LePartisan.info À propos Podcasts Fil web Écologie Blogs REVUES Médias
International – The Conversation
Souscrire à ce flux
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

20.11.2024 à 17:10

L’externalisation des contrôles migratoires de l’UE : une politique dangereuse et inefficace

Alice Mesnard, Reader in Economics, City St George's, University of London

Filip Savatic, Chercheur postdoctoral sur le projet Migration Governance and Asylum Crises (MAGYC) au Centre de recherches internationales , Sciences Po

Hélène Thiollet, Chargée de recherche au CNRS, CERI Sciences Po, spécialiste des politiques migratoires, Sciences Po

Jean-Noël Senne, Maître de conférence en Economie, Université Paris-Saclay

Non seulement l’externalisation du contrôle de la migration met en danger les réfugiés et les autres migrants, mais elle se révèle en outre inefficace pour réduire l’immigration irrégulière.
Texte intégral (2631 mots)

Le Pacte sur la migration et l’asile adopté par l’UE en 2024, qui vise à réduire l’immigration irrégulière, consiste notamment à confier le contrôle des frontières aux États d’origine et de transit des migrants. Un examen attentif de la politique d’asile mise en œuvre jusqu’ici par l’Union et, notamment, du fameux accord avec la Turquie de 2016 concernant les Syriens met en évidence les nombreuses failles de ce projet.


Depuis 2014, plus de 30 000 personnes ont péri dans la mer Méditerranée en tentant de rejoindre l’Europe, et des centaines sont mortes en traversant la Manche dans l’espoir de gagner le Royaume-Uni. Ces catastrophes humanitaires récurrentes en Europe ont remis en question la manière dont les pays de destination, de transit et d’origine des migrants gèrent le « contrôle » de leurs frontières.

En réponse, les institutions de l’Union européenne (UE) ont formellement adopté en avril 2024, après environ neuf ans de négociations depuis la « crise » migratoire de 2015, un ensemble de mesures connu sous le nom de Pacte sur la migration et l’asile. Ce texte réforme la manière dont l’UE gère les flux migratoires, avec pour objectif principal de mettre fin à la « migration irrégulière » vers l’Europe.

L’une des principales composantes du Pacte est le renforcement des partenariats internationaux avec les pays d’origine et/ou de transit des migrants dans le but de maîtriser les flux migratoires avant que les individus n’atteignent les frontières extérieures de l’UE. Ces partenariats et les politiques qui en découlent ont été qualifiés d’« externalisation » des contrôles migratoires, car ils représentent des tentatives de la part des États européens et des autres États du Nord de coopter les États d’origine/de transit pour stopper ou décourager les migrations.

À la suite de l’adoption du Pacte, 15 États membres de l’UE ont adressé une lettre commune à la Commission européenne, insistant sur la nécessité de poursuivre l’externalisation et demandant que les demandes d’asile soient traitées et évaluées en amont dans les pays partenaires.

L’externalisation (et l’engagement de l’UE à cet égard) a été largement critiquée par les organisations de la société civile et les défenseurs des migrants, ainsi que par des universitaires de différentes disciplines. Ces critiques soulignent que les politiques d’externalisation limitent la capacité des individus à demander l’asile en Europe et conduisent à de nombreuses violations des droits de l’homme.

De leur côté, les décideurs européens font valoir que les politiques d’externalisation sont compatibles avec les obligations juridiques internationales et nationales de fournir une protection humanitaire à ceux qui en ont besoin. Ils affirment que ces politiques découragent les migrations « irrégulières » tout en garantissant le droit aux personnes fuyant la violence et la persécution de pouvoir continuer de demander l’asile.

Or notre article de recherche récemment publiée montre que les politiques d’externalisation réalisent le contraire de ces objectifs affichés : elles empêchent les demandeurs d’asile de solliciter une protection internationale tout en déplaçant la migration irrégulière vers d’autres itinéraires moins contraints.

Distinction entre migration forcée et irrégulière

Pour évaluer l’impact des politiques d’externalisation, il est d’abord nécessaire de distinguer la migration forcée des individus qui obtiendront probablement le statut de « réfugiés » dans leur pays de destination des autres migrations probablement « irrégulières ».

Cette distinction est controversée en sciences sociales. Loin d’être une description exacte des personnes migrantes ou un fait purement juridique, elle s’ancre dans des pratiques et des politiques de catégorisation et de hiérarchisation des groupes et de leurs droits à entrer ou rester sur un territoire. Ces pratiques et ces politiques varient dans le temps et sont largement déterminées par les dynamiques politiques des gouvernements qui les mettent en place, qui sont le plus souvent ceux des pays de destination ou de circulation des personnes migrantes.

Pour opérer une distinction entre les « réfugiés probables » et les « migrants irréguliers probables », nous avons développé une nouvelle méthode de catégorisation des flux migratoires qui prend en compte les décisions d’octroi ou non de l’asile dans les pays de destination, en fonction de la nationalité des demandeurs et de l’année de la demande.

Alors que les conditions dans les pays d’origine influencent la probabilité que les individus obtiennent le statut de réfugié, les décisions en matière d’asile prises dans les pays de destination sont au terme du processus celles qui déterminent si quelqu’un « est » ou « n’est pas » un réfugié. En outre, bien que les décisions en matière d’asile soient généralement prises au cas par cas, la nationalité des demandeurs d’asile est largement prise en considération. En pratique, le Pacte de l’UE préconise lui-même l’utilisation des taux d’acceptation des demandes d’asile par nationalité pour déterminer si les individus entreront dans une procédure d’asile accélérée plutôt que dans une procédure d’asile standard.

En utilisant les données d’Eurostat sur les décisions d’asile en première instance, nous avons calculé une moyenne pondérée annuelle du taux d’acceptation des demandes d’asile par nationalité des demandeurs dans 31 États européens de destination (l’UE-27, l’Islande, la Norvège, la Suisse et le Royaume-Uni). La pondération tient compte du nombre de décisions prises par nationalité dans chaque pays. Par exemple, le taux d’acceptation du statut de réfugié des ressortissants syriens en Allemagne a un poids plus important car c’est dans ce pays que la plupart des Syriens arrivés sur le territoire de l’UE ont demandé l’asile.

Ensuite, nous avons utilisé cette moyenne pondérée annuelle pour diviser l’enregistrement des flux migratoires non autorisés vers l’Europe en deux catégories : « réfugiés probables » et « migrants irréguliers probables ». Plus précisément, nous avons utilisé les données sur les détections de « franchissement illégal des frontières » (IBC) publiées par Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, qui fournit à ce jour les seules données systématiquement disponibles sur les flux migratoires précédemment non autorisés vers l’Europe.

Dans une publication récente, nous avons démontré que l’étiquetage « irrégulier ou illégal » de cet ensemble de données est très problématique étant donné qu’il n’est pas illégal de franchir les frontières des États parties à la Convention sur les réfugiés de 1951 sans autorisation préalable et d’y demander l’asile. Nous montrons dans quelle mesure, depuis 2015, cet ensemble de données a toutefois été fréquemment cité par des sources d’information à destination du grand public à travers l’Europe, ainsi que par des organisations internationales et des chercheurs, comme une mesure objective de la migration « irrégulière » ou « illégale ».

Les données publiées par Frontex indiquent le nombre de passages de frontières sans autorisation préalable identifiés par les États membres de l’UE et de l’espace Schengen et sont organisées en neuf itinéraires types vers l’Europe. La route de la Méditerranée orientale (représentant les passages de la Turquie vers la Grèce) et la route de la Méditerranée centrale (représentant les passages de la Libye et de la Tunisie vers l’Italie et Malte) sont les deux principales routes en termes de nombre de passages. La nationalité de chaque individu identifié lors du passage est indiquée, ce qui nous permet de répartir chaque franchissement dans l’une de nos deux catégories en utilisant le taux moyen pondéré d’octroi de l’asile par nationalité.

Évaluer l’impact de la déclaration UE-Turquie

Notre nouvelle méthode de catégorisation des migrations nous permet de révéler la nature dite « mixte » des flux migratoires vers l’Europe et d’évaluer les impacts des politiques d’externalisation sur les différentes catégories de migrants.

Tout d’abord, nos résultats montrent que 55,4 % des passages non autorisés de frontières sur la période 2009-2021 représentent des franchissements de « réfugiés probables » – une proportion qui atteint 75,5 % pour l’année de crise de 2015 et un minimum de 20 % les autres années. Les franchissements de frontières dits « irréguliers » représentent donc toujours des migrations « mixtes », tandis que les pics de flux représentent le plus souvent des migrations forcées de réfugiés probables. Cela remet en question la manière dont les données de Frontex sont étiquetées et utilisées.

