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23.07.2025 à 12:34

Que fait l’Europe face aux géants du numérique ?

Valère Ndior, Professeur de droit public, Université de Bretagne occidentale

Face aux géants du numérique, l’UE s’est dotée d’une législation ambitieuse, mais complexe dans son application. Plus largement, elle peine à s’imposer face aux plateformes.
Texte intégral (2167 mots)

Pour faire face aux géants du numérique, l’Union européenne s’est dotée d’une législation ambitieuse : le règlement européen sur les services numériques. Plus d’un an après son entrée en vigueur, elle reste complexe dans son application, et peine à s’imposer face à l’arbitraire des plateformes.


Des services tels que Meta ou X se sont arrogé de longue date le pouvoir de remanier les règles affectant la vie privée ou la liberté d’expression, en fonction d’intérêts commerciaux ou d’opportunités politiques. Meta a ainsi annoncé la fin de son programme de fact-checking en matière de désinformation en janvier 2025, peu de temps avant le retour au pouvoir de Donald Trump, qui manifestait une hostilité marquée à cette politique.

Du côté des gouvernements, les décisions d’encadrement semblent osciller entre l’intervention sélective et l’inaction stratégique. Sous couvert d’ordre public ou de sécurité nationale, des réseaux sociaux ont été sanctionnés dans plusieurs pays tandis que d’autres ont échappé à la régulation. La récente interdiction aux États-Unis du réseau social chinois TikTok – pour le moment suspendue – en fournit une illustration frappante. En parallèle, Meta, qui procède à une collecte massive de données d’utilisateurs mais qui présente la qualité décisive d’être américaine, n’a pas été inquiétée. Cet encadrement à géométrie variable alimente un sentiment de déséquilibre.

Le Digital Services Act, un modèle de cogestion de l’espace numérique à inventer

L’Union européenne tente de s’imposer comme un rempart avec une nouvelle législation, le règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act en anglais, ou DSA), entré en application en février 2024, qui vise notamment à introduire davantage de transparence dans les actions de modération des contenus et à construire un écosystème de responsabilité partagée.

Désormais, les plateformes doivent, non seulement, justifier leurs décisions de modération, mais aussi remettre aux autorités compétentes des rapports de transparence ayant vocation à être publiés. Ces rapports contiennent – en principe – des données précises sur les actions de modération menées, les techniques employées à cette fin ou les effectifs mobilisés.

Le DSA a également formalisé le rôle des « signaleurs de confiance », souvent des organisations de la société civile désignées pour leur expertise et dont les signalements doivent être traités en priorité. La liste de ces entités s’allonge, signe que ce dispositif est désormais opérationnel : en France, deux associations de protection des jeunes et de l’enfance en font partie (e-Enfance et Point de Contact), avec l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie et l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle.

Par ailleurs, les utilisateurs disposent de nouvelles voies de recours, incarnées par des organismes de règlement extrajudiciaire des litiges. Des structures comme l’Appeals Centre Europe ou l’User Rights proposent déjà de telles procédures, destinées à contester des décisions de modération des plateformes.

De premières enquêtes en cours contre des géants du numérique

Ces mécanismes sont déjà mobilisés par les utilisateurs de réseaux sociaux et ont déjà produit leurs premières décisions. L’Appeals Centre Europe annonçait en mars 2025 avoir reçu plus d’un millier de recours et adopté une centaine de décisions. Toutefois, compte tenu de leur création toute récente, il conviendra d’attendre la publication de leurs premiers rapports de transparence, dans les prochains mois, pour tirer de premiers bilans.

Sur la base de cette nouvelle réglementation, la Commission européenne a déclenché, depuis la fin de l’année 2023, plusieurs enquêtes visant à déterminer la conformité au DSA des activités d’une variété de services numériques. Compte tenu de la complexité et de la technicité des procédures et investigations (parfois entravées par le défaut de coopération ou les provocations des entités ciblées), plusieurs mois semblent encore nécessaires pour en évaluer l’impact.

De même, l’autorité indépendante chargée d’appliquer le DSA sur le territoire français en tant que coordinateur national, l’Arcom, a mis en œuvre les missions qui lui sont attribuées, notamment sur le fondement de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Celle-ci l’habilite à mener des inspections et des contrôles sur le fondement du droit européen : elle a notamment conduit, en 2025, des enquêtes visant des sites pornographiques n’ayant pas mis en place des procédés adéquats de vérification de l’âge des visiteurs, enquêtes pouvant mener à terme au blocage.

Le DSA, un rempart fragile entravé dans sa mise en œuvre

Toutefois, le dispositif sophistiqué du DSA peine à emporter la conviction de la société civile et de nombre d’acteurs politiques, prompts à exiger l’adoption rapide de mesures de contrôle et de sanction. Ce texte se trouve par ailleurs confronté à plusieurs catégories de défis qui échappent à la seule rationalité du droit.

Premièrement, ce texte doit trouver à s’appliquer dans un contexte de vives tensions politiques et sociétales. De ce point de vue, les élections européennes et nationales de 2024 ont constitué un test notable – parfois peu concluant comme le montre l’annulation du premier tour du scrutin présidentiel en Roumanie en raison d’allégations de manipulation des algorithmes de TikTok.

Les lignes directrices produites par la Commission en mars 2024 avaient pourtant appelé les très grandes plateformes à assumer leurs responsabilités, en se soumettant notamment à des standards accrus en matière de pluralisme et de conformité aux droits fondamentaux. TikTok et Meta, notamment, s’étaient engagés à prendre des mesures pour identifier les contenus politiques générés par intelligence artificielle. Le rapport post-électoral de juin 2025 rédigé par la commission confirme que ces mesures n’ont pas été suffisantes, et que la protection de l’intégrité de l’environnement numérique en période de campagne restera un défi pour les années à venir.

Deuxièmement, le DSA peut être marginalisé par les États membres eux-mêmes, susceptibles d’exercer une forme de soft power contournant les mécanismes formels introduits par cette législation. La neutralisation par TikTok, en juin 2025, du hashtag #SkinnyTok, associé à l’apologie de la maigreur extrême, a été présentée comme résultant d’une action directe du gouvernement français plutôt que d’une mise en œuvre formelle des procédures du DSA. En creux, les déclarations politiques de l’exécutif français laissent à penser que les actions de ce dernier peuvent se substituer à la mise en œuvre du droit européen, voire la court-circuiter.

Troisièmement, enfin, la géopolitique affecte indéniablement la mise en œuvre du droit européen. En effet, le DSA vise à réguler des multinationales principalement basées aux États-Unis, ce qui engendre une friction entre des référentiels juridiques, culturels et politiques différents. En atteste l’invocation du premier amendement de la Constitution des États-Unis relatif à la liberté d’expression pour contester l’application du droit européen, ou les menaces de la Maison-Blanche à l’égard de l’UE visant à la dissuader de sanctionner des entreprises états-uniennes.

Rappelons d’ailleurs l’adoption par Donald Trump d’un décret évoquant la possibilité d’émettre des sanctions à l’encontre des États qui réguleraient les activités d’entreprises américaines dans le secteur numérique, sur le fondement de considérations de « souveraineté » et de « compétitivité ». Ces pressions sont d’autant plus préjudiciables qu’il n’existe pas d’alternatives européennes susceptibles d’attirer des volumes d’utilisateurs comparables à ceux des réseaux sociaux détenus par des entreprises états-uniennes ou chinoises.

Un texte remis en cause avant même sa pleine mise en œuvre

Le DSA fait ainsi l’objet de remises en cause par des acteurs tant extérieurs à l’UE qu’internes. D’aucuns critiquent sa complexité ou sa simple existence, tandis que d’autres réclament une application plus agressive. L’entrée en application de ce texte n’avait pourtant pas vocation à être une solution miracle à tous les problèmes de modération. En outre, dans la mesure où l’UE a entendu substituer à un phénomène opaque d’autorégulation des plateformes un modèle exigeant de corégulation impliquant acteurs publics, entreprises et société civile, le succès du DSA dépend du développement d’un écosystème complexe où les règles contraignantes font l’objet d’une pression politique et citoyenne constante, et sont complétées par des codes de conduite volontaires.

Les actions et déclarations des parties prenantes dans le débat public – par exemple, les régulières allégations de censure émises par certains propriétaires de plateformes – suscitent une confusion certaine dans la compréhension de ce que permet, ou non, la réglementation existante. Des outils d’encadrement des réseaux sociaux existent déjà : il convient d’en évaluer la teneur et la portée avec recul, et de les exploiter efficacement et rigoureusement, avant d’appeler à la création de nouvelles réglementations de circonstance, qui pourraient nuire davantage aux droits des individus en ligne.

Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? », qui se tiendra à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025.

The Conversation

Valère Ndior est membre de l'Institut universitaire de France, dont la mission est de favoriser le développement de la recherche de haut niveau dans les établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministère chargé de l’enseignement supérieur et de renforcer l’interdisciplinarité. Il bénéficie à ce titre d'un financement public destiné à mener, en toute indépendance, des recherches académiques, dans le cadre d'un projet de cinq ans, hébergé à l'université de Brest et consacré à la gouvernance et la régulation des réseaux sociaux. Il ne reçoit aucune instruction ou directive dans le cadre de cette activité.

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22.07.2025 à 16:34

Aristote, premier penseur de la démocratie

Pierre Pellegrin, Professeur de philosophie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Pour Aristote, la « politeia », ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise leur intérêt commun.
Texte intégral (2773 mots)
Statue du philosophe Aristote (384-322 av. n. è.), dans sa ville natale de Stagire, en Grèce. Panos Karas

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Second volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec le Grec Aristote. Sa politeia, ou gouvernement constitutionnel, assoit le pouvoir sur un grand nombre de citoyens et vise l’intérêt commun.


On dit souvent que les Grecs ont inventé la démocratie. Une affirmation qu’il faut accompagner de plusieurs attendus, dont le plus important apparaît dans le recensement qui, en 317 avant J.-C., donnait à Athènes 21 000 citoyens, 10 000 métèques et 400 000 esclaves. Or les métèques, les esclaves et les femmes libres, qui devaient en gros être aussi nombreuses que les citoyens, étaient exclus de la citoyenneté. Il serait donc plus exact de dire que les Grecs ont inventé la cité (polis), une forme de communauté dans laquelle les hommes qui étaient comptés comme citoyens jouissaient d’une égalité de statut quelles qu’aient été par ailleurs leurs différences sociales (de naissance, de fortune, etc.) et avaient donc part aux décisions politiques de leur cité (« politique » vient de polis). Là aussi, avec de multiples nuances. Alors que la cité était présente à tous les niveaux de la vie quotidienne des Grecs et dans les textes qu’ils nous ont laissés, Aristote est le premier à définir ce qu’est la cité : la communauté parfaite dans laquelle les citoyens, en partageant le pouvoir, parvenaient à un épanouissement psychologique et affectif qu’Aristote, comme tous les Grecs, appelait le bonheur. La lecture de la philosophie politique d’Aristote qui a été dominante jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle et qui faisait de lui un réaliste modéré qui opposait le « bon sens » aux thèses extrémistes du « communisme » de Platon est donc fausse. Aristote donne à la vie en cité, une destination éthique et ce qu’il recherche, c’est une forme excellente de communauté qui mène ses citoyens à cette excellence qu’est le bonheur. Il propose une forme remarquable de cette relation entre vertu et cité en déclarant que la cité est une communauté naturelle (alors qu’une alliance militaire, par exemple, est une association conventionnelle) et que, selon une formule célébrissime, « l’homme est un animal politique par nature ». Ce qui signifie que les hommes (il faut ici sous-entendre grecs et libres) ne développent complètement leur nature qu’en étant les citoyens d’une cité vertueuse. Cette situation est paradoxale du fait qu’Aristote vivait à une époque où la cité était en train de perdre son indépendance du fait de l’impérialisme des rois de Macédoine et notamment d’Alexandre le Grand, dont Aristote avait été le précepteur.

La politeia, ou gouvernement constitutionnel

Si l’on s’en tient aux mots tels qu’il les emploie, Aristote n’est pas démocrate, car il considère que la dêmokratia, dont Athènes était si fière, est une forme déviée de constitution, c’est-à-dire qu’elle régit la cité au profit, non pas de l’ensemble du corps civique, mais d’une classe sociale particulière, la masse des citoyens pauvres. Un régime démagogique, qui débouche, selon Aristote, sur une forme de tyrannie, car bien des tyrans ont été issus des classes populaires. Aristote a néanmoins été le soutien le plus solide, dans l’Antiquité et peut-être au-delà, d’un régime populaire que nous appellerions une démocratie et que lui nomme une politeia, terme qui, en grec, désigne tantôt toute forme de constitution, tantôt le fait même de vivre en cité (polis). Dans ma traduction des Politiques, j’ai rendu politeia par « gouvernement constitutionnel ». Il s’agit donc d’un régime qui assoit le pouvoir sur un nombre important de citoyens, appartenant à toutes les classes de la cité, et qui exerce ce pouvoir au profit de tous les citoyens en œuvrant à leur amélioration éthique.

La raison principale de ce penchant d’Aristote vers le gouvernement constitutionnel, c’est la relation réciproque qu’il a mise au jour entre un régime vertueux et les vertus de ses citoyens : un tel régime ne peut pas fonctionner si ses citoyens ne partagent pas des valeurs éthiques qui leur font mettre le bien de la cité au-dessus de leurs intérêts personnels, mais la vie en cité elle-même développe les vertus éthiques des citoyens : Aristote insiste sur le fait que les vertus nous relient à autrui (on n’est pas généreux envers soi) et que donc les vertus que l’on exercera au sein de cette communauté parfaite qu’est la cité seront des vertus parfaites. En tant donc qu’il exercera la fonction de citoyen, un homme sera plus courageux à la guerre, moins soumis à ses intérêts privés, etc. Ce qui est crucial, c’est que les citoyens qui ont le pouvoir, ou qui ont plus de pouvoir que les autres, soient suffisamment vertueux pour que le pouvoir qu’ils installent fasse diffuser la vertu dans le corps civique. Les régimes corrects, qui peuvent être des monarchies ou des aristocraties, tendent donc vers un régime populaire correct, la politeia. Il y a en effet trois régimes corrects : la royauté quand le roi est vertueux et éduque ses sujets à devenir des citoyens (c’est-à-dire à dépasser la royauté), l’aristocratie, quand seul un petit nombre de citoyens sont vertueux et la politeia, auxquels correspondent trois régimes déviés : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie au sens d’Aristote.

Éduquer les citoyens par les lois

Le moyen principal de cette éducation des citoyens à la vertu, ce sont les lois. Il y avait chez les Grecs, une révérence envers les lois de leur cité, qui a fait dire à Paul Veyne que le patriotisme revendiqué de Socrate, par exemple, ne l’attachait pas au territoire d’Athènes ou aux ancêtres, mais aux lois de la cité. Quand nous obéissons à de bonnes lois, il se forme en nous des habitudes vertueuses, et c’est pourquoi ce sont les enfants qu’il faut surtout habituer à accomplir des actions en conformité avec ces bonnes lois. Par la contrainte s’il le faut. Nous avons ici un enchaînement que les judéo-chrétiens que nous sommes ont du mal à comprendre : l’obéissance aux lois nous contraint à agir vertueusement (à être courageux, généreux, etc.), or ces vertus sont, sans que nous nous en apercevions immédiatement, une partie de notre nature. Car tôt ou tard nous passons de ce qu’Aristote appelle la « continence » à la vertu : nous disons la vérité parce que nous avons peur que notre mensonge soit découvert et puni, jusqu’au moment où dire la vérité nous fait plaisir. Le plaisir qu’elle procure est la preuve qu’une action est vertueuse.

La loi doit s’imposer à tous et la preuve la plus évidente qu’un régime est corrompu, c’est que la loi n’y est plus souveraine. Le tyran est au-dessus des lois et dans les régimes démagogiques, le peuple décide que sa volonté du moment l’emporte sur la loi. Aujourd’hui, les régimes dits par euphémisme « autoritaires » ont ce que l’on pourrait appeler une « légalité Potemkine » et, dans nos démocraties, des leaders populistes appellent à abandonner, au moins partiellement, l’état de droit pour suivre les désirs populaires. Mais pour Aristote la loi n’est pas immuable. Certes, les changements législatifs doivent être entrepris avec une extrême prudence, car il faut donner à la loi le temps de produire des effets éthiques. Aristote préconise de changer la loi lorsqu’elle n’est plus en adéquation avec le régime (la constitution). Ainsi le code d’honneur qui régit une société aristocratique n’a pas sa place dans un régime populaire. Ceci montre un profond bouleversement des rôles, notamment par rapport à Platon. Pour Aristote, en effet, le philosophe ne doit pas gouverner la cité, et cela pour une raison doctrinale forte : l’excellence théorique du philosophe est différente de l’excellence pratique de l’homme politique. Celui-ci doit pouvoir saisir les occasions favorables pour prendre les décisions et entreprendre les actions bénéfiques pour sa cité. La fonction du philosophe politique sera donc de donner une formation théorique, non seulement à l’homme politique, mais surtout à l’homme-clé de la vie politique grecque, le législateur, celui qui donne sa forme à la constitution d’une cité et qui tente ensuite de corriger cette forme au cours de l’histoire de cette cité. Quand le rapport des forces dans une cité aura changé, par exemple au profit du peuple, le bon législateur devra être assez sagace pour comprendre que le régime doit évoluer et que sa législation doit s’adapter à la situation nouvelle. Car ce sont les lois qui dépendent du régime et non l’inverse. Comme il le dit explicitement, Aristote entend incarner les réquisits éthiques qui rendent les citoyens vertueux et heureux dans des institutions effectivement réalisables.

Aristote et la lutte des classes

Aristote s’est radicalement distingué de tous les autres auteurs antiques sur des points cruciaux, que l’on peut résumer sous la forme de trois thèses. D’abord, Aristote ne rêve pas d’une cité homogène et immuable, mais il reconnaît que l’on appellera plus tard la « lutte des classes » est naturelle à la cité. Pour lui est naturel ce qui se produit « toujours ou la plupart du temps ». Ainsi il est naturel que les chattes fassent des chatons, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Or Aristote voit bien autour de lui que le monde des cités est composé presque exclusivement de régimes populaires démagogiques et de régimes censitaires oligarchiques. Plusieurs travaux récents ont mis en lumière la conception absolument originale qu’il a de la stasis. Ce terme désigne la discorde à l’intérieur d’une cité menant quelquefois à la guerre civile. Pour les Grecs, il s’agit là du crime suprême, que Platon assimile au parricide et punit de mort. Aristote remarque, sans surprise, que la sédition vient du fait que le corps civique est composé de classes antagonistes aux intérêts divergents. Ainsi la stasis, loin d’être une exception désastreuse, est l’état normal des cités. Encore faut-il que le législateur propose des institutions qui empêchent qu’elle ne prenne une ampleur excessive et qui la font servir à l’amélioration du régime en place.

D’où la deuxième thèse : la lutte des classes est non seulement naturelle, mais elle est bénéfique à la cité dans la mesure où, à côté de sa face sombre (les démocrates veulent faire un usage immodéré de leur pouvoir pour spolier les riches ; les oligarques tentent d’accaparer le pouvoir et veulent s’enrichir sans limites), chaque parti est porteur de valeurs positives : le parti oligarchique milite pour que l’on prenne en compte la valeur et la richesse dans l’attribution du pouvoir, et cela est bon pour la cité, car les gens de valeur et les riches peuvent lui être utiles. Quant au parti démocratique, il a raison de rappeler le caractère de base de toute cité, à savoir que ses citoyens sont libres et politiquement égaux. Car si on les prive de leur liberté, les membres du corps civique ne sont plus des citoyens.

Les luttes des dominés apportent les progrès politiques et sociaux

La tendance de fond de toute constitution déviée à prendre une forme de plus en plus extrême conduit inévitablement à une tyrannie. Aristote réintroduit alors le rôle des classes dominées dans l’histoire des cités, reconnaissant ainsi, bien avant Marx, que la lutte des classes est le moteur de l’histoire, ce qui constitue une troisième thèse. Deux cas se présentent : soit les dominants, aveuglés par leur arrogante confiance en eux, cherchent à s’imposer et risquent de déclencher une révolution, soit ils sont assez intelligents pour lâcher du lest à temps et s’entendre avec les dominés. C’est une idée que nous partageons encore : ce sont les luttes des classes dominées qui apportent des progrès politiques et sociaux.

Le fait que toute cité soit composée de classes en lutte (dans la grande majorité des cas, un parti oligarchique et un parti démocratique), peut conduire à la catastrophe ou à l’excellence. Ainsi le tyran cumule les mauvais côtés des deux partis en accumulant une fortune en spoliant les riches. Mais si un législateur avisé combine les bons côtés de ces deux partis, goût de la liberté des démocrates et reconnaissance des talents par les oligarques, on obtient une politeia. La politeia, la meilleure des constitutions, est donc composée de traits de deux constitutions vicieuses. Ainsi toutes les classes sociales auront satisfaction sur un ou plusieurs points, ce qui est aussi l’un des objectifs des démocraties modernes.

Mais Aristote fait un pas de plus. L’idéal serait que tous les citoyens soient des hommes éthiquement parfaits, mais c’est trop demander. On peut donc se contenter, pour établir une politeia, de mélanger un petit nombre de citoyens vertueux à une masse d’autres qui le sont moins, sans toutefois être vraiment vicieux. Or, ajoute Aristote, l’exercice collectif des fonctions de citoyen permet de pallier les insuffisances de chacun. Pour Aristote, la délibération en commun nous hisse à un niveau d’excellence que nous ne pouvons pas atteindre seuls. Il y a dans ce pouvoir du collectif le socle d’une pensée réellement démocratique.


Pierre Pellegrin a traduit et édité les Politiques, d’Aristote (Flammarion, 2015). Il est l’auteur de l’Excellence menacée. Sur la philosophie politique d’Aristote (Classiques Garnier, 2017) et de Aristote (« Que sais-je ? », PUF, 2022).

The Conversation

Pierre Pellegrin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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20.07.2025 à 18:48

Comment amener quelqu’un à faire librement ce que l’on désire ?

Fabien Girandola, Professeur de Psychologie Sociale, Aix-Marseille Université (AMU)

Stéphane Amato, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université de Toulon

Le « Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens », de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, expose les techniques de manipulation auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement.
Texte intégral (1919 mots)

Publié en 1987, vendu à plus de 500 000 exemplaires en France, le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, est un véritable phénomène de librairie. Fondé sur les recherches en psychologie sociale, l’ouvrage propose de connaître les techniques de manipulation auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement ou qui permettent de convaincre.


Comment amener quelqu’un à faire librement ce qu’on désire le voir faire ? C’est à cette question, qui nous concerne probablement toutes et tous, que répondent Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans leur ouvrage, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (1987, rééd. 2024). Ils le font à la lumière des connaissances élaborées au fil des décennies pas les psychologues sociaux, depuis les travaux précurseurs de Kurt Lewin jusqu’à nos jours, et donc durant soixante-quinze années de recherches.

L’un des mérites majeurs de l’ouvrage de Joule et Beauvois est d’avoir travaillé ce corpus expérimental au sein de l’espace francophone, notamment en rendant accessibles des recherches anglo-saxonnes jusque-là peu diffusées. Une conférence donnée par Robert-Vincent Joule à l’Université Grenoble Alpes illustre parfaitement cette logique de l’influence librement consentie.

Dans la dernière édition augmentée et actualisée, parue en octobre 2024, les auteurs explicitent une trentaine de techniques d’influence dont l’efficacité est expérimentalement démontrée dans des recherches de laboratoire et de terrain. Ces procédures, qu’ils qualifient de techniques de manipulation, permettent de multiplier (par deux, par trois, parfois par dix) nos chances d’arriver à nos fins, pour le meilleur et pour le pire.

La connaissance de ces techniques et des processus psychologiques en jeu donnent au lecteur des armes pour éviter de se faire manipuler et pour forger son esprit critique, le rendant moins poreux aux influences néfastes s’exerçant sur lui. Certains blogs de « vulgarisation » estiment même que l’ouvrage relève de l’utilité publique – une appréciation rare pour un traité de psychologie sociale.

L’ouvrage concerne essentiellement les influences interpersonnelles, celles qui opèrent entre deux personnes (en famille, au travail, dans la rue, sur Internet, ou encore ici ou là entre un vendeur et un client), sans négliger pour autant les influences de masse. Les chercheurs en sciences de l’information et de la communication (SIC) s’intéressent aussi particulièrement à ces dynamiques, dès lors qu’elles s’inscrivent dans des dispositifs médiatisés (affichages, interfaces, plateformes numériques) ou ritualisés (conférences, campagnes, échanges transactionnels). Enfin, le conditionnement évaluatif, sur lequel s’appuient volontiers les spécialistes du marketing.


À lire aussi : Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ?


Le conditionnement évaluatif

Vous écoutez la Marseillaise avant un match de football de l’équipe de France. La caméra passe lentement d’un joueur à l’autre. En plan serré, on voit le visage concentré de chaque joueur mais aussi le haut de chaque maillot avec le logo d’une certaine marque. Bien sûr, on ne prête pas attention à ce logo et pourtant, sans qu’on en ait conscience, la positivité de la Marseillaise, l’hymne national, va se transférer sur la marque, rendant ainsi plus probables les comportements d’achat attendus de la part des spectateurs. Les recherches qui illustrent ce phénomène sont légion.

Une étude célèbre a ainsi montré l’effet du conditionnement évaluatif sur le choix d’un stylo en fonction d’une musique plaisante ou déplaisante. Les participants étaient amenés à regarder une publicité pour un stylo. Le stylo était de couleur bleue pour une moitié des participants et beige pour l’autre moitié. Une musique était diffusée, agréable pour certains, désagréable pour d’autres.

À la fin de l’expérience chaque participant se voyait offrir un stylo dont il pouvait choisir la couleur (bleu ou beige). Comme attendu, les participants choisirent massivement la couleur associée aux musiques plaisantes (qu’il s’agisse du bleu ou du beige) et délaissèrent la couleur associée aux musiques déplaisantes (qu’il s’agisse du bleu ou du beige). Mais il y a plus, lorsqu’on leur demande d’expliquer leur choix, ils en appellent à leur goût personnel pour la couleur choisie, sans faire la moindre allusion à la musique !

Les techniques décrites dans le Petit traité de manipulation peuvent évidemment être utilisées à nos dépens par des individus malintentionnés ; par exemple, pour obtenir de nous des informations confidentielles, comme nos coordonnées bancaires, ou de façon plus générale, pour obtenir de nous des décisions que nous regretterons. Mais elles peuvent aussi, entre les mains d’honnêtes gens, se montrer très utiles – et bien plus efficaces que la persuasion – pour promouvoir des comportements « socialement utiles » recherchés. Un exemple : la technique de l’étiquetage.

L’étiquetage

Dans une des recherches rapportées dans l’ouvrage de Joule et Beauvois, des chercheurs américains comparent l’efficacité de deux stratégies pour inciter des élèves de 9-10 ans à ne pas jeter les papiers de bonbons par terre : une stratégie persuasive et une stratégie reposant sur des étiquetages.

Pendant huit leçons sur le respect de l’environnement, l’enseignante s’efforçait, en mettant en avant des arguments appropriés, de convaincre certains élèves d’être propres et ordonnés (condition persuasive). Elle n’essayait pas de convaincre d’autres élèves, se contentant de leur dire « Vous êtes des enfants propres et ordonnés » (condition d’étiquetage).

Au terme de ces leçons, on distribuait aux enfants des sucreries soigneusement emballées et on comptait le nombre de papiers de bonbons laissés sur le sol. Les chercheurs ont constaté que les enfants placés dans la condition d’étiquetage se conformaient davantage aux attentes éducatives que ceux placés dans la condition persuasive : moins d’emballages de bonbon sur le sol et davantage dans les poubelles. Mais il y a plus : cet effet persistait après la fin de l’expérience, alors que plus rien n’était demandé aux enfants, prouvant ainsi l’impact durable de l’étiquetage sur les comportements ultérieurs de propreté des élèves.

