20.10.2025 à 15:19
Kevan Gafaïti, Enseignant à Sciences Po Paris en Middle East Studies, Président-fondateur de l'Institut des Relations Internationales et de Géopolitique, doctorant en science politique - relations internationales au Centre Thucydide, Sciences Po
Dans un contexte où la protection militaire fournie par les États-Unis peut paraître douteuse, l’Arabie saoudite s’est rapprochée du Pakistan, en signant avec ce grand pays d’Asie doté de l’arme nucléaire un accord de défense aux multiples implications.
En cas d’attaque contre l’Arabie saoudite, le Pakistan utilisera son arme nucléaire pour la défendre, en vertu de leur nouveau pacte de défense mutuelle. C’est en tout cas ce que bon nombre d’observateurs ont conclu de l’annonce, le 17 septembre 2025, de la signature d’un accord stratégique de haut niveau entre Riyad et Islamabad.
Du fait de ses possibles implications nucléaires, l’accord semble porteur de conséquences régionales et internationales majeures. En réalité, une analyse précise révèle que l’Arabie saoudite ne bénéficiera pas nécessairement du parapluie nucléaire pakistanais et que cet accord stratégique n’est pas aussi disruptif qu’annoncé.
L’annonce intervient peu de temps après l’attaque illicite israélienne sur Doha, officiellement pour assassiner des cadres du Hamas, alors que le Qatar bénéficie d’un accord de défense avec les États-Unis, dont il héberge la plus grande base militaire au Moyen-Orient.
Il serait erroné de croire que l’accord saoudo-pakistanais a été initié par l’agression israélienne contre le Qatar, laissée impunie par les États-Unis, pourtant juridiquement engagés à protéger l’émirat : un pacte de défense mutuelle s’initie, se prépare et se matérialise en plusieurs années, et certainement pas en quelques jours.
En revanche, l’attaque israélienne et l’impunité qui s’en est suivie ont assurément accéléré le calendrier de l’annonce dudit accord stratégique, l’Arabie saoudite cherchant certainement à souligner une vérité politique ancienne mais peu connue : Riyad et Islamabad entretiennent une relation stratégique fournie, le Pakistan entraînant depuis plusieurs années déjà l’armée saoudienne, et recevant de la monarchie wahhabite différents soutiens financiers.
Il existe évidemment une proximité religieuse entre les deux États musulmans sunnites. À titre anecdotique, il peut être rappelé ici que les talibans afghans, d’obédience deobandi, école religieuse pakistanaise, avaient vu leur premier émirat reconnu internationalement par de très rares États, dont l’Arabie saoudite.
Cette annonce entre l’Arabie saoudite et le Pakistan vient ainsi mettre en lumière plusieurs dynamiques politiques pré-existantes, mais s’accélérant ostensiblement : la maîtrise de la technologie nucléaire civile et militaire fait l’objet d’une rude compétition au Moyen-Orient, région au sein de laquelle les blocs se reconfigurent.
La conclusion de l’accord de défense mutuel entre l’Arabie saoudite et le Pakistan est évidemment un événement majeur en soi pour la sécurité internationale, étant donné que le Pakistan possède l’arme nucléaire.
La doctrine nucléaire pakistanaise est de premier emploi, c’est-à-dire que, contrairement à la plupart des autres États nucléarisés, Islamabad se réserve le droit d’utiliser l’arme nucléaire en premier, et pas nécessairement en représailles face à une première attaque nucléaire. Il faut y ajouter que la formulation retenue à propos dudit accord rappelle clairement celle de l’article 5 du traité de Washington établissant l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), c’est-à-dire une clause d’assistance mutuelle et de défense collective. En d’autres termes, si le territoire saoudien est attaqué, même par des moyens conventionnels, le Pakistan peut en théorie employer l’arme nucléaire contre l’agresseur. C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé Ali Shihabi, présenté comme un analyste proche de la cour royale saoudienne.
Cependant, seul fait foi le verbe des autorités officielles des deux États, dont le communiqué officiel conjoint ne fait absolument pas mention de l’arme nucléaire pakistanaise. Plus largement, le contenu précis de l’accord n’a pas été révélé publiquement, ce qui tend à remettre en cause les analyses trop rapides selon lesquelles la bombe pakistanaise pourrait être utilisée au bénéfice de l’Arabie saoudite.
Le ministre pakistanais de la défense Khawaja Muhammad Asif, a toutefois affirmé que le programme nucléaire de son pays serait « mis à la disposition de l’Arabie saoudite en cas de besoin ». Nous sommes dans le flou sur ce que recouvre vraiment cette coopération nucléaire : sera-t-elle civile ou militaire ? Le volet précis est volontairement non précisé.
À ce stade, il apparaît donc que cet accord marque effectivement une nouvelle étape nucléaire pour l’Arabie saoudite, engagée dans cette voie depuis longtemps ; mais ce pacte de défense mutuelle n’est ni du même calibre que l’Otan ni une garantie militaire nucléaire pour Riyad.
Si, pour le moment, rien n’indique concrètement que la bombe nucléaire pakistanaise pourrait être utilisée en dehors de la seule défense du territoire national, il n’en reste pas moins que cet accord constitue une avancée majeure dans la relation bilatérale. L’Arabie saoudite marque clairement son souhait de diversifier ses partenariats stratégiques et de ne pas se reposer sur le seul partenaire américain.
Riyad, sans nécessairement s’éloigner de Washington, cherche à se rapprocher d’autres acteurs, asiatiques notamment. L’année 2025 a démontré que les États-Unis de Donald Trump alignaient leur politique moyen-orientale sur celle d’Israël : le président états-unien affirme régulièrement qu’en cas d’échec de la stabilisation à Gaza, le premier ministre israélien aura son plein soutien pour « finir le travail » ; Washington a attaqué l’Iran dans la foulée de l’agression illicite israélienne du vendredi 13 juin 2025 contre l’Iran, mais, nous l’avons dit, n’a pas réagi lorsque Tel-Aviv a aussi attaqué le Qatar, pourtant allié des États-Unis, Trump se contentant, trois semaines plus tard, de contraindre Nétanyahou à téléphoner en sa présence à l’émir du Qatar pour lui présenter ses excuses.
L’Arabie saoudite prend acte du fait que la Maison Blanche donne la priorité à un partenaire au détriment des autres. Elle se rappelle aussi que, lors de sa campagne électorale victorieuse de 2020, Joe Biden avait promis de faire du prince héritier Mohammed Ben Salmane un « paria » à la suite de l’assassinat en 2018 du journaliste saoudien Jamal Kashoggi, même s’il avait par la suite changé de position et s’était rendu à Riyad en 2022.
