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06.11.2024 à 15:38

TikTok manipule les ados et les met en danger : la plate-forme poursuivie aux États-Unis, l’Europe interdit son application « Lite Rewards »

Nathalie Devillier, Docteur en droit international, Auteurs historiques The Conversation France

TikTok peut avoir un impact sur la santé mentale des adolescents. L’entreprise est poursuivie par la justice américaine. L’Union européenne a interdit l’application TikTok Lite Rewards.
Texte intégral (1538 mots)

TikTok peut avoir un impact sur la santé mentale des adolescents, avec des risques de suicide. L’entreprise est poursuivie par la justice américaine pour son application TikTok Lite Rewards. Les poursuites ont révélé que les effets néfastes sur la santé mentale, renforcés par l’algorithme, étaient connus de l’entreprise. La législation européenne a interdit cette application.


TikTok Lite Rewards est un programme de récompenses intégré à TikTok Lite, la version allégée de TikTok. L’utilisateur gagne des points en regardant des vidéos, en invitant des amis, en suivant des créateurs ou même simplement en ouvrant l’application chaque jour. Il existe aussi des campagnes pour des événements spécifiques. Ces récompenses peuvent ensuite être échangées contre des cadeaux ou de l’argent.

Des documents internes de TikTok produits à l’occasion d’un litige aux États-Unis prouvent que les dirigeants avaient connaissance des effets de l’application sur les adolescents : ils peuvent devenir accros à TikTok après avoir visionné seulement 260 vidéos, soit en à peine 35 minutes !

Les effets sur la santé mentale résultent des gains et likes, sources de satisfaction instantanées qui encouragent une recherche constante d’approbation en ligne. Ce modèle économique crée de l’anxiété, des complexes d’infériorité et une perception faussée de la réalité chez les jeunes.

L’algorithme amplifie cet effet en poussant les profils correspondants à des normes de beauté étroites et dévalorisant ceux jugés « non attrayants ». Ceux-ci appliquent les filtres de beauté de l’application alors que TikTok reconnaît qu’ils sont toxiques et nuisent à l’image corporelle des jeunes.

L’entreprise savait que son algorithme pouvait rapidement pousser les utilisateurs, notamment les adolescents, vers des contenus négatifs liés à la dépression ou au suicide. La modération algorithmique défectueuse a exposé les jeunes à des vidéos dangereuses (automutilation) accumulant des dizaines de milliers de vues avant leur suppression.

Parce que l’entreprise en était consciente et n’a pas protégé les utilisateurs, plus d’une douzaine d’États américains et le District de Columbia la poursuivent alléguant que l’application nuit à la santé mentale des enfants avec un produit conçu pour être utilisé de manière compulsive et excessive : c’est l’effet addictif qui est la faute commise par l’entreprise.

L’impact sociétal des programmes de récompenses sur les réseaux sociaux

Plusieurs dimensions de notre société sont en cause : protection des données, impact sur les jeunes, éthique et surconsommation numérique.

La chasse aux données personnelles est un enjeu bien connu des applications de jeu. Des programmes comme TikTok Rewards Lite collectent des données personnelles pour personnaliser les récompenses et le contenu proposé. Cela soulève la question de la protection de la vie privée et de la sécurité des informations, d’autant que les mineurs ne sont pas toujours conscients des implications de tels partages. TikTok a d’ailleurs tardé à supprimer les comptes des jeunes de moins de 13 ans.

En échange de récompenses, les utilisateurs fournissent des informations sur leurs comportements en ligne. Cette surveillance se normalise ainsi dans les pratiques courantes, ce qui peut impacter la façon dont les jeunes perçoivent la confidentialité et leurs droits en ligne. Cela peut les amener à accepter des niveaux de surveillance qu’ils n’auraient peut-être pas tolérés dans d’autres contextes.

Les récompenses incitent les utilisateurs à passer davantage de temps sur l’application, une stratégie qui crée dépendance numérique et hyperconnexion, surtout chez les jeunes plus vulnérables face aux mécanismes de récompense instantanée (l’âge a un effet négatif sur le comportement habituel ou addictif sur smartphone). Or, les outils de gestion du temps mis en place par TikTok, censés réduire l’utilisation, n’ont eu qu’un effet minime, réduisant l’usage quotidien de seulement 1 minute 30.

TikTok Rewards Lite utilise des techniques de « gamification » pour maximiser l’engagement des utilisateurs, ce qui provoque des comportements répétitifs et exploite des mécanismes psychologiques, comme la gratification différée, pour fidéliser les utilisateurs. Ces pratiques sont parfois considérées comme manipulatrices car elles incitent les utilisateurs à consommer du contenu de manière continue, sans qu’ils soient toujours conscients de cette influence.

Les utilisateurs sont exposés à des messages promotionnels les incitant à dépenser de l’argent de manière impulsive pour obtenir des avantages exclusifs. La gamification du payement par mobile crée un impact social et économique pour les clients et les fournisseurs de ces applications.

Les impacts à long terme sur les habitudes numériques et la perception des valeurs sociales par les jeunes résultant de ces programmes sont encore incertains, mais il est clair qu’ils exigent une réflexion critique de la part des utilisateurs et des législateurs.

L’Europe en action : des espaces virtuels plus sûrs pour les enfants face aux géants du numérique

En août dernier, la Commission européenne a fait fermer le service TikTok Lite Rewards afin de garantir le respect de la législation sur les services numériques (Digital Services Act – DSA), notamment l’exigence d’une évaluation des risques avant la mise en service d’une application.

La décision publiée le 4 octobre, concerne l’incapacité de TikTok à identifier, analyser et évaluer les risques systémiques et à prendre des mesures d’atténuation raisonnables, proportionnées et efficaces. TikTok s’est ensuite engagé à retirer TikTok Lite Rewards en Espagne et en France et à ne pas (ré)introduire un programme similaire dans l’UE.

Le règlement européen sur l’Intelligence Artificielle (IA) (RIA) encadre d'avantage certains aspects de ce type de programme en interdisant les pratiques de manipulation des comportements. Cela concerne tout système d’IA qui exploite les vulnérabilités d’une personne ou d’un groupe de personnes. Cela pourrait inclure des limites dans l’usage de la gamification ou des notifications addictives pour encourager l’engagement. La sanction encourue est de 35 millions d’euros ou 7 % du chiffre d’affaires global.

