allégeance partisane – saisit la Cour constitutionnelle, accusant Paetongtarn d’une « violation grave de l’éthique ». Dans leur pétition, ils demandent officiellement sa destitution, estimant que son comportement a enfreint les standards de probité attendus d’un chef de gouvernement.
Dans ce climat d’hostilité, Paetongtarn a une échappatoire : démissionner avant la décision de la Cour constitutionnelle, comme l’y ont invité de nombreux responsables politiques et analystes. Cette stratégie lui permettrait de préserver son avenir politique, et de se présenter de nouveau ultérieurement.
Ce choix n’est pas sans précédent dans la dynastie Shinawatra. En 2006, son père Thaksin avait dissous le Parlement pour tenter de désamorcer une crise politique, mais fut renversé peu après par un coup d’État militaire. En 2014, sa tante Yingluck, première ministre de 2011 à 2014, adopta la même stratégie : elle dissout l’Assemblée nationale avant d’être destituée par la Cour constitutionnelle, puis renversée à son tour par l’armée.
Ces précédents expliquent en partie pourquoi Paetongtarn semble avoir écarté cette option : dans le système politique thaïlandais, la dissolution du Parlement n’offre aucune garantie de survie. Elle préfère donc affronter le verdict d’une Cour constitutionnelle perçue comme proche de l’establishment royaliste et militaire, pourtant historiquement hostile aux Shinawatra, malgré le risque d’un bannissement politique.
Politiquement, sa position est devenue intenable. Le Pheu Thai, qu’elle dirige, ne compte que 141 députés sur 495. Sa nouvelle majorité repose sur une coalition fragile d’environ 260 sièges, menacée à tout moment par les dissensions internes et les jeux d’influence. Une vingtaine de parlementaires initialement élus dans l’opposition – surnommés les « Cobra MPs » pour avoir changé de camp moyennant contreparties financières – pourraient apporter un soutien ponctuel au gouvernement, mais sans garantir sa stabilité. Dans ce contexte, le remaniement ministériel apparaît comme une manœuvre tactique : il vise non seulement à rassurer l’opinion, mais aussi à élargir la base parlementaire en intégrant ou en récompensant les petits partis susceptibles de rejoindre ou de soutenir la coalition.
Et pourtant, ni la dissolution de l’Assemblée ni la tenue d’élections anticipées ne figurent à l’agenda. Le Pheu Thai espère faire adopter son budget avant octobre, et surtout éviter une confrontation électorale avec l’opposition représentée par le Parti du Peuple, crédité de 46 % d’intentions de vote selon un sondage NIDA du 29 juin, contre seulement 11,5 % pour le Pheu Thai.
En outre, la Commission nationale anti-corruption (NACC) enquête sur plusieurs dossiers concernant Paetongtarn : sa détention présumée illégale d’actions dans un complexe hôtelier luxueux ; une transaction familiale de 2016 dans laquelle elle aurait utilisé des billets à ordre sans date pour « payer » 4,4 milliards de bahts (environ 135 millions de dollars) d’actions, évitant ainsi près de 218 millions de bahts d’impôts ; ainsi que sa gestion controversée de la crise frontalière du 28 mai, qui a causé la mort d’un soldat cambodgien.
S’y ajoutent les affaires judiciaires visant son père, qui pourraient affaiblir l’ensemble de la famille, dans un contexte où les compromis passés entre le Pheu Thai et ses anciens adversaires conservateurs semblent de plus en plus fragilisés. Thaksin est jugé pour crime de lèse-majesté, à la suite d’une interview accordée à un média sud-coréen il y a neuf ans. Il est également mis en cause pour son retour controversé en Thaïlande en 2023 : bien qu’officiellement condamné à un an de prison après un pardon royal, il n’a passé aucun jour derrière les barreaux, ayant été transféré dès la première nuit à l’hôpital de la police pour raisons de santé. Ce séjour prolongé en chambre VIP a provoqué une vive controverse, relancée en juin 2025 par l’ouverture d’une enquête judiciaire et la suspension de plusieurs médecins par le Conseil médical, sur fond de pressions politiques.
La suspension de Paetongtarn s’inscrit dans une longue série de décisions judiciaires politiquement orientées. En 2024, son prédécesseur Srettha Thavisin, membre du Pheu Thai, avait été démis pour manquement éthique après avoir nommé un ministre ayant fait de la prison. En parallèle, nous l’avons évoqué, le Move Forward Party a été dissous et ses dirigeants bannis de la vie politique pour avoir fait campagne en faveur d’une réforme de la loi de lèse-majesté.
En 2022, la Cour avait suspendu le premier ministre Prayuth Chan-o-cha pour avoir dépassé la durée légale de son mandat, avant de conclure dans une décision controversée que son mandat n’avait réellement commencé qu’avec l’adoption de la nouvelle Constitution de 2017, bien qu’il dirigeait déjà le gouvernement militaire depuis 2014.