Deuxièmement, nous avons mené une analyse quantitative approfondie de l’impact de la déclaration UE-Turquie de mars 2016 sur nos deux catégories de migrants. Cette politique est un exemple paradigmatique d’externalisation, souvent présentée par les décideurs politiques comme une avancée majeure qui a permis de mettre un terme à la crise migratoire de 2015.

En nous concentrant sur la période des 12 mois précédant et suivant l’adoption de la déclaration, nous montrons comment cette politique n’a en réalité pas atteint ses objectifs. Certes, sur la route de la Méditerranée orientale, directement ciblée par la politique, le nombre total de franchissements non autorisés a nettement diminué. En revanche, sur la route de la Méditerranée centrale – l’itinéraire alternatif le plus proche – ce nombre a parallèlement grimpé en flèche. Ces deux changements sont presque entièrement dus au nombre de « migrants irréguliers probables » identifiés sur chacune des routes. Sur l’itinéraire de la Méditerranée orientale, la politique n’a précisément pas eu d’effet significatif sur les traversées effectuées par les « réfugiés probables », malgré les dispositions de l’accord qui restreignent considérablement leur accès à l’asile. Dans le même temps, peu d’entre eux ont déplacé leurs trajectoires de migration vers la route de la Méditerranée centrale.

La nécessité d’alternatives politiques

Signé en 2024, le Pacte européen sur la Migration et l’Asile, âprement négocié au sein de l’UE, veut renforcer les partenariats extra-internationaux pour mieux gérer l’immigration et l’asile. Or nos conclusions révèlent que la déclaration UE-Turquie, souvent mis en avant pour favoriser ces partenariats, a été un échec en soi. Elle a largement empêché les personnes susceptibles d’être reconnues comme réfugiés de demander l’asile, tout en détournant les migrants irréguliers vers d’autres routes migratoires. En outre, les promesses de relocalisation de réfugiés syriens en Europe depuis la Turquie ne se sont pas concrétisées, seulement 40 000 personnes ayant été réinstallées depuis 2016 sur plusieurs millions présents en Turquie.

L’analyse que nous avons menée révèle les dangers de l’externalisation et la manière dont les politiques qui y sont liées sont potentiellement incompatibles avec les engagements juridiques pris par les États européens en matière de protection humanitaire, ainsi qu’avec les politiques d’asile qu’ils mettent en œuvre au niveau national. En proposant une analyse quantitative approfondie de son (in) efficacité au regard de son objectif déclaré de stopper la migration irrégulière, notre travail de recherche complète ainsi les critiques existantes de l’externalisation, qui ont mis l’accent sur la menace qu’elle représente pour le droit des individus à demander l’asile, et sur la dangerosité accrue des parcours migratoires du fait de la criminalisation des voies d’accès légales aux pays européens.

À la lumière de ces constats, il apparaît nécessaire que les décideurs politiques au sein de l’UE reconsidèrent leur engagement en faveur de l’externalisation des contrôles migratoires, notamment dans le cadre du Pacte sur la migration et l’asile. D’autres formes de coopération internationale mettant l’accent sur les voies légales de migration ainsi que sur l’organisation de la réinstallation des réfugiés depuis leur pays d’origine ou des premiers pays d’asile dans le Sud global serviraient mieux les intérêts de tous les États tout en protégeant les droits fondamentaux des personnes en déplacement.

The Conversation

Alice Mesnard a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC Migration Governance and Asylum Crises https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).

Filip Savatic a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC Migration Governance and Asylum Crises https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).

Hélène Thiollet a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC Migration Governance and Asylum Crises https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).

Jean-Noël Senne a reçu des financements de l'Union Européenne (H2020) dans le cadre du projet MAGYC "Migration Governance and Asylum Crises": https://cordis.europa.eu/project/id/822806 (projet 822806).

19.11.2024 à 16:58

Comment la RDA a cherché à imprimer sa marque à la langue allemande

Laurent Gautier, Professeur des Universités en linguistique allemande et appliquée, Université de Bourgogne

En novembre 1989, la chute du mur de Berlin a mis fin à la séparation Est-Ouest. Les deux Allemagnes réunifiées étaient alors marquées par de nombreuses divisions, notamment sur le plan linguistique.
Texte intégral (2676 mots)
Mur de Berlin en mars 1990. Au temps de l'Allemagne divisée, les dirigeants de la RDA ont tenté de mener une politique linguistique se distinguant de l'Allemagne de l'Ouest. DacologyPhoto / Shutterstock

En novembre 1989, la chute du mur de Berlin a mis fin en l’espace de quelques heures seulement à près de quarante années de séparation entre les parties est et ouest de la ville, aboutissant à la réunification des deux Allemagnes. Les divisions entre ces deux sociétés étaient multiples, mais certaines demeurent encore peu connues, notamment sur le plan linguistique.


Il y a 35 ans, la chute du mur de Berlin, érigé en 1961, marque la réunion d’une ville divisée – Berlin-Ouest, sorte d’île à l’intérieur du territoire est-allemand d’un côté, Berlin-Est de l’autre – et d’un État divisé, partagé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA).

Les analyses ne manquent pas sur les processus ayant conduit à la disparition du mur et à la naissance, un an plus tard, d’un État allemand unifié. Les dimensions entre autres politiques, institutionnelles, économiques ou culturelles ont ainsi été étudiées, avec une attention particulière portée à la ville de Berlin. Toutefois, un aspect concernant cette séparation de quarante années reste moins connu, surtout en dehors des territoires allemands : l’évolution qu’a subie au cours de ces quatre décennies et demie la langue allemande en RDA.

Le langage, un miroir de la société est-allemande

La langue évolue au fil du temps : c’est une évidence. Mais, souvent, cette variation est abordée sur le temps long à l’échelle d’un ou de plusieurs siècles ; ou bien sur un temps extrêmement court avec l’apparition de néologismes sous la pression du besoin que nous avons de nommer de nouveaux concepts (découvertes scientifiques, inventions, etc.). Dans ce contexte, les quarante années de division de l’Allemagne représentent un laboratoire intéressant.

Un groupe de réfugiés est-allemands assis sur un banc, archive de 1961
Des réfugiés est-allemands attendent d’être transportés vers l’Allemagne de l’Ouest en juillet 1961. Extrait de la brochure « A City Torn Apart : La construction du mur de Berlin ».

À un premier niveau, les divergences de fond entre les systèmes des deux États ont entraîné de grandes divergences lexicales, illustrant la manière dont un lexique peut donner à lire l’évolution d’une société. Deux séries de mots nouveaux sont ainsi apparues en RDA.

D’une part, des mots qui dénommaient des réalités est-allemandes n’existant pas sous une forme identique en RFA. Par exemple, le Dispatcher emprunté au russe, qui désigne un employé chargé de contrôler le processus de production et la bonne réalisation des objectifs imposés par la planification économique du régime.

D’autre part, des mots désignant des réalités partagées mais pour lesquelles des dénominations particulières permettaient de marquer la spécificité est-allemande et, ainsi, de mieux se « démarquer » de l’Allemagne de l’Ouest – octroyant de fait une marque idéologique au concept nommé.

C’est le cas de la formule Antifaschistischer Schutzwall employée pour désigner le mur de Berlin – une dénomination qui cherche à opérer une redéfinition politique au service de l’idéologie en place. Elle ne fait pas du mur un élément de division, mais lui attribue un rôle protecteur pour les citoyens de RDA face à une Europe occidentale ennemie qualifiée de fasciste. Il s’agit là d’un leitmotiv dans le discours officiel de RDA, bien analysé dans les travaux de recherche allemands, en particulier ceux de la linguiste Heidrun Kämper.

Berlin est aussi l’objet d’une intéressante paraphrase désignant la partie Est de la ville : Berlin Hauptstadt der DDR (littéralement : « Berlin, capitale de la RDA »). La non-utilisation du mot Est permet de faire passer la partition de la ville au second plan.

Quatre ouvriers est-allemands dans une aciérie de la région de Dresde en 1989
Aciérie et laminoir de Riesa dans la région de Dresde (en Allemagne de l’Est) le 3 octobre 1989. Wikimedia, CC BY

L’autre forme par laquelle le lexique reflète les évolutions divergentes des deux sociétés allemandes relève des « néologismes de sens », c’est-à-dire de l’apparition de nouveaux sens donnés à des mots existants.

