10.04.2025 à 17:14
Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas
La réforme de l’audiovisuel public, envisagée depuis des années, et qui devait être examinée vendredi 11 avril par les députés, est reportée, sans calendrier défini. Contesté par l’opposition de gauche et par les syndicats, qui appellent à la grève, ce projet vise à la création d’une holding chapeautant France Télévisions, Radio France et l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Mais la France peut-elle se passer d’une réforme alors que ces entités sont directement concurrencées par les plateformes numériques et les réseaux sociaux ?
La création d’une holding de l’audiovisuel public, réunissant les groupes France Télévisions, Radio France (RF) et l’INA, est de nouveau mise sur la table par la ministre de la culture Rachida Dati. Une question éminemment politique, où chacun joue, depuis des années, la même partition. À droite, la redevance serait trop élevée et sa rentabilité insuffisante – il faudrait fermer une ou deux chaînes. L’extrême droite souhaite une privatisation. De l’autre côté du spectre politique, le rapprochement de ces entreprises n’aurait qu’un seul but : licencier les personnels et réduire les coûts, entraînant de facto la baisse de la qualité des programmes, sonnant la fin de l’intérêt général.
Mais la chanson a vieilli et l’heure est grave. La France a-t-elle les moyens et le temps de tergiverser ?
Plébiscité par les Français, qui le positionne en tête des audiences : la matinale de France Inter réunit 7,4 millions d’auditeurs tous les matins, 4 millions de téléspectateurs pour le journal télévisé de 20 heures de France 2, le service public est un élément de souveraineté culturelle et de cohésion sociale. Il est aussi un pilier de l’écosystème médiatique audiovisuel.
Les entreprises publiques représentent 54 % du poids total du secteur audiovisuel, avec près de 15 000 salariés et une valeur économique de près de 4,5 milliards d’euros (2023). Partenaire clé du tissu économique de la production audiovisuelle et cinématographique française, France TV investit chaque année près de 480 millions d’euros dans ce secteur.
Mais la réforme s’inscrit cette fois dans un tout autre contexte, celui d’un big bang médiatique où l’intégrité du processus de production de l’information est remise en question.
En une génération, les réseaux sociaux ont supplanté les médias traditionnels comme sources principales d’information. Selon le dernier rapport du Reuters Institut (2024), 23 % des 18-25 ans dans le monde s’informent sur TikTok, 62 % des Américains et 47 % des Français s’informent sur les réseaux sociaux, tandis que seulement 1 % des Français de moins de 25 ans achètent un titre de presse.
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Aujourd’hui, télévision, presse écrite et radio sont en concurrence directe et indirecte avec les plateformes numériques et les réseaux sociaux. Le transfert de leurs audiences vers YouTube ou Netflix – par exemple – entraîne la baisse de leurs revenus publicitaires, les fragilisant économiquement. En 2030, 66 % des revenus publicitaires iront vers les grandes plateformes.
De surcroît, ce sont 82 % des Français qui ne paient pas pour s’informer.
Or, la gouvernementalité algorithmique qui sous-tend les modèles d’affaires des réseaux sociaux n’est pas neutre. Centrée sur la captation de notre attention, elles créent les conditions de circulation de fausses informations et de polarisation politique, où l’engagement génère du profit et où la haine génère de l’engagement. Cela est largement documenté aujourd’hui : ces modèles sont manipulatoires (Zuboff, 2020 et Chavalarias, 2022). Ils conjuguent une visée commerciale : fournir des services et des publicités personnalisés grâce à une attention accrue (plus d’attention, plus de publicité, plus de profit) à une visée politique : manipuler l’information via leurs algorithmes puissants pour influencer les votes.
Cette « nouvelle » réforme s’inscrit dans un contexte de défiance à l’égard des institutions, de large circulation de fake news et de discours complotistes.
Elle s’inscrit aussi dans un moment de vacillement des modèles d’affaires des médias privés, avec un accès et une distribution de l’information qui passent majoritairement par Internet au détriment de la TNT, neutre, universelle, gratuite. À deux ans de l’élection présidentielle, comment le service public peut-il demeurer un rempart contre l’érosion du débat démocratique ?
La nécessité de réformer l’audiovisuel public n’est pas propre à la France. En Grèce, en 2013, le gouvernement avait provoqué une onde de choc en supprimant brutalement le pôle ERT ; en Suisse en 2018, la question de l’avenir du service public avait été soumise à la votation. Une proposition rejetée à 71 % mais qui a fait trembler le pays. Début 2020, le gouvernement de Boris Johnson a évoqué le gel de la redevance pour une suppression du service en 2027, alors même que la BBC était considérée comme le modèle à suivre.
En Europe, la directive des services de médias audiovisuels (SMA) stipule l’importance du rôle de la présence de médias privés et publics puissants, considérés comme des instruments essentiels de cohésion sociale et de maintien de nos démocraties. C’est aussi à l’échelle européenne que les médias publics sont reconnus comme un pilier démocratique.
À l’inverse des États-Unis, où l’audiovisuel public est quasi inexistant, tous les pays européens ont misé sur le service public pour garantir un audiovisuel de qualité, partageant des valeurs communes comme l’indépendance face aux ingérences politiques, l’universalité pour toucher tous les publics, l’excellence professionnelle, la diversité des points de vue, la responsabilité éditoriale ou encore la capacité d’innovation.
Des études de l’UER montrent une corrélation entre le financement de l’audiovisuel public et la solidité des démocraties.
Les pays investissant davantage bénéficient d’une meilleure participation citoyenne, d’un pluralisme renforcé et d’une information de qualité. Inversement, la diminution des financements fragilise ces institutions face à la montée en puissance d’acteurs privés non européens. Une analyse croisée de l’UER et de l’Economist Intelligence Unit (EIU) démontre que les démocraties les plus solides sont celles où les médias audiovisuels publics bénéficient de financements importants, d’un financement pluriannuel par l’État, d’un lien financier direct avec le public et d’un cadre juridique garantissant pluralisme et indépendance.
Mais dans cet ensemble commun, la structuration de l’audiovisuel public français fait figure d’exception. En effet, nombreux sont les pays européens a avoir adopté une organisation qui regroupe télévision et radio au sein d’un même groupe. Beaucoup ont même opté pour une logique intégrée du web, de la télé et de la radio en matière d’information : la BBC au Royaume-Uni, la RAI en Italie, la RTBF en Belgique, la RTVE en Espagne ou encore Yle en Finlande.