Pour autant, il ne faudrait pas voir une rupture complète dans la relation Washington-Riyad. Celle-ci s’inscrit toujours dans le strategic partnership unissant les deux États depuis le pacte de Quincy de 1945, basé sur une équation simple mais fondamentale : l’Arabie saoudite fournit du pétrole et achète massivement les équipements militaires américains (récemment encore, un contrat d’armement pour 142 milliards de dollars a été signé) ; en contrepartie, les États-Unis protègent l’Arabie saoudite et la monarchie wahhabite à sa tête.
Le Pakistan, quant à lui, renforce son statut de puissance militaire asiatique, mais aussi musulmane, tout en étant tracté vers le jeu moyen-oriental. L’accord peut aussi avoir pour effet de provoquer une embellie économique pakistanaise par des investissements saoudiens, la monarchie wahhabite étant accoutumée à l’équation « sécurité et armes contre financements et contrats ». Cette annonce de pacte de défense mutuelle permet également au Pakistan de réapparaître fort et protecteur par rapport à d’autres acteurs, quand sa propre situation sécuritaire est déjà particulièrement tendue.
Sur son flanc est, des combats sporadiques avaient éclaté en avril-mai 2025 avec le frère ennemi indien dans la région contestée du Jammu-et-Cachemire, faisant craindre le risque d’une guerre ouverte entre puissances nucléaires.
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À l’ouest, le Pakistan voit dorénavant son filleul taliban le combattre ouvertement, Kaboul et Islamabad se renvoyant la responsabilité des récents meurtriers affrontements transfrontaliers.
Et sur son flanc sud-ouest, le Pakistan sait que la région du Sistan-Baloutchistan, à cheval sur le sol iranien, est hautement inflammable d’un point de vue stratégique, Islamabad entretenant une relation ambivalente avec Téhéran.
L’annonce du nouveau partenariat stratégique entre l’Arabie saoudite et le Pakistan est indubitablement un événement majeur dans les dynamiques sécuritaires régionales et internationales, notamment pour les raisons susmentionnées. Nonobstant, cet accord confirme des dynamiques pré-existantes plus qu’il n’en crée et resserre des liens entre des acteurs qui collaboraient déjà dans les secteurs militaire et technologique. Il conforte un lien étroit entre puissances usuellement considérées comme « périphériques » et « intermédiaires », qui cherchent toutes deux à s’éloigner de l’hyperpuissance américaine, mais aussi de ses concurrents globaux (Chine et Russie).
Au-delà de cet accord bilatéral, il faudra suivre de près les perceptions et réactions de deux voisins : l’Iran pour l’Arabie saoudite, l’Inde pour le Pakistan. Téhéran et Riyad sont des rivaux pour l’hégémonie régionale et l’Iran ne saurait voir d’un bon œil un accord stratégique – surtout avec un versant nucléaire – entre deux États l’entourant, même si le président Pezeshkian a salué le pacte, le présentant comme le début de la mise en place d’« un système de sécurité régional ». L’Arabie saoudite doit également ménager son partenaire indien, qui goûte peu ce nouveau rapprochement de Riyad avec Islamabad.
Une puissance internationale peut clairement se réjouir d’un tel accord saoudo-pakistanais : la Chine. Pékin est le premier client du pétrole saoudien et le port pakistanais de Gwadar, dont il a acquis la propriété et où il prévoit d’installer des infrastructures militaires, est le premier point de sa stratégie dite du « collier de perles » qui vise à sécuriser ses approvisionnements énergétiques en provenance du golfe Persique. On l’aura compris : les États-Unis voient se bâtir de nouvelles reconfigurations ouest et sud-asiatiques sans eux, et confortant le rival chinois.
Kevan Gafaïti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
18.10.2025 à 16:56
Pierre-Charles Pradier, Maître de conférences en Sciences économiques, LabEx RéFi, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Pour blanchir l’argent tiré de la vente de cocaïne, les trafiquants ont longtemps convoyé leurs recettes en utilisant des billets de 500 euros confiés à des « mules ». La surveillance accrue et la raréfaction des grosses coupures ont conduit les réseaux de blanchiment à payer les trafiquants de drogue en cryptomonnaies et à expédier les espèces sur des routes plus tranquilles, comme celles menant à Dubaï (Émirats arabes unis).
Le marché de la cocaïne a explosé entre 2014 et 2023. La production en Colombie a été multipliée par plus de sept pour atteindre, selon l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), près de 2 700 tonnes.
En coulisse, les trafiquants de drogue trouvent des moyens tout aussi illicites pour payer leurs fournisseurs, leurs petites mains ou pour dépenser le fruit de leur commerce criminel. La solution utilisée : le blanchiment d’argent. On estime que 25 % des montants collectés doivent être blanchis.
Trois phases sont généralement nécessaires dans le blanchiment : le placement dans le système financier, l’empilement (ou layering) avec le but de perdre la trace de l’origine des fonds et, enfin, l’intégration, où l’argent apparaît désormais légitime. Cette typologie ne permet pas de comprendre que le blanchiment est parfois partiel, c’est-à-dire qu’on s’arrête à la première étape. Considérons un exemple.
Prenons l’argent tiré de la cocaïne en provenance du principal exportateur de la coca : la Colombie. Une partie est intégralement blanchie sur place, en réinjectant l’argent liquide dans des commerces légitimes – restaurants, salons de coiffure, etc. –, tandis qu’une autre partie sert à payer la marchandise. Pour ce faire, il a longtemps suffi de fournir des espèces – en billets de banque –, dont le blanchiment s’achevait en Colombie.
En Europe, elles sont changées en billets de 500 euros par des complices travaillant dans des banques puis confiées à des mules d’argent. Ces dernières prennent l’avion avec des sommes de 200 000 à 500 000 euros. Cette contrebande d’espèces en vrac (bulk cash smuggling) est le maillon de la chaîne du trafic de drogue ayant bénéficié à l’apparition des cryptomonnaies dans le trafic de drogue.
Pour bien comprendre l’emploi des cryptomonnaies dans le blanchiment de l’argent de la drogue, il faut expliciter les modalités de la contrebande d’espèces en vrac. Un article de Peter Reute et Melvin Soudijn (le premier est criminologue et le second officier de renseignement dans la police néerlandaise) a permis de mesurer précisément les coûts de cette opération. Ils ont accédé aux documents comptables des trafiquants dans six affaires jugées pour des faits qui se sont déroulés entre 2003 et 2008. Ils totalisent 800 millions d’euros transportés entre les Pays-Bas et la Colombie.
Les coûts représentaient environ 3 % pour le changement des petites coupures en billets de 500 euros, autant pour rémunérer la mule, un peu moins pour son voyage. La surveillance importante de l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol obligeait à prendre l’avion ailleurs en Europe. Si on tient compte des frais annexes, le seul transport de fonds à destination de la Colombie coûtait entre 10 % et 15 %, voire jusqu’à 17 % des montants déplacés.