Le terme Brigade désignait en allemand (et désigne d’ailleurs toujours) une « brigade » dans les deux sens principaux du terme existant aussi en français, pour l’armée et en cuisine. En RDA, un sens supplémentaire, emprunté au russe, lui a été attribué : celui de la plus petite unité d’ouvriers dans une entreprise de production.


À lire aussi : Et si on réunifiait enfin l’Allemagne…


Le lexique n’est toutefois pas le seul niveau linguistique touché par ces changements. La syntaxe – le mode de construction des phrases – l’est également, par exemple à travers l’utilisation accrue de formes passives qui permettaient d’exprimer les contenus, en particulier dans le domaine politique, de façon dépersonnalisée et sans jamais citer les agents des actions. Donnant le sentiment que ces décisions s’imposaient d’elles-mêmes à la population sans que personne ne soit désigné pour en avoir été à l’origine.

Les formules de routine, rythmant les interactions quotidiennes, se sont aussi « teintées de RDA ». À l’instar de Freundschaft (« amitié ») qui était la formule de salutation lors des rencontres de l’organisation de jeunesse Freie Deutsche Jugend (« jeunesse libre allemande »), ou mit sozialistischen Grüssen (« avec des salutations socialistes »), expression utilisée comme formule de clôture dans les lettres.

Les textes et les discours n’étaient pas en reste, avec deux types de textes emblématiques : les « blagues de RDA » (DDR-Witze), mettant généralement en scène le régime, le parti unique ou les conditions de vie ; et les lettres de réclamation, dites Eingaben, un type de texte inventé par le régime et à la structure très figée.

Le film Good Bye Lenin ! en présente un exemple parfait. Le personnage de Christiane Kerner – la mère du protagoniste – aidait, du temps de la RDA, des personnes dans l’écriture de leurs Eingaben. Sur un mode ironique, le film met ainsi en évidence la façon dont cette variété d’allemand était sclérosée, reposant sur des fossilisations de formules « prêtes à l’emploi » et le plus souvent vides de sens.

Bande annonce de Good Bye Lenin ! (2003) réalisé par Wolfgang Becker. Le film se déroule en ex-RDA où le jeune Alex Kerner tente de cacher la disparition de la RDA à sa mère, Christiane, fervente communiste s’éveillant d’un long coma bien après la chute du mur.

À lire aussi : L’Allemagne de l’Est est-elle la grande perdante de l’unification ?


Avant ce film devenu culte, des écrivains de RDA s’employaient déjà à montrer le ridicule de cette langue largement artificielle (incarnée en particulier par le quotidien Neues Deutschland). Ils dé-construisaient ces formules pour en faire tomber les masques linguistiques.

La création d’une variété linguistique : une décision politique

L’état des lieux de l’allemand en RDA, décrit plus haut, doit être contextualisé d’abord sur le plan linguistique. Les années 1960-1970 sont marquées dans l’espace germanophone par un large débat sur la question des variétés de la langue. La question était de savoir si l’allemand n’existait que sous une seule forme, celle de l’Allemagne – le plus souvent réduite de manière implicite à la RFA –, et si les variétés autrichienne ou suisse devaient être considérées comme des « déviances » par rapport à cette unique norme de référence ; ou s’il fallait considérer l’allemand, à l’instar notamment de l’anglais, comme une langue dotée de différents centres légitimes (ici, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse) caractérisés par des variétés propres historiquement constituées et sources d’identification pour les locuteurs locaux.

Or dans le cadre de cette discussion sur la langue, la RDA voit une carte à jouer sur le plan politique. En 1969-1970, une rupture survient dans le discours officiel est-allemand : les officiels postulent l’existence d’une « langue » différente de celle pratiquée en RFA, appuyant la revendication d’une nation est-allemande. Cela s’est traduit concrètement et au premier chef dans le travail lexicographique de « fabrication » des dictionnaires. Depuis 1952, un groupe de travail à l’Académie des Sciences de Berlin (Est) élabore un dictionnaire de référence produit en RDA, le Wörterbuch der deutschen Gegenwartssprache (dictionnaire de la langue allemande contemporaine), aujourd’hui accessible en ligne.

Après la parution des trois premiers tomes, le travail de cette commission connaît une inflexion afin de mettre en œuvre le programme de politique linguistique du régime. Stigmatisation systématique des mots propres à la RFA et plus généralement à l’Europe occidentale tels que Faschismus (fascisme) ou bürgerlich (bourgeois), révision des définitions et des exemples pour les rendre conformes à l’idéologie du régime, attention accrue portée aux mots et aux expressions propres à la RDA. Cette inflexion a non seulement concerné les tomes encore en cours d’élaboration (4 à 6) mais a aussi débouché sur une refonte des trois premiers pour les rendre plus « conformes ».

Toutefois, peu de sources permettent de mesurer aujourd’hui le véritable degré de pénétration de cette politique linguistique dans la pratique réelle des locuteurs est-allemands. Les sources les plus accessibles relèvent toutes du discours officiel, public ou médiatique, qui appliquait scrupuleusement les préconisations du régime. Afin de contourner ce biais, il faut donc aussi consulter les égo-documents (correspondances privées, journaux intimes, biographies linguistiques) qui permettent d’accéder à une part d’intime – dimension essentielle pour étudier les usages d’une langue.

Aujourd’hui, l’emploi de termes propres à l’ancienne RDA n’est jamais dû au hasard. Ils peuvent avoir une valeur documentaire car relevant de réalités désormais historiques, ou être utilisés de façon ironique pour marquer une forme de distanciation. L’attention de la recherche sur la langue allemande – comme pour d’autres idiomes – porte davantage sur les évolutions récentes : néologismes, par exemple liés à la pandémie ou aux questions climatiques, évolution des modes d’écriture liés aux dispositifs sociotechniques, places des emojis, etc.

The Conversation

Laurent Gautier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:51

La diplomatie mondiale, terrain de jeu privilégié des régimes autoritaires

Xavier Carpentier-Tanguy, Indopacifique, Géopolitique des mondes marins, réseaux et acteurs de l'influence, diplomatie publique, Sciences Po

Climat, droits des femmes, décolonisation… Les régimes autoritaires s’emparent volontiers de problématiques majeures pour développer leur soft power.
Texte intégral (2402 mots)

La tenue de la COP dans un pays non démocratique, en l’occurrence l’Azerbaïdjan, n’a rien de nouveau : l’année dernière, l’événement avait eu lieu aux Émirats. Pendant ce temps, la Russie, la Chine ou encore la Syrie siègent au Comité de décolonisation de l’ONU et l’Arabie saoudite se trouve à la tête du Forum de l’ONU sur les droits des femmes. Pour les dirigeants de ces pays, organiser de telles manifestations et participer à de telles plates-formes présente de nombreux avantages.


La COP29, conférence internationale sur les enjeux climatiques, s’est ouverte le 11 novembre à Bakou, Azerbaïdjan. En une seule phrase se trouve condensée une partie conséquente des problèmes de la diplomatie internationale née après-guerre. La lutte contre le changement climatique – sujet capital pour l’ensemble des habitants de la planète – doit, en effet, être débattue sous la houlette d’un pays au régime dictatorial, grand producteur de pétrole et de gaz, et dont le rôle dans plusieurs grands dossiers géopolitiques a dernièrement été pour le moins controversé.

L’intérêt des pays producteurs d’hydrocarbures pour l’organisation des COP

Les enjeux climatiques et la réduction de l’empreinte carbone intéressent au premier chef les producteurs d’hydrocarbures. La COP28 s’est ainsi tenue l’année dernière à Dubaï. Et la prochaine, la COP30, aura lieu à Belém, au Brésil, premier producteur d’hydrocarbures d’Amérique latine, 9e à l’échelle mondiale et potentiellement le 5e à l’horizon 2030.

Afin d’être en mesure de défendre au mieux leurs intérêts et d’anticiper toutes les évolutions envisageables, les pays producteurs cherchent à peser au maximum sur les discussions internationales relatives aux questions environnementales et énergétiques en organisant et en finançant les conférences. Soulignons à cet égard que Moukhtar Babaïev, ministre azerbaïdjanais de l’Écologie, chargé de diriger les travaux de la COP29, est un ancien cadre la compagnie pétrolière nationale, Socar. Le sultan Ahmed Al Jaber, président de la COP28 en sa qualité de ministre de l’Industrie des Émirats arabes unis, est pour sa part surnommé le « prince du pétrole » car il est le PDG de l’Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC).