En 2022, le sujet de la réforme revient avec force lors de la suppression de la redevance. In extremis, sa budgétisation a été évitée (qui aurait rattaché son financement au budget de l’État, avec une révision possible chaque fin d’année) au profit d’une fraction du produit de la TVA. Le rapport de l’inspection générale des finances (IGF), publié en mars 2024, inscrit cette réforme du financement dans un schéma général d’une refonte de sa gouvernance, de sa structure et de son périmètre d’action.
L’idée est de réunir les trois entités publiques dans une logique de mutualisation, de synergies et d’adaptation aux usages en ligne. Ces entités et leurs plateformes numériques sont distinctes, alors qu’elles partagent des missions d’intérêt général : promouvoir la diversité culturelle, l’accès universel à une information fiable et soutenir la création française.
Selon l’IGF, leur fonctionnement séparé entraîne une fragmentation de l’offre éditoriale, des doublons en matière d’investissements et de fonctions supports : ressources humaines, fonctions administratives (achats et marchés publics, archivage de la documentation) et financières (gestion de la trésorerie, compatibilité clients et générale), et de gestion immobilière. Ces dernières représentent environ 17 % des charges de France Télévisons et Radio France.
Des actions de rapprochement sur le terrain ont d’ailleurs été menées dans ce sens : la chaîne d’information en continu France Info, dans les tiroirs depuis 20 ans, a été créée en 2016 par les présidents des trois entités publiques. L’idée était bien la mise en commun de leurs moyens. Presque dix ans après cette création, la chaîne ne dispose toujours pas de matinale commune ni d’articulations réelles entre télé, radio et web.
Le projet de fusion de toutes les matinales entre France 3 Régions et France Bleu, mise à l’agenda en 2018, a « profité » de la crise sanitaire pour ne voir le jour que très timidement. Il a fallu cinq années pour voir sortir la marque ICI.
Ces projets ont été ralentis, freinés, empêchés, par manque de pilotage, de calendrier clair voire d’inertie ou de volonté réelle interne au sein de France TV et de Radio France. Le gouvernement choisit désormais de réformer la structure avec une seule tête pour piloter ce nouvel ensemble. La priorité devrait aller au développement du numérique et à la garantie d’une information de qualité. Malheureusement, une nouvelle fois, cette réforme risque de ne pas voir le jour avant l’élection présidentielle de 2027.
Nathalie Sonnac est Présidente du COP du Clémi, membre du Laboratoire de la République, ex-membre du CSA (Arcom) entre 2015 et 2021
09.04.2025 à 16:44
Damien Lecomte, Docteur en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
En dépassant les 100 jours à Matignon, François Bayrou a brisé la malédiction qui pesait sur les premiers ministres d’Emmanuel Macron, dont chaque chef de gouvernement restait en poste moins de temps que le précédent. S’il a d’ores et déjà tenu plus longtemps que Michel Barnier et survécu à l’adoption du budget, François Bayrou reste dans une position précaire : faute d’un contrat de gouvernement dans sa coalition et d’un vrai accord de non-censure avec une partie de l’opposition, la seule façon – temporaire – d’échapper à l’instabilité semble l’immobilisme. La formule politique adaptée à l’absence de majorité n’est pas encore née.
François Bayrou a surmonté l’épreuve budgétaire avec succès : les motions de censure n’ont été votées ni par le RN, incontournable pour renverser le gouvernement, ni par les socialistes, fracturant le NFP. Et celle déposée par le PS pour exprimer son désaccord sur la « submersion migratoire » n’avait aucune chance d’être votée par les députés d’extrême droite. Le plus dur de l’affaire Bétharram semble, pour l’instant, derrière lui. Néanmoins, l’Assemblée nationale paraît désormais tourner à vide et le gouvernement piégé dans une cacophonie paralysante.
Le régime politique français est coincé dans un entre-deux. La vieille Ve République est en train de mourir, la nouvelle tarde à naître, et dans ce clair-obscur… on s’ennuie ferme.
Le gouvernement use de sa maîtrise de l’agenda pour éviter les sujets politiques les plus clivants, susceptibles de réunir les groupes d’opposition contre lui. Résultat : un calendrier parlementaire occupé par de nombreux textes modestes et sectoriels : interdire la discrimination des salariés engagés dans un projet d’adoption ou de PMA, affirmer l’importance du parcours inclusif des élèves handicapés, créer la notion d’homicide routier pour lutter contre les violences routières, préserver les droits des victimes dépositaires de plaintes classées sans suite.
D’où l’impression tenace de « flottement » qui pèse sur le Parlement et sur le gouvernement, dans une conjoncture internationale qui redonne, en revanche, de la visibilité au président de la République. Le « programme de travail » dégainé par le premier ministre, pour démentir les accusations d’inaction, peine à sortir du flou.
Renvoyer aux partenaires sociaux le dossier si sensible des retraites permet à François Bayrou, en valorisant la démocratie sociale, de se délester en partie d’une décision forcément risquée. Mais dès lors que le premier ministre s’avance un tant soit peu sur les prochaines conclusions du « conclave », il prend le risque de donner, tant au PS qu’au RN, des raisons de le censurer.
Faute d’un accord solide de non-censure avec l’un ou l’autre, le gouvernement est contraint de naviguer à vue. Il ne peut cependant repousser indéfiniment le moment de vérité que seront les discussions budgétaires pour 2026. Il n’aura pas cette fois-ci l’avantage de l’urgence créée par une précédente censure, et ses talents de négociateurs seront mis à l’épreuve.
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Le premier ministre peut encore placer ses espoirs dans les intérêts des uns et des autres à éviter une crise politique à court terme, surtout une fois que le droit de dissolution sera de nouveau disponible à partir de juillet prochain. Le PS est pour l’heure occupé par son propre congrès, et ses relations distendues avec le NFP peuvent l’inciter à traiter le risque de dissolution avec une certaine prudence. Le RN reste en quête de respectabilité et si Marine Le Pen place ses maigres espoirs de retrouver son éligibilité dans une décision rapide de la Cour d’appel, des élections anticipées la desserviraient.
François Bayrou continue néanmoins de ménager les susceptibilités du parti d’extrême droite et de sa cheffe. D’où sa position d’équilibriste sur la condamnation judiciaire de Marine Le Pen, critiquée jusqu’au sein de sa propre base parlementaire.