La supériorité de l’étiquetage sur la persuasion est également démontrée dans d’autres recherches qui portent cette fois sur la performance scolaire (résultats obtenus à des exercices de mathématiques, par exemple).


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Il ne faudrait pas croire que seuls les enfants sont sensibles à l’étiquetage. Les adultes le sont tout autant, comme le montre, par exemple, une autre expérience rapportée dans le Petit traité de manipulation. Après avoir fait passer un pseudo test de personnalité à des participants, les chercheurs leur disaient, indépendamment de leurs résultats, « Vos résultats montrent que vous êtes une personne bienveillante et généreuse » (étiquetage).

Un peu plus tard, un complice des chercheurs laissait tomber un jeu de cartes pour étudier leur réaction. L’aiderait-on ou pas à ramasser les cartes sur le sol ? Comme attendu, les personnes s’étant entendu dire qu’elles étaient bienveillantes et généreuses – bien qu’il s’agisse d’un étiquetage purement arbitraire – furent significativement plus nombreuses à aider « spontanément » le complice que les personnes d’un groupe témoin qui n’avaient pas, quant à elles, reçu d’étiquetage.

Serions-nous les messieurs Jourdain de la manipulation ?

Le succès de cet ouvrage auprès du grand public s’explique certainement par la façon dont les auteurs éclairent, à la lumière du savoir psychologique disponible, les interactions les plus courantes de notre existence sociale.

Force est de reconnaître que nous sommes tous, tour à tour, manipulateur et manipulé. Qui ne s’est jamais servi de moyens plus ou moins détourné pour arriver à ses fins ? Qui n’a jamais fait, après y avoir été habilement conduit, quelque chose qu’il n’aurait pas fait de lui-même. Nous avons tous un jour, plus ou moins, agi de la sorte.

À titre d’exemple, Joule et Beauvois rapportent dans leur ouvrage une des façons de procéder à laquelle nous avons probablement tous eu recours pour essayer d’obtenir une faveur : la technique du « je-ne-vous-demanderai-rien-d’autre », dont le principe consiste précisément à faire savoir à notre interlocuteur que la demande qu’on lui adresse ne sera pas suivie d’une autre.

Je-ne-vous-demanderai-rien-d’autre

Dans une recherche réalisée par Grzyb et Dolinski de 2017, des personnes étaient sollicitées par un chercheur durant un concert. « Bonjour, je collecte des fonds pour un centre de soins pour enfants […]. Accepteriez-vous de faire un don ? C’est la seule chose que je vais vous demander. » Près de 55 % acceptèrent contre 15 % seulement dans la condition contrôle, condition dans laquelle le propos du chercheur était exactement le même mais sans la phrase : « C’est la seule chose que je vais vous demander. »

Ce type de manipulations est-il répréhensible ? Certainement pas.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le recours aux techniques de manipulation – sauf, bien sûr, lorsqu’elles sont mises au service d’intérêts moralement répréhensibles – fluidifie la vie sociale. Peut-être même ce recours entretient-il l’amitié ? Imaginons qu’un ami obtienne de vous, en vous manipulant, une faveur que vous ne lui auriez pas accordée spontanément (par exemple : l’aider à déménager). Il vous en sera très reconnaissant et, évidemment, à la première occasion, c’est lui qui vous rendra, volontiers de surcroît, un service de la même importance sans que vous ayez besoin, à votre tour, de le manipuler. La morale est donc sauve.

Et vous, à quelles formes d’influence avez-vous cédé sans le savoir ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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17.07.2025 à 15:53

Les influenceurs fitness : nouveaux relais d’opinion pour interpeller les pouvoirs publics sur la santé des jeunes ?

Caroline Rouen-Mallet, Enseignant-chercheur en marketing, Université de Rouen Normandie

Pascale Ezan, professeur des universités - comportements de consommation - alimentation - réseaux sociaux, Université Le Havre Normandie

Stéphane Mallet, Enseignant-chercheur en marketing, IAE Rouen Normandie - Université de Rouen Normandie

Comment expliquer que la parole des influenceurs porte autant ? Pourquoi ces figures sans formation scientifique ni mandat institutionnel parviennent-elles à capter l’attention ?
Texte intégral (1612 mots)
Posts Instagram de Tibo Inshape, Juju Fitcats et Marine Leleu, trois influenceurs fitness.

Les influenceurs, dont toute l’activité se construit sur la mise en scène de soi, s’autorisent désormais à donner leur avis sur certaines politiques publiques, par exemple sur la santé des jeunes. Comment expliquer que leur parole porte autant ?


Les influenceurs ont construit leur visibilité sur la mise en scène de soi, l’exposition du quotidien et la promotion de produits ou de marques. Leurs vidéos et autres contenus sont devenus incontournables dans la stratégie des entreprises souhaitant toucher un public jeune, mobile et connecté. Les influenceurs fitness, notamment, excellent dans cet univers : leurs corps, leurs routines sportives, leur alimentation deviennent des arguments commerciaux.

Cependant, ces mêmes figures s’autorisent désormais à commenter certaines politiques publiques, voire à émettre des critiques à leur encontre. Lorsque Tibo InShape questionne le président de la République sur la sédentarité ou que JuJufitcat évoque les troubles du comportement alimentaire, c’est toute la mission de l’influenceur qui se redéfinit. Son statut glisse de promoteur à prescripteur, de prescripteur à citoyen engagé. Il n’est plus seulement là pour divertir ou recommander, mais pour alerter, sensibiliser, interpeller.

Pourtant, ce brouillage des rôles génère une tension : certains influenceurs fitness dénoncent les effets d’activités délétères pour la santé des jeunes, qu’ils contribuent pourtant à nourrir. Par exemple, ils utilisent les réseaux sociaux pour encourager le sport… tout en les incitant à rester connectés et sédentaires, devant des écrans. Ils prônent une alimentation équilibrée tout en recommandant des modèles alimentaires restrictifs. On perçoit ici les paradoxes majeurs véhiculés par cette nouvelle pratique de l’influence.

Une autorité sans expertise ? Le pouvoir de la crédibilité perçue

Comment expliquer alors que leur parole porte autant ? Pourquoi ces figures sans formation scientifique ni mandat institutionnel parviennent-elles à capter l’attention et souvent l’adhésion du public jeune ?

La réponse tient en partie dans leur crédibilité perçue. Le projet de recherche Alimentation et numérique (Alimnum), mené auprès de jeunes de 18 à 25 ans, afin d’étudier l’impact de leur consommation numérique sur leur santé, montre que les influenceurs tirent leur légitimité d’une proximité relationnelle forte. Ils s’expriment avec les codes de leur génération, dans un langage accessible, incarné, émotionnel. Leurs récits reposent sur le vécu, le corps, la transformation personnelle.

Là où les campagnes institutionnelles échouent parfois à mobiliser, les influenceurs captent l’attention en racontant leur propre cheminement. Leur autorité n’est donc pas « savante », mais expérientielle : ils ne savent pas « mieux », mais ils ont « vécu ».

C’est ce que valorise notamment la rhétorique du « avant/après », omniprésente dans les contenus fitness, qui met en scène une capacité à se dépasser, à changer, à améliorer son bien-être.

Cette mise en récit autobiographique est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une illusion de proximité. Les abonnés ont l’impression de connaître leur influenceur, de suivre sa vie, de partager son intimité.

Les modèles de communication du leadership d’opinion revisités

En apparence, cette proximité semble relever de liens forts entre l’influenceur et son audience. En réalité, elle relève davantage de liens faibles. Les followers (les abonnés) ne connaissent pas personnellement l’influenceur, n’échangent pas en profondeur avec lui, mais interagissent régulièrement : ils likent, commentent, partagent. Or, ce sont précisément ces liens faibles qui permettent la diffusion exponentielle des idées et des comportements.

Cette co-construction de la légitimité des influenceurs par la communauté est centrale. L’influenceur n’est pas imposé d’en haut : il est validé, porté et renforcé par sa communauté, qui l’élit symboliquement comme figure d’autorité et de confiance. Il accède donc au statut de relais d’opinion par un cumul d’interactions virales.

Cette dynamique rappelle le modèle de la communication à deux niveaux, appelé « two-step flow », très utilisé par les professionnels du marketing, dans lequel les médias influencent d’abord un groupe restreint de leaders d’opinion, qui relaient ensuite les messages au grand public. Ce modèle, issu des années 1950, trouve aujourd’hui une résonance nouvelle dans les pratiques numériques contemporaines, en jouant sur une viralité façonnée par les algorithmes.

« Tibo InShape : le business du muscle », (« Le dessous des images », Arte, 2024).

Encouragés par leur communauté, les influenceurs se font dès lors les porte-paroles du mal-être et des difficultés des jeunes auprès des pouvoirs publics. Ce faisant, ils participent à la vulgarisation et à l’appropriation des grands enjeux sanitaires par le grand public, même si cela passe parfois par des simplifications excessives ou des approximations.

En traduisant des messages complexes (santé, nutrition, prévention) en contenus courts, personnalisés, engageants, et en les adaptant aux formats des plateformes (reels, vlogs, stories) et à la sensibilité de leur audience, ils jouent le rôle de véritables relais.

Vers une nouvelle prise en charge de la parole publique

Faut-il se réjouir de cette mobilisation des influenceurs fitness autour de causes collectives ? Leur capacité à toucher des publics éloignés des médias classiques, à provoquer de l’émotion, à générer de l’adhésion, est réelle. Elle permet de réactiver une attention citoyenne dans des espaces où les discours officiels peinent souvent à percer.

Mais cette puissance d’amplification s’accompagne aussi de risques liés à la diffusion de messages flous, biaisés, ou erronés. Leur parole, fondée sur l’expérience plus que sur la démonstration scientifique, peut alors renforcer certaines normes sociales problématiques comme le culte de la performance, l’obsession du corps ou la stigmatisation des corps « non conformes ».

Quoi qu’il en soit, l’intervention de Tibo InShape face au président de la République en mai 2025 marque une étape symbolique dans l’évolution de la parole publique : celle où des personnalités issues de la culture numérique s’arrogent un droit d’expression sur des enjeux d’intérêt général.

Cette dynamique redessine les circuits de légitimation : l’autorité ne vient plus seulement des institutions, mais émerge du réseau, de l’audience, de la viralité. Cela oblige à repenser les relations entre sphère publique et sphère numérique, entre experts, citoyens et nouveaux médiateurs. Cela suppose aussi d’accepter que ces relais d’opinion ne soient ni neutres ni désintéressés, et que leur engagement puisse fluctuer selon les opportunités de visibilité ou de monétisation.

En outre, la légitimité éthique du recours à des figures médiatiques dans les campagnes de santé publique interroge. Quelles responsabilités ces influenceurs doivent-ils assumer, et comment garantir la fiabilité des messages qu’ils véhiculent ? Ces enjeux appellent une réflexion approfondie de la part des professionnels de santé, des chercheurs et des éducateurs impliqués dans la régulation de l’information en santé.


Le projet Alimentation et numérique – ALIMNUM est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

The Conversation

Caroline Rouen-Mallet est membre de l'Association Française du Marketing (AFM) et de l'Institut du Marketing Social. Elle a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum.

Pascale Ezan a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche - programme Alimentation et Numérique - ALIMNUM

Stéphane Mallet est membre de l'Association Française du Marketing (AFM). Il a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum.

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17.07.2025 à 15:49

Quand les réseaux sociaux utilisent la législation états-unienne pour contester la réglementation mondiale

Yasmin Curzi de Mendonça, Research associate, University of Virginia

Camille Grenier, Associated Expert at the Technology and Global Affairs Innovation Hub, Sciences Po

Les plateformes états-uniennes s’appuient sur les lois de leur pays d’origine pour contester les réglementations d’autres États, comme le Brésil, ou de l’UE.
Texte intégral (2409 mots)
Les PDG de Meta, Amazon, Google et X –  de gauche à droite : Mark Zuckerberg, Jeff Bezos, Sundar Pichai et Elon Musk – au premier rang de l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025. Ricky Carioti/Pool/Getty Images

Les géants américains de la tech multiplient les recours juridiques pour échapper aux réglementations étrangères, au nom de la liberté d’expression. De plus en plus alignées sur les intérêts politiques de l’administration Trump, ces plateformes contestent la souveraineté numérique des États, comme le montre l’exemple du Brésil.


Les plateformes de réseaux sociaux ne se préoccupent guère des frontières nationales.

Prenons l’exemple de X. Les utilisateurs de ce qui s’appelait autrefois Twitter sont répartis dans le monde entier, avec plus de 600 millions de comptes actifs dans presque tous les pays. Et chaque pays a ses propres lois.

Or, les intérêts des autorités réglementaires nationales et ceux des entreprises technologiques, principalement basées aux États-Unis, sont souvent divergents. Si de nombreux gouvernements ont cherché à imposer des mécanismes de surveillance pour lutter contre des problèmes tels que la désinformation, l’extrémisme en ligne et la manipulation, ces initiatives se sont heurtées à la résistance des entreprises, à des ingérences politiques et à des contestations juridiques invoquant la liberté d’expression comme rempart à la réglementation.

Ce qui se dessine, c’est un affrontement mondial autour de la gouvernance des plateformes numériques. Et dans cette bataille, les plateformes nord-américaines s’appuient de plus en plus sur les lois de leur pays d’origine pour contester les réglementations d’autres pays. En tant qu’experts en droit numérique, dont l’un est directeur exécutif d’un forum qui surveille la manière dont les pays mettent en œuvre les principes démocratiques, nous pensons qu’il s’agit d’une forme d’impérialisme numérique.

Une agitation dans la jungle technologique

La dernière manifestation de ce phénomène s’est produite en février 2025, lorsque de nouvelles tensions ont émergé entre le pouvoir judiciaire brésilien et les plateformes de réseaux sociaux basées aux États-Unis.

Trump Media & Technology Group et Rumble ont intenté un procès aux États-Unis contre le juge brésilien Alexandre de Moraes, contestant ses ordonnances de suspension des comptes sur les deux plateformes liées à des campagnes de désinformation au Brésil.

Cette affaire fait suite à des tentatives infructueuses d’Elon Musk pour s’opposer à des décisions similaires prises par la justice brésilienne.

Ces cas illustrent une tendance croissante selon laquelle des acteurs politiques et économiques états-uniens cherchent à saper l’autorité de régulateurs étrangers en avançant que le droit américain et la protection des entreprises devraient primer sur les politiques de nations souveraines.

Du lobbying des entreprises à la guerre juridique

Au cœur du litige se trouve Allan dos Santos, un influenceur brésilien de droite qui s’est réfugié aux États-Unis en 2021 après que le juge de Moraes a ordonné son arrestation préventive pour avoir, selon les accusations, coordonné des réseaux de désinformation et incité à la violence.

Dos Santos a poursuivi ses activités en ligne depuis l’étranger. Les demandes d’extradition du Brésil sont restées sans réponse, les autorités américaines, estimant que cette affaire relevait de la liberté d’expression et non d’infractions pénales.

La plainte de Trump Media et Rumble vise deux objectifs. D’une part, elle cherche à présenter les actions de la justice brésilienne comme de la censure plutôt que comme de la régulation. D’autre part, elle cherche à présenter l’action du tribunal brésilien comme une ingérence territoriale.

Les plaignants assurent que la personne visée se trouve aux États-Unis, et par conséquent, qu’elle est protégée par le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Le fait que la personne soit brésilienne et accusée de propager de la haine et de la désinformation au Brésil ne doit, selon eux, pas être pris en considération.

Pour l’instant, les tribunaux états-uniens leur donnent raison. Fin février, un juge de Floride a estimé que Rumble et Trump Media n’étaient pas tenus de se conformer à la décision brésilienne.

Les géants de la tech contre la régulation

Cette affaire marque un tournant dans la bataille autour de la responsabilité des plateformes : on passe du lobbying traditionnel et de la pression politique à une intervention juridique via les tribunaux américains qui sont utilisés pour contester des décisions prises à l’étranger.

L’issue de ce procès et la stratégie juridique qui le sous-tend pourraient avoir des implications profondes non seulement pour le Brésil, mais aussi pour tout pays ou région, comme l’Union européenne, cherchant à réglementer les espaces numériques.

La résistance à la réglementation numérique ne date pas de l’administration Trump. Au Brésil, les efforts visant à réglementer les plateformes ont longtemps rencontré une forte opposition. Les géants de la tech, notamment Google, Meta et X, ont utilisé leur influence économique et politique pour faire pression contre les nouvelles réglementations, présentant souvent ces mesures comme des menaces contre la liberté d’expression.

En 2020, le projet de loi brésilien sur les fake news, qui visait à responsabiliser les plateformes concernant la diffusion de fausses informations, a suscité une forte opposition de ces entreprises.

Google et Meta ont lancé des campagnes de grande ampleur pour s’opposer au projet de loi, affirmant qu’il « menaçait la liberté d’expression » et « nuisait aux petites entreprises ». Google a placé des bannières sur sa page d’accueil brésilienne invitant les utilisateurs à rejeter la loi, tandis que Meta a diffusé des publicités alertant sur des risques pour l’économie numérique.

Ces efforts, conjugués à du lobbying et à une résistance politique, ont permis de retarder et d’affaiblir le cadre réglementaire.

Collusion entre pouvoir politique et intérêts privés

La nouveauté désormais, c’est que la frontière entre intérêts politiques et intérêts privés est devenue floue.

Trump Media était détenue à 53 % par le président états-unien avant qu’il ne transfère sa participation dans un trust en décembre 2024. Elon Musk, fervent « défenseur de la liberté d’expression » et propriétaire de X, est devenu un membre de facto de l’administration Trump.

Leur ascension politique a coïncidé avec l’utilisation du premier amendement comme bouclier destiné à bloquer les réglementations étrangères des plateformes.

Aux États-Unis, la protection de la liberté d’expression a été appliquée de manière inéquitable, permettant aux autorités de réprimer la dissidence dans certains cas tout en protégeant les discours haineux dans d’autres.

Ce déséquilibre s’étend au pouvoir des entreprises, avec des décennies de jurisprudence favorisant la protection des intérêts privés. La législation a ainsi renforcé la protection de la liberté d’expression des entreprises, une logique qui a ensuite été étendue aux plateformes numériques.

Les défenseurs états-uniens de la liberté d’expression – Big Tech et gouvernement – semblent aujourd’hui pousser cette logique à l’extrême en utilisant les principes juridiques nord-américains contre ceux d’autres nations.

Par exemple, Brendan Carr, président de la Commission fédérale des communications des États-Unis nommé par Donald Trump, s’est inquiété des menaces que le Digital Services Act de l’Union européenne ferait peser sur la liberté d’expression.

Une telle position aurait pu être légitime s’il existait une interprétation universelle de la liberté d’expression. Or, ce n’est pas le cas.

Le concept de liberté d’expression varie selon les pays et les régions. Des pays comme le Brésil, l’Allemagne, la France ou d’autres appliquent un principe de proportionnalité pour juger de la liberté d’expression, mettant en balance ce principe avec d’autres droits fondamentaux tels que la dignité humaine, l’intégrité démocratique et l’ordre public. Ces pays reconnaissent la liberté d’expression comme un droit fondamental et préférentiel, mais ils admettent que certaines restrictions sont nécessaires pour protéger les institutions, les communautés marginalisées, la santé publique ou l’écosystème informationnel.

Si les États-Unis imposent certaines limites à la liberté d’expression, avec les lois sur la diffamation ou l’interdiction d’incitater à des actions illégales imminentes, le premier amendement permet une interprétation plus extensive de la liberté d’expression.

L’avenir de la gouvernance numérique

La bataille juridique autour de la réglementation des plateformes ne se limite pas au conflit entre les entreprises états-uniennes de la tech et le Brésil.

Le Digital Services Act de l’UE et l’Online Safety Act au Royaume-Uni signalent que d’autres gouvernements veulent reprendre le contrôle des plateformes opérant sur leur territoire.

La plainte déposée par Trump Media et Rumble contre la Cour suprême brésilienne représente un moment clé dans la géopolitique mondiale.

Les géants nord-américains de la tech, tels que Meta, tentent de surfer sur la dynamique pro liberté d’expression portée l’administration Trump. Musk, le propriétaire de X, apporte son soutien à des groupes d’extrême droite à l’étranger.

Cette convergence entre les objectifs des plateformes et les intérêts politiques de l’administration Trump marque une nouveau moment dans le débat sur la dérégulation alors que les absolutistes de la liberté d’expression cherchent à établir des précédents juridiques susceptibles de bloquer les futures régulations d’autres pays.

À mesure que les nations élaborent des cadres juridiques pour la gouvernance numérique – comme les régulations sur l’intelligence artificielle au Brésil et dans l’UE – les plateformes, par leurs stratégies juridiques, économiques et politiques, tentent de contrebalancer le poids de l’État de droit.

The Conversation

Camille Grenier est directeur général du Forum sur l’information et la démocratie.

Yasmin Curzi de Mendonça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.07.2025 à 18:00

Polanyi, un auteur pour mieux comprendre ce qui nous arrive

Nicolas Postel, Professeur de Sciences Economiques- Titualire chaire Socioeconomie des communs, Université de Lille

Quand l’idéologie du marché n’a plus de limites, le pire peut arriver sur la scène. C’est, grossièrement résumée, la thèse de « la Grande Transformation », de Karl Polanyi, parue en 1944. Un livre d’histoire qui est aussi une alerte.
Texte intégral (2568 mots)
Pour Karl Polanyi, le marché n’est pas une structure abstraite, il est encastré dans la société. (_Le Marché et la fontaine des Innocents en 1855_, de Fédor Hoffbauer [1839-1922]). Fédor Hoffbauer/Wikimedia Commons, CC BY

Économiste, sociologue, mais aussi philosophe, Karl Polanyi est un penseur critique des excès du capitalisme des années 1920. Dans la Grande Transformation (1944), il décrypte le lien entre un capitalisme sans limite et les totalitarismes. Une œuvre à redécouvrir d’urgence, alors que l’on peut craindre que les mêmes causes produisent les mêmes effets.


Que nous arrive-t-il ? Pour de nombreux citoyens et chercheurs en sciences sociales, le début de l’année 2025 a été le temps d’une sidération, souvent refoulée. Les premiers mois du mandat de Donald Trump nous secouent d’autant plus que, dans le même, temps, jour après jour, les informations les plus alarmantes se succèdent sur l’accélération des effets du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. L’analyse que propose Karl Polanyi peut nous aider à sortir de cette sidération, en nous donnant des clés de lecture de la situation que nous vivons et des voies permettant de sortir de l’ornière.

Karl Polanyi (1886-1964) est un analyste extrêmement précieux des rapports problématiques qu’entretient notre système économique avec la société et la biosphère. Dans la Grande Transformation, son ouvrage majeur (1944), il propose à la fois une histoire du capitalisme et une mise en évidence de sa singularité à l’échelle du temps long de l’humanité.

Le capitalisme constitue en effet une réponse très singulière à la question économique – question dont aucune société ne peut s’affranchir et que Polanyi définit comme : un « procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins ».

Trois bouleversements

À première vue, cette définition peut sembler banale. Mais si on confronte cette définition à notre impensé économique, c’est bouleversant pour trois raisons :

(1) L’économie est un process institutionnalisé, cela nous dit clairement que la réponse que donne toute société à la question de la satisfaction des besoins (aux conditions de sa reproduction) est d’abord collective, sociale, politique. Il n’y a pas d’économie « avant » les institutions collectives. Exit donc, nos illusions sur l’économie comme étant le lieu d’une émancipation par l’égoïsme rationnel ! Il n’y a, à l’origine, ni Homo œconomicus, ni concurrence libre et non faussée, ni loi de marché. L’économie est d’abord et toujours une question d’institutions et donc de choix collectifs et politiques. Là se joue la liberté des acteurs : participer à la construction des institutions qui forment une réponse collective à la question de la vie matérielle.


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(2) Un process « entre l’homme et son environnement » : cette définition pose ici immédiatement la question de l’insertion de la communauté humaine dans la nature, dans la biosphère, dans son lieu de vie. Seconde surprise, donc : la question écologique n’est donc pas « nouvelle »… C’est même la question fondatrice de l’économie pour Polanyi.

(3) Il s’agit de satisfaire « des besoins » et non pas des désirs insatiables d’accumulation… Là encore, cette dimension substantive de l’économique nous est devenue invisible, enfouie sous un principe d’accumulation illimitée qui nous a fait oublier la question de « ce dont nous avons vraiment besoin », au point paradoxalement de conduire nos sociétés contemporaines à assurer le superflu mais plus le nécessaire. Nous sommes, de fait (c’est ce que nous indique le franchissement des « limites environnementales »), sortis d’une trajectoire de reproductibilité des conditions de vie authentiquement humaine sur terre, alors même que nous accumulons des biens et services inutiles.

Marché autorégulateur

Cette sortie de route est un effet pervers du déploiement, depuis la révolution industrielle, d’un système de marché autorégulateur qui sert de base au mode de production capitaliste. C’est le second apport de Polanyi. Pendant des millénaires, la communauté humaine est parvenue à se reproduire de manière résiliente en pratiquant des formes d’économie socialement encastrées et cohérentes avec notre milieu de vie.

Polanyi repère ces formes sociales d’économie : l’économie domestique (autarcique) du clan ; la réciprocité entre les différentes entités progressivement mises en relation et pratiquant de manière ritualisée du don contre don ; la redistribution qui se met en place à un stade plus avancé de communautés humaines organisées autour d’un centre puissant et légitime, habilité à prélever des ressources et à les repartir, selon des critères considérés comme justes, entre les différents membres de la communauté… et le commerce, ou marché-rencontre, aux marges de la société (le mot donnera marché) dans lequel les acteurs diversifient leur consommation et négocient de gré à gré, en dehors de toute logique concurrentielle, le « juste prix ».

Ces formes économiques insérées, mises au service de la société, sont balayées par le capitalisme. Lorsque le phénomène industriel émerge et, avec lui, la promesse de l’abondance, il apparaît très clairement nécessaire de plier la société aux besoins de l’industrie. Il faut alimenter la machine productive en flux continu de travail, de matière première, et de financement permettant l’investissement. Pour que cette dynamique capitaliste fonctionne, il devient donc « nécessaire » de traiter le travail (la vie humaine), la terre (la biosphère) et la monnaie de crédit (indispensable à l’investissement) comme s’ils étaient des marchandises « produites pour être vendues ». C’est nécessaire, mais c’est faux, évidemment.

La société au service de l’économie ou l’inverse

Là est le mythe fondateur de nos sociétés qui se comprend assez vite dans les expressions désormais courantes : « ressources humaines », « ressources naturelles », « ressources monétaires ». Mais ressources pour qui ? pour quoi ? Pour la production de richesse ! Voilà ce qui constitue une inversion remarquable : la société et son environnement naturel se voient artificiellement « mises au service » de l’économie… et non l’inverse. La biosphère et la société doivent se soumettre, enfin, à « la loi » de l’économie !

Ce mythe – souligne Polanyi – travaille et détruit la société si l’on ne prend pas garde de « protéger » la vie humaine, la nature et le monnaie de cette logique concurrentielle. C’est ce que vécut Polanyi : l’effondrement de la société viennoise de l’entre-deux-guerres et de sa vie intellectuelle brillante (Einstein, Freud, Wittgenstein, Hayek, Popper… sans parler d’écrivains comme Zweig ou Schnitzler) qui s’abîma en quelques mois, dans le nazisme.

Karl Polanyi, juif, dut fuir en Angleterre. Il passera sa vie à saisir les causes de cet effondrement. Il perçoit alors que le fascisme révèle au fond « la réalité d’une société de marché » : c’est le produit d’un libéralisme économique débridé. L’échec des contre-mouvements qui, au long du XIXe siècle, cherchèrent à limiter l’emprise du marché sur la société (les paysans attachés aux communaux, les artisans attachés au travail libre, puis les prolétaires à celle d’un respect des droits humains, les nations attachées à l’étalon-or…) se traduit par une crise sociale majeure.