Cela ne peut surprendre : la dénomination même de COP (Conférence des Parties) – implique une approche pragmatique, afin de dépasser toute rigidité structurelle. Dans ce cadre, les parties sont au nombre de 198 : pays regroupés par aire géographique, mais également entités politiques comme l’Union européenne. On ne peut s’attendre à ce que les organisateurs de tels forums se contentent de jouer un rôle d’« honnête courtier » (honest broker) plutôt que piloter l’ensemble du projet. Et cela, d’autant plus que le succès exponentiel des COP est confirmé par le nombre d’intervenants, de journalistes, de lobbyistes et de suiveurs : environ 10 000 personnes en 1997 lors de l’adoption du protocole de Kyoto, plus de 30 000 à Paris en 2015, 45000 pour la COP27, plus 85000 pour la COP28, environ 70000 pour la COP29. Ces sommets constituent des événements d’une ampleur mondiale.

Bakou face à Paris (et pas seulement)

Pour l’Azerbaïdjan, la COP29 représente donc une magnifique occasion de redorer son image. Rappelons que, aux yeux de nombreux acteurs internationaux, ce pays de plus de 10 millions d’habitants se signale avant tout par le non-respect de multiples libertés individuelles, et le Conseil des droits de l’homme (organisme de l’ONU sur lequel nous reviendrons) a examiné son cas dans le cadre de l’Universal Periodic Review (UPR) le 9 novembre 2023.

L’Azerbaïdjan est en outre à l’origine d’un gros scandale de corruption auprès du conseil de l’Europe en 2017, surnommé le « Caviargate », et a été récemment désigné comme étant l’un des soutiens et organisateurs des violentes émeutes qui ont fait 13 morts au printemps dernier en Nouvelle-Calédonie. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gerald Darmanin, n’a d’ailleurs pas hésité à accuser directement le régime Aliev d’ingérence, à travers l’exploitation du Groupe d’Initiative de Bakou (GIB). Des émeutiers avaient été vus et photographiés avec des t-shirts et des drapeaux aux couleurs de l’Azerbaïdjan et une forte activité Internet en vue d’accroître la diffusion de certaines informations avait également été observée depuis les structures digitales de ce pays.


À lire aussi : En Nouvelle-Calédonie, la France dans le viseur de l’Azerbaïdjan


Rappelons que le GIB, qui a été créé en juillet 2023 à Bakou en présence de représentants de mouvements indépendantistes de Martinique, de Guyane, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française, a organisé une conférence internationale le 20 juin 2024 au siège des Nations unies à New York, intitulée « Vers l’indépendance et les libertés fondamentales : le rôle du C-24 (Comité spécial de la décolonisation des Nations Unis) dans l’élimination du colonialisme ». Une autre conférence, « La politique française du néocolonialisme en Afrique », toujours organisée par le GIB, le 3 octobre 2024, démontre la continuité de l’effort et indique que Paris est la cible clairement visée.

De telles actions, d’après de nombreux analystes, ont pour objectif de punir la France pour sa condamnation de l’offensive azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh en 2023, venue à la suite du long blocus du corridor de Latchine (reliant le Karabakh à l’Arménie), qui a permis au régime d’Ilham Aliev de reprendre le contrôle de ce territoire et de mettre fin à la République indépendantiste de l’Artsakh, au prix de violents bombardements et d’une expulsion quasi totale de la population du Karabakh. Le Quai d’Orsay précise la position de Paris sur ce dossier :

« La France est résolument engagée aux côtés de l’Arménie et du peuple arménien, et en soutien aux réfugiés du Haut-Karabakh forcés de fuir par dizaines de milliers leur terre et leur foyer après l’offensive militaire déclenchée par l’Azerbaïdjan et neuf mois de blocus illégal. »

Des parlementaires européens se sont également alarmés de cette situation et ont soumis, le 21 octobre 2024, une proposition de résolution sur la situation en Azerbaïdjan, la violation des droits de l’homme et du droit international, et les relations avec l’Arménie.

Ce contexte tendu a incité les dirigeants français, qu’il s’agisse d’Emmanuel Macron ou de la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher, à refuser de se rendre à Bakou pour assister à la COP29.

ONU n’est pas synonyme de démocratie

Dans cette confrontation qui se déploie à de multiples niveaux (médiatique, juridique, diplomatique, etc.), notre grille de lecture doit s’adapter. Il est notable et problématique que la quasi-totalité des articles traitant des violences en Nouvelle-Calédonie évoquent de manière presque systématique les interventions et publications du Comité spécial de la décolonisation des Nations unies condamnant la position française – ce qu’il n’est pas question de juger ici –, considérant que le fait que cette instance relève de l’ONU lui confère automatiquement une légitimité indiscutable.

Pourtant, la présence au sein du Comité de la Russie (dont l’invasion militaire en Ukraine est pour le moins éloignée de tout souci de décolonisation) ou de la Chine (aux visées sur Taïwan bien connues, entre autres exemples de comportement agressif dans son voisinage régional), ou encore de la Syrie et de l’Éthiopie, deux pays récemment accusés de massacres à grande échelle contre leur propre population, peuvent et doivent interroger sur les agendas et sur les intérêts de chacun.

Le grand public et une partie des médias semblent observer avec confiance – ou désintérêt – l’action des grands acteurs internationaux quand ceux-ci semblent s’opposer au cadre occidental de gestion des affaires du monde qui a dominé pendant des décennies et est aujourd’hui largement remis en cause.

Or si l’ONU n’est certes pas, par nature, un club de nations démocratiques, il est pour le moins problématique que des États profondément autoritaires se retrouvent régulièrement, du fait du système tournant en vigueur, à la tête ou au sein de Comités chargés de veiller au respect des droits humains – rappelons que le 27 mars dernier, l’Arabie saoudite a été choisie à l’unanimité par l’ONU pour prendre les rênes du Forum sur les droits des femmes et l’égalité des sexes. Et en mai 2023, l’Iran a présidé le Forum social du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Des sommets, désaccords

L’actualité récente démontre que de nombreux régimes autoritaires sont non seulement pleinement intégrés à l’ONU mais, surtout, se sont emparés de thématiques qui semblaient, voici peu encore, intéresser avant tout les démocraties occidentales, et parviennent à imposer leur agenda lors de multiples sommets internationaux. Naturellement, l’essence de la diplomatie est de pouvoir mettre en présence toutes les parties afin d’obtenir des résultats satisfaisants. Toutefois, ce à quoi nous assistons avec de telles présidences donne lieu, au minimum, à deux constats.

Le premier est le relatif désengagement des démocraties occidentales de ces arènes, que ce soit par manque de moyens financiers, par manque de moyens humains ou par nécessité de se positionner sur d’autres espaces.

Le second constat est celui d’un effort clair et bien pensé visant, pour les régimes autoritaires, à s’emparer, voire à capturer ces thématiques (ainsi de la lutte contre la colonisation, devenue un outil permettant principalement de dénoncer les agissements des pays occidentaux), en jouant des traditions internationales nées de l’après-guerre et de l’état de certaines arènes internationales (ONU, Conseil de l’Europe…), qui apparaissent comme des géants fatigués.

Face à ce double constat, quelles solutions ? En 2008, l’universitaire Jan Aart Scholte proposait de réfléchir à une gouvernance polycentrique, c’est-à-dire décentrée sur un plan social et géographique. Une telle décentralisation est observable aujourd’hui. Mais il semble même que la dynamique post-Seconde Guerre mondiale se soit inversée : une multitude de sommets, de forums, de groupes et de sous-groupes animent des discussions et instrumentalisent certaines questions dont les sensibilités et les émotions sont dûment sélectionnées. Et cela, sous l’égide des grandes plates-formes politiques telles que l’ONU. Ces évolutions sont illustrées par de multiples concepts cherchant à saisir les formes d’action diplomatique (ping-pong diplomatie, panda diplomatie, orang-outan diplomatie ou encore caviar diplomatie). Différentes formes de gouvernance (certains parlent de gouvernance multilatérale, polylatérale, en réseau(x)…), manifestent également ces tentatives de capter la diversité des acteurs et de leurs capacités d’action. Ce qui rend compliqué de prendre la pleine mesure les défis ainsi posés.

Il demeure possible de croire que ce sont ses membres qui vont défendre les valeurs humanistes promues par l’ONU, mais il est également permis d’en douter et de se demander si l’une des étymologies du terme « diplomatie » ne s’est pas imposée : celle qui désigne le visage double et manipulateur d’acteurs qui retournent arguments et idéaux pour leur seul propre intérêt…

The Conversation

Xavier Carpentier-Tanguy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:50

L’Arménie, à la croisée des chemins transcontinentaux, se cherche des alliés

Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Co-directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques jusqu'en 2024., Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Enserrée entre la Turquie à l’ouest et l’Azerbaïdjan à l’est, l’Arménie regarde vers la Russie au nord, vers l’Iran au sud, et aussi vers la communauté internationale pour assurer son avenir.
Texte intégral (4070 mots)

Un an après l’offensive azerbaïdjanaise qui a permis à Bakou de reprendre par la force la région du Haut-Karabakh, l’Arménie se trouve dans une situation précaire et cherche à valoriser sa position de carrefour stratégique entre les mondes russe et iranien pour tirer son épingle du jeu.


