09.09.2025 à 15:26
Joshua Elves-Powell, Associate Lecturer in Biodiversity Conservation and Ecology, UCL
Des chercheurs se sont appuyés sur des témoignages de réfugiés nord-coréens, confirmés par des rapports provenant de Chine, de Corée du Sud et des images satellites, pour dresser un panorama du commerce illégal d’animaux sauvages dans le pays. Ces données suggèrent l’implication de l’État.
La Corée du Nord est connue pour le commerce illicite d’armes et de stupéfiants. Mais une nouvelle étude que j’ai menée avec des collègues britanniques et norvégiens révèle un nouveau sujet de préoccupation : le commerce illégal d’espèces sauvages prospère dans le pays, y compris celles qui sont censées être protégées par la législation nord-coréenne.
D’après des entretiens menés auprès de réfugiés nord-coréens (également appelés « transfuges » ou « fugitifs »), qui peuvent être d’anciens chasseurs voire des intermédiaires dans le commerce d’animaux sauvages, notre étude, menée sur quatre ans, montre que presque toutes les espèces de mammifères en Corée du Nord plus grandes qu’un hérisson sont capturées de manière opportuniste, à des fins de consommation ou de commerce. Même les espèces hautement protégées font l’objet de commerce, parfois au-delà de la frontière chinoise.
Le plus frappant reste que ce phénomène ne se limite pas au marché noir. L’État nord-coréen lui-même semble tirer profit de l’exploitation illégale et non durable de la faune sauvage.
Après l’effondrement de l’économie nord-coréenne dans les années 1990, le pays a connu une grave famine qui a fait entre 600 000 et 1 million de morts. Ne pouvant plus compter sur l’État pour subvenir à leurs besoins alimentaires, médicaux et autres besoins fondamentaux, de nombreux citoyens se sont alors mis à acheter et à vendre des marchandises – parfois volées dans des usines publiques ou introduites en contrebande depuis la Chine – dans le cadre d’une économie informelle en pleine expansion.
Cette économie informelle intègre aussi les animaux et les plantes sauvages, une précieuse ressource alimentaire. La faune sauvage est également appréciée pour son utilisation dans la médecine traditionnelle coréenne, ou pour la fabrication de produits tels que les vêtements d’hiver.
Il est important de noter que la vente de produits issus de la faune sauvage permet de générer des revenus importants. C’est pourquoi, outre le marché intérieur de la viande sauvage et des parties animales, un commerce international s’est développé, dans lequel des contrebandiers tentaient de vendre des produits issus de la faune sauvage nord-coréenne de l’autre côté de la frontière, en Chine.
Ce commerce n’est officiellement reconnu par aucun des deux gouvernements. La Corée du Nord est l’un des rares pays à ne pas être signataire de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) – le traité qui réglemente le commerce international des espèces menacées d’extinction. Il existe donc peu de données officielles. Bon nombre des techniques habituellement utilisées par les chercheurs, telles que les études de marché ou l’analyse des données relatives aux saisies ou au commerce, sont tout simplement impossibles à mettre en œuvre dans le cas de la Corée du Nord.
C’est pourquoi nous nous sommes tournés vers les témoignages de réfugiés nord-coréens. Parmi eux figuraient d’anciens chasseurs, des intermédiaires, des acheteurs et même des soldats qui avaient été affectés à des réserves de chasse réservées à la famille dirigeante de la Corée du Nord. Afin de protéger leur sécurité, tous les entretiens ont été menés de façon anonyme.
Pour vérifier les données issues de ces entretiens, nous les avons comparées à des rapports provenant de Chine et de Corée du Sud. Les changements signalés dans certaines ressources forestières ont également pu être vérifiés à l’aide de la télédétection par satellite.
Leurs récits donnent une idée impressionnante des interactions entre humains, animaux et plantes sauvages en Corée du Nord, ainsi que de leur utilisation commerciale.
Cependant, le plus inquiétant est que ces témoignages suggèrent que l’État nord-coréen lui-même puisse être directement impliqué dans le commerce d’espèces sauvages. Bien qu’il soit ressorti clairement des entretiens que les participants ignoraient le plus souvent le statut juridique du commerce d’espèces sauvages pour différentes espèces, notre analyse montre qu’une partie de ce commerce semble être illégale.
Les participants ont décrit des fermes d’élevage d’animaux sauvages gérées par l’État qui produisent des loutres, des faisans, des cerfs et des ours, ainsi que des parties de leur corps, à des fins commerciales. En effet, la Corée du Nord a été le premier pays à élever des ours pour leur bile, avant que cette pratique ne se répande en Chine et en Corée du Sud.
L’État aurait également collecté des peaux d’animaux via un système de quotas, les habitants remettant les peaux à une agence gouvernementale, tandis que les chasseurs agréés par l’État et les communautés locales offraient parfois des produits issus de la faune sauvage à l’État ou à ses dirigeants en guise de tribut.
L’une des espèces identifiées par nos interlocuteurs était le goral à longue queue (sur l’image en tête de cet article). Longtemps chassé pour sa peau, cet animal est désormais strictement protégé par la CITES. Nos données suggèrent que les gorals étaient destinés à être vendus à des acheteurs chinois. La Chine est pourtant partie à la convention (c’est-à-dire, elle l’a ratifié), ce commerce constituerait donc une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES.
La péninsule coréenne est un site d’importance mondiale pour de nombreuses espèces de mammifères. Ses régions septentrionales sont reliées, par voie terrestre, à des zones de Chine où ces espèces sont actuellement en voie de rétablissement. Cependant, la chasse non durable et la déforestation menacent leur potentiel de rétablissement en Corée du Nord.
Ceci a des conséquences plus larges. Par exemple, on espérait que le léopard de l’Amour, l’un des félins les plus rares au monde, puisse un jour recoloniser naturellement la Corée du Sud. Mais cela semble désormais très improbable, car ces animaux seraient confrontés à de graves menaces rien qu’en traversant la Corée du Nord.
Par ailleurs, les objectifs de conservation de la Chine, tels que la restauration du tigre de Sibérie dans ses provinces du Nord-est, pourraient être compromis si les espèces menacées qui traversent sa frontière avec la Corée du Nord sont tuées à des fins commerciales.