La situation de François Bayrou est d’autant plus précaire que sa propre coalition reste fragile et dissonante. Le « socle commun » inventé par Michel Barnier n’a jamais pris le temps de mettre au clair ce qu’il avait en commun, en dehors de sa volonté d’empêcher le NFP et le RN de prendre le pouvoir. Cette « coalition des perdants » ne s’appuie pas sur un contrat formalisé de gouvernement ; ses contradictions internes limitent d’autant plus ses capacités à trouver des accords avec les groupes d’opposition.
Au sein même du « bloc central », le premier ministre, président du MoDem, fait face à la rivalité des chefs des deux autres partis qui le composent, candidats potentiels à la succession d’Emmanuel Macron : Gabriel Attal, désormais secrétaire général de Renaissance, et Édouard Philippe, fondateur du parti Horizons, qui a ouvertement exprimé son scepticisme quant à la capacité du gouvernement de sortir de l’inaction.
Mais la principale difficulté reste le mariage de raison avec Les Républicains, eux-mêmes déchirés par la rivalité entre leur principal ministre, Bruno Retailleau, et le président du groupe à l’Assemblée nationale Laurent Wauquiez. Les différences d’approche entre les centristes et les conservateurs sont susceptibles de bloquer certains dossiers, et d’abord la réforme du mode de scrutin. L’adoption d’une représentation proportionnelle est voulue par François Bayrou, mais la droite y est très hostile. Les atermoiements et les ambivalences du premier ministre sur l’interdiction du voile dans le sport illustrent cette tension entre l’aile conservatrice et l’aile plus libérale de la coalition gouvernementale.
Lors de la constitution du gouvernement Bayrou, l’entrée ou le maintien de « poids lourds » de la vie politique était un choix affirmé du premier ministre. Mais celui-ci se retrouve débordé par les fortes personnalités qui composent son équipe et qui suivent leurs propres agendas ; il peine à déterminer le bon équilibre entre la liberté de parole inédite concédée à ses ministres et le minimum de solidarité gouvernementale à exiger. La question du voile révèle notamment une ligne de facture entre la numéro deux du gouvernement, Élisabeth Borne, plus modérée, et les trois ministres suivants dans l’ordre protocolaire, le trio Valls-Retailleau-Darmanin, sur une ligne plus dure.
Après soixante années de domination du fait majoritaire (1962-2022), le plus souvent autour du président, notre régime connaît la plus grande fragmentation parlementaire de son histoire. L’absence de majorité n’est-elle qu’une parenthèse que refermeront les prochaines élections ? ou la Ve République est-elle entrée dans une phase nouvelle et durable ? Dans cette hypothèse, d’autres pratiques seraient nécessaires pour ne pas osciller en permanence de l’instabilité à l’immobilisme. De vraies discussions de fond entre les forces politiques parlementaires, au sein du « Front républicain » sorti vainqueur des législatives, pour un contrat de législature même minimal, aurait été la condition pour éviter la paralysie.
La plupart des régimes parlementaires européens ont l’habitude des négociations entre partis et des coalitions post-électorales. La centralité de l’élection présidentielle et le scrutin majoritaire des législatives freinent l’adaptation de la France à la culture du compromis et de la délibération parlementaire. Le régime semble piégé dans une phase de transition, où les passages en force du gouvernement ne sont plus aussi faciles – comme l’a montré la censure de Michel Barnier –, mais où les discussions interpartisanes peinent à être productives. D’où un gouvernement qui paraît condamné à faire le dos rond en évitant les sujets qui fâchent. La stratégie d’évitement ne peut toutefois fonctionner que pendant un temps. Si le morcellement politique devait devenir la norme, l’adaptation à la délibération parlementaire deviendrait indispensable.
Damien Lecomte est membre du parti Génération·s.
08.04.2025 à 16:44
Anne-Charlène Bezzina, Constitutionnaliste, docteure de l'Université Paris 1 Sorbonne, Maître de conférences en droit public à l'université de Rouen, Université de Rouen Normandie
Marine Le Pen a été condamnée pour détournement de fonds publics à quatre ans de prison et à cinq ans d’inéligibilité. Cette condamnation est-elle fondée en droit ? Les attaques portées contre les juges et les critiques de nombreux responsables politiques à l’encontre des législations visant à moraliser la vie publique interrogent. L’État de droit, qui désigne un État dans lequel la puissance publique est soumise aux règles de droit, est-il menacé ? Entretien avec la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina.
Comment était motivée la décision du tribunal ?
Anne-Charlène Bezzina : Marine Le Pen et les cadres du RN ont été condamnés pour détournement de fonds publics. Il ne s’agit pas d’un enrichissement personnel comme l’abus de bien social. Sur trois législatures, soit plus de dix ans, un système de financement du parti a été conçu en détournant les enveloppes du Parlement européen affectées aux assistants parlementaires du RN. Ce système est avéré par de nombreuses pièces du dossier. Le nombre de députés, la durée du détournement et les montants, estimés à 4,1 millions d’euros par le tribunal, sont inédits sous la Ve République. Ces éléments constituent l’infraction principale, avec une peine de 4 ans de prison pour Marine Le Pen, dont deux fermes, aménageables sous forme de bracelet électronique.
Qu’est-ce qui justifiait la peine d’inéligibilité de 5 ans avec exécution provisoire, c’est-à-dire son application immédiate ?
A.-C. B. : En plus de la responsabilité d’un détournement de fonds, il y a, pour chacun des responsables politiques prévenus, une réflexion sur l’application d’une peine complémentaire : l’inéligibilité et une modalité d’exécution particulière, l’exécution provisoire. Cela consiste à appliquer la sanction immédiatement, sans attendre le résultat d’un appel. L’inéligibilité avec exécution provisoire a été retenue pour Marine Le Pen.
Il est fréquent pour la justice de recourir à une peine d’inéligibilité pour les élus dans le cas d’atteinte à la « probité » (c’est le terme retenu par le Code pénal). Étant donné qu’il s’agit de peines qui ne peuvent pas toujours donner lieu à une réparation par des dommages et intérêts à des victimes, on frappe là où il y a eu infraction, ici la capacité à susciter la confiance.
Le fait de retenir cette inéligibilité est facilitée pour le juge depuis la loi Sapin 2 de décembre 2016 puisque le juge ne doit plus justifier pourquoi il déclare inéligible un élu politique lorsqu’il est responsable d’une infraction de probité, mais doit justifier pourquoi il ne le déclare pas inéligible. Attention, cette loi n’était pas applicable aux faits reprochés aux parlementaires européens RN puisque ceux-ci étaient antérieurs à son entrée en vigueur. Le juge a donc été obligé de justifier son choix de l’inéligibilité et a également dû justifier pourquoi il l’avait retenue avec la modalité particulière de l’exécution provisoire.