Concrètement :
La cocaïne part de Colombie.
Elle est vendue par des intermédiaires en Europe.
L’argent collecté de cette vente est changé en billets de 500 euros, moyennant 3 % de frais.
Les billets de 500 euros sont confiés à des mules, moyennant 3 % de frais.
Les mules voyagent vers la Colombie, moyennant 3 % de frais.
L’argent liquide arrive en Colombie pour payer la drogue, puis est blanchi sur place, avec encore des frais.
Pour les auteurs, la réglementation anti-blanchiment réussit à augmenter significativement les coûts de la contrebande, notamment le transport, mais pas le prix de vente, puisque le marché de la cocaïne augmente chaque année en France. En France, les prévalences de consommation ont été multipliées par neuf depuis 2000. Pour pallier ces réglementations, les trafiquants misent sur le billet de 500 euros.
Rebondissement le 4 mai 2016 : la Banque centrale européenne (BCE) décide de cesser l’émission des billets de 500 euros. Le nombre de ces billets en circulation passe de 614 millions, fin 2015, à un peu moins de 220 millions au milieu de l’année 2025).
« Il a été décidé de mettre fin de façon permanente à la production du billet de 500 euros et de le retirer de la série “Europe”, tenant compte des préoccupations selon lesquelles cette coupure pourrait faciliter les activités illicites », souligne la Banque centrale européenne.
Cette même année, un nouvel actif financier entre en trombe : le bitcoin.
À partir de 2016, face à la raréfaction des billets de 500 euros, le bitcoin va contribuer à reconfigurer les routes du trafic d’espèces.
Au lieu d’une filière intégrée où les espèces reviennent à la source de la drogue pour payer les livraisons, on assiste à une spécialisation. D’un côté, les trafiquants de drogue échangent leurs espèces contre des cryptomonnaies qu’ils utilisent pour payer leur approvisionnement en Colombie. De l’autre, une filière de blanchiment récupère les billets et les fait voyager sur des routes plus faciles, comme celles menant à Dubaï (Émirats arabes unis).
Comment sait-on cela ? Par exemple, grâce à l’opération Destabilize de la National Crime Agency britannique. Le dossier de presse décrit un réseau international de blanchiment, contrôlé par des Russes. Ils utilisaient une plateforme d’échange n’exerçant pas son obligation de vigilance, Garantex, pour les opérations en cryptomonnaies, et Dubaï pour les opérations en espèces.
Le réseau de blanchiment récoltait les espèces des trafiquants de drogue et les payait en cryptojetons (notamment en USDT-Tether), moyennant 3 % de frais seulement. Par comparaison avec les 10 % à 15 % que coûtait le transport en Colombie avant la mise en extinction des billets de 500 euros, c’est une économie de 70 % à 80 %.
Les cryptomonnaies – d’abord le bitcoin et, désormais, les stablecoins comme l’USDT-Tether – ont permis aux trafiquants de drogue d’économiser leur marge sur l’envoi d’espèces en choisissant les routes les plus sûres. Il est trop tôt pour savoir si l’augmentation considérable du trafic de drogue transatlantique, attestée par une enquête récente du Financial Times, est liée à cette innovation technique.
Concrètement, la nouvelle méthode suit cette nouvelle route entre les trafiquants de drogue et les réseaux de blanchiment :
La cocaïne part de Colombie.
Elle est vendue par des intermédiaires en Europe.
L’argent collecté de cette vente est changé contre des cryptomonnaies USDT- Tether, moyennant 3 % de frais.
Les cryptomonnaies USDT-Tether sont envoyées en Colombie pour payer la drogue.
Pour le réseau de blanchiment, les espèces sont confiées à des mules, qui voyagent à Dubaï, moyennant 1 % de frais.
À Dubaï, les espèces sont blanchies, moyennant 1 % de frais.
On peut penser que l’application des règles antiblanchiment aux prestataires de services liés aux cryptoactifs, dans les pays signataires du Crypto-Asset Reporting Framework_, va compliquer le jeu des organisations criminelles… qui sauront pourtant trouver les moindres failles et les exploiter.
L’invention des cryptomonnaies a fait perdre des années dans la lutte contre la criminalité organisée, mais la « coalition des volontaires », comme la Suisse, les Bahamas, Malte ou la France s’organise enfin.
En France, la lutte contre le blanchiment d’argent est renforcée par une loi « visant à sortir la France du piège du narcotrafic », promulguée en juin 2025. Un parquet national spécialisé est créé. Des mesures sont mises en place, de la fermeture administrative des commerces de façade (par les préfets plutôt que les maires trop exposés), le gel des avoirs des narcotrafiquants ou contre le mix de cryptoactifs.
Mais les trafiquants s’adaptent pour éviter d’être pris, c’est ce que nous verrons dans un second article.
A travaillé pour la Direction de la Surveillance du Territoire dans les années 1990.
18.10.2025 à 09:49
Quentin Couvreur, Doctorant en science politique, Sciences Po
En septembre 2025, la Chine a organisé une grand-messe de l’Organisation de coopération de Shanghai et un immense défilé à l’occasion des 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce fut l’occasion pour elle d’afficher sa volonté de réformer la gouvernance mondiale et de se poser en leader du « Sud global ». Dans le même temps, comme l’a démontré la dernière Assemblée générale de l’ONU, la République populaire cherche à s’imposer toujours davantage au sein des Nations unies, tout en rapprochant les institutions onusiennes des plateformes multilatérales qu’elle contrôle.
Dans un contexte marqué par l’unilatéralisme croissant des États-Unis de Donald Trump et par les incertitudes qui pèsent sur le système onusien, la Chine cherche à apparaître comme un pilier de la gouvernance mondiale tout en appelant à la réforme de celle-ci.
Au mois de septembre 2025, le double anniversaire de la victoire des Alliés (reddition de l’Allemagne en mai et du Japon en septembre 1945) et de la fondation de l’Organisation des Nations unies en octobre 1945 a offert à Pékin une séquence idéale pour promouvoir un système multilatéral plus étroitement aligné sur ses intérêts.
La séquence s’est ouverte le 1er septembre à Tianjin, où la Chine organisait le 25e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Fondée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre pays centrasiatiques, l’OCS était à l’origine une organisation régionale essentiellement vouée aux questions de sécurité et de lutte contre le terrorisme. Elle s’est ensuite progressivement étendue, intégrant l’Inde et le Pakistan (2017) puis l’Iran (2023) comme nouveaux membres.
Aujourd’hui, l’organisation eurasiatique – la plus « grande organisation régionale du monde », comme aime à le rappeler Pékin – s’est muée en une plateforme stratégique au sein de laquelle la Chine promeut ses normes et son discours sur la nécessaire réforme de l’ordre international, tout en affichant son leadership au sein du « Sud global ».