En outre, le commerce transfrontalier illégal d’espèces sauvages en provenance de Corée du Nord constituerait une violation des engagements pris par la Chine dans le cadre de la CITES, un problème grave susceptible d’avoir de graves répercussions sur le commerce légal d’animaux et de plantes. Pour faire face à ce risque, Pékin doit redoubler d’efforts pour lutter contre la demande intérieure d’espèces sauvages illégales.
Le commerce d’espèces sauvages nord-coréennes est actuellement un angle mort pour la conservation mondiale. Nos conclusions contribuent à mettre en lumière le problème que représente le commerce illégal et non durable d’espèces sauvages, mais la lutte contre cette menace, qui pèse sur les ressources naturelles de la Corée du Nord, dépendra en fin de compte des décisions prises par Pyongyang. Le respect de la législation nationale sur les espèces protégées devrait être une priorité immédiate.
Joshua Elves-Powell a reçu des financements du London NERC DTP et ses travaux sont soutenus par Research England.
08.09.2025 à 17:01
Ayode Habib Daniel Dossou Nonvide, Docteur en histoire internationale, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)
Depuis environ trente ans, le judaïsme connaît une croissance remarquable parmi les populations d’Afrique subsaharienne. Ce qui importe le plus aux personnes impliquées dans ce mouvement est la revendication ou la recherche d’une identité juive, définie selon divers critères : culturels, religieux, ethniques ou encore spirituels. Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette émergence.
Les statistiques montrent que l’Afrique, dont plus de 95 % de la population se déclare religieuse, est majoritairement composée de chrétiens (56 %) et de musulmans (34 %), les deux principales religions abrahamiques. La troisième, le judaïsme, y demeure statistiquement marginale.
Tandis que l’islam s’est diffusé sur le continent principalement par le biais du commerce et de la conquête, le christianisme y doit son implantation durable à l’œuvre missionnaire et à la colonisation européenne. En revanche, ni l’histoire religieuse du continent ni sa géopolitique actuelle ne semblent propices à l’émergence du judaïsme ; dès lors, l’engouement croissant pour la judéité peut apparaître comme une surprise.
Il convient d’abord de souligner que le phénomène de judaïsation en Afrique subsaharienne est en constante évolution, ce qui rend difficile toute estimation démographique précise. Les personnes concernées, souvent qualifiées de « Juifs émergents » – un terme utilisé par plusieurs chercheurs –, demeurent parfois discrètes en raison des pressions sociales et familiales qu’elles subissent, bien qu’elles n’hésitent pas, lorsqu’on les interroge, à affirmer avec fierté leur identité juive.
Il importe également de noter que l’expression « Juifs émergents » n’est pas toujours acceptée, notamment par certains groupes comme les Lembas d’Afrique australe, qui considèrent cette appellation comme un déni de leur judéité ancienne.
À l’inverse, les Juifs éthiopiens, dont l’identité juive a été officiellement reconnue depuis les années 1970, ne sont généralement pas inclus dans cette catégorie de « Juifs émergents ».
Par ailleurs, la reconnaissance même du terme « Juif » pose problème, car la communauté juive dominante – vivant majoritairement en Israël, en Europe et en Amérique du Nord – hésite souvent à reconnaître ces groupes comme membres légitimes du judaïsme. En Afrique subsaharienne, seuls les Juifs sud-africains, qui étaient environ 100 000 en 2012, sont pleinement intégrés dans cette communauté mondiale.
L’absence de définition universelle de l’identité juive contribue à cette incertitude. Chaque courant du judaïsme normatif ou rabbinique – orthodoxe, conservateur, ou réformé – ainsi que l’État d’Israël, applique ses propres critères pour déterminer qui est juif. C’est au niveau de la reconnaissance que se situe la principale ligne de fracture entre le judaïsme traditionnel et les groupes dits émergents.
Les Juifs émergents d’Afrique subsaharienne ont longtemps été ignorés par les autorités israéliennes et par la majorité des membres de la communauté juive dominante. Toutefois, certaines organisations basées aux États-Unis ou en Israël, telles que Kulanu, Be’chol Lashon, Shavei Israel, ainsi que des figures influentes comme le rabbin orthodoxe Shlomo Riskin, se sont montrées enthousiastes à l’idée de tisser des liens avec ces communautés. Ces initiatives, qui concernent également des groupes émergents en Asie, en Océanie et en Amérique latine, permettent à ces populations souvent isolées géographiquement d’accéder à des ressources éducatives, religieuses et sociales.
Elles leur offrent aussi des plates-formes pour faciliter leur conversion halakhique – c’est-à-dire conforme à la Halakha (loi juive) –, condition souvent indispensable pour être reconnu comme Juif par les institutions juives traditionnelles, qui ignorent encore largement leur existence ou les perçoivent comme une curiosité sociologique.
L’identité juive ne signifie pas la même chose pour tous les Juifs émergents. Leurs revendications se répartissent en plusieurs catégories :
Fondements biologiques et ethniques
Certains groupes affirment être les descendants de migrations anciennes hébraïques, israélites ou juives. Ils mobilisent des éléments linguistiques (ressemblances entre leur langue et l’hébreu), culturels (pratiques locales similaires à celles décrites dans la Bible), ainsi que des récits oraux relatant des parcours migratoires depuis le Moyen-Orient ou l’Éthiopie. C’est le cas des Danites de Côte d’Ivoire, des Igbos du Nigeria, de diverses communautés à Madagascar ou encore des Lembas, répartis entre l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Malawi et le Mozambique.
Adhésion religieuse par conversion
D’autres s’affirment juifs pour des raisons purement religieuses, sans revendiquer de filiation biologique. Leur judéité est le fruit d’un engagement personnel, souvent formalisé par une conversion. On retrouve dans cette catégorie les Abayudayas d’Ouganda, les Juifs de Kasuku au Kenya, certaines communautés de Côte d’Ivoire, ou encore des membres de la communauté Beth Yeshourun au Cameroun.
Approches hybrides
Entre ces deux pôles se situent ceux qui combinent les deux approches, se réclamant à la fois d’une identité israélite ancestrale et d’une foi active dans le judaïsme. Ce cas de figure est fréquent dans la majorité des communautés juives émergentes.