Une réaction sociale convulsive

Dans cette société dominée par la concurrence de tous contre tous, chaque individu est renvoyé à son intérêt propre, désocialisé. L’espace commun de délibération se réduit, s’étiole, disparaît. Mais la société ne disparaît pas : elle se régénère maladivement, de manière dysfonctionnelle non plus par la raison et l’existence d’un dessein commun, mais par le sang, la « race », et l’homme providentiel. Le totalitarisme, c’est cette réaction sociale, presque convulsive, maladive et qui est le symptôme d’une société disloquée sous l’effet du libéralisme.


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Polanyi pense, lorsqu’il présente cette analyse dans l’immédiat après-guerre, que cet effondrement appartient au passé. Les sociétés occidentales vont se reconstruire en pleine connaissance de cause. C’est le sens de la « grande transformation » (le titre de son livre) qui s’opère avec, notamment, les accords de Philadelphie (fondateurs, en 1944, de l’Organisation internationale du travail) qui actent la nécessité de « protéger » le travail contre la logique concurrentielle, et ceux de Bretton Wood qui actent la constitution d’un système monétaire international réduisant le rôle des marchés et plaçant la question du financement dans la main des États.

Les institutions collectives, politiques, reprennent la main sur l’économique et lui assignent des règles qui, partiellement, « dé-marchandisent » le rapport à la monnaie et au travail (mais pas à la nature). Le monde occidental connaît alors un cycle long de prospérité et de paix. Les Occidentaux voient leur qualité de vie augmenter au fur et à mesure que la production se déploie, grâce à la redistribution des gains de productivité, au point que hausse du PIB et hausse du bonheur finissent par se confondre dans l’esprit public… au détriment des rentiers qui voient leur avoir diminuer.

Réencastrement partiel

Mais ce réencastrement de l’économie dans la société est partiel. La sphère domestique continue d’être niée, la nature d’être pillée, le travail d’être aliéné dans son contenu (c’est la période taylorienne).

Au début des années soixante-dix, les détenteurs de patrimoine financier, lésés par l’État social, sonnent l’heure de la révolte, et parviennent à démanteler le système monétaire international et à réactiver la puissance des marchés financiers. Ceci tandis que les populations mondiales dénoncent l’épouvantable exploitation des ressources mondiales au seul profit de l’Occident et que les salariés dénoncent le taylorisme. Le compromis de l’après-guerre ainsi mis en critique s’étiole et laisse la place à une phase dite néolibérale. C’est cette phase de remarchandisation très rapide qui, aujourd’hui, nous amène au bord du gouffre.

Le néolibéralisme a débuté sa révolution par la remarchandisation de la monnaie et la redynamisation du pouvoir des marchés et des actionnaires, la seconde phase se traduit par la remarchandisation du travail (le droit du travail est allégé, les protections sociales affaiblies), et de la nature (marché de l’énergie, marché carbone, brevetabilité du vivant, accaparement foncier…). Cette remarchandisation, qui oublie totalement les leçons de l’histoire, nous conduit au bord d’un précipice écologique et social.

Monétairement, socialement, politiquement, écologiquement, tout notre système se fissure. Ces failles structurelles entraînent un immense désarroi social et… la résurgence de mouvements néo-fascistes, néonazis, nationalistes autoritaires… Selon une mécanique extrêmement proche de celle que décrit Polanyi. La crise politique de nos démocraties est donc d’abord une crise de notre économie, ou, plus précisément, de la pression qu’exerce l’économique (dans sa version marchande) sur le social et la biosphère.

BFM Business.

Retour aux sagesses anciennes ?

Au-delà du diagnostic, Polanyi nous donne des ressources pour agir. Il nous permet de percevoir la résilience des structures de « l’ancien monde » dans nos vies et nos économies. Les sagesses anciennes n’ont pas disparu : nous pratiquons à très grande échelle la redistribution, une large part de nos échanges sociaux est fondée sur la réciprocité (et notamment au sein de l’économie sociale et solidaire), et chacun sait l’importance vitale de notre foyer familial.

Nous vivons, des temps polanyiens, et ils ont leur part de noirceur. Mais, si l’on suit Polanyi, la liberté – celle qui consiste à choisir ensemble un horizon commun – est devant nous. Notre extraordinaire capacité de production – héritage indéniable du capitalisme – doit nous permettre de nous poser sereinement la question de nos besoins, et cela nous amènera à consommer moins !

Moins de nourriture, moins de psychotropes, moins de déplacements professionnels, et plus de temps libre : ce ne serait tout de même pas triste ! Polanyi ne nous propose pas de solutions clés en main, mais montre un chemin : retrouver le goût de la délibération collective et la défendre contre l’établissement d’un principe de concurrence généralisée – celui de la gouvernance actionnariale – qui détruit la société, nourrit le totalitarisme et se heurte violemment aux limites planétaires.

The Conversation

Nicolas Postel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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16.07.2025 à 13:55

Défense européenne, dissuasion nucléaire française étendue : un nouveau moment gaullien ?

Gilles Richard, Professeur émérite des Universités en histoire contemporaine, Université Rennes 2

Bâtir une défense européenne autonome, étendre la dissuasion nucléaire française à d’autres nations : ces défis contemporains furent déjà envisagés après-guerre.
Texte intégral (2912 mots)

*Face à la menace russe et au désengagement états-unien, certains pays de l’Union européenne souhaitent s’engager vers une défense européenne plus autonome. Ils semblent aussi prendre au sérieux la proposition française de dissuasion nucléaire étendue au continent. Or les pays européens ont déjà été confrontés à ces perspectives, dans les années d’après-guerre. Que s’est-il alors passé ? Quelles leçons tirer de cette histoire ? Gilles Richard, professeur émérite en histoire contemporaine à l’Université Rennes 2, répond à nos questions. *


The Conversation : Le président Macron propose à ses partenaires européens de déployer le parapluie nucléaire français à une échelle continentale. Rappelons qu’un précédent historique existe, lorsque de Gaulle souhaitait étendre le parapluie nucléaire français à l’Allemagne à la fin des années 1950. Pourquoi l’offre française avait-elle alors été rejetée ?

Gilles Richard : Lorsqu’il revint au pouvoir, en 1958, de Gaulle choisit de doter la France de l’arme atomique, contre la volonté états-unienne mais en profitant des recherches lancées par les gouvernements de la IVe République depuis 1952. Il proposa également aux Allemands de passer sous le parapluie nucléaire français. La France n’avait alors pas grand-chose à mettre sur la table : les premiers Mirages porteurs de bombes atomiques ne furent opérationnels qu’en 1964, le premier sous-marin nucléaire qu’en 1967, les fusées équipées de têtes nucléaires, sur le plateau d’Albion, qu’en 1971.

Malgré la proposition de de Gaulle, l’Allemagne (la RFA, alors), comme le reste de l’Europe, choisit la protection nucléaire états-unienne. L’Allemagne ne souhaitait pas dépendre de la France gaullienne et voulait conserver son indépendance pour mener à bien son objectif prioritaire, la réunification. Cette réunification dépendait de l’accord des États-Unis et de l’Union soviétique, qu’il s’agissait de ne pas froisser. Après la réunification en 1990, l’Allemagne décida de reconstruire économiquement l’ex-RDA – y investissant des sommes colossales – sans avoir à supporter en plus le coût de trop lourdes dépenses militaires. Elle a donc maintenu des relations diplomatiques très étroites avec les États-Unis.

Aujourd’hui le chancelier allemand Friedrich Merz se dit favorable à une discussion avec Paris sur la création européenne d’une force indépendante de dissuasion nucléaire. La France et l’Allemagne redécouvrent, en quelque sorte, la pertinence de la proposition gaullienne. Ce dernier avait compris que l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (Otan) n’était pas parfaitement fiable. En effet, dans l’article 3 du traité de l’Atlantique Nord, signé en avril 1949, les États de l’Alliance se doivent mutuelle assistance. Mais, lors de la mise en place de l’Otan et d’un commandement intégré l’année suivante, au moment où la guerre de Corée battait son plein, il fut acté que les États-Unis n’interviendraient qu’après un vote du Congrès. Cela signifiait que l’assistance n’était pas vraiment automatique. Si les Européens profitèrent des bonnes relations avec leurs alliés d’outre-Atlantique pendant la guerre froide, rien ne fut jamais gravé dans le marbre. De Gaulle en avait conscience et il proposa en 1959 une direction collégiale de l’Otan, associant États-Unis, Royaume-Uni et France. Elle aurait permis d’éviter que l’Organisation ne dépendît que de Washington alors que la présidence d’Eisenhower, favorable aux Européens, allait prendre fin en 1960.

Aujourd’hui Emmanuel Macron offre la protection nucléaire française aux Européens mais il a bien précisé qu’il ne déléguerait pas son pouvoir. La dissuasion nucléaire européenne assurée par la France dépendra donc du choix ultime de notre président. Dès lors, que se passerait-il si, par exemple, Marine Le Pen était élue ? Les alliés européens pourraient-ils compter sur elle pour les protéger face à Poutine ? Si le président français garde la main sur le nucléaire, l’Europe reste dans le flou. Ce qui démontre, s’il le fallait, que l’Union européenne n’est pas un État organisé en tant que tel, mais seulement une « fédération d’États », selon la formule de Paul Magnette, qui n’est même pas régie par une constitution. Face au problème de sa défense, l’Union est ainsi clairement renvoyée à sa nature politique ambiguë. La défense, « pouvoir régalien » par excellence, pose en effet avec force la grande question politique qui commande tout l’avenir de l’Union européenne : quand se dotera-t-elle d’une constitution à part entière, définissant les pouvoirs respectifs de l’Union et des États la composant sur les plans législatif, exécutif et judiciaire ? Une constitution qui devra évidemment être élaborée collectivement et être ratifiée par l’ensemble des peuples composant l’Union.

On le voit, la création d’une défense commune pose le problème de fond que les Européens n’ont jamais pu ou voulu résoudre, celui d’un pouvoir politique commun, capable, entre autres choses, de piloter une défense commune. Depuis le départ, la « construction européenne » s’est faite sur la base de traités diplomatiques ajoutés les uns aux autres, excluant la possibilité de construire un État européen démocratique. C’est ce qui est à nouveau en jeu à travers la question de la défense.

« La France doit-elle partager son “parapluie nucléaire” avec l’Europe ? », 28 minutes, Arte-YouTube/28 minutes – Arte (mars 2025).

Au-delà de la dissuasion nucléaire, certains pays européens souhaitent avancer vers l’idée d’une défense commune. Il y a également un précédent historique, avec la Communauté européenne de défense, qui n’a pas abouti. Quel enseignement tirer de cet épisode ?

G. R. : En juin 1950, alors que les négociations venaient à peine de débuter pour créer une Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), éclata la guerre de Corée. Les États-Unis en profitèrent pour imposer le réarmement de la RFA, née au printemps 1949. Depuis 1947, les gouvernements français résistaient par tous les moyens au réarmement allemand qu’ils redoutaient par-dessus tout, sans doute autant que la menace soviétique. Robert Schuman et Jean Monnet avaient d’ailleurs conçu le projet de Ceca dans l’esprit d’un compromis avec les États-Unis : la RFA reconstituait ses capacités économiques, à commencer par son industrie lourde (la base de toute industrie d’armement), mais dans un cadre européen qui permettrait de l’encadrer strictement et d’empêcher qu’il servît à une renaissance du « militarisme allemand », comme on disait à Paris.

La guerre de Corée bouleversa tous les calculs français car les États-Unis exigèrent le réarmement de l’Allemagne, en première ligne face au bloc soviétique et dotée du principal potentiel industriel en Europe. C’était la condition qu’ils mettaient à la création d’un état-major occidental et à l’envoi de forces militaires importantes sur le continent – les soldats états-uniens avaient quitté le sol européen en 1947, ne laissant que des unités relativement peu nombreuses en RFA.

Lors de la conférence des douze ministres de la défense des pays membres de l’Otan, en septembre 1950, Jules Moch, ministre de la défense du gouvernement français d’alors, se retrouva totalement isolé et la France menacée de devoir quitter l’Organisation alors que la guerre de Corée faisait planer la menace d’une troisième guerre mondiale. Elle dut alors céder, tout en essayant de trouver une formule qui limitait au maximum le risque du réarmement du voisin tant redouté.


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C’est alors que Jean Monnet, proche de René Pleven, président du Conseil en exercice, bricola en six jours un plan destiné à satisfaire les États-Unis sans recréer une armée allemande à part entière. Pour cela, il imagina, dans le cadre de l’Europe des six en train de naître (la Ceca, instituée en 1951), la création d’une force de 40 divisions qui mélangeraient des bataillons nationaux – allemands, italiens, français, etc. – et un ministre commun de la défense, uniquement chargé des aspects logistiques (équipements, mobilisation).

Ce plan Monnet, qui devint le « plan Pleven », fut adopté par l’Assemblée nationale le 24 octobre 1950. Les Britanniques étaient absents, car ils n’avaient pas voulu renoncer à une part de leur souveraineté lors des négociations de la Ceca.

Pourtant, les États-Unis jugèrent ce plan irréaliste et ils obtinrent qu’une armée européenne fût mise en place avec des divisions allemandes, moyen indispensable à leurs yeux pour qu’elle fût efficace sur le terrain en cas de conflit. De plus, cette armée européenne fut placée sous commandement états-unien dans le cadre de l’Otan. On aboutit ainsi à une redéfinition du plan Pleven initial qui devint la Communauté européenne de défense (CED). Le traité remanié prévoyait néanmoins – Jean Monnet et les partisans d’une Europe fédérale y tenaient – dans son article 33 la mise en place à terme d’un pouvoir politique commun pour piloter l’armée européenne.

Commença alors un long parcours du combattant, si l’on peut dire, pour faire signer par les gouvernements puis ratifier par les Parlements ce traité né dans l’urgence de la guerre de Corée. Or une majorité de Français ne voulaient pas d’armée européenne avec des divisions allemandes aux côtés des divisions françaises. Rappelons que, dans les gouvernements Adenauer, on comptait divers anciens nazis, à commencer par Hans Maria Globke, chef de la chancellerie fédérale et principal conseiller d’Adenauer. Plus largement, le traumatisme de l’Occupation restait vivant dans tous les esprits, cinq ans seulement après la Libération. Enfin, le contexte dans lequel la CED était née évolua lui-même assez vite. Dès 1951, après les victoires de la Corée du Nord soutenue par 800 000 « volontaires » chinois, les Occidentaux rétablirent le front sur le 38ᵉ parallèle et les combats devinrent résiduels. Puis, en mars 1953, Staline mourut et une nouvelle phase de la guerre froide débuta, bientôt nommée « coexistence pacifique » par Khrouchtchev.

Le gouvernement Pinay signa en mai 1952 le traité instituant la CED, mais sa ratification par le Parlement fut sans cesse repoussée dans le contexte international qui vient d’être décrit et sous la pression croissante et convergente des communistes et des gaullistes qui rejetaient toute idée d’intégration militaire et politique dans une instance supranationale. Ils trouvèrent de nombreux soutiens dans d’autres partis, notamment chez les socialistes et les radicaux. Seuls les démocrates-chrétiens du MRP et la grande majorité des modérés (CNIP) défendirent le projet jusqu’au bout.

Quand Pierre Mendès France décida de crever cet abcès qui ne cessait de gonfler, les jeux étaient faits. En août 1954, l’Assemblée nationale, en votant une question préalable, rejeta l’examen du traité instituant la CED, qui fut alors définitivement enterré. Il n’y eut donc ni armée européenne ni ébauche de gouvernement européen.

La construction européenne reprit en 1955 avec la conférence de Messine mais cantonnée au seul plan économique et sans pouvoir politique démocratique (traité de Rome, mars 1957). Nous en sommes toujours là. Une Europe de la défense est sans doute nécessaire, mais elle n’est pas crédible sans Europe politique.

Comment avancer vers une Europe de la défense ?

G. R. : L’historien que je suis n’a pas les solutions ! En tant que citoyen, il est néanmoins possible d’affirmer qu’il ne peut y avoir d’armée européenne sans un État européen, avec un Parlement qui vote les crédits militaires communs, un ministère qui donne des ordres, impulse des plans de construction d’armes avec des normes communes, un gouvernement qui décide éventuellement d’entrer en guerre. Or, Commission européenne et Parlement de Strasbourg ne forment pas un État constitutionnellement organisé et légitime pour assumer ces fonctions. Pour l’heure, l’Union européenne n’est pas capable d’assurer la sécurité de ses habitants.

La vraie question est finalement politique. Sommes-nous prêts à entrer dans un processus de construction d’un État fédéral européen démocratique ? Sommes-nous prêts à construire des « États-Unis d’Europe » comme le souhaitaient les militants fédéralistes des années 1950 ? Et, si oui, comment faut-il procéder ? Avec quels États ? Seulement la France et l’Allemagne pour commencer ? Avec quelques autres (Benelux, Espagne, Italie…) ? Mais alors, comment rester solidaires des États frontaliers de la Russie (les États baltes en premier lieu), terriblement inquiets pour leur avenir et ne jugeant fiable que « le parapluie nucléaire » états-unien, même s’il l’est de moins en moins ?

Les Européens payent soixante-quinze années de « construction européenne » faite sur une base essentiellement économique et technocratique – le marché, la concurrence, les flux. Ils se retrouvent aujourd’hui au pied du mur. Rien de solide ne pourra se faire sans mettre la démocratie au cœur du projet d’union des nations européennes.

The Conversation

Gilles Richard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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15.07.2025 à 18:07

Aux sources de la démocratie : penser le « commun » avec Alcméon, Héraclite et Démocrite

Arnaud Macé, Professeur en histoire de la philosophie ancienne, Université Marie et Louis Pasteur (UMLP)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Premier volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie, avec les penseurs présocratiques Alcméon, Héraclite et Démocrite.
Texte intégral (2560 mots)

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent les penseurs de la démocratie ? Premier volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Alcméon, Héraclite et Démocrite, trois Grecs contemporains de l’invention démocratique, au Ve siècle avant notre ère.


La réflexion ancienne sur la démocratie peut-elle nous aider à comprendre et à résoudre les crises que traversent nos démocraties ? Il faut certes se méfier des ressemblances induites par la persistance des mots. Au Ve siècle avant notre ère, le mot « démocratie » devient courant en Grèce ancienne pour caractériser un type de régime qui donne le pouvoir (kratos) au peuple (dêmos). Il s’agissait d’un régime assurant la domination du peuple – pris aussi en un sens social et économique, par opposition aux élites – par le biais d’institutions où il se rassemble ou par l’intermédiaire du tirage au sort (respectivement l’Assemblée ou le Conseil, à Athènes).

La démocratie est cependant plus que cela, et c’est ce que l’on peut découvrir en explorant sa préhistoire au sein des cités grecques du VIe siècle avant notre ère, qui furent secouées par d’intenses crises sociales et donnèrent lieu à un haut degré d’innovation institutionnelle. Cet âge de l’expérimentation politique met en avant la mobilisation collective pour défendre et sauvegarder les institutions, et voit émerger la cité comme une forme du commun, une manière d’agir ensemble et de prendre soin des biens communs.

C’est sous cet aspect que les expériences politiques de l’Antiquité grecque stimulent de nouveau la réflexion sur les expérimentations démocratiques contemporaines, comme le montre le travail original de Chloé Santoro, qui a examiné le dispositif de la convention citoyenne sur la fin de vie (CCFV) à l’aune de l’Athènes antique, pour en sonder les limites et les potentialités. Les philosophes des VIe et Ve siècles, ceux que l’on dit « présocratiques » et que l’on tient souvent pour des penseurs de la nature, peu intéressés par la politique, peuvent-ils aussi contribuer à cette réflexion ?

Alcméon, Héraclite et Démocrite nous donnent en effet, chacun à leur manière, accès au sens de cette expérience d’invention du commun dont ils furent les témoins. Ils nous rappellent que la démocratie ne saurait être viable si elle n’est pas, elle aussi, une forme de mise en commun des tâches et des devoirs, des joies et des peines ; qu’elle suppose de réaliser une certaine forme d’égalité et que chacun perçoive la loi comme un bien commun ; qu’elle suppose enfin que la vie des cités s’accorde avec l’ordre du monde et ne se détourne pas de la réalité.

Avant la démocratie : penser l’isonomie avec Alcméon

Alcméon de Crotone était un savant, actif au tournant du Ve siècle, dans cette colonie grecque du sud de l’actuelle Italie, région que l’on appelait alors « Grande Grèce » tant elle était peuplée de cités grecques. Dans un fragment de son œuvre perdue (DK 24 B 4), nous le voyons expliquer qu’un corps est en bonne santé, si les « puissances » qui sont en lui, à savoir le chaud, le froid, le sec, l’humide, l’amer, le doux entrent dans un mélange bien proportionné. En revanche, la maladie se déclare sous l’effet d’un excès de ces puissances, si par exemple le chaud ou le froid prend l’ascendant sur les autres. La santé serait donc une « isonomie des puissances », tandis que la maladie serait une « monarchie » au sein de celles-ci. Apparemment, Alcméon ne nous parle que de santé et de maladie. Pourtant, son vocabulaire semble avoir une résonance politique. Que signifie en particulier ce terme d’isonomie ?

Alcméon est contemporain d’un événement qui s’est déroulé autour de 510, dans l’île de Samos, proche de la côte de l’actuelle Turquie, et qui nous été raconté par Hérodote, dans ses Histoires (III, 142). Alors que l’île est sous la menace d’une invasion perse et que son tyran vient d’être assassiné, un certain Maiandros, assurant le pouvoir par intérim, décide de convoquer une assemblée, déclare « poser au milieu le pouvoir » et proclame « l’isonomie » des citoyens. La « mise au milieu » correspond à l’une des manières dont les Grecs créent des choses communes, en partageant au sein d’une communauté un bien auquel chacun peut prétendre prendre part. Les pratiques de distribution étaient fréquentes dans ces sociétés très anciennes : la viande au banquet, le gibier entre chasseurs ou le butin entre guerriers devient ainsi une chose commune. Ce qui est posé au milieu, c’est ce dont chacun aura une part et dont personne n’aura plus qu’un autre.

C’est donc le pouvoir qu’il s’agit de partager ainsi entre tous les citoyens, et c’est précisément cela, le sens de l’« isonomie », à savoir que chacun ait une part égale du pouvoir, que chacun l’exerce, ensemble ou à son tour. Voilà ce que Maiandros pense qu’il faut faire entre égaux, car c’est le partage égal qui convient aux égaux. Nous comprenons mieux ce qu’Alcméon voulait dire d’un corps en bonne santé : comme la bonne cité, un corps sain fait contribuer toutes les puissances à son bon fonctionnement, selon un mélange bien proportionné, qui peut inclure des moments d’action commune et des moments d’action alternée. La monarchie, dans un corps comme dans une cité, ouvre la voie à l’excès de puissance et à la maladie. Nous comprenons que pour Alcméon, il n’y a pas d’un côté de la politique et de l’autre de la nature et des corps – il y a, en toutes choses, des forces qui concourent à maintenir l’ordre commun et des forces qui le menacent.

Au fondement de la cité et de l’univers : penser le commun avec Héraclite

D’une vingtaine d’années plus jeune qu’Alcméon, Héraclite d’Éphèse est né autour de 520, dans cette cité du littoral occidental de l’actuelle Turquie qu’on appelait alors l’Ionie, une région elle aussi peuplée de cités grecques. Héraclite développe une réflexion sur le « commun » : il emploie le terme grec xunos (qui sera remplacé en grec classique par koinos), qui caractérise précisément la chose qui est commune entre les membres d’une communauté, par opposition à ce qui est individuel (idios). Ainsi, la réalité de notre monde est une forme de commun, à laquelle nous accédons lorsque nous faisant vraiment usage de notre pensée, qui, elle aussi, est donnée en commun à tous (fragment 113). Lorsque nous croyons avoir une pensée individuelle, nous sommes comme les rêveurs qui s’éloignent, le temps de leur sommeil, du monde commun (fr. 89). Contrairement à ce que dira le sophiste Protagoras, aucun individu n’est la mesure des choses : la réalité, c’est ce qui nous est commun. Ce à quoi nous pensons accéder seuls n’est que du vent.

Cette pensée a aussi une dimension politique. Héraclite établit une analogie entre la manière dont la pensée qui connaît l’univers s’appuie sur « ce qui est commun à tous » et la manière dont la cité s’appuie sur la loi (fr. 114). La cité ne vivra que pour autant que les lois humaines qui la nourrissent se fondent sur les lois qui gouvernent toutes choses, lois qui sont divines. Là encore, rien n’est plus opposé à ce que dira le sophiste Protagoras, fondant l’accord démocratique sur les seules perceptions partagées, à un moment donné, par les citoyens de la cité. Une cité ne se gouverne pas comme il nous plaît de le faire, mais comme il faut qu’elle le soit pour prendre place au sein d’une réalité plus vaste. Dès lors, il n’y a pour le peuple qui veut faire prévaloir l’intérêt commun qu’une seule voie possible, indiquée par le fragment 44 : « Le peuple doit combattre pour sa loi comme pour son rempart. » La loi qui fonde le commun protège le peuple, y compris de lui-même ; elle lui permet d’être une communauté et, ainsi, de trouver sa place au sein de l’univers.


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Héraclite témoigne ainsi d’un siècle de réformes politiques par lesquelles on tentait de résoudre les crises qui divisaient le peuple, opposaient les riches et les pauvres, en réinstituant la communauté sur de nouvelles bases, par diverses méthodes de brassage et de redistribution des places et des rôles. La grande réforme à laquelle on attribue, en 507-508, l’apparition de la démocratie à Athènes, la réforme de Clisthène, est l’aboutissement de cette histoire, celle de l’art politique de brasser la population pour lui rendre la concorde et lui offrir une nouvelle capacité d’action collective.

S’engager ou ne pas s’engager dans les affaires publiques : Démocrite

Démocrite d’Abdère, né vers 470, dans cette cité de Thrace située sur le littoral face à l’île de Thasos. Elle fut durant la vie de Démocrite une démocratie, et le philosophe semble ainsi avoir eu l’occasion de réfléchir à la vie démocratique et à ses vicissitudes. Il explique que lorsque l’on a du bien, il n’est pas convenable, et certainement peu profitable, « de négliger ses affaires pour œuvrer à celles des autres » (fr. 253). Le riche peut ainsi avoir tendance à ne voir dans le commun que ce qui intéresse les autres. Mais, poursuit Démocrite, si l’on ne néglige pas les affaires publiques et que l’on accomplit son devoir civique, on peut aussi se faire une mauvaise réputation « même si on ne vole pas ni ne commet d’injustice », car la vie au service de la cité nous donne mille occasions de commettre des erreurs et d’être exposé au ressentiment de nos concitoyens. Vivre dans une démocratie qui exige de chacun qu’il fasse sa part, c’est donc toujours prendre le risque de se voir reprocher de ne pas agir assez – comme le riche qui préfère ne s’occuper que de ses affaires – ou d’agir trop – comme le citoyen qui se mêle de tout et mécontente chacun.

Arnaud Macé et Paulin Ismard présentent leur ouvrage la Cité et le Nombre. Clisthène d’Athènes, l’arithmétique et l’avènement de la démocratie, éditions Les Belles Lettres.

Démocrite semble avoir éprouvé les fatigues de la démocratie. Pourtant, il nous rappelle, dans le fragment 252, qu’« il faut faire le plus grand cas des affaires de la cité, afin qu’elle soit bien administrée ». En effet, « sa sauvegarde est la sauvegarde de tout, et sa ruine est la ruine de tout ». Or, ajoute-t-il, il semble que la seule manière de préserver la cité, ce soit que chacun s’abstienne de vaincre ses adversaires « au détriment de l’équité » et que personne ne parvienne à « s’approprier le pouvoir contre l’intérêt commun ». Voilà donc ce à quoi nous condamne la vie démocratique : il ne faut cesser d’endurer le poids de l’engagement, si nous voulons éviter que le commun ne cède sous la pression des ambitions des uns et de la désaffection des autres. Au fond, les penseurs anciens nous disent peut-être qu’une démocratie ne tient qu’aussi longtemps qu’elle est une chose commune, c’est-à-dire une république.