Le RIA exige aussi que les systèmes IA soient transparents : si les récompenses TikTok sont basées sur des algorithmes prédictifs ou des recommandations personnalisées, l’entreprise devrait divulguer comment ces récompenses sont calculées, offrant ainsi une plus grande transparence aux utilisateurs. La transparence des algorithmes est essentielle pour comprendre et interpréter les décisions ou choix des modèles d’IA : elle permet aux utilisateurs de connaître les mécanismes de recommandation, réduisant ainsi le potentiel de manipulation.

Les acteurs du numérique doivent respecter l’état de droit et les droits de l’homme, notamment en vertu de principes de non-discrimination et d’égalité. Les législations sur l’IA visent à protéger les jeunes publics qui sont des personnes vulnérables, notamment en évitant l’exploitation des biais cognitifs, en particulier ceux qui influencent les comportements des jeunes. Cela pourrait inclure des limitations dans l’intensité des notifications, des rappels pour limiter l’utilisation prolongée, et l’obligation d’offrir des paramètres de sécurité adaptés aux mineurs.

Les législations européennes sont généralement en avance sur la protection des données et des droits numériques, mais leur application est un défi surtout face aux entreprises mondiales. De plus, les lois sur l’IA en Europe n’empêcheront pas les entreprises étrangères de continuer ces pratiques en dehors de l’Europe.

Ce modèle d’application qui active le système de récompense cérébral est aussi mis en œuvre par d’autres applications ou jeux comme Candy Crush, Pokemon Go, Coin Master, Cash of Clans, Zynga Poker ou encore Duolingo.

The Conversation

Nathalie Devillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

05.11.2024 à 16:08

Martinique : contre la vie chère, un collectif atypique

Fred Constant, Professeur des universités en science politique, Université des Antilles

En Martinique, un important mouvement contre la vie chère est accompagné d’émeutes urbaines depuis des semaines. Radiographie du RPPRAC, un mouvement atypique à l’origine de la mobilisation
Texte intégral (1606 mots)

Le couvre-feu vient d’être levé en Martinique ce mardi 5 novembre, alors que l’île connaît, depuis le mois de septembre, un important mouvement contre la vie chère et des émeutes urbaines. Radiographie d’une révolte orchestrée par un collectif atypique, le RPPRAC (Rassemblement populaire pour la protection des populations et des ressources afro-caribéennes) dont le leader, sans emploi et sans expérience militante, s’est fait connaître grâce aux réseaux sociaux.


Les outre-mer connaissant périodiquement des mouvements de lutte contre la vie chère relayés par les acteurs politiques de la démocratie locale. En Martinique, un mouvement porté par un collectif jusqu’alors inconnu, le RPPRAC, a réussi à fédérer en quelques semaines la frange la plus vulnérable de la société autour d’un enjeu social longtemps négligé.

En marge de cette mobilisation sociale, plusieurs nuits de violence urbaine ont créé des dommages économiques, sociaux, psychologiques considérables. Deux cents entreprises ont été pillées, vandalisées ou incendiées, mille cinq cents emplois sont perdus ou menacés, et des infrastructures publiques ont été endommagées.

Un collectif atypique dans le champ des luttes sociales

À plus d’un titre, le collectif RPPRAC (le « R » comme l’appellent ses partisans qui associent volontiers Rassemblement et Rodrigue, le prénom de son leader), est un objet sociopolitique non identifié. Sans précédent ni équivalent outre-mer, ce collectif atypique apparaît publiquement en septembre 2024 au terme d’un ultimatum adressé deux mois auparavant à la grande distribution pour un alignement des prix sur ceux de l’Hexagone.

Rodrigue Petitot, son président et leader éponyme, n’a ni passé syndical ou politique. Il était cependant connu de la justice pour quelques actes délictuels commis dans l’hexagone. Adepte des réseaux sociaux où il s’est fait connaître, il s’empare du thème du coût de la vie qui le propulse rapidement au firmament de la popularité numérique, en fédérant virtuellement les groupes sociaux les plus vulnérables. Quadragénaire au style débonnaire, il crée l’adhésion avec des « punchlines » combinant français et créole. Secrétaire générale, Aude Goussard est souvent présentée comme l’éminence grise du collectif, en vertu d’un passé militant étoffé dans des formations d’extrême gauche. Candidate aux élections législatives de mars 2024, elle obtient 5,31 % des voix.

Une mise forme inédite de revendications égalitaristes ?

Comparé aux collectifs qui l’ont précédé, le RPPRAC se distingue par plusieurs traits spécifiques. En premier lieu, il n’appartient pas aux corps intermédiaires traditionnels. Il n’est ni une organisation syndicale ni une formation politique. À la différence du LKP guadeloupéen ou du Comité du 5 février (K5F) martiniquais, tous deux au cœur du mouvement de 2009 contre la vie chère, le RPPRAC ne regroupe aucune organisation politique ou syndicale. Ses principaux dirigeants ne sont ni syndicalistes ni militants de partis mais des demandeurs d’emploi. Enfin, le mouvement n’est pas structuré par des organes de décision et des espaces de délibération collective.

Sa direction ne semble pas obéir à une ligne politique claire, référencée et prévisible. Au contraire, les slogans qu’elle diffuse véhiculent des messages difficilement conciliables : « La Martinique aux Martiniquais » mais aussi « La Martinique, c’est la France » ou encore « Nous sommes des citoyens français, nous devons payer les mêmes prix qu’en France ».

Enfin, la manière de mener la lutte est définie par un trio de dirigeants qui entretient la confusion entre la mise en scène d’un populisme décomplexé et la consultation démocratique de la base sociale.

Le rassemblement du 19 octobre 2024 à Fort-de-France en est une illustration. Trois jours plus tôt, un protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère était signé par toutes les parties, à l’exception du RPPRAC, en vue de garantir une baisse moyenne des prix de 20 %. Cette manifestation retransmise en direct sur les réseaux sociaux, avait pour but de décider la poursuite ou non de la mobilisation. Juché sur une table, en présence du chanteur et rappeur Kalash, le leader du RPPRAC harangue ses soutiens : « Voulez-vous arrêter le mouvement ? », « Êtes-vous satisfaits de l’accord ? » avant d’annoncer la poursuite du blocage de l’île jusqu’à l’alignement de tous les prix sur ceux pratiqués dans l’hexagone.

Vitalité ou une régression démocratique ?

Le succès populaire du RPPRAC dans une partie de l’opinion publique repose sur le différentiel moyen de 40 % entre les prix locaux et en France continentale alors que le taux de pauvreté en Martinique est le double du taux mesuré dans l’Hexagone. Par ailleurs, les élus locaux et nationaux n’ont pas su répondre efficacement à la question du coût de la vie malgré le précédent de la grève massive de 2009 et le vote d’une loi sur le bouclier qualité-prix (BQP) en 2012. L’échec répété des corps intermédiaires à se saisir efficacement de la question des prix a évidemment favorisé l’adhésion des ménages aux revenus modestes aux thèses du RPPRAC.

Après une forte mobilisation, État, élus, partis politiques, et organisations syndicales ont été contraints de (re)prendre en compte cette thématique de la vie chère. Certains dénoncent l’irruption d’un nouvel acteur social aux méthodes populistes, qui court-circuitent les corps intermédiaires institués en revendiquant une communication directe avec le « peuple ». D’autres soulignent au contraire le mérite du RPPRAC d’avoir imposé aux pouvoirs publics la mise à l’agenda de cette question récurrente du coût de la vie outre-mer.

Les uns et les autres confortent par des voies différentes le diagnostic maintes fois établi d’une démocratie locale grippée, dont les acteurs ne parviennent pas depuis des décennies à s’entendre pour apporter une réponse efficace et durable aux problèmes les plus urgents de la population. D’où le détournement d’une partie d’entre elles du jeu politique conventionnel qu’elle juge coupé de ses préoccupations quotidiennes (pouvoir d’achat, logement, transport) et sa disponibilité aux appels d’un « leader en herbe » tel que Rodrigue Petitot en qui elle se reconnaît volontiers.

En réalité, la force du RPPRAC est d’avoir capté les aspirations d’une foule d’anonymes que n’unit aucun dessein politique sinon la même conscience d’appartenir à une société invisible déclassée socialement ou en voie de l’être. Sans emploi ou avec des revenus très bas, ces Martiniquais sont ravis d’avoir enfin trouvé un porte-parole qui leur ressemble et qui relaie sans concession leurs exigences auprès des institutions officielles et du secteur de la grande distribution.

Tendances perceptibles et incertitudes

Paradoxalement, le RPPRAC semble à son tour dépassé par les espoirs qu’il a soulevés. Non seulement ses leaders ne remettent pas en cause l’économie de rente qui a plongé la Martinique dans une crise structurelle depuis quelques décennies mais leurs revendications (l’alignement intégral et sans condition des prix sur ceux pratiqués dans l’Hexagone) sont loin de la placer dans la trajectoire vertueuse d’un développement durable et inclusif, qui appelle au contraire une réduction de sa dépendance alimentaire et la promotion d’un modèle économique alternatif au consumérisme ambiant.

Enfin, si l’opinion publique insulaire soutient largement la lutte contre la vie chère, elle est de plus en plus divisée sur la méthode endossée par le RPPRAC. Si ses dirigeants ne parvenaient pas à condamner clairement voire à endiguer les débordements violents qui émaillent ses actions sur le terrain, ils perdraient immanquablement une partie essentielle de leurs soutiens sociaux qui les désapprouvent sans ambiguïté. En outre, s’ils ne parvenaient pas non plus à convertir le populisme dans lequel il se drape, vers une forme de démocratie participative qui reste à inventer, il se priverait là encore des ressources politiques qui pourraient disqualifier la politique répressive que le gouvernement Barnier justifie actuellement par le désordre engendré par un collectif sans représentativité officielle.


Fred Constant a publié Géopolitique des outre-mer. Entre déclassement et revalorisation, Paris, Le Cavalier bleu, 2023.

The Conversation

CONSTANT Fred a reçu des financements de ANR et Commission européenne (H2020 Marie Curie).

03.11.2024 à 18:48

Droite et extrême droite : quand les idées fusionnent

Florence Haegel, Professeure de sciences politiques (Centre d’études européennes), Sciences Po

Si Michel Barnier ou Bruno Retailleau ne se sont pas alliés avec le RN - contrairement à Éric Ciotti - quelle est la différence entre leurs idées et celles de Marine Le Pen ?
Texte intégral (1601 mots)

Sur des questions comme la sécurité, l’immigration ou l’identité, on peut s’interroger sur ce qui distingue la droite dite « républicaine » et l’extrême droite incarnée par le Rassemblement national. La « fusion » idéologique est-elle achevée ? Comment comprendre le processus historique de rapprochement ? Comment se positionne le premier ministre Michel Barnier ?


Depuis quelques mois, Les Républicains (LR) se sont rapprochés du Rassemblement national (RN) : pour les uns en faisant alliance avec lui ; pour les autres en acceptant son soutien parlementaire ; pour beaucoup en reprenant ses discours et ses propositions. Principal acteur de ce rapprochement, Éric Ciotti, alors président de LR, dévoilait et justifiait sa décision de faire alliance avec le RN aux élections législatives anticipées de juin 2024 par ce simple constat : « nous disons la même chose ».

Son choix n’a pas entraîné une hémorragie au sein de LR même si un groupe « ciottiste » a pu se constituer avec 16 députés, pour plus de la moitié originaire du Sud-Est. Mais la plupart de ses anciens compagnons, prompts à condamner sa traitrise, disent, eux aussi, souvent la même chose que le RN : 170 des 177 parlementaires LR ont apporté leur soutien à Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, qui remettait en cause le caractère intangible de l’État de droit à propos du traitement de l’immigration.

Dans l’histoire de la Ve République, la distance prise par la droite vis-à-vis de l’extrême droite a varié mais la frontière entre les deux camps n’a jamais été totalement étanche, elle laissait circuler des idées et quelques personnalités même si jusqu’à présent aucune stratégie d’alliance ou de soutien n’avait été adoptée.

1976-2002 : La circulation des hommes et des idées

L’histoire débute dans les années 70. Le Front national (FN), l’ancien RN, est créé, en 1972, à partir du mouvement nationaliste d’extrême droite, et de l’organisation Ordre Nouveau, successeur d’Occident interdit en 1968. Quelques années plus tard, les droites se structurent autour d’une composante post-gaulliste incarnée par Jacques Chirac et le Rassemblement pour la République (RPR) créé en 1976 et des composantes libérales et démocrates-chrétiennes fédérées au sein de l’Union de la Démocratie française (UDF) en 1978.

À l’examen de cette longue période, on ne peut ériger une statue à Jacques Chirac en qualité de gardien du cordon sanitaire contre l’extrême droite comme on a eu tendance à le faire, après 2002, au motif qu’il avait incarné la défense républicaine face à Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Mais il serait tout aussi faux d’accuser un RPR, parti bonapartiste attaché à l’autorité du chef, d’être plus complaisant avec l’extrême droite qu’une UDF, orléaniste et plus libérale. En réalité, durant cette longue période, la circulation entre droites (RPR et UDF) et extrêmes droites n’est pas exceptionnelle.

L’entrée dans le post-gaullisme floute les frontières générées par l’opposition d’une partie de la droite à l’indépendance de l’Algérie. Du milieu des années 70 au début des années 80 (avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981), toute une génération, engagée par anticommunisme et défense de l’Algérie française à l’extrême droite (en particulier, à Occident puis Ordre Nouveau) ou, dans une optique plus conservatrice, au Centre Nationale des Indépendants et Paysans (CNIP) se recycle dans différentes organisations. Elle rejoint le FN bien sûr mais aussi le Parti Républicain, composante de l’UDF, (Gérard Longuet, Alain Madelin, Jean-Yves Le Gallou, père de la notion de préférence nationale, Henri Novelli, etc.) et le RPR (Yvan Blot, Henri de Lesquen, Patrick Devedjan, William Abitbol, proche de Charles Pasqua, Pierre-Marie Guastavino, etc.) ; le Club de l’Horloge, créé en 1974 ou le Figaro Magazine, créé en 1978, constituant des espaces d’échanges et de circulation.

Le chiraquisme a selon les conjonctures mis sa distance ou repris les thèmes du FN. Aux élections législatives de 1993, par exemple, le programme du RPR, en matière d’immigration, affirmait que le seuil de tolérance était depuis longtemps franchi, stigmatisait la polygamie et annonçait qu’il faudrait reconsidérer certains aspects de notre système de solidarité sociale et réformer le code de la nationalité. Mais aux régionale de 1998, quand des présidents de régions (Rhône-Alpes, Languedoc Roussillon, Picardie et Bourgogne) ont été élus avec les voix du FN, cela concernait l’UDF et non le RPR.

2002–2024 : la dialectique rapprochement/déclin

La création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP)[3] ouvre une nouvelle période qui commence par ce que l’on peut rétrospectivement considérer comme une parenthèse. L’UMP naît après le 21 avril et la qualification de Jean-Marie Le Pen au 2e tour de l’élection présidentielle. Il est dirigé par Alain Juppé (son directeur général est Edouard Philippe).

L’UMP accueille, à sa fondation, un certain nombre de personnalités appartenant au mouvement de la droite souverainiste dont certains la quitteront d’ailleurs assez rapidement, à l’instar de Nicolas Dupont Aignan qui en 2017 conclura un « accord de gouvernement » avec Marine Le Pen. Mais le parti se présente comme un « grand parti européen » et marque sa distance vis-à-vis du FN.

À partir de novembre 2004 et l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence du parti puis en 2007 de la République, l’objectif affiché est de récupérer les électeurs partis au FN. Cette période de cooptation des thèmes de l’extrême droite sur les questions d’identité nationale, d’immigration est bien connue. Elle se déroule en deux étapes : lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy promeut le thème de l’identité nationale, de l’ordre, en particulier à l’école, mais se déclare aussi favorable à des formes de discrimination positive. Face aux mauvais scores aux élections régionales de 2010, il se radicalise.

Au même moment, se crée au sein de l’UMP un sous-groupe parlementaire d’une trentaine de députés, la Droite populaire, dont les chefs de file, sont Thierry Mariani, député du Vaucluse, rallié eu RN en 2019, et Lionnel Luca, député des Alpes-Maritimes. Ces députés – dont beaucoup ont été marqués par la guerre d’Algérie – promeuvent les thèmes de prédilection du FN (restriction des droits des immigrés, contrôle de la justice, défense de la police, lutte contre la « théorie du genre », réaffirmation de la symbolique nationale et catholique et célébration de la mémoire anti-communiste et colonial).

La science politique a étudié la manière dont la droite européenne a réagi à la percée de l’extrême droite. Elle a établi le processus de contagion de ses idées sur les partis les plus proches (mais pas seulement, la gauche n’y échappe pas complètement) et les effets de légitimation qu’il engendrait : en reprenant les thèmes de l’extrême droite, la droite les rend légitimes mais entretient aussi sur le long terme la montée de celle-ci. Dans le cas français, le succès du siphonnage des voix du FN par Sarkozy à l’élection présidentielle est toujours pris comme référence mais il a été de courte durée. Le FN perd un million de voix entre les élections présidentielles de 2002 (4, 8 millions) et 2007 (3, 8) mais dès 2012, le rebond se manifeste (6,4) et la montée se confirme en 2017 (7,6) et 2022 (8,1).

Après 2012, l’UMP devenu LR s’effondre progressivement en termes de sympathisants (de 2013 à 2021, elle en perd les deux tiers[4]), d’adhérents, d’électeurs et de députés et donc de dotation financière. À partir de 2017, sa situation s’aggrave puisqu’il se trouve en concurrence avec le macronisme qui siphonne à son tour ses électeurs et ses dirigeants de centre droit, ceux qui restent sont les plus à droite et sont de plus en plus nombreux à penser comme le RN sur les sujets de société liés à l’immigration, l’ordre et l’autorité. Aujourd’hui, le gouvernement Barnier reprend largement l’agenda du RN sur ces questions mais le rapport de force s’est inversé : LR se trouve dominé numériquement et semble avoir abandonné le projet d’incarner une alternative à l’extrême droite.

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Florence Haegel, vient de publier La science politique aux Presses de Sciences Po

The Conversation

Florence Haegel a reçu des financements ANR, européens.

30.10.2024 à 16:45

Fête de la Toussaint : un ado ordinaire canonisé par Rome

Michael A. Di Giovine, Professor of Anthropology, West Chester University of Pennsylvania

Carlo Acutis, adolescent décédé en 2006, est vénéré comme un «saint ordinaire» de la génération Y passionné d'informatique et de jeux vidéos. Le Vatican prépare sa canonisation pour l'année 2025.
Texte intégral (3019 mots)
Souvenirs de Carlo Acutis à Assise, en Italie, juin 2024. Michael Di Giovine, CC BY

Alors que la Toussaint sera célébrée ce premier novembre, le Vatican prépare la canonisation de Carlo Acutis, un adolescent italien décédé en 2006 passionné d’informatique, de jeux vidéo, et vénéré comme un « influenceur » de la « génération Y ».


Décédé en 2006 d’une forme rare de leucémie à l’âge de 15 ans, Carlo Acutis sera bientôt le premier « saint de la génération Y » de l’Église catholique.

Passionné d’informatique, l’adolescent italien avait créé des expositions virtuelles et des bases de données sur les miracles eucharistiques, quand le pain et le vin sont convertis, selon les croyants, en corps et sang du Christ, et les apparitions rapportées de la Vierge Marie. Bien que la date précise n’ait pas été arrêtée, le Vatican indique que sa canonisation aura lieu en 2025, lorsque l’Église fêtera son jubilé, l’année sainte qui a lieu tous les quarts de siècle.

La canonisation désigne le processus par lequel l’Église proclame la sainteté d’une personne. L’examen de sa vie, vouée au Seigneur, dure généralement longtemps, et nécessite la confirmation de deux miracles. Le premier que l’Église attribue au jeune homme concerne un enfant brésilien qui ne pouvait pas manger d’aliments solides en raison d’un trouble du pancréas, mais qui fut inexplicablement guéri en 2013 après avoir prié l’adolescent. Le deuxième concerne une étudiante costaricienne gravement blessée à la tête qui fut sortie de son coma quand sa mère pria au sanctuaire d’Acutis en 2022.

La canonisation de Carlo Acutis, décrit par l’évêque d’Assise comme un adolescent « ordinaire » habité par une foi extraordinaire, s’inscrit dans la volonté du Vatican de créer une église plus moderne, capable de séduire une nouvelle génération de fidèles.

Cette tendance a commencé au début du siècle, avec un autre saint charismatique, Padre Pio de Pietrelcina, l’un des saints auxquels sont adressées le plus de prières, dont j’ai étudié la dévotion pendant plus de dix ans.

Ce prêtre franciscain capucin, né Francesco Forgione à Pietrelcina, en Italie, en 1887, fut qualifié par le Vatican de « saint du nouveau millénaire » lors de sa canonisation en 2002. Pio est sans doute le premier saint du XXIe siècle à avoir été en phase avec la culture de l’époque.

Padre Pio : un saint du XXᵉ siècle

Il est dit que ce prêtre pauvre portait les stigmates de la crucifixion de Jésus. Considéré comme un saint vivant, il aurait eu des visions mystiques du Christ et aurait su à l’avance ce que les gens venaient lui confesser.

De son vivant, Pio utilisa les dons des fidèles pour faire construire un centre de recherche hospitalier au sanctuaire de San Giovanni Rotondo, en Italie, afin de concilier guérison médicale et spirituelle.

À sa mort, en 1968, l’armée de l’air italienne largua des fleurs sur son cortège funèbre, auquel assistèrent quelque 100 000 personnes. Sa cérémonie de canonisation, en 2002, réunit le nombre record de 300 000 participants. En 2008-2009, son extraordinaire vénération attira plus de 9 millions de pèlerins à San Giovanni Rotondo. Sa dépouille y fut exhumée et exposée avant d’être transférée dans une nouvelle basilique ultramoderne, conçue par l’architecte Renzo Piano, où figuraient les œuvres d’immenses artistes contemporains.

Le corps d’un saint, vêtu d’une robe noire, repose derrière une vitrine que les visiteurs touchent de leurs mains
Des enfants touchent la tombe de Padre Pio de Pietrelcina, à San Giovanni Rotondo, en Italie, en 2018. Michael A. Di Giovine, CC BY

En 2016, le pape François fit venir son corps à Rome pour en faire la pièce maîtresse de son jubilé de la miséricorde. Des dizaines de milliers de personnes assistèrent à la procession à travers la ville, jusqu’au Vatican.

La popularité de Pio, qui s’apparente quasiment à celle d’une rock star, était (et continue d’être) alimentée par un groupe média international qui inclut notamment une demi-douzaine de magazines multilingues, une maison d’édition, une station de radio, une chaîne de télévision par satellite et un site Internet. Ceux-ci rapportent au sanctuaire plus de 150 millions de dollars par an.

De tels médias modernes étaient rares à l’époque, mais on estimait qu’ils étaient indispensables pour diffuser des photos et des vidéos de ses stigmates, qui semblaient incroyables.

Acutis : un saint ordinaire

Pourtant, à mesure que les fidèles de Pio vieillissent, l’Église semble compter sur Carlo Acutis pour attirer de nouveaux croyants, moins pratiquants que leurs aînés.

Le corps d’un jeune garçon aux cheveux noirs et bouclés, vêtu d’un jean et de baskets, repose derrière une vitre en verre dans un sarcophage
Le corps de Carlo Acutis, vêtu d’un jean et de baskets Nike, gît dans sa tombe moderne au sanctuaire de la spoliation, à Assise, en juin 2024. Michael Di Giovine, CC BY

Selon la journaliste Rhina Guidos, qui a interviewé des adolescents latino-américains en 2023, le jeune homme est, comme Pio, très populaire chez les jeunes, en quête de modèles contemporains de sainteté. Son attrait réside dans le fait qu’il s’agit d’un garçon comme tant d’autres donnant l’exemple de la pratique religieuse au quotidien, ce que le pape François appelle un « saint ordinaire ».

Ce qui le distingue des autres saints, c’est que « jusqu’à présent, aucun n’avait utilisé de téléphone portable, joué à la PlayStation ni cherché des informations sur Google », écrit le révérend Will Conquer dans sa biographie, A millennial in Paradise. D’ailleurs, les médias qualifient déjà Carlo Acutis d’« influenceur de Dieu » et de « saint patron d’Internet ».

En janvier, le pape a exhorté les jeunes à mettre leurs centres d’intérêt modernes et quotidiens au service de l’Église, suivant ainsi l’exemple de Carlo Acutis : « Comme il était très doué pour chercher des informations sur Internet, il a mis ce talent au service de l’Évangile, et propagé l’amour de la prière, le témoignage de la foi et la charité envers les autres », a déclaré le pontife.

Son histoire est également diffusée sur les réseaux sociaux, notamment TikTok, Instagram et YouTube. Ses biographies prennent la forme de bandes dessinées ou de romans pour jeunes adultes. Des biographies comme A Saint in Sneakers, (« Un saint en baskets ») et God’s Computer Genius (« Le génie informatique de Dieu ») reviennent à la fois sur sa sainteté et sur des choses plus triviales, comme son amour du Nutella, son problème de surpoids et sa passion pour le foot, la randonnée, la recherche d’informations sur Google, et les jeux vidéo Pokémon et Halo.

Ses expositions en ligne ont également fait peau neuve : une version en dur est exposée dans le cadre d’une tournée des paroisses européenne et états-uniennes, ce qui permet d’établir de nouveaux liens entre les générations. En Pennsylvanie, le sanctuaire et centre de rencontre eucharistique du bienheureux Carlo Acutis de la Malvern Retreat House, l’un des plus anciens et plus grands centres spirituels du pays, abrite une exposition permanente des miracles eucharistiques de l’adolescent.

Un pèlerinage moderne

Sur son lit de mort, celui-ci a demandé à être enterré à Assise, en Italie, la ville natale de saint François, le fondateur de l’ordre religieux franciscain et saint patron de l’Italie, dont il admirait les écrits.

Carlo Acutis a d’abord reposé dans un cimetière d’Assise mais, quand son procès en canonisation a débuté en 2019, son corps a été exhumé et vêtu d’un jean et de baskets, et placé dans un sarcophage moderne et transparent dans la petite église du sanctuaire de la spoliation, dans un quartier peu touristique de la ville.

L’année suivante, plus de 117 000 pèlerins se sont rendus sur place malgré les restrictions liées à la pandémie de Covid-19, selon le diocèse d’Assise. Ce lieu continue d’être populaire : lorsque je m’y suis rendu, en juin 2024, j’ai vu de longues files de gens, surtout des enfants, venus d’aussi loin que les États-Unis ou le Sri Lanka, qui faisaient la queue pour prier sur sa tombe.

Une longue file de gens passent devant un sarcophage, que certains touchent de la main
Des visiteurs du monde entier se recueillent sur la tombe de Carlo Acutis à Assise, en juin 2024. Michael A. Di Giovine, CC BY

La ville d’Assise a ainsi connu une sorte de relooking, grâce à lui, et une chapelle abritant le cœur du jeune homme a été créée dans la cathédrale San Ruffino. Lors des visites guidées, il est mis à l’honneur au même titre que saint François d’Assise. Même les stands de souvenirs se sont modernisés, car les images omniprésentes de saint François partagent désormais l’espace avec des porte-clés, des photos et des images de Carlo Acutis en jean, Adidas et sac à dos.

La modernisation de la dévotion, entamée avec la sainteté de Padre Pio, se poursuit donc dans l’Église. Toute une génération de jeunes catholiques férus de technologie et socialement engagés pourraient très bien s’identifier à ce perpétuel « adolescent au paradis », enterré avec des Nike, un jean et un sweat.


Traduit de l’anglais par Fast ForWord

The Conversation

Michael A. Di Giovine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

29.10.2024 à 17:02

Crise budgétaire : les Français sous le choc

Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po

Les débats sur le budget sont enlisés à l’Assemblée nationale et la préoccupation des Français à l’égard des déficits est en forte progression.
Texte intégral (1663 mots)

Alors que les débats sur le budget, suspendus, doivent reprendre le 5 novembre à l’Assemblée nationale, les enquêtes d’opinion montrent des Français désorientés et inquiets face à une crise budgétaire inédite.


À la veille des élections législatives de juin 2024, l’enquête Ipsos pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le CEVIPOF et l’Institut Montaigne demandait à un large échantillon de la population électorale quels avaient été les trois sujets qui avaient compté lors des élections européennes qui venaient d’avoir lieu. Le pouvoir d’achat, l’immigration et la sécurité des biens et des personnes arrivaient en tête, alors que le montant des déficits publics n’arrivait qu’en neuvième position. Ce classement reflétait la stabilité des préoccupations de ces dernières années.

Deux mois plus tard, Bruno Le Maire, alors ministre de l’économie démissionnaire, catapultait dans l’espace public une annonce aux effets comparables à ceux d’une bombe à fragmentation : « l’augmentation extrêmement rapide des dépenses des collectivités territoriales pourrait à elle seule dégrader les comptes 2024 de 16 milliards d’euros ». Depuis la nomination de Michel Barnier, les déficits publics et l’urgence budgétaire ont exercé un puissant effet de cadrage sur la communication et l’action du gouvernement (avec un plan de réduction des dépenses de 60 milliards d’euros).

Une inquiétude qui monte

Ces dernières semaines, plusieurs enquêtes d’opinion attestent d’une forte augmentation des préoccupations vis-à-vis de la dette et des déficits publics : le Baromètre politique Ipsos-La Tribune Dimanche de septembre et d’octobre 2024 montre que si le pouvoir d’achat demeure la première préoccupation des Français (50 %), suivi de l’avenir du système social (44 %), du niveau de la délinquance (32 %) et de l’immigration (31 %), la préoccupation à l’égard du niveau de la dette et des déficits progresse nettement (29 %, + 4 points par rapport à septembre), se plaçant désormais devant la protection de l’environnement (27 %).

La récente enquête réalisée par Elabe par l’Institut Montaigne et Les Échos montre qu’une large majorité des personnes interrogées jugent urgent de réduire la dette publique (82 %) et 41 % déclarent que cela est « très urgent ». De même, 74 % des personnes interrogées pensent « qu’en utilisant différemment l’argent public, on peut maintenir, voire améliorer la qualité des services publics tout en réduisant les dépenses ». Les manières de réduire la dette qui sont prioritairement mises en avant par les enquêtes d’opinion se concentrent sur la réduction des aides aux entreprises et la réduction de certaines dépenses sociales (famille et chômage).

L’effet de sidération-déflagration produit par la révélation de la situation budgétaire du pays prolonge donc ses effets depuis des semaines. Plusieurs signaux montrent une opinion désorientée, dans le doute et l’inquiétude : les cotes de popularité de Michel Barnier sont assez moyennes avec une tendance à la baisse ; si le premier ministre disposait d’un crédit de confiance dans l’opinion au lendemain de sa nomination, celui-ci a clairement reculé. Les Français étaient dès le début assez dubitatifs sur sa capacité à apporter des réponses pour améliorer leur quotidien et même à agir efficacement pour rétablir les comptes publics.

Quant au chef de l’État, tous les signaux sont passés au rouge : popularité basse, voire très basse, revenue à ses niveaux de soutien les plus faibles de la crise des « gilets jaunes » et net effritement du soutien à son action dans le socle de son électorat de 2022. Ajoutons que, pour près d’un Français sur deux, la situation économique de la France est « extrêmement grave » et fait craindre le scénario d’une faillite de l’État.

Aucune « clarification » mais de la confusion et de l’anxiété

Loin de la « clarification » voulue par Emmanuel Macron lorsqu’il annonça la dissolution, c’est donc la confusion, l’anxiété et le pessimisme qui sortent renforcés de cette séquence. Les annonces du gouvernement et les débats parlementaires sur le budget n’ont rien arrangé. La valse des annonces, les chiffres astronomiques des déficits, les contestations des chiffrages créent une situation profondément anxiogène pour les acteurs économiques et pour les ménages. Les quasi-dégradations de la France par les agences de notation complètent un sentiment diffus de perte de puissance, de perte de souveraineté et de perte de contrôle. Le président de la Cour des comptes a lui-même parlé de déficits « hors de contrôle ».

Pour celles et ceux qui suivent l’actualité, il est devenu presque impossible de se repérer dans le dédale des débats parlementaires et des chiffres incommensurables : on ne sait plus qui rejette quoi, qui soutient qui, quel est le calendrier de ces débats, qui est dans la majorité, à qui la faute. Rarement, et peut-être jamais dans l’histoire parlementaire de la Ve République, un tel chaos n’a obscurci l’horizon politique. Pris dans un épais brouillard, les Français s’interrogent. Comment en sommes-nous arrivés là ? Est-ce vraiment grave ? A-t-on caché la vérité par omission ou pire ? Faut-il épargner pour faire face aux futurs impôts et taxes ?

Le plus inquiétant est le pouvoir négatif de toutes ces questions sans réponses dans un pays marqué par une profonde défiance politique et un pessimisme social affirmé : dans le Baromètre de la confiance politique du Cevipof de février, on constatait un état d’esprit des Français profondément marqués par les sentiments pessimistes et négatifs, à des niveaux parmi les plus hauts de la série de cette enquête depuis 2009. Si d’autres démocraties européennes (Allemagne, Italie et Pologne) connaissent également une crise de confiance politique, c’est en France qu’elle s’exprime le plus fortement.

Autant de signaux qui indiquent toute la complexité de la situation française d’aujourd’hui et l’équilibre très fragile sur lequel repose l’exécutif. Comme dans un jeu de dominos, tout se tient : telle réduction des dépenses, telle taxation, induit de nombreuses questions : est-ce vraiment « juste », « équitable », « égalitaire » ? Cela doit-il s’accompagner d’une réflexion sur les salaires, les conditions de travail et de vie, les barèmes d’imposition ? Encore un nouveau jeu de questions complexes que le politique est bien embarrassé de trouver sur son chemin de réductions des dépenses et d’augmentations d’impôts.

En égrenant les annonces qui tantôt ciblent les fonctionnaires, tantôt les « riches », une autre fois les assurés sociaux, en faisant emprunter aux acteurs économiques et aux ménages l’ascenseur fiscal émotionnel (j’augmente, je n’augmente pas, je monte et je descends), la situation actuelle ne favorise pas la réflexion et l’analyse. En utilisant les termes de Daniel Kahneman, l’avalanche d’annonces dans un temps court, mobilise sans doute davantage notre « système 1 » (intuitif, rapide mais s’en remet aux émotions) que notre « système 2 » (qui a besoin de temps, requiert de la concentration et un esprit analytique).

Quel est le projet de société ?

La qualité d’un vrai débat démocratique sur nos choix publics et budgétaires s’en trouve affectée alors que ce débat serait plus que jamais nécessaire. Les Français sont donc écartelés par des injonctions et des affirmations contradictoires portées par des chiffres sur lesquels personne ne s’accorde.

La seule voie raisonnable serait qu’à travers les choix budgétaires, s’affirme un projet de société, donnant du sens afin de sortir de la situation anxiogène que les citoyens subissent depuis des mois. Mais l’affirmation d’un choix public dominant doit normalement s’exprimer par les élections ou d’autres formes de consultation populaire. On revient alors à la seule question fondamentale : quel est le mandat populaire sur lequel reposent les choix publics ?

Le cœur du problème est peut-être notre déficit démocratique, sans nier la réalité de nos déficits tout court.

The Conversation

Bruno Cautrès ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.10.2024 à 16:55

Élections américaines : quel est l’impact réel des réseaux sociaux ?

Pascal Lardellier, Professeur à l'Université de Bourgogne Franche-Comté, Chercheur au laboratoire CIMEOS, Université de Bourgogne

Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, Excelia

À la veille d’élections américaines cruciales, quelle est l’influence des réseaux sociaux sur le vote des électeurs ? Cette problématique fait l’objet d’études scientifiques aux conclusions inattendues.
Texte intégral (1746 mots)

Les réseaux sociaux sont devenus incontournables dans les campagnes électorales. À la veille d’élections américaines cruciales, on peut se demander quelle est leur influence réelle sur le vote des électeurs. Cette question fait l’objet de débats et d’études scientifiques aux conclusions inattendues.


Les campagnes électorales américaines donnent souvent l’occasion d’imaginer sinon d’anticiper les tendances que nous pourrions vivre à notre tour lors d’une prochaine échéance électorale en France. En 2024, la campagne entre Trump et Harris semble largement rythmée par les posts relayés sur « les réseaux sociaux » et en particulier sur Twitter devenu X. Comment analyser ce phénomène à quelques jours du scrutin américain ? Peut-on prédire que cela aura un impact sur le vote ?

Depuis la campagne américaine de 2008, date à laquelle ils ont commencé à être fortement sollicités, les « réseaux sociaux » font l’objet de spéculations, d’anathèmes et de fantasmes. Ils sont censés être les vecteurs de la propagation d’arguments fondés ou fallacieux auprès de larges communautés, d’être potentiellement manipulés par des puissances étrangères ou des robots artificiellement intelligents ou encore de démultiplier de façon virale des images ou caricatures des candidats et de leur discours. Si l’on peut observer des traces réelles et concrètes de phénomènes qui ponctuent les mises en scène de la campagne, leur impact réel paraît toutefois nuancé sinon incertain.

Des plates-formes devenues centrales dans le débat politique

La mutation des pratiques informationnelles constitue l’un des changements majeurs de notre époque. Selon les dernières données du Reuters Institute Digital News Report, plus de la moitié des 18-24 ans s’informent désormais principalement via les réseaux sociaux, délaissant progressivement les médias traditionnels. Les travaux de Pablo Barberá démontrent que cette transformation affecte non seulement l’accès à l’information mais également la nature même du débat démocratique, créant des espaces de discussion parallèles aux forums traditionnels.

Les analystes, qu’ils soient journalistes ou chercheurs, s’accordent sur l’existence d’un phénomène, depuis une vingtaine d’années, sur la façon dont les électeurs s’informent : le passage du mass media au my media. Le citoyen choisit désormais de s’abonner non plus à un titre de la presse généraliste ou partisane mais à des comptes des personnalités ou de communautés organisées sur les réseaux sociaux.

Le concept de « filter bubbles » (bulles de filtres), théorisé initialement par Eli Pariser, s’est enrichi ces dernières années grâce à de nombreux travaux empiriques. Les études menées par Dominique Cardon à Sciences Po Paris révèlent les mécanismes par lesquels les algorithmes des réseaux sociaux créent ces espaces numériques homogènes. Ces chambres d’écho idéologiques se trouvent renforcées par le phénomène de « biais de confirmation », dont les manifestations en ligne ont été minutieusement documentées par les travaux de Eytan Bakshy de Meta Research. Bien connu en psychologie sociale, ce biais coïncide avec notre tendance à rechercher, interpréter et mémoriser les informations qui confirment nos croyances préexistantes, tout en ignorant ou minimisant celles qui les contredisent.

Les chercheurs Cass Sunstein et Walter Quattrociocchi ont approfondi cette analyse en démontrant comment la polarisation algorithmique conduit à une radicalisation progressive des positions politiques. Leurs recherches mettent en lumière un processus d’auto-renforcement où les opinions extrêmes se trouvent validées et amplifiées au sein de communautés numériques fermées. Ce phénomène facilite également la propagation de désinformation, comme l’ont établi les travaux de David Lazer de la Northeastern University.

Des études empiriques qui nuancent l’impact direct sur le vote

Une étude majeure du CEVIPOF, dirigée par Luc Rouban en 2024, apporte un éclairage nuancé sur ces dynamiques. En explorant les impacts de l’utilisation des réseaux sociaux à travers des enquêtes menées en France et dans trois autres pays européens, les auteurs montrent que l’intensité d’utilisation des réseaux sociaux n’a pas d’impact significatif sur la confiance dans les institutions politiques (gouvernement, parlement). En revanche, l’usage intensif est associé à une critique plus forte du personnel politique. L’étude ne montre pas de lien direct entre l’utilisation intensive des réseaux sociaux et un vote particulier. Les utilisateurs intensifs sont plus susceptibles de s’abstenir que les utilisateurs occasionnels, mais cela ne se traduit pas par un soutien accru aux candidats des extrêmes.

Plus surprenant encore, les utilisateurs intensifs ne présentent pas de tendance de vote particulière, même si leur propension à l’abstention s’avère plus élevée. La radicalisation observée sur ces plates-formes apparaît davantage corrélée aux conditions socio-économiques des utilisateurs qu’à leur exposition aux contenus politiques en ligne.

Ces conclusions trouvent un écho dans les recherches de Thomas Fujiwara de l’Université de Princeton. Son analyse économétrique approfondie des données électorales américaines ne permet pas d’établir de lien causal direct entre l’exposition aux réseaux sociaux et les choix électoraux. Ces résultats sont corroborés par les travaux de Deen Freelon de l’Université de Pennsylvanie, qui suggèrent une influence plus complexe et indirecte des plates-formes numériques sur le comportement politique.

Un rôle de caisse de résonance plutôt que d’influence directe

Une méta-analyse conduite par Jennifer Allen de Stanford montre que les réseaux sociaux fonctionnent principalement comme des amplificateurs de tendances socio-politiques déjà existantes. Ces travaux mettent en évidence une personnalisation accrue du débat politique et une accélération des cycles médiatiques. Les recherches de Daniel Kreiss soulignent que cette dynamique contribue à la cristallisation des opinions déjà formées plutôt qu’à leur transformation.

Le phénomène des « mèmes » constitue une bonne illustration de ces amplifications en vase clos. Ainsi, lors de la campagne américaine de 2024, des vidéos circulent pour mettre en musique la réplique de Trump sur les « migrants qui mangent des chiens et des chats » et démultiplient les pannes de prompteur, les lapsus et autres grimaces des deux candidats républicains (Biden puis Harris). Ils forment la trace caricaturale de ce qui amuse et conforte dans leur choix les communautés des militants des deux camps.

Des effets indirects significatifs sur le processus démocratique

Si l’impact direct sur le vote apparaît limité, les travaux de Pippa Norris de Harvard révèlent des effets indirects majeurs sur le processus démocratique. Ses recherches documentent par ailleurs une acceptabilité accrue de la violence politique chez les utilisateurs intensifs et une défiance croissante envers les médias traditionnels.

Loin de l’idée d’un débat démocratique fondé sur l’usage souverain de la raison et de l’échange contradictoire, il s’avère que les opinions politiques initiales sont renforcées, et polarisées plus encore par les réseaux sociaux. On le voit en ce moment aux États-Unis, où ces réseaux servent à confirmer le bien que l’on pense de « son » candidat et le mal que l’on pense de « l’autre », quel que soit le caractère outré ou la véracité douteuse des éléments mis en ligne…

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En définitive, contrairement à ce que l’on peut lire régulièrement dans la presse, les études scientifiques convergent pour suggérer que l’influence des réseaux sociaux sur les comportements électoraux s’exerce davantage par des mécanismes indirects que par une manipulation directe des votes. Ces réseaux laissent, pour la petite ou la grande histoire, des marqueurs de leur temps par l’intermédiaire d’images ou de vidéos éphémères. Que les médias traditionnels (télévision, radio, presse…) commentent désormais en permanence les controverses et polémiques nées en ligne marque un changement de paradigme sur la manière de dire la politique.

Les réseaux sociaux sont the new place to be pour bien des candidats, avec l’assurance de renforcer leur base, et les opinions de celle-ci. L’usage des réseaux n’impacte pas directement les choix électoraux même si leur consultation assidue par les observateurs et les militants donnent à voir chaque campagne comme un véritable spectacle de « storytelling ». Celui-ci entretient l’illusion que tout s’y joue, en négligeant les mécanismes plus profonds et complexes qui induisent un comportement électoral.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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