Cette tendance n’est pas neutre. Les institutions judiciaires, en particulier la Cour constitutionnelle, sont régulièrement mobilisées pour neutraliser les figures perçues comme hostiles à l’ordre établi (monarchie, armée, haute bureaucratie). Cette fois encore, la procédure suit un schéma bien rodé : acceptation de la plainte, enquête à charge, puis destitution.
Il convient de noter que le parti Bhumjaithai avait lui aussi fait l’objet d’une plainte, pour son implication présumée dans des fraudes lors des élections sénatoriales de 2024. Il lui était reproché d’avoir financé illégalement certains candidats. La Cour constitutionnelle a rejeté la requête à l’unanimité, estimant qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre. Une décision qui tranche avec l’acceptation de la plainte visant Paetongtarn, et qui alimente les soupçons d’un traitement différencié. Le Bhumjaithai s’impose de plus en plus comme le nouveau pilier politique des forces conservatrices.
La crise actuelle dépasse largement le cadre parlementaire. Le 28 juin, des milliers de manifestants se sont rassemblés à Bangkok à l’appel du « Front uni pour la défense de la souveraineté thaïlandaise ». À leur tête, Sondhi Limthongkul, figure centrale du mouvement des Chemises jaunes, un groupe royaliste et ultranationaliste opposé aux gouvernements issus de la mouvance Shinawatra, et l’un des artisans du renversement de Thaksin en 2006.
Aux côtés des figures traditionnelles de l’aile droite conservatrice, on retrouvait aussi d’anciens alliés de Thaksin désormais en rupture, dont Jatuporn Prompan, l’un des leaders des Chemises rouges, un mouvement populaire né en réaction au coup d’État de 2006. Une autre manifestation est prévue mi-août, au moment où la Cour constitutionnelle doit rendre son verdict.
Les discours varient, mais tous convergent vers une mise en accusation morale : la première ministre aurait troqué les intérêts nationaux contre des avantages familiaux. Si la majorité réclame un changement par les voies parlementaires, certains conservateurs zélés agitent la nécessité d’un coup d’État. La musique patriotique, les foulards de protestation, les sifflets : tout rappelait les mobilisations qui ont précédé le dernier coup d’État en date, en 2014.
En arrière-plan, les relations entre la Thaïlande et le Cambodge s’enveniment, sur fond de rivalités territoriales et de recomposition politique. Officiellement, Phnom Penh envisage de porter devant la Cour internationale de justice un différend frontalier autour de l’île de Kood, potentiellement riche en ressources gazières et pétrolières. Mais pour plusieurs analystes, cette démarche s’inscrit dans une stratégie plus large : affaiblir le gouvernement thaïlandais en alimentant la controverse autour de la diplomatie parallèle menée entre Thaksin Shinawatra et Hun Sen.
Le projet de développement conjoint de cette zone, longtemps discuté entre les deux hommes, symbolise aujourd’hui un alignement informel qui dérange à Bangkok. C’est dans ce contexte que la fuite audio apparaît comme une manœuvre délibérée : Hun Sen chercherait à exposer publiquement ces liens, à détourner l’attention des tensions internes au Cambodge, et à peser sur les équilibres politiques thaïlandais. Cette offensive s’explique aussi par des intérêts économiques plus immédiats : la légalisation des casinos, promue par Paetongtarn, et sa politique de lutte contre les réseaux criminels transfrontaliers, menacent directement l’industrie des casinos cambodgiens et les revenus d’élites cambodgiennes implantées le long de la frontière.
Ces attaques réactivent de vieilles suspicions autour des liens entre la famille Shinawatra et le Cambodge. Thaksin et Hun Sen entretiennent des relations étroites depuis des décennies, fondées sur des intérêts économiques communs et une forme de pragmatisme politique. Lorsque Thaksin et l’ex-première ministre Yingluck ont fui la Thaïlande après les coups d’État de 2006 et 2014, c’est Hun Sen qui leur a offert l’asile.
En 2008 et 2011, les tensions frontalières – notamment autour du temple de Preah Vihear – avaient déjà été instrumentalisées pour dépeindre les Shinawatra comme des traîtres à la nation. Aujourd’hui, avec Paetongtarn au pouvoir et Thaksin de retour, ces accusations ressurgissent.
La destitution de Paetongtarn semble de plus en plus probable, mais les options de succession restent floues.
Son remplaçant désigné au sein du Pheu Thai, Chaikasem Nitisiri, suscite des réserves en raison de son état de santé et de ses positions passées en faveur d’une réforme du crime de lèse-majesté. Au sein de la coalition, d’autres personnalités comme Pirapan ou Jurin manquent de poids politique ou sont affaiblies par la controverse. À l’heure actuelle, le seul candidat disposant d’un poids parlementaire suffisant et d’une certaine légitimité semble être Anutin Charnvirakul. Mais en cas d’impasse parlementaire, l’ancien premier ministre Prayut Chan-o-cha pourrait émerger comme candidat « joker », bien qu’il ne pourrait exercer cette fonction que deux ans de plus avant d’atteindre le nombre d’années maximal à ce poste autorisé par la Constitution.
