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30.10.2025 à 15:50

Gouvernement Lecornu : les enjeux d’une nouvelle décentralisation

Tommaso Germain, Chercheur en science politique, Sciences Po

Sébastien Lecornu souhaite relancer la décentralisation en redéfinissant les compétences des acteurs (État, régions, départements, métropoles, communes, intercommunalités…).
Texte intégral (2010 mots)

Sébastien Lecornu a donné jusqu’à ce 31 octobre aux élus locaux pour lui remettre des propositions relatives à la décentralisation. Alors qu’Emmanuel Macron a plutôt « recentralisé » depuis 2017, son nouveau premier ministre promet un « grand acte de décentralisation » visant à redéfinir le partage – souvent confus – des compétences entre les acteurs (État, régions, départements, métropoles, communes, intercommunalités…). Une telle ambition est-elle crédible alors que le gouvernement envisage un budget d’austérité impactant lourdement les collectivités territoriales ?


La décentralisation est l’un des principaux chantiers annoncés par le premier ministre Sébastien Lecornu avant sa démission du 6 octobre et qui a été réaffirmé dès la constitution de son second gouvernement. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017, aucune loi n’a poursuivi les trois premiers actes de décentralisation (1982, 2004, 2015). Des formes d’organisation locales et hétérogènes se sont multipliées.

Dans sa déclaration de politique générale, le chef du gouvernement entend mettre fin à cette hétérogénéité en clarifiant le partage des compétences entre l’État et les collectivités. Mais une « rupture » avec la décentralisation telle qu’observée aujourd’hui est-elle possible ?

Décentraliser le pouvoir en France, une histoire longue

On sait que la France est un pays historiquement centralisé, des Capétiens à la monarchie absolue, de la révolution jacobine à la Ve République. L’État hérité de la féodalité est d’abord demeuré centré sur des fonctions dites « régaliennes » : l’armée, la fiscalité, la diplomatie, la police ou la justice, avec, en son cœur, un appareil administratif professionnalisé. À l’ère moderne, l’État s’adosse à la nation, et poursuit sa croissance indépendamment du régime politique (monarchie, république, empire). Il faut pourtant signaler que ce qu’on appelle « l’État-providence » s’est en grande partie développé localement, les initiatives territoriales étant parfois reprises et généralisées par le centre, dès le Second Empire et la IIIᵉ République, dans le domaine de l’assistance et de l’action sociale.

Pourtant, depuis plus de quarante ans, une politique de décentralisation est à l’œuvre. Les trois premières étapes ou premiers moments, que l’on appelle « actes » pour leur donner la puissance de l’action, ont profondément modifié le système de pouvoir et d’action publique. D’abord, au début des années 1980, des régions autonomes ont été créées et les échelons communaux et départementaux renforcés, ces trois collectivités disposant de conseils élus. La fonction publique territoriale est également créée.

En 2003-2004, le second acte a renforcé l’autonomie des collectivités tout en transférant certaines compétences, telle la politique sociale, transférée au département, pleinement responsable. D’aucuns y ont vu l’apparition d’un « département-providence ».

Quant au dernier acte en date, il remonte au quinquennat du socialiste François Hollande : regroupement des régions pour atteindre une taille critique, affirmation des métropoles, clarification du partage de compétences.

Parallèlement à ce processus, l’État n’a cessé de revoir son ancrage territorial, depuis les années 1990. La réforme de l’administration territoriale de l’État (dite RéATE), en 2007, a régionalisé l’action de l’État. À la suite de la crise des gilets jaunes (2018-2019), le gouvernement a déployé une réorganisation territoriale discrète, renforçant l’articulation interministérielle et le rôle du préfet.

En revanche, depuis 2017, la décentralisation n’a plus bougé. Emmanuel Macron n’en a pas fait un axe structurant de ses mandats – lesquels sont même perçus comme recentralisateurs.

Des formes locales très différentes ont finalement proliféré, questionnant le principe initial d’une République « une et indivisible ». Que l’on pense au sinueux bâtissage de la métropole du Grand Paris, aux spécificités des métropoles d’Aix-Marseille ou de Lyon, à la communauté européenne d’Alsace qui a uni, en 2021, deux départements historiques, aux intercommunalités rurales souvent indispensables, au regroupement de communes, au statut spécifique de la Corse intégrée depuis 1768 ou encore à Mayotte refondée en 2025 et à la Nouvelle-Calédonie, dont le statut est actuellement négocié.

Sébastien Lecornu a choisi de remettre en ordre cette nature proliférante, résultant à la fois de la réorganisation de l’État localement et de la décentralisation.

Une « rupture » dans le modèle de partage des compétences ?

Dans sa déclaration de politique générale, le premier ministre a assumé sa volonté de « rupture », clé de la légitimité de son gouvernement et des réformes nécessaires au redressement de la France. S’agit-il également d’une rupture avec l’arrêt de la décentralisation sous Emmanuel Macron ? Pour Sébastien Lecornu, la décentralisation ne doit plus suivre l’ancienne logique de rationalisation et de délégation. Il déclare ainsi :

« Je proposerai un principe simple, celui de l’identification d’un seul responsable par politique publique. Il s’agira soit d’un ministre, soit d’un préfet, soit d’un élu. Il ne faut pas décentraliser des compétences. Il faut décentraliser des responsabilités, avec des moyens budgétaires et fiscaux et des libertés, y compris normatives. »

Si le gouvernement semble tout adéquat pour les politiques régaliennes et les préfets pour leur déploiement, quels élus locaux seront responsables ? Le principe d’un décideur par politique publique imposerait de repenser l’ensemble de l’action publique – c’est un chantier pharaonique.

Car malgré les trois actes de décentralisation, les compétences ne sont pas à ce jour clairement réparties : quel citoyen pourrait clairement savoir à quel niveau de gouvernement s’adresser selon sa demande ? Le rapport Ravignon (2024) évoque une « grande confusion » des citoyens devant cette complexité. Il montre aussi que de nombreuses politiques publiques sont éclatées et dépendent parfois de trois acteurs ou plus, comme le tourisme, la culture ou le développement économique. Cela est également visible dans l’aménagement du territoire, où les évolutions dépendent de l’État, de la stratégie régionale et des départements, voire des intercommunalités et des communes.

Pour certaines politiques, on assiste même à une concurrence entre autorités publiques. Les communes (ainsi que certaines métropoles) disposent de la clause générale de compétences, qui leur permet de toucher à tout sujet dont elles souhaitent s’emparer. On les retrouve ainsi intervenant là où le font déjà l’État (logement, transition écologique…), les régions (développement économique, tourisme…) ou les départements (culture, insertion…).

Notons, par ailleurs, la montée en puissance des métropoles qui s’est faite de manière discrète, notamment par le biais des politiques d’aménagement. Créées en 2010 et généralisées en 2014, désormais au nombre de 21, elles tendent à devenir la nouvelle frontière de l’État-providence, c’est-à-dire l’espace où la modernisation du système social se réalise en regroupant un large éventail de compétences. C’est encore plus vrai lorsque les compétences sociales du département sont intégrées à cet éventail, comme dans le cas de Lyon ou de Paris.

On comprend mieux pourquoi le rapport Woerth de 2024 proposait de recentrer l’action des métropoles. Les compétences sociales, qui représentent une lourde charge, restent principalement à la charge des départements, expliquant souvent leurs problèmes financiers, comme dans le cas emblématique de la Seine-Saint-Denis, soutenue directement par l’État. Une clarification sur ce sujet deviendrait nécessaire, d’autant plus que les départements continuent d’investir le développement économique (pourtant responsabilité de la région depuis l’acte III de la décentralisation, en 2015).

