28.05.2025 à 17:00
Sebastien Bourdin, Professeur de Géographie économique, Titulaire de la Chaire d'excellence européenne "Economie Circulaire et Territoires", EM Normandie
Nicolas Jacquet, Chargé de Recherche ∙ Chaire d'excellence européenne Économie circulaire et Territoires, EM Normandie
Sur le papier, recycler ses vêtements semble un geste vertueux, mais la réalité est tout autre. L’industrie textile produit des déchets en masse, tandis que le recyclage peine à suivre une consommation effrénée. Entre fast-fashion, technologies limitées et exportations vers des pays sans infrastructures adaptées, le modèle circulaire vacille.
L’industrie de la mode a connu une transformation radicale avec l’essor de la fast-fashion : des vêtements bon marché, fabriqués à partir de matériaux peu coûteux, conçus pour être portés une seule saison – voire moins – avant d’être stockés définitivement dans nos armoires ou d’être jetés. Chaque année, pas moins de 3 milliards de vêtements et chaussures sont mis sur le marché en France, d’après le Baromètre des ventes de Refashion.
Ce modèle de production et de consommation frénétique n’est pas sans conséquences : selon les estimations, l’industrie textile représenterait jusqu’à 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit davantage que les vols internationaux et le transport maritime réunis. En cause, la prédominance du polyester, un dérivé du pétrole, qui constitue la majorité des vêtements.
Pour s’attaquer à ce fléau, en 2022, la Commission européenne dévoilait sa stratégie pour des textiles durables et circulaires en assurant :
« À l’horizon 2030, les produits textiles mis sur le marché de l’Union seront à longue durée de vie et recyclables, dans une large mesure, fabriqués à partir de fibres recyclées, exempts de substances dangereuses, et produits dans le respect des droits sociaux et de l’environnement. »
Mais, malgré cette prise de conscience politique, la fast-fashion continue de prospérer, alimentée par une production mondiale qui a doublé depuis 2000 et une consommation effrénée poussée par des campagnes de marketing bien rôdées. En l’espace de quinze ans, la consommation occidentale de vêtements a ainsi augmenté de 60 %, alors que nous les conservons deux fois moins longtemps et que certains, très bon marché, sont jetés après seulement 7 ou 8 utilisations. Les chiffres de l’Agence européenne de l’environnement sont accablants : entre 4 % et 9 % des textiles mis sur le marché européen sont détruits avant même d’avoir été portés, soit entre 264 000 et 594 000 tonnes de vêtements éliminés chaque année.
En France, l’Agence de la transition écologique (Ademe) estime que ce gaspillage atteint entre 10 000 et 20 000 tonnes : 20 % des vêtements achetés en ligne sont retournés, et un tiers d’entre eux sont détruits. Leur traitement implique un long processus : tri, reconditionnement, transport sur des milliers de kilomètres… Une aberration écologique.
Mais alors, comment en est-on arrivé à un tel décalage entre la volonté de mieux recycler… et la réalité de nos usages vestimentaires ?
Une étude récente, menée en 2024 par des chercheurs de l’Université catholique de Louvain (UKL), apporte un éclairage nouveau sur nos habitudes vestimentaires. Réalisée auprès de 156 adultes vivant en Flandres (Belgique), l’enquête révèle que la garde-robe moyenne contient 198 vêtements, dont 22 % restent inutilisés pendant plus d’un an.
Pourtant, les trois quarts de ces vêtements qui restent dans nos placards sont encore en bon état et pourraient être réutilisés, mais la majorité des propriétaires les conservent « au cas où », par attachement émotionnel ou anticipation d’un usage futur. L’étude conclut que le manque de solutions accessibles pour revendre ou donner ses vêtements ainsi que la faible demande pour la seconde main freinent leur réutilisation.
Nos placards ne sont pas les seuls à être saturés. Les points de collecte textile déployés par les collectivités sont eux aussi submergés par un afflux massif de vêtements, souvent de mauvaise qualité. Les vêtements d’entrée de gamme, difficiles à valoriser, encombrent ainsi les structures de tri et compliquent le travail des associations, qui, jusqu’ici, tiraient leurs revenus des pièces de meilleure qualité revendues en friperies solidaires.
La situation est telle que Refashion, l’éco-organisme de la filière textile, a récemment débloqué une aide d’urgence de 6 millions d’euros pour soutenir les 73 centres de tri conventionnés, dont l’activité est fragilisée par la chute des débouchés, notamment à l’export. Car, depuis longtemps, les vêtements qui ne trouvent pas preneur sur le marché français – parce que trop usés, démodés ou invendables – sont expédiés vers d’autres pays, principalement en Afrique ou en Asie.
Chaque année, l’Union européenne (UE) exporte ainsi 1,7 million de tonnes de textiles usagés, selon l’Agence européenne de l’environnement. La France à elle seule, en 2021, expédiait 166 000 tonnes de vêtements et de chaussures usagés, soit 3 % du volume total des exportations mondiales.
Ces flux partent principalement vers le Pakistan, les Émirats arabes unis et le Cameroun, selon les données douanières. Si ce commerce génère des emplois et des revenus dans l’économie informelle, il aggrave aussi la pollution textile dans des pays sans infrastructures adaptées au traitement des déchets. La plage de Korle-Gonno à Accra (Ghana) en est l’un des exemples les plus frappants, transformée en véritable décharge à ciel ouvert.
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Mais cette donne pourrait changer. L’UE cherche à imposer un cadre plus strict sur les flux transfrontaliers de déchets textiles, notamment en intégrant ces derniers à la Convention de Bâle, qui régule les exportations de déchets dangereux et non dangereux. Cette évolution pourrait imposer davantage de traçabilité et de contrôles, afin d’éviter que l’Europe continue d’exporter son problème textile vers des pays incapables de le gérer.
Face à l’ampleur du problème, la loi Anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec), adoptée en 2020, fixait un cap ambitieux : collecter 60 % des textiles usagés d’ici 2028 et en recycler 70 % dès 2024, puis 80 % à l’horizon 2027. Une trajectoire progressive censée stimuler la montée en puissance des filières de tri et de valorisation.
Dans la foulée, l’Assemblée nationale adoptait en mars 2024 une proposition de loi pour « démoder la fast-fashion ». Le texte cible les géants de l’ultra fast-fashion, qui inondent le marché avec plus de 1 000 nouveautés quotidiennes. Il prévoit également un système de bonus-malus environnemental pouvant aller jusqu’à 50 % du prix de vente – plafonné à 10€ par article – afin de financer des marques plus vertueuses et de ralentir cette surproduction.