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Les motifs retenus par le juge pour déclarer conforme à la Constitution ce principe de l’exécution provisoire correspondent à ceux que la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel avaient retenus.
Il s’agissait, comme premier élément de motivation, de justifier l’exécution provisoire par une recherche de l’efficacité de la peine. En effet, sans exécution provisoire, avec une candidature de Marine Le Pen à l’élection de 2027, et potentiellement sa victoire, l’inéligibilité n’aurait eu aucune efficacité. Le juge a précisé que cette sanction immédiate, que l’on applique à de nombreux élus ou citoyens, devait s’appliquer de la même manière à une candidate à la présidence de la République puisque la loi est la même pour tous.
Il y aurait une atteinte à l’ordre public démocratique si le juge déclarait inéligible une candidate à une élection tout en lui laissant la possibilité de s’y présenter uniquement parce qu’elle est bien placée pour remporter cette élection alors que sa culpabilité est retenue.
Le second élément de la motivation est le risque de récidive. Contrairement à ce qui est souvent avancé, il n’est pas associé à la qualité de député européen de Marine Le Pen, mais plutôt à sa qualité de « cerveau » du système de détournement de fonds. Le juge a considéré que le RN, n’ayant jamais reconnu avoir contourné les règles de droit avec l’emploi de ses assistants et déniant jusqu’à la caractérisation de l’infraction de détournement de fonds, il y avait un risque que ce système se reproduise tant qu’il n’était pas dénoncé par le parti.
En droit pénal, il faut non seulement vérifier l’élément matériel de l’infraction, c’est-à-dire la commission des faits, mais également l’élément moral, c’est-à-dire la conscience, la négligence ou la reconnaissance des faits. Au fond, c’est le système de défense du RN, mené au mépris de « la manifestation de la vérité », comme l’écrivent les juges, qui leur a fait craindre une possible récidive.
Le juge a donc appliqué la loi pénale dans le respect de l’équilibre imposé par le Conseil constitutionnel à tout juge de l’inéligibilité avec exécution provisoire, à savoir une juste pondération entre l’efficacité de la sanction pénale et la liberté de choix de l’électeur.
Le juge en a retenu une interprétation qui lui est propre et toute interprétation peut être contestée, c’est pourquoi deux parties s’affrontent toujours de manière contradictoire devant le juge et c’est également pour cette raison que la possibilité d’intenter un appel est ouverte par la loi.
Cette exécution provisoire est dure dans ses effets, mais l’on ne peut pas juridiquement considérer qu’elle n’a pas été fondée en droit ou que le juge a proposé une lecture contraire à la loi pour des motifs politiques.
Que pensez-vous des accusations de Marine Le Pen contre une justice politisée ?
A.-C. B. : La défense qui a été choisie par les accusés dès le début du procès est celle d’une « injustice de la justice » motivée par des considérations politiques. Or, il existe une procédure de récusation des juges valable pour tous les citoyens. Si vous croyez en la partialité d’un juge qui va vous juger et que vous pouvez le documenter, vous pouvez obtenir que ces juges ne soient pas désignés dans votre affaire.
Or, le RN n’a pas utilisé ce recours, alors même qu’il avait utilisé presque toutes les exceptions de procédure possibles sur une période de dix ans ! Cela ne rend pas très crédible l’argumentation de juges politisés.
Les magistrats et la justice ont été critiqués par une large partie de la classe politique. Comment recevez-vous ces critiques ?
A.-C. B. : Notre système d’État de droit, impliquant une justice indépendante, fonctionne depuis 1791 dans un climat de défiance mutuelle entre le juge et le politique. La justice, quand elle se prononce sur les affaires politiques, est toujours soupçonnée d’ingérence par les politiques ; son intervention est vécue comme une forme d’empêchement. Cette relation n’a jamais été clarifiée ni apaisée.
Durant la période récente, il y eut un temps où le droit pénal ne pouvait pas pénétrer la vie politique. C’était les affaires Balkany et Dassault, qui étaient protégés par le bureau de leurs assemblées contre toute poursuite.
Puis vers 2013, c’était le vœu des citoyens, il y a eu un basculement avec la création d’un Parquet national financier ou encore de la Haute Autorité pour la transparence dans la vie publique. Les partis et responsables politiques, dont Marine Le Pen à l’époque, ont accepté plus de transparence et ont légiféré en ce sens. La loi Sapin 2 comme de nombreuses législations – jusqu’à aujourd’hui – ont ainsi visé à moraliser la vie politique.
Le Conseil constitutionnel s’est même emparé de cette question de la moralisation politique. Dans la décision QPC du 28 mars 2025, il a estimé que cette « exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants » étaient associées à la sauvegarde de l’ordre public (celui-là même que le juge a retenu pour motiver l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) qui a donc une valeur constitutionnelle. Un chemin considérable a donc été parcouru !
Pourtant, on constate aujourd’hui une véritable inversion par régression. La remise en cause de la législation sur l’inéligibilité portée par le RN l’est aussi par de nombreux responsables politiques, dont Gérard Larcher, Éric Ciotti, Jean-Luc Mélenchon, ou encore par le premier ministre François Bayrou. Cela est très paradoxal quand on pense que François Bayrou, par ailleurs jugé pour une affaire de détournements de fonds publics européens, est l’homme qui a adopté la loi de moralisation de 2017 – peut-être la plus dure d’ailleurs en termes d’inéligibilité dans notre droit.
Peut-on parler de menace sur l’État de droit ?
A.-C. B. : Oui, une menace très sérieuse existe. Jusqu’alors, le RN était assez seul pour dire que la justice était politique. Cet argument se diffuse désormais sur tous les bords de l’échiquier politique.
L’État de droit et la démocratie sont les acquis historiques les plus fragiles puisqu’ils reposent sur un sentiment : celui de la confiance. À partir du moment où le peuple perd confiance, à partir du moment où vous n’estimez plus que ces corps élus vous représentent, il y a un risque de défiance et de changements profonds.
Il suffit d’une majorité suffisamment forte pour, d’un trait de plume, supprimer le Conseil constitutionnel, ou pour diminuer le pouvoir des juges en changeant les infractions.