Comme toujours, l’arrivée à l’aéroport de Zvartnots déclenche le mécanisme de la mémoire. Le vieil aéroport soviétique dépeint par Ryszard Kapuscinski dans Imperium (1993) n’est plus qu’une silhouette moderniste en attente de classement patrimonial. Plus de trente ans ont passé depuis la chute de l’URSS, les temps fiévreux de l’indépendance (21 septembre 1991) et la « première guerre » victorieuse du Karabakh.

Trente ans, et même bien plus, depuis les premières manifestations du Comité Karabakh, la révolution de 1988 et le terrible séisme qui frappa la région de Spitak et de Léninakan. Plus de trente ans que j’arpente ce pays, né des décombres du génocide de 1915, confronté au défi de l’indépendance après la Première Guerre mondiale, puis façonné par 70 ans de régime soviétique.

Aujourd’hui, au terme de trois décennies d’indépendance post-soviétique, où en est l’Arménie, ce si petit pays de moins de 3 millions d’habitants meurtri par deux défaites cuisantes infligées par l’Azerbaïdjan lors des guerres de 2020 et de 2023 ?

Le poids silencieux de la défaite

Sur la route qui mène de Zvartnots au centre ville tout proche d’Erevan se tient la colline de Yerablour, le cimetière où sont enterrés la plupart des 3 825 soldats morts au combat durant la guerre des 44 jours (27 septembre – 10 novembre 2020).


À lire aussi : « Il n’est pas mort pour rien » : un an après la défaite au Karabakh, le douloureux travail de deuil des familles arméniennes


Avec ses drapeaux tricolores flottant au vent, ceux de l’Arménie mais aussi ceux, distincts et reconnaissables, de la défunte République d’Artsakh (Haut-Karabakh), l’immense cité des morts s’est encore agrandie récemment d’un nouveau quartier funéraire, semblable par sa conception architecturale au mémorial de Stepanakert (la capitale de l’ex-État de facto de la République d’Artsakh). Ce nouveau carré de tombes est destiné aux hommes tombés lors de la courte guerre de septembre 2023 qui a abouti à la chute de la république d’Artsakh et au nettoyage ethnique de la région. Parmi les milliers de morts et portés disparus côté arménien et azerbaïdjanais, des deux dernières guerres du Karabakh, Albert, Rostam, Soghomon et tous les autres ont établi ici leur campement définitif, face à l’Ararat en majesté.

Détournant le regard de cette funeste colline, je remarque un livreur Yandex en scooter. Spectacle totalement inédit à Erevan. « C’est un livreur indien », me fait remarquer mon chauffeur. « Ils sont désormais nombreux en ville. Tu verras, ils sont partout. » Depuis l’arrivée de la dernière vague de migrants en provenance de l’État communiste du Kerala – l’un des principaux pôles de l’émigration indienne à destination du Moyen-Orient –, les 20 à 30 000 Indiens surpasseraient désormais en nombre la diaspora russe d’Erevan.

Où en est l’Arménie à l’automne 2024 ? La vie politique semble particulièrement atone depuis que le mouvement Tavouche pour la Patrie dirigé par l’archevêque Bagrat Galstanian, qui avait réclamé au printemps dernier la fin des concessions frontalières à l’Azerbaïdjan par le gouvernement de Nikol Pachinian, a cessé meetings et manifestations.

Porté au pouvoir par la révolution de velours en 2018, le premier ministre Nikol Pachinian a survécu à la défaite de 2020 et à la perte de l’Artsakh en 2023 dont les derniers dirigeants (comme Araïk Haroutounian, président de la république d’Artsakh et Rouben Vardanian, ministre d’État d’octobre 2022 à février 2023, liste non exhaustive) sont toujours emprisonnés à Bakou. Interrompant la « kharabakhisation » des élites politiques qui a caractérisé les premières décennies de l’indépendance, la perte de l’Artsakh joue paradoxalement en faveur d’un premier ministre qui, à aucun moment, ne s’est jugé responsable de la défaite de 2020.

Affiche exigeant la libération des prisonniers de guerre arméniens détenus par l’Azerbaïdjan, Erevan, octobre 2024. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Sur la scène internationale, Nikol Pachinian mène une diplomatie tous azimuts et, malgré une prise de distance affichée avec la Russie depuis deux ans, est toujours à la recherche d’une orientation.

Située le long de l’arc de la confrontation avec l’Occident, toute proche de nombreux théâtres de guerre (Ukraine, Syrie, Liban), l’Arménie de 2024 est plus que jamais à la croisée des chemins. Entre « lâche soulagement », dépression collective, divisions mais aussi indifférence apparente aux grands enjeux géopolitiques, l’Arménie semble suspendue à la résolution des conflits en cours. Du sommet des BRICS à Kazan (22-24 octobre 2024) à la rencontre de la Communauté politique européenne à Budapest (7 novembre 2024), de sommet en sommet, le premier ministre danse une valse-hésitation entre l’UE et la Russie – deux acteurs dont les propositions de médiations de paix avec l’Azerbaïdjan sont évidemment concurrentes.

Arménie : pays refuge ?

Arrivée en ville, je vais à la rencontre d’une famille de réfugiés du Karabakh arrivée en Arménie en septembre 2023. Comme les 120 000 habitants qui étaient encore enfermés dans l’enclave du Karabakh, Siranouche a veillé sur ses sept enfants et l’ensemble de sa famille dans le corridor routier de Latchine lors du terrible exode-embouteillage qui a débuté le 24 septembre 2023.

Arrivée avec son mari, ses parents, sa sœur et toute la maisonnée originaire de Mardakert, Siranouche se réjouissait en 2023 de n’avoir pas eu de victimes à déplorer. Jeune mère courage, elle avait préparé ses plus jeunes enfants à un exercice d’évacuation en urgence comme s’il s’agissait d’un jeu.

Le 19 septembre 2023, les enfants rentraient de l’école. « Les enfants, vous vous souvenez de ce jeu pour lequel nous nous sommes exercés… ? Et bien voilà, le jeu a maintenant commencé… », a expliqué Siranouche. Un an et deux déménagements plus tard, de la plaine de l’Ararat à un village de la région de l’Aragats, la famille est à présent installée dans un logement modeste pour ne pas dire précaire d’une petite maison individuelle dans le quartier lointain de Karmir Blour, banlieue anciennement industrielle de la capitale arménienne, en partie édifiée par les rapatriés de 1947.

Dans l’entrée, une forme gisant sur le lit-sofa se révèle être celle de l’ancêtre de la famille. Vifs et joyeux, les enfants rentrent un peu plus tard d’une séance de catéchisme – « de l’Église apostolique arménienne ? », je pose la question en ayant à l’esprit l’aide sociale dispensée par certaines sectes –, avec chacun un cahier et quelques gadgets en plastique. La majorité des 120 000-140 000 Arméniens du Karabakh se trouvent aujourd’hui en Arménie, même si une partie d’entre eux ont d’ores et déjà émigré en Russie.

L’État arménien n’a pas la capacité de répondre à la situation économique et sociale de cette population de réfugiés, déracinée, sans emploi et sans logement stable. L’État arménien verse 50 000 drams (c’est-à-dire un peu plus de 115 euros) par mois à chaque réfugié pour l’aider à payer son loyer. Mais selon le défenseur des droits de la République d’Artsakh, dont la représentation existe toujours à Erevan, cette allocation mensuelle pourrait être supprimée dès janvier 2025.

Majoritairement concentrés dans le centre de l’Arménie, à Erevan et dans la plaine de l’Ararat, là où ils ont le plus de chance de trouver un emploi, à peine 4 300 des Arméniens du Karabakh ont acquis la nationalité arménienne. En effet, le passeport de l’ancien État de facto, portant la mention 070, n’étant pas une preuve de citoyenneté arménienne, il demeure un atout essentiel pour d’éventuels candidats à l’émigration internationale avec un statut de réfugié politique. Malgré des mesures incitatives, la plupart des réfugiés, traumatisés par les deux guerres, ne souhaitent pas résider dans les zones frontalières, même si un millier d’Arméniens du Karabakh se sont installés dans le Siounik, la région du sud de l’Arménie sur laquelle se resserre à présent l’étau de l’Azerbaïdjan.