Identité spirituelle ou existentielle
Une quatrième catégorie regroupe des individus qui se déclarent juifs par conviction personnelle, indépendamment de toute ascendance biologique ou démarche de conversion. Ils considèrent leur âme comme intrinsèquement juive, née dans un corps non juif. Pour eux, la judaïsation n’est pas une conversion mais une réconciliation avec leur être profond. Si certains souhaitent se convertir pour être reconnus, d’autres rejettent toute formalité religieuse, se satisfaisant de leur certitude intime. Aucun chiffre précis ne permet d’estimer l’ampleur de ce groupe, en raison du caractère récent et dynamique du phénomène, et de l’absence d’enregistrements officiels. Cependant, plusieurs membres des mouvements juifs émergents en Côte d’Ivoire et au Kenya (dont l’identité ne peut être révélée pour des raisons d’éthique) ont exprimé leur judéité en ces termes lors de recherches de terrain effectuées par l’auteur dans ces deux pays.
Parallèlement aux courants émergents mentionnés, il existe une autre catégorie en expansion : celle des Juifs messianiques, dont le nombre s’élève à plusieurs millions, ce qui en fait le courant le plus répandu sur le continent. Le judaïsme messianique se définit comme « un mouvement fondé sur la Bible, de personnes qui, en tant que Juifs engagés, croient que Yeshua (Jésus) est le Messie juif d’Israël annoncé par la loi et les prophètes ».
Ces croyants refusent que leur foi en Yeshua Hamashiach (forme hébraïque de Jésus-Christ qu’ils privilégient) soit perçue comme incompatible avec leur identité juive. Cependant, les trois principales branches du judaïsme rabbinique – orthodoxe, conservateur et réformé – les considèrent sans ambiguïté comme chrétiens, du fait de leur théologie christologique.
Bien que numériquement majoritaires, les Juifs messianiques africains sont souvent rejetés par les autres Juifs émergents, notamment ceux qui s’inscrivent dans une pratique rabbinique plus classique. Ces derniers voient dans le judaïsme messianique un facteur aggravant la méfiance dont ils font l’objet de la part des communautés juives dominantes.
La judaïsation en Afrique subsaharienne est un phénomène en pleine croissance. Si elle est devenue plus visible depuis l’alyah des Juifs éthiopiens au début des années 1990, elle ne constitue pas une rupture totale avec l’histoire : elle représente plutôt une résurgence contemporaine d’une réalité ancienne, celle d’une Afrique où, pendant des siècles, la judéité et la négritude n’étaient pas incompatibles, comme l’illustre l’histoire des Juifs de Loango en Afrique centrale, de Tombouctou au Mali, et de la côte sénégambienne. Être noir et juif n’a rien d’inhabituel : ce fut longtemps une réalité vécue avant l’islamisation et la colonisation.
L’émergence actuelle de la judéité s’inscrit dans un contexte plus large de réaffirmation identitaire afrocentrée, de polarisation accrue autour du conflit israélo-palestinien – dans un continent où l’islam est la deuxième religion – et dans des environnements socio-économiques souvent peu propices à une vie d’observance juive normative. À cela s’ajoute la résistance de l’État d’Israël (et de la majorité de la communauté juive du courant dominant) à reconnaître ces communautés. Dans ce contexte, le judaïsme émergent en Afrique illustre le caractère élusif du concept d’identité et, dans le même temps, une preuve que la liberté de foi et de conscience est réelle sur le continent africain, en dépit des défis existants.
Ayode Habib Daniel Dossou Nonvide ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.09.2025 à 16:14
Stefania Di Stefano, Chercheuse postdoctorale au sein de la Chaire sur la modération des contenus, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Suzanne Vergnolle, Maître de conférences en droit du numérique, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Alors même que, aux États-Unis, la liberté d’expression, la liberté des médias ou encore la liberté académique font l’objet d’attaques sans précédent de la part de l’administration Trump, Washington prétend que c’est l’Union européenne qui serait un dangereux censeur. En cause : les mesures visant à modérer les contenus haineux sur les réseaux sociaux.
Comment déterminer la maturité d’une démocratie ? Comment reconnaître qu’elle sombre progressivement vers un régime autoritaire ?
Le début du second mandat présidentiel de Donald Trump incarne sans aucun doute un tel glissement, avec fracas et sans souci pour l’image de bienséance qu’une personne exerçant une telle fonction devrait renvoyer. Depuis le retour du milliardaire new-yorkais à la Maison Blanche le 20 janvier, les attaques contre les libertés sur le territoire états-unien sont nombreuses et variées.
Les universités ont été l’une des premières cibles du président. Gel des fonds fédéraux, instrumentalisation du système d’accréditation universitaire pour influencer les formations, révocation des visas pour les étudiants étrangers… Autant de mesures attaquant frontalement la liberté académique. Des mesures visant surtout à remodeler l’éducation supérieure selon une idéologie définie par le régime trumpiste et restreignant la libre pensée.
La liberté de la presse n’est pas épargnée par la nouvelle version du « free speech » portée par le président. Dernière victime à avoir été « fired » : Stephen Colbert, présentateur du populaire « Late Show » sur CBS. Cette émission satirique s’attaquait régulièrement et sans ménagement à Donald Trump. Elle n’a plus sa place dans les programmes télévisés. Pour dénoncer le silence s’installant progressivement dans les médias, la série humoristique South Park a sorti un nouvel épisode caricaturant le président, laissant cependant un sentiment amer aux spectateurs.
À lire aussi : Donald Trump à l’assaut des médias publics aux États-Unis
Pourtant, et dans une sorte d’inversement psychologique, Washington accuse l’Union européenne (UE) de mettre en œuvre, sur le Vieux Continent, une censure massive.
Si l’UE est critiquée, c’est en réalité pour les valeurs qu’elle représente et pour les libertés qu’elle protège. En effet, les États-Unis dépeignent l’encadrement juridique des plateformes numériques à l’œuvre au sein de l’UE comme la manifestation d’une censure quasi orwelienne.
Se fondant sur un rapport à charge, la Commission judiciaire de la Chambre des représentants a tenu une audition sur « la menace européenne sur la liberté d’expression et l’innovation américaines », affirmant notamment que le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) porte atteinte au droit des Américains de s’exprimer librement en ligne aux États-Unis.
Pour rétablir les faits et la correcte interprétation du droit européen, une coalition d’universitaires européens et américains a transmis une lettre expliquant les principales applications du DSA.