La chute de Paetongtarn, si elle se confirme, s’inscrit dans un cycle bien connu : des leaders issus des urnes sont discrédités par des mécanismes institutionnels, les élites conservatrices se réorganisent, les rues se remplissent, et l’armée se prépare à l’arrière-plan.
Derrière l’image d’un renouveau générationnel ou féminin, le pouvoir de Paetongtarn reposait sur une architecture héritée de son père qu’elle n’a ni réformée ni contestée. Mais en cherchant à naviguer dans ce système tout en y réimposant l’influence de sa famille, elle a ravivé les tensions avec les élites conservatrices qui avaient tout fait pour en exclure les Shinawatra. Un défi moins institutionnel que politique, mais elle a peut-être sous-estimé la résilience du système en place.
À court terme, tout dépend de la décision de la Cour constitutionnelle, attendue d’ici un ou deux mois. Mais comme toujours en Thaïlande, les véritables négociations n’ont pas lieu au Parlement ou sur la place publique ; elles se déroulent en coulisses, entre familles, factions et intérêts imbriqués, avec le roi à la tête de l’État.
Alexandra Colombier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.07.2025 à 19:40
Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po
Les tensions entre Donald Trump et Elon Musk semblent avoir atteint un point de non-retour. Le milliardaire de la tech vient d’annoncer la création de sa propre formation politique, le « Parti de l’Amérique ». Si le bipartisme paraît gravé dans le marbre du système états-unien, cette tentative de troisième voie s’inscrit dans une longue tradition de contestation – avec, jusqu’ici, un succès limité.
L’histoire politique des États-Unis a souvent été façonnée par des élans de colère : colère contre l’injustice, contre l’inaction, contre le consensus mou. À travers cette rage parfois viscérale surgit l’énergie de la rupture, qui pousse des figures marginales ou charismatiques à se dresser contre l’ordre établi.
En ce sens, le lancement par Elon Musk du Parti de l’Amérique (« American Party ») s’inscrit dans une tradition d’initiatives politiques issues de la frustration à l’égard d’un système bipartisan jugé, selon les cas, sclérosé, trop prévisible ou trop perméable aux extrêmes. Ce geste politique radical annonce-t-il l’émergence d’une force durable ou ne sera-t-il qu’un soubresaut médiatique de plus dans un paysage déjà saturé ?
Depuis le début du XIXe siècle, le paysage politique américain repose sur un duopole institutionnalisé entre le Parti démocrate et le Parti républicain. Ce système, bien que traversé par des courants internes parfois contradictoires, a globalement permis de canaliser les tensions politiques et de préserver la stabilité démocratique du pays.
L’alternance régulière entre ces deux forces a assuré une continuité institutionnelle, mais au prix d’un verrouillage systémique qui marginalise les initiatives politiques émergentes. Le scrutin uninominal majoritaire à un tour, combiné à une logique dite de « winner takes all » (lors d’une élection présidentielle, le candidat vainqueur dans un État « empoche » l’ensemble des grands électeurs de cet État), constitue un obstacle structurel majeur pour les nouveaux acteurs politiques, rendant leur succès improbable sans une réforme profonde du système électoral.
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Historiquement, plusieurs tentatives ont cherché à briser ce duopole. L’exemple le plus emblématique reste celui de Theodore Roosevelt (président de 1901 à 1909), qui, en 1912, fonda le Progressive Party (ou Bull Moose Party), dont il devint le candidat à la présidentielle de cette année. Le président sortant, William Howard Taft, républicain, vit alors une grande partie des voix républicaines se porter sur la candidature de Roosevelt, qui était membre du Parti républicain durant ses deux mandats, ce dernier obtenant 27 % des suffrages contre 23 % pour Taft ; le candidat du parti démocrate, Woodrow Wilson, fut aisément élu.
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Plus récemment, en 1992, dans une configuration assez similaire, le milliardaire texan Ross Perot capta près de 20 % des voix en tant que candidat indépendant lors de l’élection remportée par le démocrate Bill Clinton devant le président sortant, le républicain George H. Bush, auquel la présence de Perot coûta sans doute un nombre considérable de voix. Perot allait ensuite fonder le Reform Party en 1995. Sa rhétorique anti-establishment séduisit un électorat désabusé, mais son mouvement s’effondra rapidement, victime d’un manque de structure organisationnelle, d’idéologie claire et d’ancrage local.
D’autres figures, telles que les écologistes Ralph Nader (2000, 2004, 2008) et Jill Stein (2012, 2016, 2024) ou le libertarien Gary Johnson (2012 et 2016), ont également porté des candidatures alternatives, mais leur impact est resté marginal, faute de relais institutionnels et d’un soutien électoral durable.
Cette récurrence de la demande pour une « troisième voie » reflète la complexité croissante de l’électorat américain, composé de modérés frustrés par l’immobilisme partisan, de centristes orphelins d’une représentation adéquate et d’indépendants en quête de solutions pragmatiques. Ce mécontentement, ancré dans la perception d’un système bipartisan sclérosé, offre un terrain fertile à des entreprises politiques disruptives, telles que le Parti de l’Amérique d’Elon Musk, qui cherche à transformer cette frustration en une force politique viable.