L’État de droit, pour lequel on se bat depuis 1789, est fragile.
Il y a un discours – et des actes – contre l’État de droit portés par certains politiques, à l’étranger, à l’instar de Trump, mais aussi de Bolsonaro ou d’Orban.
Une telle approche aurait été inaudible il y a quelques années, mais ce discours se diffuse en France. Il rend possible une bascule de l'État de droit.
A contrario, on pourrait citer des pays où l’État de droit et le respect de la justice semblent bien ancrés.
A.-C. B. : Un tel système de mœurs existe dans les républiques scandinaves. Il n’y a même pas besoin de moraliser la vie politique avec du droit pénal financier puisque le système de valeurs retenu par la société conduit à ce que le personnel politique se doit d’être irréprochable pour être élu. Si une affaire éclatait, l’élu démissionnerait de lui-même ou y serait poussé par son parti, dans le seul but de conserver le capital de confiance des électeurs. C’est peut-être cela qui manque à la politique française : non pas de nouvelles lois de moralisation, mais une moralisation du personnel politique par lui-même.
La faible mobilisation pour défendre Marine Le Pen, dimanche 6 avril, et les sondages concernant son jugement ne montrent pas des Français outrés par la décision des juges – au contraire…
A.-C. B. : Effectivement. J’aime imaginer que le peuple se sent en cohérence avec son droit et qu’il s’estime suffisamment protégé avec des infractions punies et par des juges qui appliquent les lois et qui représentent la démocratie. L’inversion des valeurs proposée par Marine Le Pen, qui affirme que la justice menace la démocratie, ne rencontre pas forcément son public.
La France reste l’héritière des Lumières. Une offensive forte existe contre cette culture qui résiste encore aux tentations du populisme même lorsqu’il s’applique à la justice.
Propos recueillis par David Bornstein.
Anne-Charlène Bezzina ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.04.2025 à 16:34
Lisa Colombier, Doctorante en sociologie et en droit, Université de Strasbourg
Aurélien Martineau, Ingénieur de recherche en géographie sociale, Université d'Angers
En 2017, le Plan d’investissement des compétences (PIC) avait pour intention de transformer en profondeur le système de formation en France, tout en réussissant l’insertion professionnelle des citoyens éloignés de l’emploi. Le bilan en 2025 est mitigé. Étude de cas avec le projet la Locomotive, en Maine-et-Loire et en Alsace, auprès de 2 000 personnes sans emploi, accompagnées pendant dix mois.
En 2017, la ministre du travail Muriel Pénicaud appelle de ses vœux à l’édification d’une société de compétences, afin « d’armer nos concitoyens » face aux défis de l’évolution du marché du travail. Lancé en 2018, le Plan d’investissement dans les compétences (PIC) vise à former, dans toute la France, un million de jeunes éloignés du monde du travail et un million de demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés. Issu du rapport de Jean Pisani-Ferry, il ambitionne de répondre aux demandes des métiers en tension, d’anticiper les besoins en compétences associés aux transitions écologique et numérique.
Ce plan, par l’accompagnement de publics très hétérogènes, vise à agir auprès des personnes « les plus vulnérables ». L’objectif pour le ministère du travail : favoriser leur « inclusion » par l’expérimentation de « nouvelles approches de remobilisation, de développement et de valorisation des compétences de ces publics ». Avec près de 13,8 milliards d’euros de budget, il est piloté par le ministère du travail pour une durée de cinq ans. Structurés en plusieurs axes d’intervention, une grande part des fonds sont alloués à une intervention à l’échelle régionale et à différents dispositifs nationaux, ainsi qu’à des appels à projets expérimentaux nationaux.
Au terme du plan, le bilan est mitigé et critique. C’est ce que relève la Cour des comptes dans son rapport d’évaluation du PIC, publié en janvier 2025.
Le constat de la Cour des comptes est cinglant. Elle considère que le PIC n’a pas atteint ses objectifs, car « la société de compétences a été laissée de côté ».
« L’entrée centrée sur la formation et les compétences des publics peu ou pas diplômés a laissé place à une approche plus sociale et globalisante visant les publics éloignés de l’emploi. »
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Les travaux de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) confirment eux aussi ce constat. Ils mettent en exergue que les projets régionaux financés ont rencontré des difficultés de double nature : à la fois liées au « sourcing » dans les formations proposées et aux freins sociaux des publics accompagnés, limitant leur entrée en formation.
L’évaluation de l’une des expérimentations du Plan d’investissement dans les compétences (PIC) montre également les enjeux et limites rencontrés localement par les porteurs de projets.
La Locomotive est lauréate de l’appel à projet 100 % Inclusion. Ce projet est déployé en Maine-et-Loire et en Alsace. Il est porté par un consortium de 33 structures – principalement des associations –, issues des champs de l’emploi-insertion et de l’animation sociale. Il a pour finalité d’accompagner socialement et professionnellement 2 000 personnes sans emploi pendant dix mois.
Le profil de ces personnes est hétérogène : en situation d’isolement, ne recourant pas à leurs droits, citoyens, ne bénéficiant d’aucun accompagnement socioprofessionnel, jeunes à la recherche d’un projet professionnel, etc. Les accompagnements réalisés représentent un « espace-temps » de socialisation et d’entraide pour réinvestir un collectif et retrouver un rythme au quotidien. De facto, les temps collectifs se concentrent en partie sur les freins à l’emploi en complément de rendez-vous individuel avec un professionnel référent.
Dans le cadre de son financement, la Locomotive est soumise à une évaluation en partie liée aux taux d’insertion professionnelle – 500 personnes – ou d’entrée en formation des publics – 200 personnes. Ces objectifs ont été menés à terme.
Cependant, les acteurs professionnels font part de la complexité qu’entraînent les enjeux d’évaluation spécifique à ce programme. Lesquels ? L’insertion professionnelle des publics à court terme – parcours de dix mois – et l’accompagnent des publics dont l’employabilité ne semble envisageable qu’à moyen, voire long terme, au regard des difficultés rencontrées.
Ces enjeux font écho au constat dressé par la Cour des comptes relative à l’approche sociale du PIC. La Locomotive a davantage permis de proposer des accompagnements sociaux et des parcours individualisés aux publics, qu’une réelle orientation, voire un engagement, dans des actions de formations qualifiantes ou certifiantes des publics.
Au travers du PIC, l’État a eu la volonté d’ouvrir le champ d’intervention de l’insertion professionnelle à de nouvelles structures.