Se présentant en « défenseur de la démocratie », l’administation Trump utiliserait même la suspension des enquêtes ouvertes à l’encontre des grandes entreprises technologiques américaines comme monnaie d’échange dans les négociations douanières avec la Commission européenne. Les plateformes ont en effet comparé les sanctions imposées pour violation des dispositions européennes à des « droits de douane », s’appuyant aussi sur la (fausse) affirmation que le cadre juridique de l’Union cible spécifiquement les entreprises états-uniennes.
Trump a ouvertement pris la défense de ces « amazing Tech Companies », menaçant d’imposer des droits de douane supplémentaires aux pays ciblant ces entreprises avec leurs législations.
En encadrant l’activité des plateformes numériques, notamment par le biais du fameux règlement général sur la protection des données (RGPD) ou du DSA, l’Europe établit-elle un régime de censure ?
Afin de permettre l’expression de toutes et tous, le droit à la liberté d’expression doit être encadré par la loi. Les contours de cette liberté sont délimités par les droits fondamentaux des tiers et comprennent notamment la protection de la vie privée, la non-discrimination, ou encore la dignité humaine. Ce sont justement ces limites que rappelle le DSA. Le texte vise à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes respectent ces principes cardinaux. Et si la désinformation ou les discours haineux sont des problèmes préoccupants, la critique du pouvoir reste, en Europe, protégée par la liberté d’expression, laquelle est garantie par le DSA.
Cet encadrement déplaît fortement au régime trumpiste ainsi qu’à certaines grandes plateformes numériques américaines. Celles-ci estimaient pourtant, il y a quelques années, que des réglementations étaient nécessaires pour un système efficace de gouvernance des contenus en ligne. En suivant désormais la ligne trumpiste, les plateformes ont tendance à fausser délibérément le concept de censure en l’assimilant à celui de modération des contenus. Cette dernière vise toutefois à s’assurer que les contenus circulant sur les plateformes sont conformes aux conditions générales du service mais, aussi, aux lois et droits fondamentaux protégés par les textes fondateurs.
Mais ce n’est pas seulement d’un point de vue théorique que la modération des contenus, mise en place par le DSA, est attaquée. Cela passe aussi par les nombreuses baisses budgétaires au sein des plateformes, entraînant une réduction des ressources humaines consacrées à la sécurité en ligne. Ces mesures sont par ailleurs couplées à une « simplification » des politiques de modération des contenus, qui s’affranchissent des protections sur des sujets considérés comme « woke », notamment la protection de la communauté LGBTQIA+ ou la lutte contre la haine en ligne.
Dernière annonce en date ? Meta déclarant, un vendredi au cœur de l’été, la suspension de ses publicités ciblées à caractère politique. Sans même évoquer le moment de l’annonce, comment interpréter un tel signal ? L’initiative concerne les publicités à caractère politique, électoral ou traitant de « questions sociales ». Raison invoquée : le règlement européen relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, qui rendrait le ciblage des usagers trop complexe.
Pourtant, une étude conduite par l’organisation AI Forensics, avant l’entrée en application de ce règlement, avait démontré que Meta laissait la propagande pro-russe envahir les publicités politiques ciblées, avec un système de détection des contenus complètement défaillant.
Certes, l’Europe n’est pas parfaite. Certes, l’Europe vit aussi d’importantes dérives identitaires. Mais l’Europe tente, dans un monde de plus en plus complexe, de garantir à toutes et tous la possibilité de s’exprimer en ligne.
Aujourd’hui, les victimes des attaques visant la liberté académique et la liberté de la presse ne se trouvent pas en Europe, mais aux États-Unis. Dans ces conditions, l’Europe doit porter encore plus haut et encore plus fort ses valeurs. Elle doit offrir un modèle dans lequel les libertés sont protégées par la loi et les institutions, et non par la volonté d’un homme.
Suzanne Vergnolle a reçu des financements de la région Île-de-France.
Stefania Di Stefano ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.09.2025 à 12:11
Lucas Miailhes, Doctorant en Science Politique/Relations Internationales, Institut catholique de Lille (ICL)
Et si la transition énergétique n’était pas le simple glissement d’une dépendance au pétrole vers une dépendance aux métaux critiques ? Les discours politiques empruntent souvent cette analogie séduisante, mais la réalité est plus complexe. Le risque serait que cette comparaison donne un mauvais cadrage aux enjeux de la transition énergétique.
Alors que la transition énergétique accélère en Europe, une idée semble s’être imposée dans le débat public. Notre dépendance aux énergies fossiles aurait glissé vers une nouvelle dépendance, cette fois aux matières premières critiques, comme le lithium ou les terres rares.
Il n’est pas rare que cette comparaison soit faite dans les débats télévisés, mais également à l’occasion de déclarations politiques, tant au niveau national qu’international. Par exemple, lors d’un discours de 2023 traitant de la relation Chine-Union européenne (UE), la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen traçait un parallèle clair entre la dépendance de l’UE aux énergies fossiles et sa dépendance naissante aux matériaux critiques :
« Les transitions […] seront permises par les matières premières. Le lithium et les terres rares sont déjà en train de remplacer le gaz et le pétrole au cœur de notre économie. […] Nous devons éviter de tomber dans la même dépendance que pour le pétrole et le gaz. »
Si cette analogie alerte, à juste titre, sur la vulnérabilité europénne des approvisionnements en métaux – pour une large part envers la Chine, elle repose sur une vision simpliste et trompeuse des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la nature physique de ces ressources et des rapports de force géoéconomiques.
Elle participe à véhiculer de fausses croyances non seulement sur la nature du commerce international de ces matières premières critiques, mais aussi, plus globalement, sur la nature de la transition énergétique.
Peut-on vraiment comparer le lithium au gaz russe ? Le cobalt au baril de Brent ? La réponse est : non. Pour plusieurs raisons.
À la différence du pétrole ou du gaz, qui sont des consommables détruits par leur usage, les métaux ne disparaissent pas une fois utilisés. Grâce à leurs propriétés physiques, ils peuvent être recyclés indéfiniment sans perte de qualité, contrairement à des matériaux comme le plastique, dont la recyclabilité est limitée.