La proposition de loi doit encore franchir l’étape du Sénat, où elle n’a pas encore été inscrite à l’ordre du jour. Et en attendant, les objectifs de la loi Agec peinent à se concrétiser. En 2023, environ 270 000 tonnes de textiles ont été collectées dans l’Hexagone, mais seules 33 % ont été réellement recyclées en nouvelles matières premières. Bien loin des 70 % fixés pour 2024. En cause : un manque d’infrastructures de tri automatisé, des capacités de traitement limitées, et des opérateurs – souvent issus de l’économie sociale et solidaire – sous-dotés financièrement. À l’échelle mondiale, le constat est encore plus alarmant : moins de 1 % des fibres textiles usagées sont réutilisées pour fabriquer de nouveaux vêtements.
Sur le papier, pourtant, les technologies de recyclage se perfectionnent. Certaines entreprises, comme l’entreprise française, créée en 2011, Carbios, tentent d’innover avec un recyclage enzymatique capable de dégrader les fibres de polyester pour les transformer en nouveaux textiles. Une avancée saluée, mais encore loin d’être généralisée.
Dans les faits, l’immense majorité du recyclage textile repose sur des méthodes mécaniques, bien moins efficaces. Les vêtements sont triés par couleur et selon leur composition, puis déchiquetés en fibres courtes ou effilochés pour produire des isolants ou des chiffons. Autrement dit, quand ils sont recyclés, les textiles, au lieu d’être réutilisés dans un cycle vertueux, sont plutôt « downcyclés », dégradés ou transformés en produits de moindre valeur, en isolants thermo-acoustiques ou en rembourrage pour sièges de voiture, tandis que moins de 1 % des vêtements usagés sont transformés en nouveaux vêtements, selon une logique de boucle fermée ou au moyen de procédés fibre à fibre.
Si le recyclage est donc une solution, celle-ci présente de nombreuses limites.
Le design des vêtements, par exemple, n’est pas fait pour faciliter leur valorisation. Car les habits contiennent un mélange complexe de matériaux : des fibres souvent mélangées ou diverses (polyester, coton, polycoton) combinées à des éléments métalliques (fermetures éclair, boutons, boucles) et plastiques (étiquettes, logos en vinyle ou motifs imprimés) qui nécessitent un tri particulièrement minutieux pour permettre leur réutilisation ou leur transformation, chaque matière requérant un traitement spécifique. Cette étape, essentielle, mais coûteuse, reste difficile à intégrer pour des structures solidaires qui n’ont pas les capacités d’investissement des grands groupes.
Des alternatives existent, certes, mais elles ne sont pas toujours aussi vertueuses qu’annoncées. Le polyester recyclé, souvent mis en avant par la mode écoresponsable comme la solution la moins carbonée, présente de sérieuses limites.
Cette fibre est issue, dans la grande majorité des cas, du recyclage de bouteilles en plastique PET. Or, ces bouteilles sont ainsi détournées d’un circuit de recyclage fermé – le recyclage bouteille-à-bouteille ou pour les emballages alimentaires – vers la fabrication de textiles. Une fois transformés en vêtements, ces matériaux deviennent pratiquement impossibles à recycler, en raison des teintures, des additifs et surtout des mélanges de fibres.
Si le polyester recyclé séduit tant l’industrie textile, c’est d’abord pour des raisons de logistique et de volume. Les bouteilles en PET constituent un gisement mondial abondant, facile à collecter et à traiter. Aujourd’hui, environ 7 % des fibres recyclées utilisées dans le textile proviennent de bouteilles plastiques – dont 98 % sont en PET. À l’inverse, moins de 1 % des fibres textiles recyclées proviennent de déchets textiles eux-mêmes.
Les différents types de recyclages
Source : The Carbon Footprint of Polyester (Carbonfact). Données basées sur la base EF 3.1, développée par le Joint Research Centre (JRC) de la Commission européenne, dans le cadre de l’initiative Product Environmental Footprint (PEF).
Méthode | Émissions carbone (kg CO2e/kg) | Remarques |
---|---|---|
Recyclage mécanique | 0,68 – 1,56 | Méthode la plus répandue. Utilise des bouteilles plastiques, mais détourne ces déchets de circuits fermés. Qualité de fibre dégradée à chaque cycle, recyclabilité textile très limitée. |
Recyclage chimique | 1,23 – 3,79 | Procédé plus vertueux sur le papier (fibre à qualité équivalente), adapté aux déchets textiles. Mais technologie coûteuse, énergivore et encore peu industrialisée. |
PET vierge fossile | 3,12 | Fabriqué à partir de pétrole, avec un processus très émetteur. Aucune circularité : chaque vêtement produit génère un futur déchet. |
Enfin, autre problème rarement évoqué : les microfibres plastiques. Les vêtements en polyester, qu’ils soient recyclés ou non, libèrent à chaque lavage des microfibres plastiques susceptibles de perturber les écosystèmes marins et d’entrer dans la chaîne alimentaire humaine. Cette pollution est amplifiée dans le cas du polyester recyclé : soumis à des contraintes thermiques et mécaniques lors du recyclage, le matériau voit ses chaînes polymères se dégrader. Raccourcies et fragilisées, elles sont plus enclines à se fragmenter dès les premiers lavages.
Une étude, publiée en 2024 dans la revue Environmental Pollution, a montré que, à caractéristiques égales, un tissu en polyester recyclé libérait en moyenne 1 193 microfibres par lavage, contre 908 pour son équivalent en polyester vierge. Même écolabellisés, certains textiles recyclés peuvent donc polluer davantage, si l’on considère l’ensemble de leur cycle de vie.
Trier, certes, c’est bien. Mais croire que ces gestes suffiront à endiguer la catastrophe environnementale est une illusion.
Tant que la production textile continuera d’augmenter à un rythme effréné, aucune politique de tri ne pourra compenser la montagne de déchets générée. Le mythe du bon citoyen trieur repose donc sur un malentendu : trier ne signifie pas recycler, et recycler ne signifie pas résoudre la crise des déchets. La vrai solution, c’est d’abord de produire moins, de consommer moins, et de concevoir des vêtements pensés pour durer et être réellement recyclables.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.05.2025 à 17:05
Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay
Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay
La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, chaque mercredi, les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans l’épisode 5, on s’intéresse aux insectes, aux oiseaux et aux migrations.
L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…
On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !
Retrouvez ici le cinquième épisode de la série !
Ou rattrapez les épisodes précédents :
Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
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Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
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Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs
Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund.
Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.
Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.05.2025 à 09:33
Service Environnement, The Conversation France
La nouvelle obligation du tri à la source pour les collectivités, en vigueur depuis début 2024, permettra d’éviter l’incinération ou l’enfouissement de biodéchets qui auraient pu être valorisés pour produire des amendements organiques ou du biogaz, explique Muriel Bruschet, de l'Ademe.
Depuis le 1ᵉʳ janvier 2024, les collectivités doivent proposer à leurs habitants une solution de tri à la source et de valorisation de l’ensemble de leurs déchets alimentaires. En 2017, les biodéchets (soit les déchets alimentaires et déchets verts) représentaient 1/3 des ordures ménagères en France.
Cette nouvelle étape permet d’éviter l’incinération ou l’enfouissement, tout en valorisant ces déchets qui auront deux destinations principales : les amendements organiques (agriculture) et le biométhane (énergie).
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Cette réglementation est le fruit d’un long processus débuté en 2010, repris en 2015 pour en fixer l’échéance au 1ᵉʳ janvier 2025. L'Union européenne a finalement repris cette mesure et en a avancé l’échéance à 2024.
La loi n’étant pas punitive, la seule sanction est indirecte : la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP), qui s’applique aux poubelles noires, va passer de 17 (2019) à 65 euros la tonne (2025). Les collectivités ont donc intérêt, en principe, à en diminuer le volume.
Deux choix s’offrent à elles : la gestion de proximité ou la collecte. Dans le premier cas, il s’agit de compostage individuel ou partagé. Dans le second cas, les biodéchets sont collectés et envoyés vers une unité de traitement : soit une compostière industrielle, soit un méthaniseur.
Commençons par l’usage le plus répandu, le compostage. Au cours de ce processus qui dure entre 4 et 6 mois et fait monter la température des biodéchets jusqu’à 70 °C, la matière se transforme en compost. Ce dernier est ensuite revendu au milieu agricole et va enrichir le sol en matière organique, lui conférer une meilleure rétention de l’eau et limiter l’érosion des sols. Il diminue en parallèle les besoins en engrais, dont l’usage augmente à mesure que les sols se dégradent.
L’autre possibilité est la méthanisation : sous l’action de microorganismes naturellement présents dans les biodéchets, la matière organique, confinée en enceinte fermée en l’absence d’oxygène (contrairement au compostage), subit une fermentation anaérobique et se dégrade. De cette réaction est obtenue du biogaz ainsi qu’une fraction solide – le digestat – qui est soit recompostée soit épandue directement sur des sols agricoles.
Le choix va surtout répondre à des enjeux territoriaux. Dans les zones qui pratiquent l’élevage, les méthaniseurs sont nombreux, car ils permettent d’en valoriser les effluents. Dans le sud de la France au contraire, les plates-formes de compostage sont plus nombreuses, puisque les cultures sont plutôt maraîchères (vergers, viticulture, etc.).
Où installer les nouvelles plates-formes ? Comment adapter l’existant ? À cela se mêlent des enjeux d’acceptabilité, ces solutions pouvant générer des nuisances selon l’endroit où elles se trouvent. Des études sont en cours pour évaluer les coûts et les bénéfices environnementaux associés.
Ce texte est la version courte de l’article écrit par Muriel Bruschet (Ademe).
Cet article a été édité par le service Environnement de The Conversation à partir de la version longue écrite par Muriel Bruschet (Ademe).
26.05.2025 à 16:53
Marc Fontecave, Professeur, titulaire de la chaire de chimie des processus biologiques au Collège de France, membre de l'Académie des sciences, Collège de France
Yves Bréchet, Professeur à Monash University (Australie) et membre de l'Académie des sciences, Monash University
Que penser de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) dévoilée en mars 2025 ? Pour l’Académie des sciences, qui a livré un avis sur la question, le texte souffre de plusieurs incohérences. En misant sur la surproduction, une telle politique pourrait entraîner une volatilité accrue des prix de l’électricité, accélérer la dégradation des capacités nucléaires, en cas de sous-utilisation, et enfin affecter la stabilité des réseaux électriques sur le territoire.
C’était un texte attendu de longue date. La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qui doit fixer les objectifs de la politique énergétique nationale à l’horizon 2035, a été rendue publique en mars 2025. Il s’agit d’une version révisée, faisant suite à une première version soumise à la consultation publique organisée à la fin de l’année 2024.
Ce document se donne notamment l’ambition de transformer notre système énergétique pour réduire sa dépendance vis-à-vis des ressources carbonées fossiles tout en garantissant la sécurité d’approvisionnement. Est-il à la hauteur des enjeux climatiques et énergétiques ?
Après avoir procédé à son analyse rigoureuse, l’Académie des sciences a récemment diffusé un avis sur cette nouvelle PPE assorti de recommandations. Nous en livrons ici les principaux messages.
Commençons par rappeler quelques spécificités du mix énergétique français. L’électricité constitue 26 % de la consommation d’énergie totale des Français. Comme l’a montré le dernier bilan électrique de RTE, l’intensité carbone de notre production électrique, soit 21,3 g équivalent CO2 par kilowatt-heure (kWh) en 2024, est l’une des plus faibles du monde.
Cette production remarquablement décarbonée, nous la devons à des choix de politique énergétique anciens, dictés notamment par une exigence de souveraineté énergétique. Ce sont eux qui ont doté la France d’un parc nucléaire et de barrages hydrauliques. Bas carbone et pilotables, ces infrastructures fournissent plus de 80 % de notre électricité.
Depuis, ces sources historiques ont été complétées par des productions éoliennes et solaires, ce qui conduit à une part de la production d’électricité d'origine renouvelable qui atteignait 28 % en 2024. Même s’il s’agit d’un excellent point de départ, ce n’est pas le point d’arrivée d’une trajectoire de politique climatique.
Une telle trajectoire doit viser à diminuer notre dépendance vis-à-vis des ressources fossiles. Elles représentent aujourd’hui 58 % de notre consommation d’énergie finale et nous coûtent chaque année en moyenne environ 60 milliards d’euros.
À lire aussi : Climat : le casse-tête de la « stratégie nationale bas carbone »
Nous consommons du pétrole, du gaz et du charbon pour les transports, le chauffage et l’industrie. Il faut bien comprendre qu’il n’est pas possible, même en diminuant notre consommation totale, de remplacer complètement et à court terme ces sources, même si on peut espérer y substituer – en partie – des combustibles alternatifs renouvelables (en grande partie issus de la biomasse : bois, biogaz, biocarburants…), comme le soulignait un autre avis de l’Académie des sciences en janvier 2024.