Le regroupement de communes et d’intercommunalités mériterait également de se poursuivre, notamment en zone rurale. Si Matignon souhaite un recentrage de l’État sur les fonctions régaliennes, la question du retrait de l’État de politiques qu’il tend à réinvestir, comme l’urbanisme ou la lutte contre la pauvreté, se pose également. Cela supposera également de penser une nouvelle étape de déconcentration.

Enfin, certaines compétences méritent d’être mieux organisées pour faire face à des défis qui ne feront qu’augmenter dans les années et décennies à venir, à l’instar du grand âge. Mais une telle clarification ne saurait se faire sans base financière durable.

La décentralisation en contexte de crise budgétaire

Pour la première fois, le chantier de la décentralisation revient avec grande ambition, à l’heure de la crise budgétaire. Devant le Sénat, Sébastien Lecornu a affirmé que « le grand acte de décentralisation » s’inscrivait pleinement dans cette problématique financière, qui vient en justifier l’urgence également.

S’il y a « rupture », ce serait dans l’idée que seul un transfert massif « des responsabilités » aux collectivités pourra garantir la hausse des moyens des fonctions régaliennes de l’État, alors que l’effort financier demandé aux collectivités représente au moins 4,6 milliards d’euros selon le gouvernement, mais jusque 8 milliards d’euros selon les élus locaux. Face à cet impératif budgétaire, une décentralisation poussée, de « rupture » est-elle envisageable ? Le projet de loi à venir, vraisemblablement début 2026, saura éclairer ces aspects.

The Conversation

Tommaso Germain ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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29.10.2025 à 15:49

Avec les restrictions d’âge sur les réseaux sociaux, Internet entre-t-il dans une nouvelle ère de contrôle moral ?

Alex Beattie, Lecturer, Media and Communication, Te Herenga Waka — Victoria University of Wellington

À mesure que les interdictions d’accès des jeunes aux réseaux sociaux se multiplient, une question surgit : Internet est-il en train de basculer dans une nouvelle ère de contrôle moral ?
Texte intégral (1593 mots)
L’époque victorienne se caractérisait par des codes sociaux rigides, une morale stricte et un contrôle serré des comportements. Getty Images

De l’Australie au Danemark, les projets d’interdire TikTok ou Instagram aux adolescents se multiplient. Derrière les arguments de protection des mineurs, ces restrictions d’âge sur les réseaux sociaux traduisent un tournant culturel et moral.


Une vague de projets d’interdictions des réseaux sociaux aux plus jeunes déferle à travers le monde, nourrie par l’inquiétude croissante face aux effets supposés de TikTok, Instagram ou Snapchat sur des esprits jugés vulnérables.

L’Australie a été la première à annoncer des restrictions visant les moins de 16 ans. La Nouvelle-Zélande pourrait bientôt emboîter le pas et au Danemark, la première ministre a déclaré vouloir interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans, accusant téléphones et plateformes de « voler l’enfance de nos enfants ».

Le Royaume-Uni, la France (le rapport parlementaire, publié en septembre 2025, préconise d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans ainsi qu’un couvre-feu numérique pour les 15-18 ans, de 22 heures à 8 heures, ndlt), la Norvège, mais aussi le Pakistan et les États-Unis envisagent ou mettent en place des mesures similaires, souvent conditionnées à un consentement parental ou à une vérification d’identité numérique.

À première vue, ces politiques visent à protéger la jeunesse des risques, pour la santé mentale, d’exposition à des contenus explicites ou de ceux de mécanismes addictifs. Mais derrière le vocabulaire de la sécurité se dessine autre chose : un basculement des valeurs culturelles.

Ces interdictions traduisent une inflexion morale, au risque de ressusciter des conceptions conservatrices qui précèdent Internet. Sommes-nous en train d’entrer dans une nouvelle ère victorienne du numérique, où la vie en ligne des jeunes serait remodelée non seulement par la régulation, mais aussi par un regain de contrôle moral ?

Un discours sur le déclin moral

L’époque victorienne se caractérisait par des codes sociaux rigides, une morale stricte et un contrôle serré des comportements, l’école jouant un rôle central dans la transmission des hiérarchies sociales et genrées. On en retrouve aujourd’hui des échos dans le discours sur le « bien-être numérique ». Applications de suivi du temps d’écran, cures de « détox digitale » ou téléphones simplifiés sont présentés comme des moyens de cultiver une vie connectée « saine » – souvent sur fond de morale implicite. L’utilisateur idéal est calme, concentré, mesuré ; l’utilisateur impulsif ou expressif est pathologisé.

Cette vision est notamment popularisée par le psychologue Jonathan Haidt, auteur de The Anxious Generation (2024), devenu une référence du mouvement en faveur des restrictions d’âge. Selon lui, les réseaux sociaux accentuent les comportements performatifs et la dysrégulation émotionnelle chez les jeunes. La vie numérique des adolescents est ainsi décrite comme un terrain de fragilisation psychologique, de polarisation accrue et d’effritement des valeurs civiques communes.

Vu sous cet angle, la vie numérique des jeunes se traduit par une résilience psychologique en déclin, par une polarisation croissante et par l’érosion des valeurs civiques communes, plutôt que par un symptôme de mutations complexes. Cela a contribué à populariser l’idée que les réseaux sociaux ne sont pas seulement nocifs mais corrupteurs.

Mais ces thèses font débat. De nombreux chercheurs soulignent qu’elles reposent sur des corrélations fragiles et sur des interprétations sélectives. Certaines études établissent un lien entre usage intensif des réseaux sociaux et troubles anxieux ou dépressifs, mais d’autres montrent des effets modestes, variables selon les contextes, les plateformes et les individus. Surtout, ces analyses négligent la marge de manœuvre des jeunes eux-mêmes, leur capacité à naviguer dans les espaces numériques de façon créative, critique et sociale.

En réalité, la vie numérique des jeunes ne se résume pas à une consommation passive. C’est un espace de littératie, d’expression et de connexion. Des plateformes, comme TikTok et YouTube, ont favorisé une véritable renaissance de la communication orale et visuelle.

Les jeunes assemblent des mèmes, remixent des vidéos et pratiquent un montage effréné pour inventer de nouvelles formes de récit. Il ne s’agit pas de signes de déclin, mais de narrations en évolution. Réglementer leur accès sans reconnaître ces compétences, c’est risquer d’étouffer la nouveauté au profit du déjà-connu.

Réguler les plateformes, pas les jeunes

C’est ici que la comparaison avec l’ère victorienne a toute son utilité. De la même façon que les normes victoriennes visaient à maintenir un ordre social particulier, les restrictions d’âge actuelles risquent d’imposer une vision étroite de ce que devrait être la vie numérique.

En apparence, des termes comme celui de « brain rot » (pourrissement du cerveau) semblent désigner les effets nocifs d’un usage excessif d’Internet. Mais en pratique, les adolescents les emploient souvent pour en rire et pour résister aux pressions de la culture de la performance permanente.

Les inquiétudes autour des habitudes numériques des jeunes semblent surtout enracinées dans la peur d’une différence cognitive – l’idée que certains usagers seraient trop impulsifs, trop irrationnels, trop déviants. Les jeunes sont fréquemment décrits comme incapables de communiquer correctement, se cachant derrière leurs écrans et évitant les appels téléphoniques. Pourtant, ces changements reflètent des mutations plus larges dans notre rapport à la technologie. L’attente d’une disponibilité et d’une réactivité constantes nous attache à nos appareils d’une manière qui rend la déconnexion véritablement difficile.

Les restrictions d’âge peuvent atténuer certains symptômes, mais elles ne s’attaquent pas au problème de fond : la conception même des plateformes, construites pour nous faire défiler, partager et générer toujours plus de données.