À Tianjin, le président chinois Xi Jinping avait ainsi rassemblé une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement, dont le président russe Vladimir Poutine et le premier ministre indien Narendra Modi.
En présence du secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, le président chinois a saisi l’occasion de ce sommet pour annoncer une Initiative pour la gouvernance mondiale (GGI, de l’anglais Global Governance Initiative), visant à « construire un système de gouvernance mondiale plus juste et plus équitable ». Déclinant cinq concepts clés, il a notamment souligné l’importance du respect de la souveraineté et du droit international, tout en appelant à renforcer le multilatéralisme face aux grands défis mondiaux.
Formulée en termes délibérément vagues et exempte de propositions concrètes, la GGI n’en esquisse pas moins la vision chinoise d’une gouvernance mondiale reconfigurée, dans l’objectif de pallier trois « défaillances » des organisations existantes : la sous-représentation des pays du Sud dans les enceintes internationales, l’érosion de l’autorité des Nations unies (incarnée par l’impuissance du Conseil de sécurité face à la situation à Gaza) et leur manque d’efficacité (démontré par le retard dans la mise en œuvre des Objectifs de développement durable).
Cette vision se caractérise par la centralité qu’elle accorde aux questions de développement économique, par son refus des alliances militaires au profit d’une sécurité commune, et par sa conception pluraliste de la « coexistence harmonieuse » entre civilisations, qui ne laisse aucune place à l’universalité des droits humains.
Ces thématiques avaient déjà été mises en avant par les trois initiatives globales lancées par Xi Jinping entre 2021 et 2023, portant respectivement sur le développement, sur la sécurité et sur la civilisation.
Cette vision se manifeste également dans le choix du sommet de l’OCS pour annoncer la GGI. L’OCS incarne en effet la volonté de Pékin de reconfigurer la coopération multilatérale autour d’une constellation d’organisations, de forums et de mécanismes peu contraignants, dont le principal point commun est de promouvoir un monde multipolaire, tout en accordant une place prépondérante, voire centrale, à la Chine. S’appuyant sur son « cercle d’amis » parmi les pays en développement, Pékin entend bâtir des contrepoids aux institutions dominées par les pays occidentaux, comme le G7.
Cette constellation comprend en premier lieu l’OCS et les Brics+, dont l’élargissement récent était une priorité pour la Chine. Dans le domaine financier, elle inclut également la Nouvelle Banque de développement des Brics (NBD), mais aussi la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), établie en 2016. Surtout, elle s’étend via la multiplication des forums « multi-bilatéraux » sino-centrés, comme le Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC) ou le Sommet Chine-Asie centrale, dont la première édition a été organisée en 2023.
Si ces plateformes participent d’abord d’un « effet d’affichage », l’évolution de l’OCS traduit la volonté chinoise d’en faire un vecteur d’approfondissement des coopérations.
Invoquant la nécessité de mettre en œuvre des « actions concrètes », le président chinois a ainsi plaidé pour la création d’une banque de développement de l’OCS. Il a aussi annoncé la mise en œuvre d’une centaine de projets de développement en faveur des États membres, financés par un don de deux milliards de yuans (240 millions d’euros), de même qu’un renforcement de la coopération dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’intelligence artificielle.
À la lumière de ces évolutions, la place accordée aux Nations unies dans la vision chinoise du multilatéralisme interroge. En effet, en 2015, pour le 70e anniversaire de l’ONU et pour son premier discours en tant que président de la Chine à la tribune de l’Assemblée générale, Xi Jinping avait mis en scène l’engagement multilatéral de son pays, présenté comme prêt à assumer davantage de responsabilités et à renforcer sa contribution à une organisation considérée comme « la plus universelle, la plus représentative et dotée de la plus haute autorité ».
Au cours des années suivantes, la Chine s’est affirmée comme une actrice majeure du système onusien, devenant sa quatrième contributrice financière et prenant la direction de plusieurs agences. Ambitionnant de transformer l’organisation depuis l’intérieur, elle s’est investie dans les Nations unies pour renforcer ses liens avec les pays en développement, diluer les normes libérales et redéfinir la conception des droits humains, tout en promouvant ses propres initiatives, en particulier les Nouvelles Routes de la soie.
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Dix ans plus tard, pour le 80e anniversaire de l’ONU, Xi Jinping n’a pas fait le déplacement à New York, préférant y dépêcher son premier ministre, Li Qiang. Cette absence n’est pas anodine, puisque c’est la première fois depuis 1985 qu’un président chinois ne se rend pas à un anniversaire décennal de l’organisation. De même, le choix de dévoiler la GGI au sommet de l’OCS plutôt qu’à la tribune de l’Assemblée générale peut être interprété comme une volonté de la Chine de privilégier et de renforcer des plateformes où elle peut plus aisément manœuvrer.
Néanmoins, l’ONU demeure une source essentielle de légitimité pour Pékin, qui continue de proclamer son soutien à l’organisation, en contrepoint du désengagement des États-Unis. Pékin renforce sa présence au sein des institutions onusiennes et a accru ses contributions financières volontaires en 2024, celles-ci atteignant leur plus haut niveau depuis 2016. Pour autant, ces contributions restent modestes au regard des besoins, et la Chine contribue elle-même à la grave crise de liquidités que traverse l’ONU, en s’acquittant de plus en plus tardivement de ses contributions obligatoires.
Au total, ces dynamiques ambivalentes ne suggèrent ni un désintérêt complet de Pékin pour le système onusien, ni une montée en puissance qui verrait la Chine entièrement supplanter les États-Unis en son sein, ni encore l’édification d’un ambitieux système alternatif. En réalité, elles reflètent plutôt la volonté chinoise d’arrimer plus étroitement le système onusien aux formats multilatéraux privilégiés par Pékin. En témoigne l’adoption par l’Assemblée générale, le 5 septembre 2025, d’une résolution sur la coopération entre l’ONU et l’OCS, malgré l’opposition ou l’abstention des pays occidentaux.
Cet arrimage vise in fine à faire apparaître la vision illibérale de la Chine comme conforme aux principes de la Charte des Nations unies. C’est en effet l’héritage de 1945 que la Chine revendique, comme l’illustre le télescopage temporel entre le sommet de l’OCS et le grand défilé militaire organisé à Pékin pour les commémorations du 80e anniversaire de la victoire dans la « Guerre mondiale antifasciste ». Pour le Parti communiste chinois, il s’agit de se poser en garant légitime des principes fondateurs de la gouvernance mondiale et de l’ordre international, réinterprétés à l’aune de ses préférences idéologiques. En cela, comme l’a reconnu Li Qiang dans son discours, l’ONU demeure pour l’heure « irremplaçable ».