Arnaud Macé est l'auteur de la République, à paraître en septembre 2025 (CNRS Editions).

The Conversation

Arnaud Macé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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14.07.2025 à 18:39

Discours de Chirac au Vel d’Hiv : pourquoi la France a attendu 1995 pour reconnaître la responsabilité de l’État

Sébastien Ledoux, Maître de conférences, historien, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

En 1995, le président de la République Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale.
Texte intégral (2660 mots)

En 1995, Jacques Chirac est le premier président de la République à reconnaître la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs lors de la Seconde Guerre mondiale. Son discours, prononcé lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv de juillet 1942, marque un tournant dans les politiques mémorielles et le rapport du pays à son passé.


Il y a 30 ans, le 16 juillet 1995, le président de la République Jacques Chirac reconnaissait la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs lors de la cérémonie nationale commémorant la rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 1942. Son discours est devenu jusqu’à aujourd’hui une référence morale et politique. Les présidents et premiers ministres l’ont ensuite régulièrement cité en suivant la même position.

Comment comprendre une telle notoriété et une telle autorité ? Il faut revenir pour cela à plusieurs contextes qui entremêlent des questions de savoirs historiques, de récit national, de normes morales et d’enjeux politiques.

La reconnaissance d’une vérité historique

Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac reconnaît officiellement un fait historique établi et de mieux en mieux documenté depuis alors près de trente ans grâce à la publication de plusieurs travaux : La Grande rafle du Vel d’Hiv de Paul Tillard et Claude Lévy en 1967, La France de Vichy de Robert Paxton en 1973, Vichy et les Juifs de Michael Marrus et Robert Paxton en 1981, Vichy-Auschwitz de Serge Klarsfeld en 1985.

Jacques Chirac – Commémoration de la « rafle du Vél d’Hiv » en 1995 (Public Sénat).

Ces travaux ont été précédés de recherches menées par des juifs rescapés, comme Joseph Billig ou Georges Wellers qui publie dès 1949 la première étude sur la rafle du Vel d’Hiv au sein du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC).

Ces savoirs cumulés montrent de façon irréfutable la participation active de l’État français à la plus grande rafle de Juifs de la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Ouest, réalisée à Paris les 16 et 17 juillet 1942 : près de 13 000 Juifs ont été arrêtés à leur domicile, dont plus de 4 000 enfants. Bien sûr, Vichy a répondu à la demande des autorités allemandes de livrer des Juifs (28 000 arrestations demandées) et n’a donc pas initié lui-même ces arrestations. Il n’est pas directement responsable non plus de la politique génocidaire nazie instaurée en 1942 qui entraîne leur mort dans les chambres à gaz après leur transit au camp de Drancy, à l’exception d’une petite centaine d’entre eux.

Mais cette rafle est le fruit d’un accord entre les autorités allemandes et celles de Vichy dont le nouveau secrétaire général de la police, René Bousquet, fut l’artisan dans le cadre d’une intensification de la collaboration avec le Reich depuis avril 1942 suite à l’arrivée de Pierre Laval à la tête du gouvernement français.

C’est l’appareil d’État français qui a entièrement organisé cette vaste opération de police, sollicitant de nombreuses administrations nationales et parisiennes. Vichy a joué un rôle central dans l’engrenage génocidaire dont les Juifs vivant à Paris ont été victimes en juillet 1942. Cette rafle a par ailleurs été rendue possible par un antisémitisme présent dès 1940 avec les premières mesures prises contre les Juifs par le gouvernement de Pétain.


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Ces travaux historiques permettent de réfuter la thèse d’un régime qui aurait protégé les Juifs, y compris français (la plupart des 4000 enfants arrêtés ont la nationalité française). Déjà présente aux procès de Pétain et de Laval en 1945, cette thèse est évoquée très régulièrement via des ouvrages et des articles de presse pendant plusieurs décennies par d’anciens fonctionnaires de Vichy, le gendre de Pierre Laval ou son avocat pour défendre sa mémoire.

Une transgression politique et mémorielle

La vérité historique reconnue par le chef de l’État en 1995 relève aussi d’une transgression politico-mémorielle. À la Libération en effet, le récit de cette période est construit par de Gaulle à la tête du gouvernement provisoire : le régime de Vichy est déclaré « nul et non avenu », c’est la Résistance qui a assuré la continuité de la France et de la République.

Cette fiction historique est reprise ensuite dans les manuels scolaires comme par différents présidents de la République jusqu’à Mitterrand, ce qu’il explique lors d’un entretien télévisé en juillet 1992 lorsqu’un comité lui demande de reconnaître la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv à l’occasion de son 50e anniversaire :

« En 1940, il y a un État français […] L’État français, c’était le régime de Vichy, ce n’était pas la République. Et à cet État français, on doit demander des comptes. […] Mais la Résistance, d’abord le gouvernement de Gaulle puis la République et les autres ont été fondés sur le refus de cet État français. »

Alors qu’une loi est proposée dans son propre camp par le député socialiste Jean Le Garrec pour instaurer une commémoration nationale du Vel d’Hiv et qu’un scandale vient d’éclater au sujet de l’hommage qu’il rend à Pétain sur sa tombe depuis plusieurs années le 11 novembre, Mitterrand se décide à créer une journée nationale par décret le 3 février 1993 pour la rafle du Vel d’Hiv, mais il précise que les persécutions antisémites ont été commises par une « autorité de fait dite “gouvernement de l’État français 1940-1944” » pour ne pas engager la République ni la France dans cette rafle.

En déclarant le 16 juillet 1995 que la « France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable », Jacques Chirac engage, en tant que chef d’État, la responsabilité historique de la nation dans ce crime antisémite.

Un discours conforme aux normes sociales

Si ce discours présidentiel transgresse le modèle politico-mémoriel, il entre en revanche en conformité avec les normes morales d’une société en pleine évolution sur son rapport au passé que le succès de l’expression « devoir de mémoire » vient alors illustrer. Si Vichy hante la société française depuis les années 1970, c’est désormais la mémoire de la Shoah associée à la lutte contre l’antisémitisme qui est devenue centrale et constitue un élément structurant de positionnements politiques associés à de nouveaux interdits.

6 juillet 1942, la rafle du Vel d’Hiv (Archive INA)

La transgression vient de Jean-Marie Le Pen, président du Front national, qui par ses déclarations présentant la Shoah comme un « point de détail de l’histoire de la deuxième guerre mondiale » en 1987 ou ses jeux de mot (« Durafour crématoire ») est à contresens de nouvelles normes morales en train de s’établir autour d’une mémoire du génocide qui n’était pas absente de la société française mais à la marge d’un récit officiel dominé par l’héroïsme des résistants ou leur martyr avec la déportation.

Les condamnations de Barbie en 1987 et de Touvier en 1994, la profanation du cimetière juif de Carpentras puis la loi Gayssot pénalisant le négationnisme en 1990 participent à la construction de ces normes qui redessinent les frontières juridique, politique et morale de ce qui est collectivement acceptable de ce qui ne l’est pas. Or, dans les années qui précèdent le discours de Chirac, le Vel d’Hiv s’inscrit comme le double symbole de la mémoire de la Shoah et de la complicité de l’État français dans ce crime.

Alors qu’une pétition recueillant des milliers de signatures est lancée en juin 1992 dans la presse pour demander une prise de parole du chef de l’État afin qu’il reconnaisse officiellement la responsabilité criminelle de l’État français dans la déportation des Juifs pour le 50e anniversaire de la rafle, le silence de Mitterrand à cette cérémonie commémorative du Vel d’Hiv le 16 juillet 1992, qui provoque des sifflets de la foule, apparaît lui aussi transgressif au regard de ces nouvelles normes.

Le positionnement de Chirac le 16 juillet 1995 est au contraire pleinement conforme à ces normes sociales. Sa réponse « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français » intervient comme une mise aux normes par la parole politique au plus haut niveau institutionnel après des années de troubles suscités par les ambiguïtés mitterrandiennes (révélations sur son passé vichyste, sur son amitié avec Bousquet et sur son hommage à Pétain).

Un modèle de réconciliation au détriment de l’histoire ?

Dans son discours de 1995, le chef de l’État prend soin, dans un souci de réconciliation, de dégager les Français de toute responsabilité criminelle. Il rend au contraire hommage aux Justes de France qui auraient, selon lui, permis de sauver les trois quarts des Juifs sur le sol national sous l’Occupation, en reprenant la conclusion de Serge Klarsfeld dans son ouvrage Vichy-Auschwitz.

Cette nouvelle thèse des deux France – d’un côté la France de l’État français responsable de la déportation de plus de 76.000 Juifs, de l’autre la France des Justes qui ont sauvé les trois quarts des Juifs – est devenue le nouveau modèle mémoriel. Il n’est pas exempt de toute critique scientifique. La part importante des Juifs en France qui n’ont pas été déportés ne s’explique pas seulement par leur sauvetage par les Justes (en 2023, le titre était attribué à 4255 personnes), mais également par d’autres facteurs que des travaux plus récents ont bien montrés.

Les persécutions des Juifs par les autorités allemandes ou françaises étaient très diverses selon les régions et les périodes. Paris concentre la moitié des Juifs qui ont été déportés, la plupart des étrangers. Dans la zone occupée hors Paris, ce sont aussi les Juifs étrangers qui sont d’abord visés par les rafles mais également les Juifs français à partir de janvier 1944, arrêtés par la police française ou la Gestapo. En zone non occupée, après les grandes rafles d’août 1942 qui concernent aussi les femmes et les enfants, ce sont les hommes uniquement qui sont visés par Vichy alors qu’en zone occupée, la police française continue d’arrêter les femmes et les enfants.

D’autre part, des Juifs eux-mêmes, soit à titre personnel soit dans le cadre de mouvements résistants juifs), ont pu échapper à la déportation, par exemple en se réfugiant en zone libre : dans le Limousin, le Massif Central et le Sud-Ouest, la population juive est multipliée par dix entre 1939 et 1941.

Enfin, les sauvetages de Français non juifs à l’égard des Juifs doivent être présentés à côté des pratiques de délations aux autorités de Vichy, non négligeables, y compris pour récupérer des logements à Paris devenus inoccupés à la suite de la rafle du Vel d’Hiv attribués ensuite à des non-juifs par la préfecture de la Seine. 25.000 appartements occupés par les Juifs à Paris ont ainsi ensuite été « aryanisés ». Entre 1941 et 1944, 3000 lettres dénonçant des Juifs ont été envoyées au commissariat général aux questions juives, sans compter les lettres envoyées aux services de police localement.

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Sébastien Ledoux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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10.07.2025 à 16:04

Comment le XIXᵉ siècle a réinventé les fêtes populaires, des cafés-concerts aux bals masqués

Corinne Legoy, Professeure en histoire contemporaine, Université d’Orléans

C’est au XIXᵉ siècle que s’invente la fête populaire telle qu’on la connaît, avec une nouvelle offre de divertissement, des parcs d’attractions aux cafés-concerts.
Texte intégral (3581 mots)

Si aucun siècle ni aucune culture n’ignorent les fêtes, c’est à partir du XIXe siècle que s’impose une nouvelle offre de divertissements, entre parcs d’attractions, théâtres, cafés-concerts, restaurants… multipliant les occasions de célébrations dans l’espace public. Explications alors qu’on s’interroge sur le sens contemporain de la fête.


Les fêtes populaires, dans les rues ou aux terrasses, en des lieux dédiés ou non, semblent, aujourd’hui, toujours un peu nous surprendre. Ainsi de la dernière fête de la musique, promue festival le plus cool du monde sur les réseaux sociaux, drainant une foule inédite de touristes fêtards attirés par l’événement.

Ainsi, un an auparavant, durant l’été des Jeux Olympiques, de ce Paris redevenu une fête aux yeux de bien des observateurs étonnés. Quelque chose s’était alors joué d’une vaste fête publique, irréductible aux grandes cérémonies orchestrées d’ouverture et de clôture et ce fut, pour beaucoup, une surprise. Comme si ressurgissait un usage perdu de la fête populaire, ce simple plaisir de s’amuser et de partager dans l’espace public et ses lieux.


À lire aussi : JO : la cérémonie d'ouverture de Thomas Jolly, grande fête civique et théâtrale


L’actualité, au reste, a brouillé le sens de la fête : la fermeture ou la fragilité de nombre de ses lieux (des discothèques aux bars et restaurants) ainsi que les confinements liés à la pandémie du Covid-19 ont conduit à s’interroger sur la place et les conditions de possibilité de la fête dans nos sociétés. Tragiques, les attentats de 2015, prenant pour cible une salle de spectacle, le Bataclan, et des terrasses de cafés, puis celui de 2016, lors du 14 juillet à Nice, ont tout à la fois associé nos cultures à des pratiques festives et teinté dramatiquement ces grands rassemblements publics.

La peur, aussi, rôde sur la fête. Elle est, de surcroît, régulièrement nourrie par la crainte des débordements, constamment rappelés, voire instrumentalisés, à l’image de ceux qui ont suivi la victoire du PSG en finale de la ligue des Champions le 1er juin dernier. Journalistes, chercheurs ou acteurs du monde de la nuit se sont ainsi, depuis quelques années, emparés de la question, s’interrogeant sur ce sens perdu de la fête ou sur sa présence-absence dans nos sociétés.

Le clown géant qui va prendre la tête de la Cavalcade du Bœuf Gras au Carnaval de Paris, en 1897. Le Petit Journal, via Wikimedia

Cette idée que l’on ne saurait plus, ou que l’on ne pourrait plus, faire la fête n’est cependant pas un constat neuf. Dès 1961, Willy Ronnis commente ainsi le 14 juillet dans l’île Saint-Louis : « ce jour-là, j’étais monté sur un petit tabouret pour avoir une vue plongeante du petit bal. Il y avait une telle gaieté dans les rues de Paris, au 14 Juillet. Ça s’est raréfié, peu à peu ». Mais ce discours de la nostalgie entoure toujours, en réalité, le discours sur la fête. Dès le XIXe siècle, bien des contemporains déplorent ces fêtes qui ne seraient plus ce qu’elles étaient. La mélancolie qui s’empare des fêtards au petit matin semble souvent s’emparer de nombre de ses observateurs, masquant la résistance et la réinvention des pratiques festives.

Au fond, les confinements n’ont-ils pas surtout montré leur puissance de renouvellement, ici sous contrainte, avec leurs apéros-zooms, l’organisation de fêtes et de dîners privés en dépit de la distanciation sociale imposée partout, l’improvisation de concerts ou de performances sur les balcons ?

Alors plutôt que de nous demander, sans doute en vain, si l’on sait encore ou si l’on ne sait plus faire la fête, essayons plutôt d’éclairer un peu ce qu’elle fut juste avant nous, en ce XIXe siècle où s’inventèrent bien des formes festives.

Les « nuits parisiennes », naissance d’un mythe

Si aucun siècle ni aucune culture n’ignorent les fêtes, c’est à partir du XIXe siècle que s’impose progressivement une nouvelle offre de divertissements marquée par la démultiplication et la diversification des lieux festifs. Elle est particulièrement visible à Paris où la présence et la pratique de la fête s’intensifient alors, contribuant à forger le mythe puissant des « nuits parisiennes ».

L’obsession des contemporains pour l’inventaire de tous ces lieux « consacrés à la joie » dit, à elle seule, le caractère inédit de cette offre et de ces pratiques : physiologies, tableaux de Paris, guides touristiques ou articles de presse dressent inlassablement la liste de ces lieux où sortir et s’amuser, cherchant à rendre lisible ce nouveau Paris festif et nocturne en train de naître.

Cette forte présence de la fête dans le Paris du XIXe siècle tient au moment charnière qu’il représente : moment où persistent des usages festifs hérités encore très vivaces et où s’inventent de nouveaux divertissements, liés à une culture urbaine en pleine mutation.

Le principal héritage festif est celui de Carnaval, dont la tradition, très ancienne, est encore étonnamment puissante au XIXe siècle. Foules costumées, cortèges, voitures de masques, bals et festins scandent cette parenthèse admise de subversion des normes et des codes, ce monde à l’envers railleur.

La Descente de la Courtille, entre 1835 et 1845, Musée Carnavalet
La Descente de la Courtille, entre 1835 et 1845. Jean Pezous, via Wikimedia -- (musée Carnavalet)

La rue, alors, est au peuple. Elle est parcourue de masques et de costumes, et traversée de grands cortèges rituels dont la population parisienne est longtemps coutumière : descente de la courtille, qui voit, dans la première moitié du siècle, les fêtards enterrer carnaval en un cortège déguisé, divagant et bruyant, rejoignant le cœur de Paris depuis la barrière de Belleville ; promenade du bœuf gras, ce défilé de bœufs, choisis pour leur fort poids en viande, mené en musique par des garçons bouchers déguisés et accompagné de chars ; cortège des blanchisseuses, enfin, avec sa reine des reines élue chaque année.

Fête rituelle, le carnaval parisien, en ce siècle des révolutions, se fait également politique. Les journées révolutionnaires de février 1848 qui chassent Louis-Philippe du pouvoir mêlent ainsi soulèvement politique et gestes carnavalesques quand, souvent, le mannequin traditionnellement brûlé à la fin des réjouissances prend le visage de tel ou tel homme politique. L’instrumentalisation de la fête en une arme d’affranchissement et d’affirmation est consacrée, et pour longtemps.

Progressivement, cependant, les fêtes de Carnaval deviennent plus commerciales, plus encadrées, leur présence reflue, en tout cas sous leurs formes anciennes, populaires et provocatrices. Les chars publicitaires se multiplient, les notables et les grands patrons s’imposent dans leur organisation. Carnaval alors se meurt – peut-être – mais les pratiques festives se renouvellent, affirmant leur présence dans la ville et leur vivacité populaire.

Danser pour faire la fête

Ces pratiques festives doivent alors beaucoup à l’essor, sans précédent, d’une offre de loisirs inédite, liée aux mutations de la ville et du rapport à elle : la nuit est conquise peu à peu par l’éclairage public qui se répand ; les divertissements proposés ferment plus tard ; un temps pour soi libéré peu à peu – même en d’étroites limites – permet de sortir plus aisément, et la diversification de l’offre permet presque à chacun – ouvrier, grisette, étudiant ou bourgeois – de trouver un lieu où divertir sa soirée et sa nuit.

Faire la fête, c’est alors avant tout danser. Ce goût si profondément ancré et si socialement partagé – qui fait parler de « dansomanie » – n’est certes pas tout à fait neuf, mais il bénéficie alors de l’expansion considérable du nombre de salles de bal jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle.


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Selon les mots de Victor Rozier, « de même qu’à Paris, chaque quartier a ses habitants, chaque boulevard ses promeneurs, chaque bal a son public » : étudiants aux bals du Prado et à Bullier (fondé sous le nom de Closerie des Lilas et qui est resté quand le bal s’est transformé en brasserie) ; classes populaires au Château-Rouge, à la Reine-Blanche ou à la Boule-Noire, les grands bals de Montmartre ; monde mêlé de toutes les catégories sociales à Valentino ou Frascati.

En réalité, cependant, on ne danse pas que dans des salles dédiées. Bien d’autres lieux permettent de danser. C’est le cas des guinguettes, qui naissent alors, ces modestes restaurants ou débits de boisson, ajoutant un bal à leurs attractions. Elles existent à Paris, mais surtout à ses barrières, sur un axe Belleville-Montrouge. La Grande-Chaumière est l’une des plus fameuses, située à la barrière de Montparnasse, alors sur la commune de Montrouge. Quand le nombre de salles de bal commence à refluer, notamment à partir des années 1880, elles poursuivent leur histoire, renouvelée par les bals musettes qui se multiplient sur les bords de Marne.

Les salles de bal font en effet face, dans la seconde moitié, à la rude compétition des innombrables divertissements crées alors : cafés-concerts, cabarets, music-halls, cirques, fêtes foraines, skating-rinks, puis, plus tardivement, parcs d’attraction (Luna-Park ou Magic-City).

Affiche de Toulouse-Lautrec pour les bals du Moulin Rouge (1891, Musée Carnavalet)
Affiche de Toulouse-Lautrec pour les bals du Moulin Rouge (1891, Musée Carnavalet).

Mais cette nouvelle offre culturelle n’est cependant pas qu’une offre de spectacles, elle est, indissociablement et profondément, participative : presque tous les lieux de divertissement sont alors, et c’est une particularité du temps, des lieux hybrides, où se combinent spectacles et possibilités festives. D’abord parce que l’on peut y boire, fumer et se déplacer librement, ensuite parce que l’on peut aussi, et souvent, y danser, enfin parce qu’ils abritent, tous, une foule de fêtes.

L’Élysée-Montmartre, fondé en 1807, combine ainsi salle de spectacle et salle de bal ; les Folies-Bergère (fondées en 1869) et le Moulin Rouge (fondé en 1889), de la même façon, sont à la fois établissements de spectacle et salles de bal. Plus étonnant, peut-être, pour nous, ces skating-rinks, salles de patinage (à glace ou à roulettes) où le public se presse autant pour patiner que pour les fêtes qui y sont régulièrement données.

La vogue des bals masqués

Parcs d’attraction, théâtres, cafés-concerts, restaurants… Tous ces lieux voient alors triompher, jusqu’à la Première Guerre mondiale, une forme totalement disparue – du moins dans sa dimension publique et populaire – de fête nocturne, aux échos considérables dans la ville, les imaginaires et la culture du temps : les bals masqués et costumés. Dérivés du bal de l’Opéra, crée en 1715, ils sont d’abord organisés durant la période de Carnaval puis s’en émancipent au fur et à mesure du siècle.

Tous les lieux de divertissement évoqués, à commencer par les théâtres, organisent leurs bals masqués, ouverts moyennant un billet d’entrée dont les tarifs varient selon le prestige des salles. Ils drainent dans les salles des foules considérables de fêtards, mais aussi bien des curieux, et attirent, dans les rues, des badauds guettant les déambulations des noctambules déguisés. Ces fêtes sont, aussi, dans la ville. Fascinantes ou scandaleuses, selon les points de vue des contemporains, elles sont affolantes pour les pouvoirs qui les surveillent scrupuleusement, mais les tolèrent pourtant et les laissent même se multiplier.

1912, photographie de la montée au bal des Quat’z’Arts au Skating de la rue d’Amsterdam. Association des Quat’Z’Arts

La présence publique de ces fêtes masquées est redoublée par celles qu’organisent de nombreuses associations, étudiantes, professionnelles ou syndicales. Fêtes privées officiellement, puisque sur invitation, certaines d’entre elles brouillent cependant la frontière du privé, s’invitant dans la ville et s’ouvrant, bon gré mal gré, à des fêtards échappant à leur cercle. Le cas emblématique est celui du bal des Quat’z’Arts (le bal des étudiants des Beaux-Arts), dont les cortèges (le soir, avant le bal, et au petit matin, après lui) sillonnent Paris en un rituel provocateur perdurant de 1892 à 1966.

La familiarité avec la fête était-elle alors plus grande ? Son inscription dans l’espace de la ville plus forte ? Son appropriation partagée plus intense ? Nous laisserons à chacun le soin de trancher… Et d’y penser, peut-être, le 14 juillet, le jour de cette fête, voulue républicaine et populaire, par les pères de la IIIe République qui en firent, en 1881, la fête nationale.

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Corinne Legoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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09.07.2025 à 16:17

Projet d’attentat « incel » déjoué : décrypter le danger masculiniste

Tristan Boursier, Docteur en Science politique, Sciences Po

L’arrestation d’un jeune homme pour un projet d’attentat masculiniste en France ravive les inquiétudes sur cette mouvance antiféministe qui converge de plus en plus vers les idéologies d'extrême droite.
Texte intégral (2245 mots)

Un adolescent a récemment été arrêté en France pour un projet d’attentat inspiré par le masculinisme, relançant l’alerte sur cette mouvance. Né en réaction aux avancées féministes, le masculinisme prétend défendre des hommes présentés comme opprimés et converge de plus en plus vers les idéologies d’extrême droite. Les réseaux sociaux offrent une nouvelle et inquiétante visibilité à cette mouvance, notamment auprès des jeunes hommes.


Le 27 juin 2025, un adolescent de 18 ans a été arrêté dans la région de Saint-Etienne (Loire). Il est soupçonné d’avoir projeté d’attaquer des femmes au couteau.

Le parquet national antiterroriste (PNAT) a, pour la première fois en France, mis un jeune homme en examen pour un projet d’attentat lié aux « incels » (contraction en anglais de « involuntary celibate » – célibataire involontaire – désignant une sous-culture en ligne caractérisée par une haine des féministes, accusées d’entraver leur accès sexuel aux femmes), qui s’inscrit plus largement dans la mouvance masculiniste.


À lire aussi : ' Adolescence ' est une critique poignante de la masculinité toxique chez les jeunes


Ce n’est un cas ni isolé, ni propre à la France. En 1989, Marc Lépine assassinait 14 femmes à l’École polytechnique de Montréal en dénonçant le féminisme. En 2014, aux États-Unis, Elliot Rodger tuait six personnes, expliquant dans un manifeste sa rancœur envers les femmes qui ne le désiraient pas. Depuis, plusieurs attentats perpétrés par des hommes ont été revendiqués au nom d’une même idéologie : le masculinisme.

Pour les masculinistes, les féministes et les femmes auraient inversé les rapports de domination, les hommes seraient désormais opprimés et il faudrait des mesures pour les protéger. Un récit fondé sur ce que le politologue Francis Dupuis-Déri appelle « le mythe de la crise de la masculinité ».

Le masculinisme : une résistance aux avancées féministes

Ces passages à l’acte sont souvent interprétés comme des dérives psychiatriques. Cette lecture psychologisante obère toutefois la dimension collective et politique du masculinisme qui doit être considéré comme un contre-mouvement social, c’est-à-dire une mobilisation qui se forme en opposition (en réaction) à un mouvement progressiste, ici le féminisme, pour défendre un ordre social hiérarchisé précis.

Le masculinisme s’organise activement – hors ligne et en ligne – contre l’égalité des genres, pour défendre les privilèges masculins mis en cause par les luttes féministes. La sociologue Mélissa Blais le décrit comme un contre-mouvement structuré, enraciné dans l’histoire des résistances aux avancées féministes.


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Bien qu’ancré dans une histoire longue, le masculinisme connaît aujourd’hui une reconfiguration numérique inédite, portée par la circulation transnationale de contenus sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas tant son idéologie qui est nouvelle, que ses formes, ses publics et ses canaux de diffusion.

Les réseaux sociaux ne créent pas cette idéologie, mais ils la rendent plus visible, plus accessible, et surtout plus attractive pour un public jeune en quête d’identité, de repères genrés et de récits explicatifs du monde. Ce nouvel écosystème permet ainsi au masculinisme d’échapper à la marginalité dans laquelle il était autrefois cantonné, pour s’imposer comme une forme contemporaine d’engagement réactionnaire.

Une idéologie qui prolifère dans la « manosphère »

Aujourd’hui, cette idéologie prolifère dans la « manosphère », un ensemble de sous-cultures numériques que l’on retrouve, par exemple, sur des forums comme Reddit (une plate-forme communautaire américaine qui regroupe des milliers de sous-forums thématiques, souvent modérés de façon laxiste), des chaînes YouTube, des serveurs Discord ou des groupes Telegram.

Dans ces espaces circulent des discours haineux, des guides de drague problématiques (valorisant la manipulation et mettant au second plan le consentement) et des appels à ce qui est décrit comme une revanche sexuelle à prendre sur les femmes, à travers, notamment, le viol ou le revenge porn.

La « néo-manosphère », selon certains chercheurs, s’est intensifiée au cours de la dernière décennie en migrant vers des plates-formes peu modérées, en s’adaptant aux codes de l’influence virale et en croisant ses récits avec ceux de l’extrême droite, du suprémacisme blanc ou du complotisme.