Dans ces conditions, la seule issue réside dans l’électrification de plusieurs secteurs. D’abord celui des transports, au travers des véhicules électriques, mais également de l’habitat, en déployant davantage de pompes à chaleur, et enfin dans l’industrie, en y développant l’hydrogène vert et l’acier vert et les fours électriques. Ceci constitue donc aujourd’hui un axe clé de toute politique énergétique, en France, en Europe et dans le monde.
En parallèle, il est nécessaire de développer les politiques de sobriété énergétique. Il s’agit d’optimiser les dépenses énergétiques industrielles, les rendements des convertisseurs d’énergie, d’améliorer l’isolation des bâtiments et d’alléger les transports au sol et aériens. C’est ce double effort de sobriété énergétique et d’électrification de notre économie qui nous permettra de remplir nos objectifs de sortie progressive des énergies fossiles.
Évidemment, une telle augmentation à venir de la consommation électrique, tant absolue que relative, doit être assurée par augmentation de la production d’électricité, toujours bas carbone. Mais il y a quelques règles à respecter de façon rigoureuse.
La plus importante sans doute est que, dans un monde sans capacités de stockage d’électricité à grande échelle, comme c’est le cas aujourd’hui, il faut disposer d’un socle significatif de capacités de production à la fois pilotables (dont le niveau de production peut être modulé en fonction de la demande) et dotées de mécanismes d’inertie suffisants(fournis par des volants d'inertie, qui aident à stabiliser le réseau après une interruption de la production. Cela tient à la capacité des rotors à continuer pendant un certain temps à tourner à la bonne fréquence et à convertir l'énergie cinétique de rotation en électricité.)
Aujourd’hui, ces mécanismes permettent le meilleur contrôle de la fréquence des réseaux électriques, en particulier en sortie de centrales thermiques et nucléaires.
Il faut donc limiter la part des sources d’énergie intermittentes, sous peine d’instabilités. Ou en tout cas, ne l'accroître qu’à un rythme permettant le développement de moyens de stockage électrique en complément, pour que ces ressources soient pilotables et sûres pour la stabilité du réseau électrique.
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En 2021, une étude conjointe de RTE et de l’AIE identifiait les conditions permettant d’intégrer davantage de sources d’énergies intermittentes au mix électrique : la disponibilité de capacités pilotables pour assurer à tout moment une puissance au moins égale à la puissance demandées (éventuellement à l'aide de réserves opérationnelles), le renforcement des réseaux électriques et enfin la disponibilité de capacités de stockage à toutes les échelles de temps. Aujourd’hui, aucune n’est satisfaite.
Dans ce contexte, une course non maîtrisée à l’installation de capacités intermittentes pourrait conduire à des difficultés croissantes de contrôle de la stabilité du système électrique.
À lire aussi : Blackout dans le sud de l’Europe : une instabilité rare du réseau électrique
Dans son avis sur le texte final de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), proposé par le gouvernement en mars 2025, l’Académie des sciences a donc sonné l’alerte. D’une certaine façon, elle rejoint l’avis public du haut-commissaire à l’énergie atomique, rendu public un mois plus tôt.
Si l’Académie se félicite de voir enfin disparaître de la politique énergétique française la perspective de la fermeture de réacteurs nucléaires en parfait état de fonctionnement, elle s’étonne de voir, pour l’horizon 2035, une addition massive de production électrique – de l’ordre de 200 TWh – à une production qui atteint déjà 540 TWh.
Le premier problème, c’est que cet objectif de production s’appuie sur une hypothèse d’augmentation équivalente de la consommation électrique.
Or, cette hypothèse ne prend pas en compte le fait bien établi, comme le montre le graphe ci-dessous, que, contrairement aux espoirs d’électrification de la société, la consommation électrique de la France diminue globalement depuis 2017. La tendance est la même dans les autres grands pays européens. Cette consommation atteignait 449 TWh en 2024, et rien n’indique un renversement fulgurant à venir de cette tendance pour les prochaines années.
Cette baisse de la consommation tient à plusieurs facteurs :
le premier est l’effort de sobriété que s’imposent les ménages et les secteurs industriels, confrontés à un prix de l’électricité excessif ;
le deuxième est lié à un retour de la désindustrialisation, qui conduit à une baisse de la consommation d'électricité de l'industrie ;
le troisième tient à la difficulté, économique mais aussi technologique, que pose l’électrification des usages. Le déploiement des voitures électriques ne progresse que lentement, l’hydrogène issu de l’électrolyse de l’eau est toujours trop inefficace en termes de rendements et trop cher, les e-carburants ne sont pas accessibles à des coûts raisonnables, le secteur sidérurgique est en grande difficulté et a mis en pause les projets de production d’acier vert (produit par hydrogénation ou électrolyse des oxydes de fer)…
Si une certaine surcapacité a des vertus, notamment car elle permet d’exporter de l’électricité – comme nous l’avons fait à hauteur de 100 TWh en 2024 pour une facture de 5 milliards d’euros, rien ne justifie d’aller beaucoup plus loin. Une surcapacité excessive conduirait par ailleurs à une gestion plus contrainte de l’équilibre entre l’offre et la demande. De plus, une telle sous-utilisation des équipements contribuerait à augmenter les coûts de production au kWh.
L’Académie des sciences soulève dans son avis un second problème posé par le texte de la PPE3. Celui-ci tient au fait que l’énergie additionnelle visée à l’horizon 2035 sera exclusivement fournie par des énergies renouvelables variables et non pilotables : l’éolien pour une centaine de TWh et le solaire pour une centaine de TWh également.
On comprend bien que l’enjeu est de permettre à la France de montrer à la Commission européenne qu’elle respecte les engagements communs de construire un système électrique reposant à 42,5 % sur des énergies renouvelables.
Mais atteindre un tel niveau sous des délais si courts aura plusieurs conséquences délétères.
Tout d’abord, une volatilité accrue des prix de l’électricité, avec des périodes de plus en plus fréquentes de prix très élevés – ou à l'inverse, de prix négatifs. Cette dernière situation survient, sur les marchés de gros, lorsque l'offre excède la demande dans des proportions trop importantes, ce qui oblige les producteurs à payer pour que leur électricité soit consommée, souvent pour éviter d'arrêter et de redémarrer des centrales, une procédure complexe et coûteuse.