L’idée est de faire émerger de nouvelles pratiques d’accompagnement innovantes des personnes éloignées du marché du travail. Il s’agissait en creux de « challenger les trois opérateurs historiques des politiques d’aide à l’insertion professionnelle », c’est-à-dire France Travail, CAP Emploi et les missions locales.
Les structures participant à la Locomotive sont intervenues dans les territoires d’actions en addition à l’existant. Les antennes locales de France Travail et de CAP Emploi n’ont pas été impliquées dans les actions mises en œuvre. En agissant en « additionnalité », il a été nécessaire aux acteurs impliqués d’agir sans entrer en concurrence avec les opérateurs du service public de l’emploi et les dispositifs préexistants. Conclusion : les accompagnements réalisés sont devenus plus complexes. Le consortium a également peiné à mobiliser et intégrer au projet le tissu et les acteurs économiques locaux pourtant en demande de main-d’œuvre.
La dimension expérimentale du PIC a révélé plusieurs limites. Premièrement, les financements temporaires ont engendré une vision à court terme du projet, limitant ainsi l’engagement de certaines structures. La majorité d’entre elles ont recruté des professionnels en contrat à durée déterminée (CDD) pour l’accompagnement, entraînant une rotation importante des personnels. Cette précarité a eu des répercussions sur les accompagnements, qui nécessitent une présence durable des intervenants pour établir une relation de confiance avec les personnes accompagnées.
Deuxièmement, à la fin de l’expérimentation, les personnes accompagnées ne bénéficient plus du projet et de ses actions sur les territoires. La logique du PIC, basée en partie sur des appels à projets, oblige les structures de la Locomotive à anticiper la fin des financements. Elles doivent rechercher de nouveaux appels à projets auxquels candidater pour pérenniser les actions. Les structures associatives sont donc en constante recherche de financements, ce qui peut fragiliser leur capacité à inscrire leurs actions dans le temps long et de manière plus durable au sein des territoires.
Ce dernier constat fait écho aux conclusions du rapport du Conseil économique social et environnemental (Cese) sur le financement des associations en 2024. La baisse de la part des subventions, la hausse des commandes publiques et les appels à projets poussent les associations à avoir un système de gestion court-termisme entraînant une double conséquence : dénaturation et perte de sens de leur action.
Lisa Colombier est doctorante à l'Université de Strasbourg, ayant reçu des financements de la Caisse des dépôts dans le cadre du plan d'investissement dans les compétences.
Aurélien Martineau est géographe, chercheur associé et membre de l'UMR CNRS ESO-Angers 6590, ayant reçu des financements de la part de la Caisse des dépôts dans le cadre du Plan d'Investissement dans les Compétences.
07.04.2025 à 16:55
Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
De la Bataille du Rail à la Grande Vadrouille, du Silence de la mer au Vieil Homme et l’enfant, des classiques du cinéma contribuent à nos représentations de la Seconde Guerre mondiale. Dans quelle mesure ces films reflètent-ils la façon dont la mémoire visuelle des années 1939-1945 s’est forgée et a évolué en France ?
Les cheminots faisant dérailler le convoi allemand Apfelkern dans la Bataille du rail (1946), le duo de résistants malgré eux formé par Louis de Funès et Bourvil dans la Grande Vadrouille (1966) ou encore la famille Bourdelle dans Papy fait de la résistance (1983) ont contribué, avec d’autres personnages de films, à forger une mémoire visuelle de la Seconde Guerre mondiale, dans sa version héroïsante.
Voilà qui nous rappelle combien la fiction a pu tenir une place importante dans la manière dont nos sociétés se représentent le passé. Avec sa puissance de média de masse, le cinéma joue un rôle clé dans la structuration d’une mémoire visuelle du second conflit mondial, comme en témoignent certains succès commerciaux. La Grande Vadrouille a réuni plus de 17 millions de spectateurs, un record ; Papy fait de la résistance quatre millions !
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Alors que l’on commémore les 80 ans de la fin du conflit, il est pertinent d’interroger les topoï comme les silences de ces représentations cinématographiques. C’est ce que nous avons fait avec des étudiantes et étudiants français et allemands dans un séminaire organisé à la Freie Universität de Berlin.
À partir d’un corpus comportant 26 films, dont 11 se focalisaient sur la période 1939-1945, nous avons cherché à savoir dans quelle mesure la manière dont on définit son image en tant que collectif est liée à l’image qu’on se fait de l’Autre.
Introduit par Henry Rousso en 1987 dans le Syndrome de Vichy, le résistancialisme désigne un triple processus visant à marginaliser ce qu’a été le régime de Vichy et à systématiquement minorer son emprise sur la société française ; à construire la « Résistance » en objet de mémoire bien au-delà du nombre réel de ses participants ; à assimiler cette « Résistance » à l’ensemble de la nation.
De la sortie de la guerre à la fin des années 1960, ce mythe résistancialiste structure la plupart des récits filmiques, relève Zélie Martinet, participante du séminaire. « Dans ces productions, les personnages ont souvent un lien, volontaire ou non, avec la résistance ». L’exemple paradigmatique apparaît dans la Grande Vadrouille avec « deux protagonistes qui se retrouvent entraînés à résister, quasi malgré eux, secondés par des Français plus prêts les uns que les autres à les aider ». Une France naturellement résistante car occupée, mais pratiquement sans collaborateurs, ni déportation de Juifs…
C’est en 1974, avec les Guichets du Louvre, centrés sur la rafle du Vél’ d’Hiv’, en juillet 1942, à Paris, que le grand écran devient le lieu de projection d’une crise des mémoires héroïques.
Dans cette évolution, on voit combien le cinéma français sur la Seconde Guerre mondiale reflète davantage les façons dont la société française se représente son passé qu’il ne les infléchit ou les devance.
Ces régimes mémoriels sont le lieu d’une autre évolution : celle de la représentation de l’Allemand.
Dans les productions d’après-guerre, il « correspond d’abord aux stéréotypes du soldat autoritaire et violent, qui s’impose et impose son autorité aux Français », souligne Zélie Martinet. Ainsi, dans la Bataille du rail, en 1946, les cheminots sont rassemblés pour écouter le discours d’un officier allemand. Il les harangue avec un fort accent français et une gestuelle exagérée qui rappela sans doute aux spectateurs les discours de Hitler. Le propos est également sans nuance : « Nous vous tendons la main ; mais si vous nous tendez le poing, on vous cassera la gueule », pour reprendre la traduction de l’ouvrier interprète.