Le choix du nom « Parti de l’Amérique » n’est pas anodin ; il constitue une déclaration politique en soi. En adoptant l’adjectif « American », Musk opère une réappropriation symbolique de l’identité nationale, se positionnant comme une force de rassemblement transcendant les clivages partisans.
Cette stratégie rhétorique vise à redéfinir le débat sur ce que signifie être « américain », un enjeu central dans le discours politique contemporain. Le nom, volontairement générique, cherche à minimiser les connotations idéologiques spécifiques (progressisme, conservatisme, libertarianisme) pour privilégier une identité englobante, à la fois patriotique et universelle, susceptible d’attirer un électorat lassé des divisions partisanes. En outre, en reprenant cette dénomination, qui a été celle de plusieurs formations politiques par le passé, Musk joue avec une mémoire politique oubliée, tout en expurgeant ce terme de ses anciennes connotations xénophobes pour en faire un vecteur d’unité et de modernité.
En effet, dans l’histoire des États-Unis, plusieurs partis politiques ont porté le nom d’American Party bien avant l’initiative d’Elon Musk. Le plus célèbre fut l’American Party des années 1850, aussi connu sous le nom de Know-Nothing Party, un mouvement nativiste opposé à l’immigration, en particulier à celle des catholiques irlandais. Fondé vers 1849, il a connu un succès politique important pendant quelques années, faisant élire des gouverneurs et des membres du Congrès, et présentant l’ancien président Millard Fillmore (1850-1853) comme candidat à l’élection présidentielle de 1856.
Après le déclin de ce mouvement, d’autres partis ont adopté le même nom, notamment dans les années 1870, mais sans impact significatif. En 1924, un autre American Party émerge brièvement comme plate-forme alternative, sans succès durable. Le nom est aussi parfois confondu avec l’American Independent Party, fondé en 1967 pour soutenir George Wallace, connu pour ses positions ségrégationnistes ; ce parti a parfois été rebaptisé American Party dans certains États.
En 1969, une scission de ce dernier a donné naissance à un nouvel American Party, conservateur et anti-communiste. Par la suite, divers petits groupes ont repris ce nom pour promouvoir un patriotisme exacerbé, des idées anti-globalistes ou un retour aux valeurs fondatrices, mais sans réelle influence nationale. Ainsi, le nom American Party a été utilisé à plusieurs reprises dans l’histoire politique américaine, souvent par des partis à tendance nativiste, populiste ou conservatrice, et porte donc une charge idéologique forte.
Le lancement du Parti de l’Amérique de Musk s’inscrit également dans une opposition explicite au trumpisme, perçu comme une dérive populiste du conservatisme traditionnel. Musk, par sa critique des projets budgétaires de Donald Trump, exprime une colère ciblée contre ce qu’il considère comme une gestion économique irresponsable et des politiques publiques inefficaces.
Cette opposition ne se limite pas à une divergence tactique, mais reflète une volonté de proposer une alternative fondée sur une vision techno-libérale, où l’innovation, la rationalité scientifique et l’entrepreneuriat occupent une place centrale. Le Parti de l’Amérique se présente ainsi comme un refuge pour les électeurs désenchantés par les excès du trumpisme et par les dérives perçues du progressisme démocrate, cherchant à dépasser le clivage gauche-droite au profit d’un pragmatisme axé sur l’efficacité, la transparence et la performance publique.
Le Parti de l’Amérique, malgré son ambition de réinventer la politique américaine, souffre d’une absence de fondements idéologiques cohérents. Plutôt que de s’appuyer sur une doctrine politique clairement définie, le mouvement semble guidé par des aspirations économiques et financières, portées par la vision entrepreneuriale de Musk.
Cette approche privilégie la méritocratie technologique, l’optimisation des ressources publiques et une forme de libertarianisme modéré, qui rejette les excès de la régulation étatique tout en évitant les dérives de l’anarcho-capitalisme. Cependant, cette orientation, centrée sur l’efficacité et l’innovation, risque de se réduire à un programme technocratique, dénué d’une vision sociétale ou éthique plus large.
Le discours du Parti de l’Amérique met en avant la promesse de « rendre leur liberté aux Américains » mais la nature de cette liberté reste ambiguë. S’agit-il d’une liberté économique, centrée sur la réduction des contraintes fiscales et réglementaires pour les entrepreneurs et les innovateurs ? Ou bien d’une liberté plus abstraite, englobant des valeurs civiques et sociales ? L’absence de clarification sur ce point soulève des questions quant à la capacité du parti à fédérer un électorat diversifié.
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En se focalisant sur des objectifs économiques – tels que la promotion des mégadonnées, de l’intelligence artificielle et de l’entrepreneuriat – au détriment d’une réflexion sur les enjeux sociaux, culturels ou environnementaux, le Parti de l’Amérique risque de se limiter à une élite technophile, éloignant les électeurs en quête d’un projet politique plus inclusif. Cette orientation économique, bien que séduisante pour certains segments de la population, pourrait ainsi entraver la construction d’une base électorale suffisamment large pour concurrencer les partis établis.