La nécessité, pour assurer l’équilibre entre offre et demande, d’une modulation excessive de la production nucléaire. Ceci entraînera des contraintes sur la gestion du parc électronucléaire et un sous-emploi de ce parc, ce qui est coûteux au plan économique et induit des risques de dégradation des réacteurs.
Enfin, cela entraînera des tensions sur les réseaux électriques, qu’il faudra adapter. La variabilité de la production d'ENR est source d'incertitudes quant aux adaptations à mettre en place. Ceci ajoutera des coûts supplémentaires considérables au fonctionnement du système énergétique.
Construire une politique énergétique rationnelle nécessite une réflexion à long terme qui doit intégrer non seulement la production d’électricité mais également son stockage, son transport, sa distribution et sa consommation pour les différents usages.
Une telle politique doit donc, pour éviter des surproductions excessives très coûteuses, mieux estimer les besoins réels des consommateurs et les contraintes nouvelles en termes de réseaux et de stockage électriques. Ceci doit passer par des évaluations rigoureuses.
Pour cela, elle doit également mieux prendre en compte les difficultés objectives de l’électrification de la société et admettre la nécessité de mener des recherches pour la réussir, sans se voiler la face sur les échelles de temps nécessaires.
Il importe de ne pas « mettre la charrue avant les bœufs ». Assurons-nous d’abord de la pérennité de notre parc électronucléaire, qui est à la fois décarboné et pilotable. Et ne développons les énergies renouvelables (qui peuvent être, en effet, déployées plus rapidement) qu’à la mesure des besoins réels de consommation, au rythme de notre capacité à moderniser le réseau électrique pour en assurer la stabilité et à assurer l’équilibre entre sources variables et sources pilotables. Ceci devra d’ailleurs être complété par des capacités de stockage qui restent à développer.
Le colloque « Les grands enjeux de l'énergie », co-organisé par l'Académie des sciences et l'Académie des technologies, se tiendra les 20 et 21 juin 2025 en partenariat avec The Conversation et Le Point. Inscription gratuite en ligne.
Marc Fontecave est membre du comité de prospective en énergie de l'Académie des sciences. Il est également l'auteur de l'avis de l'Académie des sciences sur la PPE3.
Yves Brechet est membre du comité de prospective en énergie de l'Académie des sciences.
22.05.2025 à 12:32
Raja Chakir, Directrice de recherche en Économie de l'Environnement, Inrae
Armand Favrot, Doctorant en mathématiques appliquées, Inrae
Hajar Guejjoud, Postdoctoral researcher, Inrae
Thierry Brunelle, Chercheur en Économie, Cirad
Tom Saade, Doctorant en biogéochimie, Inrae
Pour que les pratiques agricoles évoluent, il faut que les agriculteurs aient intérêt à le faire et soient accompagnés dans ces changements. Certains pays ont ainsi réussi à réduire durablement l’utilisation de pesticides et engrais chimiques. Voici comment.
En France, en Allemagne, aux Pays-Bas, c’est une petite musique qui monte : celle des agriculteurs assaillis sous les contrôles et les réglementations environnementales qui menacent la viabilité de leurs exploitations. Une petite musique devenue un cri de colère lors de manifestations un peu partout en Europe, en 2024, et qui a permis de faire retirer en France, par exemple, la version renforcée du plan Écophyto.
L’agriculture se retrouve ainsi à jongler entre plusieurs objectifs : nourrir une population mondiale croissante, assurer un revenu décent aux agriculteurs, tout en protégeant la santé humaine et l’environnement pour la génération actuelle mais aussi pour les générations futures.
Un exemple frappant est celui des intrants chimiques, notamment les engrais synthétiques et les pesticides. Ces derniers répondent à des besoins essentiels : nourrir les plantes et protéger les cultures contre les maladies et les ravageurs. Mais l’utilisation excessive de ces intrants a des effets néfastes sur la biodiversité, sur la qualité des sols, des eaux et de l’air et sur la santé publique.
Par ailleurs, plus les engrais et pesticides chimiques sont utilisés, moins ils se révèlent efficaces sur le long terme, car les sols se dégradent, et les organismes pathogènes développent des résistances, créant ainsi une spirale de dépendance aux intrants chimiques. C’est pourquoi, il devient nécessaire de réduire leur utilisation.
La bonne nouvelle, c’est que de nombreuses alternatives existent pour réduire leur usage sans pour autant compromettre la production agricole. Cependant, ces pratiques sont encore peu utilisées, car les agriculteurs ne sont que très peu encouragés à le faire sur le plan économique et parce que ces alternatives sont parfois plus difficiles à mettre en œuvre que les solutions chimiques. Mais des pays montrent aujourd’hui que, en accompagnant les agriculteurs, des changements rapides de paradigme peuvent avoir lieu.
De fait, réduire l’utilisation des intrants chimiques ne peut pas reposer uniquement sur les agriculteurs. Bien que leur rôle soit central, leurs choix en matière d’intrants sont souvent contraints par des obligations contractuelles, économiques et réglementaires.
La transition vers une agriculture plus durable ne peut donc reposer seulement sur leurs épaules. C’est en réalité l’ensemble des acteurs de la chaîne agroalimentaire, industrie agrochimique, distributeurs, consommateurs et législateurs qui doit être mobilisé. Les politiques publiques ont un rôle clé à jouer pour inciter les fabricants d’intrants agricoles à orienter leur production vers des alternatives moins nocives.
De leur côté, les consommateurs peuvent peser sur les pratiques agricoles en privilégiant des produits moins dépendants aux intrants chimiques, à condition toutefois d’y avoir accès et d’être correctement informés. Seule une approche systémique, répartissant équitablement les responsabilités, permettra d’éviter que le poids de la transition ne repose sur des agriculteurs souvent soumis à de fortes contraintes économiques.
Pour cela, il existe plusieurs types de mesures dont certaines ont déjà été testées sans grand succès, comme l’instauration de taxes ou de subventions. Mais pour être efficaces, elles doivent être mises en œuvre de façon à ce que chaque acteur ait la possibilité de modifier ses habitudes et ses pratiques et puisse contribuer à une agriculture durable. Allier incitations économiques, pédagogie, et, lorsque la santé humaine ou environnementale est en jeu, interdictions, constitue une approche prometteuse pour encourager chacun à réfléchir à ses choix et à repenser son rapport aux intrants chimiques.
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L’implication des différents acteurs a eu un impact significatif dans plusieurs pays, notamment européens, qui ont réussi à concilier sécurité alimentaire et réduction de la pollution agricole.