Si la société et les gouvernements veulent vraiment protéger les jeunes, la meilleure stratégie serait sans doute de réguler les plateformes numériques elles-mêmes. Le juriste Eric Goldman qualifie l’approche fondée sur les restrictions d’âge de « stratégie de ségrégation et de répression » – une politique qui punit la jeunesse plutôt que de responsabiliser les plateformes.

On n’interdit pas aux enfants d’aller dans les aires de jeux, mais on attend de ces espaces qu’ils soient sûrs. Où sont les barrières de sécurité pour les espaces numériques ? Où est le devoir de vigilance des plateformes ?

La popularité croissante des interdictions de réseaux sociaux traduit un retour en force de valeurs conservatrices dans nos vies numériques. Mais la protection ne doit pas se faire au prix de l’autonomie, de la créativité ou de l’expression.

Pour beaucoup, Internet est devenu un champ de bataille moral, où s’affrontent des conceptions opposées de l’attention, de la communication et de l’identité. Mais c’est aussi une infrastructure sociale que les jeunes façonnent déjà par de nouvelles formes de narration et d’expression. Les en protéger reviendrait à étouffer les compétences et les voix mêmes qui pourraient nous aider à construire un futur numérique plus riche et plus sûr.

The Conversation

Alex Beattie reçoit des financements de la Royal Society Te Apārangi. Il est lauréat d’une bourse Marsden Fast Start.

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28.10.2025 à 15:31

De l’Algérie coloniale aux experts médiatiques, une histoire du gouvernement de l’islam en France

Franck Frégosi, Politiste, directeur de recherche au CNRS, laboratoire Groupe Sociétés, Religions, Laïcités, Aix-Marseille Université (AMU)

L’État encadre depuis des années l’expression publique de l’islam, à travers des lois et des choix d’interlocuteurs, dans une logique notamment héritée de la colonisation en Algérie.
Texte intégral (2641 mots)

À travers des lois et des discours ou par la promotion de certains acteurs religieux et le rejet d’autres, l’État cherche à encadrer l’expression publique de la foi musulmane en France, à rebours du principe de laïcité. Certains procédés employés trouvent leurs origines dans le passé colonial, notamment en Algérie, comme l’analyse Franck Fregosi, auteur de Gouverner l’islam en France (Seuil, 2025).


Depuis une trentaine d’années, différentes étapes ont jalonné le gouvernement de l’islam en France, passant notamment par un processus d’institutionnalisation par le haut de cette religion. Plusieurs lois sur la visibilité urbaine de l’islam s’intègrent également dans ce processus, comme la loi du 15 mars 2004 interdisant le voile dans les écoles publiques, ou celle du 10 octobre 2010 proscrivant quant à elle toute dissimulation du visage dans l’espace public, sans oublier la loi « confortant le respect des principes de la République » du 21 août 2021.

Toutes ces politiques s’inscrivent dans un processus global qui converge vers le reformatage de la visibilité du fait musulman, au travers de la mise en place de dispositifs institutionnels et législatifs, ou au prisme de discours officiels sur l’islam – citons, notamment, les discours d’Emmanuel Macron à Mulhouse (Haut-Rhin) et aux Mureaux (Yvelines), en 2020, qui, après la lutte contre l’islamisme violent, font de la lutte contre le « séparatisme » le nouvel objectif du gouvernement. Il vise également à la structuration de la représentation de l’islam, voire à sa quasi-administration, ainsi qu’à un contrôle social renforcé de l’expression et de la diffusion de cette religion en France.

Lors de son discours prononcé aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020, Emmanuel Macron étend la lutte contre l’islam radical violent à ce qu’il qualifie de « séparatisme islamiste ».

Ce qui n’était pas possible hier en termes de contrôle étatique avec l’Église catholique romaine, forte de sa tradition de centralisation et de ses interfaces avec le monde politique, semble aujourd’hui davantage envisageable avec des communautés musulmanes minoritaires. Le tout au sein d’une société française profondément sécularisée, où l’indifférence religieuse s’accroît au sein de la population globale et où règne un climat anxiogène par rapport à l’islam, sur fond de dérive autoritaire de la République.

Des logiques héritées de la colonisation

Ce gouvernement de l’islam en France a une histoire : celle-ci remonte à la période coloniale, en Algérie plus particulièrement. Dans son étude pionnière, parue en 2015, l’historienne Oissila Saaidia a notamment analysé les différentes étapes et motivations ayant présidé à ce qu’elle qualifie d’« invention du culte musulman » dans l’Algérie coloniale dès 1851.

À l’époque, cette politique religieuse se résumait à la production d’une classification des édifices cultuels musulmans, à la mise sur pied d’une hiérarchie du personnel les desservant (notamment des imams), et à un processus de nomination de ce personnel. Des liens financiers directs seront ainsi établis afin qu’il soit rémunéré par l’administration coloniale, à qui revenait désormais la propriété des édifices. Une politique dite « des égards » fut aussi engagée : elle consistait à se ménager la bienveillance de responsables musulmans en leur octroyant, par exemple, des décorations pour leur loyalisme, associées à quelques subsides financiers.

Ce processus colonial de concordatisation de l’islam, c’est-à-dire de contractualisation juridico-politique entre l’État et les institutions religieuses afin de garantir la loyauté républicaine des fidèles musulmans, le tout moyennant un soutien et un contrôle accru du culte par les pouvoirs publics, survivra au vote de la loi en métropole portant séparation des Églises et de l’État, en décembre 1905. Celle-ci ne concernera pas, en effet, les trois départements algériens.

Cette logique trouvera son prolongement en métropole avec l’édification de l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris dans les années 1920. Cet édifice était destiné autant à servir de vitrine de l’entreprise de colonisation, présentée comme respectueuse des besoins religieux de ses sujets musulmans, qu’à s’inscrire là encore dans une politique de contrôle et de surveillance des populations par le biais du religieux. L’institution permettait en effet un contrôle étroit des fidèles fréquentant le lieu, mais aussi la diffusion d’une version officielle de l’islam, bienveillante envers les pouvoirs publics et la politique coloniale.

Une fois passée dans le giron des autorités algériennes durant la décennie 1980, la Grande Mosquée de Paris conservera cette fonction sociale implicite de régulation de l’offre musulmane – destinée cette fois à la diaspora algérienne en France. Elle permettra également de veiller à la loyauté de cette diaspora envers le régime algérien.

Au-delà de l’héritage historique, de nouvelles logiques à l’œuvre

Bien qu’il n’y ait de nos jours plus lieu de parler d’une administration directe par les pouvoirs publics du culte musulman – les imams ne sont plus nommés ni rémunérés par l’État – certains responsables politiques, comme Manuel Valls ou Jean-Pierre Chevènement, ont un temps imaginé déroger à la règle du non-subventionnement direct des cultes au profit de l’islam, afin de couper tout lien financier avec l’étranger.

D’autres, comme Gérald Darmanin, et plus récemment Édouard Philippe, semblent même plaider en faveur de l’établissement d’un nouveau Concordat avec l’islam. Force est de constater qu’un certain désir de contrôle de cette religion par la puissance publique continue donc de faire son chemin parmi les élites politiques, sur fond de mise au pas de certaines expressions publiques de l’islam.

À ces logiques classiques, s’en sont progressivement ajoutées de nouvelles, comme la volonté d’œuvrer en vue d’une réforme de l’islam en promouvant – au besoin par la loi – une pratique moins extensive, c’est-à-dire moins visible, de l’islam. Un des aspects de cette réforme souhaitée par certains serait un encadrement des tenues vestimentaires féminines, déjà limitées par les lois de 2004 et de 2010 vues plus haut. Cet encadrement légal a par ailleurs connu de récentes extensions, confirmant par là même que le port du voile ou de tenues supposées connotées religieusement par des jeunes femmes musulmanes n’est pas le bienvenu dans la société.