La viabilité du Parti de l’Amérique repose sur plusieurs facteurs décisifs : sa capacité à s’implanter localement, à recruter des figures politiques crédibles, à mobiliser des ressources financières et médiatiques durables, et surtout à convaincre un électorat de plus en plus méfiant à l’égard des promesses politiques.
Si Elon Musk dispose d’un capital symbolique et économique considérable, sa transformation en une dynamique collective reste incertaine. Le système électoral américain, avec ses mécanismes favorisant les grands partis, constitue un obstacle majeur. Sans une crise systémique ou une réforme électorale d’envergure, le Parti de l’Amérique risque de reproduire le destin éphémère de ses prédécesseurs.
De plus, la figure de Musk est profondément polarisante. Sa colère, catalyseur de cette initiative, traduit un malaise réel dans la société américaine, mais sa capacité à fédérer au-delà de son audience habituelle – composée d’entrepreneurs, de technophiles et de libertariens – reste à démontrer. Le succès du Parti de l’Amérique dépendra de sa capacité à transcender l’image de son fondateur (lequel ne pourra pas, en tout état de cause, se présenter à l’élection présidentielle car il n’est pas né aux États-Unis) pour incarner un mouvement collectif, ancré dans des structures locales et des propositions concrètes.
L’histoire politique américaine montre que les mouvements de troisième voie, bien que porteurs d’espoir, peinent à s’inscrire dans la durée face aux contraintes structurelles du système électoral.
Le Parti de l’Amérique, malgré l’aura de son instigateur, risque de demeurer un sursaut protestataire plutôt qu’une force durable. Toutefois, il révèle une vérité profonde : l’Amérique contemporaine est en quête d’un nouveau récit politique, et la colère, lorsqu’elle est canalisée, peut parfois poser les bases d’une transformation.
Reste à savoir si le « grand soir » annoncé par Musk saura prendre racine ou s’évanouira dans le tumulte électoral.
Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.07.2025 à 09:53
Marion Gaillard, Historienne, spécialiste des relations franco-allemandes et des questions européennes, Sciences Po
Le cinéma et les séries ne se sont pas – encore – beaucoup emparés de ce sujet multiforme qu’est le fonctionnement de l’Union européenne. La récente sortie de la saison 4 de Parlement, qui se déroule comme son nom l’indique dans les coulisses des institutions de Bruxelles et de Strasbourg, est l’occasion de rappeler à quel point la fiction, sans tomber dans la propagande béate, a un rôle clé dans la familiarisation des citoyens des pays de l’UE avec l’organisation qui rassemble aujourd’hui 27 États du continent.
Samy est de retour ! Depuis le 7 mai 2025, la saison 4 de la série Parlement est accessible sur france.tv. Les fidèles de cette fiction déjantée peuvent enfin retrouver avec délice leur héros et se replonger dans les arcanes du processus décisionnel bruxellois.
Alors que l’UE est souvent mal comprise ou ignorée de ses citoyens, il est urgent que les scénaristes et les producteurs s’en saisissent pour la faire entrer dans la vie des Européens par le biais de la culture de masse. D’autant que ses péripéties mais aussi la puissance symbolique de la réconciliation de pays si longtemps ennemis en font un sujet à haut potentiel pour des films ou des séries grand public. Pourtant, à quelques exceptions près, rares étaient jusqu’alors les fictions sur la construction européenne. Et voilà qu’en avril 2020, en plein confinement, apparaît un OVNI audiovisuel : une série dont le sujet principal est la vie interne du Parlement européen. Pari risqué, le projet est pourtant une réussite qui se traduit par la réalisation de trois autres saisons.
On y suit les tribulations d’un jeune assistant parlementaire français, Samy, qui arrive à Bruxelles pour travailler auprès d’un député européen, français lui aussi, Michel Specklin. Complètement perdu au départ dans les arcanes de cette institution dont il ne maîtrise ni le fonctionnement ni les codes, Samy ne peut pas compter sur son « chef », tout autant perdu que lui et totalement incompétent.
Ce parti pris initial a d’ailleurs fait l’objet de critiques pointant la vision négative qui ressortirait ainsi du personnel politique de l’Union européenne. Mais, en réalité, la série opte pour une approche presque ubuesque qui lui permet d’être drôle et accessible, tout en étant très précise sur le fonctionnement institutionnel de l’UE. Elle décrit avec beaucoup de sérieux le processus décisionnel, le travail parlementaire, mais aussi les jeux de pouvoir, les alliances et les tractations entre institutions et entre partis ou encore le poids des lobbies.
Il ne s’agit donc pas de donner une vision idyllique de l’UE mais d’en montrer le fonctionnement dans ce qu’il a de positif – une démocratie transnationale en action largement fondée sur la recherche du dialogue et du compromis –, mais aussi dans ce qu’il a de moins reluisant.