Par exemple, le Danemark, souvent cité comme modèle de réussite, a réduit de 50 % en trente ans (1980-2012) ses excédents d’azote chimiques et organiques néfastes pour les sols et la biodiversité et imputables à la surutilisation d’engrais. Pour cela, le pays a associé des mesures allant de l’action volontaire à une réglementation stricte en impliquant à la fois les agriculteurs et les producteurs d’intrants agricoles.
Un point clé a été de combiner les mesures de façon à rendre la nouvelle réglementation attractive économiquement et à en limiter le coût financier pour les acteurs concernés. Ainsi, la mise en place d’une réglementation interdisant les fortes concentrations de bétail, combinée à la promotion d’une alimentation animale améliorée et à l’instauration de quotas sur les taux de fertilisation, s’est révélée particulièrement efficace pour réduire les excédents d’azote.
Une solution serait ainsi d’inciter le secteur de production d’intrants chimiques, qui a la particularité d’être très concentré et donc plus facile à réglementer à offrir des solutions techniques meilleur marché aux agriculteurs.
De son côté, la Suisse a lancé un label « sans pesticides » pour le pain, avec 50 % de la production de blé désormais certifiée avec ce label, soutenue par des paiements directs et des primes garantis par l’État, encourageant ainsi les agriculteurs à réduire leur utilisation de produits chimiques.
Ici, l’engagement des consommateurs par un système de label et des prix compétitifs a été la clé. Bien que la production domestique ne représente qu’environ un quart de la consommation de blé en 2022, cette approche intermédiaire entre agriculture conventionnelle et biologique montre qu’il est possible de concilier faisabilité pour les agriculteurs et objectifs de durabilité environnementale. Ces labels constituent ainsi une autre solution intéressante pour offrir des débouchés aux produits à bas intrants, car les études montrent que les consommateurs ont une préférence pour ce genre de produits.
Cependant, pour que la réussite des politiques de réduction d’intrants chimiques soit complète, il est important de ne pas réfléchir qu’à une échelle nationale, sans quoi nous n’obtiendrons que des déplacements d’usages d’intrants chimiques entre pays, plutôt qu’une réduction nette à l’échelle mondiale.
Les accords commerciaux internationaux, tels que l’accord de libre-échange actuellement discuté avec les pays du Mercosur, doivent constituer des vecteurs pour garantir que les efforts réalisés par un pays ne soient réduits à néant par un surcroît de production dans d’autres pays où les mêmes réglementations ne s’appliqueraient pas.
À un niveau plus global, l’Union européenne, à travers sa stratégie « De la ferme à la fourchette » et sa politique agricole commune (PAC), vise à réduire l’usage des pesticides de 50 % et des engrais de 20 % d’ici 2030, tout en soutenant financièrement des pratiques, comme l’agriculture de précision et l’utilisation d’engrais organiques. Cette stratégie cherche également à promouvoir des chaînes d’approvisionnement alimentaires durables et à renforcer la résilience du secteur agricole face aux défis climatiques.
D’autres initiatives comme le plan Écophyto en France et l’agriculture naturelle en Andhra Pradesh (Inde) illustrent des stratégies concrètes qui démontrent que durabilité et productivité peuvent coexister grâce à des alternatives écologiques, des incitations adaptées, et un accompagnement technique pour les agriculteurs. Cependant, ces initiatives n’ont pas pu aboutir entièrement, rencontrant des obstacles qui ont freiné leur pleine réalisation.
Enfin, il est aussi essentiel de penser aux pays en développement dans ces efforts. En adaptant les solutions à leurs besoins spécifiques, nous pourrons soutenir des pratiques agricoles durables tout en tenant compte des réalités économiques. Une coopération internationale sera ainsi nécessaire pour partager des idées et mettre en place des solutions efficaces à l’échelle mondiale.
La première version de cet article a été rédigée dans le cadre d’un atelier The Conversation, animé par Thibault Lieurade et organisé dans le cadre des Young Researcher Days du projet Cland. Nous remercions chaleureusement Nicolas Guilpart et David Makowski pour leur relecture attentive et leurs commentaires constructifs. Nos remerciements vont également à Raia Massad, qui a coanimé l’atelier, pour son accompagnement précieux.
Raja Chakir a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (projets CLAND ANR-16-CONV-0003 et FAST ANR-20-PCPA-0005) ainsi qu'un financement du programme de recherche et d'innovation Horizon Europe de l'Union européenne (projet LAMASUS n° 101060423).
Armand Favrot, Hajar Guejjoud, Thierry Brunelle et Tom Saade ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
22.05.2025 à 12:13
Sébastien Bainville, Enseignant-chercheur en économie rurale, Institut Agro Montpellier
Claire Aubron, Institut Agro Montpellier
Marie Dervillé, Économiste de l'agriculture, École Nationale Supérieure de Formation de l’Enseignement Agricole (ENSFEA)
Olivier Philippon, Agronome, Montpellier SupAgro
Cet État du nord de l’Inde communique de plus en plus sur le fait d’avoir une agriculture entièrement sans pesticide. En réalité, il a surtout été exclu de la « révolution verte » des années 1960 et dépend aujourd’hui des États voisins pour nourrir sa population.
Situé au nord-est de l’Inde, le Sikkim est l’un des plus petits États de la fédération, sa superficie dépasse à peine celle du Finistère. Mais, depuis quelques années, il fait de plus en plus parler de lui. Tapez « Sikkim » sur un moteur de recherches et vous découvrirez de nombreux articles expliquant, souvent avec enthousiasme, que l’agriculture de cette région est devenue 100 % bio. Un petit miracle dans un pays où l’agriculture est souvent très intensive.
De fait, en général, l’agriculture indienne est plutôt citée pour illustrer la « révolution verte », que ce soit pour en souligner les bienfaits ou en dénoncer les méfaits. Le pays est en effet parvenu à l’autosuffisance céréalière une décennie à peine après son indépendance et, aujourd’hui, il se classe parmi les premiers producteurs mondiaux.
Ce succès a largement reposé sur la diffusion à grande échelle de variétés de cultures à haut potentiel de rendement, couplée à un recours massif aux engrais de synthèse et plus tard aux pesticides.
L’irrigation et la multiplication des cycles ont aussi été essentielles. Très tôt cependant, de nombreux auteurs ont pointé les limites de cette révolution verte.
Accessible à la frange la plus aisée des agriculteurs, elle aurait exclu des masses de paysans pauvres. En outre, l’usage intensif des intrants de synthèse et un recours excessif à l’irrigation auraient eu des conséquences particulièrement néfastes pour l’environnement.