Plus en amont, s’est aussi mise en place une logique de gouvernance partagée entre l’État et certains opérateurs de l’islam en France, comme le Conseil français du culte musulman (CFCM), créé en 2002. L’État est ainsi en quête d’interlocuteurs musulmans qui acceptent de cheminer aux côtés des pouvoirs publics soit directement dans la structuration conjointe d’une représentation nationale de l’islam, dans le cas du CFCM, soit dans la production de textes (statut type de l’imam, processus de désignation des aumôniers…) censés stabiliser la pratique de l’islam dans le cas du Forum de l’islam de France (Forif), une autre instance voulue par Gérald Darmanin, en 2023.

Se profile aussi à l’horizon un nouveau gallicanisme d’État visant l’islam, c’est-à-dire une situation où la puissance publique, tout en demeurant formellement attachée au principe juridique de laïcité, entend néanmoins soumettre la religion à un contrôle accru de sa part. Dans cette optique, l’État procède à une sélection et à une hiérarchisation des courants de l’islam en France. Elle s’opère non seulement selon leur degré de loyauté envers les pouvoirs publics, mais aussi selon leurs supposées doctrines, qu’agréerait ou non l’État en fonction de leur vision spirituellement en phase avec le modèle républicain et ses lois, ou de leur attitude extensive encourageant le « séparatisme ».

La promotion récurrente d’un « islam républicain » participe précisément de ce projet d’un islam contenu, réputé modéré, voire soluble dans la République. Les polémiques autour de la création voulue par Emmanuel Macron d’un Conseil national des imams en 2021, et surtout la publication d’une Charte des principes pour l’islam de France, que les imams en poste et leurs successeurs devraient ratifier en vue d’être reconnus, en sont les illustrations.

Discours experts et nouvelle gouvernance de l’islam

Enfin, n’oublions pas que les récentes politiques de l’islam en France laissent transparaître une grande porosité entre le monde académique des savants et des chercheurs, familiers des mondes musulmans et des dynamiques politico-religieuses se réclamant de l’islam, et l’univers des décideurs politiques au plus haut sommet de l’État (présidence de la République, ministère de l’intérieur…).

Les évènements dramatiques liés au terrorisme islamiste (attentats jihadistes de Paris en 2015 et de Nice en 2016, assassinat de Samuel Paty en 2020…) ont constitué autant de fenêtres d’opportunité dans lesquelles se sont engouffrés des universitaires devenus experts médiatiques, que cela soit dans en vue de populariser leurs analyses, ou dans le but de capitaliser sur leur notoriété déjà ancienne pour acquérir de nouveaux signes de validation et de promotion par les pouvoirs publics.

Les pouvoirs publics sont quant à eux en quête de discours savants susceptibles de concourir à définir le portrait d’un nouvel « ennemi intérieur ». C’est ce que démontre notamment le rapport officiel rendu public en mai 2025 ciblant l’existence d’un risque « frériste » dans l’Hexagone. Alors que jusque-là la gouvernance de l’islam se négociait principalement à travers des échanges entre chargés de mission et fonctionnaires du ministère de l’intérieur d’une part, gestionnaires de lieux de culte et présidents de fédérations musulmanes d’autre part, on note à partir de 2013 un recours plus systématique de l’État à des universitaires et à des chercheurs, qui participent activement à l’élaboration du nouveau référentiel de l’action publique en matière d’islam. Des chercheurs comme Gilles Kepel, Bernard Rougier ou encore Hugo Micheron sont ainsi devenus à la fois des habitués des plateaux médiatiques et des voix écoutées par les pouvoirs publics dans la construction de leurs politiques vis-à-vis de l’islam.

Le chevauchement de plus en plus net entre discours savants et expertise orientée vers les besoins des pouvoirs publics, conduit certains de ces sachants non seulement à accompagner de leurs expertises savantes les soubresauts des mondes musulmans (la guerre civile en Syrie, les exactions de Daech en Irak, la chute du régime Assad en Syrie, le conflit israélo-palestinien…), mais aussi à ériger leurs analyses en unique prisme au travers duquel percevoir les dynamiques de l’islam minoritaire hexagonal. Ce chevauchement se fait par ailleurs au risque de nourrir indirectement un certain récit sur l’islamisation progressive de la France par une supposée conquête territoriale de l’islamisme.

Dans leur sillage, des voix plus militantes encore apportent également leur concours à la théorie d’extrême droite du grand remplacement, sur fond de croisade morale contre l’université française supposée contaminée par l’« islamo-gauchisme » et le « wokisme ». L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler s’exprime ainsi régulièrement sur ces deux thèmes, et affiche sa proximité idéologique avec des officines souverainistes, entre autres liées à la mouvance portée par le milliardaire Pierre-Édouard Stérin.

Il ne s’agit pas de nier que l’islamisme violent puisse avoir des relais ou des agents de promotion en France (et ailleurs en Europe). Il convient cependant de se défier d’approches qui érigeraient systématiquement l’islam vécu au quotidien par des millions de musulmans dans l’Hexagone, parfois sous des formes plus ou moins rigoristes, comme une simple adaptation locale de l’islamisme militant du Moyen-Orient, faisant ainsi fi du contexte historique, social, culturel comme de l’environnement politique et religieux. Le musulman français, fût-il un conservateur ou simplement pieux, ne peut être au motif de son éventuelle lecture intégraliste de l’islam suspecté d’être déjà engagé dans une voie qui le rendra complice des tenants d’une radicalité violente, abusant du référentiel islamique.

À travers ses politiques de gouvernance de l’islam, l’État en France démontre qu’il n’a en fait jamais vraiment renoncé depuis le moment colonial à vouloir gouverner cette religion. Poser ce constat revient à souligner le paradoxe entre, d’une part, l’existence de discours officiels disqualifiant toute effusion politique du religieux hors de l’espace privé et, de l’autre, le maintien et le renforcement de dispositifs publics ciblant des groupes religieux – musulmans, plus spécifiquement. Ce paradoxe nous révèle les impensés qui persistent autour du bon gouvernement de la religion en régime de laïcité.

The Conversation

Franck Frégosi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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27.10.2025 à 15:57

Le républicanisme, une idéologie qui favorise les discriminations et le racisme ?

Albin Wagener, Professeur en analyse de discours et communication à l'ESSLIL, chercheur au laboratoire ETHICS, Institut catholique de Lille (ICL)

Que représente réellement le « modèle républicain à la française » qui sous-tend certains discours sur l’identité nationale et la laïcité ?
Texte intégral (1876 mots)

Alors que les débats sur les questions d’identité ou de laïcité ont envahi les espaces politiques et médiatiques depuis plusieurs années, que représente réellement le « modèle républicain à la française » ? Ne serait-il pas devenu une contre-religion face aux idéologies religieuses ?


Le modèle républicain, défendu par bon nombre de partis politiques – avec des approches souvent très diverses – occupe une place majeure dans nos débats publics. Pour certains chercheurs, la laïcité à la française tend à imposer une définition homogénéisante de la citoyenneté qui écrase la diversité multiculturelle et religieuse des populations sous couvert d’universalisme. Ce modèle de citoyenneté, censé transcender les différences, interroge une conception très idéologique de la nationalité française. En effet, ette dernière n’est pas seulement affaire de naissance ou de lieu de vie, mais de valeurs débattues par divers courants politiques.

Il est ici entendu et constaté, en histoire comme en science politique, que l'usage actuel des notions républicanistes dans le monde politique a dérivé par rapport aux principes républicains ayant inspiré la Révolution française à la fin du dix-huitième siècle.