Quentin Couvreur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.10.2025 à 11:40
Christo Atanasov Kostov, International Relations, Cold War, nationalism, Russian propaganda, IE University
Derrière les manœuvres hybrides de la Russie – militaires, cyber et politiques – se dessine un objectif constant : épuiser l’Occident, diviser l’Europe et redessiner l’ordre sécuritaire issu de la guerre froide.
Les images sont tristement familières : les chars russes entrant en Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014 puis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les avions militaires russes violant l’espace aérien européen et désormais de mystérieux drones provoquant la fermeture d’aéroports à travers le continent.
Ces épisodes s’inscrivent dans une stratégie unique, cohérente et en constante évolution : user de la force militaire là où c’est nécessaire, mener une guerre « hybride » ou « de zone grise » là où c’est possible, et exercer une pression politique partout ailleurs. Depuis des décennies, Moscou déploie ces tactiques avec un objectif précis : redessiner la carte sécuritaire de l’Europe sans déclencher une guerre directe avec l’OTAN.
Cet objectif n’a rien d’improvisé ni d’ambigu. Il repose sur un principe révisionniste : renverser l’élargissement de l’OTAN vers l’Est survenu après la guerre froide et rétablir une sphère d’influence russe en Europe.
C’est cette logique qui a guidé les actions du Kremlin à la veille de l’invasion de l’Ukraine. En décembre 2021, Moscou exigeait que l’OTAN proclame officiellement que l’Ukraine et la Géorgie ne pourront jamais adhérer à l’Alliance, et que les troupes de l’OTAN se retirent sur leurs positions de mai 1997, c’est-à-dire avant l’entrée des anciens États socialistes d’Europe de l’Est.
Ce n’était pas une manœuvre diplomatique préalable à l’invasion de février 2022, mais bien un objectif en soi. Aux yeux du Kremlin, l’élargissement de l’OTAN représente à la fois une humiliation et une menace existentielle qu’il faut enrayer à tout prix.
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Les actions russes peuvent tour à tour être perçues comme relevant du chantage, de la démonstration de force ou de la tentative de pression diplomatique. En réalité, elles relèvent de tout cela à la fois. Moscou brouille délibérément la frontière entre diplomatie, action militaire et propagande intérieure. Son « arsenal » de pressions s’organise en plusieurs volets :
La « stratégie du bord de l’abîme » pour forcer le dialogue : Les montées en puissance militaires – des concentrations de troupes à l’invasion de l’Ukraine – créent des crises qui obligent l’Occident à réagir. La Russie fabrique des situations d’urgence pour gagner du poids dans la négociation, comme elle l’a fait pendant la guerre froide, puis en Géorgie (2008) et en Ukraine (depuis 2014).
Les tests en « zone grise » : Les incursions de drones et d’avions russes dans l’espace aérien de l’Allemagne, de l’Estonie, du Danemark ou de la Norvège servent à jauger la capacité de détection et de réaction de l’OTAN. Elles permettent aussi de collecter des données sur la couverture radar, sans franchir le seuil d’un affrontement ouvert.
La pression hybride sur les « petits » membres de l’OTAN : Les cyberattaques et les perturbations énergétiques qui touchent divers États de l’OTAN visent à tester la solidarité de l’Alliance. Moscou cible les pays les plus vulnérables pour semer la discorde et la méfiance au sein de l’organisation.
Le théâtre intérieur : Sur la scène nationale, l’affrontement avec l’Occident sert de mise en scène politique. Comme l’a récemment déclaré Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, « l’Europe a peur de sa propre guerre ». Les atermoiements des Européens permettent de convaincre toujours davantage les Russes que l’Occident est indécis et faible, tandis que la Russie, elle, est forte et déterminée.
Cette stratégie n’a rien de nouveau : elle prolonge des méthodes éprouvées depuis l’effondrement de l’URSS. De la Transnistrie à l’Abkhazie, en passant par l’Ossétie du Sud et le Donbass, Moscou entretient des conflits « gelés » qui bloquent durablement l’intégration euro-atlantique de ces régions.
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Aujourd’hui, le Kremlin privilégie les moyens hybrides – drones, cyberattaques, désinformation, chantage énergétique – plutôt que la guerre ouverte. Ces provocations ne sont pas aléatoires : elles forment une campagne méthodique de tests.
Chaque incursion, chaque attaque sert à évaluer la réponse à ces questions : L’Europe sait-elle détecter ? Réagir de manière coordonnée ? Agir rapidement et efficacement ?
Comme l’ont reconnu des responsables belges après une récente série de survols de drones, le continent doit « agir plus vite » pour bâtir sa défense aérienne. Chaque aveu de ce type renforce la conviction du Kremlin : l’Europe est lente, divisée, vulnérable.
Ces épisodes sont ensuite recyclés en séquences de propagande à la télévision d’État, où les commentateurs moquent la « faiblesse » européenne et présentent la confusion du continent comme la preuve du bien-fondé de la ligne dure de Moscou. Cette crise fabriquée est, à son tour, la dernière application d’une stratégie longuement rodée. Vis-à-vis de l’Occident, l’objectif n’est pas la conquête, mais l’épuisement : une « mise à l’épreuve permanente » destinée à user ses ressources et sa cohésion par une pression continue, diffuse et de faible intensité.
Les provocations croissantes de la Russie envers l’OTAN et l’Europe ne peuvent pas durer indéfiniment sans conséquences. Trois scénarios principaux se dessinent :
Une nouvelle confrontation durable : C’est l’issue la plus probable. L’OTAN ne peut satisfaire les exigences fondamentales du Kremlin sans renier ses principes fondateurs. Le conflit prendrait alors la forme d’un face-à-face prolongé : renforcement du flanc oriental de l’Alliance, explosion des budgets de défense et érection d’un nouveau rideau de fer.
La « finlandisation » de l’Ukraine : Un scénario possible, mais instable, verrait l’Ukraine contrainte à adopter un statut de neutralité – renonçant à rejoindre l’OTAN en échange de garanties de sécurité, à l’image de la Finlande pendant la guerre froide. Du point de vue occidental, cela reviendrait à récompenser l’agression de Moscou et à consacrer son droit de veto sur la souveraineté de ses voisins.
L’escalade par erreur de calcul : Dans un climat de tension permanente, un incident mineur – un drone abattu, une cyberattaque mal maîtrisée – pourrait rapidement dégénérer. Une guerre délibérée entre la Russie et l’OTAN reste improbable, mais elle n’est plus inimaginable.
La stratégie du Kremlin repose sur la fragmentation. La réponse de l’Europe doit être la cohésion. Cela implique de renforcer plusieurs capacités clés :
Une défense aérienne et antimissile intégrée : construire un véritable bouclier continental, sans failles exploitables par les drones ou les systèmes hypersoniques.
Une défense hybride collective : Considérer les cyberattaques ou les incursions de drones comme des menaces visant l’ensemble de l’Alliance. Un mécanisme de réponse unique et prédéfini priverait Moscou de la possibilité d’isoler un membre.