Dans le Silence de la mer – la nouvelle de Vercors que Jean-Pierre Melville adapte en 1949 –, apparaît une autre Allemagne avec Werner von Ebrennac, un officier de la Wehrmacht, francophone et francophile. Cadrages et silences soulignent l’ambiguïté de la relation qui s’instaure au-delà des mots avec la nièce du narrateur chez lequel il est logé. « L’Allemand est alors représenté d’une autre façon : humanisé comme humaniste, il pourrait être dans un autre contexte l’ami de ses ennemis », selon Zélie Martinet, étudiante du séminaire.
Dans Un taxi pour Tobrouk (1961), l’officier distingué au français châtié, joué par Hardy Krüger – grand blond aux yeux bleus affecté à l’Afrika Korps – prolonge cette évolution la décennie suivante. Alors qu’il est prisonnier d’une escouade de FFL (Forces françaises libres), il est si secourable que la méfiance initiale de ses geôliers se transforme en irrésistible sympathie : « À la guerre, on devrait toujours tuer les gens avant de les connaître », finit par dire l’un des Français.
Dans les années 1980, Papy fait de la résistance (1983) apporte comme une conclusion à cette évolution en désarmant cette figure sur le mode comique : alors que la culture du général Hermann Spontz, dont les citations, « attribuées à tort à Goethe ou à raison à Corneille », sont désormais ridiculisées, la face obscure de l’occupant est également tournée en dérision avec Ludwig von Apfelstrudel, demi-frère de Hitler et nazi fanatique. Toutefois, l’humanisation guette : dans la parodie finale des Dossiers de l’écran, l’ancien gouverneur militaire de Paris est devenu le mari de Bernadette Bourdelle.
À l’heure où la réconciliation entre les deux anciens ennemis héréditaires apparaît comme une constante européenne, la mémoire héroïque de la Seconde Guerre mondiale est en passe d’être remplacée par une orientation victimaire structurée autour de la Shoah.
Inversement, si on lie ces représentations de l’Autre à la violence guerrière, Marie Chave – autre participante du séminaire – fait valoir « une autre caractéristique qui s’illustre surtout à travers le contexte historique et la présence allemande ». Et de prendre l’exemple du Vieil Homme et l’enfant (1967) dans lequel les soldats allemands sont quasi absents : présence d’officiers dans un magasin parisien, affiche annonçant des représailles en cas d’attentats dans un village.
Loin du front et des rafles, le film met en avant l’antisémitisme français vu par un enfant juif. Les truculents échanges sur « les » Juifs entre pépé et le petit Claude, enfant caché qui lui a été confié, apportent un regard différent sur le cinéma de guerre : « Sans Allemand ni occupation, disparaît cette représentation habituellement si violente et éprouvante pour les spectateurs », souligne Marie Chave. Pour autant, la mise à distance de l’antisémitisme de la France de Vichy brocarde les stéréotypes et invite à réfléchir sur la violence insidieuse des catégories.
L’utilisation du cinéma ne déforme pas seulement, elle invisibilise aussi ceux qui ne peuvent revêtir les habits de héros, à commencer par le 1,8 million de prisonniers de guerre français.
Comme le relève Eloïse Quinette, qui a participé au séminaire, ils sont « vus comme les perdants de la campagne de 1940 et ne rentrent pas dans le mythe résistantialiste ». Seul l’évadé a droit de cité – et encore : la tentative de Charles Bailly et sa vache Marguerite s’apparente à une pittoresque cavale à travers une Allemagne tantôt bienveillante (du côté des fermiers et surtout des fermières) tantôt si bêtement disciplinée que ses autorités se révèlent inefficaces et qu’on se demanderait presque pourquoi 4,37 % uniquement des captifs dans le Reich ont réussi à se faire la belle.
Sorti en 1955, les Évadés brouille par son huis clos l’image résistancialiste. L’image de l’évadé se politise avec les trois prisonniers cachés dans un wagon qui doit les mener en pays neutre : « Ils ont des motivations diverses et pas toujours patriotiques pour leur projet : rejoindre Londres, rester en Suède ou rentrer en France et attendre », relève encore Éloïse Quinette.
Une différenciation parallèle semble se développer dans les représentations des Allemands : aux gradés bornés et fanatiques qui donnent l’ordre de couler le canot de sauvetage faisant route vers la Suède succèdent des soldats pilleurs et un jeune gardien qui paraît chercher autant que ses passagers clandestins à échapper à la guerre.
Les relations franco-allemandes ne sont pas seulement le propos des films, elles tiennent aussi au contexte de production, avec des accords de coopération cinématographique, notamment à partir de l’entre-deux-guerres.
« Dans les années 1950-1960, des films comme Die Brücke/le Pont, le Silence de la mer ou encore la Grande Vadrouille ouvrent la relation franco-allemande à un horizon d’attente européen. Ils peuvent alors offrir une vision plus nuancée des rapports entre les Français et leurs alliés ou ennemis à travers des figures plus complexes », note Marie-Lou Bruxer, une quatrième participante du séminaire.
À lire aussi : Le retour des pères après la Seconde Guerre mondiale : un tournant dans l’histoire des familles en France ?
Cela conduit à s’interroger sur la capacité de ce cinéma à « façonner les perceptions collectives pour devenir un vecteur de mémoire ». Conclure qu’il s’est imposé comme un outil pédagogique pour transmettre l’histoire serait toutefois hâtif tant les limites existent, à commencer par les droits d’auteur freinant la diffusion et la barrière linguistique restreignant la portée des films.
Certes, le cinéma ne permet sans doute pas de retracer de manière linéaire ou exhaustive l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945. Toutefois, il offre un miroir particulièrement révélateur de l’imaginaire collectif en soulignant combien l’image de soi est étroitement liée à celle de l’Autre. Cette valence du couple franco-allemand à l’écran peut fournir un levier pour interroger les manières dont ces deux nations se construisent, se racontent et se projettent dans une histoire commune européenne.
Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
07.04.2025 à 16:52
Lauren Bakir, Ingénieure de recherche CNRS, Université de Strasbourg
En février dernier, le Sénat a voté une proposition de loi visant à « assurer le respect du principe de laïcité dans le sport ». Pourtant, selon de nombreux juristes et associations de protection des droits humains, ce texte risque au contraire de dévoyer la laïcité et de discriminer les femmes qui portent le voile. Qu’en est-il ?