Au fond, on constate que les dogmes et les principes républicains contemporains sont souvent imposés de manière verticale, comme s’ils devaient préexister à notre démocratie et à la vie citoyenne. Cette imposition peut évoquer une idéologie, ou même une forme d’expression religieuse. C’est ce que nous avons souhaité analyser dans une étude de textes officiels publiés par des organes administratifs (préfectures, ministères, Élysée), mais également dans des textes médiatiques qui reprennent et commentent ces prises de position. Dans cette étude, on retrouve des appels explicites de responsables politiques à un ensemble de valeurs aux contours flous, censées réguler la vie publique et l’exercice de la citoyenneté – au même titre que n’importe quelle idéologie.

Ainsi, on peut lire sur la page « les principes de la République » sur le site de l’Élysée que « la laïcité est donc l’une de nos valeurs les plus précieuses, la clé de voûte d’une société harmonieuse, le ciment de la France unie ». Autre exemple étudié, celui de Gabriel Attal, alors premier ministre (avril 2024), qui déclare :

« Que ceux qui pensent pouvoir contester facilement les valeurs de la République, endoctriner la jeunesse, le sachent : nous les trouverons et nous les empêcherons. »

Dans ce discours, deux idéologies semblent se faire face et se combattre.

Nous avons réalisé cette étude dans le contexte qui a suivi le tragique assassinat de Samuel Paty, en octobre 2020. Les prises de position en faveur du modèle républicain se sont alors multipliées, tout comme la réaffirmation de la laïcité associée au triptyque « Liberté. Égalité. Fraternité ».

L’islam, souvent confondu avec le fondamentalisme islamiste, voire le terrorisme, est particulièrement ciblé dans les discours étudiés. Ainsi le président de la République Emmanuel Macron déclare, le 2 octobre 2020 :

« L’islam est une religion qui vit une crise aujourd’hui, partout dans le monde. »

Or cette affirmation, qui entretient une confusion entre islam et islamisme politique, n’est soutenue par aucun fait, aucun chiffre, aucune analyse. Elle diffuse en revanche une image négative d’une religion à laquelle adhèrent plusieurs millions de Français. Rappelons, avec le chercheur Thomas Deltombe, que les représentations de l’islam construites dans l’espace politique et médiatique sont avant tout négatives – cette religion étant présentée comme une menace pour les valeurs républicaines.

La République normative

Parallèlement à la stigmatisation de l’islam, certains discours tendent à faire de la République un mythe contemporain, comme l’analyse la chercheuse Danièle Lochak.

Le choix de symboles, de textes fondateurs, de pratiques normatives en témoignent. Par exemple, les injonctions à chanter la Marseillaise à l’école ou à lever le drapeau – une façon d’imposer des moments de communion forcée à une population.

On retrouve la même problématique avec le projet de service national universel (SNU), dont la pertinence a été questionnée par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), ou par le chercheur Paul Chauvin-Madeira. Ce dernier décrit le SNU comme un projet qui impose aux individus un ordre moral conservateur constitué par un ensemble de rituels aux accents nationalistes (chant de la Marseillaise, exercices physiques pour se maintenir en forme, etc.).

Plus largement, on peut observer une tentative de mise en conformité des esprits, voire des corps notamment féminins, si l’on reprend les polémiques autour du burkini ou encore du voile à l’école et dans les services publics où des symboles religieux sont considérés comme « concurrents » d’un mode de vie considéré comme allant de soi ou majoritaire. Comme s’il fallait que certaines populations abandonnent leur propre religion pour adhérer à l’idéologie républicaine dont les applications concrètes restent souvent complexes, inopérantes (que signifie l’égalité lorsque l’on subit les inégalités économiques et sociales au quotidien ?), voire discriminantes.

Selon l’historien britannique Emile Chabal, qui étudie les populations non blanches, non athées et issues de quartiers moins favorisés, certains usages du « modèle républicain » visent essentiellement à mettre en conformité des personnes considérées comme éloignées du modèle universaliste – autrement dit, des personnes croyantes et pratiquantes (notamment musulmanes) d’origine non européenne.

Des discours qui visent les jeunes

Au sein du corpus rassemblé dans notre étude, on remarque que les discours institutionnels ciblent plus particulièrement les populations musulmanes, mais aussi les jeunes, à travers l’éducation et l’école.

Ce schéma présente les quatre thématiques principales que l’on peut distinguer dans le corpus.

Ainsi, dans les textes émanant d’institutions (Élysée, services du premier ministre, préfectures, etc.), on observe que 20 % des thématiques développées concernent l’islam et son pendant radical d’un côté, et, de l’autre, 20 % du corpus concerne directement les jeunes et la violence, avec une confusion entre ces deux types de récits que l’on peut également retrouver dans le schéma ci-dessous.

Ce second schéma permet de montrer les relations entre les quatre thématiques isolées précédemment : plus elles sont proches, plus elles fonctionnent ensemble ; plus elles sont distantes, plus les thématiques sont éloignées, voire opposées.

Le résultat montre qu’en bas à droite, un véritable amalgame est opéré entre jeunesse, violence, radicalité et islam dans les discours officiels. On voit également à gauche, en décalage, la question des valeurs et des principes républicains qui se trouvent en déconnexion avec les autres récits signalant une difficulté à lier ces principes aux réalités sociales. En haut à droite, l’éducation semble représenter l’une des seules solutions envisagées.

Selon Andrea Szukala, la République « assiégée » doit « rééduquer » les personnes la menaçant à travers l’école, conçue comme son bras armé. Face à une population française constituée de communautés diverses, certains discours républicanistes tentent donc d’utiliser l’éducation et l’école comme vecteur catéchistique et idéologique. Au lieu d’être un lieu d’épanouissement, de questionnement et de critique, l’école est conçue comme un instrument liturgique promouvant la parole de gouvernants en peine de solutions.

Cécité d’État sur les discriminations et le racisme

Gracen Eiland estime que cette dynamique politique spécifiquement française encourage une cécité d’État sur les formes de discrimination et de racisme, notamment envers les populations musulmanes qui se retrouvent pénalisées pour l’emploi ou leur formation scolaire. L’accent est mis sur les symboles républicains plutôt que sur des actions concrètes adaptées aux réalités sociales du pays, comme le rappellent Florence Faucher et Laurie Boussaguet. Plutôt que de choisir des politiques d’inclusion sociale et professionnelle ambitieuses, certains responsables politiques privilégient des mesures stigmatisant certaines populations.

Comme le montre notre étude sémantique, les responsables politiques se bornent souvent à brandir des mots-clés comme autant de totems déconnectés des réalités sociales. Ainsi pour le terme de laïcité, souvent accolé aux trois valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

Le « modèle républicain » devient finalement une forme d’idéologie ou de contre-religion qui s’oppose à d’autres croyances, selon l’analyse de François Foret. Reste que, comme l’ont montré Charles North et Carl R. Gwin, plus un État essaie d’imposer un dogme à sa population, plus celle-ci exprime son besoin de liberté.

The Conversation

Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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22.10.2025 à 17:53

Les « cassos », ces jeunes ruraux dont on ne veut pas

Clément Reversé, Sociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux

Plus qu’une insulte, le mot « cassos » révèle la précarité et la relégation qui structurent la vie de nombreux jeunes ruraux.
Texte intégral (1938 mots)

« Cassos ». Derrière ce mot devenu banal se cachent des vies : parfois celles de jeunes ruraux précaires, sans diplôme, qui se sentent (à juste titre) disqualifiés par la société. À travers leurs récits se dessine le portrait d’une France invisible, marquée par un stigmate, une domination sociale et une fiction méritocratique.