Ainsi, la série offre à la fois un fond tout à fait solide et un réel divertissement, tant par ses dialogues et ses situations proches du comique de l’absurde que par son format de 10 épisodes d’une demi-heure par saison.
La première saison réserve quelques scènes croquignolesques avec la députée conservatrice pro-Brexit, caricaturale dans sa stupidité, et son assistante parlementaire, Rose, jeune Britannique affligée par la nullité crasse de sa patronne. On croise également plusieurs autres personnages récurrents, comme Ingeborg Becker, conseillère politique allemande calculatrice dont le monologue fustigeant chaque pays de l’Union dans l’épisode 9 de la saison 1 est devenu une référence, ou encore Eamon, administrateur du Parlement, incarnant par sa froideur et son flegme la technocratie européenne, certes distante mais compétente.
On retrouve sans doute dans ce fonctionnaire tout ce qu’avait en tête Jean Monnet quand il voulait promouvoir au sein des Communautés une légitimité de l’expertise, neutre et « sachante », capable de transcender les désaccords entre États et entre tendances politiques pour tendre vers l’intérêt général. Eamon incarne parfaitement dans la série les avantages d’une telle administration, sans pour autant en occulter les inconvénients.
Au milieu de toute cette galerie de portraits archétypaux à dessein, le personnage de Samy évolue au fil des épisodes et des saisons, apprend à connaître non seulement les ressorts du fonctionnement du Parlement, mais aussi de la Commission et du Conseil, ainsi que les travers de la vie politique. Au départ véritable Candide à Bruxelles, il devient beaucoup plus aguerri, au risque de s’éloigner parfois de ses principes. Métaphore tellement actuelle sur le milieu politique, voire sur l’UE elle-même.
Parlement fait ainsi voyager ses téléspectateurs au sein du triangle institutionnel européen et fait œuvre utile de pédagogie. L’UE semble lointaine, désincarnée, complexe. Il est donc fondamental de la faire connaître, certes par des programmes scolaires enrichis, par des campagnes de communication publique, mais aussi par des œuvres de fiction. Et quoi de mieux qu’une série pour cela ? Bien entendu, on rêve maintenant qu’il y en ait d’autres, qu’elles soient diffusées à heure de grande écoute sur les grandes chaînes de télévision disposant d’une large audience, et ce dans tous les pays européens. Il reste certes encore beaucoup à faire mais Parlement marque un début qui mérite d’être valorisé.
Le parcours personnel de son créateur Noé Debré éclaire le fait qu’il se soit lancé dans cette voie peu explorée jusqu’alors. Né à Strasbourg en 1986, il a grandi en face du Parlement européen et a suivi une classe européenne au lycée. Prédestiné en quelque sorte à s’intéresser à l’Europe, il réalise en quittant sa ville natale pour suivre des études supérieures que l’importance de l’UE n’est pas perçue partout en France avec une telle acuité.
Parlement s’inscrit donc sans doute dans cette volonté de transmettre l’évidence qu’est pour lui l’existence de l’UE, quels que soient par ailleurs ses défauts. Un des co-scénaristes, Maxime Calligaro, lui-même conseiller politique au Parlement européen, a pour sa part co-écrit dès 2019 un roman policier, Les Compromis, dans lequel il est question d’une enquête sur la mort d’une eurodéputée écologiste en charge du dossier brûlant des moteurs diesel truqués. L’auteur a ainsi contribué à faire de l’univers de l’UE, qu’il côtoie tous les jours, un objet de fiction audiovisuelle et littéraire.
La même année sortait un autre roman, La capitale, mi-polar mi-chronique politique, cette fois sous la plume de l’écrivain autrichien Robert Menasse qui nous entraîne dans les coulisses de la Commission européenne. Comme dans Parlement, il y a dans ce récit du burlesque mais aussi beaucoup d’érudition sur le fonctionnement de la Commission. En 2023, l’auteur récidive avec L’élargissement, qui traite cette fois du processus d’adhésion de l’Albanie et des obstacles qu’il rencontre – sujet d’actualité depuis le début de la guerre en Ukraine qui a contraint l’UE à accepter la candidature de ce pays, ainsi que celles de la Moldavie et de la Géorgie, mais aussi à reprendre le processus d’intégration des pays des Balkans, candidats depuis plus longtemps mais laissés jusqu’alors dans l’antichambre de Bruxelles.
Le cinéma n’est pas en reste et s’intéresse de plus en plus aux questions européennes, certes le plus souvent sous des angles peu flatteurs. Adults in the room, adaptation par Costa-Gavras du livre de l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, nous livre en effet une vision très critique du fonctionnement interne du Conseil des ministres, de l’Eurogroupe et de la zone euro, tandis que La dérive des continents (au Sud), sorti en salle en 2022, dénonce la politique migratoire de l’UE et met en scène une fonctionnaire européenne en mission en Sicile pour y préparer la visite par Angela Merkel et Emmanuel Macron d’un camp de migrants.
