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07.04.2025 à 16:52

Laïcité et sport : un sujet surpolitisé, mais qu’en est-il juridiquement ?

Lauren Bakir, Ingénieure de recherche CNRS, Université de Strasbourg

En février, le Sénat a voté une proposition de loi systématisant l’interdiction du voile islamique dans le sport. Selon de nombreux juristes, ce texte risque de dévoyer la laïcité et de discriminer les femmes qui portent le voile.
Texte intégral (1634 mots)

En février dernier, le Sénat a voté une proposition de loi visant à « assurer le respect du principe de laïcité dans le sport ». Pourtant, selon de nombreux juristes et associations de protection des droits humains, ce texte risque au contraire de dévoyer la laïcité et de discriminer les femmes qui portent le voile. Qu’en est-il ?


En 1905, la France adopte la loi de séparation des Églises et de l’État après des débats houleux entre les parlementaires antireligieux et les parlementaires favorables à une loi de liberté. C’est cette seconde approche qui est adoptée, suivant la célèbre phrase du rapporteur de la loi, Aristide Briand : « Notre loi est une loi de liberté, qui fait honneur à une assemblée républicaine ». Une cinquantaine d’années plus tard, l’article 1 de la Constitution de 1958 déclare que la France est une République laïque.

Au-delà des mots et des textes généraux, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Juridiquement, cela signifie que trois éléments sont garantis : la neutralité de l’État, l’égalité entre les cultes, et la liberté de religion. Cette dernière, constamment remise en cause depuis quelques années, implique à la fois la liberté de croire, de ne pas croire, d’extérioriser ses convictions individuellement – par le port d’un voile par exemple – ou collectivement – participer à des cérémonies religieuses par exemple.


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La liberté de religion est le principe et trouve comme limite, comme toute liberté fondamentale, l’ordre public et le respect des droits d’autrui. La neutralité de l’État justifie quant à elle que, de longue date, les personnes exerçant des missions de service public (enseignants à l’école publique, médecins et infirmiers à l’hôpital public, forces de l’ordre, etc.) sont elles-mêmes tenues à la neutralité : elles ne peuvent exprimer leurs convictions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions.

Pourtant, depuis quelques années, une confusion entre neutralité de l’État et liberté de religion des personnes s’est imposée dans le débat public.

Évolutions et restrictions de la liberté de religion depuis 2004

Le 15 mars 2004 est adoptée une loi qui interdit aux élèves de l’école publique de porter des signes manifestant « ostensiblement une appartenance religieuse ». Le 10 octobre 2010, c’est la dissimulation du visage dans l’espace public qui est interdite. Le 8 août 2016, est adoptée la loi Travail qui permet aux employeurs d’insérer dans le règlement intérieur de leur entreprise une « clause de neutralité » : celle-ci permet de restreindre le port de signes convictionnels (religieux, politiques, philosophiques) aux salariés, à certaines conditions (il faut notamment que l’entreprise poursuivre une politique de neutralité, et que l’interdiction ne concerne que les salariés en contact avec la clientèle).

En dépit de la formulation neutre des textes de loi – qui visent tantôt les signes religieux, tantôt la dissimulation du visage, tantôt les signes convictionnels –, c’est bien le port du voile qui motive politiquement ces interdictions, et c’est bien aux femmes qui portent le voile que ces interdictions, une fois entrées en vigueur, s’appliquent en grande majorité.

Face à la réalité juridique, une réalité politique et sociale

Si les textes juridiques ne mentionnent pas le voile directement, c’est parce que dans un État de droit libéral et démocratique, certaines règles sont à respecter lorsque les autorités souhaitent limiter nos libertés fondamentales.

L’État de droit a vocation à éviter la tyrannie d’une majorité sur les minorités, à ériger des garde-fous pour éviter l’arbitraire inhérent à tout exercice du pouvoir. L’État de droit implique donc que toute restriction de liberté soit justifiée, proportionnée, nécessaire, adaptée au but poursuivi. Il n’est donc pas possible de viser une religion en particulier, ou un genre en particulier.

La réalité politique et sociale est toute autre : dans les discours politiques, c’est bien le port du voile qui est visé. Qualifié tantôt d’instrument de soumission des femmes, tantôt d’étendard de l’islamisme – des accusations extrêmement graves et, surtout, strictement déclaratives –, c’est bien le port du voile qui occupe et anime le personnel politique.

Dans les faits, ce sont également les femmes qui portent un voile qui sont impactées : elles sont contraintes d’enlever leur voile à l’entrée de l’école, de l’entreprise, ou s’adaptent en cherchant une activité professionnelle n’impliquant pas de nier une partie de leur identité.

Et dans le sport ? Quel cadre juridique ?

Dans un arrêt rendu en juin 2023, le Conseil d’État distingue deux catégories de sportifs. D’un côté, les joueurs sélectionnés pour jouer en équipe de France sont soumis au principe de neutralité du service public, la Fédération étant délégataire d’une mission de service public. D’un autre côté, les autres licenciés ne sont pas soumis au principe de neutralité du service public mais aux statuts des Fédérations. Celles-ci déterminent les règles de participation aux compétitions qu’elle organise, parmi lesquelles les règles permettant d’assurer, pendant les matchs, la sécurité des joueurs et le respect des règles du jeu (par ex. réglementation des équipements et des tenues).

C’est sur cette base que le Conseil d’État juge que la Fédération française de football a pu interdire, dans l’article 1 de ses statuts, le port, pendant les matchs, de « tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », cette interdiction étant « nécessaire pour assurer leur bon déroulement des matchs, en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport ». Pour résumer, les joueurs hors équipe de France sont soumis aux statuts des Fédérations : s’agissant de la Fédération française de football, cela signifie que pendant les matchs, les joueurs ne peuvent porter de signes exprimant leurs convictions.

Il convient de souligner que juridiquement, une telle interdiction est discutable, le risque d’affrontement ou de confrontation découlant d’un éventuel port de signe convictionnel n’ayant jamais fait l’objet d’études précises. C’est d’ailleurs pour cette raison que la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie et devrait rendre sa décision avant la fin de l’année 2025.

Il faut également rappeler qu’en novembre dernier, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, dont une des missions est de contrôler la conformité de nos législations nationales avec nos engagements internationaux, a relevé « avec préoccupation l’élargissement de telles restrictions, telles les interdictions dans le domaine sportif qui, […] dans la pratique, auraient un impact discriminatoire sur les membres des minorités religieuses, notamment les femmes et les filles de confession musulmane », invitant la France à revoir sa copie.

Que changerait le vote de la proposition de loi visant « à assurer le respect du principe de laïcité dans le sport » ?

Si cette proposition de loi était votée par l’Assemblée nationale et était promulguée, cela conduirait à systématiser l’interdiction du port du voile dans toutes les compétitions, y compris celles des amateurs. À la distinction actuelle entre joueurs sélectionnés en équipe de France et « représentant », d’une certaine façon, l’État – incluant une obligation de neutralité –, et la liberté laissée aux différentes fédérations dans leurs statuts, se substituerait une interdiction générale concernant toutes les sportives.

La France serait alors le seul pays à nier la liberté de religion des femmes de confession musulmane qui décident de porter le voile de façon aussi étendue. Si le premier ministre considérait le 18 mars qu’il y avait « urgence de légiférer sur le sujet », il semble avoir depuis changé d’avis. Ce revirement de situation ne signifie pas que ce dossier est abandonné. Il dépendra, en réalité, de la conjoncture politique.

The Conversation

Lauren Bakir ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

06.04.2025 à 17:35

L’éloignement des détenus étrangers, solution à la surpopulation carcérale ?

Vincent Sizaire, Maître de conférence associé, membre du centre de droit pénal et de criminologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Gérald Darmanin estime qu'afin de faire face à la surpopulation carcérale, il est nécessaire de transférer les détenus étrangers dans leur pays d'origine. Une approche qui ne résiste pas à l'épreuve des faits.
Texte intégral (1691 mots)

Gérald Darmanin, le nouveau garde des sceaux, estime qu’afin de faire face à la surpopulation carcérale qui ne cesse d’augmenter d’année en année, il est nécessaire de transférer les détenus étrangers dans leur pays d’origine. L’efficacité de ces mesures martiales, répétées à l’envi, ne résiste pas à l’épreuve des faits. Pire, elles conduiraient à des effets aussi néfastes que contre-productifs. Il existe d’autres solutions pour réduire le taux d’incarcération.


Le 21 mars dernier, le garde des sceaux a adressé à l’ensemble des procureurs une circulaire les exhortant à user de tous les moyens à leur disposition pour transférer les détenus étrangers dans leur pays d’origine. Présentée dans la presse comme destinée à répondre à la surpopulation carcérale endémique qui sévit dans notre pays depuis plus de vingt ans, la mesure peut paraître frappée au coin du bon sens, le nombre de personnes étrangères incarcérées correspondant, peu ou prou, au nombre de places nécessaires pour remédier à cette situation. A l’analyse, cette solution se révèle pourtant doublement illusoire.

Alors que les prisons françaises comptent environ 19 000 ressortissants étrangers, les mesures préconisées sont loin de permettre le transfèrement de l’ensemble de ces personnes. La circulaire se garde d’ailleurs bien de fixer un quelconque objectif chiffré. D’une part, il faut avoir l’esprit qu’une grande partie d’entre eux sont placés en détention provisoire, se trouvant en attente de leurs procès ou d’une décision définitive sur les poursuites intentées à leur encontre. Et si les personnes étrangères représentent en moyenne un quart de la population carcérale, elles comptent pour un tiers des personnes provisoirement incarcérées, soit environ 8 000 détenus. Sauf à interrompre brutalement le cours des procédures judiciaires les concernant – et, partant, laisser l’infraction en cause sans aucune réponse – il ne saurait évidemment être question de les rapatrier dans leur pays d’origine avant qu’un jugement définitif n’ait été rendu à leur égard.


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Une solution illusoire et impraticable

En outre, que la personne ait été ou non définitivement condamnée, les conventions internationales encadrant ces échanges prévoient qu’aucun transfert ne peut davantage se faire sans que la personne détenue y consente expressément. Cette exigence ne disparait que pour les transferts impliquant des ressortissants d’un pays membre de l’Union européenne, lesquels ne représentent qu’une très faible proportion de la population carcérale. Par ailleurs, aucune mesure de transfèrement ne peut se faire sans l’accord des autorités du pays d’accueil. Il en est de même pour la mesure d’aménagement de peine spécifique aux personnes étrangères soumises à une obligation de quitter le territoire que constitue « la liberté conditionnelle – expulsion » : la personne est libérée avant la fin de sa peine aux seules fins de mettre à exécution, dès sa sortie de prison, son retour dans son pays d’origine. Si cette mesure ne suppose pas l’accord formel du condamné, elle requiert en revanche la délivrance d’un laissez-passer par les autorités étrangères – une procédure dont l’effectivité est aujourd’hui mise à mal par la politique du chiffre qui sévit en la matière. En imposant aux services préfectoraux de délivrer toujours plus d’OQTF chaque année, les autorités les privent d’assurer utilement le suivi de chaque situation individuelle.

Rappelons enfin que le transfert d’une personne détenue dans un autre État ne peut se faire s’il implique une atteinte disproportionnée à son droit à une vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : même si elle en a la nationalité, une personne ne peut être renvoyée dans son pays d’origine si l’essentiel de ses liens personnels et familiaux sont en France et qu’elle y réside depuis de très nombreuses années. On mesure ainsi à quel point, au-delà des effets de manche, les mesures annoncées par le ministère de la Justice ne sont absolument pas susceptibles de remédier à la surpopulation carcérale.

Ces mesures sont d’autant moins susceptibles d’y mettre fin qu’elles conduisent à occulter les véritables causes de ce phénomène. Ainsi que l’a démontré la brutale hausse des incarcérations ayant immédiatement suivi les libérations massives intervenues au plus haut de la crise sanitaire, au printemps 2020, le problème se situe moins au niveau des sorties que des entrées. Le nombre de places de prison a beau augmenter année après année, il reste toujours largement inférieur au nombre de personnes incarcérées. Face à ce constat, il n’existe dès lors que deux solutions si l’on veut vraiment en finir avec la suroccupation dramatique des prisons françaises. En premier lieu, certains acteurs préconisent d’instituer un mécanisme de régulation carcérale « automatique », prévoyant que, lorsque l’ensemble des places d’un établissement sont occupées, aucun nouveau condamné ne peut être incarcéré sans qu’un détenu ne soit libéré préalablement. La mise en œuvre de ce mécanisme suppose toutefois que le nombre de détenus soit identique ou à tout le moins proche du nombre de places. Le taux d’occupation particulièrement élevé des établissements surpeuplés – qui dépasse parfois 200 % – le rend ainsi impraticable en l’état. En l’état du flux de nouvelles incarcérations, sa mise en place supposerait en outre de renforcer considérablement les services chargés de l’aménagement des peines afin qu’ils puissent, en temps utile, faire sortir autant de personnes qu’il en rentre.

Les vraies causes de la surpopulation carcérale

C’est pourquoi il est sans doute préférable de chercher d’abord à agir sur les causes de la surpopulation carcérale. Si le taux d’incarcération a plus que doublé depuis la fin du XXe siècle c’est que, dans le même temps, le nombre d’infractions passibles d’emprisonnement a suivi la même pente ascendante et que les peines encourues pour certaines des plus poursuivies d’entre elles – à l’image des vols aggravés – n’ont également cessé d’augmenter.

Conséquence mécanique de cette évolution, le nombre personnes incarcérées comme la durée moyenne d’emprisonnement ferme n’ont fait que croître. Remédier à la surpopulation carcérale suppose alors de remettre durablement en cause une telle évolution. D’une part, en envisageant la dépénalisation des faits pour lesquels une réponse alternative à la répression paraît plus adaptée et efficace. A l’image de ce qui se pratique dans la majorité des États d’Europe de l’Ouest, mais également au Canada ou en Californie, l’abrogation du délit de consommation de produits stupéfiants, aujourd’hui passible d’un an d’emprisonnement, aurait un effet à la baisse immédiat sur la population carcérale.

De la même façon, substituer à la prison la mise à l’épreuve ou le travail d’intérêt général comme peine de référence pour certains délits – par exemple pour les atteintes aux biens – permettrait de réduire significativement le taux d’incarcération. Rappelons à cet égard que si les personnes étrangères sont surreprésentées dans les prisons françaises, cela tient avant tout à leur précarité matérielle et administrative, qui les prive bien souvent des « garanties de représentation » (un domicile stable, un logement propre permettant notamment de mettre en place une surveillance électronique) qui permettent aux autres d’échapper à la détention provisoire ou d’obtenir un aménagement de leur emprisonnement.

The Conversation

Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

05.04.2025 à 16:53

Algérie – France : quel bilan réel de l’immigration depuis l’indépendance ?

Jean-Baptiste Meyer, Directeur de recherche (Centre Population et Développement), Institut de recherche pour le développement (IRD)

France et Algérie sont socialement et démographiquement imbriquées. Un à deux français sur dix a un lien avec l’Algérie. Les descendants des migrants ont des réussites scolaires et professionnelles égales ou supérieures à la moyenne.
Texte intégral (2236 mots)

Alors que l’immigration nord-africaine est souvent associée à des images négatives - pauvreté, délinquance, radicalisation - par une partie de la classe politique et des médias, plusieurs études montrent que les enfants et petits-enfants d'immigrés algériens réussissent aussi bien - voire mieux - que l’ensemble de la population française au plan scolaire et professionnel.


L’intégration entre les populations de l’hexagone et celle de son ancienne colonie n’a jamais été aussi forte. Près de deux millions de migrants nés en Algérie sont enregistrés en France au début du XXIᵉ siècle) alors qu’au moment de l’indépendance, seuls 400 000 d’entre eux résidaient dans l’hexagone.

Outre les deux millions de migrants algériens, il faut ajouter les descendants de ces personnes migrantes et celles issues d’unions mixtes, qui le multiplient plusieurs fois. Selon le chercheur Azize Nafa, les estimations varient mais concordent sur le fait qu’au moins six millions de personnes constituent cette population transnationale et que dix à douze millions de personnes ont un lien passé et/ou présent avec l’Algérie, en France – soit entre un et deux Français sur dix.

Ainsi, les deux pays se révèlent être démographiquement et socialement imbriqués. Ils conforment un continuum sociétal bien éloigné d’une représentation, politique et imaginaire, de séparation.

Un « binôme » franco-algérien quasi unique dans le monde

Le cas est exceptionnel dans le monde. Seuls les États-Unis d’Amérique et le Mexique peuvent être comparés au binôme franco-algérien. Ainsi, 9 personnes sur 10 émigrées d’Algérie choisissent la France pour destination, et 9 mexicains sur 10 choisissent les États-Unis. Ni l’Allemagne et la Turquie (56 % des personnes immigrées de ce dernier pays choisissent le premier), ni le Royaume-Uni et l’Inde (18 % seulement), ou l’Australie avec ses voisins asiatiques ne montrent une telle intensité/exclusivité de la relation migratoire.

Ces situations d’exception sont dues à plusieurs facteurs : la proximité géographique, liée à un différentiel de développement socio-économique important et l’existence de réseaux sociomigratoires transfrontaliers.


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La phase historique génératrice de cette transnationalisation est surtout consécutive à la période coloniale. C’est la croissance économique au nord, couplée à la croissance démographique au sud, qui a induit ces flux et poussé à cette intégration. Il s’agit d’une forme traditionnelle d’immigration de main-d’œuvre qui ne va pas sans soubresauts entre les États d’accueil et d’origine. Mais elle façonne durablement une société dont les clivages antérieurs – coloniaux ou guerriers – sont parfois reproduits mais aussi éventuellement transformés par la migration.

C’est d’ailleurs le sens qu’il faut donner à l’accord de 1968 tant décrié aujourd’hui, car supposé injustifié. Il venait stabiliser les flux d’une libre circulation instituée par les accords d’Évian. Ce régime d’exception n’est pas un privilège gratuit accordé par la France à l’Algérie : il s’agit d’une adaptation mutuelle à des conditions postcoloniales de coopération. Selon [Hocine Zeghbib], l’accord représente « un compromis entre les intérêts mouvants » des deux pays. Il a sans aucun doute permis à la France de disposer d’une main-d’œuvre extrêmement utile pour son développement économique durant la deuxième moitié des trente glorieuses.

L’image durable de l’ouvrier algérien peu qualifié

Entre 1962 et 1982, la population algérienne en France a doublé comme le rappelle Gérard Noiriel. Les films télévisés de Yamina Benguigui et de Mehdi Lallaoui, soigneusement documentés et abondamment nourris de travaux d’historiens, ont popularisé une représentation durable de cette immigration, essentiellement constituée de travailleurs, venus soutenir l’économie française en expansion de l’après-guerre.

Main-d’œuvre masculine, peu qualifiée, dans des logements précaires et des quartiers défavorisés, la vision s’impose d’une population différente et distincte de celle de bon nombre de natifs. Les catégories socioprofessionnelles dont elle relève sont celles des employés et des ouvriers à un moment où l’avènement de la tertiarisation post-industrielle fait la part belle aux emplois en cols blancs. Ces derniers supplantent les premiers qui deviennent minoritaires à partir de 1975, sur les plans économiques, sociaux et symboliques. Mais ces catégories restent pourtant majoritaires chez les travailleurs immigrés dans les premières années de la migration.

Des secondes et troisièmes générations qui réussissent

Au-delà d’un apport passager et ancien au marché du travail, est-on désormais confronté à ce que certains pourraient décrire comme un « fardeau » socioculturel ?

Les constats empiriques – notamment ceux de Norbert Alter – démontrent le contraire. Ils révèlent la combativité et la créativité accrues des jeunes issus de l’immigration, et leurs réalisations effectives et reconnues, dans divers domaines, notamment socio-économiques.

Les recherches qualitatives que nous avons pu mener font état, depuis plusieurs décennies déjà, de réussites exemplaires de personnes issues de l’immigration, algérienne, maghrébine et autre. Nombreux sont les cas d’entrepreneurs, artistes, chercheurs, journalistes et autres dont les parcours de vie professionnelle s’offrent en référence positive. Mais ce ne sont pas des exceptions qui confirmeraient une supposée règle du passif, du négatif, migratoire. Ces cas n’ont rien d’anecdotique ou d’exceptionnel. Les statistiques disent la même chose.

Plusieurs enquêtes récentes comme Trajectoires et Origines TeO2 menée par l’INED en 2020 ainsi que l’enquête emploi de l’Insee, font état d’une réussite éducative et socioprofessionnelle des descendants de l’immigration maghrébine en France.

Catégories socioprofessionnelles des actifs occupés (2020)

Thomas Lacroix. Marocains de France à la croisée des chemins. In Mohamed Berriane (dir.). Marocains de l’extérieur – 2021, Fondation Hassan II pour les Marocains Résidant à l’Etranger. INSEE.

Pour les deuxièmes et troisièmes générations, cette réussite s’avère statistiquement comparable, équivalente et même parfois supérieure, à l’ensemble de la population française. Ainsi les catégories « artisans, commerçants et chefs d’entreprise » de même que celle des « cadres et professions intellectuelles supérieures » sont mieux représentées (29 %) dans les populations issues de l’immigration maghrébine que pour la moyenne des Français (26 %).

L’image d’une population immigrée globalement ségréguée et défavorisée mérite donc quelques corrections fondamentales.

Concernant les marocains de l’extérieur, l’enquête emploi de l’Insee analysée par Thomas Lacroix montre que la première génération demeure moins favorisée, avec une catégorie ouvrière surreprésentée par rapport à la population générale. En revanche, pour les Algériens, la proportion des ouvriers y est à peine supérieure à celle de l’ensemble tandis que celle des cadres et professions intellectuelles a même un point de pourcentage au-dessus. Le paysage social a donc significativement évolué depuis l’indépendance.

Cela est dû en partie à l’éducation qui permet des rattrapages rapides des populations immigrées vis-à-vis des natifs. De ce point de vue, les résultats de l’enquête Trajectoire et origines de l’INED confirment les statistiques de l’Insee, montrant qu’après deux générations, les niveaux de performance dans l’enseignement supérieur sont équivalents entre les deux populations – ce rattrapage se réalise même dès la première génération lorsque ses ressortissants viennent de couples mixtes.

Un brassage synonyme d’intégration malgré des discriminations

Le brassage apparaît ainsi comme un facteur significatif d’intégration et d’égalité. Toutefois, selon cette enquête et à la différence de celle de l’Insee, le débouché sur le marché du travail est un peu moins favorable pour les personnes issues de l’immigration que pour les natifs. Les auteurs expliquent cette différence par une discrimination persistante envers les populations d’origine étrangère, maghrébine en particulier, en s’appuyant sur les travaux de Dominique Meurs.

Cette persistance de formes de discrimination, ainsi que les situations sociales désavantageuses dont souffre la première génération immigrée ne sont pas sans conséquences. Cette situation nuit bien sûr à cette population, mais nourrit également du ressentiment. C’est dans ce contexte que germent des discours haineux à son égard ou, à l’inverse, vis-à-vis de la France. D’un côté, on opère l’amalgame entre immigration et délinquance au vu de conditions sociales dégradées ; de l’autre s’expriment d’acerbes dénonciations à propos de la méfiance subie par les migrants d’Algérie. Pourtant, ces discours ne reflètent pas la totalité des liens, pour beaucoup indissolubles et féconds, que le temps a tissés entre ce pays et la France.

Changer de regard

Les constats précédents nous invitent à reconnaître ce que les circulations trans – méditerranéennes ont produit : une société qui déborde chacune de ses parties et dont l’intégration s’avère globalement positive. Certes, des inégalités perdurent ainsi que des souffrances et des acrimonies. Mais ces difficultés demeurent limitées et ne devraient guère constituer la référence majeure de politiques, de part et d’autre de la Méditerranée, qui abîmeraient le lien social entre des populations mêlées, sur des territoires souvent partagés.

The Conversation

Jean-Baptiste Meyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.04.2025 à 17:50

Vers une inscription du non-consentement dans la définition du viol ?

Audrey Darsonville, Professeur de droit pénal, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Un texte de loi transpartisan préconise d’intégrer le non-consentement dans la définition du viol. Cette proposition a été adoptée le 1ᵉʳ avril en première lecture par l’Assemblée nationale et doit être examinée au Sénat.
Texte intégral (1853 mots)

S’appuyant sur un rapport de la Délégation des droits des femmes, un texte de loi transpartisan préconise d’intégrer le non-consentement dans la définition du viol. Cette proposition a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 1er avril et doit être examinée au Sénat.


Selon le Code pénal, le viol est défini comme un acte de pénétration sexuelle commis avec violence, contrainte, menace ou surprise. Pour condamner un agresseur, les juges doivent donc démontrer que ce dernier a commis l’acte sexuel en recourant à la violence, la contrainte, la menace ou la surprise. L’usage d’un de ces quatre modes d’action démontre l’absence de consentement de la victime. Or, par un curieux paradoxe, l’incrimination du viol est donc tournée vers le défaut de consentement de la victime mais occulte soigneusement de le nommer.

C’est à cette lacune que se propose de répondre la proposition de loi déposée le 21 janvier 2025. Elle énonce que le consentement suppose d’avoir été donné librement, qu’il est spécifique et qu’il peut être retiré à tout moment. Elle décrit des situations dans lesquelles il n’y a pas de consentement, violence, menace, surprise ou contrainte, mais aussi en cas d’exploitation de la vulnérabilité de la victime. La proposition souligne aussi que le consentement de la victime ne peut se déduire du silence ou de l’absence de résistance de la victime. Le célèbre adage « qui ne dit mot consent » serait enfin banni, qui ne dit ne consent pas nécessairement à un acte sexuel.


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La proposition s’inscrit dans un double objectif, s’aligner avec le contexte européen qui tend à une telle inscription du consentement dans la loi pénale et lutter contre les classements sans suite massifs des plaintes déposées pour des faits de viol ou d’agression sexuelle, comme l’explique la Commission nationale consultative des droits de l’homme le 18 mars 2025 : « Alors que, selon la dernière enquête VRS (vécu et ressenti en matière de sécurité) de l’Insee parue fin 2023, 270 000 femmes affirment avoir été victimes de violences sexuelles, seules 6 % d’entre elles ont déposé plainte. Le taux de classement sans suite est, quant à lui, extrêmement élevé : 86 % dans les affaires de violences sexuelles, atteignant même 94 % pour les viols ».), principalement en raison du caractère insuffisamment caractérisé des faits dénoncés.

Le contexte européen

Jusqu’à présent, la France ne s’était pas mise en conformité à la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, signée en 2011 (et ratifiée par la France en 2014).

Cette Convention traite de la question du consentement dans le viol en ces termes : « Le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes ». Le GREVIO (Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), organe de contrôle de l’application de la convention d’Istanbul, a rendu un rapport relatif à la France en 2019. Ce dernier pointe les lacunes de la législation française du fait de son refus d’intégration de la notion de libre consentement.

Enfin, plus d’une quinzaine de pays européens (l’Allemagne, la Belgique, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, l’Irlande, l’Islande, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, le Royaume-Uni, la Slovénie, la Suède et la Suisse) ont changé leur législation dont des pays au système judiciaire proches du notre comme la Belgique.

En outre, la France ne peut occulter ses obligations relatives à la jurisprudence de la Cour européenne. En effet, depuis l’arrêt de la Cour européenne M.C. c. Bulgarie du 4 décembre 2003, les juges de Strasbourg ont imposé aux États une obligation positive de promulguer une législation pénale permettant de punir effectivement le viol par une appréciation de la notion de consentement qui ne soit pas fondée uniquement sur l’exigence d’une violence ou d’une opposition physique de la victime.

Cette décision a été rendue il y a plus de 20 ans et, depuis, la Cour a toujours maintenu cette position comme encore récemment lors de l’arrêt du 12 décembre 2024, affaire Y. c. République tchèque. Le couperet se rapproche cette fois-ci de la France puisque sept requêtes sont actuellement pendantes devant la CEDH concernant le traitement judiciaire français du viol. Sans faire de droit fiction, il est probable que la France soit condamnée en 2025 au regard de la jurisprudence européenne.

Une réforme française inévitable ?

Sans attendre cette probable condamnation, La France s’est engagée sur la voie d’une réforme. La proposition de loi déposée en janvier dernier a fait l’objet d’un avis consultatif du Conseil d’État, rendu le 11 mars. Dans cet avis, le Conseil d’État retient que l’inscription du consentement dans la loi sur le viol est opportune car « l’objectif poursuivi par les auteurs de la proposition de loi en recourant à cette rédaction était de renforcer la répression de l’infraction dans les situations de vulnérabilité organisées ou exploitées par l’auteur, notamment celles nées d’un état de sidération ou d’emprise, pour contraindre la victime à un acte sexuel ». Ainsi, la loi permettra de consolider les avancées de la jurisprudence en énonçant des dispositions claires.

Le Conseil d’État critique en revanche certaines formulations de la proposition et a énoncé une nouvelle définition du consentement. Cette formulation a été intégrée par voie d’amendements devant la commission des lois et le texte adopté le 1er avril en première lecture à l’Assemblée nationale retient donc cette définition résultant de l’avis du Conseil d’État.

Le texte adopté expose qu’est une atteinte sexuelle « tout acte sexuel non consenti commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur » ; « Au sens de la présente section, le consentement est libre et éclairé́, spécifique, préalable et révocable. Il est apprécié́ au regard des circonstances environnantes. Il ne peut être déduit du seul silence ou de la seule absence de réaction de la victime. Il n’y a pas de consentement si l’acte à caractère sexuel est commis avec violence, contrainte, menace ou surprise, quelle que soit leur nature ».

Quelles suites pour ce texte ?

La proposition de loi ne fait pas l’unanimité et, d’ailleurs, elle a été adoptée par 161 voix pour et 56 contre. Le texte fait l’objet de critiques, notamment au regard de la présomption d’innocence de la personne mise en cause. Cet argument a été écarté par le Conseil d’État de même que l’inquiétude relative au fait d’exposer encore davantage la victime dans les poursuites pour viol. C’est même l’inverse qui est postulé par cette réforme dont la finalité est de déplacer le curseur de la victime vers le mis en cause afin de l’interroger sur le fait de savoir s’il s’est assuré du consentement de l’autre.

L’avenir de la loi est désormais entre les mains du Sénat qui adoptera ou non la proposition. Cependant, quelle que soit l’issue du travail parlementaire, cette proposition aura eu le mérite de mettre au cœur du débat sociétal la question du consentement en matière de violence sexuelle. Le procès de Mazan aura éclairé de façon particulièrement cruelle à quel point le consentement de l’autre, et particulièrement celui de la femme, était indifférent pour beaucoup. Combien de fois au cours de ce procès les accusés ont-ils tenu des propos tels que « je pensais qu’elle était d’accord » (en présence d’une femme sous sédation chimique et donc dans l’incapacité de parler pour manifester un accord) ou encore, « son mari était d’accord donc cela suffisait » (en négation absolue du fait que l’épouse n’avait elle pas donné son consentement).

De tels propos trahissent bien que, comme le Conseil d’État l’a rappelé, les viols et les agressions sexuelles sont « avant tout, un viol du consentement ». La loi, si elle est votée définitivement, sera une première étape importante qui devra, pour produire effet, être accompagnée de moyens humains et matériels pour changer l’appréhension judiciaire du viol.

The Conversation

Audrey Darsonville ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.04.2025 à 16:55

Donald Trump : bateleur de foire ou habile stratège ? Ses techniques de négociation décryptées

Alain Somat, Professeur de psychologie sociale, Université Rennes 2

Fabien Girandola, Professeur de Psychologie Sociale, Aix-Marseille Université (AMU)

Stéphane Amato, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université de Toulon

Les annonces brutales de Donald Trump concernant le commerce, l’Ukraine ou le Groenland, déstabilisent la scène internationale. Mais ses techniques de manipulation et de négociation sont bien connues des chercheurs en psychologie sociale.
Texte intégral (1712 mots)

Droits de douane exorbitants, volonté d’annexer certains pays voisins, humiliation du président ukrainien… La tactique incendiaire de Donald Trump choque et déstabilise la scène internationale. Mais ses techniques de négociation et de manipulation sont bien connues des chercheurs en psychologie sociale.


Traiter le président Volodymyr Zelensky de « dictateur », avancer qu’« il joue avec la troisième guerre mondiale », menacer de taxer de 200 % le champagne français et les vins européens, vouloir « annexer » le Canada un jour puis le Groenland le lendemain et poursuivre avec le canal de Panama pour prétendre ensuite que la bande de Gaza sera la future « Riviera du Proche-Orient ». Autant de déclarations, en première analyse, qui peuvent apparaître plus insensées les unes que les autres. Il reste qu’elles permettent au 47e président des États-Unis d’envahir, jour après jour, semaine après semaine, l’espace médiatique national et international.

Pour les observateurs occidentaux les plus avisés, Donald Trump recourt, ce faisant, à un rapport de force permanent, contrastant avec les traditions diplomatiques entre États souverains. Certains analystes politiques ont qualifié cette stratégie de « carpet bombing » : envoyer d’abord un tapis de bombes pour mieux négocier par la suite.


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La question n’est pas tant de savoir si cette méthode a été arrêtée de façon unilatérale par le président Trump ou si elle a été le fruit d’une concertation avec ses conseillers et son administration. L’interrogation est tout autre : cette stratégie présente-t-elle un bénéfice quelconque ?

Sur la base des travaux réalisés par les psychologues sociaux (Joule et Beauvois, 2024), nous pouvons légitimement penser – qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse – que cette « brutalité assumée » est redoutablement efficace. Regardons de plus près pour se donner les moyens de l’analyse.

Souffler le chaud et le froid

Dans un premier temps, on formule une demande totalement inacceptable, en montrant « ses muscles » dans un double but : premièrement, mettre la barre très, très haut ; deuxièmement, effrayer ainsi la partie adverse. Pensons, par exemple, à la demande initiale adressée par le président Trump au sujet de l’accès des États-Unis aux terres rares ukrainiennes en compensation de l’aide militaire et financière versée depuis trois ans, demande exorbitante, comportant la mention d’un montant de 500 milliards de dollars !

Puis, dans un second temps, on formule une demande moins déraisonnable, 300 milliards – un « deal » restant très avantageux pour les États-Unis – dans un climat plus apaisé, en affirmant avoir « beaucoup de respect » pour celui qu’on avait, la veille, qualifié de dictateur. Tel est, pour le président Trump, la meilleure manière d’arriver à ses fins sur le terrain de la négociation.

Le comble : en acceptant, ses interlocuteurs auraient, en prime, le sentiment d’avoir échappé au pire ! Pensons à la manière dont ont été négociés les accords de libre-échange sous l’administration Trump en 2017 en justifiant, par des raisonnements biaisés, des augmentations très significatives des droits de douane (se référer aux négociations sur l’Alena entre le Mexique, le Canada et les États-Unis).

Les volte-face du président états-unien – souffler le chaud et le froid – pour imprévisibles qu’elles puissent paraître, sont sous-tendues par une option stratégique exposée, dès 1987, dans son ouvrage autobiographique The Art of the Deal (co-signé avec le journaliste Tony Schwarz) :

« Je vise très haut, et je continue à pousser, pousser et pousser pour obtenir ce que je veux. »

À y regarder de près, Trump recourt à deux techniques d’influence – pour ne pas dire de « manipulation » – décrites et explicitées par Joule et Beauvois dans leur célèbre best-seller Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens(2024).

L’efficacité de chacune de ces techniques, prises isolément, est expérimentalement démontrée, ce qui signifie qu’en recourant à l’une ou à l’autre de ces procédés, on augmente significativement ses chances de parvenir à ses fins.

La première, la technique dite de la « porte-au-nez », consiste à formuler une requête exorbitante (demander à quelqu’un de s’arrêter de fumer pendant un mois) avant de faire une proposition plus acceptable néanmoins encore coûteuse (demander de s’arrêter de fumer pendant vingt-quatre heures). Cette technique s’apparente aux pratiques de marchandage : on part d’une position extrême en vue de parvenir durant la transaction à l’accord le plus avantageux possible.

La technique de la « porte-au-nez »

On doit à Cialdini et à ses collègues la première démonstration expérimentale du phénomène de « porte-au-nez ». Il s’agissait d’obtenir d’étudiants qu’ils veuillent bien accompagner durant deux heures de jeunes délinquants en visite au zoo. En formulant directement cette requête (groupe contrôle), les chercheurs obtinrent un taux d’acceptation de 16,7 %. En utilisant la technique de la « porte-au-nez », ils obtinrent un taux d’acceptation de 50 %.

Cette fois, ils formulèrent, d’abord, une demande démesurée :

« Nous sommes en train de recruter des étudiants qui accepteraient de travailler comme conseillers bénévoles au centre de détention pour jeunes délinquants de la région. Ce travail exige que vous leur consacriez deux heures hebdomadaires pendant au moins deux ans. Vous seriez amenés à tenir le rôle du grand frère de l’un des garçons du centre de détention. Seriez-vous intéressé ? »

Évidemment, tous les étudiants sollicités refusèrent.

La seconde requête était présentée différemment :

« Nous recrutons également des étudiants pour accompagner un groupe de jeunes du centre de détention lors d’une visite au zoo. Ici encore nous avons besoin de bénévoles et cela vous prendrait environ deux heures dans l’après-midi ou la soirée. Seriez-vous intéressé ? »

La technique de la « porte-au-nez » permit donc de tripler le nombre de personnes qui acceptèrent d’accompagner des délinquants en visite au zoo.

La technique de la « crainte-puis-soulagement »

La seconde technique, dite de « la crainte-puis-soulagement », consiste d’abord à faire peur voire très peur (en informant les participants d’une expérience scientifique, alors qu’ils ne s’y attendaient pas, qu’ils vont devoir recevoir des chocs électriques), puis à se montrer rassurant (en leur faisant savoir qu’ils n’auront finalement pas à endurer ces chocs). En procédant ainsi, les chercheurs ont observé que les personnes acceptaient ensuite plus facilement de faire ce qu’on souhaitait les voir faire, même avec des demandes coûteuses (collecter pendant plusieurs heures de l’argent dans la rue).

Dolinsky et Nawrat) furent les premiers à étudier expérimentalement la technique de la « crainte-puis-soulagement ».

Une de leur recherche concerne des automobilistes s’étant garés à un endroit interdit. En revenant, ils trouvaient sous l’essuie-glace du véhicule, un papier paraissant être un PV. Dans un cas, il s’agissait d’une simple publicité, dans l’autre, d’une injonction les enjoignant à se présenter au poste de police pour stationnement illicite. L’expérimentatrice, cachée pour l’occasion, laissait l’automobiliste lire le message, puis elle se présentait :

« Bonjour, je suis étudiante… Voudriez-vous remplir un questionnaire pour me rendre service ? Cela ne prendra que quinze minutes. »

Le taux d’acceptation fut de 32 % dans le groupe contrôle, groupe dans lequel les automobilistes n’avaient trouvé aucun papier sur leur pare-brise, contre 62 % dans la condition de « crainte-puis-soulagement » (chez les personnes ayant été confrontées à la publicité). Du simple au double donc.

Ce taux est très différent pour les personnes assignées à comparaître au commissariat : 8 % seulement. C’est donc bien sur la spécificité du couple « crainte-soulagement », et non pas sur la peur en tant que telle, que repose la performance de ce procédé.

Quand on sait que l’articulation de ces deux techniques de manipulation permet encore de gagner en efficacité et considérant la manière dont Donald Trump les esquisse dans son ouvrage The Art of the Deal, nous sommes en droit de nous poser une question essentielle.

Le président des États-Unis, plutôt qu’un bateleur de foire, ne serait-il pas un habile stratège, qui utiliserait, à escient, ces mécanismes dont l’efficience est démontrée, depuis plusieurs décennies, lors de recherches de laboratoire et de terrain ?

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

01.04.2025 à 16:14

Lutte contre l’islamisme, laïcité : l’interdiction du voile dans le sport est-elle justifiée ?

Jean-François Loudcher, Professeur des universités en sciences historiques et sociales, Université de Bordeaux

Poussé par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, le premier ministre François Bayrou s’est engagé à interdire le voile islamique dans les compétitions sportives. Entrisme islamique, respect de la laïcité : les arguments de la droite et de l’extrême droite sont-ils fondés ?
Texte intégral (1772 mots)

Le 18 février, une proposition de loi LR, adoptée par le Sénat, a marqué une étape importante en direction d’une interdiction du port du voile islamique dans les compétitions sportives. Poussé par Bruno Retailleau et Gérald Darmanin, le premier ministre François Bayrou a promis d’accompagner la démarche des LR en proposant une loi à l’Assemblée nationale. Cette interdiction est-elle justifiée ? Le sport est-il soumis à l’entrisme islamiste comme l’affirment la droite et l’extrême droite et le voile en est-il son cheval de troie ?


Depuis la proposition de loi du LR Michel Savin sur l’interdiction du voile dans les compétitions sportives pour les fédérations ayant une délégation de service publique, le débat enflamme la classe politique et les réseaux sociaux. Si la droite considère que la neutralité s’impose dans le sport, la gauche dénonce une stigmatisation des sportives musulmanes et un dévoiement de la loi de 1905. Or, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’examen de quelques articles de loi, mais plusieurs décennies de polémiques et de discussions autour d’une position particulière de la laïcité que la proposition LR cristallise.

Au sein du gouvernement, les clivages sont explosifs. La ministre des sports, Marie Barsacq, a mis en garde « contre les « confusions » et les « amalgames » entre port du voile et « radicalisation dans le sport ». Bruno Retailleau, ministre de l’intérieur, s’est dit en « désaccord radical » avec la ministre des sports. Gérard Darmanin, ministre de la justice, favorable à l’interdiction du voile dans le sport, a fait pression sur le premier ministre, mettant sa démission dans la balance. François Bayrou inscrira bien cette interdiction dans un futur projet de loi.

Propositions de loi et enjeux politiques

La proposition de Michel Savin est la quatrième tentative du groupe LR. Il est l’aboutissment d’une longue offensive.

Dès 2019, Les Républicains ciblent la lutte contre le séparatisme et la « radicalisation islamiste » dans le sport suite à l’attentat de la Préfecture de police et l’assassinat de Samuel Patty l’année suivante en 2020. Ceci à travers la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République et celle du 2 mars 2022 « visant à démocratiser le sport en France ».

LR souhaite déjà interdire le voile dans les compétitions sportives mais l’opposition de Roxana Maracineanu, socialiste et ministre des sports de 2018 à 2022 (gouvernements d’Edouard Philippe et de Jean Castex) permet de repousser leurs offensives. La ministre propose le CER Contrat d’Engagement Républicain qui oblige les associations demandant des subventions à respecter certains principes de laïcité.


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Par ailleurs, les enquêtes initiées par la ministre relativisent la menace d’entrisme islamique. Sur 592 contrôles effectués par le biais des cellules de lutte contre l’islamisme radical et le repli communautaire (CLIR), seules 9 fermetures de clubs ont eu lieu.

Pourtant, en 2024, avec le soutien du gouvernement Attal, le groupe Les Républicains a l’opportunité de déposer une première proposition de loi en mars 2024, puis une seconde en juin. Le rapporteur, le sénateur LR Stéphane Piednoir, s’appuie sur les enquêtes de Roxana Maracineanu auxquelles il ajoute le résultat de 100 contrôles réalisés par le ministère des sports en 2022-2023. Ce dernier n’évoque pourtant que 6 cas de séparatisme.

Après la dissolution de l’AN de juin 2024, les députés d’Ensemble pour la république (EPR) tentent de récupérer l’initiative en déposant une troisième proposition de loi (le 29 octobre 2024) – sans succès.

La mission flash sur la laïcité dans le sport

Sous le gouvernement Bayrou, Les Républicains reviennent à la charge et déposent leur quatrième proposition de loi en février 2025.

Dans la foulée, le député Rassemblement national Julien Odoul prend l’initiative avec une « mission flash » qu’il co-dirige aux côtés de la députée EPR Caroline Yadan.

Le rapport est à charge, utilisant des informations parcellaires et orientées. Ainsi, il n’est pas mentionné la conclusion de l’enquête rendue par l’Institut des Hautes Etudes du Ministère de l’Intérieur qui précise que « les données collectées ne permettent pas de soutenir un rôle déterminé de la pratique sportive en soi ou de l’association sportive dans la radicalisation ».

Finalement, la mission flash envoie un message saturé de nombreux exemples et chiffres qui, mis bout à bout, font figure de démonstration. L’analyse du phénomène voile/entrisme est limitée mais la référence confuse au principe de laïcité fait figure de boussole.

Laïcité à la française et sport

Cette référence à la laïcité, régulièrement assénée dans les débats parlementaires et face aux associations défendant le port du voile, repose sur l’idée d’une neutralité existant en soi, inscrite dans le marbre de la loi de 1905. Or, l’analyse de cette loi montre une dynamique complexe. Cette législation se forme à partir de la proposition de Ferdinand Buisson, intransigeante, étendant la laïcité à tous les citoyens mais aussi avec celle d’Aristide Briand, plus tempérée, qui permet aux associations cultuelles (patronages, clubs de sport…) de fonctionner selon les règles de leur culte.

La laïcité « à la française » s’est construite sur un équilibre dynamique entre plusieurs tendances. On peut considérer qu’elle est désormais menacée par l’expression d’une neutralité plus radicale. En effet, la volonté de conciliation promue dans la loi de 2004, encore perpétuée dans la note de service sur l’abaya de 2023, ainsi que dans la proposition de l’Assemblée nationale d’octobre 2024 consistant à « saisir les organes disciplinaires compétents » à l’issue d’un « dialogue avec les intéressés », disparaît dans la proposition LR de Michel Savin.

Décrypter la proposition de loi de 2025

Finalement, la proposition de loi de février 2025 manque la cible de l’entrisme religieux pour deux raisons. D’une part, parce que, contrairement à la loi scolaire de 2004 dont elle s’inspire, la laïcité est à construire dans le sport, elle n’existe pas d’emblée. Il faut donc envisager la mise en œuvre de procédures pour y accéder sur le modèle du Contrat d’Engagement Républicain. D’autre part, la formulation de la proposition de loi est discutable. En effet, la notion de « signe » religieux renvoie à une « tenue » donc, et non à des attitudes ou démarches répréhensibles.

Le port seul du voile peut difficilement mettre en péril la République tant qu’il est du même ordre que « servir des repas sans porc dans les cantines aux élèves […] qui ne constitue évidemment pas une entrave au vivre ensemble dans le respect de règles de droit communes » selon les termes de Jean-Fabien Spitz. C’est bien l’intention de son affichage, par provocation, par choix personnel, par inadvertance ou par entrisme, dont on doit se saisir. Dès lors, la République doit montrer qu’elle sait faire ces différences et défendre les particularités.

Plutôt que d’interdire, il serait intéressant de légiférer sur les conditions d’autorisation du port du voile afin de construire cette « laïcité », laissant « saisir les organes disciplinaires compétents », autrement dit des structures spécialisées, « à l’issue d’un dialogue avec les intéressés » pour en juger la portée symbolique.

Rappelons enfin qu’en choisissant une interdiction du voile dans les compétitions sportives, la France serait particulièrement isolée parmi les nations du monde et d’Europe. Selon Amnesty International, il s’agirait du seul pays parmi 38 pays européens à le faire.

La proposition Savin liant port du voile et entrisme islamique et politique est à revoir. Indéniablement, des phénomènes de séparatisme et d’atteinte à la laïcité existent. Progressent-ils et dans quelle mesure sont-ils liés au sport ? Des études indépendantes fiables sur ce sujet doivent être menées.

The Conversation

Jean-François Loudcher ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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