Ces contenus visent un public jeune et masculin, en quête de repères virils dans un monde présenté comme féminisé. Ils mobilisent des audiences massives, bien au-delà des marges. En France, des influenceurs masculinistes cumulent des abonnés et semblent connus des plus jeunes (moins de 15 ans) comme l’indiquent des éléments réunis par la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok chez les jeunes.

Le masculinisme converge de plus en plus vers les idéologies d’extrême droite. Cette alliance se construit autour d’un récit commun : celui d’un ordre social menacé par l’égalité, la diversité et la modernité.

Comme le montrent plusieurs études récentes, les discours antiféministes servent souvent de porte d’entrée vers des idées d’extrême droite (racisme, suprémacisme blanc, autoritarisme, opposition à la démocratie). Ainsi, selon ces recherches, près de 30 % des internautes fréquentant des espaces antiféministes migrent ensuite vers des contenus d’extrême droite. D’autres études non seulement confirment ces résultats mais précisent que les personnes exposées à du sexisme en ligne sont 10 % plus susceptibles d’approuver des idées radicales violentes, même si elles ne votent pas à l’extrême droite.

Un contre-mouvement exploité politiquement à l’extrême droite

Le masculinisme est aujourd’hui exploité par des figures d’extrême droite dans les espaces numériques. Thaïs d’Escufon, ex militante de Génération identitaire- groupuscule dissous en mars 2021 par le ministère de l’Intérieur, a par exemple réorienté ses productions numériques vers le masculinisme et vend des formations à destination des jeunes hommes, mêlant conseils de développement personnel, coaching en virilité, revalorisation de rôles genrés traditionnels, critique du féminisme et surtout conseils de drague.

Julien Rochedy, ancien président du Front national de la jeunesse, a également misé sur le masculinisme tout en produisant des discours suprémacistes blancs sur sa chaîne YouTube.


À lire aussi : Papacito ou comment les youtubeurs d’extrême droite gagnent leurs abonnés


Les discours masculinistes sont aussi investis par certains politiques. Aux États-Unis, Donald Trump a délibérément soutenu des figures de la manosphère comme Andrew Tate ou Jordan Peterson, contribuant à mobiliser une partie de l’électorat masculin.

Ce type de rhétorique se retrouve également ailleurs : au Brésil, avec l’ancien président Jair Bolsonaro, qui a multiplié les déclarations sexistes et homophobes ; en Argentine, avec Javier Milei. Dans ces cas, le masculinisme devient un vecteur de mobilisation politique autour d’une identité masculine perçue comme menacée. Il permet de réactiver des affects de ressentiment en les articulant à une promesse de restauration de l’ordre patriarcal.

Cette convergence est d’autant plus inquiétante qu’elle s’accompagne d’une hausse de la menace terroriste liée à l’ultra droite : en France, en 2021, 29 personnes ont été arrêtées pour des faits de terrorisme liés à l’ultra droite contre 5 en 2020 et 7 en 2019 - le djihadisme demeurant la principale menace. Fin 2023, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin évoquait 13 attentats d’ultra droite déjoués depuis 2017. Aux États-Unis, l’extrême droite est devenu la première cause de mortalité liée aux idéologies extrémistes depuis 2014 : sur les 442 personnes tuées par des extrémistes entre 2014 et 2023, 336 (soit 76 %) l’ont été par des extrémistes de droite.

Ces passages à l’acte s’inscrivent dans des réseaux, récits et références partagés. Comme le rappelle l’Anti-Defamation League, les nouvelles formes d’extrémisme se fondent sur une posture victimaire : des hommes qui se pensent persécutés, trahis par la modernité, autorisés à répondre par la violence.

Identifier le continuum masculiniste

Reconnaître le caractère politique du masculinisme plutôt que le réduire à des problématiques psychologiques individuelles est indispensable pour y répondre. Cela implique une formation plus poussée des magistrats, journalistes et enseignants à ces phénomènes. Cela suppose aussi une meilleure régulation des espaces numériques où ces idées circulent.

Il s’agit d’une part de reconnaître ce qui ne relève pas de l’opinion mais de l’incitation à la haine et d’autre part, de ne pas se focaliser uniquement sur les actes ou prises de position les plus spectaculaires (comme les influenceurs qui jouent volontairement sur l’outrance pour viraliser leurs contenus) et les plus meurtriers.

Si le masculinisme réussit à se répandre c’est aussi parce qu’il s’appuie sur des idées sexistes banalisées et qui sont déjà bien ancrées dans nos sociétés tels que la supposée émotivité et vénalité des femmes ou la meilleure rationalité des hommes.

Ces préjugés sont souvent inculqués dès l’enfance à travers une éducation genrée (deux tiers des femmes déclarent avoir été éduquées différemment des garçons). Cette socialisation différenciée naturalise les inégalités, que les discours masculinistes réactivent ensuite pour justifier la hiérarchie entre les sexes.

The Conversation

Tristan Boursier a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec société et culture (FRQSC).

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08.07.2025 à 15:32

Loi Duplomb et pesticides : comment la FNSEA a imposé ses revendications

Alexis Aulagnier, Chercheur postdoctoral, Centre Emile Durkheim, Sciences Po Bordeaux

La loi Duplomb a été définitivement adoptée par l’Assemblée nationale. Elle reprend plusieurs revendications de la FNSEA, opposée à la réduction des pesticides.
Texte intégral (1992 mots)

La loi Duplomb a été adoptée mardi 8 juillet par l’Assemblée nationale. Le texte reprend plusieurs revendications anciennes du syndicat majoritaire agricole, historiquement opposé à l’objectif de réduction de l’utilisation de pesticides. Il est le fruit d’une séquence au cours de laquelle la FNSEA est parvenue à s’appuyer sur la colère des agriculteurs pour imposer certaines de ses demandes.


La période est aux régressions en matière de politiques écologiques. Les reculs se multiplient en ce qui concerne le climat, l’énergie ou encore la biodiversité, comme l’atteste ce récent rapport du réseau Action climat. Comment expliquer ces rétropédalages environnementaux ?

Nous proposons d’analyser le cas des politiques liées aux pesticides, au cœur de l’actualité en raison du vote de la loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », dite Duplomb. Ce texte, soutenu par la ministre de l’Agriculture Annie Genevard, acte notamment la réintroduction temporaire d’un néonicotinoïde interdit depuis 2020, l’acétamipride.

Or ce texte n’est pas un fait isolé : il intervient au terme d’un processus à l’œuvre depuis deux ans, qui a vu des acteurs syndicaux comme la FNSEA réussir à fragiliser des politiques limitant l’usage de ces substances controversées.

Le plan Ecophyto, symbole du rejet de l’objectif de réduction des pesticides par une partie du monde agricole

Un rappel nécessaire : les pesticides sont encadrés, en France, par deux ensembles de politiques publiques. En amont de leur mise sur le marché, l’efficacité et les risques liés à leur usage sont évalués : c’est le système d’homologation, en place en France depuis près d’un siècle.


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Depuis la fin des années 2000, des politiques publiques visent par ailleurs à réduire l’usage de ces substances, dont les impacts apparaissent difficiles à contrôler. En 2008 a été lancé le plan Ecophyto, qui visait initialement à réduire de 50 % la consommation de pesticides.

Une part de la profession agricole, représentée en particulier par le syndicat majoritaire de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), n’a jamais fait mystère de son opposition à Ecophyto. Pour cette organisation, l’existence même d’une politique de réduction est illégitime, étant entendu que les risques liés aux pesticides sont déjà pris en charge par le système d’homologation.

Quand la FNSEA profite des manifestations pour remettre en cause le plan Ecophyto

En janvier et février 2024, le monde agricole a été secoué par un important mouvement de protestation sur l’ensemble du territoire français. Ces manifestations sont parties de la base, avec un mécontentement croissant dans plusieurs territoires à partir de l’automne 2023. Rien n’indique qu’Ecophyto était l’objet prioritaire de revendications au sein des collectifs mobilisés. Les spécialistes des mondes agricoles décrivent un malaise agricole multiforme, mêlant l’excès de normes et d’opérations administratives, un sentiment d’abandon et des préoccupations en matière de rémunération et de partage de la valeur.

En janvier 2024 pourtant, l’échelon national de la FNSEA, face à un exécutif déstabilisé par les mobilisations, a formulé une très large liste de revendications, incluant un « rejet d’Ecophyto ».

La stratégie a été gagnante : la mise en pause du plan a effectivement compté parmi les premières mesures annoncées par le gouvernement. Par la suite, le syndicat a imposé un changement d’indicateur pour ce plan, l’affaiblissant considérablement. Ce faisant, la FNSEA est parvenue à imposer une interprétation bien particulière de la colère des exploitants, instrumentalisant sa prise en charge politique pour contester un plan auquel elle s’opposait de longue date.

Cette séquence confirme la capacité de cette organisation à imposer ses priorités politiques, notamment dans des moments de crise. Les relations entre ce syndicat et les pouvoirs publics ont historiquement été privilégiées, notamment lors de la phase de modernisation de l’agriculture, qui s’est ouverte à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. S’est mis en place à l’époque un système dit de « cogestion », dans lequel le ministère de l’Agriculture et les organisations professionnelles agricoles menaient de front l’intensification des productions.

Cette relation de cogestion s’est considérablement affaiblie à partir des crises sanitaires (vache folle, nitrates) et économiques (quotas laitiers) des années 1990, qui ont vu ces politiques modernisatrices être questionnées. Mais à l’heure où l’agriculture est mise face au défi de l’écologisation, ce syndicat continue d’apparaître comme un interlocuteur incontournable pour les pouvoirs publics.

La loi Duplomb reprend le « pas d’interdiction sans solutions » de la FNSEA

On retrouve cette même dynamique autour de la loi Duplomb, dont le contenu a été fixé en Commission mixte paritaire le 30 juin. Ce texte prévoit notamment la réautorisation temporaire de l’acétamipride, un pesticide utilisé par des agriculteurs dans les productions de betterave et de fruits à coque. Il fait partie de la famille des néonicotinoïdes, dont l’usage a progressivement été proscrit en France, en raison notamment de leurs impacts sur les populations d’insectes.

Au-delà du seul cas de l’acétamipride, la disposition du texte qui permet sa réintroduction apparaît comme particulièrement problématique. Elle inscrit dans la loi la possibilité de déroger temporairement à l’interdiction de pesticides si « les alternatives disponibles à l’utilisation de ces produits sont inexistantes ou manifestement insuffisantes ». Ce texte législatif reprend une logique devenue depuis quelques années un leitmotiv défendu par la FNSEA : « Pas d’interdiction sans solution ».

À première vue, cette demande semble légitime : il apparaît raisonnable de ne pas priver les agriculteurs de substances nécessaires à leurs productions en l’absence d’alternatives clairement identifiées. Mais à y regarder de plus près, conditionner le retrait de pesticides à la disponibilité d’alternatives comporte plusieurs limites.

Premièrement, pour satisfaire à cette logique, il convient de définir ce qui est considéré comme une alternative à un pesticide. Or, les agronomes ont montré que la réduction de l’usage de ces substances peut passer par l’adoption de pratiques alternatives – modification des rythmes de culture ou des assolements, diversification des cultures, entre autres – et pas seulement par l’usage de technologies de substitution. De telles méthodes ou pratiques culturales peuvent facilement être négligées au moment de passer en revue les alternatives identifiées.

Deuxièmement, les solutions alternatives aux pesticides gagnent à être pensées en interaction les unes avec les autres – c’est ce que les agronomes appellent une approche systémique. Les stratégies alternatives de protection des cultures sont d’autant plus efficaces qu’elles sont associées. Or, dans la logique dessinée par la loi Duplomb, les alternatives sont envisagées isolément les unes des autres.

Enfin, le « pas d’interdiction sans solutions » nécessite de définir les paramètres retenus pour décréter qu’une alternative est « équivalente » au pesticide qu’elle est censée remplacer. À ce stade, la loi Duplomb précise qu’une solution alternative doit procurer une « protection des récoltes et des cultures semblable à celle obtenue avec un produit interdit » et être « financièrement acceptable ». Cette définition d’apparent bon sens comporte le risque de disqualifier nombre de solutions, en imposant la comparaison terme à terme de méthodes de protection des cultures très différentes.

La FNSEA, un interlocuteur clé pour l’État malgré une représentativité qui s’érode

Il ne s’agit pas ici de délégitimer la recherche de solutions alternatives aux pesticides, qui est un enjeu essentiel. De multiples projets ont été lancés ces dernières années, en lien avec les filières agricoles, pour identifier et diffuser des stratégies de protection à même de remplacer les pesticides les plus dangereux. Mais conditionner le retrait de substances à la disponibilité d’alternatives présente le risque de maintenir indéfiniment sur le marché des produits chimiques controversés.

Les opposants à la réduction de l’usage des pesticides l’ont bien compris, et ont fait de ce « pas d’interdiction sans solution » un slogan. L’introduction de cette logique dans le droit est une victoire – revendiquée – pour la FNSEA. La loi Duplomb était censée être une réponse législative aux malaises agricoles. Elle comprend en réalité des mesures techniques qui ne concernent qu’un nombre réduit d’exploitants, en particulier ceux qui possèdent les exploitations à l’orientation la plus intensive. Elle néglige une série d’enjeux essentiels : répartition des revenus, règles commerciales, etc. Plus qu’une prise en compte réelle des difficultés du monde agricole, elle apparaît comme un nouveau véhicule de revendications anti-écologistes d’un syndicat toujours majoritaire – mais en recul – et qui ne représente plus qu’une partie d’un monde agricole toujours plus fragmenté.

Une politique prenant en charge le malaise agricole et les enjeux environnementaux devra nécessairement passer par une réflexion de fond sur les modalités de représentation du secteur, notamment la gouvernance des chambres d’agriculture.

The Conversation

Alexis Aulagnier est membre du Comité scientifique et technique (CST) du plan Ecophyo. Le présent article est signé à titre individuel et ne reflète en rien la position du comité.

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07.07.2025 à 19:42

Réforme des retraites : quelle est la valeur juridique d’un « conclave » ?

Stéphane Lamaire, Professeur associé au CNAM en droit du travail, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Le gouvernement espère toujours un accord entre partenaires sociaux dans le cadre du conclave sur la réforme des retraites. Quelle serait sa valeur juridique ?
Texte intégral (1382 mots)

Le gouvernement espère toujours un accord entre partenaires sociaux dans le cadre du conclave sur la réforme des retraites. Mais quelle serait la valeur juridique de ce « conclave » ?


Tentant de clore le vif débat ouvert par l’adoption de la Loi au sujet du recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, le 1er ministre a proposé aux représentants des salariés et des employeurs une procédure qu’il a qualifié de « conclave ». Cette dénomination évoquant la désignation d’un nouveau pape est d’autant plus mal choisie qu’elle renvoie en réalité à une vieille procédure fort républicaine de « concertation ». Quels sont ses fondements et ses modalités ?

La « concertation » selon la loi

Notre système politique a longtemps connu une tradition de « concertation » informelle ayant porté ses fruits en donnant lieu à des accords interprofessionnels fondateurs notamment dans le domaine des retraites (accords sur les régimes complémentaires de retraites des salariés cadres – AGIRC – en 1947 ainsi que non-cadres – ARRCO – en 1961). Toutefois la loi du 31 janvier 2007 a institué une procédure de « concertation » préalable aux votes de projets de Loi portant sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle.

Pour certains, cette institutionnalisation de la participation des parties prenantes à la formation de la loi représente un effort méritoire accordant une nouvelle place aux destinataires de la loi, mais pour d’autres il s’agit bien au contraire d’un abaissement supplémentaire de la place du parlement, voire une atteinte inadmissible à la souveraineté du peuple s’exprimant normalement par la représentation parlementaire. En effet, l’article 3 de notre Constitution précise que : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du referendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Par conséquent, dans les différentes branches du droit, la Loi est exclusivement formée par des parlementaires, le cas échéant sur un projet du gouvernement.

Néanmoins, en matière de droit du travail, la formation de la loi fait désormais l’objet d’une délibération publique associant divers acteurs privés considérés comme représentatifs et dont l’avis est sollicité de façon formelle. Cette procédure ne se confond pourtant pas avec la consécration d’une négociation collective interprofessionnelle préalable au vote de la Loi. Il ne s’agit pas de prévenir (ou de régler) un éventuel antagonisme social par le procédé de la négociation collective, mais de préférer un « dialogue » afin d’obtenir une mise en œuvre efficace des réformes voulues par les autorités publiques.

Pas de compétence autonome des partenaires sociaux

Dans plusieurs systèmes juridiques, comme en Allemagne (l’article 9, alinéa 3 de la constitution allemande, les acteurs sociaux ont obtenu un champ de compétence autonome constituant un domaine réservé en matière de droit du travail. C’est ce qu’ont réclamé les partenaires sociaux français (positions communes des 16 juillet 2001 et 9 avril 2008 sans obtenir satisfaction. En droit français, il n’existe pas de liste de thèmes pour lesquels les protagonistes sociaux bénéficient d’une priorité d’intervention leur permettant de supplanter le législateur. Si le principe constitutionnel de participation garantit et soutient la contribution de la négociation collective à la production normative du droit du travail, le législateur fixer toujours les grands principes.

La « concertation » représente donc un prudent englobement de la « démocratie sociale » par la « démocratie politique », conférant aux acteurs sociaux la possibilité de discuter les termes des projets de réformes du droit du travail mais conservant au bout du compte au législateur le pouvoir du « dernier mot » comme l’écrit Alain Supiot.

Un gouvernement peu contraint par la « concertation »

En outre, l’examen de la portée effective de cette « concertation » démontre sa modestie. Soulignons d’abord que les modalités prescrites sont très peu contraignantes. En effet, le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’État estiment que si la Loi adoptée n’a pas respecté la procédure prévue par les articles n°1 et suivants du Code du travail, mais qu’elle a tout de même suivi une procédure de « concertation » au moins équivalente, alors elle peut être jugée comme conforme à la Constitution. Il en découle que le gouvernement peut changer selon sa guise les modalités de la « concertation ». De surcroît, il peut décider d’étendre le domaine des thèmes soumis à la procédure en question comme il le fait actuellement au sujet de l’âge légal de départ à la retraite.

Par la suite, les acteurs professionnels ont le choix de donner une suite favorable ou défavorable à une sollicitation entièrement formulée par les pouvoirs publics. En cas de refus, liberté est laissée au gouvernement de former son projet de façon unilatérale. Cependant s’ils décident de se saisir du sujet, le gouvernement doit attendre la fin de leurs pourparlers. Dans l’hypothèse de la conclusion d’un accord dont le contenu a pour effet de modifier la Loi, le gouvernement se trouve dans l’obligation de reprendre à son compte le texte conventionnel par le biais d’un projet de Loi. Dès lors, celui-ci peut reprendre fidèlement à son compte le texte issu de la négociation collective en l’incorporant intégralement à la Loi ou se réserver la possibilité de le réécrire par addition ou soustraction. Enfin, le projet en question est ensuite soumis au pouvoir d’amendement et de vote du parlement.

En cas d’échec des négociations, le gouvernement a la possibilité d’abandonner son initiative, ou de reprendre les fragments de compromis sociaux de son choix, pour présenter son propre projet au parlement. Selon ces différentes hypothèses, il doit éviter un procès en déloyauté de la part de signataires bafoués ou de négociateurs incapables de trouver un compromis. Dès lors, les marges de manœuvre sont plus ou moins larges selon les diverses situations mais à coup sûr relativement étroites en cas de conclusion d’un accord sur la base d’un large consensus des acteurs professionnels. Il en ressort que le champ de la coproduction des normes légales du travail s’apparente à un espace où le législateur et les protagonistes sociaux se surveillent et formulent des reproches réciproques.

En somme, par le biais de cette modeste procédure, le gouvernement trouve avantage à déléguer de manière contrôlée la formation de la Loi aux acteurs professionnels représentatifs soit pour se délier de sa responsabilité soit pour tenter de renforcer sa légitimité.

The Conversation

Stéphane Lamaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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07.07.2025 à 16:53

Conservateur ou progressiste : quel type de donateur êtes-vous ?

Thomas Leclercq, Professeur ordinaire en marketing, IESEG School of Management (LEM-CNRS 9221), Head of Marketing and Sales Department, IÉSEG School of Management

Etienne Denis, Professeur de Marketing, EDHEC Business School

Steven Hoornaert, Professeur en marketing digital; IESEG School of Management, Univ. Lille, CNRS, UMR 9221 - LEM - Lille Economie Management, F-59000 Lille, France, IÉSEG School of Management

En 2025, la politique influence nos dons. Où vous situez-vous ? Une étude démontre que la générosité des Français oppose conservateurs et progressistes.
Texte intégral (1650 mots)
Lorsqu’un conservateur reçoit une communication d’une association présentant un bénéficiaire qu’il considère comme étant proche, la probabilité de faire est don est de 73 %. Lightspring/Shutterstock

En 2025, la politique influence nos dons. Après la distinction entre la gauche et la droite, une étude démontre que la générosité des Français oppose conservateur et progressistes. Les premiers sont enclins à donner à des associations près de chez eux, résolvant des problèmes. Les seconds, pour des projets de justice sociale, apportant un changement ou un progrès. Résultat en chiffres et en graphiques.


Dans un contexte de polarisation politique croissante, nos choix en tant que consommateurs s’entremêlent de plus en plus avec nos convictions. L’expert en marketing Benjamin Bœuf souligne que les consommateurs préfèrent des marques qui démontrent un positionnement politique similaire au leur. Elle pousse les entreprises à intégrer ce critère dans leur stratégie marketing, ou à se positionner sur des questions de sociétés.

Mais cet impact dépasse largement nos décisions d’achat. Nos préférences politiques façonnent également nos élans de générosité et les causes que nous choisissons de soutenir. Cette influence s’explique en partie par le fait que notre orientation politique reflète des valeurs morales qui nous sont propres, qui guident nos actions et nos choix.

À travers notre recherche, nous avons mis en lumière trois tendances majeures qui révèlent comment ces orientations politiques influencent le comportement des donateurs : le cadrage du message, la proximité du bénéficiaire et le sentiment de justice sociale sous-jacent, la démarche de l’organisation caritative. Pour ce faire, nous avons mené une série d’études manipulant des communications provenant d’organisations caritatives, mesurant l’effet sur la propension à faire un don.

Vision conservatrice vs progressiste

Au-delà des préférences de chacun pour certains partis, les études sur l’orientation politique du psychologue social américain John Tost mettent en évidence la polarité entre les conservateurs et les progressistes (ou libéraux sur les graphiques), également décrite par la distinction gauche-droite. Les personnes de sensibilité progressiste estiment que chacun doit être libre de poursuivre son propre développement, et que la société doit être organisée dans un souci de justice sociale. À l’inverse, les conservateurs considèrent que l’être humain est fondamentalement individualiste, que la vie en société requiert dès lors des structures et des règles régissant la liberté de chacun.

Ce positionnement politique détermine la manière dont chacun perçoit la société et le rôle des individus au sein du collectif. Selon le professeur en psychologie Graham, une vision conservatrice met davantage l’accent sur la responsabilité individuelle et la préservation des structures sociales existantes. Une vision progressiste valorise la responsabilité collective et les initiatives visant à corriger les inégalités systémiques. L’orientation politique progressiste peut dès lors être mesurée en demandant aux répondants d’indiquer leur degré d’accord vis-à-vis d’affirmations telles que « J’ai une tendance à m’opposer à l’autorité ». On demandera aux répondants d’indiquer leur accord vis-à-vis d’affirmations telles que « Je pense que l’application des lois devrait être renforcée ». Ces différences fondamentales influencent directement le type d’organisations caritatives auxquelles les individus choisissent de donner.

Évitement d’un danger vs changement

Les personnes ayant une orientation politique conservatrice sont davantage attirées par des organisations qui communiquent sur l’évitement d’un danger ou la résolution d’un problème. « Votre don nous aidera à protéger des populations des risques d’épidémies » ou « votre geste permettra de mettre en œuvre des actions pour protéger notre planète ». Ces messages, centrés sur la protection ou la sécurité, trouvent un écho particulier auprès de ce public.

À l’inverse, les individus ayant une orientation politique progressiste privilégient des causes qui mettent en avant des opportunités positives de changement ou de progrès, avec un accent sur l’optimisme et l’amélioration. « Aidez-nous à créer un monde plus vert » ou « relevons ensemble le défi de l’égalité sociale ».


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Changement vs évitement

Afin de démonter cette préférence, nous avons présenté une expérimentation auprès de 150 répondants à travers laquelle les participants complétaient un questionnaire concernant leur orientation politique. À la suite de ce dernier, ils étaient invités à soutenir une association dont nous avons fait varier le message via trois groupes :

  • Un message neutre décrivant l’activité de l’organisation

  • Un message centré sur l’évitement

  • Un message centré sur le progrès


À lire aussi : Cibler les consommateurs sur leurs convictions politiques : une stratégie dangereuse


La probabilité qu’une personne d’orientation progressiste donne à une cause présentée sous la forme d’un progrès est de 85 %, contre 30 % pour les conservateurs recevant cette même communication. En revanche, la communication mettant en exergue la protection ou l’évitement d’un risque fait monter la probabilité de don à plus de 60 % pour les conservateurs, contre 36 % pour les progressistes.

Cause proche de son quotidien

Les conservateurs montrent une préférence pour des causes où le bénéficiaire est perçu comme étant proche d’eux, que ce soit culturellement, géographiquement ou socialement. Pour confirmer cette hypothèse, nous avons proposé un questionnaire sur l’orientation politique à 243 répondants. À la suite de celui-ci, nous leur avons proposé de soutenir une organisation caritative via un don.

Dans un groupe, cette dernière était décrite comme aidant les personnes dans la ville du répondant, dans l’autre nous présentions la même association pour un autre pays. Lorsqu’un conservateur reçoit une communication présentant un bénéficiaire qu’il considère comme étant proche, la probabilité de faire est don est de 73 %, contre 68 % quand le bénéficiaire est éloigné.

Justice sociale

En revanche, les progressistes sont davantage motivés par des causes centrées sur la justice sociale. L’enjeu est de corriger des inégalités ou de soutenir des groupes marginalisés comme les aides aux sans-abris ou le combat contre les drogues. Ces sujets sont centraux, car ils représentent les principales missions des organisations caritatives à but social. Pour démontrer cette tendance, nous avons administré un questionnaire sur l’orientation politique à 270 participants. À l’issue de celui-ci, ils ont été invités à soutenir une organisation caritative en réalisant une promesse de don.

Pour un premier groupe, l’organisation était présentée comme luttant pour un traitement égalitaire entre les hommes et les femmes, tandis que pour un second groupe, elle agissait contre l’abus et la cruauté envers les animaux domestiques. Les résultats indiquent que, chez les répondants progressistes, la probabilité de don atteint 76 % lorsque la cause est liée à la justice sociale, contre 58 % quand elle ne l’est pas de manière explicite.

Cibler les donateurs

Ces résultats offrent aux organisations caritatives un véritable levier pour optimiser leur communication. En comprenant mieux les différences d’orientation entre les publics conservateurs et progressistes, elles peuvent adapter leurs messages pour maximiser leur impact. Une campagne destinée à un public conservateur pourrait, par exemple, insister sur des enjeux de sécurité ou de préservation des valeurs locales. En revanche, une communication visant un public progressiste gagnerait à mettre en avant des projets innovants ou des initiatives pour réduire les inégalités sociales.