Petit État himalayen frontalier avec le Népal, la Chine et le Bhoutan, le Sikkim s’est donc, lui, récemment démarqué de cette dynamique historique. En 2003, son gouverneur annonçait sa volonté de transformer le Sikkim en « total organic state » (« État totalement bio »).
En cause :
« L’application et l’utilisation incontrôlées et désordonnées d’intrants chimiques, dangereuses pour la vie des êtres humains et du bétail. »
Dès lors, des programmes de promotion de l’agriculture biologique furent lancés, on chargea des centres d’excellence biologique de conduire des expérimentations et on accorda des subventions pour les fosses de compostage…
En 2010, l’État poursuivit ces efforts dans le cadre de la Sikkim Organic Mission, projet qui dura jusqu’en 2015. À cette date, le gouvernement interdit toute utilisation d’intrants chimiques, sous peine de lourdes sanctions : amende de 25 000 à 100 000 roupies, soit de 350 à 1 400 euros et jusqu’à 3 mois de prison.
Dans un contexte où de nombreux pays, notamment occidentaux, s’interrogent sur la transition agroécologique, cette décision radicale a suscité l’intérêt des médias internationaux. Comment, en effet, des agriculteurs peuvent-ils exercer leur métier sans recourir aux engrais de synthèse, aux herbicides ou aux pesticides, et qui plus est dans un pays émergent ?
La réponse à cette question se trouve dans les particularités tout à la fois géographiques et historiques de cet État indien. N’ayant pas connu la révolution verte, l’agriculture du Sikkim n’est en fait pas devenue biologique, elle l’est plutôt restée.
En déclarant le Sikkim, « organic state », le gouvernement local a ainsi nommé un état de fait plutôt qu’enclenché un changement majeur.
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Si l’agriculture du Sikkim est donc avant tout traditionnelle, elle demeure néanmoins particulièrement ingénieuse. Dans ce piémont himalayen, l’habitat dispersé se concentre aux altitudes moyennes (moins de 2 000 mètres) où les températures hivernales sont plus clémentes.
Les maisons sont généralement situées à mi-pente et les parcelles se répartissent en trois terroirs : on trouve au-dessus des maisons des plantations de cardamome sous couvert forestier ; autour des maisons, des jardins intensément cultivés nommés bari et, en dessous, des parcelles de riz nommées khet.
Originaire d’Inde, la cardamome, fruit souvent considéré comme la reine des épices, a trouvé ici de bonnes conditions écologiques. Pour mettre en place une plantation, les paysans défrichent une parcelle de forêt en veillant à conserver certaines essences, telles que l’aulne népalais ou le mûrier noir appréciés pour leurs qualités de bois d’œuvre. La plantation est ensuite réalisée sous ce couvert arboré qui maintient une bonne humidité, tempère la chaleur estivale et protège les pieds des gelées hivernales. Ces systèmes agroforestiers demandent peu de travail, le couvert arboré assurant la reproduction de la fertilité des parcelles et contenant le développement des mauvaises herbes. Un travail de désherbage au cours du cycle s’ajoute néanmoins à la récolte.
Dans les bari autour des habitations, on cultive des associations complexes de plantes annuelles et pérennes. Le maïs occupe néanmoins une place centrale. Aux variétés hybrides qui n’expriment tout leur potentiel qu’avec des engrais de synthèse, on préfère une variété locale, un maïs blanc. De haute taille, celui-ci permet de surcroît de disposer, avec les cannes, d’une source d’alimentation pour le bétail.
Ce maïs blanc est généralement associé à des plantes couvrantes (courge, moutarde brune) et des légumineuses (pois, haricots, soja).
Récolté début juillet, le maïs peut être suivi d’un cycle de millet ou de légumes d’hiver (chou-fleur, brocoli, radis ou carotte). Ces parcelles sont par ailleurs bordées d’arbres fruitiers (bananier, prunier ou papayer) ou fourragers (Saurauia napaulensis et Ficus hookeri), leurs feuilles étant consommées par les animaux d’élevage.
C’est d’ailleurs aussi à proximité des habitations que l’on garde les animaux. Chaque exploitation possède une ou deux vaches, parfois une paire de bœufs pour la traction et quelques chèvres. Cette proximité facilite la traite, mais permet aussi d’accumuler les déjections en un seul et même lieu. Celles-ci, mélangées à des fougères collectées en forêt permettent de disposer d’un fumier que l’on épand régulièrement sur les parcelles de bari.
L’alimentation des animaux repose avant tout sur des fourrages prélevés quotidiennement en forêt. Elle implique cependant de parcourir des chemins escarpés chargé d’une hotte (doko) pleine d’herbes, de feuilles et de branches. Avec ces fourrages peu digestibles on prépare une soupe, le dana, à laquelle on ajoute des grains de maïs.
En deçà des maisons se trouvent les parcelles de riz, les khet. Le riz basmati (variétés Tabrey et Chirakey) est semé en pépinière au mois de juin. Avec la mousson, les eaux de ruissèlement boueuses s’accumulent rapidement dans les casiers entourés de diguettes et le repiquage s’effectue en juillet. Le riz continue ainsi son cycle sans trop de concurrence avec les mauvaises herbes et dans d’assez bonnes conditions de fertilité.
On cultive aussi des lentilles sur les diguettes de façon à valoriser au mieux ces parcelles étroites, fruit d’un intense travail de terrassement. Une irrigation gravitaire d’appoint permet, en acheminant un complément d’eau depuis une source jusqu’aux casiers, de prévenir un éventuel déficit pluviométrique.
Après cinq ou six mois, le riz ayant été récolté, les khet sont consacrés à un cycle de pommes de terre, éventuellement suivi d’un cycle de maïs, ou bien laissés en jachère. Dans ce dernier cas, on dispose d’une ressource fourragère moins coûteuse en travail, les animaux pouvant pâturer ces parcelles pas trop éloignées.
Les paysans du Sikkim ont donc su adapter leurs systèmes de culture et d’élevage à un environnement passablement contraignant. Ils montrent ainsi qu’il est bel et bien possible dans cette région de pratiquer l’agriculture sans recourir au moindre intrant de synthèse.
On aurait cependant tort d’y voir la démonstration des bienfaits d’une politique ambitieuse. Ces systèmes ne découlent nullement des récentes décisions gouvernementales, ils sont en réalité très anciens et n’ont été que peu modifiés par les réorientations politiques.