« J’ai une vie de cassos. »

C’est par cette phrase que Loïc, jeune Charentais tout juste sorti de prison, se décrit lui-même. « Cassos » n’est pas une fonction objective, c’est un stigmate qui finit parfois par s’intérioriser, mais qui semble surtout devenir du langage ordinaire. Ce mot de honte ne semble plus seulement renvoyer au « cas social » imaginé par les classes moyennes et supérieures (qui sont les premiers à avoir utilisé pendant longtemps cette expression), il semble également (et peut-être surtout) se jouer au sein des classes populaires, face à une expérience vécue de la précarité, de la relégation et de l’isolement.

Dans la Vie de cassos. Jeunes ruraux en survie (2023), j’ai tenté de saisir le poids du stigmate et de la domination chez des jeunes dont on ne semble pas vouloir dans les territoires ruraux. Cet ouvrage est issu d’une enquête de sociologie auprès d’une centaine de jeunes sans diplôme vivant en milieu rural.

Ces derniers vivent dans une société qui ne leur laisse pas de prise sur leur destin. Le terme de « cassos » est une clé de lecture du rapport entre domination, identité et survie dans nos campagnes contemporaines.

Le « cassos » : un miroir de la société néolibérale

Ce que révèle cette enquête, c’est la fonction politique du stigmate. En désignant les plus précaires comme « inadaptés », voire comme des « assistés », la société contemporaine entretient la fiction méritocratique : si certains réussissent, c’est que les autres n’ont pas voulu jouer le jeu. Ce terme de « cassos » condense cette morale néolibérale en accusant les précaires d’être responsables de leur précarité et les stigmatisés d’être responsables de leur stigmate.

En outre, cette assignation peut être lue dans l’autre sens et devenir un miroir tendu à la société actuelle.

Derrière les visages d’Érika, de Lucas, de Safâ ou de Vincent, c’est la normalisation de la précarité qui se lit. En ce sens, « cassos » n’est pas un type social, mais une condition. Celle de quiconque se trouve disqualifié dans un monde où le diplôme, l’emploi stable et la reconnaissance deviennent des privilèges de plus en plus rares et difficiles d’accès. Ainsi, là où les discours politiques célèbrent l’autonomie et la responsabilisation des jeunes, ces jeunes font l’expérience de la dépendance contrainte : aux petits boulots, à l’aide publique et à la famille.

Le risque à terme est que cette « galère » ne soit pas seulement une « phase », mais se structure en condition d’existence à part entière. Ceux que l’on appelle les « cassos » ne sont pas des marginaux extérieurs à la société : ils en sont pleinement issus, et – si on prend le temps de les écouter – ils en révèlent les mécanismes avec une grande lucidité. « Cassos » cesse alors d’être une insulte et devient un diagnostic des symptômes de domination contemporaine.

Jeunes ruraux en galère : la pointe extrême de la domination

Louna, 22 ans, se souvient :

« Je voulais être archéologue, mais on m’a vite fait comprendre qu’il fallait garder les pieds sur terre. »

Sa phrase renvoie à la logique scolaire qui produit des « inégalités justes », c’est-à-dire présentées comme légitimes au nom du « mérite ». Pour ces jeunes, l’école n’est pas vraiment une promesse d’ascension, mais plutôt les débuts d’un parcours qui sera marqué par la honte sociale.

En quittant l’école (puisque tous les enquêtés sont des « décrocheurs scolaires »), ils tentent de s’investir dans un marché de l’emploi qui ne veut pas non plus d’eux. Les enquêtés finissent très souvent désaffiliés, car s’ils « touchent » à de l’emploi, leur insertion se fait généralement sans stabilité, dans la précarité et donc sans reconnaissance sociale ni autonomie par le travail. Pour financer son quotidien, on vend ses meubles, on mange de la semoule uniquement pour faire des économies, on pratique une prostitution de « débrouille », et parfois aussi on revend de la drogue. Comme pour Loïc :

« C’était pas un choix, c’était une nécessité. »

Cette galère n’est pas un écart à la norme ou à l’honorabilité, mais une condition d’existence ordinaire, marquée par la domination. Ces jeunes, précaires et stigmatisés comme « cas sociaux », incarnent cette pointe extrême de la domination en subissant à la fois le déclassement scolaire, le marché du travail fragmenté et l’interconnaissance locale (le fait que les habitants se connaissent directement ou indirectement, ne serait-ce que de réputation). Ce fut notamment le cas de Charlotte, 19 ans, qui, après s’être fait arrêter par la gendarmerie pour avoir consommé du cannabis au collège, est devenue le bouc émissaire du village :

« À partir du moment qu’il y avait une connerie de faite dans le village c’était moi. […] On a dû déménager à cause de ça avec ma mère et mon frère. »

Le stigmate comme langage

Ce qui frappe aussi, c’est la banalisation du terme « cassos » dans le langage commun. Non pas que les enquêtés soient « objectivement » des « cas sociaux » (cela n’aurait pas de sens), mais ils sont vulnérables à l’image que le monde extérieur fait d’eux. Dans les bouches de certains agents des services publics, comme dans celles des habitants, ce terme désigne ceux que l’on ne veut plus voir : « les familles à problèmes » ; « ceux du fond du bourg », me raconte un conseiller municipal d’une petite commune de Gironde. Ce dernier rajoute :

« C’est pas les bons [jeunes] qui partent […]. »

Mais plus que cela, les jeunes eux-mêmes peuvent s’en emparer ; « Y’a qu’un cassos comme moi pour faire ça », me dit un enquêté en riant. Il n’y a, certes, pas de retournement de stigmate comme cela a pu être le cas avec les mouvements queer, mais le dire peut être un moyen de se nommer avant d’être nommé : de retourner la honte en ironie acide. D’ailleurs, les travaux sur la stigmatisation montrent que cette dernière fonctionne d’autant mieux qu’elle est incorporée par les dominés. En effet, quand elles intériorisent les jugements négatifs qu’on porte sur elles, les personnes dominées finissent par y croire et se les appliquer, reproduisant ainsi la domination.

Ici, le « cassos » est un marqueur d’identité négative qui signale l’appartenance d’un individu à une « minorité du pire » au sein même des classes populaires. Pour ceux qui ne sont pas désignés comme tels, il convient alors de se distancer. Une mère de famille m’explique ainsi refuser que son fils aille chez un ami parce que « chez eux, ça sent le cassos ». En réalité, ce refus est avant tout en lien avec la réputation locale puisque ladite famille est « connue pour les mauvaises raisons ». En clair, être cassos c’est être expulsé de l’honorabilité locale : celle de la respectabilité, du travail, mais aussi du bon voisinage.

Les enquêtés ont d’ailleurs conscience de ne pas « [avoir] les bonnes cartes en main », ils le répètent souvent. Mais le mot « cassos » reste stigmatisant et surtout insultant. Enzo, 18 ans nous raconte l’un de ces évènements :

« Y’a une fois j’étais à la caisse du Leclerc et j’ai pas fait gaffe, mais je passe devant un mec. Là, le mec prend les nerfs et me dit “Nanani, marre des cassos” ou je sais pas quoi. J’ai serré, vraiment, j’ai cru que j’allais le démarrer. »

« Sans rien »

Cette jeunesse « sans monde ; sans rien » est privée d’espaces légitimes d’existence. Ces jeunes ne se reconnaissent ni dans les classes populaires « honorables » – qu’a pu, par exemple, étudier le sociologue Benoît Coquard en 2019 – ni dans une culture juvénile mainstream. Ils n’ont pas de place dans l’espace public local, ne se perçoivent ni comme « beaufs » ni comme « kékés » et se refusent à devenir des « assistés ».