Dans Une affaire de principe, sorti en 2024, c’est au tour de l’influence des lobbies à Bruxelles d’être sous le feu des projecteurs. Comme dans Parlement, il ne s’agit pas de dresser un portrait idéalisé de l’UE sous forme de propagande pro-européenne mais de s’emparer de sujets qui sont au cœur de l’actualité de notre continent.
L’UE semble donc progressivement faire son entrée dans la fiction et ces dernières années auront sans doute fourni aux auteurs une mine d’idées. Des coulisses de l’adoption du plan de relance visant à lutter contre les conséquences du Covid au processus de désignation du nouveau leadership européen en 2024, en passant par les luttes politiques autour du Green Deal, voilà autant de pistes pour les scénaristes, qui pourraient même aller jusqu’à imaginer la désintégration de l’UE sous les coups conjugués de l’administration Trump et des partis europhobes qu’elle soutient.
Pour tenter d’éviter ce scénario du pire, il faut d’urgence travailler à développer un sentiment citoyen au niveau européen. Or la fiction peut y contribuer, en favorisant l’émergence d’une « communauté des imaginaires », cette « communauté de récit » évoquée par Hannah Arendt.
Marion Gaillard a reçu des financements du ministère de l'Education et de la Recherche : bourse de doctorat de 2000 à 2003.
05.07.2025 à 14:21
Houssein Guimbard, Économiste, CEPII
Le 9 juillet, Donald Trump doit décider si les droits de douane annoncés le « Jour de Libération », le 2 avril 2025, puis mis en pause une semaine plus tard, seront finalement appliqués ou pas. L’occasion de faire un bilan de l’évolution du protectionnisme américaine depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Pour quelle taxe finale : 5 % ? 16 % ? 25 % ?
Depuis janvier 2025, l’administration Trump a remis au cœur de sa stratégie commerciale un instrument que l’on croyait délaissé : le droit de douane. En quelques mois, l’ensemble des partenaires commerciaux des États-Unis en a fait les frais. Une série de mesures, sans précédent depuis plusieurs décennies, les a frappés. Pour l’administration Trump, cette politique tarifaire vise à rééquilibrer des balances bilatérales déficitaires. Concrètement, augmenter le coût des produits étrangers pour protéger l’économie locale et générer des revenus.
Mais comment fonctionne un droit de douane ?
Pour calculer un droit de douane moyen, à partir des informations disponibles au niveau des produits appelés « lignes tarifaires », trois méthodes principales existent. La moyenne simple consiste à attribuer le même poids à chaque droit de douane. La moyenne pondérée repose sur les flux commerciaux entre deux pays, où les produits fortement importés comptent davantage dans l’indicateur global. Enfin, la méthode retenue pour la base de données tarifaires du CEPII, MAcMap-HS6, dite « des groupes de référence ». Elle s’appuie sur des profils d’importation reconstitués à partir d’échantillons de pays comparables. Ces calculs montrent à quel point les choix techniques d’agrégation des droits de douane influencent la perception des politiques commerciales.
En matière de politiques commerciales, l’année 2025 a été, jusqu’à présent, marquée par quatre temps forts.
Le premier s’est situé entre le 20 janvier et le 1er avril. Dès janvier, des hausses massives des droits sur des produits stratégiques comme l’acier, l’aluminium et les véhicules sont annoncées, effaçant les préférences antérieures et s’appliquant uniformément à tous les fournisseurs étrangers. L’accord commercial avec le Mexique et le Canada (ACEUM) intégrait désormais des droits de 25 % pour les produits importés aux États-Unis qui ne respectent pas les règles de l’accord. Les produits chinois sont taxés de deux augmentations successives pour aboutir à une hausse de 20 points de pourcentage (pp) – pp indique la variation d’un pourcentage.
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Le deuxième temps fort survient le 2 avril, « Jour de Libération », inaugurant un nouvel âge d’or de l’Amérique. Washington instaure des droits de douane qualifiés de « réciproques ». Ils ne sont pourtant pas fondés sur les mesures de protection tarifaires observées à l’étranger, mais sur les déséquilibres des balances commerciales bilatérales avec les États-Unis. Des surtaxes sont imposées allant de 10 points de pourcentage (taux de base) à des taux bien supérieurs pour une liste de 57 pays : 34 pp pour la Chine, 20 pp pour l’Union européenne, etc. Certaines matières premières stratégiques, épargnées pour des raisons d’approvisionnement.
Le troisième acte a été celui de la confrontation directe avec la Chine. Chacun des deux géants inflige à l’autre des surtaxes massives : de 125 points de pourcentage lors du point de tension culminant entre les deux puissances. Ce jeu d’escalade s’enraye à partir de la mi-mai, dernier temps fort de cette séquence. Washington commence à alléger partiellement les sanctions, sans pour autant revenir à la situation d’avant-crise.
À lire aussi : Depuis 2018, la guerre commerciale sans merci des États-Unis et de la Chine
Sur le marché américain, l’augmentation des droits de douane sur les produits chinois est revenue de 125 pp à 10 pp, comme pour les autres pays depuis le 9 avril. En Chine, les produits états-uniens ne se voient plus appliquer qu’une surtaxe de 10 pp. Ces mesures ont profondément modifié le niveau moyen de protection des États-Unis.