En 1905, la France adopte la loi de séparation des Églises et de l’État après des débats houleux entre les parlementaires antireligieux et les parlementaires favorables à une loi de liberté. C’est cette seconde approche qui est adoptée, suivant la célèbre phrase du rapporteur de la loi, Aristide Briand : « Notre loi est une loi de liberté, qui fait honneur à une assemblée républicaine ». Une cinquantaine d’années plus tard, l’article 1 de la Constitution de 1958 déclare que la France est une République laïque.
Au-delà des mots et des textes généraux, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Juridiquement, cela signifie que trois éléments sont garantis : la neutralité de l’État, l’égalité entre les cultes, et la liberté de religion. Cette dernière, constamment remise en cause depuis quelques années, implique à la fois la liberté de croire, de ne pas croire, d’extérioriser ses convictions individuellement – par le port d’un voile par exemple – ou collectivement – participer à des cérémonies religieuses par exemple.
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La liberté de religion est le principe et trouve comme limite, comme toute liberté fondamentale, l’ordre public et le respect des droits d’autrui. La neutralité de l’État justifie quant à elle que, de longue date, les personnes exerçant des missions de service public (enseignants à l’école publique, médecins et infirmiers à l’hôpital public, forces de l’ordre, etc.) sont elles-mêmes tenues à la neutralité : elles ne peuvent exprimer leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions.
Pourtant, depuis quelques années, une confusion entre neutralité de l’État et liberté de religion des personnes s’est imposée dans le débat public.
Le 15 mars 2004 est adoptée une loi qui interdit aux élèves de l’école publique de porter des signes manifestant « ostensiblement une appartenance religieuse ». Le 10 octobre 2010, c’est la dissimulation du visage dans l’espace public qui est interdite. Le 8 août 2016, est adoptée la loi Travail qui permet aux employeurs d’insérer dans le règlement intérieur de leur entreprise une « clause de neutralité » : celle-ci permet de restreindre le port de signes convictionnels (religieux, politiques, philosophiques) aux salariés, à certaines conditions (il faut notamment que l’entreprise poursuivre une politique de neutralité, et que l’interdiction ne concerne que les salariés en contact avec la clientèle).
En dépit de la formulation neutre des textes de loi – qui visent tantôt les signes religieux, tantôt la dissimulation du visage, tantôt les signes convictionnels –, c’est bien le port du voile qui motive politiquement ces interdictions, et c’est bien aux femmes qui portent le voile que ces interdictions, une fois entrées en vigueur, s’appliquent en grande majorité.
Si les textes juridiques ne mentionnent pas le voile directement, c’est parce que dans un État de droit libéral et démocratique, certaines règles sont à respecter lorsque les autorités souhaitent limiter nos libertés fondamentales.
L’État de droit a vocation à éviter la tyrannie d’une majorité sur les minorités, à ériger des garde-fous pour éviter l’arbitraire inhérent à tout exercice du pouvoir. L’État de droit implique donc que toute restriction de liberté soit justifiée, proportionnée, nécessaire, adaptée au but poursuivi. Il n’est donc pas possible de viser une religion en particulier, ou un genre en particulier.
La réalité politique et sociale est toute autre : dans les discours politiques, c’est bien le port du voile qui est visé. Qualifié tantôt d’instrument de soumission des femmes, tantôt d’étendard de l’islamisme – des accusations extrêmement graves et, surtout, strictement déclaratives –, c’est bien le port du voile qui occupe et anime le personnel politique.
Dans les faits, ce sont également les femmes qui portent un voile qui sont impactées : elles sont contraintes d’enlever leur voile à l’entrée de l’école, de l’entreprise, ou s’adaptent en cherchant une activité professionnelle n’impliquant pas de nier une partie de leur identité.
Dans un arrêt rendu en juin 2023, le Conseil d’État distingue deux catégories de sportifs. D’un côté, les joueurs sélectionnés pour jouer en équipe de France sont soumis au principe de neutralité du service public, la Fédération étant délégataire d’une mission de service public. D’un autre côté, les autres licenciés ne sont pas soumis au principe de neutralité du service public mais aux statuts des Fédérations. Celles-ci déterminent les règles de participation aux compétitions qu’elle organise, parmi lesquelles les règles permettant d’assurer, pendant les matchs, la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu (par ex. réglementation des équipements et des tenues).
C’est sur cette base que le Conseil d’État juge que la Fédération française de football a pu interdire, dans l’article 1 de ses statuts, le port, pendant les matchs, de « tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », cette interdiction étant « nécessaire pour assurer leur bon déroulement des matchs, en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport ». Pour résumer, les joueurs hors équipe de France sont soumis aux statuts des Fédérations : s’agissant de la Fédération française de football, cela signifie que pendant les matchs, les joueurs ne peuvent porter de signes exprimant leurs convictions.
Il convient de souligner que juridiquement, une telle interdiction est discutable, le risque d’affrontement ou de confrontation découlant d’un éventuel port de signe convictionnel n’ayant jamais fait l’objet d’études précises. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie et devrait rendre sa décision avant la fin de l’année 2025.
Il faut également rappeler qu’en novembre dernier, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, dont une des missions est de contrôler la conformité de nos législations nationales avec nos engagements internationaux, a relevé « avec préoccupation l’élargissement de telles restrictions, telles les interdictions dans le domaine sportif qui, […] dans la pratique, auraient un impact discriminatoire sur les membres des minorités religieuses, notamment les femmes et les filles de confession musulmane », invitant la France à revoir sa copie.
Si cette proposition de loi était votée par l’Assemblée nationale et était promulguée, cela conduirait à systématiser l’interdiction du port du voile dans toutes les compétitions, y compris celles des amateurs. À la distinction actuelle entre joueurs sélectionnés en équipe de France et « représentant », d’une certaine façon, l’État – incluant une obligation de neutralité –, et la liberté laissée aux différentes fédérations dans leurs statuts, se substituerait une interdiction générale concernant toutes les sportives.
La France serait alors le seul pays à nier la liberté de religion des femmes de confession musulmane qui décident de porter le voile de façon aussi étendue. Si le premier ministre considérait le 18 mars qu’il y avait « urgence de légiférer sur le sujet », il semble avoir depuis changé d’avis. Ce revirement de situation ne signifie pas que ce dossier est abandonné. Il dépendra, en réalité, de la conjoncture politique.
Lauren Bakir ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.