Leur quotidien est fait d’instabilité entre de l’inactivité (beaucoup) et des emplois en intérim ou du « travail au black ». Le quotidien et l’expérimentation de la jeunesse sont souvent sacrifiés pour se « débrouiller » :

« Je sais ce que j’ai fait, j’ai mis de côté tout plein de choses […] en me disant que c’est un pari sur l’avenir. […] C’est pas un regret, j’avais pas trop le choix. » (Sheyenne, 19 ans.)

À la différence des « gars du coin » étudiés il y a un quart de siècle par le sociologue Nicolas Renahy, ces jeunes ruraux ne peuvent compter ni sur la solidarité locale ni sur leur travail. Tout d’abord puisqu’ils ne font pas partie des jeunes « honorables », mais aussi parce que cette solidarité et l’accès à l’emploi des jeunes se précarise de plus en plus. Ils sont marqués par une triple absence : de stabilité, de réseau et de reconnaissance. Ils sont ceux que le monde social rejette comme inutiles.

En outre, le rural renforce l’isolement symbolique de ces jeunes. Dans les villages où « tout se sait » et où tout le monde se connaît, ne serait-ce que de vue ou de réputation, la réputation négative se transmet comme un héritage.

The Conversation

Clément Reversé a reçu des financements de la région Nouvelle-Aquitaine.

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21.10.2025 à 15:03

Airbnb : comment les hôtes se racontent en ligne

Victor Piganiol, Docteur en géographie du tourisme, rattaché au laboratoire UMR PASSAGES 5319 CNRS | enseignant d'histoire-géographie (Bordeaux), Université Bordeaux Montaigne

Sur Airbnb, les hôtes transforment leurs annonces en opérations marketing, se mettant en scène à travers un récit d’hospitalité.
Texte intégral (3776 mots)
La porte Cailhau à Bordeaux (Gironde). Sur Airbnb, les annonces ne vendent pas qu’un hébergement : elles racontent une personne, un style de vie, un quartier... Kirill Neiezhmakov/Shutterstock

L’annonce Airbnb n’est pas un simple descriptif du logement à louer. À partir d’un corpus de trois cents annonces bordelaises et d’une centaine d’entretiens avec des loueurs de la ville, l’étude présentée ici montre qu’il s’agit d’un véritable médium narratif, où se jouent la mise en scène du chez-soi, le (re)placement du logement dans la ville et la construction d’un récit d’hospitalité.


À Bordeaux (Gironde), et ailleurs, les annonces ne vendent pas qu’un hébergement : elles racontent une personne, un style de vie, un quartier – entre « authenticité » et « prestige discret ». Titres, photographies, descriptifs et prix deviennent des leviers pour convaincre « vite et bien ». Ce faisant, l’hôte endosse tour à tour les rôles de marketeur, d’agent immobilier et, parfois, d’opérateur touristique, en scénarisant son logement pour inspirer confiance, justifier les prix et se démarquer de la concurrence.

De ce point de vue, les annonces Airbnb constituent un matériau empirique de premier ordre pour étudier cette fabrique discursive de l’hospitalité.

Le titre, premier élément lu

Le parcours des utilisateurs sur l’application est clair : les voyageurs commencent par l’annonce – ils lisent le titre, parcourent les photos puis vérifient la localisation sur la carte – et ne consultent le profil de l’hôte qu’ensuite, pour confirmer leur choix ou poser une question. Le titre de l’annonce condense ainsi en quelques mots la promesse du bien – et de l’expérience – proposée : il doit situer, qualifier et, si possible, distinguer.

Dans ce cadre, trois leviers dominent alors :

(1) L’emplacement, assorti d’un jugement de valeur subjectif : à propos du quartier, la proximité d’un (ou plusieurs) lieu repère, l’accès aux transports en commun (tram/gare), la possibilité de stationner son véhicule. Voici plusieurs exemples :

« 1 min pont de Pierre et Porte de Bourgogne » ;
« Hyper centre, rue de la Merci » ;
« Bordeaux centre-ville et parking ».

(2) La « qualité » intrinsèque du logement (type, surface, agencement, esthétique) :

« Magnifique appartement en pierre + cour privative » ;
« Vue sur les façades du 18e » ;
« Échoppe typique bordelaise ».

(3) Les équipements dits « rares » :

« Jacuzzi privatif » ;
« Profitez du toit-terrasse » ;
« Studio | wifi | garage | BBQ ».

Certains loueurs mixent les trois leviers dans des annonces cumulatives :

« Bel appartement avec parking en hypercentre » ;
« Charme, proximité tram, lit king size, plancha » ;
« Dans l’hypercentre – clim’ + douche à l’italienne ».

Lors d’un entretien, mené à Bordeaux en 2023, Romain, hôte, résume sa stratégie :

« J’ai écrit un titre qui pète puis mis une dizaine de photos sympas… c’est comme sur Tinder, mais avec les appartements. »

Laurie raconte quant à elle avoir revu titre, photos et descriptif, avec l’aide de ChatGPT, pour gagner en visibilité :

« Au départ, j’avais écrit un titre bateau, du style “Logement Bordeaux”, mais ça ne marchait pas trop. Tout n’était pas lié au titre, bien sûr, mais cela a sûrement renforcé mon invisibilisation. J’ai décidé de changer ma façon de faire, en modifiant le titre, les photos, le texte, les disponibilités… Je me suis appuyée sur ChatGPT et depuis c’est beaucoup mieux. »

Le titre actuel de son annonce – « Appartement cosy dans l’hypercentre de Bordeaux » – exemplifie la mobilisation des leviers d’emplacement et de qualité intrinsèque du logement.

« Faites de belles photos ! » : l’image qui précède l’usage

Airbnb incite explicitement à publier de nombreuses photos de qualité. La « photo d’accroche » – première image visible dans les résultats et en tête de l’annonce – a pour rôle d’attirer le clic et de servir de preuve visuelle à la promesse formulée dans le titre. Elle montre un intérieur impeccable – une « scène » – débarrassé des traces du quotidien, avec des configurations et une décoration standardisés, au point de faire exister un chez-soi idéal plutôt qu’un logement vécu.

La frontière public/privé, déjà travaillée par les catalogues d’ameublement et la presse déco, est ici déplacée : l’exhibition n’est plus seulement esthétique, elle est monétisée, géolocalisée, évaluée et orientée par l’algorithme – jusqu’à organiser l’entrée d’inconnus dans le chez-soi.

Quatre cadrages dominent pour la photo d’accroche :

Un schéma illustrant les quatre types de cadrages possibles sur les annonces Airbnb
Les quatre types de photographies dans les annonces Airbnb. Image fournie par l’auteur, Fourni par l'auteur

(1) Le logement vu de l’extérieur (façade, porte, allée, parfois depuis un point haut, etc.).

Photographie prise depuis l’espace de la ville vers le logement. Airbnb

(2) L’intérieur du logement : une pièce ou un équipement (salon, cuisine, jacuzzi, piscine, etc.).

Photographie prise à l’intérieur du logement. Airbnb

(3) L’extérieur cadré depuis l’intérieur : vue à travers une fenêtre, une terrasse, un jardin, etc.

Photographie prise depuis l’intérieur du logement vers l’espace de la ville. Airbnb

(4) L’extérieur du logement (paysage urbain, monument emblématique, plaque de rue, etc.) – quand l’environnement « vend » aussi bien ou mieux que l’intérieur.

Photographie prise depuis l’espace de la ville vers l’espace de la ville. Airbnb

À Bordeaux intra-muros, l’immense majorité des annonces montrent d’abord un intérieur – la plupart des logements loués sont en effet des appartements sans balcon ni jardin. Dans les quartiers d’échoppes – petites maisons mitoyennes en pierre du XIXe siècle, typiques de Bordeaux, souvent avec une cour ou un jardin étroit –, ou dans la première couronne, on voit davantage d’images d’extérieurs (jardin, terrasse, piscine, coin plancha).