En ciblant mieux leurs donateurs, les organisations peuvent non seulement accroître leur efficacité, mais aussi s’assurer que leur message résonne profondément avec les convictions de leurs publics. Dans un monde de plus en plus polarisé, cette capacité à adapter la communication devient un atout clé pour mobiliser un soutien durable.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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06.07.2025 à 09:54

Ces vies bouleversées par les dynamiques « anti-genre » en Europe

Marianne BLIDON, MCF-HDR en démographie et sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mathilde Kiening, Post-doctorante Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le projet RESIST analyse les dynamiques « anti-genre » - hostiles aux droits des personnes LGBTQ+ et aux avancées féministes- dans plusieurs pays européens, ainsi que leurs effets sur les personnes concernées.
Texte intégral (2618 mots)

Alors que les droits des personnes LGBTQ+ sont remis en cause dans plusieurs pays européens et aux États-Unis, une étude menée dans le cadre du projet européen RESIST documente l’ampleur et la diversité des violences « anti-genre », leurs effets durables sur les vies et les corps, ainsi que les formes de résistance qu’elles suscitent. Ces attaques ne relèvent pas d’un simple débat d’idées : elles constituent des atteintes aux droits fondamentaux des personnes et aux valeurs démocratiques.


Le mois des fiertés 2025 s’est achevé en juin dans un contexte de remise en cause et d’atteintes aux droits des personnes LGBTQ+ en Europe et dans le monde. Dans plusieurs pays européens, les marches ont été entravées, voire interdites. L’InterLGBT qui a organisé la marche de Paris a affronté une vive polémique et s’est vue retirer ses subventions régionales.

Ces situations, loin d’être marginales, s’inscrivent plus largement dans un contexte politique de remise en cause des droits des personnes queer et trans.


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C’est le cas notamment aux États-Unis où, depuis son élection, Donald Trump a enchaîné les discours et les mesures anti-trans, comme leur exclusion de l’armée ou au Royaume-Uni où la Cour suprême a estimé que c’est le sexe biologique – et non le genre – qui définit une femme en droit. Elles illustrent une tendance de fond analysée dans le cadre du projet de recherche européen RESIST.

Des politiques contre la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre

Ce projet, qui a débuté en 2022 et prendra fin en 2026, analyse les discours, les mobilisations et politiques dits « anti-genre », ainsi que leurs effets sur les trajectoires, les droits et les conditions de vie des personnes ciblées – en particulier les féministes et les personnes LGBTQ+.

Le terme « anti-genre » désigne ici un ensemble d’actions convergentes – prises de parole publiques, réformes législatives, décisions judiciaires, campagnes médiatiques ou mobilisations militantes – qui s’opposent à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre, souvent au nom d’une prétendue défense de la famille, des traditions ou de la nation.

L’étude repose sur une enquête conduite auprès de 254 personnes, soit 36 groupes de discussion et 104 entretiens individuels. Menée dans huit pays européens, mais aussi auprès d’un groupe de personnes originaires de Turquie vivant en exil en Europe, elle permet de couvrir divers contextes européens.

Certains sont marqués par une forte institutionnalisation des politiques « anti-genre » (comme en Pologne ou en Biélorussie), d’autres par des formes plus diffuses ou controversées (comme en France, en Allemagne ou en Suisse), et d’autres encore par des politiques en transformation ou en redéfinition (comme en Espagne, en Grèce ou en Irlande). En France, par exemple, ces dynamiques diffuses se traduisent par des prises de position publiques contre le prétendu « wokisme » à l’université, par le ciblage d’institutions culturelles accueillant des artistes drag.

Dans l’étude, les effets des violences sont appréhendés à partir de leurs conséquences sur les individus : sentiment d’insécurité, autocensure, isolement, obstacles à l’accès aux soins ou aux droits, réorientations professionnelles ou militantes, exil. Il s’agit de comprendre comment un climat discursif hostile – tel qu’il est perçu et décrit par les participantes et participants lors des entretiens et des groupes de discussion – et un répertoire d’actions violentes – également restitué à travers leurs récits et de leur rupture biographique – peuvent produire des effets matériels, émotionnels et sociaux, qui transforment profondément les conditions d’existence des personnes concernées.


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Ces données qualitatives permettent de mieux comprendre ce que documente également l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, à travers une vaste enquête menée en 2023 auprès de plus de 100 000 personnes LGBTQ+ en Europe. Ce rapport souligne une augmentation inquiétante des discriminations, du harcèlement et de la violence. En Pologne, par exemple, 58 % des répondants ont été harcelés au moins une fois durant l’année précédent l’enquête. En Hongrie, 39 % évitent souvent ou toujours certains lieux par crainte d’une agression. Globalement, plus d’une personne sur trois déclare avoir été victime de discrimination en raison de son identité, plus d’une sur 10 a subi des violences au cours des 5 années précédant l’enquête, soit un peu plus qu’en 2019.

En Biélorussie, bien que les données quantitatives soient limitées, les ONG internationales alertent sur un climat de plus en plus répressif à l’égard des personnes LGBTQ+. Dans un contexte autoritaire, les témoignages recueillis par les organisations de défense des droits humains font état d’arrestations arbitraires, d’intimidations policières et d’un isolement social aggravé, notamment pour les militants et les jeunes LGBTQ+.

Du déni d’exister à l’agression

Loin de relever d’un simple désaccord d’opinion, les violences « anti-genre » participent d’un continuum allant de l’effacement discursif des personnes à leur anéantissement physique. Un des participants, qui accompagne des personnes trans et qui est lui-même trans, remarque « vous effacez le concept, vous effacez les gens ».

La déshumanisation (chosification, animalisation…) semble constituer un élément central des expériences des personnes ciblées par les mouvements et les discours « anti-genre ». Le déni d’existence est omniprésent concernant les personnes trans, dans toutes les études de cas, en particulier les personnes trans et racisées.

En France, Jake, un homme trans, témoigne :

« J’ai été agressé dans la rue deux ou trois fois. Pas tabassé, mais frappé. ‘Sale pédé’, comme ça, en passant ».

En France, 30 personnes ont été interrogées, parmi lesquelles des journalistes, universitaires, professionnels de santé ou activistes. Ces personnes ont été choisies du fait de leurs engagements, de leur visibilité ou de leur identité pour lesquels elles avaient été publiquement ciblées dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public.

Plus des deux tiers d’entre elles ont rapporté des insultes en raison de leurs engagements, de leur identité sexuelle ou de genre. La moitié ont été publiquement menacées. Deux ont reçu des menaces de mort à leur domicile. Ces atteintes peuvent avoir lieu en ligne, mais aussi sur le lieu de travail ou au domicile. Elles touchent non seulement les personnes LGBTQ+, mais aussi celles et ceux qui les soutiennent ou œuvrent pour leurs droits. Ces chiffres sont plus élevés que les données d’autres études mais ils s’expliquent par la visibilité publique et les engagements des personnes interrogées dans l’enquête.

Des locaux professionnels ou associatifs ont aussi été vandalisés, recouverts de slogans haineux. Des campagnes de harcèlement numérique exposent les données personnelles d’activistes, parfois compilées sur des listes.

Si ces pratiques d’intimidation ne sont pas nouvelles, elles tendent à augmenter et à prendre des formes renouvelées avec l’usage des réseaux sociaux. Au total, en 2024, ce sont 4 800 infractions anti-LGBT+ – 3 500 crimes ou délits et 1 800 contraventions – qui ont été enregistrées par les services de police et de gendarmerie en France – une hausse de 15 % par rapport à 2016.

Des effets durables sur les corps, les trajectoires, les liens sociaux

Le rapport met en évidence les conséquences, loin d’être abstraites, qui marquent les corps, les esprits et les trajectoires de vie. Les violences « anti-genre » produisent ainsi des effets durables sur la santé mentale, la vie sociale, les parcours professionnels des personnes qui en sont les cibles. Les effets décrits par les participants et participantes sont multiples et souvent cumulatifs.

Concernant la santé mentale, beaucoup évoquent des maux tels qu’anxiété, hypervigilance, troubles du sommeil, dépressions, pensées ou passages à l’acte suicidaires.

Un participant, qui accompagne des personnes trans dont plusieurs ont été assassinées ou se sont suicidées, nous confie :

« La réalité de la mort m’épuise ».

En 2014, plus de la moitié (56 %) des personnes trans interrogées déclarait avoir fait une dépression suite à des actes transphobes et 18 % une tentative de suicide.

Face à ces violences, certaines personnes adoptent des stratégies d’évitement qui bouleversent leur quotidien : ne plus fréquenter des lieux, renoncer à des activités sociales, changer d’itinéraire ou réduire ses déplacements, masquer son identité ou son engagement, se retirer des réseaux sociaux, envisager un départ à l’étranger…

Les conséquences se traduisent également au plan professionnel : pertes d’emploi, empêchements à enseigner ou à candidater. Ces atteintes compromettent les conditions matérielles d’existence, rendant certaines vies littéralement invivables.

Résister pour exister

Face à ces situations, si certaines se retirent de la vie publique et renoncent à leurs engagements, d’autres les renforcent. À rebours des injonctions à la discrétion, des personnes vont d’autant plus revendiquer leur identité. Un participant trans, agressé à plusieurs reprises dans les rues de Paris, affirme :

« Je refuse de ne pas exister. Je refuse de laisser mon identité être effacée ».

Dans un contexte où le simple fait d’être trans ou queer peut déclencher haine ou violence, affirmer son existence devient un acte profondément politique.


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Le soutien communautaire est une autre forme de résistance. Une participante, fréquemment harcelée en ligne du fait de ses prises de positions féministes publiques, note :

« La vague de soutien arrive de plus en plus vite. Elle dépasse parfois la haine ».

Ce soutien – en ligne, dans l’espace public ou à travers les espaces militants – permet de rompre l’isolement, de contenir les effets psychiques de la violence et de produire des formes de réparation collective.

Les résistances prennent ainsi des formes multiples : mobilisations, campagnes de sensibilisation, création d’espaces d’éducation ou de militantisme…

Des atteintes aux droits fondamentaux

Ce que documente le projet RESIST, c’est que ces discours et ces mobilisations « anti-genre » ne s’inscrivent pas dans un débat d’idées. Il s’agit d’un répertoire d’actions qui porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes, parmi lesquels le droit à la sécurité, à l’intégrité physique et psychique, à la dignité, à la liberté individuelle et à la protection des droits fondamentaux de la personne.

Comme nous l’avons vu, ces violences ne sont pas marginales. Elles sont portées non seulement par des acteurs d’extrême droite, mais peuvent aussi l’être par des responsables politiques, des médias ou des institutions publiques. Elles ne relèvent pas de la liberté d’opinion, mais de la discrimination, de l’intimidation et de l’exclusion.

Elles doivent dès lors appeler une réponse juridique, sociale et politique en France comme en Europe. Et surtout, une vigilance collective, pour reconnaître les atteintes et garantir à toutes et tous la possibilité d’exister en toute sécurité.

The Conversation

Cet article a été rédigé dans le cadre du projet RESIST (https://theresistproject.eu/) cofinancé par l'Union européenne (HORIZON no. 101060749).

Mathilde Kiening ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.07.2025 à 16:35

L’écologie politique, progressiste ou conservatrice ?

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School

L’écologie politique est régulièrement soupçonnée d’appartenir au camp conservateur parce qu’elle critique le « progrès » ou défend la « nature ».
Texte intégral (1877 mots)

L’écologie politique est régulièrement soupçonnée d’appartenir au camp conservateur – parce qu’elle critiquerait le « progrès », défendrait la nature ou encore les peuples autochtones. Certains considèrent même le risque d’un « écofascisme ». Ces critiques sont-elles fondées ? L’écologie politique est plutôt proche du socialisme, à travers une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative.


Qu’est-ce que l’« écologie politique » ? Ce concept désigne en premier lieu un mouvement social pouvant prendre diverses formes, telles que des associations de plaidoyer (contre les pesticides ou pour le vélo) ou d’action directe (à l’image des Soulèvements de la Terre) ou encore des partis politiques. Il émerge dans les années 1960 et 1970 dans les pays industrialisés, mais a des racines plus anciennes, car toutes les sociétés se sont souciées de leur rapport à leur milieu. Sur le plan idéologique, il se distingue de « l’environnementalisme », qui se soucie de protection de la nature de manière sectorielle, sans projet alternatif de société, un peu comme le syndicalisme se distingue du socialisme. L’écologie politique se définit généralement comme critique de la société industrielle.

Depuis longtemps, l’écologisme ou écologie politique (termes utilisés de manière interchangeables ici) est considérée par certains observateurs (tels Philippe Pelletier, Stéphane François ou encore Jean Jacob comme l’expression d’un certain conservatisme : critique du progrès, défense de la nature, des paysages ou d’un ordre supposément passé, tel que celui des peuples autochtones. Certains entrevoient même la possibilité d’un écofascisme. S’intéressant à ce mouvement voici trois décennies, le sociologue Pierre Alphandéry et ses collègues concluaient à un positionnement « équivoque » relativement à la question de l’émancipation. Est-ce réellement le cas ?

Constatons que l’accusation est faible. Il y a tout d’abord l’imprécision des notions clés utilisées pour disqualifier l’écologie. Prenons le cas de la notion de progrès. L’écologisme la critique. Mais l’historien François Jarrige montre que le progrès scientifique et technique a souvent été porté par des conservateurs, depuis le XIXe siècle. Les fascismes ont été violemment progressistes. Marshall Sahlins, David Graeber et David Wengrow ont également montré que les sociétés supposément primitives ne sont pas moins complexes ni soucieuses d’émancipation, par exemple en termes d’égalité. Alors de quel progrès parle-t-on ? La critique d’un certain type de progrès ne permet pas de ranger l’écologie politique du côté du conservatisme.

La critique d’une écologie conservatrice parce que « protectrice de la nature » présente les mêmes faiblesses. La nature peut être mise en avant par les conservatismes, qui cherchent à faire passer l’ordre social pour donné. Au contraire, avec l’écologie politique, l’ordre naturel n’est pas donné. L’écologie en tant que science de la nature enseigne que cet ordre est sans cesse changeant. Serge Moscovici explique dès 1962 que cet ordre doit être inventé. Il en va de même pour l’ordre de la société écologique. Et la nature est le concept-clé que les Lumières opposent aux conservatismes, et en particulier aux religions, au surnaturel. La nature est ce qui est de l’ordre de la preuve. Elle est au fondement du sécularisme, et donc des démocraties, par opposition aux théocraties.

Autre amalgame et raisonnement fallacieux : l’écologie valorise le local, comme les conservatismes, et donc l’écologisme serait conservateur. C’est passer sous silence les différences. Le localisme écologiste est conditionné par un rapport égalitaire à la biosphère (« penser global, agir local »), qui accorde une place à tout vivant, y compris humain. Le localisme conservateur vise à la protection d’un patrimoine et un ordre ethnique. Les deux n’ont donc presque rien de commun, et impliquent une contradiction dans les termes.

Une troisième manière d’entretenir la confusion est de focaliser sur des individus ou des groupuscules, qui peuvent incarner des synthèses improbables, et souvent éphémères. On peut citer Hervé Juvin, un temps conseiller en « écologie localiste » au RN, avant que ce parti de devienne ouvertement anti-écologiste. La revue Limite a également voulu incarner une écologie politique chrétienne, ouvrant ses portes à tous les courants, conservateurs ou non. Elle n’a pas réussi à durer, le projet étant trop contradictoire.

Quant à l’écofascisme, il est également profondément contradictoire. Les fascismes sont des conservatismes extrêmes pour qui la priorité est la préservation de l’unité politique contre les menaces tant internes qu’externes, cela, en utilisant la force. Leur focale est donc anthropocentrique : c’est l’ordre humain qui passe avant tout le reste. La nature n’a de valeur qu’instrumentale, en tant que moyen pour contenir ce qui les menace. C’est également le cas des sociétés primitives conservatrices, à l’exemple des Achuars décrits par Philippe Descola. Leur faible empreinte écologique tient surtout à leur propension à s’entre-tuer. Ils se représentent la nature comme un monde de prédation, à l’opposé de l’écologisme qui défend une vision coopérative.

Alphandéry et ses collègues qualifiaient l’écologisme « d’équivoque ». Pourtant, c’est bien des valeurs progressistes qu’ils découvrent dans leur enquête, quand ils citent l’autonomie, la gratuité, la libération du travail, le fédéralisme ou la solidarité internationale.

Les quatre positions écologiques

Le rapport au conservatisme de l’écologisme est toutefois variable. Dans le champ politique contemporain, quatre positions semblent se dégager.

La première est une écologie plutôt conservatrice, mais pas d’extrême droite. Elle est de faible ampleur, parce qu’elle cherche à concilier l’inconciliable. Le philosophe Roger Scruton ou le député Les Républicains François-Xavier Bellamy peuvent l’incarner. Ils se disent soucieux de la biosphère, mais quand vient l’heure des choix, c’est l’économie qu’ils priorisent. Elle a une conception locale et patrimoniale de la nature, et plus généralement de la vie. Elle est libérale, mâtinée de spiritualité, peu critique du capitalisme bien qu’elle en appelle vigoureusement à sa régulation, contre le néolibéralisme. Elle est proche de ce Green New Deal soutenu un temps par Ursula von der Leyen, issue de la CDU allemande.

La deuxième position est une écologie sociale-libérale. Elle correspond à un social-écologisme, positionné au centre-gauche, à l’exemple du député européen Pascal Canfin, qui se satisfait en partie de ce Green New Deal que la CDU a vite abandonné dès que des obstacles se sont fait jour. Le marché est orienté par des incitations économiques, du côté des consommateurs et des producteurs (taxe carbone, subventions, etc.).

Le troisième courant correspond à une forme d’écosocialisme d’inspiration marxiste mais lui-même divers. Il va des aspirations à une social-écologie à des questions de planification. Un désaccord important porte sur le rôle possible de l’État et donc celui de l’initiative décentralisée, notamment de l’économie sociale et solidaire.

Un dernier courant pousse la rupture et la critique du développement plus loin encore. C’est le cas de Thierry Sallantin qui défend une position anti-industrielle radicale, qu’il qualifie « d’artisanaliste », rappelant le monde dépeint par William Morris, dans lequel les objets sont durables et peu nombreux, et la démocratie directe règne. Mais ce courant peut également se confondre avec des démarches ésotériques et irrationalistes, fétichistes, qui débouchent sans trop s’en rendre compte sur des ordres conservateurs, à l’exemple d’Edward Goldsmith ou de Jerry Mander admirant les sociétés primitives.

Alors, l’écologie politique est-elle un conservatisme ? Rien ne permet de le dire, une fois que les termes de la controverse sont définis. Mais il n’a jamais manqué de conservateurs pour chercher à enrôler cette critique de la modernité pour la mettre au service de buts très différents. L’écologisme est plutôt un proche parent du socialisme, qui portait aussi une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative. Une divergence notable existe néanmoins entre la forme dominante du socialisme et l’écologisme à propos des forces productives et de la croissance.

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Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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02.07.2025 à 18:36

Proportionnelle aux élections législatives : qu’en pensent les citoyens ?

Navarro Julien, Chargé de recherche en science politique, Institut catholique de Lille (ICL)

Alors que le gouvernement se divise autour de la proportionnelle, ce mode de scrutin est à nouveau au cœur du débat public. Mais qu'en pensent les citoyens ?
Texte intégral (2197 mots)

Faut-il abandonner le scrutin majoritaire à deux tours pour élire les députés à la proportionnelle ? Cette question fait l’objet de discussions passionnées jusqu’au sein du gouvernement. Au-delà des polémiques sur les avantages et les inconvénients de chaque mode de scrutin, des travaux récents suggèrent qu’un système fondé sur la proportionnelle est perçu comme plus démocratique. Son adoption pourrait contribuer à restaurer la confiance des citoyens dans le jeu politique.

D’après un sondage réalisé dans la foulée des élections législatives anticipées de 2024, 57 % des personnes interrogées jugeaient que la composition de l’Assemblée nationale ne reflétait pas fidèlement l’opinion des Français. Un tel résultat peut surprendre si l’on considère que ces mêmes Français venaient de désigner leurs députés ! S’il reflète sans doute les déceptions cumulées d’électeurs dont le vote n’a pas permis à leur parti d’obtenir une majorité, il traduit aussi plus profondément un malaise démocratique et un fossé croissant entre citoyens et représentants.

Dans ce contexte, le débat sur la réforme du système électoral – c’est-à-dire de la manière dont les suffrages sont transformés en sièges au sein d’une assemblée – prend un relief particulier. Il a été récemment ravivé par la publicité donnée à un « bras de fer » sur ce sujet entre Bruno Retailleau et François Bayrou.

Les consultations menées par le Premier ministre François Bayrou sur l’instauration de la proportionnelle sont sources de tensions au sein du gouvernement : le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a ainsi récemment déclaré qu’il ne porterait « jamais » une telle réforme.

Il faut dire que le Premier ministre est un partisan historique de l’instauration d’un système proportionnel, dans lequel chaque parti se voit attribuer un pourcentage des sièges de députés en fonction de son pourcentage de votes. Son ministre de l’Intérieur, quand à lui – et à l’image du parti Les Républicains dans son ensemble – reste viscéralement attaché au scrutin majoritaire à deux tours. Rappelons que ce mode de scrutin, qui correspond à l’élection dans une circonscription de celui ou celle qui arrive en tête au second tour, est utilisé pour les élections législatives depuis l’instauration de la Ve République en 1958 (à l’exception de celles de 1986).

La proportionnelle transforme l’offre politique

De part et d’autre, les arguments sur les mérites et les effets de chaque système ne manquent pas. La proportionnelle assure par définition une représentation des forces politiques en fonction de leur poids dans l’électorat. Les partis y jouent un rôle primordial car ce sont eux qui se chargent de constituer des listes de candidats, que ce soit à l’échelle départementale, régionale ou nationale.

Les effets du scrutin majoritaire sont tout autres. Si ce mode de scrutin a pour effet théorique d’assurer une large majorité au parti arrivé en tête des élections, cela se fait au prix d’une distorsion de la représentation. Cette dernière est cependant contrebalancée par davantage de redevabilité personnelle des représentants, dans la mesure où chaque député élu localement rend des comptes à l’ensemble des électeurs de sa circonscription.

Avec un système majoritaire tel que nous le connaissons aujourd’hui, les partis politiques sont également encouragés à se coaliser avant les élections pour maximiser leurs chances d’accéder au second tour, ou à former des alliances dans l’entre-deux-tours. C’est ce qu’ont parfaitement compris les partis du Nouveau Front populaire en 2024.

À l’inverse, avec un mode de scrutin proportionnel, chaque formation politique – y compris les plus petites – est susceptible de concourir seule. La formation des gouvernements dépend alors de la constitution de coalitions après les élections. Le dilemme est donc ici le suivant : vaut-il mieux une offre politique restreinte mais lisible dès l’élection, ou plus diversifiée au risque de rendre les alliances postélectorales imprévisibles pour les électeurs ?

Et les citoyens, qu’en pensent-ils ?

Les controverses techniques autour des effets des systèmes électoraux cachent en réalité un enjeu plus fondamental : celui de la légitimité démocratique et de la recherche d’un processus électoral à la fois juste et équitable. Une autre façon d’aborder la question consiste à interroger les préférences des citoyens eux-mêmes. En démocratie, n’est-ce pas à eux de choisir les règles du jeu politique ?

Sur ce point, les sondages récents sont clairs. D’après le sondage Elabe cité plus haut, en 2024, seuls 37 % des Français se disaient attachés au scrutin majoritaire à deux tours, alors qu’une majorité préférerait soit un scrutin proportionnel au niveau national (35 %), soit un système mixte (26 %). En mai 2025, selon une autre enquête de l’institut Odoxa, 75 % des Français se disaient désormais favorables à l’élection des députés à la proportionnelle.

Afin de contourner les limites inhérentes aux enquêtes d’opinion, j’ai mené en 2022 avec des collègues italiens et hongrois une étude expérimentale dans trois pays aux systèmes électoraux et à la qualité démocratique variés : la France, l’Italie et la Hongrie. Notre objectif : comprendre comment le mode de scrutin, entre autres facteurs, influe sur la perception que les citoyens ont de la qualité démocratique des institutions.

Nous avons demandé à des participants de comparer deux systèmes politiques fictifs, construits selon neuf critères variant aléatoirement, et d’indiquer lequel leur semblait le plus démocratique. Les critères pris en compte correspondaient aussi bien aux modalités d’accès au pouvoir – y compris la proportionnalité du système électoral – qu’aux processus de décision et aux performances du gouvernement.

Un système politique reposant sur la proportionnelle est systématiquement jugé plus démocratique

Les enseignements de cette étude sont multiples. Par rapport aux études antérieures qui mettaient l’accent sur les caractéristiques personnelles des répondants, sur leurs préférences partisanes ou sur leur situation économique, notre travail démontre l’importance du cadre institutionnel, en particulier du système électoral, parmi les différents éléments qui conduisent des citoyens – toute chose étant égale par ailleurs – à considérer un régime comme plus démocratique qu’un autre.

Même en tenant compte d’autres facteurs comme le niveau de corruption ou la performance économique, les résultats sont nets : peu importe le contexte, les citoyens jugent plus démocratique un système où les élus sont choisis à la proportionnelle. Le fait qu’un système politique repose sur la proportionnelle augmente sa probabilité d’être considéré comme plus démocratique de 3,6 points de pourcentage par rapport à un système fonctionnant avec un mode de scrutin majoritaire.

Cette préférence pour un système proportionnel, qui confirme des travaux menés en Autriche, Angleterre, Irlande et Suède, correspond en outre, chez les citoyens, à une vision d’ensemble cohérente de ce qui rend un système politique plus démocratique. Les participants ont en effet également jugé plus démocratiques des systèmes où un grand nombre de partis étaient représentés, plutôt que quelques-uns, et où le gouvernement était issu d’une coalition, plutôt que d’un seul parti. Avoir une offre politique large augmente de 3,6 points de pourcentage la probabilité qu’un système politique soit considéré comme plus démocratique par rapport à un système où il n’y a qu’un nombre réduit de partis. Le gain est même de 5 points de pourcentage lorsqu’il y a un gouvernement de coalition plutôt qu’un gouvernement unitaire.

Ce sont par ailleurs les participants les plus attachés à la démocratie – ceux qui estiment qu’elle est préférable à toute autre forme de gouvernement – qui se montrent les plus enclins à désigner comme plus démocratique un système politique basé sur la proportionnelle. La probabilité que ce groupe choisisse un système donné passe ainsi de 45 % à 55 % si celui-ci présente des caractéristiques proportionnelles. À l’inverse, la proportionnelle ne génère aucun écart significatif dans les probabilités qu’un système soit choisi plutôt qu’un autre chez les participants qui soutiennent faiblement la démocratie.

Notons enfin que cette valorisation du pluralisme et de la recherche du compromis ne peut s’expliquer par l’ignorance dans laquelle les participants se trouveraient des effets potentiellement négatifs de la proportionnelle. Les résultats pour la France sont en effet sur ce point parfaitement convergents avec ceux obtenus par notre étude dans les pays qui utilisent déjà la proportionnelle intégrale, comme l’Italie, ou un système mixte, comme la Hongrie. Le fait qu’un système politique s’appuie sur un scrutin proportionnel plutôt que majoritaire augmente de 8 points de pourcentage la probabilité que les participants hongrois le désignent comme plus démocratique ; parmi les participants italiens, la différence entre ces deux scénarios est comme dans l’enquête française de 3,6 points de pourcentage.

Quelles leçons pour le débat français ?

Bien sûr, le système électoral ne constitue qu’un des aspects poussant les citoyens à juger un régime politique plus démocratique qu’un autre. Il serait tout à fait illusoire de penser que l’adoption de la proportionnelle pour les élections législatives pourrait suffire à réconcilier les Français avec la politique et à régler tous les problèmes de la Ve République.

Notre étude a cependant le mérite de montrer que les modalités de désignation des responsables politiques – en particulier le mode de scrutin – sont un élément clé de la satisfaction démocratique, indépendamment de la façon dont le pouvoir est ensuite exercé et des résultats qu’il obtient. Ainsi, même si dans notre étude la croissance économique et le niveau de corruption ont un large effet sur la satisfaction démocratique (la probabilité qu’un pays connaissant une forte croissance et peu de corruption soit considéré comme plus démocratique augmente respectivement de 14,5 et de 3,5 points de pourcentage par rapport à un pays à l’économie stagnante et corrompu), ils n’annulent pas celui, bien tangible, de la proportionnalité du système électoral.