Cette caractéristique leur permet d’être réinjectés dans des boucles de réutilisation au sein d’une économie circulaire. Si le recyclage des métaux employés dans les technologies bas carbone, comme les batteries lithium-ion, reste aujourd’hui marginal, c’est moins en raison de verrous techniques que du faible volume de produits en fin de vie actuellement disponible.
Mais à mesure que les premiers équipements arriveront en fin de cycle, le recyclage pourra devenir une source majeure d’approvisionnement en métaux dits « secondaires ».
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que le recyclage pourrait réduire de 25 à 40 % les besoins en nouvelles extractions. Selon la fédération européenne Transport & Environment, en intégrant les rebuts de production, le recyclage pourrait couvrir jusqu’à 40 % de la demande européenne d’ici 2030 – et près des deux tiers à l’horizon 2040.
Contrairement à ce qu’ont été le pétrole et le gaz pour l’UE, la dépendance actuelle du continent européen pourrait donc bien se réduire rapidement, pour peu que l’Europe investisse dans ce maillon de souveraineté.
À lire aussi : Les « mines urbaines », ou les ressources minières insoupçonnées de nos déchets électroniques
La question de la sécurité d’approvisionnement en métaux ne se pose pas dans les mêmes termes que celle du gaz ou du pétrole. Alors que les hydrocarbures concernent l’ensemble des consommateurs de façon directe (notamment afin de fournir du carburant pour les transports ou une source d’énergie pour le chauffage), les métaux ne deviennent stratégiques que dans la mesure où un pays développe des capacités industrielles qui en dépendent. Autrement dit, s’ils sont nécessaires à une production nationale d’énergie bas carbone.
Cette distinction est essentielle, car elle permet de hiérarchiser les vulnérabilités : on ne s’inquiète pas de la dépendance en matériaux pour lesquels il n’existe pas de tissu industriel local.
Par exemple, l’industrie de fabrication de panneaux solaires est au point mort en France. Pour l’heure, l’approvisionnement en métaux pour ces derniers n’est pas un sujet prioritaire de sécurité d’approvisionnement.
À l’inverse, les métaux indispensables à la production de batteries pour véhicules électriques – comme le lithium, le nickel, le cobalt, le manganèse ou le graphite – sont devenus des enjeux majeurs pour la France et pour l’Europe, en raison du déploiement local massif de projets de gigafactories.
C’est précisément cette logique industrielle qui a été invoquée pour justifier le projet d’ouverture d’une mine de lithium à Échassières, dans l’Allier, afin d’alimenter les usines de batteries du nord de la France.
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En dépit de sa position dominante sur le marché de nombreux métaux critiques, la Chine ne peut pas « arsenaliser » (c’est-à-dire, instrumentaliser à des fins géopolitiques) aussi facilement la dépendance aux métaux que la Russie a pu le faire avec le gaz.
En effet, les chaînes de valeur des matières premières critiques (lithium, terres rares, etc.) sont beaucoup plus fragmentées et capables de se réorganiser. Certes, Pékin détient une position dominante dans l’extraction des terres rares et dans le raffinage du lithium, mais sa capacité à s’en servir comme levier de coercition est entravée par plusieurs facteurs :
d’abord, son contrôle sur les exportations reste limité par la corruption locale et par l’ampleur du marché noir, comme l’ont montré les difficultés à faire appliquer l’embargo sur les terres rares, en 2010, aux entreprises chinoises exportatrices ;
ensuite, les États importateurs disposent d’une palette d’options de repli : diversification des fournisseurs, constitution de stocks stratégiques, investissements publics dans de nouvelles capacités de raffinage ou développement de technologies de substitution. C’est ce qu’a démontré le Japon, qui, après l’embargo de 2010 sur l’exportation de terres rares par la Chine, a rapidement sécurisé des alternatives via des investissements en Australie et aux États-Unis, affaiblissant mécaniquement l’influence chinoise ;
enfin, la Chine elle-même dépend, par ailleurs, fortement d’importations de matières premières non transformées, notamment en provenance d’Australie et d’Amérique latine pour le lithium, dont elle assure le raffinage à hauteur des deux tiers de la production mondiale. Cette interdépendance réduit la marge de manœuvre stratégique de Pékin : toute tentative de chantage à la restriction d’exportation risquerait de se retourner contre ses propres industries consommatrices de lithium.
Bref, à la différence du gaz russe – centralisé, peu substituable à court terme et distribué par des infrastructures fixes –, les métaux s’échangent sur des marchés mondiaux plus diversifiés, flexibles et adaptables. Ils sont donc moins facilement « arsenalisables ».
À lire aussi : Terres rares : Ces nouveaux venus qui entendent concurrencer la Chine et les États-Unis
Et puis, et c’est probablement ce qui révèle une lecture erronée des rapports de force géoéconomiques, les marchés du lithium et des terres rares sont beaucoup plus petits que ceux du pétrole et du gaz, tant en valeur qu’en volume. En 2024, le marché mondial des hydrocarbures pesait près de 6 000 milliards de dollars, contre seulement environ 28 milliards pour le lithium et de 4 milliards à 12 milliards pour les terres rares.
Depuis la fin des années 2010, l’Agence internationale de l’énergie alerte régulièrement sur l’explosion à venir de la demande pour ces matériaux, portée par l’électrification des usages. Pourtant, même en cumulant leurs pics de production respectifs, les terres rares et le lithium, même s’ils sont centraux pour la transition énergétique, ne représentent qu’une part infime du marché pétrogazier mondial.
L’idée même de transition énergétique des énergies fossiles vers les métaux tend à dissimuler une réalité bien plus prosaïque : celle de l’accumulation des sources d’énergie plutôt que de leur substitution.
Comme le théorise l’historien Jean-Baptiste Fressoz, l’histoire énergétique ne connaît pas de véritables ruptures où une énergie en remplacerait totalement une autre. Au contraire, les transitions s’effectuent par empilement : chaque nouvelle source vient s’ajouter aux précédentes, sans les faire disparaître. Cette dynamique remet en cause les récits optimistes qui laissent penser que les énergies fossiles seraient bientôt reléguées au passé.
Malgré les scénarios prospectifs et les engagements des grandes économies à atteindre la neutralité carbone, il est probable que l’usage du pétrole et du gaz se maintiendra dans de nombreux secteurs. Les technologies bas carbone ne remplaceront pas tous les usages permis par les hydrocarbures, en particulier dans les domaines où ils restent difficilement substituables, notamment dans l’industrie : il reste difficile de produire de l’acier vert.