Une autonomie technologique et politique : investir dans les industries européennes de défense, l’indépendance énergétique renouvelable et la solidité des chaînes d’approvisionnement. La sécurité commence désormais par la souveraineté, surtout face à l’incertitude du soutien américain.
Une dissuasion diplomatique : associer une capacité militaire crédible à un dialogue pragmatique, en maintenant ouverts les canaux de communication pour éviter toute escalade.
La stratégie russe n’est pas une réaction conjoncturelle : elle est structurelle.
Le Kremlin cherche à contraindre l’Occident à accepter un nouvel ordre sécuritaire en combinant coercition, tests et pression continue. Les moyens varient – chars, drones, guerre hybride d’usure – mais le but reste le même : affaiblir l’unité européenne et restaurer la sphère d’influence perdue en 1991.
Le défi de l’Europe est tout aussi clair : résister à la fatigue des crises répétées et prouver que la résilience, plutôt que la peur, définira l’avenir du continent. Les provocations de Moscou se poursuivront tant qu’elles ne lui coûteront pas trop cher. Seule une Europe unie et préparée pourra inverser ce calcul.
Christo Atanasov Kostov ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2025 à 16:35
Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine contemporaine, Université de Rouen Normandie
Maria Corina Machado est certes une personnalité courageuse et déterminée, qui combat depuis des années le régime autoritaire en place dans son pays, le Venezuela. Mais certaines de ses prises de position semblent peu compatibles avec l’obtention d’un prix Nobel de la paix. La récompense qui lui a été attribuée, le 10 octobre 2025, pourrait apaiser Donald Trump, qui soutient depuis longtemps son action et qui se trouve engagé dans un bras de fer de plus en plus tendu avec le pouvoir vénézuélien dirigé par Nicolás Maduro.
La campagne de Donald Trump pour l’obtention du prix Nobel de la paix a été aussi inédite que pressante. La désignation de Maria Corina Machado a beaucoup surpris.
Certes, elle vient couronner une lutte infatigable contre le gouvernement autoritaire de Nicolás Maduro ; mais le profil de la lauréate est davantage celui d’une militante opposée à la dictature de son pays que d’une pacifiste. Cela reflète la tendance du Comité Nobel norvégien à davantage récompenser, ces dernières années, des promoteurs de la démocratie dans des régimes opposés aux intérêts géopolitiques occidentaux que des personnalités ayant « ayant le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix » comme le souhaitait Alfred Nobel dans son testament.
Ainsi, Maria Corina Machado s’inscrit dans la lignée du journaliste russe Dmitri Mouratov, lauréat en 2021, du militant des droits humains biélorusse Ales Bialiatski et de l’ONG russe Mémorial, célébrés en 2022, ou encore de Narges Mohammadi, militante des droits humains iranienne récompensée en 2023.
Le rapport à la paix de Maria Corina Machado mérite d’être questionné. En effet, outre son soutien à la tentative de coup d’État d’avril 2002 contre Hugo Chavez, alors président démocratiquement élu (soutien partagé par de larges secteurs de l’opposition vénézuélienne), Machado, âgée aujourd’hui de 58 ans, incarne les fractions les plus radicales des détracteurs d’Hugo Chavez puis de son successeur (depuis 2013) Nicolás Maduro et les plus subordonnées aux stratégies les plus brutales des États-Unis contre le gouvernement vénézuélien.
Ainsi, elle a été reçue par George W. Bush dans le bureau Ovale, le 31 mai 2005, en pleine guerre en Irak. En 2019, au moment de l’auto-proclamation de Juan Guaido comme chef de l’État vénézuélien alternatif, qui sera reconnu par une soixantaine de pays, elle en appelait à une intervention militaire étrangère contre le Venezuela parce que « les démocraties occidentales doivent comprendre qu’un régime criminel ne sera chassé du pouvoir que par la menace crédible, imminente et grave d’un recours à la force ».
Plus récemment encore, début octobre, à l’antenne de Fox News, elle remerciait Donald Trump pour les assassinats ciblés qu’il commet dans la mer des Caraïbes et pour ses menaces militaires contre son propre pays.
Si d’autres lauréats, aux positionnements idéologiques variés, tels Henry Kissinger, Nelson Mandela, Yasser Arafat, Yitzhak Rabin, Shimon Peres ou Juan Manuel Santos, avaient pu commettre ou appeler à commettre des actes violents avant leur désignation, ils avaient rompu avec cette orientation au moment de leur prix ou participé au règlement d’un conflit, aussi provisoirement que ce soit. Ce n’est pas le cas de Maria Corina Machado.
Grâce à ce positionnement intransigeant à l’encontre d’un gouvernement jugé responsable du tournant autoritaire et de l’effondrement économique du pays depuis 2013, elle bénéficie d’une aura importante dans la population vénézuélienne. Le Venezuela a vu son PIB baisser de 74 % entre 2014 et 2020, pour moitié du fait de la mauvaise gestion économique d’Hugo Chavez puis de Nicolás Maduro (en particulier une politique monétaire particulièrement négligente) et pour autre moitié à cause des mesures coercitives unilatérales édictées par Donald Trump durant son premier mandat et soutenues par Maria Corina Machado.
Dans ce marasme, Nicolás Maduro se maintient au pouvoir en dépit d’un soutien électoral minoritaire, à travers l’utilisation des institutions électorales, judiciaires et militaires, ce qui lui a permis de déposséder l’Assemblée nationale, où l’opposition était alors majoritaire, de ses prérogatives en 2015 ; de réprimer, au prix de plus d’une centaine de morts, une vague de manifestations en 2017 ; de réaliser une fraude massive pour inverser les résultats du scrutin présidentiel en 2024…
La popularité de Maria Corina Machado est aujourd’hui puissante : elle a remporté les primaires de l’opposition vénézuélienne en octobre 2023 avec 92,3 % des suffrages exprimés (après le retrait de plusieurs candidats qui n’avaient aucune chance). Après avoir été frappée d’inéligibilité par les institutions pro-Maduro, elle a parcouru le pays en faveur d’un illustre inconnu devenu candidat de l’opposition, Edmundo González Urrutia, suscitant un réel enthousiasme à travers le pays, avec une promesse qui a eu un fort impact : la réunification des familles dans un pays meurtri par l’exode de plus de huit millions de ses compatriotes, soit plus d’un quart de la population nationale.
Nicolás Maduro, en menant à l’échec tous les processus de négociations avec une opposition plus modérée, en limitant drastiquement le droit à la candidature des différentes personnalités, a paradoxalement propulsé son antithèse : libérale économiquement (quoique Maduro mène désormais une politique de dollarisation rampante de son économie) et alignée géopolitiquement sur les États-Unis.