Le complexe monastique de Vorotnavank, dans le Siounik. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

« Monsieur le président, est-ce la fin d’un cycle ? »

C’est par cette question que j’entame un entretien informel le 30 octobre avec le premier président de la République d’Arménie. Par ces mots, j’entends la fin d’un cycle débuté avec le Comité Karabakh, fondé en 1988. Le mouvement en faveur du rattachement du Karabakh à l’Arménie avait alors été donné lieu à une authentique dynamique politique interne, propulsant sur le devant de la scène l’historien et philologue Levon Ter-Petrossian. Né à Alep en 1946, fils de l’un des fondateurs du parti communiste syrien, Hagop Ter-Petrossian, le premier président de la République d’Arménie me répond que « non, ce n’est pas la fin d’un cycle ». On se souvient en effet que l’administration de Ter-Petrossian avait fait une priorité durant les années 1990 de la nécessité d’une réconciliation arméno-turque et d’un règlement équilibré de la question du Karabakh…

L’Arménie peut-elle encore transformer en facteur de stabilité sa position géographique enclavée entre deux voisins aussi hostiles que l’Azerbaïdjan et la Turquie ? Les termes de l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 signé sous les auspices de Vladimir Poutine l’enjoignent entre autres choses à ouvrir à travers son territoire des voies de communication entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan (région appartenant à l’Azerbaïdjan ayant des frontières avec l’Arménie, l’Iran et la Turquie, mais sans continuité territoriale avec la partie principale de l’Azerbaïdjan).

Depuis lors, la question d’un corridor, agencement politico-réticulaire assurant la « connectivité » d’Est en Ouest, est devenue obsessionnelle. Son statut et son tracé sont encore indéterminés car suspendus à la signature d’un traité de paix lui-même dépendant, entre autres choses, des activités conjointes des commissions gouvernementales arménienne et azerbaïdjanaise chargées du processus de délimitation des frontières entre les deux pays dans le respect des Accords d’Alma-Ata (21 décembre 1991).

En attendant, les formats de discussion se multiplient : initiatives de l’UE, format 3+3 avancé par la Russie, rencontre entre Pachinian et Aliev en marge du sommet des BRICS à Kazan… Quant au projet de traité de paix actuellement dans sa onzième version et négocié en bilatéral, l’Arménie vient de recevoir, le 5 novembre 2024, un paquet de contre-propositions azerbaïdjanaises. On sait que l’Azerbaïdjan exige, entre autres, une modification de la Constitution arménienne dont le préambule fait référence à la Déclaration d’indépendance de l’Arménie (1990), laquelle mentionne un acte d’unification adopté en 1989 par les organes législatifs de l’Arménie soviétique et de l’oblast autonome du Haut-Karabakh. Le 13 novembre 2024, Nikol Pachinian a finalement rejeté cette demande de l’Azerbaïdjan, considérée comme une condition préalable au traité de paix.

L’importance de la « ligne de vie » vers l’Iran

Sur le long ruban d’asphalte qui se déroule vers la région du Siounik, je croise en sens inverse sur la route de Yegheknadzor une file de véhicules 4x4, bien reconnaissables avec leurs petits drapeaux portant le sigle de l’UE.

Déployée le long de la frontière arméno-azerbaïdjanaise, la mission d’observation de l’UE subit les critiquées répétées de la Russie et de l’Azerbaïdjan. Bakou y voit une « mission d’espionnage » à ses frontières tandis que Moscou décrédibilise son action en affirmant qu’elle s’inscrit dans la stratégie des États-Unis et de l’UE visant à la concurrencer dans le Sud-Caucase.

Cliquer pour zoomer. Nations Online

Plus au sud encore, on prend la mesure du resserrement du territoire arménien depuis la défaite de 2020. Au plateau de Sissian, on parvient à la « fragile ligne de vie » qui relie l’Arménie à l’Iran. On est désormais sur l’axe nord-sud par lequel transitent, dans les deux sens, des norias de poids lourds iraniens venant du Golfe persique. C’est au cœur du dédale montagneux du Siounik que s’est déroulée « la crise routière » de 2021 lorsqu’il est apparu que l’ancienne route passait en territoire azerbaïdjanais, tranchant par exemple en deux le « célèbre » village de Chournoukh.

Il fallut alors créer, dans l’urgence, des voies de contournement périlleuses, faisant passer un défilé continuel de camions de 40 tonnes à travers le Pont du Diable au fond des gorges de Tatev, dont la descente, exclusivement en première, est décrite par Laurent Fourtune, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, comme digne du Salaire de la Peur. Depuis lors, en dépit des difficultés du terrain, le gouvernement arménien a montré qu’il se préoccupait activement de la restauration de l’axe nord-sud reliant Téhéran à Moscou à travers le territoire de l’Arménie. Et ce sont des intérêts très concrets qui président à la construction rapide de la nouvelle route vers le sud à partir de Sissian.

En Arménie, les Russes détiennent une grande part des intérêts miniers – notamment, tout près de l’Iran, la mine de cuivre et de molybdène de Kadjaran, exploitée par GeoProMining Rep, dont l’actionnaire majoritaire est l’oligarque russe Roman Trotsenko. Une partie du camionnage en provenance de l’Iran transporterait des matériaux ou des équipements nécessaires à l’exploitation de la mine.

Le tracé de la nouvelle route, H 45, contribue désormais à faire de Tatev, où se trouve le célèbre monastère, un nouveau hub routier. La construction de la H 45 avance à un rythme rapide, virage après virage, le long des flancs de montagnes à présent éventrés. D’ici quelques années, un montage de prêts internationaux de deux milliards d’euros devrait aboutir à la construction d’une route directe reliant Sissian à Meghri, porte de la frontière iranienne. Elle va notamment nécessiter le creusement de plusieurs tunnels permettant de court-circuiter le col de Tatev et le dédale montagneux du Zanguezour. Les Européens sont les maitres d’œuvre du tronçon nord de Sissian à Kadjaran grâce au financement de la Banque européenne d'investissement.

Sur la route du Sud, octobre 2024. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Quant au tronçon sud, il s’agit d’un projet de tunnel reliant directement la mine de Kadjaran à Meghri. Financé par la Banque eurasiatique de Développement, ce projet est porté par les Russes et les Iraniens. On ne peut mieux illustrer le fait que, contrainte et forcée, l’Arménie, est placée devant un nouveau défi : conjuguer sa situation de citadelle et sa position de carrefour au cœur des voies transcontinentales, en faisant le pari de sa propre survie.

Pour aller plus loin, lire Rouben, « L’Arménie à la croisée des chemins transcontinentaux », Beyrouth, 1948, réédition Erevan, 2023.

The Conversation

Taline Ter Minassian ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.11.2024 à 11:36

Et si le retour de Trump n’était pas une catastrophe pour l’Ukraine ?

Tatsiana Kulakevich, Associate Professor of Instruction in the School of Interdisciplinary Global Studies, Affiliate Professor at the Institute for Russian, European, and Eurasian Studies, University of South Florida

L’élection de Donald Trump, connu pour ses propos élogieux envers Vladimir Poutine, est souvent perçue comme une très mauvaise nouvelle pour l’Ukraine. Or ce ne sera pas nécessairement le cas.
Texte intégral (2230 mots)

À l’heure où l’élection du nouveau locataire de la Maison Blanche rebat les cartes de la scène internationale, le soutien américain à l’Ukraine dans la guerre l’opposant à la Russie sera réévalué. En dépit de déclarations ambiguës, Trump devrait être lors de son second mandat un soutien pragmatique envers Kiev pénalisant Moscou.


Le président Volodymyr Zelensky a été l’un des premiers dirigeants mondiaux à s’entretenir avec Donald Trump après sa victoire à l’élection du 5 novembre 2024. À cette occasion, le président ukrainien a exprimé sa confiance dans la « potentialité d’une coopération renforcée ».

Or cet optimisme est loin d’être partagé par la plupart des experts. En effet, bien des observateurs de la politique internationale soulignent que Donald Trump a affiché par le passé une posture critique à l’égard de l’OTAN, a jugé trop élevé le montant de l’aide américaine octroyée à Kiev et a, de surcroît, promis un accord rapide avec Moscou pour mettre fin au conflit. Autant de prises de position qui ont alimenté l’incertitude quant à l’engagement de Washington pour aider Kiev à repousser l’armée russe.

En tant que spécialiste de l’Europe de l’Est, je comprends ces préoccupations, mais je propose toutefois d’en prendre le contre-pied. À mon sens, le retour d’une présidence Trump n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour l’Ukraine.