Autrement dit, loin d’acter la fin des fossiles de façon nette et précise, la transition énergétique risque de passer par une phase de coexistence prolongée.
En définitive, l’idée d’un transfert de dépendance du pétrole vers les métaux ne résiste pas à l’analyse. Ni leurs propriétés physiques, ni la structure des marchés, ni la géopolitique de leur approvisionnement ne permettent de calquer les logiques de la rente fossile sur celles des matières premières critiques.
Penser la transition énergétique à travers le prisme d’une substitution binaire masque la complexité des interdépendances industrielles et pourrait conduire à de fausses priorités stratégiques. Repenser la dépendance, ce n’est donc pas rejouer la guerre du gaz avec de nouveaux matériaux, mais comprendre les spécificités des chaînes de valeur des technologies bas carbone – et concevoir des réponses politiques à la hauteur de ces réalités.
Lucas Miailhes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.09.2025 à 17:08
Simon Levett, PhD candidate, public international law, University of Technology Sydney
Près de 200 professionnels des médias ont été tués dans la bande de Gaza, depuis le 7 octobre 2023. Les journalistes locaux et leurs fixeurs sont mal payés et, surtout, mal protégés, en dépit des efforts de leurs employeurs et des appels lancés à l’attention de l’armée israélienne par les médias, les gouvernements étrangers et les organisations de défense des journalistes.
La journaliste Mariam Dagga n’avait que 33 ans lorsqu’elle a été tuée par une frappe aérienne israélienne à Gaza, le 25 août 2025.
En tant que photographe et vidéaste indépendante, elle a documenté les souffrances des civils à Gaza à travers des images indélébiles d’enfants mal nourris et de familles endeuillées. Elle avait rédigé un testament, dans lequel elle demandait que ses collègues ne pleurent pas à ses funérailles et que son fils de 13 ans soit fier d’elle. Dagga a été tuée avec quatre autres journalistes – et 16 autres personnes – lors d’une frappe visant un hôpital qui a suscité une condamnation et une indignation généralisées.
Cette attaque fait suite au meurtre de six journalistes d’Al Jazeera par les Forces de défense israéliennes (FDI) alors qu’ils se trouvaient dans une tente abritant des journalistes à Gaza au début du mois d’août. Parmi les victimes figurait le journaliste Anas al-Sharif, lauréat du prix Pulitzer.
La guerre menée par Israël depuis près de deux ans à Gaza est l’une des plus meurtrières de l’histoire moderne. Le Comité pour la protection des journalistes, qui recense les décès de journalistes dans le monde depuis 1992, a dénombré pas moins de 189 journalistes palestiniens tués à Gaza depuis le début de la guerre (Ndlr : selon RSF, 220 journalistes ont été tués par l’armée israélienne dans la bande de Gaza en près de 23 mois). Beaucoup travaillaient en tant que pigistes pour de grands organes de presse, Israël ayant interdit aux correspondants étrangers d’entrer à Gaza.
En outre, l’organisation a confirmé la mort de deux journalistes israéliens, ainsi que celle de six journalistes tués lors des frappes israéliennes sur le Liban.
En 2019, je me suis rendu à Tel-Aviv et à Jérusalem en Israël, ainsi qu’à Ramallah en Cisjordanie, afin de mener une partie de mes recherches doctorales sur les protections disponibles pour les journalistes dans les zones de conflit.
Au cours de ce séjour, j’ai interviewé des journalistes de grands médias internationaux tels que le New York Times, le Guardian, l’Australian Broadcasting Corporation, CNN, la BBC et d’autres, ainsi que des journalistes indépendants et des fixeurs palestiniens locaux. J’ai également interviewé un journaliste palestinien travaillant pour la rédaction anglophone d’Al Jazeera, avec lequel je suis resté en contact jusqu’à récemment.
Je ne me suis pas rendu à Gaza pour des raisons de sécurité. Cependant, de nombreux journalistes que j’ai rencontrés avaient effectué des reportages dans cette région et connaissaient bien les conditions qui y régnaient, déjà dangereuses avant même la guerre.
Osama Hassan, un journaliste local, m’a parlé de son travail en Cisjordanie :
« Il n’y a pas de règles, il n’y a pas de sécurité. Parfois, lorsque des colons attaquent un village, par exemple, nous allons couvrir l’événement, mais les soldats israéliens ne vous respectent pas, ils ne respectent rien de ce qui est palestinien […] même si vous êtes journaliste. »
Nuha Musleh, fixeuse à Jérusalem, a décrit un incident qui s’est produit après un jet de pierre en direction de soldats de l’armée israélienne :
« […] Ils ont commencé à tirer à droite et à gauche – des bombes assourdissantes, des balles en caoutchouc, dont l’une m’a touchée à la jambe. J’ai été transportée à l’hôpital. Le correspondant a également été blessé. Le caméraman israélien a également été blessé. Nous avons donc tous été blessés, nous étions quatre. […] Cela a été très traumatisant pour moi. Je n’aurais jamais pensé qu’une bombe assourdissante pouvait être aussi dangereuse. Je suis restée à l’hôpital pendant une bonne semaine. J’ai eu beaucoup de points de suture. »
Mes recherches ont montré que les journalistes et les fixeurs locaux dans les territoires palestiniens occupés bénéficient de très peu d’équipement de protection physique et d’aucun soutien en matière de santé mentale.
Le droit international stipule que les journalistes sont protégés en tant que civils dans les zones de conflit en vertu des Conventions de Genève et de leurs Protocoles additionnels. Cependant, ces textes ne comportent pas de dispositions relatives à la protection spécifique nécessaire aux journalistes.
Des médias, des groupes de défense des droits des journalistes et des gouvernements ont clairement exigé qu’Israël prenne davantage de précautions pour protéger les journalistes à Gaza et enquête sur les frappes telles que celle qui a tué Mariam Dagga.
Malheureusement, les médias semblent peu en mesure d’aider leurs collaborateurs indépendants à Gaza, si ce n’est en se disant inquiets de leur sécurité à travers des communiqués, en demandant à Israël qu’il autorise les évacuations de journalistes et en exigeant que les journalistes étrangers puissent entrer dans la bande de Gaza.