Les conséquences de ce prix Nobel seront sans doute limitées au Venezuela. Maria Corina Machado a déjà reçu, en octobre 2024, le prix des droits de l’homme Václav-Havel de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et, en décembre 2024, le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit du Parlement européen, à l’initiative des groupes parlementaires de droite et d’extrême droite.
Cela n’a pas changé les conditions de clandestinité dans lesquelles elle vit ni empêché sa brève arrestation en janvier 2025 à l’issue d’une apparition dans une manifestation lors de l’investiture de Nicolás Maduro pour ce nouveau mandat frauduleux.
L’octroi du prix Nobel augmente le coût de sa répression, mais ne change pas la configuration politique vénézuélienne. Dans les conditions de répression que connaît le Venezuela, le Nobel se « célèbre en silence » parmi les nombreux mécontents du gouvernement Maduro.
Parmi les conséquences concrètes de ce prix, on note la fermeture de l’ambassade du Venezuela à Oslo dans le cadre d’une « restructuration intégrale » de ses représentations à l’étranger, alors que la Norvège est médiateur des négocations entre le gouvernement Maduro et l’opposition depuis 2019.
L’octroi de ce prix Nobel de la paix à Maria Corina Machado est aussi une manière de récompenser Donald Trump sans le dire. Dans le contexte actuel, récompenser une institution défendant le droit international, telles la Cour pénale internationale (CPI) ou la Cour internationale de justice (CIJ), aurait été perçu comme un signal d’irrévérence à l’égard du président états-unien. En revanche, choisir une opposante vénézuélienne qui soutient sa politique dans les Caraïbes est une légitimation de son action.
Depuis août 2025, Donald Trump a déployé la quatrième flotte des États-Unis (l’US Navy) dans la mer des Caraïbes sous le prétexte de lutte contre le narcotrafic. À la date du 16 octobre 2025, cinq navires ont été détruits par les troupes états-uniennes au large des côtes vénézuéliennes, coûtant la vie à 27 personnes au total.
L’administration Trump avait jusqu’alors privilégié une approche de négociations promue par son conseiller pour les missions spéciales Richard Grenell, sur une base d’échange contractuelle « maintien des licences pétrolières » contre « acceptation des déportations de retour de Vénézuéliens ». La licence de la firme multinationale Chevron a été suspendue en mai pour être rétablie sous d’autres modalités en juillet. Le jour même de l’obtention du prix Nobel par Maria Corina Machado, Shell a obtenu de l’administration de Washington l’autorisation d’extraire du gaz dans la zone Dragon à l’intérieur des eaux vénézuéliennes. Cependant, quelques jours auparavant, Donald Trump avait demandé à Richard Grenell de cesser ses communications avec Nicolás Maduro.
Le locataire de la Maison Blanche semble opter pour une stratégie de changement de régime, portée de longue date par le secrétaire d’État Marco Rubio. Pour autant, une guerre ouverte entre les États-Unis et le Venezuela ne semble pas pour l’heure d’actualité. La dernière intervention directe de Washington en Amérique latine date de 1989, au Panama, déjà au nom de la répression de la complicité des autorités du pays avec le narcotrafic – complicité en l’occurrence avérée.
Toutefois, le Panama représentait en termes militaires une cible mineure par rapport à ce que constitue l’État vénézuélien aujourd’hui, même après une décennie de crise économique. Une campagne militaire, telle que l’opération Midnight Hammer à l’encontre de l’Iran en juin 2025, ne saurait être exclue, d’autant que l’administration Trump vient d’autoriser des actions secrètes de la CIA au Venezuela. Même un journal historique de l’opposition libérale, El Nacional, redoute une telle intervention, considérant qu’il s’agirait d’un cataclysme.
En récompensant Maria Corina Machado, au moment où les menaces états-uniennes contre le Venezuela sont maximales, le Comité Nobel légitime la politique de changement de régime de Donald Trump. Si Maria Corina Machado a dédié son prix au président états-unien, c’est que cette récompense est aussi un peu la sienne.
Thomas Posado ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.10.2025 à 15:49
César Castellvi, Sociologue, maître de conférences en études japonaises, Université Paris Cité
Croyant que son micro était éteint, un caméraman d’une grande agence de presse a laissé entendre qu’il ferait son possible pour nuire à la nouvelle cheffe du principal parti du Japon, et donc probable future première ministre. Le scandale qui s’est ensuivi a remis au premier plan une question qui existe aussi dans bien d’autres pays, à commencer par la France : celle de la neutralité des médias.
Samedi 4 octobre 2025, le monde apprenait la victoire de Sanae Takaichi à l’élection interne de la direction du Parti libéral-démocrate (PLD) japonais. Cette victoire met la principale intéressée en position de devenir la première femme premier ministre de l’histoire du Japon, nouvelle qui n’a pas manqué de faire réagir la communauté internationale.
Dans le tumulte des conférences de presse données par la possible future cheffe du gouvernement, un scandale a éclaté le 7 octobre dernier.
Lors d’une réunion de discussion sur le futur de la coalition entre le PLD et son allié traditionnel, la formation d’obédience bouddhiste Komeitō, les propos d’un caméraman de l’agence de presse Jiji présent sur place et disant à un de ses interlocuteurs, alors qu’il ignorait que son micro était ouvert, « je vais faire baisser sa cote de popularité » et « je ne publierai que des photos qui la feront baisser », ont été diffusés en direct sur la page YouTube de la chaîne Nippon TV, la principale chaîne commerciale du pays.
Malgré le caractère informel de la conversation d’origine, il n’en fallait pas plus pour que la tempête se lève et que soit lancée une chasse aux sorcières sur les réseaux sociaux pour identifier la personne à l’origine de ces commentaires. Le quotidien Asahi Shimbun relevait ainsi que la vidéo avait été vue plus de 37 millions de fois en quelques heures et suscité de très nombreux commentaires indignés.
Dès le 8 octobre, plusieurs responsables de l’agence de presse ont pris la parole à travers des communiqués afin de s’excuser publiquement et d’annoncer que le caméraman avait reçu un blâme pour son manque de professionnalisme. L’un des principaux responsables de la rédaction déplorait également le fait que ces commentaires « avaient semé le doute sur l’impartialité et la neutralité du travail journalistique ».
Si Sanae Takaichi elle-même n’a pas encore réagi, la porte-parole et responsable de la communication du PLD, Suzuki Takako, a publié le même jour un message sur le réseau social X dans lequel elle déclarait que « même si cela devait être une plaisanterie, au regard du principe de neutralité et d’impartialité politique qui s’impose à la presse, ces propos sont profondément regrettables ».
La question de la neutralité et de l’impartialité de la presse a régulièrement été mise en avant depuis le début de ce scandale. Mais qu’impliquent exactement ces notions dans le contexte japonais ?