La mission de l’OTAN face à la Russie ne changera pas de cap

Donald Trump est souvent dépeint comme un dirigeant isolationniste, profondément nationaliste et opposé à tout type d’interventionnisme sur la scène internationale.

Il a alimenté cette image en affirmant, par exemple, que les États-Unis ne défendraient pas, en cas d’attaque russe, un membre de l’OTAN si ce pays ne remplissait pas ses objectifs en matière de dépenses militaires conformément aux engagements de l’Alliance atlantique.


À lire aussi : La victoire de Trump, une bonne nouvelle (paradoxale) pour les Européens ?


Néanmoins, ce constat peut être nuancé par des faits établis et les positions antérieures du Parti républicain.

En décembre 2023, le Congrès américain a adopté une loi bipartisane interdisant à un président de retirer unilatéralement les États-Unis de l’OTAN –, incluant ainsi de fait la sécurité et la stabilité de l’Europe dans l’intérêt des États-Unis. Le co-auteur de ce projet de loi, le sénateur républicain Marco Rubio, s’est imposé ces derniers mois comme un partenaire clé de Donald Trump lors de la campagne électorale et, surtout, vient d’être nommé par ce dernier pour intégrer son futur gouvernement au poste prestigieux de secrétaire d’État.

En outre, les États-Unis et l’Europe demeurent mutuellement des partenaires économiques de premier plan. De sorte que Washington devrait continuer à s’engager dans les enjeux sécuritaires européens aussi longtemps qu’une déstabilisation du Vieux Continent aura des effets sur l’économie mondiale et en particulier celle des États-Unis.

Par ailleurs, il n’est pas du tout certain que la nouvelle administration s’écartera significativement des politiques extérieures menées par celles des présidents Obama et Biden, et par Trump durant son premier mandat. Un consensus existe dans la classe politique américaine sur le fait que la Chine constitue la principale menace pour les États-Unis. Or Pékin a apporté son soutien à Vladimir Poutine après le déploiement des opérations militaires en Ukraine.

La poursuite de la coopération entre les États-Unis et leurs alliés européens renforcerait la position du pays en Asie. Des coopérations militaires directes, à l’instar de l’accord AUKUS signé avec le Royaume-Uni et l’Australie pour fournir à cette dernière des sous-marins à propulsion nucléaire, participent à la stratégie américaine visant à contrer et à contenir la menace chinoise dans le Pacifique. Washington entend également montrer à ses alliés en Asie – tels que le Japon, la Corée du Sud ou Taïwan – qu’il est un partenaire fiable en matière de sécurité en temps de crise.

Trump et Poutine : une affinité à nuancer

L’idée que Donald Trump entretient de bonnes relations avec Poutine a été largement relayée. Lors de sa campagne électorale, le candidat républicain a insisté sur le fait qu’en cas de victoire, il ramènerait la paix en Ukraine avant même son investiture. Il avait aussi qualifié le dirigeant russe de « génie » et d’homme « avisé » pour avoir envahi l’Ukraine.

Poutine a félicité Trump pour sa victoire, saluant le « courage » dont il a fait preuve à la suite de la tentative d’assassinat qui l’a visé lors d’un meeting en juillet 2024. Le Kremlin s’est également dit ouvert au dialogue avec le président étasunien nouvellement élu.


À lire aussi : Avec le retour de Donald Trump, quelle Amérique sur la scène internationale ?


Mais en réalité, la politique conduite par Donald Trump à l’égard de la Russie au cours de son premier mandat a été nettement plus musclée que ses mots le laissent supposer. En effet, il y a de bonnes raisons de penser que la première administration Trump s’est montrée plus dure envers Poutine que l’administration Obama qui l’avait précédée.

Trump avait, par exemple, fourni aux Ukrainiens des missiles antichars alors que l’administration Obama avait refusé de leur transférer de telles armes. De même, en 2018, sous Trump, les États-Unis s’étaient retirés du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en raison des violations du texte par Moscou, alors qu’en 2014, après que la Russie avait prétendument testé un missile de croisière (à longue portée), le président Obama avait accusé Moscou de violer le traité FNI mais n’en avait pas retiré les États-Unis pour autant.

Le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, avait qualifié le retrait décidé par Donald Trump de décision « très dangereuse ». Et pour cause : le traité FNI empêchait les États-Unis de développer de nouvelles armes et leur liait les mains dans le Pacifique, dans le cadre de leur rivalité stratégique avec la Chine.

En 2019, Trump avait signé un texte comprenant des sanctions contre la construction du gazoduc Nord Stream 2 qui devait relier directement, via la mer Baltique, la Russie à l’Allemagne. Le gazoduc, rendu inopérant depuis par un sabotage survenu en septembre 2022, était vertement dénoncé par l’Ukraine car il permettait à Moscou d’exporter son pétrole en contournant les pipelines présents sur le territoire ukrainien et de mettre en œuvre à l’encontre du gouvernement de Kiev un « blocus économique et énergétique ». Ces sanctions contre Nord Stream 2 ne sont que l’une des 52 actions politiques portées par la première administration Trump visant à faire pression sur la Russie.

De son côté, l’administration Biden a d’abord levé les sanctions contre Nord Stream 2 en 2021, avant de les réimposer le 23 février 2022, soit la veille du déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

« Drill, baby, drill » un credo qui risque de malmener le pétrole russe

Près de trois ans après l’invasion russe du territoire ukrainien, la machine de guerre du Kremlin fonctionne toujours grâce aux revenus tirés de l’exportation d’énergies fossiles. Malgré les sanctions occidentales sans précédent visant à restreindre les ventes de pétrole et de gaz russes, de nombreux pays continuent d’importer des hydrocarbures depuis la Russie. L’Inde, par exemple, est devenue à la suite du déclenchement du conflit le plus gros acheteur de pétrole brut russe.

Dans un tel contexte, la politique menée par Trump dans le domaine de l’énergie, même si elle ne visera pas directement Moscou, pourrait tout de même nuire aux intérêts russes. En effet, Trump a promis à plusieurs reprises d’accroître l’exploitation de pétrole et de gaz sur le sol américain. Et même s’il faut du temps pour que cela se traduise par une altération des prix des énergies fossiles, l’augmentation de la production aux États-Unis – déjà premier producteur mondial de pétrole brut – aurait d’importantes conséquences sur le marché mondial.


À lire aussi : Ces politiques climatiques que Trump ne pourra complètement défaire aux États-Unis


Le retour de Trump à la Maison Blanche pourrait également se traduire par une application plus stricte des sanctions pétrolières américaines contre l’Iran, réduisant ainsi la capacité de Téhéran à vendre des armes à la Russie. En effet, l’Iran apporte son soutien à la Russie à la fois diplomatiquement et militairement depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Or depuis 2020, les revenus iraniens provenant des exportations de pétrole ont presque quadruplé, passant de 16 milliards de dollars à 53 milliards en 2023 selon l’Agence d’information sur l’énergie (U.S. Energy Information Administration).

Enfin, toute conjecture sur les décisions que prendra Trump une fois au pouvoir se révèle difficile tant ce dernier s’est toujours montré imprévisible sur la scène politique. Sans oublier que la politique étrangère des États-Unis peut évoluer sur le long cours : il ne faut donc pas s’attendre à des percées immédiates ou à des surprises majeures. Il ressort de tous ces éléments que le bilan du premier mandat Trump permet de contrebalancer les opinions des commentateurs ayant suggéré que sa victoire ne serait pas de bon augure pour l’Ukraine…

The Conversation

Tatsiana Kulakevich ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.11.2024 à 11:35

Rwanda, Maroc, Nigeria, Afrique du Sud : les quatre pionniers des nouvelles technologies en Afrique

Thierry Berthier, Maitre de conférences en mathématiques, cybersécurité et cyberdéfense, chaire de cyberdéfense Saint-Cyr, Université de Limoges

Coup de projecteur sur les quatre pays africains qui se veulent les fers-de-lance de la transformation technologique sur le continent.
Texte intégral (2233 mots)
Rue de Kigali, capitale du Rwanda. Le pays aspire à devenir un leader continental voire mondial en matière d’innovation technologique et la machine semble bien lancée. Niels Hanssens/Flickr, CC BY

Le Rwanda a fait le choix de l’innovation au service de son développement économique. Le Maroc, le Nigeria et l’Afrique du Sud ont eux aussi consenti des efforts importants pour devenir des acteurs continentaux de premier plan dans le domaine des technologies de pointe, y compris de l’intelligence artificielle.