Les correspondants internationaux ont, pour la plupart d’entre eux, suivi une formation sur le reportage dans les zones de guerre, et bénéficiaient d’équipements de sécurité, d’assurances et de procédures d’évaluation des risques. En revanche, les journalistes locaux et les fixeurs à Gaza ne bénéficient généralement pas des mêmes protections, alors qu’ils sont les premiers touchés par les effets de la guerre, notamment la famine massive.
Malgré les énormes difficultés, je pense que les médias doivent s’efforcer de respecter au mieux leurs obligations en matière de droit du travail lorsqu’il s’agit des journalistes et des fixeurs locaux. Cela fait partie de leur devoir de diligence.
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Des recherches montrent que les fixeurs figurent depuis longtemps parmi les acteurs les plus exploités et vulnérables de la production d’information internationale. Ils sont souvent dans des situations précaires, sans formation aux zones dangereuses ni assurance médicale. Ils sont de surcroît très mal rémunérés.
Les journalistes locaux et les fixeurs à Gaza doivent être rémunérés correctement par les médias qui les emploient. Il faut pour cela tenir compte non seulement des conditions de travail et de vie déplorables dans lesquelles ils sont contraints de vivre, mais aussi de l’impact considérable de leur travail sur leur santé mentale.
Comme l’a récemment déclaré le directeur de l’information mondiale de l’Agence France Presse, il est très difficile de rémunérer les contributeurs locaux, qui doivent souvent supporter des frais de transaction élevés pour accéder à leur argent. « Nous essayons de compenser cela en leur versant une rémunération plus élevée », a-t-il déclaré.
Il n’a toutefois pas précisé si l’agence allait modifier ses protocoles de sécurité et ses formations pour les zones de conflit, étant donné que les journalistes eux-mêmes sont pris pour cible à Gaza dans le cadre de leur travail. Ces journalistes locaux risquent littéralement leur vie pour montrer au monde ce qui se passe à Gaza. Ils ont besoin d’une meilleure protection.
Comme me l’a dit Ammar Awad, un photographe local de Cisjordanie :
« Le photographe ne se soucie pas de lui-même. Il se soucie des photos, de la manière dont il peut prendre de bonnes photos, de filmer quelque chose de bien. Mais il a besoin d’être dans un endroit sûr pour lui. »
Simon Levett ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.09.2025 à 17:08
Emilien Debaere, Doctorant en sciences politiques, Aix-Marseille Université (AMU)
En Irak, le mouvement chiite fondé par Muqtada al-Sadr en 2003 et longtemps très influent sur la scène politique traverse une période d’incertitude. Malgré sa victoire aux législatives de 2021, il a volontairement quitté le Parlement en 2022, dénonçant l’impasse politique. Affaibli par ce retrait et par la perte d’un soutien religieux majeur, le sadrisme tente aujourd’hui de consolider son influence à travers al-Bunyan al-Marsous, une vaste organisation sociale active dans les quartiers populaires chiites.
Le mouvement sadriste al-tayyār al-Ṣadrī a changé de nom en 2024 pour devenir le Mouvement national chiite (al-tayyār al-waṭanī al-shīʿī). C’est un vaste mouvement politico-religieux irakien créé en 2003 et reposant sur l’héritage idéologique et symbolique de la lutte contre le régime de Saddam Hussein menée dans les années 1990 par l’ayatollah Muhammad al-Sadr, assassiné en 1999. Initialement fondé par son fils Muqtada al-Sadr pour lutter contre l’occupation américano-britannique de l’Irak, il a progressivement évolué et s’est intégré au jeu institutionnel jusqu’à remporter les élections législatives de 2018 et 2021.
Toutefois, les affrontements à Bagdad en août 2022 entre des éléments paramilitaires affiliés au courant sadriste et plusieurs factions armées du Hachd al-Chaabi, une coalition de groupes politico-militaires alliés à l’Iran, se sont soldés par la démission de tous les députés sadristes et leur refus de participer à la formation du prochain gouvernement irakien. Cet événement marquant a constitué un revers majeur pour le courant sadriste qui ambitionnait de former un gouvernement majoritaire à la suite de sa victoire aux élections législatives d’octobre 2021.
Au même moment, l’ayatollah Kazem al-Haeri, basé à Qom (Iran), a décidé de prendre sa « retraite » en tant que marja (un marja est une autorité religieuse suprême dans le chiisme duodécimain, à laquelle les fidèles se réfèrent pour les questions juridiques et théologiques) et a incité ses partisans à suivre l’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême de la République islamique d’Iran.
Kazem al-Haeri, qui avait été désigné par l’ayatollah Muhammad al-Sadr comme le marja à imiter après son martyre, servait en quelque sorte de caution religieuse au mouvement, étant donné que Muqtada al-Sadr ne disposait pas d’une crédibilité suffisante auprès du champ religieux. Les critiques répétées de Kazem al-Haeri contre Muqtada al-Sadr ont érodé le processus de légitimation religieuse mis en place par le dirigeant du courant sadriste depuis l’invasion américaine en 2003.
Dans le communiqué expliquant son retrait, al-Hae’ri a accusé implicitement Muqtada al-Sadr de « chercher à diviser le peuple irakien et la communauté chiite au nom des deux marjas chiites Mohammad Baqir al-Sadr et Mohammad Sadeq al-Sadr, et de prétendre exercer le leadership en leur nom alors qu’il ne possède ni le niveau d’ijtihad ni les autres conditions requises pour une direction religieuse légitime ». En effet, Muqtada al-Sadr – contrairement à son père – ne dispose ni de la « formation » religieuse aboutie ni de la reconnaissance par les pairs nécessaires pour pouvoir traditionnellement prétendre au leadership religieux au sein du chiisme duodécimain.
Ces deux revers infligés au courant sadriste et à son leadership ont mis à mal sa légitimité politico-religieuse et auraient pu saper son influence en Irak.
À partir de ces deux revirements, le courant sadriste n’affiche plus d’objectifs politiques directes mais valorise davantage un vaste projet social créé en février 2021 sur ordre de Muqtada al-Sadr : le projet al-Bunyan al-Marsous. Le nom peut être traduit par « l’édifice consolidé » et provient d’une sourate du Coran : « Allah aime ceux qui combattent dans Son chemin en rangs serrés, pareils à un édifice bien consolidé » (Sourate 61, verset 4).
Dès sa fondation, le projet doit servir « l’unité des rangs sadristes (li-waḥdat aṣ-ṣaff aṣ-Ṣadrī), pour les recenser, les éduquer et prendre soin d’eux avec l’intention qu’il ne soit pas seulement destiné aux élections, mais qu’il soit un projet permanent ». L’archivage et l’analyse de plusieurs centaines de messages publiés par les différents comptes de cette organisation ainsi que des entretiens avec des responsables sadristes permettent de mieux appréhender l’ampleur et les objectifs de cette organisation.
Le projet al-Bunyan al-Marsous est organisé de manière verticale avec un comité central (composé de proches du leader Muqtada al-Sadr) et des comités locaux, eux-mêmes subdivisés en sections. Nous avons distingué au moins huit sections actives dont les domaines de spécialisation vont de l’agriculture aux commémorations religieuses, en passant par les sections sportives ou professionnelles. Les campagnes menées dans ce cadre sont ainsi très variées : formations professionnelles, ramassage d’ordures, scoutisme, conférences religieuses, rénovations de bâtiments, etc.
La diversité de leurs actions est très élevée et touche de nombreux aspects de la vie des habitants des quartiers paupérisés, peuplés majoritairement de chiites au sein desquels le courant sadriste a généralement une forte influence. Pour le seul mois d’octobre 2023, le rapport du comité central affirme que le projet a permis, entre autres, la délivrance de 1 154 prescriptions médicales, l’assistance à 15 accouchements ou encore la distribution de 2 000 appareils électriques. Le projet vise ainsi à accompagner des milliers d’Irakiens déshérités du berceau à la tombe en passant par les mariages, l’éducation des enfants et les parcours professionnels.
Une partie de ces services sociaux (scoutisme, aides à la construction, assistance économique, etc.) étaient déjà proposés par le courant sadriste, mais le projet al-Bunyan al-Marsous vient leur donner une cohérence et une meilleure organisation. Le projet fonctionne principalement grâce au bénévolat et au soutien financier des donateurs, parmi lesquels Muqtada al-Sadr lui-même, dont les importantes contributions sont mises en avant pour souligner sa générosité.
L’organisation al-Bunyan al-Marsous répond à plusieurs objectifs qui servent globalement le courant sadriste. À court terme, elle permet de resserrer les liens d’une base sociale fragilisée en proposant des projets clairs et bénéfiques pour la « classe sociale » sadriste, généralement déshéritée. Sur le temps long, les diverses activités d’al-Bunyan al-Marsous contribuent à renforcer l’identité communautaire du mouvement à travers des services rendus et reçus. Elle favorise en effet l’implication de nombreux individus – bénévoles, bénéficiaires, coordinateurs – et crée un dense réseau d’interactions solidaires.
Une attention particulière est consacrée aux jeunes générations dans le but de perpétuer et d’assurer un relais cohérent de futurs partisans sadristes socialisés à un ensemble de rites, d’éléments culturels et de pratiques sociales qui valorisent la famille al-Sadr. À titre d’exemple, les scouts al-Bunyan al-Marsous permettent au mouvement d’encadrer des milliers de jeunes Irakiens afin qu’ils s’inscrivent à terme dans la ligne sadriste (al-khaṭṭ aṣ-Ṣadrī), c’est-à-dire qu’ils intègrent les normes et idéaux portés par le courant sadriste. Ils suivent ainsi des cours de jurisprudence islamique fondés sur les écrits de Muhammad al-Sadr, participent activement à l’organisation des commémorations et suivent un nombre important de formations.
De manière plus générale, cette organisation permet de soutenir des populations spécifiques et de diffuser une certaine idéologie de manière régulière et indépendante des événements politiques, sur un modèle comparable à celui des « services sociaux du Hezbollah » libanais.
L’organisation al-Bunyan al-Marsous pallie également certaines défaillances de l’État irakien et contribue à rendre indispensable le courant sadriste dans certains quartiers ou campagnes périphérisées. Les habitants de ces zones délaissées et paupérisées bénéficient de services sociaux importants qui renforcent leur attachement au mouvement et à ses leaders, et deviennent ainsi redevables envers ceux qui leur ont fourni des services capitaux.
À travers l’ensemble de ses activités, le projet promeut des discours normatifs et des valeurs propres au courant sadriste. Les services proposés sont ainsi systématiquement accompagnés d’éléments d’acculturation à l’idéologie et à l’imaginaire symbolique du mouvement, intégrant ainsi l’engagement social à une stratégie de légitimation politique. Il s’agit d’un encadrement moral et social qui valorise tout à la fois le patriotisme, la piété religieuse et la famille al-Sadr, comme l’affirme le responsable de l’organisation dans la partie ouest de Bagdad : « L’objectif principal du projet est de satisfaire Dieu, Son Prophète et la famille du Prophète ; la victoire de l’Irak passe par le soutien aux nobles Al-Sadr.»
En outre, cette organisation renforce l’ancrage local du courant sadriste, dans la mesure où l’ensemble des services sociaux sont déployés par des comités locaux étroitement connectés aux réalités spécifiques de chaque territoire. Ces comités ne se limitent pas à la mise en œuvre d’actions sociales : ils assurent également un rôle d’intermédiaire entre la population et les instances centrales du mouvement. En recueillant de manière systématique les doléances et les besoins des habitants, ils offrent à la direction du projet al-Bunyan al-Marsous, et par extension au courant sadriste, un flux d’informations précis et régulier. Ce dispositif contribue à consolider un maillage territorial dense et réactif.
Le projet al-Bunyan al-Marsous s’inscrit parfaitement dans le récit idéologique portée par les sadristes consistant à valoriser la piété, la générosité et le patriotisme du peuple irakien qui sont systématiquement mis en opposition avec la corruption des élites politiques. Il permet une diffusion puissante de narratifs sadristes et renforce l’allégeance de certaines populations chiites défavorisées envers le courant sadriste et plus particulièrement envers son leader, considéré comme le seul à même de soutenir et de sauver le peuple irakien.
Emilien Debaere a reçu des financements dans le cadre d'un contrat doctoral avec l'université Aix-Marseille.