Au-delà du cadrage, les choix du moment de la journée et de la lumière, de l’angle, des retouches et, parfois, le recours à un photographe professionnel (préconisé par Airbnb) relèvent d’une stratégie : capitaliser sur l’atout principal du logement, masquer ses faiblesses, et faire coïncider l’image avec le récit de l’annonce, quitte à parfois assumer des écarts entre les photographies et la réalité.

Décrire l’hébergement : trois options narratives

Sur le plan textuel, dans la rubrique « À propos de ce logement », les hôtes mêlent librement récit, mode d’emploi et conseils. Malgré l’hétérogénéité des textes, trois options récurrentes structurent la description :

(1) Le logement comme point de chute : une base de séjour depuis laquelle rayonner facilement dans la ville. Le descriptif détaille alors l’emplacement (temps de marche, lignes de tram, monuments, marchés, lieux de sortie, écosystème culturel).

(2) Le logement comme destination en soi : esthétique, confort et équipements « rares » font du lieu une attraction liée à une activité (se reposer, se ressourcer, se détendre, profiter).

(3) Le mélange : bon emplacement et qualités intrinsèques du logement. C’est l’option la plus répandue.

Plusieurs extraits d’entretiens avec des loueurs illustrent l’alternance de ces trois options narratives :

« Mon appartement a un énorme avantage : sa localisation dans le cœur de ville. Je joue donc cette carte à fond… Le titre convainc les voyageurs qu’ils sont au bon endroit, l’appartement est facile d’accès, avec une vue imprenable sur la Grosse Cloche. Les touristes sont à 7 min à pied de (la place touristique de) Pey-Berland, à 10 min du Grand-Théâtre. Bordeaux est une ville à taille humaine, vous pouvez pratiquement tout faire à pied, revenir déjeuner à l’appartement, faire la sieste et repartir vous promener l’après-midi. » – Ayron, hôte bordelais.

« Nous sommes relativement loin du centre-ville (10 min à vélo), alors il nous a fallu mettre la lumière sur d’autres aspects que l’emplacement, notamment le côté “sympa” du quartier, la bonne ambiance, le voisinage, les commerces présents, le calme, la végétation surtout au printemps. […] Le barbecue et la terrasse permettent de faire des repas entre amis, d’accueillir d’autres invités que les seuls locataires, de se sentir chez soi mais ailleurs que chez soi. Nous avons beaucoup insisté sur cela dans l’annonce. » – Julie, hôtesse bordelaise.

Ces choix narratifs se forgent avec l’expérience : au fil des séjours et des retours, les hôtes ajustent leur discours aux attentes et aux profils (couples, familles, professionnels) et transforment la description en positionnement d’usage – séjour urbain à pied, halte familiale, retraite-détente, déplacement pro – qui oriente les attentes. En un mot : ils s’adaptent.

Construire un récit. Quand l’hôte devient opérateur touristique

Certains hôtes ne se contentent pas de décrire, mais racontent carrément un séjour possible. Dans la pratique, ce récit dépasse l’application. Dans le logement, on trouve un livret d’accueil ou un guide maison (imprimé ou en QR code), des cartes annotées, des affichettes « À savoir » ; en amont et pendant le séjour, des messages complètent l’ensemble. Ce dispositif cadre l’usage du logement et outille la découverte, en proposant par exemple des bons plans selon la météo, des itinéraires ou des repères dans le quartier.

Chez les plus investis, le récit dépasse même l’hébergement. Ils proposent des balades thématiques, rejoignent des réseaux de greeters – des habitants bénévoles qui font découvrir gratuitement leur quartier aux visiteurs – et adoptent plus largement une posture d’« aiguilleur » au fil des échanges. La plateforme encourage par ailleurs cette scénographie, en décernant des « badges » à certains propriétaires et en valorisant l’entraide entre loueurs et locataires.

Dans mon analyse de 600 commentaires laissés par des voyageurs sur 20 annonces bordelaises, entre 2019 et 2023, la reconnaissance explicite du rôle d’« opérateur touristique » de l’hôte reste minoritaire (env. 150 occurrences, dont env. 70 clairement formulées). Ce travail narratif aide certains hôtes à se distinguer, mais il n’est pas systématiquement relevé par les voyageurs dans leurs avis.

Stratégies d’emplacement vs déterminisme locatif

Des hôtes en position défavorable – éloignés des centres urbains et des pôles touristiques, ou proposant un logement qui n’est pas spécialement remarquable – renversent la contrainte grâce au récit de leur annonce. Ils ciblent les bons publics, reconfigurent leur récit (« accès voiture », « proximité rocade », « calme », « jardin », « piscine », « stationnement »), ou misent tout sur l’environnement, en détaillant par exemple les bars à proximité et l’histoire du quartier.

La maîtrise de « compétences spatiales » s’avère ici décisive. Par cette expression, j’entends la capacité à situer finement le logement (temps de marche, transports, accès), à rendre son accessibilité lisible en termes de repères concrets, puis à le relier à des usages (courses, culture, promenades) en changeant d’échelle selon le public. Maîtriser ces compétences – situer, rendre lisible, relier – est décisif pour transformer un simple point sur la carte en séjour désirable.

Dans le prolongement de ces stratégies de distinction, le prix traduit la mise en scène décrite plus haut : il aligne la promesse (titre, photos, récit) avec un segment de clientèle. Bas, il signale l’opportunité et déclenche les premières réservations/avis ; haut, il marque la qualité et filtre la demande.

Dans les faits, les hôtes prennent en compte un ensemble de variables d’ajustement (saisonnalité, week-end/semaine, remises de dernière minute, minimum de nuits, événements) et aiguillent leurs indicateurs de performance (taux d’occupation, rythme des réservations, avis) pour remonter dans les résultats de l’application ou se spécialiser sur un public précis.

Les annonces Airbnb, un observatoire des tensions économiques autour du logement

Dans une métropole comme Bordeaux, où l’accès au logement est dit « tendu », la tarification ouvre un enjeu central : l’arbitrage entre courte et longue durée. Quand le rendement attendu et la flexibilité perçue sont supérieurs en meublé touristique, des propriétaires basculent vers la courte durée, surtout dans les quartiers les plus demandés, avec à la clé une rareté accrue de l’offre longue durée et, indirectement, une pression sur les loyers. D’où la question décisive : que produisent, quartier par quartier, ces arbitrages tarifaires sur l’offre disponible et sur les prix – et que peuvent les dispositifs de régulation pour y répondre ?

La Métropole a déjà mis en place un arsenal de mesures : enregistrement obligatoire avec numéro à afficher, changement d’usage assorti d’une compensation à payer, plafonds de nuitées pour les résidences principales, contrôles et amendes administratives, ainsi que des obligations de partage de données imposées aux plateformes.

L’étude des annonces Airbnb est utile pour documenter et évaluer ces politiques : elle permet de cartographier les concentrations de meublés de tourisme par quartier, d’identifier les caractéristiques signalant des usages problématiques de la plateforme (location de logements entiers, multiannonces, « arrivée autonome » avec une boîte à clés, recours à des conciergeries), de repérer des signaux de professionnalisation, de suivre les évolutions avant/après règlementation, enfin de relier ces indicateurs aux tensions locales (offre disponible, niveaux de loyers). Autrement dit, les annonces ne sont pas seulement un discours : elles forment un observatoire de l’hospitalité et un baromètre spatial précieux pour ajuster la régulation, quartier par quartier.

The Conversation

Victor Piganiol ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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