Au moment de leur naissance, dans les années 1870, les premiers quotidiens japonais (dont un nombre important sont toujours en activité) se sont créés sur la base de rattachements partisans et militants. Il s’agissait de journaux d’opinion défendant les positions politiques des différentes factions, réformatrices ou conservatrices, qui débattaient alors de la direction à prendre pour moderniser le pays.
Cette affiliation partisane assumée va rapidement s’effacer au fur et à mesure de l’industrialisation de la presse. Les « petits journaux » qui, comme en France, fondaient leur modèle économique sur les faits divers, les divertissements et les annonces commerciales vont d’abord prendre le pas sur les journaux d’opinion, au point de les faire disparaître.
Surtout, le contexte politique des premières décennies du XXe siècle, d’abord à la suite d’autres affaires, puis de la période nationaliste des années 1930, va pousser la plupart des rédactions à réfuter les affiliations partisanes et à proclamer leur neutralité à l’égard des partis politiques, à travers l’expression « neutralité et impartialité politiques » (fuhen futō), revenue au premier plan ces derniers jours à la suite du scandale mentionné provoqué par les propos du caméraman de Jiji. Cette formule est présente dans les chartes déontologiques de nombreux médias contemporains.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les forces d’occupation américaines vont réinscrire ce principe dans leur politique de censure et d’encadrement des principaux journaux, accusés d’avoir contribué à la montée du nationalisme d’avant-guerre (sans que cela débouche sur le démantèlement des principaux quotidiens), en tentant de faire la promotion des valeurs journalistiques en vigueur de l’autre côté du Pacifique.
Quelques mois après que le Japon a recouvré son autonomie politique, la loi sur la radiodiffusion (Hōsō hō) de 1950 va elle aussi imposer ce principe de « neutralité et d’impartialité politiques » à l’ensemble des chaînes de télévision, publiques et privées, qui vont progressivement être créées durant les années qui vont suivre.
Durant la formidable expansion de la presse écrite japonaise entre les années 1960 et 1990, l’absence de position partisane dans la presse a été au cœur du mode de fonctionnement des journaux, dans un contexte de domination sans partage du Parti libéral-démocrate. Cela ne signifiait pas que les journaux ne disposaient pas de lignes éditoriales propres. Mais le soutien clair ou direct à une faction politique a très largement été proscrit, alors que l’opposition politique a perdu l’accès au pouvoir pendant plusieurs décennies.
La logique d’expansion des journaux s’est surtout faite sur des campagnes d’abonnement très incitatives, la promotion des événements sportifs ou encore une place très importante donnée à la couverture des faits divers. La couverture du monde politique, elle, s’est concentrée sur le suivi des stratégies internes des partis, bien plus que sur le journalisme d’investigation. Mais plus encore que la presse, c’est la télévision qui a été marquée par le principe de neutralité.
En effet, ce principe constitue une obligation légale à laquelle sont astreintes toutes les chaînes, sous peine de se voir retirer leur licence d’émission. Ainsi, les apparitions de personnalités politiques lors d’émissions télévisées ou la gestion des spots de campagne lors d’élections locales ou nationales sont, en principe, strictement encadrées.
Toutefois, le diable se cache dans les détails. Alors qu’en France ou aux États-Unis le contrôle du respect de ces règles est normalement assuré par des agences officiellement indépendantes des gouvernements (l’Arcom dans le cas français et la Federal Communications Commission aux États-Unis), au Japon l’attribution des licences comme le contrôle des contenus sont des tâches dont la charge revient au ministère des Affaires intérieures et des Communications.
Cela met ainsi tout l’audiovisuel sous le contrôle des différents gouvernements au pouvoir. Et comme nous allons le voir, un certain nombre d’affaires récentes ont montré que le pouvoir politique n’hésitait pas à rappeler sa position de force aux médias audiovisuels ne respectant pas sa conception de la « neutralité politique ».
La décennie 2010, au cours de laquelle Shinzo Abe a dirigé le Japon, a été marquée par une période de forte pression à l’encontre des médias nippons. La chute du Japon dans le classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières en est un des indices les plus frappants, le pays étant passé de la 11ᵉ à la 66ᵉ place en quelques années. En 2017, le rapporteur des Nations unies pour la liberté d’information et d’expression s’était d’ailleurs alarmé de la situation à l’époque, dans un rapport très largement commenté.
Revenons un moment à Sanae Takaichi. Les observateurs internationaux l’ont généralement découverte dans les années 2010, lorsqu’elle était ministre des affaires intérieures et des communications dans plusieurs des gouvernements d’Abe. Réputée proche de l’ancien premier ministre, elle a occupé cette position entre 2014 et 2017, puis entre 2019 et 2020.
Elle s’est alors fait remarquer en mentionnant lors d’une session parlementaire à la Diète, en 2016, que le gouvernement se gardait le droit de couper l’accès aux ondes des chaînes de télévision qui ne respectaient pas sa vision de « la neutralité et de l’impartialité politique ». À l’époque, cette menace s’adressait notamment aux chaînes commerciales TV Asahi et TBS, dont certains propos et émissions étaient, aux yeux d’Abe et de ses proches, trop critiques à l’encontre du gouvernement.
L’argument de Takaichi, déjà à l’époque, était celui de l’obligation de respecter le principe de « neutralité et d’impartialité » des contenus, sans que personne ne soit véritablement capable d’en définir les critères. Cela fait pourtant longtemps que le flou entoure ces principes. Malgré le tollé qu’avaient alors suscité les menaces de la ministre, les chaînes de télévision avaient fini par plier, en remplaçant certains journalistes jugés trop critiques et en modifiant leurs programmes.
Les propos diffusés par mégarde il y a quelques jours constituent sans conteste une faute professionnelle malheureuse de la part du caméraman qui ne pensait pas être en ligne au moment de la tenue de ses propos. Pour le moment, c’est dans l’anonymat de l’espace public numérique que la plupart des critiques se font entendre. Mais dans un contexte de défiance grandissante à l’encontre des médias d’information, la moindre erreur peut être utilisée par le monde politique pour justifier, au minimum, des prises d’initiative, au pire, des actions concrètes.
Parmi les premiers exemples, le politicien Shinji Ishimaru, connu pour son score remarqué aux élections municipales de Tokyo en juillet 2024 et ses positions critiques à l’encontre des journalistes, en a appelé aux principaux médias pour « laver leur honte en prenant leurs responsabilités ». Dans le contexte français, on a vu comment l’enregistrement des journalistes de Radio France avait ensuite été réutilisé contre le média public, en jouant sur l’argument du biais journalistique. Alors que personne ne sait encore quelle sera la politique menée par la probable future première ministre à l’égard des médias, il ne serait guère surprenant que le rapport de force qui s’était instauré entre Shinzo Abe et les médias libéraux refasse surface.
César Castellvi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.