Mais pourquoi, en la matière, différents chiffres circulent-ils ?
Pour calculer un droit de douane moyen, à partir des informations disponibles au niveau des produits appelés « lignes tarifaires », trois méthodes principales existent.
La moyenne simple consiste à attribuer le même poids à chaque droit de douane, quel que soit son importance économique. Facile à utiliser et en conséquence assez répandue, cette méthode donne cependant une vision biaisée des niveaux initiaux et des changements récents. Elle tire artificiellement la moyenne vers le bas, masquant l’ampleur des hausses ciblant des secteurs stratégiques.
Pour réduire ce biais, certains analystes privilégient la moyenne pondérée (plus de poids aux produits importés) par les flux commerciaux observés entre deux pays. Cette approche reflète mieux l’impact réel des droits sur les échanges. Les produits fortement importés comptent davantage dans l’indicateur global. Cette méthode souffre d’un défaut majeur que les économistes qualifient d’endogénéité : un droit de douane élevé diminue, ou même annule, les importations du produit ainsi taxé. En théorie, si un produit est taxé à 200 %, mais n’est pas importé, son droit de douane disparaît lors du calcul de la moyenne, car il est multiplié par 0. Ce qui minore le droit de douane moyen obtenu.
Enfin, la méthode retenue pour la base de données tarifaires du CEPII, MAcMap-HS6, dite « des groupes de référence », apporte une solution pragmatique au problème de l’endogénéité. Plutôt que d’utiliser les flux bilatéraux effectivement observés, dont on vient de voir qu’ils risquent fort de biaiser la moyenne, elle s’appuie sur des profils d’importation reconstitués à partir d’échantillons de pays comparables. Chaque pays importateur appartient à un groupe de référence constitué de pays similaires. Ce procédé fournit un indicateur plus stable, apte à la comparaison internationale.
Les écarts entre ces méthodes sont loin d’être marginaux. Début 2025, les États-Unis affichaient un niveau moyen de droit de douane de 5 % selon la méthode de MAcMap-HS6. 4,3 % en moyenne pondérée par le commerce observé. Avec près de 60 % de droits de douane nuls, la moyenne simple est beaucoup plus faible : seulement 2,6 %.
Entre le 20 janvier 2025 (journée d’investiture) et le « Jour de Libération », la moyenne simple, consistant à attribuer le même poids à chaque droit de douane, augmente de seulement 1,8 point de pourcentage (pp). Avec la méthode MAcMap-HS6 des groupes de référence, le droit de douane moyen états-unien progresse de 6,9 pp, pour s’établir à 11,9 %. Encore davantage, 9,3 pp, en moyenne pondérée par le commerce bilatéral, pour atteindre 13,6 %. En effet, les hausses de droits de douane portent principalement sur des produits ou des partenaires commerciaux majeurs pour les États-Unis. Leur poids significatif dans les importations américaines (ou dans celles du groupe de référence) accroît leur impact dans le calcul de la moyenne pondérée par le commerce bilatéral.
Les chiffres du « Jour de Libération » sont plus homogènes. Les droits augmentent pour tous les pays, mais les moyennes pondérées montrent un virage protectionniste plus marqué. La période entre le « Jour de Libération » et la phase de pause et d’escalade avec la Chine se traduit par une baisse significative de la moyenne simple à 4,2 pp ; ce que le terme « pause » peut laisser entendre. Mais en prenant en compte la structure du commerce bilatéral états-unienne (en moyenne pondérée), cette protection augmente de +1 pp ; les droits de douane sur la Chine ayant considérablement augmenté et ce pays représentant une part significative des importations états-uniennes ! En 2024, les importations états-uniennes depuis la Chine ont atteint une valeur dépassant les 400 milliards de dollars.
Actuellement, les moyennes pondérées sont très élevées, entre 16,1 %, et 16,7 %. Les 12,3 % de la moyenne simple sous-estiment l’ampleur du choc tarifaire que subissent les partenaires commerciaux des États-Unis, en particulier dans les secteurs spécifiquement visés – acier, l’aluminium et véhicule. Le 9 juillet, la protection états-unienne sera au minimum de 16,1 %. Elle pourrait revenir au pic du « Jour de Libération » qui se situe, en prenant en compte la structure des importations des États-Unis ou celle de son groupe de référence autour de 25 %.
Cette séquence souligne à quel point les choix techniques d’agrégation des droits de douane influencent la perception des politiques commerciales. Une lecture superficielle pourrait aboutir à une sous-estimation de la hausse de la protection. Une analyse rigoureuse, tenant compte des biais d’endogénéité, révèle au contraire l’ampleur du tournant protectionniste américain, notamment sur des secteurs – acier, aluminium, automobiles – et des pays spécifiques – Chine, Canada, Mexique. Ainsi, ces choix méthodologiques ne sont pas neutres : ils conditionnent les diagnostics économiques, mais aussi les scénarios de modélisation dans les exercices prospectifs d’équilibre général.
Houssein Guimbard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.