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Cela contribue à expliquer pourquoi il est vain d’espérer restaurer la confiance envers les gouvernants par la seule amélioration du bien-être des citoyens. Les gouvernements sortants en ont fait l’amère expérience en 2022 et, plus encore, en 2024 : même si les facteurs expliquant leurs échecs électoraux sont multiples, il est assez clair que leurs tentatives de tirer profit de bons résultats en matière d’emploi ne se sont pas traduits par un surcroît de popularité dans les urnes.

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Navarro Julien ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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01.07.2025 à 16:51

Le nationalisme mène-t-il toujours au fascisme ?

Xosé M. Núñez Seixas, Professor of Modern and Contemporary History, Universidade de Santiago de Compostela

Souvent associé à l’extrême droite, le nationalisme peut aussi servir des projets progressistes. La spécificité du fascisme réside dans la réappropriation du nationalisme à des fins de domination et d’exclusion.
Texte intégral (1647 mots)

Souvent associé à l’extrême droite, le nationalisme peut aussi servir des projets progressistes d’autodétermination. La spécificité du fascisme réside dans la réappropriation ethnique et autoritaire du nationalisme à des fins de domination et d’exclusion.


Le nationalisme est généralement considéré comme l’apanage de la droite politique, et il a longtemps été un pilier des gouvernements autoritaires et fascistes à travers le monde. Dans les pays démocratiques, le terme « nationalisme » est associé au chauvinisme national – une croyance en la supériorité inhérente de sa propre nation et de ses citoyens –, mais la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît.

Pour commencer, il y a peu de différence entre patriotisme et nationalisme, si ce n’est une question de degré d’intensité. La plupart d’entre nous reconnaissent cependant la distinction entre l’amour de son pays et les aspects plus durs, souvent exclusifs ou xénophobes, du nationalisme extrême. Le patriotisme est un nationalisme modéré, mais le nationalisme radical dérive souvent vers la xénophobie.

L’analyse devient encore plus complexe avec le nationalisme infra-étatique ou minoritaire, un phénomène tout à fait différent, souvent associé à des idéaux de gauche ou progressistes. De nombreux partis et idéologies – en Europe, dans les Amériques et ailleurs – utilisent le terme « nationaliste » sans connotation d’extrême droite. Ils présentent plutôt la nation comme une force d’émancipation visant l’autodétermination d’un territoire donné.

Ainsi, le National Party au Suriname, le Parti nationaliste basque, le Scottish National Party et le Bloc nationaliste galicien. Certains grands mouvements de gauche européens, comme le parti irlandais Sinn Féin, sont farouchement nationalistes, tandis que d’autres, comme le gallois Plaid Cymru, adhèrent à des principes éco-socialistes.

Cela ne signifie pas que les nationalismes minoritaires ou infra-étatiques soient à l’abri de l’influence de l’extrême droite. Le parti belge Vlaams Belang et l’Alliance catalane sont deux exemples contemporains de nationalisme minoritaire d’extrême droite. Si l’on remonte plus loin, l’Organisation des nationalistes ukrainiens et l’Union nationale flamande occupaient un espace politique similaire dans l’entre-deux-guerres.

Malgré ces nuances, l’idéologie nationaliste glisse souvent facilement vers le fascisme. La résurgence du nationalisme ethnique à la fin du XXe siècle a également renforcé cette association, souvent véhiculée par les concepts de nativisme et de populisme, donnant naissance à des mouvements aussi divers que le « Make America Great Again » de Trump, l’irrédentisme de Poutine ou le nationalisme hindou hindutva de Narendra Modi en Inde.

L’importance de la nation au sein du fascisme semble aller de soi, et le nationalisme constitue une base de toute idéologie fasciste. Cependant, la relation entre nationalisme et fascisme reste encore peu explorée. Mes recherches visent à combler cette lacune en étudiant de près le lien entre les diverses conceptions de la nation et le contenu idéologique du fascisme.

Nationalisme ethnique et naissance du fascisme

L’idéologie fasciste a souvent été comprise comme un prolongement inévitable des formes de nationalisme ethnique du XIXe siècle. Favorisé par l’impérialisme européen et la Première Guerre mondiale, le nationalisme est devenu de plus en plus chauvin, raciste et xénophobe.

Cette tournure ethnique du nationalisme a été déterminante pour en faire un instrument du fascisme, ainsi qu’un argument central pour diverses formes de droite radicale, allant d’un conservatisme « fascisé » à des régimes autoritaires plus affirmés.

Dans la plupart des théories sur le fascisme, le nationalisme est implicitement lié à une vision unifiée de la nation comme entité organique, avec des critères d’inclusion fondés sur des vérités « objectives » comme la langue, le sang et le sol, l’histoire et la tradition.

Cependant, des éléments comme l’ascendance, l’histoire et le territoire ne sont pas propres aux conceptions fascistes ou autoritaires de la nation. Beaucoup de ces composantes se retrouvent aussi dans des définitions libérales et républicaines de la nation, qui supposent l’existence d’une « communauté culturelle » au sein de laquelle la citoyenneté se construit.

En réalité, plusieurs mouvements progressistes en Europe – comme Sinn Féin en Irlande – s’enracinent dans un nationalisme radical au début du XXe siècle, et défendent aujourd’hui une vision tolérante et ouverte de la société, à l’opposé du fascisme.

Il est donc vrai que tout fasciste est nationaliste, mais tout nationaliste n’est pas nécessairement fasciste. Cela soulève la question suivante : comment le fascisme instrumentalise-t-il le nationalisme pour parvenir à ses fins ? À mon avis, il existe une conception et une utilisation spécifiquement fascistes du nationalisme.

Le nationalisme fasciste en cinq points

Les fascistes voient la nation comme une entité organique unique, unissant les personnes non seulement par leur ascendance, mais aussi par le triomphe de la volonté. Elle devient ainsi la force motrice et unificatrice des masses vers un objectif commun. Mais pour cela, les fascistes doivent réinterpréter le nationalisme à leur manière.

Pour servir le fascisme, le concept de nation doit s’aligner avec les principes fondamentaux de l’idéologie fasciste : l’idée de révolution, l’ordre social corporatiste, la pureté raciale (définie biologiquement ou culturellement) et la mise en avant de valeurs non rationnelles. La diversité des traditions nationalistes explique aussi la variété géographique du fascisme.

Bien que les éléments fournis par le nationalisme soient anciens, le fascisme les a recombinés pour créer quelque chose de nouveau. Cela a produit ce que l’on appelle une conception « générique » de la nation fasciste, qui peut être résumée en cinq points clés :

  1. Une vision paramilitaire des liens sociaux et du caractère national : la nation vit dans un état de mobilisation militaire permanente, où les valeurs martiales comme la discipline, l’unité de commandement et le sacrifice priment sur les droits individuels. L’ordre social tout entier et la nature de ses liens sont intégrés à un schéma paramilitaire, ce qui signifie que toute l’organisation sociale devient une sorte de caserne. Cela explique aussi la tendance expansionniste du fascisme, sa quête d’empire et ses guerres – autant de causes servant à garder la nation mobilisée en permanence et unie.

  2. Une vision darwinienne de la société nationale et internationale où survivent les meilleurs : cela entraîne l’exclusion des autres (définis selon la race, la langue, la culture, etc.), la croyance en la souveraineté absolue de sa nation, et la justification de la violence contre ses ennemis internes et externes. L’impérialisme devient la conséquence naturelle du nationalisme affirmatif.

  3. La nation au-dessus de tout, y compris la religion : les régimes fascistes se sont généralement déclarés indépendants de la religion. Là où ils sont arrivés au pouvoir, la plupart ont passé un accord avec l’Église, pourtant, le fascisme place toujours la nation au-dessus de Dieu et de la foi, de manière explicite ou implicite.

  4. L’unité de l’État, de la culture et de la nation : dans la vision fasciste, la nation ne domine ni ne sert l’État. Elle s’y identifie totalement tout en le dépassant : c’est ce qu’on appelle le national-étatisme.

  5. La croyance absolue dans un leader charismatique : la nation fasciste repose sur la confiance inconditionnelle envers un chef unique et tout-puissant. Dans l’Allemagne nazie, c'était le Führerprinzip selon lequel la parole du Führer surpassait toute loi écrite. Cette figure du chef fasciste transcende celle du héros national du XIXe siècle ou « père fondateur » de la nation. Le leader fasciste assimile et incarne les qualités de tous les héros nationaux qui l’ont précédé.

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Xosé M. Núñez Seixas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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30.06.2025 à 17:38

Immigration : Pourquoi les gouvernements n’écoutent-ils pas les chercheurs ?

Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Sorbonne Paris Nord

Les gouvernements choisissent des politiques unanimement jugées inefficaces par les chercheurs spécialistes des migrations. Comment aboutir à un meilleur dialogue ? La conférence IMISCOE, qui s’ouvre en région parisienne le 1er juillet, réunit plus de 1 000 chercheurs.
Texte intégral (2142 mots)

Les gouvernements choisissent des politiques jugées unanimement inefficaces par les chercheurs spécialistes des migrations. Comment comprendre cette absence d’écoute ? Comment y remédier ?


Les migrations sont omniprésentes, dans le débat politique comme dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Les chercheurs, pourtant, sont relativement peu visibles.

Cette situation est a priori surprenante. Malgré des moyens importants, les États ne semblent pas parvenir à maîtriser les déplacements de populations et pourraient donc bénéficier d’un échange avec les spécialistes. Or, la recherche sur les migrations est dynamique, avec un nombre croissant de connaissances sur le sujet.

Mais en pratique, le dialogue entre chercheurs et politiques est peu développé. Une des conséquences de cette situation est que les gouvernements s’obstinent dans des politiques qui sont unanimement jugées inefficaces, et même contre-productives, par les spécialistes.

C’est notamment le cas des politiques qui visent à développer l’Afrique pour freiner l’immigration. L’Union européenne y consacre des dizaines de millions d’euros, notamment au travers du Fonds fiduciaire. Pourtant la recherche a de longue date établi que le développement ne limite pas mécaniquement l’émigration, au point que le premier peut même, dans certains cas, favoriser la seconde.

Il en va de même pour la réponse à la « crise » des migrants et des réfugiés en Méditerranée. Les décideurs – et une bonne partie de la société avec eux – sont persuadés que l’Europe fait face à une hausse sans précédent des arrivées de migrants en Europe. Or la recherche montre que la crise n’est pas seulement due à une augmentation des flux, mais aussi à une politique d’accueil inadaptée. En refusant de prendre en compte cette nuance, les politiques migratoires ne font que renforcer le contrôle – avec le risque d’aggraver encore la crise.

Approche idéologique des États

La difficulté majeure tient donc dans l’approche excessivement idéologique des États. Nombre de gouvernements sont élus sur un programme de lutte contre l’immigration et blâment les migrants, les réfugiés (et même leurs descendants) pour toutes sortes de problèmes, du chômage à l’insécurité en passant par la cohésion sociale. On conçoit donc qu’ils soient hostiles aux critiques, et même à tout raisonnement légèrement nuancé.

Cette approche clivante inspire l’ensemble des politiques publiques. En France, par exemple, pas moins de 28 lois sur l’immigration ont été adoptées depuis 1980. À ce rythme, chaque loi est adoptée avant que précédente n’ait été entièrement mise en œuvre – et encore moins évaluée. Là encore, on conçoit que les chercheurs ne soient pas les bienvenus dans une activité législative qui relève en grande partie de l’affichage et de la gesticulation.

Cela s’inscrit dans une défiance plus générale vis-à-vis des sciences sociales, qui ont toujours été accusées d’idéalisme, d’irénisme (attitude favorisant la compréhension plutôt que le conflit) – et aujourd’hui de « wokisme ». Rappelons qu’en 2015, un ancien premier ministre affirmait qu’en « expliquant » certaines réalités (comme la radicalisation), les sciences sociales contribuaient à les « excuser ».

Le paradoxe du financement public de la recherche

La réalité est un peu plus complexe, cependant. L’indifférence des pouvoirs publics à la recherche ne les empêche pas de la financer.

La Commission européenne a ainsi débloqué plus de 160 millions d’euros depuis 2014 pour les universités travaillant sur les migrations. En France, dans le cadre du programme France 2030, l’Agence nationale de la recherche (ANR) a financé à hauteur de près de 14 millions d’euros l’Institut Convergences Migrations (IC Migrations) depuis sa création en 2017.

Cela contribue au dynamisme de la recherche sur les migrations : plus de mille chercheurs vont ainsi se réunir à Aubervilliers, en région parisienne, en juillet 2025 pour la 22ᵉ conférence annuelle du réseau européen IMISCOE, organisée par l’IC Migrations.

Mais, bien que l’écrasante majorité de ces chercheurs soient critiques des politiques migratoires, celles-ci ne changent pas pour autant. Les premiers surpris sont les chercheurs eux-mêmes : en 2020, soixante d’entre eux ont écrit à la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen pour exprimer leur frustration d’être financés par la Commission – mais jamais écoutés.

Dans une logique de « politiques fondées sur les faits », l’objectif affiché par les bailleurs de fonds est pourtant de mieux comprendre les migrations pour mieux les gouverner. Cette approche est louable et nécessaire, a fortiori dans une époque marquée par les fake news, par l’influence de médias ouvertement populistes et par des politiques « anti-science » dans l’Amérique trumpiste. Mais force est d’admettre que les obstacles sont nombreux.

Des chercheurs peu incités à dialoguer avec les politiques

Rappelons que, si les chercheurs sont en général ouverts au dialogue avec les décideurs ainsi qu’avec les médias et la société civile, il ne s’agit pas de leur cœur de métier.

Ils évoluent dans un milieu professionnel qui a son propre rythme, nécessairement plus lent que celui des médias ou des soubresauts politiques. Leurs carrières répondent à des logiques spécifiques, dans lesquelles les publications jouent un rôle prépondérant – ce qui conduit à une forte spécialisation et à l’usage de la lingua franca de la recherche qu’est l’anglais.

Ajoutons que beaucoup travaillent dans des conditions dégradées, marquées par un précariat croissant et le sous-financement chronique des universités. La grande majorité des chercheurs ne sont donc pas formés, pas incités (et encore moins payés) pour dialoguer avec les politiques.

Cela a conduit à l’émergence d’intermédiaires, comme les think tanks (à l’instar du Migration Policy Institute à Bruxelles) ou certains centres de recherche spécialisés (dont le « Co-Lab » à l’Institut européen, à Florence). De par leurs réseaux parmi les décideurs et leur capacité à leur parler, ces acteurs comblent un manque. Mais leur existence indique aussi à quel point le dialogue recherche-politique est un exercice à part entière, que seule une poignée de chercheurs maîtrise.

Une autre difficulté tient à l’hétérogénéité des positions des chercheurs. Des économistes aux anthropologues en passant par les juristes, tous sont critiques des politiques actuelles – mais pas pour les mêmes raisons. Certains leur reprochent de freiner la croissance en limitant l’immigration de travail, d’autres de violer les droits fondamentaux, etc.

Face à cette multiplicité de critiques, les États peuvent aisément ne « piocher » que les résultats qui les arrangent. Par exemple, quand les sciences sociales documentent la vulnérabilité des migrants et le rôle des passeurs dans l’immigration irrégulière, les États retiennent l’impératif de lutter contre ces réseaux – mais oublient que leur existence est en grande partie une réponse au contrôle des migrations qui, en empêchant les mobilités légales, incitent les migrants à se tourner vers les passeurs.

Des politiques migratoires « occidentalo-centrées »

Il existe enfin des obstacles plus fondamentaux, car la recherche renforce parfois les politiques qu’elle critique. Les politiques migratoires sont ainsi très « occidentalo-centrées ». L’Europe s’affole de l’arrivée de réfugiés sur son sol, en oubliant que la très grande majorité d’entre eux restent dans les pays du Sud. Or, c’est aussi dans les pays du Nord que la majorité du savoir est produit, avec le risque d’étudier davantage ce qui se passe en Europe qu’ailleurs.

Les appels à « décentrer » (voire à « décoloniser ») la recherche se multiplient, mais il reste difficile d’échapper à ce biais. À cet égard, les financements européens sont à double tranchant : s’ils permettent un essor de la recherche, ils sont aussi orientés vers les problématiques jugées importantes en Europe, tout en accentuant les inégalités de financement entre le nord et le sud de la Méditerranée.

Mais surtout, la notion même de « migration » n’est pas neutre : elle suppose un cadre étatique, au sein duquel les populations et les territoires sont séparés par des frontières, où citoyens et étrangers font l’objet d’un traitement bien différencié. Il est possible d’avancer que c’est justement cette organisation « westphalienne » du monde qui empêche de mieux gouverner les migrations, lesquelles témoignent des multiples interdépendances entre États.


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Le dilemme est donc assez clair. Les chercheurs sont des citoyens comme les autres et, à ce titre, ils ne sont donc pas extérieurs aux réalités sur lesquelles ils travaillent. Il est donc logique que la recherche se focalise sur les aspects les plus saillants des migrations contemporaines, et ce, d’autant plus que c’est justement vers ces réalités que les financements sont orientés. À bien des égards, pour produire un savoir pertinent et parler aux politiques, les chercheurs doivent « coller » à l’actualité.

Mais ce faisant, ils risquent de négliger des réalités moins visibles, et en conséquence de renforcer les biais qui affectent la perception sociale et politique des migrations. Il ne s’agit évidemment pas d’en appeler à une illusoire neutralité scientifique, mais de trouver un équilibre entre une logique de recherche autonome et la production d’un savoir utile à l’amélioration des politiques migratoires – à condition bien sûr que les États finissent un jour par les écouter.


Antoine Pécoud intervient sur ce sujet lors du colloque annuel de l’IMISCOE (International Migration Research Network), qui se tient sur le campus Condorcet à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), du 1er>/sup> au 4 juillet 2025.

The Conversation

Antoine Pécoud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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30.06.2025 à 12:17

Sans diplôme, quelle carrière en entreprise ?

Hédia Zannad, Associate professor, Neoma Business School

Loréa Baïada-Hirèche, Maître de conférences en management des ressources humaines, Institut Mines-Télécom Business School

Pour contourner la tyrannie du diplôme en France, une étude montre la possibilité de contourner l’absence de réseaux ou de titres académiques en misant sur son capital psychologique.
Texte intégral (2139 mots)

Pour les salariés sans diplôme ou les réfugiés sans qualification reconnue en France, l’intégration professionnelle peut être un chemin semé d’embûches. Une étude montre la possibilité de contourner l’absence de réseaux ou de titres académiques en misant sur son capital psychologique.


Si la centralité du diplôme dans le processus de recrutement est une affaire de bon sens, seules les compétences et les performances devraient être prises en compte par la suite. Or, c’est rarement le cas. Bienvenue en France, où prévaut la « tyrannie du diplôme initial ».

Notre article « Quand tout est à (re)construire : la dynamique des ressources de carrière en contexte préjudiciable » est le fruit hybride du croisement entre deux recherches menées et publiées indépendamment l’une de l’autre. La première s’intéresse à la carrière des salariés peu qualifiés d’une grande entreprise française de télécoms – que nous appellerons T par souci d’anonymisation. La seconde s’interroge sur le devenir professionnel des réfugiés en France en provenance de zones de conflit telles que la Syrie ou l’Afghanistan.

Ces deux populations ont en commun de souffrir d’un capital sociologique – ressources économiques, sociales et culturelles – déficient au regard de leur environnement professionnel. Les premiers sont désavantagés par l’insuffisance de titres dans un environnement qui valorise les diplômes d’excellence, les seconds par la disqualification de leur bagage culturel et la disparition de leurs réseaux sociaux dans l’exil.

Alors, comment comprendre que certains réussissent sur le plan professionnel malgré l’absence ou le manque de qualifications ?

Pour répondre à cette question, nous avons fait appel au concept de « ressources de carrière ». Cette notion est composée des ressources psychologiques et sociales – les réseaux de proches –, des ressources en capital humain – éducation, formation, expérience – et des ressources identitaires – conscience de son identité professionnelle – qu’un individu peut mobiliser au service de sa carrière. À la lueur de ce concept, nous nous sommes appuyées sur l’analyse de 42 entretiens menés auprès de 24 salariés et de 18 réfugiés, suivant la méthodologie des récits de vie. L’enjeu : comprendre comment ces individus parviennent à développer des ressources de carrière au service de leur réussite professionnelle, à partir d’un capital sociologique faible.

PsyCap ou capital psychologique

Nos résultats montrent que près de la moitié des personnes interrogées, peu diplômées – ou aux qualifications non reconnues en France –, sont parvenues à s’inscrire dans des trajectoires professionnelles plus ascendantes que ce qu’une analyse sociologique aurait pu laisser prévoir.

Comment ? En étant capables de transformer leurs ressources personnelles – capital psychologique et valeurs personnelles – en ressources pour faire carrière.

Ce que révèle notre étude, c’est la puissance du capital psychologique – également nommé « PsyCap » – pour initier ou relancer une carrière… même en l’absence de capitaux sociologiques traditionnels. Le PsyCap est défini dans le cadre de la psychologie positive comme l’ensemble des forces et capacités psychologiques qui peuvent être développées pour améliorer la performance professionnelle. Il est constitué de quatre dimensions selon le professeur de gestion Fred Luthans : la confiance, l’optimisme, l’espoir et la résilience.

  • La confiance se rapporte à la foi qu’a une personne en sa capacité à transformer ses efforts en succès pour relever un défi.

  • L’optimisme renvoie à une attribution positive à propos du succès présent ou à venir.

  • L’espoir signe l’orientation résolue en direction des objectifs fixés par l’individu et, si nécessaire, son aptitude à faire bifurquer les chemins qui y conduisent pour remplacer ceux qui ont été contrariés.

  • La résilience se réfère à l’aptitude à rebondir, et même au-delà, lorsque l’individu rencontre de l’infortune.

Qualités interpersonnelles

L’analyse des récits de salariés et de réfugiés interviewés révèle trois processus distincts pour faire carrière sans diplôme ou réseaux sociaux en France : la construction, l’activation et l’obstruction.


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La construction concerne des personnes sans diplôme qui s’appuient sur leurs ressources psychologiques – résilience, détermination, optimisme, confiance en soi – ainsi que sur leurs qualités éthiques – altruisme, gratitude, humilité – pour bâtir leur parcours. L’ensemble de ces ressources psychologiques et éthiques agissent comme autant de leviers pour se créer des opportunités et transformer des obstacles en tremplins professionnels. Samuel, entré chez T sans qualification, gravit les échelons grâce à des formations, une validation des acquis (VAE) et l’appui de son management, jusqu’à un poste de direction :

« Une de mes qualités, c’est d’être assez fiable et quelqu’un à qui on peut confier des choses. Des managers ont cru en moi au-delà de ce que j’avais montré. Ils m’ont ouvert des champs possibles. »

La trajectoire des personnes interviewées montre que leur engagement attire le soutien de leur entourage professionnel. Il leur permet de trouver un emploi stable, d’acquérir des compétences par l’expérience et de construire petit à petit un projet professionnel.

Travail de deuil

Le deuxième groupe de répondants, qui représente un tiers de notre échantillon, suit une autre forme de parcours. S’ils détiennent un bon capital initial – diplôme, expérience –, ils s’appuient sur leurs ressources psychologiques pour faire carrière, selon un processus que nous avons appelé « activation ». Par exemple, Sami, réfugié et ex-journaliste iranien, mobilise ses acquis et reprend des études après une période d’adaptation difficile en France :

« Je travaillais dans le journal le plus prestigieux d’Iran, au poste le plus prestigieux… J’étais reconnu dans mon domaine… Je suis arrivé ici et je n’ai été transféré vers personne, j’ai dû repartir de zéro. Je suis devenu professeur particulier pour deux enfants parce qu’on me rendait un service ! Après cinq-six mois, j’ai trouvé un emploi de journaliste… Après dix-neuf mois, ils m’ont proposé un CDI. »

Ce processus d’activation concerne notamment les réfugiés dotés d’un capital humain initial solide – maîtrise de la langue française, études supérieures dans le pays d’origine. Leur réussite professionnelle est fondée sur leurs ressources psychologiques qui les aident à alimenter des efforts soutenus dans le sens de leur intégration. Elles semblent faciliter le travail de deuil, préalable nécessaire pour redémarrer leur vie dans un nouveau contexte.

Focalisation sur les obstacles

Un quart de nos répondants éprouve un sentiment d’échec professionnel, alors qu’ils étaient pourtant dotés en capital sociologique.

Ils sont freinés par un état d’esprit négatif ou par un sentiment d’injustice, selon un mécanisme que nous avons appelé « obstruction ». Ils se focalisent sur les obstacles et refusent certaines opportunités. Certains réfugiés qui détenaient des positions privilégiées dans leur pays d’origine ne se résolvent pas à accepter un travail jugé trop sous-dimensionné par rapport à eux. On peut citer l’exemple de Néda, ingénieure, docteure et titulaire d’un MBA qui, malgré tous ses diplômes, perçoit sa carrière chez T de manière pessimiste, dénonçant des discriminations et rejetant le fonctionnement des réseaux internes :

« Ce ne sont pas les performances seulement : le réseau, la manière de se vendre, être au bon moment au bon endroit en discutant avec la bonne personne. À chaque fois que j’ai répondu à un poste ouvert sur Internet, il y avait toujours quelqu’un qui l’obtenait, cela me fait dire que tout le monde n’est pas égal. »

Pour le sociologue Pierre Bourdieu, l’institution scolaire contribue « à légitimer les trajectoires et les positions sociales » et à déterminer la place dans la division sociale du travail. Wikimedia commons

Peut-on conclure de cette recherche que la théorie du capital sociologique de Bourdieu pêche par excès de pessimisme ?

Sa théorie de l’espace social souligne l’importance des facteurs culturels et symboliques dans la reproduction des hiérarchies sociales. Si on s’en tient à cette lecture, la réussite est essentiellement liée à la détention de capitaux culturels (compétences, titres, diplômes) et symboliques, c’est-à-dire toute forme de capital culturel, social ou économique ayant une reconnaissance particulière au sein de la société. Cette vision réduit les chances de ceux qui en sont démunis.

Notre étude montre que si les inégalités de départ pèsent lourd, elles ne sont pas une fatalité. À condition de disposer ou d’acquérir de ressources psychologiques telles que la confiance en soi, l’optimisme, l’espoir, la résilience, il est possible de contourner l’absence de réseaux ou de diplômes en misant sur sa capacité à rebondir, à apprendre, à espérer. Et, parfois, à réussir là où rien ne le laissait présager.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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29.06.2025 à 08:30

François Mitterrand, à l’origine du déclin de l’influence postcoloniale de la France en Afrique ?

Nicolas Bancel, Professeur ordinaire à l’université de Lausanne (Unil), chercheur au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation (Unil), co-directeur du Groupe de recherche Achac., Université de Lausanne

Pascal Blanchard, Historien, chercheur-associé au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation, co-directeur du Groupe de recherche Achac, Université de Lausanne

Malgré un programme de gauche influencé par le tiers-mondisme, l’ancien président François Mitterrand n’a pas rompu avec le néocolonialisme en Afrique, bien au contraire.
Texte intégral (2132 mots)

Trois pays majeurs du « pré-carré » français en Afrique subsaharienne ont connu des coups d’État militaires adossés à discours de rupture et de rejet de la France : le Mali (2021), le Burkina Faso (2022) et le Niger (2023). C’est la fin des relations néocoloniales franco-africaines conçues au moment des indépendances des années 1960 et maintenues, voire renforcées, pendant les années 1980 et 1990, particulièrement par François Mitterrand. Comment comprendre les choix de l’ancien président de la République, malgré un programme de gauche favorable au renouveau démocratique et à l’émancipation des pays africains ?


À l’occasion de la publication de l’ouvrage François Mitterrand, le dernier empereur. De la colonisation à la françafrique (aux éditions Philippe Rey, 2025), la gestion des liens et des relations entre l’Afrique et la France par l’ancien président de la République interroge : et si les deux mandats de François Mitterrand avaient été une occasion manquée de rompre avec ce que l’on nomme aujourd’hui la Françafrique ? Ne peut-on pas, en outre, imaginer cette gestion « de gauche » de la relation avec le continent comme une continuité de ce que furent les « égarements » d’une partie de la gauche française aux heures les plus sombres des guerres de décolonisations ?

La situation actuelle appelle en effet une analyse de longue durée. Rappelons les faits récents : depuis 2020, trois pays majeurs du « pré-carré » français en Afrique subsaharienne ont connu des coups d’État : le Mali en 2021, le Burkina Faso en 2022), puis le Niger en 2023. L’histoire politique et sociale de ces coups d’État est complexe et bien différente d’une nation à l’autre, mais un fait doit retenir notre attention. Le plus significatif quant aux relations franco-africaines, c’est que ces coups d’État se sont adossés à un discours clair de rupture et de rejet de la France, considérée comme une puissance néocoloniale empêchant une « véritable » indépendance, au-delà des indépendances « formelles » de 1960.

Que ce discours puisse être relativisé – la France a perdu beaucoup de ses instruments et de son pouvoir d’influence depuis les indépendances – n’infirme pas le fait que celui-ci semble avoir eu une résonance certaine dans les populations de ces pays, en particulier la jeunesse, comme en témoigne les manifestations d’hostilité envers l’ancienne puissance tutélaire (même si l’évaluation de la prégnance de ce discours est difficile, en raison notamment de l’absence de moyen de mesure de l’opinion).

La récente décision du Sénégal, allié historique et l’un des plus « fidèles » à la France – avec la Côte d’Ivoire et le Gabon –, de demander le retrait des troupes françaises ajoute un signe clair. Nous sommes dans une conjoncture historique caractérisée, qui marque la fin des relations franco-africaines telles qu’elles avaient été conçues dès 1960 : un mélange de liens directs entre les chefs d’État français et les chefs d’État africains – marque du « domaine réservé » du président de la République s’autonomisant de tout contrôle parlementaire et, plus largement, démocratique –, d’interventions militaires au prétexte de protéger les ressortissants français afin de protéger les États « amis », d’affairisme trouble animé par des réseaux eux-mêmes opaques et, enfin, d’instrument d’influence tel que le contrôle de la monnaie (le franc CFA étant sous contrôle du Trésor français), des bases militaires garantes des positions géostratégiques de l’Hexagone ou encore les centres culturels, chargés de diffuser l’excellence de la culture française. Le tout institutionnalisé à travers des accords bilatéraux de coopération).

Or, au cours des deux mandats de François Mitterrand, l’Afrique subsaharienne francophone avait connu d’importantes poussées démocratiques dynamisées par l’appétence de la société civile, comme ce fut le cas entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, notamment au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. François Mitterrand parvient au pouvoir en 1981 (il y restera jusqu’en 1995) comme patron de la gauche et porteur d’un programme commun qui consacre plusieurs de ses propositions aux relations de la France avec le « tiers-monde », comprenant une normalisation des rapports avec les anciennes colonies d’Afrique.

Le programme commun de la gauche est typique du courant tiers-mondiste des années 1970, souhaitant rompre avec le nécolonialisme, qui a déterminé des « aires d’influence » occidentales structurant, en articulation avec la guerre froide, les relations internationales. François Mitterrand a pourtant un lourd passé colonial : il a été ministre de la France d’outre-mer en 1950 et surtout ministre de l’intérieur et enfin ministre de la justice durant la guerre d’Algérie, au cours de laquelle il a adopté des positions ultrarépressives. Des marqueurs traumatiques au sein de la gauche française et qui sont restés invisibles et inaudibles depuis soixante-dix ans. Jamais il n’a été anticolonialiste, au contraire, toute son action politique durant la IVe République a visé à conserver l’empire. Or, pour devenir le personnage central de la gauche, ce passé est inassumable. François Mitterrand va donc réécrire sa biographie au cours des années 1960 et 1970 à travers ses ouvrages, pour se présenter comme un contempteur de la colonisation, qui aurait même anticipé les indépendances. Pure fiction, mais le récit prend et le légitime comme leader de la gauche.

En 1981, dans cette dynamique, il nomme Jean-Pierre Cot au ministère de la coopération et celui-ci croit naïvement que sa feuille de route est d’appliquer les changements inscrits dans le programme commun, avec, pour horizon, la suppression du ministère de la coopération et la réintégration de l’Afrique dans les prérogatives du ministère des affaires étrangères. Car, si formellement ces prérogatives existent puisque la direction des affaires africaines et malgaches (DAM) du ministère des affaires étrangères gouverne normalement la diplomatie, le domaine réservé présidentiel concernant l’Afrique s’incarne dans une « cellule africaine » dont les membres sont nommés par le fait du prince ; ce dont témoignera, d’ailleurs, avec éclat, la nomination de Jean-Christophe Mitterrand, le propre fils de François Mitterrand, au sein de cette cellule. Dans ce tableau, Jean-Pierre Cot dérange : en tenant ouvertement un discours de recentrage des dépenses du ministère et en refusant l’octroi de subsides pour des dépenses somptuaires de potentats locaux, tout en encourageant la démocratisation des régimes africains, il indispose plusieurs de ceux-ci, qui en font état à François Mitterrand.


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En 1982, François Mitterrand est à la croisée des chemins : doit-il poursuivre l’expérience de rupture initiée par Jean-Pierre Cot ou revenir aux pratiques bien implantées de la Françafrique ? Il choisit alors la seconde option. Bien évidemment, les contraintes de la realpolitik expliquent en partie ce revirement : en répondant aux sollicitations de quelques dignitaires africains, le président français maintient en place la Françafrique et donc, dans son esprit, l’influence géopolitique de la France). Car pour François Mitterrand, farouche défenseur de l’empire durant la période coloniale, l’influence française dans les anciennes colonies répond en définitive à une forme de continuité. Certes, la France a perdu la possession de ces territoires, mais, finalement, elle peut continuer à exercer son influence sur ceux-ci, influence qui est pour François Mitterrand, comme l’était l’empire au temps des colonies, la condition de la puissance de l’Hexagone. Ce faisant, il affermit les relations quasi incestueuses entre les chefs d’États africains et le président de la République française, relations émancipées de tout contrôle démocratique comme nous l’avons vu, en France comme en Afrique. Et François Mitterrand ne se contente pas de reprendre de lourd héritage du « pré-carré », il le renforce.

Entre 1981 et 1995, la France procédera à pas moins d’une trentaine d’interventions militaires en Afrique et, surtout, François Mitterrand n’encouragera jamais concrètement les poussées démocratiques, malgré les ambiguïtés de son discours de La Baule, en 1990, laissant entendre une « prime à la démocratisation », qui ne sera jamais mise en œuvre. De plus, les scandales autour de la cellule africaine se multiplieront, mettant directement en cause son fils Jean-Christophe et, à travers lui, la figure de François Mitterrand et l’image de la France dans les pays africains.

Une occasion historique de renouveler les relations franco-africaines a donc été perdue sous les deux mandats de François Mitterrand. Ses successeurs suivirent les pas du « sphinx », fossilisant le système de la Françafrique. Seul Emmanuel Macron osa poser crûment la question du maintien de ce système, mais le « en même temps » macroniste – entre initiatives mémorielles visant la mise au jour des responsabilités historiques de la France durant le génocide des Tutsis, dans la guerre du Cameroun ou dans les massacres de Madagascar (1947) avec un rapport à venir, et un soutien effectif à des régimes corrompus – a rendu cette politique illisible.

Le résultat de ce blocage, permanent après 1982, sont sous nos yeux : une stigmatisation de la France comme puissance néocoloniale, le revirement anti-français de plusieurs pays de l’ancien « pré-carré » et son remplacement par d’autres acteurs mondiaux, à l’image de la Chine ou de la Russie.

François Mitterrand avait pourtant un programme, une majorité politique et un soutien global de l’opinion. Les fantômes de la colonisation ont eu raison d’une rupture qui aurait probablement changé l’histoire. C’est bien son parcours durant la période coloniale qui explique sa politique, celle d’un homme qui avait grandi avec l’empire, qui l’avait promu et défendu jusqu’aux ultimes moments de sa chute… et avait regardé celui-ci s’effondrer avec regret.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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26.06.2025 à 17:09

Le christianisme a longtemps vénéré des saints « transgenres »

Sarah Barringer, Ph.D. Candidate in English, University of Iowa

Les historiens ont recensé au moins 34 récits documentés sur la vie de saints « transgenres », dont trois ont connu une grande popularité dans l’Europe médiévale.
Texte intégral (2821 mots)

La Marche des fiertés LGBTQIA+ – ou Paris Pride – aura lieu samedi 28 juin 2025. Elle célébrera l’égalité des droits et la visibilité des communautés lesbienne, gai, bi, trans, intersexe, asexuel et queer alors qu’aux États-Unis, en Russie, en Hongrie ou en Italie, les discriminations fondées sur les mœurs, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre se multiplient. Contrairement à un discours promu par les conservateurs états-uniens, qui tend à opposer les valeurs chrétiennes et la défense des minorités de genre, l’histoire du christianisme montre que des saints que l’on appellerait aujourd’hui « transgenres » ont bien été promus par l’Église médiévale.


Aux États-Unis, plusieurs États dirigés par des républicains ont restreint les droits des personnes transgenres : l’Iowa a signé une loi supprimant la protection des droits civils des personnes transgenres ; le Wyoming a interdit aux agences publiques d’exiger l’utilisation des pronoms préférés ; et l’Alabama a récemment adopté une loi qui ne reconnaît que deux sexes. Des centaines de projets de loi ont été présentés dans d’autres assemblées législatives d’État afin de restreindre les droits des personnes transgenres.

Plus tôt dans l’année, plusieurs décrets présidentiels ont été pris pour nier l’identité transgenre. L’un d’entre eux, intitulé « Éradiquer les préjugés anti-chrétiens », affirmait que les politiques de l’administration Biden en faveur de l’affirmation du genre étaient « antichrétiennes ». Il accusait la Commission pour l’égalité des chances dans l’emploi, de Biden, de forcer « les chrétiens à affirmer une idéologie transgenre radicale contraire à leur foi ».

Pourtant, de façon claire, tous les chrétiens ne sont pas antitrans. Et dans mes recherches sur l’histoire et la littérature médiévales, j’ai trouvé des preuves d’une longue histoire dans le christianisme de ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler des saints « transgenres ». Bien que ce terme n’existait pas à l’époque médiévale, l’idée d’hommes vivant comme des femmes ou de femmes vivant comme des hommes, était incontestablement présente à cette période. De nombreux chercheurs ont suggéré que l’utilisation du terme moderne « transgenre » permettait d’établir des liens précieux pour comprendre les parallèles historiques.

Il existe au moins 34 récits documentés sur la vie de saints transgenres datant des premiers siècles du christianisme. Initialement rédigées en latin ou en grec, plusieurs histoires de saints transgenres ont été traduites dans les langues vernaculaires.

Saints transgenres

Parmi les 34 saints originaux, au moins trois ont acquis une grande popularité dans l’Europe médiévale : sainte Eugénie, sainte Euphrosyne et saint Marinos. Tous trois sont nés femmes, mais se sont coupé les cheveux et ont revêtu des vêtements masculins pour vivre comme des hommes et entrer dans des monastères.

Eugénie, élevée dans la religion païenne, est entrée au monastère pour en savoir plus sur le christianisme et est devenue abbesse. Euphrosyne est entrée au monastère pour échapper à un prétendant indésirable et y a passé le reste de sa vie. Marinos, né Marina, a décidé de renoncer à sa condition de femme et de vivre avec son père au monastère en tant qu’homme.

Ces récits étaient très lus. L’histoire d’Eugénie est apparue dans deux des manuscrits les plus populaires de l’époque : Vies de saints, d’Ælfric, et la Légende dorée, de Jacques de Voragine. Ælfric était un abbé anglais qui a traduit les vies des saints latins en vieil anglais au Xe siècle, les rendant ainsi accessibles à un large public profane. La Légende dorée a été écrite en latin et compilée au XIIIe siècle ; elle fait partie de plus d’un millier de manuscrits.

Euphrosyne apparaît également dans les vies des saints d’Ælfric, ainsi que dans d’autres textes en latin, en moyen anglais et en ancien français. L’histoire de Marinos est disponible dans plus d’une douzaine de manuscrits dans au moins 10 langues. Pour ceux qui ne savaient pas lire, les vies des saints d’Ælfric et d’autres manuscrits étaient lus à haute voix dans les églises pendant le service religieux le jour de la fête du saint.

Une personne allongée sur un lit semble se lever tandis qu’un homme vêtu d’une longue cape rouge s’avance vers elle
Euphrosyne d’Alexandrie. Anonyme via Wikimedia

Une petite église à Paris construite au Xe siècle était consacrée à Marinos, et les reliques de son corps auraient été conservées dans le monastère de Qannoubine au Liban.

Tout cela pour dire que de nombreuses personnes parlaient de ces saints.

La transidentité sacrée

Au Moyen Âge, la vie des saints était moins importante d’un point de vue historique que d’un point de vue moral. En tant que récit moral, le public n’était pas censé reproduire la vie d’un saint, mais apprendre à imiter les valeurs chrétiennes.

La transition entre l’homme et la femme devient une métaphore de la transition entre le paganisme et le christianisme, entre la richesse et la pauvreté, entre la mondanité et la spiritualité. L’Église catholique s’opposait au travestissement dans les lois, les réunions liturgiques et d’autres écrits. Cependant, le christianisme honorait la sainteté de ces saints transgenres.

Dans un recueil d’essais de 2021 sur les saints transgenres et queers de l’époque médiévale, les chercheurs Alicia Spencer-Hall et Blake Gutt affirment que le christianisme médiéval considérait la transidentité comme sacrée.

« La transidentité n’est pas seulement compatible avec la sainteté ; la transidentité elle-même est sacrée », écrivent-ils. Les saints transgenres ont dû rejeter les conventions afin de vivre leur vie authentique, tout comme les premiers chrétiens ont dû rejeter les conventions afin de vivre en tant que chrétiens.


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La spécialiste en littérature Rhonda McDaniel explique qu’au Xe siècle en Angleterre, l’adoption des valeurs chrétiennes consistant à rejeter la richesse, le militarisme masculin ou la sexualité a permis aux gens de dépasser plus facilement les idées strictes sur le genre masculin et féminin. Au lieu de définir le genre par des valeurs distinctes pour les hommes et les femmes, tous les individus pouvaient être définis par les mêmes valeurs chrétiennes.

Historiquement, et même à l’époque contemporaine, le genre est associé à des valeurs et des rôles spécifiques, comme le fait de supposer que les tâches ménagères sont réservées aux femmes ou que les hommes sont plus forts. Mais l’adoption de ces valeurs chrétiennes a permis aux individus de transcender ces distinctions, en particulier lorsqu’ils entraient dans des monastères et des couvents.

Selon McDaniel, même des saints cisgenres comme sainte Agnès, saint Sébastien et saint Georges incarnaient ces valeurs, montrant ainsi que n’importe quel membre du public pouvait lutter contre les stéréotypes de genre sans changer son corps.

L’amour d’Agnès pour Dieu lui a permis de renoncer à son rôle d’épouse. Lorsqu’on lui a offert l’amour et la richesse, elle les a rejetés au profit du christianisme. Sébastien et Georges étaient de puissants romains qui, en tant qu’hommes, étaient censés s’engager dans un militarisme violent. Cependant, tous deux ont rejeté leur masculinité romaine violente au profit du pacifisme chrétien.

Une vie digne d’être imitée

Bien que la plupart des vies des saints aient été écrites principalement comme des contes, l’histoire de Joseph de Schönau a été racontée comme étant à la fois très réelle et digne d’être imitée par le public. Son histoire est racontée comme un récit historique d’une vie qui serait accessible aux chrétiens ordinaires.

À la fin du XIIe siècle, Joseph, né femme, entra dans un monastère cistercien à Schönau, en Allemagne. Sur son lit de mort, Joseph raconta l’histoire de sa vie, notamment son pèlerinage à Jérusalem lorsqu’il était enfant et son difficile retour en Europe après la mort de son père. Lorsqu’il revint enfin dans sa ville natale de Cologne, il entra dans un monastère en tant qu’homme, en signe de gratitude envers Dieu pour l’avoir ramené sain et sauf chez lui.

Bien qu’il ait soutenu que la vie de Joseph méritait d’être imitée, le premier auteur de l’histoire de Joseph, Engelhard de Langheim, entretenait une relation complexe avec le genre de Joseph. Il affirmait que Joseph était une femme, mais utilisait régulièrement des pronoms masculins pour le désigner.

Un enfant et un homme âgé se tiennent à l’entrée d’un bâtiment avec des minarets tandis qu’une religieuse, entièrement vêtue de noir, leur parle
Marinos le moine. Richard de Montbaston via Wikimedia

Même si les histoires d’Eugénie, d’Euphrosyne et de Marinos sont racontées sous la forme de contes moraux, leurs auteurs avaient également des relations complexes avec la question de leur genre. Dans le cas d’Eugénie, dans un manuscrit, l’auteur fait référence à elle en utilisant uniquement des pronoms féminins, mais dans un autre, le scribe utilise des pronoms masculins.

Marinos et Euphrosyne étaient souvent désignés comme des hommes. Le fait que les auteurs aient fait référence à ces personnages comme étant masculins suggère que leur transition vers la masculinité n’était pas seulement une métaphore, mais d’une certaine manière aussi réelle que celle de Joseph.

Sur la base de ces récits, je soutiens que le christianisme a une histoire transgenre dont il peut s’inspirer et de nombreuses occasions d’accepter la transidentité comme une partie essentielle de ses valeurs.

The Conversation

Sarah Barringer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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25.06.2025 à 17:14

Fusionner l’audiovisuel public : pour quoi faire ?

Alexandre Joux, Professeur en Sciences de l’information et de la communication, Aix-Marseille Université (AMU)

Les députés ont rejeté la fusion de France Télévisions de Radio France et de l’INA porté par Rachida Dati. Le texte sera examiné au Sénat à partir du 3 juin.
Texte intégral (2211 mots)

Les députés ont rejeté le projet de création d’une holding réunissant France Télévisions, Radio France et l’INA le 30 juin. La loi défendue par la ministre de la culture Rachida Dati sera examinée au Sénat à partir du jeudi 3 juillet. Portée par Emmanuel Macron depuis 2017, cette fusion est-elle justifiée ?


Le projet de fusion de l’audiovisuel public est examiné par le Parlement. Mais quelles réponses peut apporter ce projet « Big is Beautiful » aux défis des médias de l’audiovisuel public ? Revenir sur l’évolution de l’audiovisuel public, ses réussites et ses limites actuelles souligne combien l’impératif politique semble l’emporter sur l’urgence numérique.

En 1974, l’ORTF était scindée en trois entités afin d’introduire un peu de concurrence et de diversité entre les chaînes. La libéralisation de l’audiovisuel, c’est-à-dire le droit de créer des radios et des télévisions privées, se produira dix ans plus tard, entre 1982 et 1986, puis sera suivie par la privatisation de TF1 en 1987. Dès lors, l’audiovisuel public perd progressivement son image de télévision d’État et s’impose en tant qu’alternative aux offres privées de télévision. Cette spécificité ne l’a plus quitté depuis, ce qui permettra sa réunification progressive.

En 1992, France Télévision (alors sans s) naît de la réunion des deux principales chaînes publiques. La même année, la fréquence de La Cinq, en faillite, est attribuée au service public, une manière de compenser la privatisation de TF1. Avec le lancement de la TNT en 2005, France 4 vient compléter l’offre de chaînes de France Télévisions et France 5 récupère la cinquième fréquence qu’elle partageait avec Arte.

Puis il faudra toujours plus souligner la spécificité de l’audiovisuel public, ce qui conduira le président Sarkozy, en 2008, à s’inspirer du modèle de la BBC à l’occasion de la suppression de la publicité sur France Télévisions après 20 heures. En 2016, Les Républicains (LR) proposeront la création d’une « BBC à la française », c’est-à-dire la réunion de la radio et de la télévision publiques, proposition reprise en 2017 dans le programme d’Emmanuel Macron, ouvrant un chapitre qui devrait se clore en 2026, avec le début de l’examen, le 23 juin 2025, du projet de réforme de la loi audiovisuelle de 1986 visant à créer la holding « France Médias » (réunion de France Télévisions, de Radio France et de l’INA).

Mais il n’y aura jamais de « BBC à la française » parce que les audiovisuels publics européens sont très différents d’un pays à l’autre et sont régulés chacun de manière spécifique, la libéralisation de l’audiovisuel en Europe ayant emprunté une diversité de voies.

La BBC, puisqu’elle est donnée en exemple, dispose de ses propres studios, contrôle les droits sur les programmes qu’elle finance, et a une activité commerciale à l’international qui contribue à alimenter en contenus ses antennes britanniques. France Télévisions, à l’inverse, a l’obligation de recourir d’abord à des producteurs indépendants quand elle finance des programmes, ceci afin de soutenir la diversité de la création française, et n’a donc pas pu développer un catalogue important de contenus audiovisuels dont elle contrôle les droits et qu’elle pourrait exploiter commercialement. La nouvelle loi, si elle est votée, fera donc émerger France Médias, une holding unique, mais pas une nouvelle BBC, avec plusieurs enjeux identifiés : un enjeu économique et stratégique, un enjeu éditorial, un enjeu politique.

L’audiovisuel à l’heure des plateformes : l’enjeu économique et stratégique

Avec l’émergence de plateformes mondiales dans la musique et le podcast (Spotify), dans la vidéo (Netflix), les acteurs nationaux de l’audiovisuel (radio, télévision) sont contraints de s’adapter rapidement. En effet, la structure du marché a rapidement évolué parce que des acteurs nouveaux et mondialisés ont émergé, mais aussi parce que l’on assiste à un changement rapide des pratiques en faveur de la consommation à la demande. Si le déséquilibre entre plateformes mondiales et acteurs nationaux est souvent pointé du doigt, reste que l’émergence de France Médias ne devrait pas changer la donne. En effet, Radio France comme France Télévisions comptent déjà parmi les premiers producteurs de contenus audiovisuels français et Netflix et ses épigones n’ont pas vocation à les remplacer. Aux premiers, l’offre très française, aux seconds l’offre mondialisée. L’enjeu économique et stratégique d’un audiovisuel public réuni est donc à chercher ailleurs.

La logique d’un rapprochement entre un spécialiste des archives audiovisuelles, un groupe de radio et un groupe de télévision n’est pas en soi évidente. Elle le serait si les trois groupes réunis pouvaient mener une stratégie publicitaire agressive, mais les possibilités de l’audiovisuel public en la matière sont très limitées (la publicité est plafonnée sur Radio France, elle est interdite sur les chaînes de France Télévisions au meilleur moment, celui du prime time).

Reste donc un pari sur la « plateformisation », le terme étant employé pour désigner la manière dont les usagers, les producteurs de contenus et les technologies interfacent dans des écosystèmes créateurs de valeur. Sur une plateforme unique de l’audiovisuel public, un internaute attiré par une offre audio pourrait basculer vers des programmes vidéo, prenant ainsi ses habitudes sur le service qui deviendrait, si ce n’est l’unique, au moins l’une des principales portes d’entrée de sa consommation de contenus audiovisuels à la demande. Ce superportail pourrait même agréger l’offre d’autres partenaires, comme le fait déjà France.tv, la plateforme de vidéo à la demande de France Télévisions.

C’est finalement le modèle Salto, avec la convergence des médias en plus, les grands partenaires privés en moins. Mais la mise en œuvre d’une telle stratégie ne passe pas nécessairement par une fusion.

L’enjeu éditorial : convergence et agilité

Dans le domaine de l’information, France Télévisions et Radio France ont déjà fait la preuve de leur capacité à travailler ensemble sans être fusionnés, avec un résultat probant, le succès depuis 2016 de l’offre globale France Info sur Internet. Le site web et son application fédèrent les contenus des rédactions des deux groupes et s’imposent comme un portail de l’information pour l’audiovisuel public, avec un vrai succès d’audience. Ce n’est pas le cas de la chaîne d’information en continu France Info, lancée la même année par France Télévisions et qui réunit moins de 1 % de l’audience de la TNT dix ans plus tard. France Info, la radio, affiche en revanche de très belles performances, dans un contexte concurrentiel, certes, plus favorable puisqu’elle n’a pas, face à elle, de concurrentes privées sur l’information en continu. Leur fusion dans un même groupe ne devrait pas changer la donne si l’offre n’évolue pas.

La fusion de la radio et de la télévision publiques pourrait, en revanche, accélérer la mise en œuvre d’une seconde offre convergente, ICI, lancée en 2025, qui fédère les programmes locaux des rédactions de France 3 en région et des locales de Radio France (ex-réseau France Bleu). Il s’agirait, de nouveau, de créer un portail unique pour l’accès à l’information, cette fois-ci locale.

L’exemple de France Info prouve toutefois que la fusion n’est pas un préalable à la mise en œuvre opérationnelle de telles offres et que l’agilité reste un atout maître pour garantir le succès des offres en ligne. Ainsi, Radio France est parvenue à s’imposer sur l’écoute de podcasts en France avec des replays de ses programmes et avec des podcasts natifs, au point désormais de fédérer, depuis son application, l’offre de podcasts francophones issus de l’audiovisuel public (Radio France, Arte Radio, mais aussi la radio canadienne, la RTBF belge).


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Arte.tv a fait émerger une offre de vidéo à la demande de dimension européenne, sans les moyens d’un Netflix, mais avec un pari éditorial fort sur le documentaire et les séries nordiques. De ce point de vue, la pertinence de la réunion des groupes audiovisuels publics se jouera fondamentalement sur la capacité des nouvelles équipes à imaginer un projet éditorial fédérateur et adapté aux différents supports de diffusion, ce qu’un projet de loi ne peut bien sûr pas anticiper.

Reste que ces approches convergentes, qui reposent sur des synergies entre médias différents, sont souvent vouées à l’échec. Le dernier en date a été acté par Vincent Bolloré, qui voulait faire de Vivendi un groupe convergent, avant de le scinder pour redonner leur indépendance à chacun de ses médias.

L’enjeu politique : la question de l’information

Finalement, l’enjeu politique s’impose comme le plus évident. Il est nécessaire d’avoir un audiovisuel public fort dans l’information, et la réunion des rédactions de France Télévisions et de Radio France fait émerger un géant dans l’univers du journalisme audiovisuel : plus de 3 500 journalistes. Certes, ce potentiel est à nuancer, car Radio France comme France Télévisions ont des obligations de couverture locale et France Télévisions est également présente dans les outremers. Cette mégarédaction est donc répartie sur l’ensemble du territoire national, mais c’est aussi sa force. Aux États-Unis, la disparition rapide des titres de presse locale et de leurs journalistes n’augure rien de bon pour la démocratie. En France, l’audiovisuel public peut éviter ce scénario, même s’il faut espérer que la presse locale réussisse sa bascule dans le tout-numérique.

Dans le domaine de l’information, la réunion des rédactions fait sens parce que la concurrence, quand les lignes éditoriales ne sont pas fortement différenciées, conduit à multiplier les doublons au détriment de la diversité des sujets traités. Pour cela, il faut que les journalistes deviennent de plus en plus polyvalents s’ils doivent être capables de travailler pour Internet, la radio et la télévision. Mais une meilleure allocation des ressources permet de traiter mieux chaque sujet, ou plus de sujets.

Le risque de la polyvalence, en revanche, c’est la possibilité de faire plus avec moins. Or, les budgets de l’audiovisuel public sont contraints depuis plusieurs années. Si cet impératif devait s’imposer, la fusion n’augmentera pas la diversité et la qualité de l’offre d’information de l’audiovisuel public, bien au contraire. Enfin, il ne faut pas exclure la possibilité d’un gouvernement trop peu libéral, comme cela s’est produit dans d’autres démocraties. La pression sur le dirigeant unique de l’audiovisuel public sera alors immense.

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