Rappelons tout d’abord que le Sikkim est entré tardivement dans l’Union indienne, en 1975. À cette date, la révolution verte était enclenchée depuis longtemps dans le reste du pays. Mais, surtout, celle-ci a reposé sur la diffusion de variétés de culture sélectionnées dans les conditions bien éloignées de celles du petit État de montagne. En effet, pour faciliter leur travail de sélection, les chercheurs avaient choisi de se placer dans des conditions où la pression des mauvaises herbes serait contenue, les risques de sécheresse nuls et l’ensoleillement élevé.
En un mot, les efforts ont avant tout porté sur la riziculture irriguée de saison sèche. Un État comme le Sikkim se prête très mal à la mise en culture de ce type de riz. En saison sèche (hiver), les sources se tarissent et, avec l’altitude, les températures deviennent rapidement incompatibles avec les exigences du riz. En saison des pluies (été), les nuages de mousson s’accumulent dans ce piémont himalayen où l’ensoleillement est des plus réduits. Enfin, le relief impose des investissements colossaux dans la constitution de terrasses exiguës.
Autant d’obstacles que ne connaissait pas le delta du Gange du Bengale-Occidental voisin, rapidement devenu le premier producteur de riz du pays. Dans cet État, les variétés de saison sèche (riz boro) se sont diffusées dès la fin des années 1960. Répondant particulièrement bien aux engrais minéraux, ils permettaient d’atteindre des rendements supérieurs à 3 tonnes de riz non décortiqué par hectare. De plus, leur cycle court autorisait la double culture annuelle avec les variétés traditionnelles (aus et aman) de saison des pluies .
Les variétés encore utilisées de nos jours au Sikkim présentent des rendements bien inférieurs (à peine deux tonnes par hectare) et un seul cycle est pratiqué. En outre, les systèmes de culture du Sikkim nécessitent bien plus de travail, ne serait-ce que du fait de l’entretien des casiers rizicoles qu’impose une forte pente couplée à des précipitations abondantes.
Il en résulte une productivité brute du travail plus de deux fois inférieure à celle qu’on observe dans le delta du Gange : 8 kg par jour de travail contre 20 kg. Cette différence de productivité du travail est importante, car, dès l’entrée du Sikkim dans la fédération indienne, ses agriculteurs ont dû affronter une rude concurrence pour le riz, mais aussi pour le maïs ou les pommes de terre.
Cette concurrence s’est trouvée accentuée, à partir de 1978, par l’application au Sikkim du « Public Distribution System » (PDS), déjà à l’œuvre dans le reste du pays. Avec ce système, l’État fédéral fournissait aux plus pauvres des aliments à prix subventionné. Une partie des excédents d’un État comme le Bengale-Occidental s’est ainsi trouvée disponible au Sikkim à prix très bas dans les magasins alimentaires dédiés (fair price shops).
Dès lors, si les familles paysannes du Sikkim ont continué à pratiquer une agriculture biologique, leur alimentation a pour sa part largement reposé sur des importations de riz cultivé suivant des techniques on ne peut plus conventionnelles. Il en est de même de l’alimentation des vaches, une partie non négligeable de leur ration est constituée aujourd’hui de maïs provenant, lui aussi, de l’État voisin.
Peu à peu, les agriculteurs du Sikkim se sont donc tournés vers ce qui apparaissait comme leur avantage comparatif, la cardamome, dont les prix sur le marché national et international évoluaient plus favorablement que ceux du riz. On a assisté, dès le milieu des années 1980, à une baisse des surfaces dévolues à la culture du riz, certains khet étant abandonnés à la friche, et à une extension des plantations de cardamome.
Cette dernière s’est malheureusement soldée par une multiplication des agents pathogènes. Dès les années 2000, les attaques de champignon (Phytophthora meadii) sont devenues systématiques, entraînant une chute de moitié des rendements. Quelques paysans eurent alors recours aux fongicides, mais leur usage fut rapidement interdit. La recherche sélectionna alors de nouvelles variétés (ICRI-Sikkim-1 ou ICRI-Sikkim-2) qui, pouvant être cultivées en plein soleil, se sont avérées moins sujettes aux attaques fongiques. De nouvelles plantations sont depuis mises en place sur les khet où la réduction des surfaces rizicoles se poursuit.
L’agriculture du Sikkim a dû aussi faire face à la concurrence des autres secteurs de l’économie, qui ont rapidement offert de meilleures rémunérations. Aujourd’hui, en dehors des plantations de cardamome en plein soleil, aucune activité agricole ne permet de dépasser notablement le niveau de rémunération d’une journée de travail dans la capitale Gangtok.
Cette comparaison avec les salaires urbains s’impose d’autant plus que de tels emplois ne manquent pas.
Depuis une quarantaine d’années, le Sikkim est devenu une destination touristique de plus en plus prisée. Ce tourisme avant tout indien a engendré une croissance urbaine rapide et de gros besoins de main-d’œuvre, notamment dans la construction et l’hôtellerie. Cette demande de main-d’œuvre, même peu qualifiée, est à l’origine d’un véritable exode rural et si tous ne sont pas partis, dans la plupart des familles paysannes, un membre au moins travaille aujourd’hui en ville. Cette urbanisation a d’abord joué en faveur de la capitale, Gangtok, mais, depuis quelques années, des villes secondaires comme Namchi connaissent une évolution similaire.
L’agriculture du Sikkim est donc aujourd’hui bel et bien « biologique », dans la mesure où les agriculteurs ne font pas appel aux intrants de synthèse. Mais il serait erroné d’attribuer cette situation aux seules politiques mises en œuvre depuis une dizaine d’années.
À l’exception de la cardamome, les agriculteurs n’ont d’ailleurs pas bénéficié de la structuration de filières biologiques. Déclarer le Sikkim « organic state » a sans doute contribué à renforcer l’image « verte » d’un État de plus en plus dépendant du tourisme.
Cette appellation est néanmoins trompeuse, car, dans cet État, peu peuplé (85 hab/km2, contre plus de 300 en moyenne nationale), l’alimentation de la population, y compris agricole, repose largement sur des importations en provenance d’États limitrophes où les pratiques agricoles sont des plus conventionnelles. Du fait de la concurrence de ces mêmes importations, il est bien difficile pour les familles paysannes de vivre de leur activité. La pluriactivité est, de ce fait, généralisée et l’exode rural s’intensifie.
Bainville Sébastien a reçu des financements du métaprogramme METABIO de l'INRAE (2020-2023) et de l'Agence nationale de la recherche (ANR) dans le cadre du projet ANR-21-CE03-0016: Transindiandairy (2021-2026).
Claire Aubron, Marie Dervillé et Olivier Philippon ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.