À l’instar de ses voisins, le « pays des mille collines » et des Grands Lacs a traversé le XXe siècle au rythme des mutations géopolitiques et des turbulences de la décolonisation. Il a aussi connu l’une des plus grandes tragédies du siècle dernier, le génocide des Tutsi, qui s’est soldé par l’assassinat de près de 1 million de personnes en trois mois en 1994.

Une fois la paix retrouvée, le Rwanda a su se transformer durant le premier quart du XXIᵉ siècle en un territoire tourné vers le progrès technologique. Son ambition assumée : devenir un pôle d’innovation attractif, de niveau continental, et s’élever au rang de nation technologique.

Une ambition impulsée par le gouvernement

Les dirigeants rwandais, au premier rang desquels le président Paul Kagamé, au pouvoir depuis 1994, ont choisi de développer et accompagner la technologie, plutôt que de la subir, en installant des incubateurs d’entreprises et en attirant des investisseurs provenant du monde entier.

Le Rwanda est, avec Maurice, le deuxième pays d’Afrique où il est le plus facile de faire des affaires. Il faut entre trois et six heures pour créer une entreprise et ouvrir un compte bancaire, ce qui est très peu au regard du millefeuille administratif et réglementaire présent en Europe…

Il est également très aisé de recruter des talents bien formés sur le terrain. Tous les ingrédients semblent réunis pour faire du pays une start-up nation au sens américain ou israélien du terme.

Le gouvernement multiplie les coopérations internationales permettant de drainer et de diffuser le progrès technologique sur l’ensemble des provinces du pays. Cette distribution contribue à la stabilité géopolitique du Rwanda, que l’on qualifie parfois de « Suisse de l’Afrique », un pays où il fait bon vivre, au milieu des lacs et des montagnes tout en bénéficiant des meilleures technologies. Devenu un pôle d’influence technologique continental, le Rwanda est entré en compétition avec les autres territoires africains de progrès et de croissance.


À lire aussi : Crise entre la RDC et le Rwanda : ce qu'il faut faire pour éviter une guerre régionale


La santé et l’IA : chasses gardées de l’innovation rwandaise

Ce tissu économique est compatible avec les attentes des citoyens rwandais, notamment en matière de santé publique. Contrairement à d’autres pays africains, la crise sanitaire du Covid-19 a été bien gérée afin de protéger la population sans casser la dynamique de croissance économique.

En 2024, le pays mise beaucoup sur la santé connectée, en réseau, sur l’IA et sur la robotique médicale. Un premier exemple de succès concerne la formation de centaines de chirurgiens à Kigali à la chirurgie mini-invasive et aux opérations complexes robotisées.

En ouvrant ce type de formations très spécialisées, le Rwanda attire et fédère un écosystème médical technologique international de haut niveau. L’innovation doit ruisseler ensuite au bénéfice de l’ensemble de la population. Un pouvoir attractif remarquable alors que la compétition mondiale suscite de plus en plus de replis nationaux.

La capitale rwandaise Kigali est en passe de devenir un hub des technologies de pointe, notamment dans le domaine médical.

Un deuxième exemple concerne la robotique aérienne utilisée pour la livraison automatisée de médicaments, de sang et de plasma, entre hôpitaux éloignés ou difficiles d’accès. Les drones médicaux rapprochent les campagnes des villes, et les zones mal desservies des centres hospitaliers urbains, en créant des connexions durables et résilientes.

Pour déployer ces nouvelles routes de drones à usage médical, les autorités ont fait appel à la société américaine ZIPLINE, spécialisée dans le déploiement logistique robotisé et la livraison par drones. Plusieurs partenariats ont permis de déployer des couloirs aériens et des infrastructures de livraison rapides et fiables.

Notons que ce type d’infrastructure reste très difficile à construire en Europe, notamment en raison des nombreux verrous de régulation de l’espace aérien. Quand la réglementation et le principe de précaution deviennent invasifs, l’innovation finit par s’éteindre… Le Rwanda a bien compris cette loi physique et a su adapter son cadre réglementaire aux innovations technologiques.


À lire aussi : L’échiquier mondial de l’IA : entre régulations et soft power


Un troisième exemple est celui de l’IA générative (GPT4) qui fournit un service de télémédecine effectif, complété par un réseau de médecins humains sur le modèle Uber.

La plateforme Doc Africa a été déployée avec succès au Nigéria. Elle permet des téléconsultations dans l’ensemble du pays, validées par un médecin référent, notamment dans les zones rurales difficiles d’accès. Elle s’étendra ensuite à d’autres pays africains, dont le Rwanda en 2025, avec des offres complémentaires tel qu’un carnet de santé numérique universel. Le pays aux mille collines présente toutes les garanties de succès pour le déploiement d’un tel projet.

Au Rwanda, cette percée des technologies de rupture portées par l’IA et la robotique se poursuit et s’étend à d’autres domaines tels que l’agriculture de précision, la logistique, le transport décarboné ou le secteur spatial.

Devenir leader de l’innovation technologique : une compétition régionale

Plusieurs pays africains partagent le même souhait de devenir un leader en matière d’innovation technologique. Il s’agit notamment de l’Afrique du Sud, du Nigeria et du Maroc. Chacun dispose de spécificités économiques, géopolitiques et culturelles qui rendent la compétition très rude entre ces territoires d’innovation.

Dans le domaine de l’IA, l’Afrique du Sud et le Nigeria ont déployé plusieurs centres d’excellence fonctionnant comme de puissants pôles attractifs pour les pays voisins qui s’inspirent de ces modèles de croissance. En outre, la position exemplaire du Maroc doit être saluée – alors qu’en une dizaine d’années seulement, le pays s’est hissé au rang de nation de premier plan pour le développement de l’IA.

Entretien d’Amal El Fallah Seghrouchni, pionnière de l’IA au Maroc, alors que ce dernier souhaite devenir un hub de développement de l’IA sur le continent africain.

Un centre de recherche dédié à l’IA, l’« AI Dôme », a été financé par le roi du Maroc et créé à l’initiative d’Amal El Fallah Seghrouchni, présidente exécutive du Centre International d’intelligence artificielle du Maroc, « AI Movement » et ambassadrice Unesco de l’IA pour l’Afrique, récemment nommée ministre d’État en charge de du numérique et de l’IA. Dès sa création, l’« AI Dôme » a noué de nombreux partenariats avec des pays d’Afrique subsaharienne qui ne disposaient pas encore de stratégie nationale concernant ces nouvelles technologiques, dans une volonté de devenir, à terme, un leader continental sur ces sujets.

L’ambition géopolitique associée au statut de nation technologique ne doit pas être sous-estimée. Développer un soft power technologique attractif en Afrique permet de relever les multiples défis de développement et de croissance, de conquérir les cœurs et les esprits, ainsi que de sceller des alliances géostratégiques dépassant largement le cadre de l’innovation.

Les « diplomaties et soft power » de l’IA, de la robotique, des drones, des télécommunications, des énergies renouvelables, des batteries électriques, du secteur spatial, construisent les consortiums et les alliances.

À l’échelle continentale, les quatre pays compétiteurs se retrouvent en coopération ou en concurrence sur chaque grand projet technologique africain à impact. Chacun d’entre eux dispose de l’écosystème d’investissement adapté, d’une vision stratégique claire, d’une volonté gouvernementale de croissance affirmée et des ressources humaines de haut niveau scientifique compatibles avec les enjeux de recherche et de développement. Les ingrédients sont bien présents dans le chaudron de l’innovation…

Il ne reste qu’à remuer et orchestrer la montée en puissance internationale. Devenir une nation technologique est un projet stratégique global qui s’inscrit dans les grandes dynamiques des convergences technologiques transformant le monde. Le continent africain a parfaitement mesuré l’intérêt de participer activement aux révolutions de l’intelligence artificielle (IA), de la robotique, des nanotechnologies, des biotechnologies, des énergies renouvelables, de la décarbonation, du stress hydrique et du secteur spatial.


À lire aussi : Le Sénégal lance avec succès son premier satellite au service de l'environnement


Les quatre premières nations technologiques africaines sont d’ores et déjà entrées en compétition géopolitique pour devenir le pays leader du continent africain. Cette compétition nécessite des investissements importants, des investisseurs industriels, privés et de l’intelligence économique déployée pour attirer et conserver les meilleurs jeunes talents sur le territoire. De sorte que l’Afrique du XXIe siècle est aussi celle de l’émancipation technologique et de la souveraineté industrielle.

The Conversation

Thierry Berthier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

9 / 25
  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplomatique
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  Pas des sites de confiance
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌓