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La méridienne
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LA MÉRIDIENNE

Mona CHOLLET

Mona Chollet est journaliste et essayiste.

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08.03.2024 à 14:54

« Histoire d'un secret », une mémoire de l'avortement clandestin

Mona Chollet

Texte intégral (1820 mots)

Je republie ici un article (écrit pour le magazine suisse Femina à la sortie du film, en 2003) sur le magnifique documentaire de Mariana Otero Histoire d'un secret.

Clotilde Vautier, « Tricoteuse endormie », 1967, huile sur toile, 73 x 92 cm © Les amis du peintre Clotilde Vautier

C'était à la fin des années 1960, dans un petit village de Bretagne. On avait d'abord dit aux deux fillettes : « Votre maman est partie à Paris. » Mais Clotilde n'est jamais revenue, et elles ont fini par comprendre qu'elle était morte. « D'une appendicite », leur a-t-on dit : il leur a bien fallu se satisfaire de cette explication. Les fillettes ont grandi. Leur père, Antonio, fils de républicains espagnols réfugiés en France, ne leur parlait jamais de leur mère, sinon pour leur répéter qu'elle avait été une femme et une peintre extraordinaire – le jeune couple s'était rencontré aux Beaux-Arts, à Rennes. Les tableaux de Clotilde étaient enfermés dans un placard, et ses affaires personnelles, dans un coffre posé au milieu du salon. Sur les photos de famille où figuraient plusieurs visages féminins, Mariana, la cadette, âgée de quatre ans à sa mort, était incapable de reconnaître le sien.

Entrée à l'école du Théâtre national de Strasbourg, Isabel, l'aînée, est devenue comédienne : on l'a découverte dans Derborence, le film de Francis Reusser, en 1984. Aujourd'hui, elle apparaît régulièrement dans des séries policières à la télévision. Mariana, elle, est devenue réalisatrice de documentaires. La première n'a eu de cesse d'interroger sa propre histoire, ce qui l'a amenée à entamer une psychanalyse. La seconde, au contraire, lui a tourné le dos pour s'intéresser surtout, de par son métier, à la vie des autres. Vers la fin de son analyse, Isabel, mère d'une petite fille, a connu une période où, bien qu'ayant une contraception, elle tombait enceinte, et devait subir des avortements à répétition. Sur les conseils de son analyste, elle a alors demandé à son père s'il y avait eu des avortements dans la famille.

Antonio lui a répondu par la négative. Mais, un soir, quelque temps plus tard, il a invité ses filles au restaurant. Et là, alors qu'elles avaient toutes deux la trentaine, elles ont enfin su de quoi était réellement morte leur mère : d'une septicémie consécutive à un avortement clandestin pratiqué sur elle-même. Le jeune couple tirait le diable par la queue, elle ne voulait pas de troisième enfant à ce moment-là, elle voulait peindre. Ses derniers mots ont été : « Et ce bateau, où est-ce qu'il va ? » Elle avait vingt-huit ans.

Mariana Otero : « Je voulais créer un espace commun entre l'intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien »

Pour Isabel, la révélation du secret est la dernière pièce qui manquait à son puzzle. Mariana, en revanche, voit l'édifice de sa vie sérieusement bousculé. Elle imagine, bouleversée, la détresse et la solitude dans lesquelles sa mère est partie, sans avoir pu dire adieu aux siens. Il lui faudra encore dix ans (entre-temps, elle aura eu un petit garçon) avant de réaliser Histoire d'un secret. « On sent bien, dans le film, observe-t-elle, qu'Isabel est plus dans la légèreté, et moi dans la gravité. Par rapport à moi, elle est à un autre moment de l'histoire. »

Sur l'écran, les tableaux de Clotilde Vautier, parmi lesquels beaucoup de superbes nus féminins, charnus et éclatants de vie, réapparaissent en pleine lumière, enfin exhumés. Circulant au milieu d'eux, une restauratrice, à qui la réalisatrice s'est bien gardée de dire qu'il s'agissait de l'œuvre de sa mère, analyse finement la technique de l'artiste. Mariana filme ses conversations avec sa sœur, avec son père, avec son oncle et sa tante, avec sa grand-mère, avec les anciens modèles et amis de Clotilde…

Une réparation symbolique ? Oui. Une thérapie ? Surtout pas. Intimiste et chaleureux comme un tableau de sa mère, nimbé d'une atmosphère poétique, romanesque, le film de Mariana Otero réussit à rendre palpable la présence des disparus, des absents, et atteint à ce fragile point d'équilibre où l'expérience la plus personnelle devient ce qu'il y a de plus partageable. Si elle ne savait jamais ce qui allait surgir des scènes avec ses proches avant de les tourner, elle avait en revanche minutieusement préparé le cadre, travaillant sur la lumière, le décor, la place occupée par chacun… « Ma hantise, explique-t-elle, c'était de faire un film de famille. Je voulais créer un espace commun entre l'intimité du spectateur et la mienne, entre son imaginaire et le mien. Je voulais qu'il s'y retrouve, qu'il puisse projeter ses propres secrets, ses propres fantômes, ses propres silences. Pour cela, il fallait absolument éviter le naturalisme, l'improvisation. »

Sorti en France en octobre 2003, le film a reçu un accueil ému de la critique et du public. « J'ai fait environ quatre-vingts projections-débats, et j'ai pu constater que les gens s'étaient vraiment approprié le film. Certaines femmes revenaient le voir en emmenant leur fille, ou leur mère, ou leur sœur… Parfois, il leur permettait de se dire des choses qu'elles ne s'étaient jamais dites : c'est une histoire qui relance d'autres histoires. Même celles qui n'ont jamais subi d'avortement, ou qui n'ont pas perdu leur mère, sont touchées, parce qu'elles aussi cherchent comment concilier leur désir de s'accomplir en tant que femmes et leur désir d'être mères. Les hommes, eux, s'identifient à mon père… »

Mariana et Isabel Otero dans « Histoire d'un secret »

Le film fait aussi ressurgir toute une histoire collective dont on se rend compte qu'elle était passée à la trappe. Devant la caméra de Mariana Otero, la gynécologue Joëlle Brunerie-Kaufmann, militante historique de la lutte pour le droit à l'avortement, évoque ses souvenirs de jeune interne : les femmes qui arrivaient à l'hôpital dans des états épouvantables, qui se faisaient engueuler, et qu'on renvoyait chez elles, tant que c'était possible, encore enceintes ; les jeunes médecins que l'on terrorisait en leur rappelant ce qu'ils risquaient s'ils les aidaient à avorter… Et puis toutes celles qui en mouraient, donc, et sur qui pèse un lourd silence.

Lorsque Mariana Otero l'a contacté pour son film, le gynécologue de Clotilde lui a d'abord conseillé, raconte-t-elle, de « ne pas remuer la merde » : « Il prétendait que le cas de ma mère était unique à Rennes, ce qui est évidemment impossible. » Comment expliquer que les jeunes générations, aujourd'hui, aient l'impression que les histoires d'avortements clandestins remontent au XIXe siècle, ou, à la limite, à la dernière guerre, alors qu'elles datent d'il y a moins de trente ans ? « Je crois qu'avec l'arrivée de la pilule, en 1969, puis la légalisation de l'avortement en 1975 [le cas de la Suisse, où la libéralisation des pratiques a devancé celle de la loi, est plus compliqué], on a surtout eu envie de profiter de la liberté sexuelle incroyable dont on disposait tout d'un coup, et plus tellement de parler du passé. Si bien que toute cette histoire a été occultée, et qu'aujourd'hui, on voit les tabous revenir en force. »

Histoire d'un secret est en effet sorti dans un contexte critique : alors en discussion à l'Assemblée nationale, l'amendement Garraud, qui, depuis, a été rejeté, prévoyait d'instaurer un « délit d'interruption de grossesse », passible d'un an de prison, lorsque celle-ci avait été provoquée par une négligence ou une maladresse : une manière de conférer au fœtus le statut juridique d'une personne. « Et moi qui croyais avoir fait un film sur le passé… », grimace la réalisatrice. En France, les femmes ont de plus en plus de mal à exercer leur droit à l'IVG, car de nombreux médecins invoquent la clause de conscience pour refuser de pratiquer un acte jugé « peu gratifiant ».

« Je suis invitée bientôt à montrer mon film à des étudiants en médecine, dit Mariana Otero, j'espère que cela pourra faire un peu bouger les choses… Mais il est évident que nous sommes en nette régression. En discutant avec le public, j'ai fini par comprendre que l'on faisait une confusion. Si une IVG est toujours douloureuse, c'est parce qu'elle oblige à regarder sa vie en face : c'est le moment où on se rend compte que son compagnon, contrairement à ce qu'on croyait, n'est pas prêt à assumer la paternité, par exemple ; ou alors, qu'on approche de la quarantaine et qu'on laisse peut-être passer sa dernière chance de donner la vie… Mais, au lieu de ça, les gens s'imaginent que si on souffre, si on doit souffrir, c'est parce qu'on commet un crime ! Il faudrait discuter davantage de cette question : en quoi, exactement, un avortement est-il un choix difficile ? Comme on n'en parle pas, les militants anti-avortement progressent sur le terrain psychologique, intérieur, et cela, c'est très inquiétant. »

Histoire d'un secret, documentaire (1h 35min) de Mariana Otero, avec Jean-Jacques Vautier, Thérèse Vautier, Isabel Otero. Le film est disponible en VOD.

Voir aussi la fiche de Clotilde Vautier sur le site de l'association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions).

19.12.2023 à 10:50

Le monde d'après

Mona Chollet

Texte intégral (4996 mots)
Jessie (@seedsofspells) sur Instagram

« Tous les jours, des patients s'effondrent dans mon cabinet à cause de Gaza », disait un jeune psychiatre rencontré l'autre soir chez des amis.

Comment ne pas les comprendre ?

Il y a cette violence meurtrière qui semble ne jamais devoir s'arrêter, et il y a la violence symbolique qui la redouble. Jour après jour, depuis plus de deux mois, nous assistons à la boucherie d'un peuple, à la destruction de la société palestinienne, tant à Gaza qu'en Cisjordanie, avec la complicité de la France et le soutien fanatique, obscène, sans cesse réitéré, de la puissance américaine. Jour après jour, il faut supporter les images des corps vivants ou morts ensevelis sous les décombres, des parents cassés en deux de douleur, incapables de se résoudre à refermer le linceul de leur enfant, des blessés gisant à même le sol d'un hôpital, des mutilations atroces, des quartiers entiers réduits en cendres, le calvaire d'une population affamée et assoiffée, privée de toit, de soins et de tous les biens de première nécessité. Mais il faut supporter en plus, dans la majeure partie des médias français, la minimisation ou la justification permanente de cet immense crime.

Il y a tous ces gens pour qui le 7 octobre reste le scandale unique, pour qui le temps semble s'être arrêté ce jour-là, et qui ignorent purement et simplement, ou balaient d'un revers de main, un massacre déjà au moins vingt fois plus important. Il faut entendre répéter sur toutes les antennes les arguments les plus malhonnêtes, les plus invraisemblables, les plus racistes, visant à nier, à relativiser ou à excuser le carnage, ou à en imputer la responsabilité à tout le monde, sauf à l'État qui assiège et bombarde.

Il faut supporter d'entendre un élu français affirmer sur un plateau de télévision qu'un bébé mort serait en réalité une poupée en plastique. Il faut supporter d'entendre un réalisateur franco-israélien rire des souffrances des Palestiniens, en qualifiant ceux-ci de « bons communicants ». De voir des Israéliens faire des « Arab faces » – c'est-à-dire se « déguiser » en stéréotypes racistes d'Arabes – sur TikTok pour mimer la douleur des Gazaouis sous les bombes. De découvrir ce que l'analyste Muhammad Shehada appelle la « pop culture génocidaire » – comme, en 2014, déjà, des habitants de Sderot étaient allés installer des chaises sur une colline pour « admirer » les bombardements sur Gaza en mangeant du pop corn.

Kaoutar Harchi : « L'“humanitaire”, c'est dire : “Nous vous tuons et une fois que vous serez morts, nous vous aiderons” »

Il faut supporter la prosternation devant la force, la révérence sacrée que suscitent toutes les actions israéliennes : on s'indigne que les pays arabes ne veuillent pas accueillir de réfugiés, comme s'il était normal et inéluctable que les Palestiniens soient chassés de chez eux ; on parle de l'« aide humanitaire » à envoyer à Gaza, comme si l'enclave subissait une catastrophe naturelle, et non un siège impitoyable doublé d'un pilonnage intensif. « L'“humanitaire”, écrivait Kaoutar Harchi sur X (ex-Twitter) le 4 novembre, c'est ce que réserve l'impérialisme occidental à tous ceux qu'il a expulsés de l'humanité. C'est dire : “Nous vous tuons et une fois que vous serez morts, nous vous aiderons.” »

Implicitement ou explicitement, on accorde à Israël un droit à la vengeance aveugle et illimitée, qu'aucune conscience un peu digne ne saurait légitimer – ou alors, il faudrait accorder le même au Hamas. Et, même dans cette logique, on se trompe : le gouvernement israélien ne se venge pas ; son traitement des otages, ainsi que la polémique dans le pays au sujet des « tirs amis », a montré le mépris qu'il porte à sa propre population civile. Il ne fait pas non plus la « chasse au Hamas » [1]. Il s'est engouffré cyniquement dans la brèche créée par l'attaque du 7 octobre et saisit cette occasion unique d'en finir avec les Palestiniens, en en massacrant le plus grand nombre possible – d'anciens officiers du renseignement parlent d'une « usine d'assassinats de masse » [2] –, en détruisant Gaza en tant que terre palestinienne [3] et en accélérant encore la colonisation et la dépossession en Cisjordanie. D'ores et déjà, un promoteur immobilier israélien annonce des projets de maisons en bord de mer sur le charnier de Gaza.

Un petit moment de joie dans un océan de folie. Gaza, novembre 2023, par Suhail Nssar sur Instagram

Toute la circulation de la compassion est détraquée dans cette guerre. Le dispositif idéologique qui s'est mis en place exige constamment des soutiens des Palestiniens qu'ils fournissent des preuves de leur empathie pour les civils israéliens tués, tout en semblant s'acharner, simultanément, à essayer de décourager cette compassion. En la refusant obstinément aux Palestiniens, d'abord, et ce, depuis des décennies. Et puis, en instrumentalisant le massacre des civils israéliens – à travers la mise en circulation de faits bien réels, évidemment, mais aussi d'inventions [4], dont certaines reprises jusqu'à la Maison Blanche – pour justifier l'apocalypse déclenchée à Gaza ou pour en détourner l'attention. Les Palestiniens de la diaspora assistent en direct à la liquidation de leur peuple, mais ils sont sans cesse sommés de « condamner le Hamas », de « montrer patte blanche », comme le dit Elias Sanbar.

Quoi qu'il en soit, notre compassion ne suffit jamais ; elle n'est jamais jugée assez prompte, assez sincère, assez convaincante. On a l'impression qu'on attend d'autres choses de nous ; des choses qu'il est raisonnablement impossible d'accorder. Il faudrait ne parler que du 7 octobre. Il faudrait dire que des violences sexuelles sont plus graves que la destruction d'une société entière, et qu'elles la justifient ; ce que même la féministe la plus zélée, et la plus révoltée par ces violences, ne peut pas faire. Il faudrait acquiescer à l'idée d'une violence du Hamas qui serait d'une autre nature, plus grave, que celle exercée par l'armée israélienne ; une sauvagerie propre aux Arabes, qui justifierait un amalgame entre les assaillants et l'ensemble de la population palestinienne.

C'est visiblement l'effet que recherche l'armée israélienne avec les projections du film des horreurs du 7 octobre qu'elle organise dans toutes les capitales occidentales (j'avoue ne même pas comprendre qu'on puisse répondre à l'invitation d'une armée elle-même engagée dans des horreurs à une échelle encore plus grande). Si la transformation de Gaza en enfer sur Terre, et les abominations qui se multiplient depuis le début de l'attaque terrestre - sans même parler de celles qui ont jalonné des décennies d'occupation - n'y suffisaient pas déjà, la révélation par Haaretz de l'existence d'une chaîne Telegram, visiblement gérée par des militaires israéliens, diffusant des vidéos de meurtres sadiques de Palestiniens (« En train d'exterminer les cafards », « Sur celle-ci on peut entendre leurs os craquer »…), dément cependant cette idée raciste d'une exceptionnalité dans la barbarie. Il est hors de question de se montrer fataliste face à des atrocités ; mais, clairement, personne n'en a l'exclusivité - y compris pour les violences sexuelles.

La Palestine, seule situation d'oppression dans laquelle ce n'est pas l'oppression qui fait scandale, mais sa dénonciation

L'un des effets du 7 octobre aura été de criminaliser définitivement l'identité palestinienne. Le simple fait que les Palestiniens existent, qu'ils revendiquent leur histoire et leur identité, est perçu comme une provocation, une agression. À Harvard, l'épouse d'un professeur peut descendre de voiture pour suivre et harceler une étudiante portant un keffieh, en lui reprochant de « menacer la tranquillité des familles du voisinage », sans réaliser apparemment que si quelqu'un menace la tranquillité des autres, c'est uniquement elle. Un couple se vante d'avoir effectué une descente à la New York Public Library pour en retirer de dangereux albums pour enfants racontant l'expérience palestinienne, et protéger ainsi les petits New-Yorkais de l'« endoctrinement ». Sur Instagram, la diffusion d'images montrant la situation à Gaza est dénoncée à la modération comme « discours de haine ». La Palestine est la seule situation d'oppression du monde dans laquelle ce n'est pas l'oppression qui est considérée comme un scandale, mais sa dénonciation.

Dessin d'Amneh Abdul Ghaffar, Palestinien de quatorze ans, 1975 - The Palestinian Museum

Cette diabolisation a des conséquences très directes. Le 14 octobre, un petit garçon américano-palestinien de six ans a été tué de vingt-six coups de couteau par le propriétaire de l'appartement que ses parents louaient près de Chicago ; sa mère, blessée, a survécu. À Burlington, dans le Vermont, le 25 novembre au soir, un homme a tiré sur trois étudiants portant des keffiehs qui se rendaient à un dîner. L'un d'eux est resté paralysé.

Une alliance permettant de cibler les Palestiniens là-bas, les Arabes et les musulmans ici, en les nazifiant, en faisant d'eux le nouveau mal absolu

Parallèlement, en Europe et aux États-Unis, un ordre politique dystopique se met en place, ou se renforce. Au début des années 2000, au cours de la deuxième intifada, on commençait à voir se multiplier les accusations d'antisémitisme contre ceux qui défendaient les Palestiniens ; simultanément, l'antisémitisme de l'extrême droite blanche et chrétienne restait une menace prise au sérieux. Mais, dans le monde de l'après-7 octobre, la notion d'antisémitisme est en train d'être entièrement recodée.

Non seulement l'antisionisme est systématiquement assimilé à de l'antisémitisme, mais seul l'antisionisme est encore considéré comme de l'antisémitisme. Désormais – conformément à ce préjugé raciste attribuant un antisémitisme congénital aux Arabes qui, matraqué depuis vingt ans, s'est imposé dans l'opinion comme une évidence –, il ne peut y avoir de réel antisémitisme sans un élément « arabe ». N'importe quelle référence à la Palestine est considérée comme antisémite : en Allemagne, on prétend que « Free Palestine » serait « le nouveau “Heil Hitler” ». Ces derniers jours, une élue trumpiste – et, à ce titre, assurément bien placée pour donner des leçons de lutte contre l'antisémitisme – est parvenue à faire assimiler les références à l'intifada (« soulèvement ») dans les manifestations de soutien à la Palestine sur les campus américains à des « appels au génocide des juifs ».

En revanche, l'antisémitisme de l'extrême droite blanche occidentale, lui, est maintenant démonétisé, perçu comme inoffensif. On voit défiler contre l'antisémitisme un élu du Rassemblement national qui, dans sa jeunesse, chantait des hymnes au Zyklon B. Et quand le collectif de juifs de gauche Golem essaie de s'opposer à la présence de Marine Le Pen dans le cortège parisien, c'est lui qui est vu comme le fauteur de trouble. L'extrême droite manifeste avec des saluts nazis devant le Panthéon, mais on nous dit que le rassemblement s'est déroulé « sans incident » – ah, tout va bien, alors. « Pour moi, un parti d'extrême droite ne peut être appelé d'extrême droite que s'il est antijuif », déclare Serge Klarsfeld, ancien chasseur de nazis qui adoube le Rassemblement national [5].

Le soutien à un gouvernement aussi crûment colonialiste et raciste [6] que le gouvernement israélien accélère jusqu'au vertige l'extrême-droitisation déjà à l'œuvre dans beaucoup de pays occidentaux [7]. On communie dans la haine, dans la désignation des Arabes comme les nouveaux ennemis intérieurs prioritaires. Une amie me raconte avoir entendu une femme déclarer dans un lieu public, également à Paris, il y a deux semaines : « Israël fait le sale boulot pour tout le monde. » Le 15 novembre, le chercheur Peter Harling écrivait sur X-Twitter : « La façon dont on comprend Gaza dans mon entourage est assez simple. Les États-Unis et certaines parties de l'Europe tirent un trait sur les Arabes et les musulmans, y compris leurs propres citoyens, comme s'ils étaient tous des terroristes en puissance, comme s'ils n'avaient ni droits, ni histoire, ni cause, ni droits de vote, ni voix. »

Les discours ouvertement génocidaires se multiplient, et pas seulement au sommet de l'État israélien. « Finissez-les », clame un autocollant sur une voiture en Israël. Dans une interview radiophonique relayée par le Jerusalem Post, le chef du conseil d'une localité du nord du pays estime qu'il faudrait « faire en sorte que Gaza ressemble à Auschwitz ». « Israël, ils seront vivants, et ils vont vous tuer, ils vont vous exterminer ! », crie une cliente face à des manifestants menant une action d'appel au boycott dans un supermarché Carrefour à Paris. Et tous les mécanismes politiques qui devraient arrêter cette folie sont grippés.

Le 9 décembre à Cologne, hommage au poète et universitaire gazaoui Refaat Alareer, tué trois jours plus tôt dans une frappe ciblée avec son frère, l'un de ses fils, sa sœur, trois enfants de celle-ci et un voisin. (Photo : Ying Tang/ NurPhoto via Getty Images)

Pilier moral et politique de nos sociétés, l'héritage de la seconde guerre mondiale est bradé, mis à l'encan pour être transformé en une propagande grossière, voire grotesque, permettant de cibler les Palestiniens là-bas, les Arabes et les musulmans ici, en les nazifiant, en faisant d'eux le nouveau mal absolu, contre lequel on peut donc se déchaîner sans scrupules – contre lequel on a même le devoir de se déchaîner. Ainsi, non seulement on reproduit la déshumanisation, la désignation d'une population comme bouc émissaire (un processus dont les Allemands, en particulier, aux avant-postes de cette opération en Europe, devraient pourtant se rappeler la dangerosité), mais, en tronquant leur histoire, on prive aussi les sociétés occidentales de leurs dernières défenses immunitaires contre la menace de l'extrême droite.

Candice Breitz : « Le musée demande que j'établisse une équivalence entre l'Holocauste et l'attaque du 7 octobre. Autrement dit, il me demande de relativiser l'Holocauste »

Ce délire collectif produit des situations aberrantes, comme celle de l'artiste sud-africaine Candice Breitz, elle-même juive, dont un musée allemand a annulé une exposition en lui reprochant d'avoir signé un appel en faveur du boycott d'Israël (ce que, apparemment, elle n'a même pas fait). « Pour présenter mon travail, le musée demande que j'établisse une équivalence entre l'Holocauste et l'attaque du 7 octobre, témoigne-t-elle. Autrement dit, il me demande de relativiser l'Holocauste. Il faudrait pour cela que je trahisse ma compréhension fondamentale de la Shoah comme d'un événement historique unique. Faut-il vraiment que j'épilogue sur l'absurdité de voir des Allemands dicter à des juifs comment ils doivent réagir au massacre haineux d'autres juifs aux mains de terroristes [8] ? »

On attribue en général le jusqu'au-boutisme pro-israélien de l'Allemagne à son sentiment de culpabilité lié à la Shoah. Mais pour un autre artiste sud-africain, le photographe Adam Broomberg, dont presque toute la famille a été assassinée par les nazis, ce qui est à l'œuvre ici n'est pas la culpabilité : « C'est le désir d'avoir un pays blanc, chrétien, nationaliste [9]. » Candice Breitz souligne elle aussi que « les accusations creuses d'antisémitisme sont communément déployées pour réduire au silence, stigmatiser, marginaliser et déprogrammer non seulement les juifs progressistes, mais aussi les Palestiniens, les musulmans, les Arabes et tous ceux qui sont “autres” par rapport à l'Allemagne blanche ».

Aux États-Unis, l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac) prévoit de tout mettre en œuvre pour empêcher la réélection au Congrès, en 2024 [10], de la « Squad », c'est-à-dire cette poignée d'élues de l'aile gauche du Parti démocrate, essentiellement des femmes de couleur, qui, en 2021, s'étaient élevées contre les bombardements israéliens sur Gaza [11] : Alexandria Ocasio-Cortez [12], Ilhan Omar, Rashida Tlaib (qui est d'origine palestinienne), Ayanna Pressley…

Sliman Mansour, « Espoir », 1985

Avec cette légitimation définitive de l'extrême droite à la faveur des événements au Proche-Orient, toutes les minorités présentes dans les sociétés occidentales se retrouvent à découvert : Arabes, Noirs, musulmans, juifs rétifs à l'embrigadement guerrier et à l'assimilation désormais obligatoire entre judaïsme et sionisme [13] (mais, à terme, tous les juifs, n'en doutons pas) ; et, plus largement, toutes les catégories que l'extrême droite déteste : les minorités sexuelles, les féministes, les « woke »… En France, seuls quelques fragiles relais politiques et journalistiques résistent encore à la déferlante du racisme et de la fascisation. Nous sommes tout seuls, ou presque. Et il ne faut pas nier l'angoisse considérable que cela génère.

Tant qu'à faire, autant ne pas perdre de vue ce que nous voulons, même si – ou d'autant plus que – la situation semble désespérée. Avant tout, et de manière immédiate, on veut le cessez-le-feu à Gaza, la fin du calvaire pour ses habitants, la garantie de leur droit à vivre sur leur terre, le retour des otages. On veut aussi la fin de la colonisation et de l'occupation, causes premières de toutes les haines, de toutes les violences ; la liberté et l'égalité pour tous les peuples du Jourdain à la Méditerranée, la sécurité et la tranquillité pour les juifs et les musulmans de France et d'ailleurs, la disparition du terrorisme. Un jour, peut-être, de l'autre côté de ce cauchemar.


[1] Jeremy Scahill, « This Is Not a War Against Hamas », The Intercept, 11 décembre 2023.

[2] Florian Gouthière et Alexandre Horn, « Comment l'armée israélienne utilise l'intelligence artificielle pour bombarder Gaza », CheckNews, Libération, 2 décembre 2023.

[3] Ryan Grim, « Netanyahu's Goal for Gaza : “Thin” Population “to a Minimum” », The Intercept, 3 décembre 2023.

[4] Cédric Mathiot, Florian Gouthière et Jacques Pezet, « Israël, 7 octobre : un massacre et des mystifications », CheckNews, Libération, 11 décembre 2023.

[5] Olivier Faye, « Serge Klarsfeld, le chasseur de nazis qui n'a plus peur du RN », Le Monde, 16 décembre 2023.

[6] Isaac Herzog, président d'Israël : « Cette guerre vise à sauver les valeurs de la civilisation occidentale. » Olivier Rafowicz, porte-parole francophone de l'armée israélienne : « Les Arabes comprennent la force ; nous utilisons le langage qu'ils comprennent. »

[7] Lire Alain Gresh et Sarra Grira, « Antisémitisme. L'extrême droite blanchie par son soutien à Israël », Orient XXI, 19 décembre 2023.

[8] Philip Oltermann, « ‘A frenzy of judgement' : artist Candice Breitz on her German show being pulled over Gaza », The Guardian, 7 décembre 2023.

[9] Alexander Durie, « Beyond guilt : How pro-Palestine Jews are resisting Germany's 'McCarthyist' crackdown », The New Arab, 4 décembre 2023.

[10] Alexander Sammon, « The Squad Is About to Fight for Its Political Life », Slate, 15 novembre 2023 ; Alexis Buisson, « Aux États-Unis, le lobby pro-israélien se met en ordre de bataille pour 2024 », Mediapart, 17 décembre 2023.

[11] « “The Squad,” Part 3 : The Last Gaza War », The Intercept (podcast), 15 décembre 2023.

[12] Cf. Mathieu Magnaudeix, Génération Ocasio-Cortez. Les nouveaux activistes américains, La Découverte, Paris, 2020.

[13] Cf. Dominique Vidal, « Ces juifs partisans d'une vision universaliste », Orient XXI, 16 décembre 2023.

Merci à Guillaume Barou, Akram Belkaïd et Thomas Lemahieu.

27.10.2023 à 14:32

Le conflit qui rend fou

Mona Chollet

Texte intégral (6943 mots)
« Plus jamais ça pour mon peuple » - « Plus jamais ça pour AUCUN peuple ». Manifestation de Jewish Voice for Peace (« Une voix juive pour la paix ») aux États-Unis pour un cessez-le-feu à Gaza, 16 octobre 2023.

Colère, accablement face à l'accumulation des souffrances insoutenables qui défilent sur nos écrans, sentiment d'injustice torturant, panique devant le déferlement de la propagande de guerre, angoisse mortelle devant ce cataclysme et ses probables répercussions : ces deux dernières semaines, rivée aux informations en provenance d'Israël-Palestine, j'ai eu plusieurs fois l'impression – comme beaucoup, je crois – de perdre la tête.

Il y a d'abord ce télescopage permanent entre deux grilles de lecture contradictoires, qu'on pourrait appeler la grille « héroïque » et la grille « coloniale ».

En Europe et aux États-Unis, l'État israélien reste perçu au seul prisme de la Shoah, comme le refuge des victimes de l'antisémitisme européen, de sorte qu'un halo d'innocence inamovible, systématique, irréel, entoure toutes les actions de son appareil gouvernemental et de son armée. Quoi qu'il puisse faire, cet État est le héros ou la victime, il incarne la vertu, la pureté, et toute critique à son encontre ne peut se comprendre que comme une manifestation d'antisémitisme.

En revanche, le monde arabe – qui n'est pour rien, lui, dans le génocide des juifs d'Europe – et le Sud en général voient Israël tel qu'il est aussi. C'est-à-dire, plus prosaïquement : un État surarmé, soutenu inconditionnellement par la première puissance mondiale, fondé sur le colonialisme [1], sur le massacre ou l'expulsion, en 1948, d'une grande partie des Palestiniens ; un État qui occupe illégalement la Cisjordanie et Gaza [2] en ignorant les résolutions de l'ONU et qui y mène une politique d'apartheid (« développement séparé ») en multipliant les exactions et les confiscations de nouvelles terres, de nouvelles maisons. Si terrible qu'elle ait été, l'attaque du Hamas n'a rien changé à ce rapport de forces radicalement déséquilibré entre occupant et occupé.

La mémoire du colonialisme – et non la solidarité religieuse – est déterminante dans le soutien des pays arabes aux Palestiniens (c'est le cas en Algérie, en particulier). Ce soutien s'explique aussi parfois par une expérience directe, concrète, des conflits du Proche-Orient. Il y a quelques années, une de mes amies, une artiste libanaise qui vit en France et qui a gardé un stress post-traumatique des années de guerre, avait été invitée à participer à un festival en Israël. Elle m'avait demandé pensivement : « Est-ce que tu crois que je peux leur dire que je leur en veux quand même un peu d'avoir bombardé ma maison ? »

Comme le résume le chercheur Gilbert Achcar, « en dehors du monde occidental, on ne voit pas les Israéliens – je ne parle pas des juifs en général, mais bien des Israéliens – comme des héros ou des victimes, mais comme des colons, protagonistes d'un colonialisme de peuplement. Il faut donc sortir un peu de cette vision occidentale et essayer de voir les choses comme les autres peuvent les voir – ces autres qui sont la majorité de la planète [3] ».

La grille de lecture du Sud est partagée en Occident par de nombreuses personnes qui font elles-mêmes l'expérience du racisme et/ou qui portent une mémoire familiale du colonialisme, et, plus largement, par des militants politiques de gauche – dont de nombreux juifs [4]. Tous ces gens sont sensibilisés à l'injustice que vivent les Palestiniens, mais ils sont conscients aussi de ce que la politique menée jusqu'ici a de désastreux y compris pour les Israéliens.

Encourager ces derniers à s'accrocher à la grille de lecture héroïque, c'est en effet les pousser à se fourvoyer toujours plus, comme un voyageur à qui on donnerait une carte délibérément tronquée du pays qu'il est amené à traverser. Ce n'est pas du « soutien », c'est un cadeau empoisonné. En 2001, sous le titre « Ils ne font pas le lien », la journaliste israélienne dissidente Amira Hass avait rapporté une anecdote très parlante. À un checkpoint, en Cisjordanie, un de ses amis palestiniens, en voiture avec son fils de dix ans, avait été interpellé par un soldat qui lui avait lancé en agitant son arme : « Voulez-vous la paix ? Voulez-vous la paix ? » Surpris, l'homme avait balbutié : « Oui, évidemment. » Avant qu'il ait eu le temps d'expliquer ce qu'il entendait par « paix », le soldat lui avait répliqué : « Alors pourquoi ton fils me regarde avec autant de haine ? » Effectivement, on ne peut pas comprendre le regard de haine d'un jeune garçon, on ne peut pas comprendre correctement sa propre situation, si on se perçoit comme l'innocence incarnée alors qu'on est un soldat d'une armée d'occupation qui terrorise et humilie toute une population.

Un écran vertueux derrière lequel le refoulé colonial peut se déchaîner

Pour l'Occident, cependant, la grille de lecture « héroïque » est une aubaine. Elle permet de faire coup double, voire triple : en soutenant fanatiquement la politique israélienne, les Européens délèguent à cet État le rôle – sacrément risqué – de gardien de leurs intérêts au Proche-Orient ; ils se dédouanent (ou croient se dédouaner) à bon compte de leur culpabilité dans la Shoah ; et, à l'abri de cet écran vertueux, ils peuvent donner libre cours à leur refoulé colonial sans aucune limite, à travers leur perception et leur traitement des Palestiniens.

La vision idyllique d'Israël, combinée à un racisme anti-Arabes phénoménal, conduit ses alliés occidentaux à mépriser ou à diaboliser les Palestiniens, et à justifier – voire à approuver – leur écrasement, perçu comme de la légitime défense de la part de l'occupant. À les écouter, on a l'impression que c'est la Palestine qui occupe Israël, et non l'inverse. Alors qu'il y avait déjà à Gaza le triple du nombre des victimes israéliennes de l'attaque du Hamas, alors qu'une population prisonnière subissait un blocus impitoyable et un déluge de bombes, la présidente de l'Assemblée nationale française, Yaël Braun-Pivet, parlait encore du « droit d'Israël à se défendre », affirmant : « Il y a un attaquant et des attaqués » (22 octobre).

Cette distorsion de la réalité a de quoi vous plonger dans la folie. « Israël veut vous faire croire qu'il est la victime. Avoir affaire à Israël, c'est comme être en couple avec un pervers narcissique : il vous fout en l'air et il vous fait croire que c'est de votre faute ! », lançait l'humoriste égyptien Bassem Youssef – marié à une Gazaouie –, invité du présentateur britannique conservateur Piers Morgan, le 17 octobre.

Hala Alyan : « Nous restons éveillés la nuit, cherchant la vidéo, la photo qui prouvera qu'un enfant est un enfant »

Les Palestiniens se retrouvent ainsi piégés dans une sorte de trappe de la conscience occidentale. « Nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés », constatait en 1999 l'intellectuel américano-palestinien Edward Said [5] – une formule amère restée célèbre. Dans un effort désespéré pour les libérer de cette trappe, pour dessiller les yeux de l'Occident, les tenants de la grille de lecture coloniale sont parfois tentés de jeter sur la place publique les atrocités commises par l'armée israélienne ou par les colons.

Lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, le quotidien communiste L'Humanité, soutien historique des Palestiniens, avait ainsi mis à sa une (7 janvier 2009) la photo de la tête d'une fillette tuée, reposant au milieu des gravats, maculée de poussière et de sang. Un choix sensationnaliste et évidemment indéfendable, puisqu'on ne profanerait jamais de cette manière un corps blanc [6], mais révélateur. « Nous restons éveillés la nuit, à la lueur vacillante de nos téléphones, cherchant la métaphore, la vidéo, la photo qui prouvera qu'un enfant est un enfant, écrit l'autrice américano-palestinienne Hala Alyan. Quelle est l'image qui marchera finalement ? Celle de cette moitié d'enfant sur un toit ? Celle de cette petite fille croyant reconnaître le corps de sa mère parmi les morts [7] ? » Cependant, ces efforts sont interprétés par ceux qu'ils voudraient convaincre comme le signe d'un acharnement, d'une fixation antisémite et d'une volonté malsaine de diaboliser Israël. Ils produisent donc l'effet inverse à celui qui était recherché : ils renforcent encore la grille de lecture héroïque. Un cercle vicieux parfait.

Plage de Gaza, juillet 2015. Photo : Mohammed Salem / Reuters

Quand ils ne sont pas diabolisés, perçus comme une horde indistincte et barbare, congénitalement violente et « terroriste », les Palestiniens sont traités comme quantité négligeable. Leur invisibilisation vient de loin ; elle vient du mensonge premier, du slogan des débuts du sionisme : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » [8]. L'accusation d'antisémitisme systématique contre les défenseurs des Palestiniens dit aussi cela : ceux qui la profèrent n'imaginent même pas qu'on puisse sérieusement se soucier de ces gens ; la critique d'Israël ne peut donc s'expliquer que par l'antisémitisme. Le mur de séparation en Cisjordanie et la clôture high-tech de Gaza traduisent de la manière la plus concrète le refus de les voir, de les prendre en compte, d'admettre leur existence.

Starhawk : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l'effacer complètement »

Au cours des années 2000, la militante de gauche américaine et « sorcière néopaïenne » Starhawk a mené de nombreuses actions de solidarité en Palestine. Juive « de naissance et d'éducation », dit-elle, elle est venue au monde en 1951, peu après la seconde guerre mondiale. Dans un texte écrit lors des bombardements sur Gaza de 2008-2009, elle se souvenait du récit mythologique de la création d'Israël qui avait bercé son enfance. Et elle commentait : « C'est une histoire puissante, émouvante. Elle ne présente qu'un seul défaut : elle oublie les Palestiniens. Elle doit les oublier, parce que, si nous devions admettre que notre patrie appartenait à un autre peuple, elle en serait gâchée. (…) Golda Meir disait : “Les Palestiniens, qui sont-ils ? Ils n'existent pas.” » [9] Une affirmation que le ministre des finances actuel, Bezalel Smotrich, l'un des chefs de file de l'extrême droite israélienne, qui vit dans une colonie de Cisjordanie, a réitérée en mars dernier à Paris, créant un petit scandale.

Le 18 octobre dernier, Starhawk a publié une version remaniée de son texte de 2008, et elle y a ajouté cette remarque : « Quand un peuple entier est effacé du récit, la tentation devient irrésistible de l'effacer complètement. » Et, en effet, l'invisibilisation des Palestiniens, nécessaire à la préservation du mythe national, rend possible une logique génocidaire. Les Gazaouis sont aujourd'hui massacrés d'une telle manière que de plus en plus de voix prononcent le mot « génocide » : le philosophe Étienne Balibar en France, le Centre américain pour les droits constitutionnels, l'organisation américaine If Not Now, des experts de l'ONU, un journaliste britannique qui a couvert le génocide rwandais, une ministre espagnole, la philosophe américaine Judith Butler (membre du bureau de Jewish Voice for Peace), le président brésilien

Ce qui définit un génocide selon la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, ce sont des actes commis « dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Le massacre d'environ huit mille hommes par l'armée serbe à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, en juillet 1995, est ainsi considéré comme un génocide.

Ici, le fait de priver toute une population d'eau, de nourriture, d'électricité, le vocabulaire déshumanisant utilisé par le ministre de la défense israélien, Yoav Galant, qui disait le 9 octobre : « Nous nous battons contre des animaux humains », la déclaration du président Isaac Herzog rejetant, le 12 octobre, l'idée que les civils gazaouis soient innocents [10], ainsi que les mots du porte-parole de l'armée Daniel Hagari, le lendemain, selon lesquels ce qui était recherché était « les dégâts et non la précision » – une franchise tout à fait nouvelle –, pourraient indiquer qu'on se trouve bien dans ce cas de figure. Le 24 octobre, 42 % des habitations de Gaza avaient été détruites.

Les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité

Dans un XXIe siècle hyperconnecté, exterminer – ou laisser exterminer – une population oblige à investir autant dans la communication que dans les armes, afin de persuader l'opinion occidentale de l'approuver, ou au moins de l'accepter sans broncher. Cela implique de persuader les spectateurs qu'ils ne sont pas réellement en train de voir ce qu'ils sont en train de voir. Dans un article du site Arrêt sur images, Thibault Prévost rappelle que, « pour étouffer le récit d'occupation gazaoui, l'État israélien dispose d'un véritable arsenal technique et humain dédié aux “psyops”, la guerre psychologique et informationnelle [11] ». Les utilisateurs de YouTube et de X-Twitter en ont eu un aperçu quand des bannières « publicitaires » se sont invitées sur leurs écrans pour justifier les bombardements sur Gaza en soulignant l'horreur de l'attaque du Hamas – quitte à trahir la mémoire de certaines des victimes, qui étaient des militants pour la paix.

Alors même qu'elle pilonne des civils, l'armée israélienne est présentée comme une bande de braves gars pleins de bonne volonté et de combattantes valeureuses et sexy ; des journalistes français relaient sans aucun recul la parole de ses représentants, toute déontologie jetée aux orties.

Les discours affirmant la supériorité civilisationnelle de l'Occident (« C'est un combat des enfants de la lumière contre les enfants des ténèbres », a déclaré Benyamin Netanyahou le 16 octobre) sont particulièrement pénibles, alors même que la soif de vengeance indistincte qui s'exprime partout, en Israël, aux États-Unis ou en France, reproduit précisément la logique animant les membres du Hamas.

Comme lors des précédentes campagnes de bombardements intenses sur Gaza, en 2008-2009, puis en 2014 [12] – ce que les généraux israéliens appelaient « tondre le gazon » –, les mêmes éléments de langage sont repris ad nauseam, leur absurdité étant compensée par leur matraquage illimité. Cette fois, la puissance de ce rouleau compresseur est encore décuplée, en France, par la bollorisation du paysage médiatique (les chaînes d'information en continu, en particulier), et plus généralement par l'extrême-droitisation accélérée du climat politique. Les arguments en carton censés justifier la destruction des vies palestiniennes ont été pulvérisés par Bassem Youssef dans son entretien avec Piers Morgan, ce qui explique probablement la viralité phénoménale de sa prestation. Quand vous vous cognez de façon aussi répétitive au mur de la bêtise, du dogmatisme et de l'ethnocentrisme borné, la dérision peut être la dernière solution pour éviter de devenir fou.

En quelques minutes, Bassem Youssef a renvoyé la propagande à ce qu'elle est : un vaste bullshit. « Israël a la seule armée du monde qui avertit les gens avant de les bombarder. Qu'est-ce que c'est mignon ! C'est tellement sympa de leur part ! » ; « Hassan, le cousin de ma femme, c'est un bon à rien, il n'arrive jamais à garder un boulot, il a raté l'entretien pour devenir bouclier humain » ; « Est-ce que chacun des quatorze mille civils déjà tués ou blessés dissimulait une cible militaire ? Parce que, si c'est le cas, ça fait beaucoup d'armes. Le Hamas est blindé ! » ; « Oh, alors ce sont des “dommages collatéraux” ? Très bien, dans ce cas, pas de problème. Ça se défend. »

L'argument des « boucliers humains » est aberrant quand on sait que la bande de Gaza est l'une des zones les plus densément peuplées du monde, que ses habitants ne peuvent pas en sortir et qu'ils ne disposent pas d'abris souterrains. Par ailleurs, on peut supposer que si des terroristes se cachaient à Paris, par exemple, et si la moitié de la ville était transformée en paysage lunaire et sa population massacrée sous prétexte de les atteindre, l'argument des « dommages collatéraux » passerait avec un peu moins de facilité.

La vision des Gazaouis en Occident, un « effet Homeland »

Dans un précédent billet, j'ai écrit qu'il était plus facile pour les Occidentaux de s'identifier aux Israéliens, au mode de vie très semblable au leur, qu'aux Palestiniens. J'aurais dû préciser que toute identification avec ces derniers était activement découragée par le discours gouvernemental israélien. Il y a vingt ans, l'entourage d'Ariel Sharon martelait déjà cet argument pour justifier son refus de négocier avec l'Autorité palestinienne : « Il faut prendre la mesure de ce que représente un attentat en Israël. Quarante morts là-bas, c'est comme s'il y en avait quatre cents en France. » À l'époque, le journaliste de Politis Denis Sieffert [13] faisait observer qu'on ne tentait jamais le même rapport avec les Palestiniens : « Plus de deux mille morts sur trois millions d'habitants en deux ans, cela n'équivaut-il pas à quarante mille en France ? » (Télérama, 15 janvier 2003.) Mais la communication israélienne n'envisageait pas que des Français puissent avoir l'idée saugrenue de s'imaginer à la place des Palestiniens.

Même invisibilisation, même déshumanisation, il y a quelques jours, quand le compte X-Twitter d'Israël a admonesté Greta Thunberg, qui venait de clamer son soutien aux Gazaouis bombardés, en lui répondant que les jeunes Israéliens fauchés par le Hamas lors du festival de musique auraient pu être ses amis. C'est vrai, bien sûr. Mais pourquoi n'aurait-elle pas aussi pu être amie avec les jeunes Gazaouis tués ?

Il y a, dans la vision méprisante qu'on se fait généralement des Gazaouis en Occident, ce qu'on pourrait appeler un « effet Homeland ». En 2015, l'épisode 2 de la saison 5 de cette série d'espionnage américaine avait suscité l'atterrement ou l'hilarité dans le monde arabe. Il était censé se dérouler à Beyrouth, mais la capitale libanaise avait été représentée comme un dédale de ruelles poussiéreuses, une succession de gargotes et de gourbis louches – là où, dans la réalité, il y avait plutôt des Starbucks. Chargés d'orner les murs de ce faux Beyrouth de graffitis, les décorateurs arabophones avaient trollé la production en y inscrivant : « Homeland est raciste ».

De la même manière, loin des fantasmes, il se trouve que, en dehors du fait qu'ils sont parqués sur une étroite bande de terre, entre la Méditerranée et une clôture barbelée, et qu'ils sont gouvernés par le Hamas, ce détestable produit de l'occupation, les Gazaouis sont des gens ordinaires, ni plus ni moins « modernes » que d'autres sociétés. Le regretté Anthony Bourdain l'avait bien montré quand, en 2013, il était allé y tourner un épisode de son émission Parts Unknown, au cours duquel il avait évoqué la cuisine palestinienne en compagnie de la journaliste culinaire Laila El-Haddad [14]. Amira Hass – qui y a vécu de 1993 à 2003 [15] – et son confrère Gideon Levy ont longtemps maintenu eux aussi un lien avec la « normalité » gazaouie.

Le rapport entre le nombre de victimes d'un attentat en Israël et ce qu'il représenterait en France ou aux États-Unis aura donc été martelé jusqu'à ce qu'il y ait non plus quarante morts, mais mille quatre cents, et environ sept mille morts palestiniens. C'est à désespérer. De la même manière, après le lancement en 2005 de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), qui vise à mettre fin à l'occupation par des moyens pacifiques, une répression féroce a été menée contre les citoyens qui soutenaient le mouvement partout dans le monde – y compris en France, par la voie judiciaire.

À l'initiative, notamment, de l'organisation Canary Mission, les étudiants américains qui y prenaient part ont été affichés comme antisémites et inscrits sur des listes noires destinées à leurs employeurs potentiels. Peut-être que si on avait laissé ce mouvement aboutir, il ne serait pas nécessaire aujourd'hui de recourir à des représailles encore plus énormes contre les étudiants de Harvard qui ont signé une déclaration attribuant la responsabilité de l'attaque du Hamas au gouvernement israélien.

Leurs noms et photos ont été affichés, sous l'intitulé « Les plus grands antisémites de Harvard », sur les flancs d'un camion qui a paradé dans les rues de Cambridge, la ville où se trouve l'université. « Les client assis en terrasse, les étudiants qui regardaient par la fenêtre de leur dortoir, les passants qui allaient à la gare pouvaient me voir, avec tout un panel d'autres étudiants, désignés comme antisémites. J'ai vomi dans la cour de l'université », témoigne une jeune femme [16].

Si les États-Unis avaient forcé Israël à mettre fin à l'occupation il y a trente ans...

Fred Sochard

Or ce nouveau maccarthysme, qui sévit en France aussi et qui fait pleuvoir les accusations d'antisémitisme de façon de plus en plus indistincte et délirante, se met en place – ou s'accentue – au moment où le soutien à la politique israélienne semble permettre, ou accompagner, une grande décharge non seulement du refoulé colonial, mais aussi du refoulé antisémite. Comme le rappelle le collectif Tsedek !, en France, ces dernières années, le gouvernement d'Emmanuel Macron a multiplié les hommages aux figures historiques de l'extrême droite (le maréchal Pétain, Charles Maurras, Jacques Bainville) ; un ministre – Gérald Darmanin – a écrit pour l'Action française et relayé les thèses antisémites de Napoléon. La semaine dernière, Charlie Hebdo a publié une caricature représentant les otages israéliens du Hamas avec des nez crochus. L'un des succès de la rentrée littéraire 2023 est un livre présentant une collabo ayant dénoncé ses voisins juifs pendant la guerre comme une « femme libre ».

Une bonne partie de l'extrême droite se range derrière le gouvernement israélien, et certains juifs de France acceptent son soutien, ce qui, comme le résumait bien Waly Dia dans une chronique, est à peu près aussi prudent que de « faire du bouche-à-bouche à un cobra ». En 2018, lors du déménagement en grande pompe de l'ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, décidé par Donald Trump – un geste majeur de soutien aux extrémistes israéliens –, une prière avait été dirigée par des pasteurs évangéliques qui avaient tous deux un lourd passif de déclarations antisémites incendiaires [17].

On a le vertige en pensant à la quantité de violence qui aurait pu être évitée si les États-Unis avaient obligé Israël à mettre fin à l'occupation il y a trente ans. Maintenant, il est peut-être trop tard. Il est bien possible que les « soutiens » d'Israël aient condamné les Palestiniens à subir de manière définitive le même sort que les Amérindiens, parqués dans des réserves, décimés, diabolisés, méprisés, et les Israéliens à devenir les nouveaux cow-boys de ce nouveau Far West, des geôliers éternels – un destin sordide qui marquerait un échec historique terrible, alors que des pans entiers de leur société sont déjà défigurés par la haine anti-Arabes et l'intégrisme religieux.

« Les Occidentaux ont toujours fait cela avec les indigènes. Vous les traitez d'abord comme des sauvages – les Amérindiens, les Aborigènes : “Ce sont des sauvages ! Tuez tous les sauvages !” Et puis, quand ils sont presque éteints, vous commencez à avoir pitié d'eux. Comme avec les animaux », a lancé Bassem Youssef chez Piers Morgan. Et la violence risque de se répandre dans le reste du monde : déjà la guerre menace de gagner le Liban ; le risque terroriste se renforce ; les agressions et incidents antisémites et islamophobes se multiplient.

L'intenable hypocrisie de l'administration Biden

La seule lueur d'espoir, on peut la trouver dans l'indécence de plus en plus voyante du soutien américain, qui pourrait finir par le faire éclater sous le poids de ses contradictions (rêvons un peu). Le 20 octobre, Joe Biden a demandé au Congrès de débloquer une aide de 14 milliards de dollars pour Israël. Il a fait valoir que cet argent « reviendrait en partie aux usines d'armement aux États-Unis ». Le lendemain, le département d'État publiait cette déclaration : « Notre message aux Palestiniens, à Gaza, en Cisjordanie et partout dans le monde, est clair : nous vous voyons, nous pleurons avec vous, nous portons le deuil pour chaque perte d'une vie innocente. Les civils ne sont pas à blâmer et ne devraient pas souffrir à cause de l'horrible terrorisme du Hamas. »

Autrement dit : « On va remettre un jeton dans la machine de mort qui vous broie, mais on vous aime, sans rancune. » Le 19 octobre, alors que Gaza était déjà écrasée sous les bombes, Biden affirmait : « Ce qui nous distingue des terroristes, c'est que nous croyons à la dignité fondamentale de chaque vie humaine. » Le problème, commente le journaliste Elie Mystal, c'est que « tous les actes de Biden hurlent qu'il accorde plus d'importance à un enfant israélien qu'à un enfant palestinien ». Ce qui pourrait lui aliéner les électeurs non blancs, dit Mystal (lui-même noir), et lui coûter sa réélection…, permettant le retour de Trump [18]. (D'accord, j'avoue : ma note d'espoir n'en était pas vraiment une.)

Me voyant effarée par le sort réservé aux étudiants de Harvard, un ami me fait remarquer : « En même temps, il y a vingt ans, jamais des étudiants de Harvard n'auraient critiqué la politique israélienne. » Effectivement, certaines sensibilités changent. Ce qui, en retour, intensifie encore la désinformation et l'intimidation. Les partisans d'une paix juste – une paix qui ne soit pas celle des cimetières – vont devoir s'accrocher plus que jamais.


[1] Cf. le rappel historique proposé par la chaîne YouTube « Histoires crépues » : « L'histoire coloniale derrière la guerre Israël-Palestine », 18 octobre. Lire aussi Gilbert Achcar, « La dualité du projet sioniste », Manière de voir, n° 157, février-mars 2018 ; Henry Laurens, « De Theodor Herzl à la naissance d'Israël », Manière de voir, n° 98, avril-mai 2008.

[2] L'un des éléments de langage du gouvernement israélien prétend que Gaza ne serait plus occupée : « Il n'y a plus un seul Israélien à Gaza depuis 2005. » Ce qui revient à affirmer qu'un prisonnier serait libre parce qu'il n'y aurait plus aucun geôlier dans sa cellule.

[3] « Dans ce choc des barbaries, on ne peut pas rester neutre », entretien avec Anne-Sylvie Sprenger, Protestinfo, 17 octobre 2023.

[4] Parfois regroupés dans des collectifs comme Tsedek ! en France, ou If Not Now et Jewish Voice for Peace aux États-Unis.

[5] Edward Said, « The One-State Solution », The New York Times Magazine, 10 janvier 1999.

[6] Rappelons que les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont tué presque trois mille personnes et qu'on n'a pas vu un seul corps.

[7] Hala Alyan, « Why Must Palestinians Audition for Your Empathy ? », 25 octobre 2023.

[8] Pour mesurer combien c'est faux, on peut lire par exemple Sirine Husseini Shahid (mère de Leïla Shahid, ancienne déléguée de la Palestine en France), Souvenirs de Jérusalem, Fayard, 2005.

[9] Starhawk, « On Gaza », 30 décembre 2008.

[10] « C'est toute une nation qui est responsable. Ce n'est pas vrai cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas conscients et ne sont pas impliqués, c'est absolument faux. »

[11] Thibault Prévost, « Casser Internet », Arrêt sur images, 22 octobre 2023 (réservé aux abonnés).

[12] Sur la guerre de 2014, voir le webdocumentaire d'Anne Paq et Ala Qandil Obliterated Families (Familles décimées).

[13] Auteur avec Joss Dray de La Guerre israélienne de l'information. Désinformation et fausses symétries dans le conflit israélo-palestinien, La Découverte, 2002.

[15] Cf. Amira Hass, Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996, préface d'Arlette Farge, La Fabrique, 2001.

[16] Tristane Chalaise, « Doxxing, listes noires : à Harvard, les étudiants solidaires de la Palestine harcelés », Révolution permanente, 24 octobre 2023.

[18] Elie Mystal, « Biden's Israel-Palestine Policy Could Cost Him the Election », The Nation, 23 octobre 2023.

Merci à Guillaume Barou, Akram Belkaïd et Thomas Lemahieu.

11.10.2023 à 14:00

Sortir de l'enfer

Mona Chollet

Texte intégral (2756 mots)
Rula Halawani, série "Jerusalem Calling", 2015.

Quand on a, comme moi, des liens familiaux et sentimentaux avec la Palestine et qu'on suit au jour le jour l'actualité au Proche-Orient, il se crée, dans les moments de guerre ouverte comme celui, particulièrement atroce, que nous vivons depuis le 7 octobre, un décalage et une incompréhension mutuelle pénibles avec une grande partie de mon entourage. Je suis désespérée que beaucoup d'amis et de connaissances, avec qui je suis sur la même longueur d'ondes sur tant d'autres sujets, ne voient pas ce qui me semble évident. Et je sens qu'eux, de leur côté, me regardent avec un certain effarement – et une certaine suspicion, voire de l'hostilité. Comme s'ils voyaient soudain surgir en moi une sauvage, une barbare hystérique dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. C'est ce dialogue de sourds que je voudrais tenter de dépasser ici. Peut-être en vain, mais essayons.

Comme tout le monde, je suis glacée par les récits et les images de l'attaque du Hamas. Dans ce contexte, ceux qui privilégient l'émotion pure passent pour les seules personnes humaines et sensées, et ceux qui tentent de contextualiser, de livrer une analyse politique, pour des monstres. Pardon, mais, en réalité, c'est l'inverse [1].

Les imbéciles bellicistes et fanatiques qui voudraient nous faire croire qu'« expliquer, c'est justifier », qui interdisent toute pensée en instrumentalisant de la manière la plus abjecte la peur existentielle créée par le génocide des juifs d'Europe, ne font que nous enfoncer un peu plus dans cet enfer. Ils veulent nous faire oublier cette vérité toute simple, que rappelle la cinéaste Simone Bitton dans un entretien à Télérama : « La solution existe, et tout le monde la connaît : il faut cesser l'occupation ! »

Même s'ils ont une vague notion de l'existence d'une occupation militaire et d'une colonisation, beaucoup de mes amis français n'ont pas vu comme moi défiler chaque jour sur leur fil d'infos, au cours des années et des mois passés, les démolitions de maisons palestiniennes en Cisjordanie, les familles de Jérusalem expulsées de celles où elles vivaient depuis des générations, les enfants et les adolescents jetés en prison ou tirés comme des lapins, l'avancée inexorable de la colonisation, les terres confisquées, le harcèlement et les attaques des colons, la situation intenable dans la gigantesque cage qu'est Gaza, les discours de haine d'un gouvernement d'extrême droite qui parle ouvertement d'annexion et de « transferts » de populations. Dès lors, l'attaque menée par le Hamas le 7 octobre leur apparaît comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, une agression unilatérale et gratuite ; ils adhèrent à la lecture du « choc des civilisations », selon laquelle elle serait motivée par la haine de la démocratie, de la liberté, des « valeurs occidentales » dont Israël serait la pointe avancée dans l'Orient barbare. Cette lecture est une catastrophe. Elle nous laisse pour seul horizon la guerre totale et l'extermination.

Combien de milliers de vies
seront encore sacrifiées
à ce projet colonial
morbide et délirant ?

La prétendue « solution à deux États » est morte depuis des années, rendue impossible par la réalité du terrain ; elle n'a d'ailleurs jamais été qu'un mirage, malgré la mascarade des accords d'Oslo, puisque la colonisation n'a jamais cessé de progresser. Tous les observateurs un peu sérieux le disent : la seule solution viable et réaliste serait un État binational où tous les citoyens auraient les mêmes droits indépendamment de leur confession, et où tous, Palestiniens comme Israéliens, pourraient enfin connaître une vraie liberté et une vraie sécurité – ni l'enfermement et l'oppression pour les premiers, ni la conscience permanente d'une menace mal contenue pour les seconds. Une démocratie au Proche-Orient, enfin.

Mais plus personne ne parle de solution. Plus personne ne fait même semblant. Le seul projet des gouvernements américain et français semble être de soutenir inconditionnellement le régime israélien dans son entreprise de vengeance, un crime de guerre répondant au crime de guerre du Hamas. Les dirigeants israéliens ont désormais devant eux une autoroute pour mener à leur terme l'écrasement et la spoliation totale des Palestiniens. « L'idée de mort, de meurtre, de massacre est moins effrayante que l'idée d'accorder à l'autre l'égalité et la liberté qu'il réclame : c'est ça, le colonialisme, observait l'écrivaine Kaoutar Harchi sur Twitter (10 octobre). Des personnes peuvent bien mourir tant que le colonialisme, lui, ne meurt pas. » Des personnes israéliennes autant que palestiniennes. Combien de milliers de vies seront encore sacrifiées à ce projet colonial morbide et délirant, au Proche-Orient et peut-être ailleurs dans le monde ?

Avant le 7 octobre, on considérait que c'était une période « calme », puisque les Israéliens vivaient (plus ou moins) en paix, et tout le monde se foutait de la violence quotidienne que subissaient les Palestiniens. Quand ils manifestaient pacifiquement pour leurs droits, comme lors de la « Marche du retour » de 2018-2019 le long de la clôture de Gaza, ils se faisaient abattre ou mutiler par les snipers de l'armée israélienne, dans l'indifférence générale. Et depuis que le Hamas a forcé leur retour sur la scène internationale par des moyens ultraviolents, samedi dernier, ses crimes sont utilisés pour les diaboliser dans leur ensemble et pour livrer les civils de Gaza – aussi innocents des agissements du Hamas que les civils israéliens sont innocents des agissements de leur gouvernement – à un déluge de feu.

Il n'y a tout simplement aucune issue pour eux. Ce qu'on leur demande, c'est de crever en silence. Il est clair désormais qu'ils ont été (du moins en Occident) expulsés définitivement de l'humanité. Ce n'est jamais, et ce ne sera sans doute jamais, le moment pour leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Leur souffrance n'aura jamais droit de cité. J'avoue que cette réalisation m'a fait un immense choc.

Amira Hass :
« En quelques jours,
les Israéliens ont vécu
ce que les Palestiniens
expérimentent de manière routinière
depuis des décennies »

« En quelques jours, écrit la journaliste israélienne Amira Hass dans Haaretz (10 octobre), les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens expérimentent de manière routinière depuis des décennies : les incursions militaires, la mort, la cruauté, les assassinats d'enfants, les corps empilés dans les rues, le siège, la peur, l'angoisse pour des êtres chers, le fait d'être la cible d'une vengeance, un feu indiscriminé sur les combattants et les civils, une position d'infériorité, la destruction de bâtiments, les célébrations religieuses bafouées, la faiblesse et l'impuissance face à des hommes en armes, et une humiliation cuisante. »

L'immense élan de sympathie suscité est ô combien légitime. Mais que ce même élan soit refusé aux Palestiniens a de quoi rendre folle toute personne qui se soucie un tant soit peu d'eux. Quand ce sont les Palestiniens qui le subissent, rien de tout cela n'existe dans les consciences occidentales. Personne ne s'en émeut. Personne ne semble même le voir. L'Occident est perdu dans une réalité parallèle. Moi qui n'ai qu'un lien ténu avec la Palestine, l'ignorance délibérée de cette réalité, l'obscénité de ce « deux poids, deux mesures », le racisme inouï qu'il traduit [2], me rendent malade, ils me mettent dans un état second, alors je n'imagine même pas comment ils doivent affecter ceux dont ils façonnent la réalité quotidienne. Comment ne pas être exaspérée devant ce diplomate palestinien sommé par une journaliste de la BBC de condamner les attaques du Hamas en préalable à toute discussion, comme s'il devait d'abord dissiper le soupçon de son inhumanité, alors qu'il vient lui-même de perdre des proches à Gaza et qu'aucun journaliste, jamais, n'exige d'un invité israélien qu'il condamne les bombardements sur Gaza ?

« Ce n'est pas une quelconque tragédie éloignée, a déclaré Joe Biden le 10 octobre. Les liens entre Israël et les États-Unis sont profonds. C'est personnel pour tant de familles américaines qui ressentent la douleur de cette attaque autant que les cicatrices laissées par des millénaires d'antisémitisme et de persécution des juifs. » Sur Twitter, Beth Miller, directrice politique de l'organisation Jewish Voice for Peace, commentait : « Je suis tellement furieuse. La douleur m'étouffe. Chaque vie est précieuse. Chaque enfant israélien ou palestinien représente le monde entier pour quelqu'un. Mais Biden ne valorise que les vies israéliennes. Il se moque des Palestiniens-Américains. Beaucoup d'entre eux ont pourtant eu des proches tués par des soldats ou des colons israéliens ces trois derniers jours, cette dernière année, ces soixante-quinze dernières années. Ils ont été réduits au silence par Biden lui-même quand ils ont osé parler de leur douleur. Il y a des Palestiniens-Américains qui ont été brutalement tués par les forces israéliennes et Biden ne s'en est jamais soucié, ne leur a jamais offert ce genre de sympathie. Jamais. »

En me voyant incrédule devant la carte blanche donnée à Benyamin Netanyahu par les gouvernements européens et américain, au mépris du droit international, pour déchaîner sur Gaza la vengeance la plus brutale (et faire oublier au passage les défaillances et l'incurie désastreuses de son gouvernement [3]), un proche a tenté de me rassurer en me disant : « Il y aura sûrement une réaction quand les massacres à Gaza deviendront trop insoutenables. » Or, à l'heure où j'écris, les massacres sont déjà insoutenables. Et, en dehors de personnes qui ont un lien avec le monde arabe, ça n'émeut (presque) personne en Occident. En tout cas, ça ne pèse d'aucun poids politique.

« Pourquoi une bombe
lâchée sur un immeuble de Gaza,
ça ne te fait rien ?
Tu crois que c'est plus doux ? »

Je sais bien. Moi aussi, spontanément, de par mon vécu, mon mode de vie d'Occidentale, je m'identifie plus facilement à une Israélienne qui participe à un festival et qui voit sa vie insouciante basculer dans l'horreur quand elle est prise en otage par un assaillant du Hamas qu'à une habitante de Gaza, au quotidien très éloigné du mien, qui subit les bombardements. Peut-être que si je n'avais pas ce lien avec la Palestine, moi aussi, je m'identifierais seulement à la première. Mais je suis atterrée par le refus de beaucoup de gens – progressistes sur tous les autres sujets – de fournir cet effort élémentaire de reconnaissance de l'humanité de quelqu'un qui ne leur ressemble pas. « Pourquoi une bombe lâchée sur un immeuble de Gaza, ça ne te fait rien ?, demandait l'autre jour une amie arabe à un Français de son entourage bouleversé, à juste titre, par l'attaque du Hamas, mais totalement indifférent au reste. Tu crois que c'est plus doux ? » C'est une vraie question.

« D'une manière globale, je trouve que l'international est de moins en moins présent dans les discours de gauche. Chez les jeunes générations, l'internationalisme n'est pas toujours une évidence comme il l'était pour des générations plus anciennes », disait récemment la députée de La France insoumise Clémentine Autain à Mediapart, à propos d'une autre cause : la cause arménienne. C'est une explication possible. Mais on voit aussi (et ici je demande pardon à mes lecteur-ices concerné-es pour la brutalité du constat, même si je me doute que je ne leur apprends rien) les effets de longues années de déshumanisation et de diabolisation des musulman-es. Lentement mais sûrement, l'islamophobie et ses innombrables relais ont fait leur office, ils ont émoussé les sensibilités.

Comme à chaque explosion de violence au Proche-Orient, certaines voix qui, en France, défendent la politique israélienne réclament qu'on taise les injustices et l'hécatombe subies par les Palestiniens, qu'on criminalise leur dénonciation. Moi aussi je tremble à l'idée que des juifs soient victimes d'agressions ou d'attentats en France. Mais c'est de la folie de penser qu'on pourrait conjurer ce risque en balayant sous le tapis la réalité palestinienne. C'est éthiquement monstrueux, et c'est impossible dans la pratique. Seule la fin de l'occupation et de la colonisation peut assurer la sécurité des juifs de France et du monde entier, ou en tout cas l'améliorer considérablement. La haine raciale existera malheureusement toujours ; mais, si injuste soit-elle, la haine liée à des événements particuliers, et à leur totale absence de relais et d'issue politique, peut être désamorcée. La violence et l'injustice ne peuvent pas être étouffées. Tant qu'elles existeront, elles se répandront d'une manière ou d'une autre. Pas de justice, pas de paix. Ce n'est pas un mot d'ordre : seulement un constat.


[1] Cf. Rob Grams, « Palestine – Israël : pourquoi le contexte compte, même face aux horreurs ? », Frustration, 11 octobre 2023.

[2] Cf. Moustafa Bayoumi, « The double standard with Israel and Palestine leaves us in moral darkness », The Guardian, 11 octobre 2023.

[3] Il faut aussi rappeler que les gouvernements israéliens ont favorisé l'essor du Hamas pour évincer le nationalisme laïc de l'OLP de Yasser Arafat.

Merci à Thomas Lemahieu.

29.05.2023 à 14:14

Comment je me suis sortie de la merde, par Anya Berger

Anya Berger

Texte intégral (4322 mots)

Parmi les facteurs qui peuvent provoquer l'invisibilisation d'une femme, il y a le simple oubli (l'un des défis du féminisme est d'empêcher que les explorations, analyses, expériences et revendications des générations précédentes soient perdues), mais aussi le fait qu'elle ait vécu dans l'ombre d'un « grand homme ». Ce sont ces deux malédictions que je voudrais essayer de conjurer en publiant ce texte d'Anya Berger, qui a été la compagne de l'écrivain britannique John Berger de la fin des années 1950 aux années 1970.

Née en 1923 à Harbin, en Mandchourie, d'un père russe et d'une mère autrichienne, cette brillante intellectuelle et critique littéraire, qui parlait russe, allemand, anglais et français, a traduit Trotsky, Wilhelm Reich, Lénine, Marx ou encore Aimé Césaire. Son travail de traductrice, estime le critique littéraire Tom Overton, qui prépare une biographie de John Berger, « a défini l'horizon de la gauche anglophone sur les questions de race, de genre et de classe [1] ». En publiant un portrait d'elle, en 2017, il estimait « réparer une injustice », mais Anya Berger avait un autre point de vue : « Être reconnu n'a pas fait grand bien à John, alors qu'être ignorée ne m'a fait aucun mal », disait-elle [2].

Sa vie ressemble à un roman. Dans son enfance, la petite Anya Zissermann, qui parlait alors chinois, russe et allemand, développa un bégaiement. Ses parents écrivirent aux membres de la famille de sa mère, à Vienne, pour leur demander de consulter leur voisin du dessus, un médecin spécialiste du cerveau. La réponse arriva quelques mois plus tard : « Le docteur Freud suggère de supprimer provisoirement une langue. »

En 1936, Anya regagna Vienne avec sa mère. Mais, après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, en 1938, la famille Zissermann, qui était juive, dut fuir. Anya gagna seule l'Angleterre et obtint une bourse pour étudier les lettres modernes à Oxford. Elle y rencontra son premier mari et le père de ses deux premiers enfants, Stephen Bostock, un officier du renseignement britannique qu'elle accompagna en Inde durant quelques années. Après la guerre, le couple éclata et elle partit à New York travailler pour les Nations unies récemment fondées. Son ex-mari, resté au Royaume-Uni, fit kidnapper leurs enfants, déclenchant une longue bataille judiciaire pour leur garde.

De retour à Londres, Anya travailla pour la presse et l'édition, fréquentant un cercle d'intellectuels tels qu'Eric Hobsbawm ou Doris Lessing. Elle rencontra John Berger au cours des années 1950 et joua notamment un grand rôle dans l'élaboration de la série télévisée consacrée à l'art (également devenue par la suite un livre) qui allait le rendre célèbre, diffusée sur la BBC en 1972 : Voir le voir (Ways of Seeing).

« Il n'est pas exagéré d'affirmer que cette série télévisée, à l'origine humblement programmée comme une émission polémique de fin de soirée, aura agi comme un détonateur sur le développement fulgurant des études culturelles à l'université et dans la politisation, aujourd'hui considérée comme acquise, de la culture visuelle », écrit Joshua Sperling [3]. On y trouve en particulier ces mots qui ont, depuis, été cités dans d'innombrables ouvrages féministes : « Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s'observent en train d'être regardées. Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation de la femme à l'égard d'elle-même [4]. »

Après que John Berger l'a quittée, en 1973, Anya Berger a vécu à Genève, où elle a travaillé à l'ONU. Elle y a élevé seule leurs deux enfants et elle y est morte en 2018. Le texte qui suit date de 1974, époque où elle était membre du Mouvement de libération des femmes (MLF). Écrit en anglais, il a été traduit par sa fille, Katya Berger, que je remercie vivement (et qui, le jour où sa mère s'est « sortie de la merde », avait donc la grippe).

***

La première chose qui me vient à l'esprit alors que je me mets à raconter cette histoire est : elles vont me trouver stupide, gâtée, prétentieuse et moralisatrice.

Voici quatre ans que je fais partie du Mouvement de libération des femmes, et le « elles » ci-dessus se rapporte aux autres femmes. Cela en dit long sur le mouvement, ou sur les femmes, ou peut-être simplement sur moi-même – je n'en suis pas sûre.

Pensez-ce que vous voudrez, je vais raconter mon histoire quand même. Elle s'est passée le week-end dernier. Mais d'abord, il vous faut quelques informations à mon sujet.

J'ai 51 ans, je ne dépends financièrement de personne – ce depuis toujours –, j'ai élevé des enfants et vécu avec des hommes. Le dernier d'entre eux est parti il y a un an. Il était celui auquel j'ai été attachée le plus longtemps, et quand il est parti, ça a fait mal. Je commence peu à peu à m'en remettre.

Quand je dis que je ne dépends de personne, je veux dire que j'ai toujours gagné raisonnablement bien ma vie, assise à un bureau. Je sais à peu près cuisiner et tenir une maison (la bonne santé de mes enfants le prouve), mais pas spécialement bien non plus. Je ne couds pas de robes et mes gâteaux sortent du four humides à l'intérieur. Quand je mets la table, quelqu'un doit se lever au moins trois fois pour aller chercher ce qui manque – et c'est généralement moi.

Tant qu'il y avait un homme (et jusqu'à l'année passée, il y en a toujours eu un), j'étais consciente de ces défauts et m'en faisais le reproche. Tu n'es pas une femme accomplie, me suis-je répété à plusieurs reprises.

Depuis que l'homme est parti, je me dis que coudre des robes et réussir ses gâteaux n'est pas si important que cela. De toute façon, je n'en aurais plus le temps aujourd'hui. C'est fou ce que ça occupe d'être l'unique adulte salarié dans une famille de trois.

Ce qui m'inquiète actuellement serait plutôt que je n'ai pas la moindre idée de comment effectuer un boulot typiquement masculin. (À part gagner son pain, je veux dire.) Les problèmes d'électricité, les petites réparations, l'installation d'une étagère. Je réalise soudain que je ne me suis jamais frottée à ces choses-là. Plein de femmes les font très bien, je le sais, mais j'ai toujours appartenu à la catégorie des Marie plus que des Marthe [5], et en ai même tiré une certaine fierté.

Ce qui nous amène au week-end dernier.

La lunette des WC, chez moi, consiste en un siège en plastique avec un couvercle par-dessus. Alors que nous emménagions voici dix-huit mois, l'homme est monté dessus pour visser une ampoule au plafond, et le couvercle s'est cassé. Il était censé le remplacer, seulement il est parti.

Ce samedi, je ne pouvais pas sortir comme je le fais habituellement (on habite près de la campagne et j'aime bien marcher) parce que mes enfants étaient malades. L'un se remettait d'un accident, l'autre avait la grippe. Alors je me suis dit, OK, tu vas faire le repassage (qui attend depuis un mois), et tu vas aussi changer la lunette des WC. Je suis allée en acheter une au supermarché.

D'abord, je n'ai pas réussi à comprendre comment elle tenait à la cuvette. J'ai un peu tiré dessus, mais rien n'a bougé et je n'étais pas plus avancée. Je suis allée poser la question à Marcelline qui habite l'étage du dessus. À l'arrière de la cuvette, il y a une partie plate, m'a-t-elle dit, passe la main en-dessous et tu sentiras deux vis. Je me suis exécutée. Les vis étaient assez grosses avec des écrous papillon, mais, papillon ou pas, ils ne tournaient pas. En plus, mes doigts s'étaient couverts d'une matière brune en les touchant. De la rouille, ai-je pensé, mais non : c'était de la merde.

Du moment que j'avais compris cela, je ne pouvais plus céder à la tentation grandissante de laisser tomber l'affaire. De la merde ainsi exposée dans vos chiottes est inacceptable, elle relève de votre échec en tant que femme, vous ne pouvez ni juste la laisser là, comme ça, ni demander à quelqu'un d'autre de s'en occuper, hormis peut-être votre homme s'il se trouve que vous êtes en très bons termes avec lui. Je n'aurais sans doute pas honte de parler de la vieille merde présente dans mes toilettes aux autres femmes du groupe, mais je ne leur demanderais certainement pas de m'aider à l'enlever - elles ont bien assez de leurs propres soucis. Je ne devais compter que sur moi-même. Il n'y avait pas d'autre solution.

Mes toilettes sont assez étroites, et je suis une femme charpentée. À genou, j'ai essayé de faire pression sur l'écrou en tenant un chiffon. En vain. Je me suis essuyé les mains au chiffon et suis allée ouvrir la boîte à outils. Elle était en désordre et aucun outil ne me semblait le bon.

Dans mon travail, je manie les mots. J'en connais beaucoup, plein de noms, et en principe je sais les utiliser, mais je reste souvent dans le vague quant aux objets que ces noms désignent. Contemplant le chaos de ma boîte à outils, j'ai réalisé qu'en dehors du marteau, du tournevis, de la scie et de quelques autres, je ne pouvais associer aucun nom d'outil aux outils dans la caisse, et encore moins celui qui manquait, mais dont je pensais avoir besoin. Des tenailles ressemblent-elles à ceci JPEG - 2.9 kio ou à cela JPEG - 2.6 kio ?

Et ceci JPEG - 2.3 kio s'appelle-t-il une clé anglaise ? Si oui, je devais avoir besoin d'une clé anglaise. L'avantage de retourner au supermarché, c'est que ça m'évitait l'embarras d'avoir à poser la question. Je suis ressortie aux magasins (par chance ils se trouvent à deux pas de notre immeuble), j'ai porté mon choix sur un JPEG - 2.3 kio qui semblait assez costaud, et acheté également un petit flacon d'huile. Le JPEG - 2.3 kio avait un trou à l'extrémité de son manche. J'y insérerais le tournevis et le tordrais.

De retour à l'appartement, j'ai rempli une bassine d'eau, trouvé des chiffons supplémentaires, retroussé mes manches, et je me suis mise au travail.

D'abord, j'ai nettoyé la vis à l'aide d'un chiffon mouillé (récoltant une quantité surprenante de merde), j'y ai versé un peu d'huile, puis j'ai fixé – on va dire la clé anglaise pour gagner du temps, même si ce n'est pas le bon mot – sur l'écrou papillon le plus proche, j'ai enfoncé le tournevis dans le trou au bout du manche, et j'ai poussé. L'écrou a bougé un tout petit peu, mais s'est aussitôt bloqué. Et la clé a glissé.

J'ai réitéré le processus plusieurs fois, mais l'écrou n'a pas bougé à tous les coups. Comme je devais chaque fois replacer la clé et que le tournevis ne reprenait jamais la même place qu'avant et que je n'arrivais pas à approcher ma tête assez près pour y voir clair à cause du manque d'espace, je n'étais pas tout à fait sûre du sens dans lequel je devais tourner le tournevis : j'essayais dans le sens des aiguilles d'une montre, jusqu'à ce que ça bloque, puis dans l'autre sens aussi loin que possible, me traitant d'idiote, faisant tomber tel ou tel objet, allant chercher d'autres chiffons encore, changeant l'eau de la bassine, et devenant à mesure de plus en plus sale et transpirante. Tout ceci prenait du temps, et la puanteur augmentait.

Les enfants sont venus à la porte des toilettes me demander ce que diable j'étais en train de faire. Ne me posez pas la question, j'ai répondu, je vous dirai plus tard, allez-vous en s'il vous plaît. Ils sont retournés au lit.

Au bout d'un moment, je me suis dit que je laisserais tomber ce côté pour essayer l'autre. Mystérieusement, l'autre côté a cédé sans difficulté. C'est alors que j'ai commis ma grande erreur. Enivrée de succès, j'ai dévissé l'écrou, retiré la longue vis qui traversait le bout plat à l'arrière de la cuvette (de plus gros morceaux de merde, mélangés à l'eau et à l'huile, sont tombés par terre en éclaboussant les murs) et j'ai secoué à nouveau la lunette. À ma surprise, elle s'est retirée sans difficulté.

Un triomphe ? Oui, d'une certaine façon. Mais la première vis était encore en place, avec seulement un petit élément carré à son extrémité. Maintenant que le siège n'était plus là pour l'empêcher de tourner, j'avais soudain besoin de quatre mains. Je n'en avais que deux, couvertes de merde, glissantes à cause de l'huile et douloureuses d'avoir tant travaillé.

Demander de l'aide à l'un des enfants ? Juste pour tenir une pince (si c'est son nom) sur ce petit écrou plat et empêcher ainsi la vis de tourner ?

Pourquoi pas ?

Eh bien, pour deux raisons. Une rationnelle (ils n'aimeraient pas la merde), l'autre pas. À ce stade, c'était devenu extrêmement important que j'accomplisse la tâche à moi toute seule, du début à la fin.

Je fais partie de ces gens qui vivent par anticipation. Je suis bourrée de craintes quant à l'avenir, ce qui est une faiblesse. Mais j'ai aussi une capacité plutôt développée à anticiper des choses positives (à me réjouir), ce que je sais être une force. Maintenant que ma vie n'est plus tellement paisible ni douillette et que je dois me rassurer comme je peux, j'essaie de tirer le maximum de cette faculté, cette force. Du coup, j'avais déjà commencé à me réjouir de la satisfaction que j'éprouverais une fois le sale boulot achevé, et par moi seule, avec ça.

Bon. J'ai ajusté la clé sur la pièce fixée à la vis, l'ai saisie de ma main gauche, enroulé le chiffon autour de l'écrou papillon en-dessous et très lentement, avec les doigts de ma main droite endolorie, j'ai commencé à desserrer de part et d'autre, car je n'étais toujours pas très sûre de la bonne direction.

Ça m'a littéralement pris des heures. En comptant les brèves interruptions pour gicler une dose d'huile (j'en ai sûrement mis trop, mais j'étais devenue superstitieuse : l'huile était ma seule amie). Au bout d'un moment, j'avais terminé.

Je n'allais cependant pas céder à mon exultation tant que je n'avais pas tout nettoyé (les trous qui tenaient les vis étant encroûtés de merde, j'y ai enfilé encore un autre chiffon que j'ai retiré par l'autre côté, plusieurs fois de suite), désinfecté la bassine en plastique, frotté mes mains, installé le nouveau siège, ôté tous mes vêtements pour les mettre à la machine, lavé mes bras jusqu'aux épaules, frotté mes mains à nouveau avant de les enduire de crème et de remettre des habits propres.

Mon samedi après-midi s'était envolé, il était l'heure de penser au dîner. Mais d'abord, je me verserais un verre de vin, je m'allumerais une cigarette, et je savourerais mon triomphe. J'avais réussi ! J'avais accompli une tâche que je n'aurais même pas tenté d'accomplir auparavant. Elle s'était avérée dix fois plus difficile et dégoûtante que je ne l'avais imaginé, et malgré tout j'en étais venue à bout.

Et puis, ça avait été un boulot d'homme. Nettoyer les fesses d'un bébé qui a la diarrhée est tout à fait autre chose. Réaliser une tâche ingrate pour quelqu'un d'autre – réaliser quoi que ce soit pour en retirer un bénéfice secondaire (y compris pour gagner sa vie) – est un boulot de femme. Les hommes, avais-je appris, s'attellent à une tâche juste pour l'excitation d'en sortir grandis ; ils se mesurent aux montagnes comme aux machines. Mon duel avec la lunette des WC m'avait rapprochée de l'exploit sportif plus qu'aucune autre activité en cinquante et un ans d'existence. Il avait été mes Jeux olympiques rien qu'à moi.

L'euphorie commençait à s'installer, et j'ai pensé aux femmes de mon groupe du MLF qui passent leur temps à me prévenir (et, je pense, à se prévenir elles-mêmes à travers moi) des dangers de l'euphorie. Certaines sont agacées par ma tendance naturelle, d'autres la tolèrent parce qu'elles m'aiment bien, mais aucune ne la partage. Elles ont peur que l'euphorie n'entame leur sentiment d'utilité.

N'ai-je pas le droit de savourer ma victoire contre la merde ?, me demandais-je en sirotant mon vin, sans devoir d'abord reconnaître à quel point cette victoire était infime et insignifiante ?

Bien sûr que je sais cela, de même que je sais qu'il n'y a rien à célébrer dans le fait d'effectuer une à une les tâches féminines en plus des masculines. L'émancipation est un fruit au goût âpre quand elle implique de dormir seule, de n'avoir personne avec qui partager ses responsabilités ou ses rares moments d'euphorie, de faire la course contre la montre toute la journée, de n'avoir jamais du temps pour soi, de vieillir prématurément, d'être rejetée par les hommes (et les femmes hors du mouvement) comme étant une fauteuse de trouble, une emmerdeuse ou, au mieux, une « forte personnalité ».

Mais je me suis dit, mes chères sœurs, que je ne vous laisserais pas me détourner de ma joie. Tout comme je ne laisse pas vos remarques imaginaires m'empêcher d'écrire ici le récit de mon combat. Je ne veux vous faire aucune leçon. D'ailleurs, je ne crois pas aux leçons données par une personnes tierce, seulement à celles que l'on tire soi-même de son expérience vécue. Cela dit, l'expérience gagne à être mutualisée.

a) J'ai appris plusieurs choses de l'expérience de cet après-midi : il n'y a aucun mystère dans le maniement des outils. Même une imbécile maladroite telle que moi peut le faire.

b) Il n'y a pas de boulots masculins ou féminins. Il y a une attitude typique des femmes vis-à-vis du travail, qui consiste à minimiser toute jouissance immédiate à l'accomplir et à souligner la satisfaction indirecte contenue dans son utilité ; et il y a une attitude typique des hommes, qui fait mousser le plaisir gratuit (la « créativité ») et maintient à distance l'aspect secondaire, ancillaire. Les deux sexes sont capables des deux attitudes, et chacune des deux attitudes est incomplète.

c) Ma véritable amie, dans ma lutte contre le siège des chiottes, n'était pas l'huile, visqueuse et intrusive comme l'est tout intermédiaire, mais la vis elle-même [6]. Je me rappelle que, pendant un bon bout de temps, je ne savais pas dans quel sens tourner l'écrou, mais je le tournais malgré tout, des deux côtés. Peu à peu, la bonne direction s'est imposée, jusqu'à que finalement la vis qui s'était maintenue là, toujours plus crottée, depuis la construction de l'immeuble (ou le début des temps ?) se libère entièrement.

À ce stade, vous me demandez de ne pas verser dans la prétention. Mais je vais le dire quand même. Je sais que je ne suis pas – que nous ne sommes pas – encore sortie(s) de la merde, loin s'en faut. La plupart du temps, nous ne savons même pas de quel côté tourner. Au lieu de faire mumuse avec mon jeu de lego domestique, au lieu de rédiger ce petit tract, ne ferais-je pas mieux, par exemple, de consacrer mes samedis après-midis à militer contre le scandale des maris respectables qui s'abstiennent de subvenir aux besoins de leurs enfants, préférant charger leurs ex-femmes du fardeau ?

Notre libération est un boulot lent, difficile et ingrat, et il y aura un nettoyage colossal à faire une fois qu'il sera terminé. Nous serions folles de nous y attaquer si nous avions quelqu'un d'autre pour le faire à notre place. Or, mes chères sœurs, il n'y a personne. Et quand nous arriverons au bout – car, tout comme pour mes foutues vis, un dénouement viendra, j'en suis sûre –, je vous garantis un moment d'exultation. Avant qu'une nouvelle tâche ne nous réclame.


[1] Tom Overton, « Life in the Margins », Frieze, 27 février 2017.

[2] Tom Overton, « Anya Berger (1923-2018) », Frieze, 27 février 2018.

[3] Joshua Sperling, « John Berger, la vie du monde », Ballast, 18 avril 2019.

[4] John Berger, Voir le voir [1972], traduit de l'anglais par Monique Triomphe, Éditions B42, Paris, 2014.

[5] Dans le Nouveau Testament, Marthe et Marie sont deux femmes à qui Jésus aime rendre visite. Un jour, Marthe, qui s'active pour servir le repas, se fâche contre sa sœur qui ne l'aide pas suffisamment et qui se contente d'écouter Jésus. Jésus prend la défense de Marie.

[6] À noter qu'en anglais, screw signifie à la fois « vis » et « baise » (ou « visser » et « baiser »).

Merci à Guillaume Barou pour l'aide technique.

21.01.2023 à 15:10

Paulina Porizkova, ou quand une déesse descend de son piédestal

Mona Chollet

Texte intégral (4316 mots)

« C'est l'âge d'or des top models », écrit Géraldine Dormoy, qui se penche sur son adolescence dans L'Âge bête (Robert Laffont, 2022). « Elles deviennent mes héroïnes. Je lis avec avidité tout ce qui les concerne. Je connais leur taille, leur poids, leurs hobbies, comment elles ont été découvertes, les sports qu'elles pratiquent. J'ai beau savoir que je n'ai ni les mensurations ni la photogénie pour devenir mannequin, une partie de moi, irrationnelle et fantasque, se projette dans leur métier porté aux nues par la presse et la télé. Moi aussi, je veux être repérée, choisie, magnifiée sur des shootings, suivie par des caméras, habillée par les plus grands couturiers. Moi aussi, je veux voyager à travers le monde, dormir dans des palaces, gagner des millions. Moi aussi, je veux être le centre de l'attention et le cœur du système. »

Ayant été adolescente à peu près à la même période que Géraldine Dormoy, dans les années 1980-1990, je me reconnais totalement dans la fascination qu'elle décrit. À l'époque, il n'y avait ni Internet ni réseaux sociaux, et tout ce que l'on savait des top models provenait de leurs interviews ultra lisses et convenues dans la presse féminine et les magazines de mode. Elles apparaissaient comme des créatures plus divines qu'humaines. Après avoir été « découvertes » – dans un aéroport (Kate Moss), dans une boîte de nuit (Claudia Schiffer) : les récits mythiques abondaient –, elles semblaient avoir été propulsées dans un univers parallèle où tout n'était que luxe et volupté, et où elles ne faisaient plus que recueillir les gratifications infinies auxquelles leur beauté exceptionnelle leur donnait droit, évoluant dans des paysages de rêve au bras d'un chanteur, d'un acteur ou d'un homme d'affaires.

Les stars des années 1980-1990,
condamnées à la performance
du « bien-vieillir »

Quelques décennies plus tard, l'unique fonction qu'elles conservent dans l'univers médiatique est de répondre à la terreur que suscite le vieillissement chez l'ensemble des femmes en donnant leurs secrets pour « rester en forme » – le principal de ces secrets étant probablement qu'elles sont riches, ce qui le rend difficilement partageable. Cette semaine, sous le titre « Bien vieillir : les routines des tops », Elle nous offre même un tir groupé avec les conseils de Cindy Crawford, Claudia Schiffer, Amber Valletta, Paulina Porizkova et Naomi Campbell. On imagine le désarroi quand l'une des techniques mises en œuvre au service de cette performance du « bien-vieillir » échoue et produit des effets inverses à ceux escomptés, comme c'est arrivé à Linda Evangelista [1] : au-delà de l'atteinte corporelle subie, cela représente un important manque à gagner en termes d'exposition et de revenus, et probablement une forte humiliation quand on a un itinéraire de vie et une identité sociale entièrement fondés sur la beauté. Il est d'ailleurs exaspérant de constater que l'écrasante majorité des actrices célèbres de plus de cinquante ans (Philippine Leroy-Beaulieu, Monica Bellucci, Jennifer Lopez…) n'existent plus dans l'espace médiatique que sous le prisme de leur âge [2] et de la façon dont elles le « défient » (et ce n'est pas le présent article qui va changer cet état de fait, il faut bien l'avouer). Elles sont constamment interrogées sur ce sujet, alors que leurs homologues masculins, eux, peuvent exister simplement en tant que… eux-mêmes.

Mais il se trouve aussi que les étoiles de la mode des années 1980-1990 vieillissent à une époque qui est à la fois celle des réseaux sociaux et d'un renouveau du féminisme. Cela permet à celles qui le souhaitent de prendre la parole et de témoigner de leur expérience, passée et présente. Il y a quelque chose de réconfortant et de jubilatoire à voir des femmes dont l'image a été utilisée pour nous donner des complexes et pour nous faire dépenser notre argent se mettre soudain à revendiquer leur humanité et à balancer tous azimuts. C'est ce que fait Paulina Porizkova – restée célèbre pour le contrat de 6 millions de dollars signé en 1988 avec la marque Estée Lauder –, à la fois sur son compte Instagram et dans son livre No Filter, publié en novembre 2022.

« Soyons claire, être considérée
comme l'une des plus belles
femmes du monde
n'avait rien de désagréable.
Mais j'avais l'impression d'être un objet
dans une nature morte »

Née en Tchécoslovaquie en 1965, Porizkova a d'abord été confiée à sa grand-mère tandis que ses parents fuyaient en Suède ; elle ne les y a rejoints qu'à l'âge de neuf ans, au terme d'un feuilleton médiatisé qui a fait d'elle la « petite réfugiée communiste » exemplaire. Elle a alors expérimenté pour la première fois le fossé entre l'image qu'on donnait d'elle et la réalité de sa vie : alors qu'elle était censée vivre un happy end dans le monde libre, sa grand-mère lui manquait, ses parents se séparaient et ses camarades de classe suédoises avaient fait d'elle leur souffre-douleur. Plus tard, elle a retrouvé cette sensation en tant que mannequin : « J'étais utilisée pour vendre des produits. Les photos et les vidéos de moi étaient invariablement retouchées pour mettre en scène le mieux possible ce que je vendais. Aux yeux du public, j'étais une image fabriquée, pas une vraie personne. Soyons claire, être considérée comme l'une des plus belles femmes du monde n'avait rien de désagréable. Mais j'avais l'impression d'être un objet dans une nature morte. Mon vrai moi n'avait pas voix au chapitre. » La découverte d'Instagram et de la possibilité de s'exprimer sans intermédiaire a été une révélation pour elle.

Je perds le compte des exemples et des citations que j'aurais pu utiliser si son livre était sorti plus tôt : son expérience du mannequinat m'aurait été très utile pour Beauté fatale ; sa réflexion sur le vieillissement des femmes, pour Sorcières ; et son récit de ses relations avec les hommes de sa vie, pour Réinventer l'amour.

Les souvenirs de Porizkova confirment l'omniprésence de la prédation dans le mannequinat, dénoncée dès 1995 par le journaliste Michael Gross dans son livre Top model. Les secrets d'un sale business (A Contrario) et confirmée ces dernières années par les affaires autour de Jean-Luc Brunel [3] – proche de Jeffrey Epstein – ou de Gérald Marie, ex-patron de l'agence Elite en France et ex-mari de Linda Evangelista (laquelle a soutenu les femmes qui l'accusaient de viol) [4]. Elle raconte par exemple l'un de ses premiers shootings, alors qu'elle avait quinze ans. Le photographe, dont elle mentionne seulement qu'il était français (cocorico !), était venu la voir alors qu'elle se faisait maquiller. Se postant derrière elle, il avait sorti son pénis – le premier qu'elle voyait de sa vie – et l'avait posé sur son épaule. « La maquilleuse secoua légèrement la tête et haussa les sourcils, comme pour dire : “Voilà qu'il recommence !” », écrit-elle. Ce genre d'épisodes devait vite devenir la routine : « Si ce n'était pas le photographe, c'était un client, ou le neveu d'un client, ou l'ami d'un client. En fait, si un photographe réputé pour être glauque ne tentait rien, je me sentais mal à l'aise, déstabilisée. Cela voulait dire que je n'étais pas aussi attirante que les autres filles. De façon perverse, le harcèlement était devenu une confirmation de la désirabilité. »

En 2018, alors que #metoo atteignait le monde de la mode et que les témoignages d'agressions et de harcèlement se multipliaient, Karl Lagerfeld avait lancé : « Si vous ne voulez pas qu'on vous arrache votre culotte, ne devenez pas mannequin. Entrez plutôt au couvent [5] ! » En somme, le mannequinat, comme la prostitution, vous ferait perdre votre droit à votre intégrité sexuelle et à votre libre arbitre. Les récits de Porizkova et de tant d'autres rendent franchement grotesques les propos tenus par Carla Bruni en 2017 selon lesquels la mode était un « environnement sain » [6]. Ils révèlent la double fonction de la starisation des mannequins dans les années 1980-1990 : écouler des quantités ahurissantes de produits auprès des femmes ordinaires, que cet univers faisait rêver et complexait tout à la fois, tout en fournissant à tous les hommes qui étaient assez malins pour graviter dans ce milieu un vivier de jeunes femmes (et de jeunes hommes) en position de faiblesse.

« J'ai vendu des crèmes antirides
à des femmes de l'âge de ma mère
à une époque où ma peau était
naturellement ferme »

Il s'avère aussi que ces déesses dont les photos sublimes s'étalaient dans les magazines et sur les affiches publicitaires, dont l'image était travaillée de façon à donner une impression de souveraineté, de pouvoir, et dont le public supposait qu'elles devaient forcément avoir une confiance illimitée en elles-mêmes, étaient elles aussi accablées de complexes entretenus par leur entourage professionnel. « On me faisait honte de ne pas avoir le corps d'Elle Macpherson, les seins de Cindy Crawford, les dents de Christie Brinkley », énumère Paulina Porizkova.

Leur âge, aussi, garantissait leur docilité. Sur l'idéal de la jeunesse, Porizkova livre une analyse incisive : « On m'avait dit que les mannequins devaient être jeunes parce qu'une peau lisse reflète mieux la lumière. Mais je suspecte qu'il existe une autre raison, plus sombre, pour laquelle on fait vanter des crèmes antirides par des filles de dix-sept ans. Toutes les mannequins, quel que soit leur âge, sont appelées des “filles” et jamais des “femmes”. Pourquoi n'y a-t-il pas de femmes dans ce métier ? Parce qu'une fille ne sait pas dire non. Une fille ne connaît pas son propre pouvoir. Une fille ne connaît pas sa propre valeur. Comme elle veut qu'on l'aime, elle s'accommode de choses dont elle ne devrait jamais s'accommoder. (…) Nous avons créé une industrie géante de produits anti-âge et un business de la chirurgie esthétique qui prospèrent sur nos insécurités. J'y ai moi-même participé, en vendant le rêve de la jeunesse à un monde qui en était friand. J'ai vendu des crèmes antirides à des femmes de l'âge de ma mère à une époque où ma peau était naturellement ferme. J'ai vendu des calendriers déshabillés à des hommes assez vieux pour être mon père à un âge où je commençais à peine à habiter ce corps qu'on exposait. (…) Et maintenant, alors que j'ai la cinquantaine, que j'ai bien vécu et beaucoup appris, je découvre que je serais encore censée ressembler à la fille qui ne savait pas ce qu'était un pénis. (…) Si la femme idéale a dix-sept ans, alors la femme idéale est naïve, inexpérimentée, malléable, sans discernement. La femme idéale n'est pas une femme. Elle est une fille. »

Ses réflexions sur sa grande taille (1 m 81) et sur les expériences qu'elle lui a values m'auraient été très utiles pour le passage consacré à ce sujet dans Réinventer l'amour. À l'âge de quatorze ou quinze ans, ayant réussi à se faufiler dans une boîte de nuit avec une copine pour la première fois de sa vie, elle est assise dans un coin quand un type vient l'inviter à danser. Tout heureuse, elle saisit sa main avec le sentiment d'être « une princesse Disney » et se lève. Il apparaît alors que son cavalier lui arrive à peine à l'épaule. Le type tire la gueule et la plante simplement là. Alors qu'il retourne à la table où ses amis rient de la scène, elle l'entend leur lancer : « Même pas sûr que ce soit vraiment une fille. » Comment mieux dire que, pour beaucoup, la féminité se définit par l'infériorité ? À l'inverse, un acteur avec qui elle dut un jour prendre la pose, la voyant se voûter légèrement, lui chuchota : « Ne vous diminuez pas pour moi. » Elle n'en dit pas moins s'être sentie « absolument féminine » auprès de son mari, Ric Ocasek, chanteur du groupe The Cars, qui, en plus d'avoir vingt-et-un ans de plus qu'elle, était aussi plus grand : « Pour la première fois de ma vie, je me sentais délicate. J'adorais cela. »

Devenir « un assemblage
des pensées et des désirs
de quelqu'un d'autre »

Elle avait dix-neuf ans quand elle rencontra Ric Ocasek. Ils vécurent trente ans de relation fusionnelle et d'adoration mutuelle ; elle le laissa avoir un ascendant total sur elle et la modeler à sa convenance. Ce qu'elle raconte de leurs arrangements financiers aurait particulièrement de quoi intéresser Titiou Lecoq. Avant leur mariage, il refusa tout net de signer un accord prénuptial, et elle se rangea à son avis : « Le fait qu'il ait déjà divorcé deux fois aurait pourtant pu me mettre la puce à l'oreille. » Elle congédia son conseiller financier pour laisser celui de son mari gérer leurs affaires. Elle déclina tous les engagements qui déplaisaient à Ocasek, comme « n'importe quel film avec une scène d'amour », et prit en charge entièrement la gestion du quotidien (ils eurent deux fils). Elle crut longtemps que l'argent noble, « sérieux », dans leur famille, provenait de son activité à lui, jusqu'au jour où ils durent réduire leur train de vie parce que ses engagements de mannequin avaient diminué. Lorsque Ocasek mourut brusquement, en 2019, ils étaient séparés mais continuaient de vivre sous le même toit et restaient très proches. À la lecture du testament, elle eut le choc de découvrir que son mari l'avait déshéritée parce qu'il lui reprochait de l'avoir « abandonné ».

Néanmoins, elle dresse un bilan nuancé de son mariage. En dépit de tous les regrets qu'elle peut avoir, de son impression de s'être sacrifiée, parfois au point de perdre son identité, elle a protesté quand certains ont déduit de son récit qu'elle avait été maltraitée. Elle a défendu la façon dont elle avait vécu cette relation : comme une très belle histoire d'amour qui avait donné sens à sa vie. Elle a réclamé qu'on respecte ce ressenti. De fait, elle montre bien quel homme drôle et tendre pouvait être Ocasek, et la profonde complicité qui les liait. Elle dit avoir compris, désormais, qu'« être possédée ne signifie pas être aimée ». Elle a compris que se réduire à « un assemblage des pensées et des désirs de quelqu'un d'autre » impliquait de n'avoir de valeur que « pour la personne qui vous a assemblée » et « aussi longtemps que vous fonctionnez selon les règles qu'elle vous impose ». Mais elle ne peut pas remonter le temps : la sorte d'amour que son mari lui a donné lui convenait au moment où elle l'a rencontré. Leur relation était fortement inégalitaire, mais il lui procurait le sentiment de sécurité dont elle avait besoin, et elle était prête à en payer le prix, dit-elle.

La difficulté
de devenir invisible
« quand toute votre vie
a été fondée sur la visibilité »

Désormais, à cinquante-sept ans, elle ne cache pas le fait qu'elle essaie toutes les crèmes antirides qui sortent sur le marché. Elle raconte son combat intérieur pour accepter et assumer son visage vieillissant, malgré l'épouvante qu'il lui inspire parfois. Cette épouvante peut paraître invraisemblable, tant Paulina Porizkova est « toujours » une femme d'une beauté spectaculaire. Mais manifester du scepticisme reviendrait à négliger la force avec laquelle les femmes intègrent l'interdiction de vieillir, et la sévérité avec laquelle elles se jugent elles-mêmes, même quand elles savent apprécier la beauté du vieillissement de leurs semblables. On aurait tort de sous-estimer la disqualification que Porizkova subit du fait de son âge, surtout dans un milieu où l'apparence et la jeunesse sont les valeurs suprêmes. Elle dit combien il est difficile de se sentir devenir invisible « quand toute votre vie a été fondée sur la visibilité ». Dans sa révolte contre sa propre dévaluation, elle joint ses forces à celles de l'actrice américaine Justine Bateman, autrice du formidable Face [7] .

Elle cite le commentaire furieux reçu sur Instagram d'une femme qui lui reprochait de critiquer le système maintenant qu'il la rejette, après en avoir bien profité. Pour ma part, je trouve plutôt touchant de voir une ancienne déesse descendre parmi les simples mortelles pour leur livrer les réflexions suscitées par une condition qu'elle partage désormais. Ainsi, elle établit et développe une distinction entre « être attirante » et « être belle ». « Nous avons été conditionnés à négliger la beauté pour lui préférer la joliesse, la fraîcheur, la jeunesse, écrit-elle. Mais, alors que la joliesse décline et que ce que nous croyons être la laideur de l'âge émerge, nous voyons en réalité le caractère, la beauté physique, apparaître sur les visages. Sur tous les visages. » Écrire un jour ces lignes n'était-il pas ce qui pouvait arriver de mieux à la fille superlativement jolie et fraîche des pubs Estée Lauder ?


[1] Sabrina Champenois, « Mode : Linda Evangelista, mannequin piégée par la cryolipolyse », Libération, 23 septembre 2021

[2] À ce sujet, il faut lire le livre brillant de Murielle Joudet La Seconde Femme. Ce que les actrices font à la vieillesse (Premier Parallèle, 2022), qui passe en revue avec une sagacité rare les cas de Brigitte Bardot, Bette Davis, Isabelle Huppert, Nicole Kidman, Frances McDormand, Thelma Ritter, Meryl Streep et Mae West.

[4] Elisa Covo et Catherine Robin, « Gérald Marie : les mannequins et l'ogre », Elle, 7 septembre 2021 ; Lucy Osborne, « Linda Evangelista praises women accusing her ex-husband of rape », The Guardian, 16 octobre 2020.

[6] Géraldine Dormoy, « Harcèlement sexuel : pour Carla Bruni-Sarkozy, la mode “est un environnement sain” », L'Express, 18 octobre 2017.

[7] Justine Bateman, Face : One Square Foot of Skin, Akashic Books, 2022. Cf. Jessica Radloff, « Justine Bateman Is Aging. She No Longer Cares What You Think About That », Glamour, 6 avril 2021.

Paulina Porizkova, No Filter : The Good, the Bad, and the Beautiful, Penguin Life, 2022.

28.11.2022 à 11:52

« Les Amandiers » ou les yeux grands fermés

Mona Chollet

Texte intégral (4712 mots)
Intervention des colleuses sur le tournage des « Amandiers », juin 2021. Photo (DR) parue dans « Libération »

Il y a quelque chose de fascinant dans la façon dont Les Amandiers, le film de Valeria Bruni-Tedeschi (sorti le 16 novembre), et les polémiques qui l'entourent semblent être en train de cristalliser un conflit de générations au cinéma et au théâtre. La réalisatrice a reconstitué dans ce long-métrage son expérience d'élève comédienne à l'école fondée dans les années 1980 au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, par les metteurs en scène Patrice Chéreau et Pierre Romans. Nadia Tereszkiewicz y joue le rôle de Stella, le double de la cinéaste, tandis que Sofiane Bennacer interprète Étienne, inspiré de Thierry Ravel, l'ancien compagnon de Bruni-Tedeschi, également élève de l'école, mort d'une overdose en 1991. Autour d'eux, une joyeuse bande de jeunes acteurs campent des personnages librement inspirés d'autres camarades de promotion de la réalisatrice, dont beaucoup sont devenus célèbres : Eva Ionesco, Marianne Denicourt, Agnès Jaoui, Thibault de Montalembert, Vincent Perez…

Le 22 novembre, Le Parisien a révélé que Sofiane Bennacer avait été mis en examen en octobre pour « viols et violences sur conjoints » à la suite des plaintes de quatre femmes. L'Académie des Césars a alors annoncé le retrait du nom de l'acteur de la liste des révélations masculines 2023. En 2021, moins d'une semaine après le début du tournage, peut-on lire dans Libération (25 novembre), la production des Amandiers avait déjà appris qu'une plainte pour viol avait été déposée contre son acteur principal, mais la réalisatrice avait insisté pour travailler avec lui malgré tout. Bruni-Tedeschi continue aujourd'hui à défendre celui qui est entre-temps devenu son compagnon, invoquant la « présomption d'innocence » et parlant d'un « lynchage médiatique ». Libération a illustré son enquête d'une photo saisissante, prise lors de la présentation du film à Cannes, sur laquelle Bennacer se tient entre Valeria Bruni-Tedeschi et Nadia Tereszkiewicz ; il met sa main devant les yeux de la réalisatrice, comme pour l'aveugler.

Valeria Bruni-Tedeschi, Sofiane Bennacer et Nadia Tereszkiewicz au Festival de Cannes, 23 mai 2022. Loïc Venance - AFP

Au-delà de l'affaire elle-même, il est frappant de voir comment les accusations portées contre le comédien, et la façon dont Bruni-Tedeschi y réagit, amplifient certaines questions soulevées par le film. Doté d'un charme et d'une vitalité indéniables, Les Amandiers montre l'utopie théâtrale que fut cette école, l'euphorie des élèves d'avoir été choisis, les amitiés et les amours qui naissaient entre eux, leur enthousiasme, leur fantaisie, leur exubérance – leurs poses et leur narcissisme, aussi, parfois –, leur admiration pour leurs mentors, le côté touchant et parfois enfantin de ces derniers. On sourit, on rit beaucoup. Mais, de temps en temps, une scène fait sursauter. On voit Chéreau (interprété par Louis Garrel) forcer un élève à l'embrasser, un soir, alors qu'ils sont les derniers dans les locaux. On voit aussi sa brutalité envers Anaïs (Léna Garrel), qu'il humilie publiquement en lui assénant qu'il n'a jamais voulu d'elle dans l'école, que c'est Pierre Romans qui a insisté pour la prendre et que lui, il n'est « pas ému par elle ».

« Le machisme règne
et les apprenties actrices
se prennent des savons monumentaux
en cas de retard
ou d'oubli de répliques »

Le personnage d'Anaïs est vraisemblablement inspiré d'Agnès Jaoui. En 2018, retraçant l'épopée des Amandiers dans Le Monde, Clément Ghys écrivait : « Pour les apprenties actrices, la donne est différente. Le machisme règne et elles sont moins complices de Chéreau et Romans, se prennent des savons monumentaux en cas de retard ou d'oubli de répliques. Quand il ne s'agit pas de réflexions sur le physique. Assez vite, Agnès Jaoui n'en peut plus, et, ulcérée par l'emprise de Chéreau sur tout le monde, songe à quitter l'école. Marianne Denicourt résume : “Il fallait être un bon petit soldat quand on était une fille.” Et de tempérer : “Au moins, ça changeait du traitement que les hommes du métier réservent aux jeunes comédiennes” [1]. » (Traduction : au moins, Chéreau, étant homosexuel, n'agressait pas sexuellement les jeunes femmes.)

Beaucoup de critiques ont salué le fait que Valeria Bruni-Tedeschi ne dresse pas un portrait idéalisé de Chéreau, qu'elle a pourtant vénéré. Sauf que le statut de ces scènes démystifiantes n'est pas du tout clair. Certaines choquent une partie du public, mais… pas la réalisatrice. Interrogée par Télérama sur celle du baiser forcé, elle commentait en mai dernier : « À l'époque, on trouvait ça normal, on rigolait de Chéreau qui essayait d'embrasser des jeunes gens dans un couloir – Chéreau avait des élans mais ne faisait pas de harcèlement, de chantage. Je ne raconte pas cette scène de façon scandaleuse, c'est un moment de gêne pour Baptiste et de solitude un peu ridicule pour Chéreau [2]. » La seule chose qu'elle trouve grave dans le comportement de Chéreau et de Romans, c'est qu'ils se droguaient (cocaïne, héroïne) et donnaient ainsi un mauvais exemple à des élèves qui les idolâtraient.

On peut voir dans la désinvolture de la réalisatrice, et de ses camarades à l'époque, une illustration de plus du fait qu'un baiser forcé (« volé », selon un euphémisme révélateur) n'est souvent pas perçu comme une agression sexuelle, alors qu'il répond juridiquement à cette définition. Quand c'est une femme qui le subit, on le minimise parce qu'on estime plus ou moins consciemment que le corps des femmes est une chose publique, appropriable par n'importe qui ; et quand c'est un homme, on le traite effectivement sur le mode de la plaisanterie, comme si un homme adulte n'était pas censé se formaliser pour si peu, ni avoir une intégrité physique et sexuelle qu'il prétendrait faire respecter.

Valeria Bruni-Tedeschi (au fond) et ses camarades avec Patrice Chéreau et Pierre Romans. Marc Enguerand/ Collection Armelle et Marc Enguerand

Une autre chose laisse très perplexe : le traitement de l'histoire d'amour entre Stella et Étienne. Au-delà des accusations qui pèsent sur Sofiane Bennacer, son personnage dans Les Amandiers apparaît comme extraordinairement malsain et toxique. Dans une scène, Adèle (Clara Bretheau) met d'ailleurs en garde Stella contre la violence d'Étienne, ainsi que contre sa propre tendance sacrificielle à vouloir le « sauver » de sa toxicomanie. Mais le film reste en quelque sorte au milieu du gué : il continue à traiter Étienne comme un jeune premier romantique et torturé avec qui l'héroïne vit une histoire d'amour certes un peu mouvementée et éprouvante, mais si intense. En plus de se montrer violent et jaloux, Étienne est lourdingue et antipathique ; on a vraiment du mal à voir ce qui séduit Stella chez lui. Le cliché est si énorme qu'il en naît presque un effet de comique involontaire et pathétique. La référence à Marlon Brando, c'est-à-dire à un acteur notoirement maltraitant, tant dans ses rôles que dans sa vie, est éloquente sur les origines de ce modèle de séduction virile, que le film n'interroge pas.

La « souffrance »
de l'homme violent

L'attirance de la jeune femme semble se résumer entièrement à un syndrome du Saint-Bernard : Étienne l'attendrit parce qu'il a eu une enfance difficile et parce qu'il « souffre » – souffrance qu'il étale complaisamment à chaque réplique, ou presque. « Ce qui me touche dans un personnage violent, c'est sa douleur, c'est d'où vient la violence ; c'est cette tragédie enfantine, c'est son impuissance à s'exprimer autrement que par la violence, dit la réalisatrice dans le making-of du film, Des Amandiers aux « Amandiers ». Je vois l'enfant, en fait. Moi, par rapport à un personnage violent avec une femme, je voudrais ne pas être politiquement correcte. »

Nadia Tereszkiewicz et Sofiane Bennacer dans « Les Amandiers ». Ad Vitam Production – Agat Films et Cie – Bibi Film TV – Arte France Cinéma

On ne peut s'empêcher de penser que Valeria Bruni-Tedeschi n'a pas tiré toutes les conclusions de l'expérience qu'elle a vécue aux Amandiers, ni analysé les rapports de pouvoir qui s'y jouaient, que ce soit entre élèves ou entre élèves et professeurs. Tout le monde ne peut pas avoir la lucidité précoce d'une Agnès Jaoui. Il y a de quoi être glacée par ces images d'archives (reprises dans le making-of) d'une interview dans laquelle, quand on lui demande ce qu'elle attend d'un metteur en scène, la jeune Valeria répond : « Qu'il m'aime, avant tout – même si je trouve que je n'ai pas tellement de raisons d'être aimée. Et puis qu'il me casse, aussi. Qu'il me casse. Qu'il me casse bien. Qu'il me casse tout. Qu'il me casse ! Qu'il me casse en deux, qu'il me casse, mes défenses et tout ça. »

Ces lieux communs masochistes, elle ne les a pas inventés : ils sont omniprésents au théâtre et au cinéma, où ils justifient toutes sortes de maltraitances. On pourrait comprendre et même respecter cette difficulté de la cinéaste à remettre en question la formation qu'elle a reçue. On le pourrait d'autant plus que, dans le communiqué qu'elle a publié en réaction à l'enquête de Libération, elle dit avoir été « abusée dans [son] enfance » et connaître « la douleur de ne pas avoir été prise au sérieux ». Sauf qu'ici, d'autres personnes sont impliquées. Lorsqu'elle décide de faire jouer sa jeunesse à ses acteurs, en se mettant elle-même dans le rôle que tenait Chéreau à l'époque, elle s'expose à reproduire les travers qui ont marqué sa propre formation.

« On essaie de creuser les choses
qui nous détruisent le plus »

Des Amandiers aux « Amandiers » montre une réalisatrice enfermée dans son rêve, dans sa nostalgie ; le fait qu'elle soit apparemment tombée amoureuse de l'acteur qui jouait son amour de jeunesse ne fait que le confirmer. On n'y trouverait rien à redire – mettre les autres au service de son rêve, c'est la définition même de la mise en scène – s'il n'y avait pas chez elle un tel aveuglement aux abus de pouvoir, les siens comme ceux des autres. Ces abus de pouvoir sont bien sûr très courants ; ils sont admis et même considérés comme admirables lorsqu'ils sont le fait de metteurs en scène masculins et blancs, et ne sont en général dénoncés que lorsqu'ils sont pratiqués par une femme ou par une personne non blanche (se souvenir de l'affaire Kechiche après La Vie d'Adèle), dont la tyrannie est considérée comme moins légitime. Mais cela ne les rend pas moins problématiques dans tous les cas.

Sur le tournage, tel que le montre Des Amandiers aux « Amandiers », Bruni-Tedeschi soumet ses acteurs à un bombardement de directives psychologisantes et intrusives, qui pourrait n'être qu'agaçant, mais qui dérape franchement quand elle les pousse à révéler devant toute l'équipe – et, par la même occasion, devant la caméra des réalisateurs du making-of – certains de leurs secrets les plus intimes. On a très mal pour Vassili Schneider, en particulier. « Le film a été un petit peu comme une thérapie parfois, et parfois comme une anti-thérapie : on essaie de creuser les choses qui nous détruisent le plus », commente le jeune homme (23 ans) avec une placidité résignée [3], sans qu'on voie en quoi ce jeu de massacre consternant serait indispensable à la réussite d'un film.

Des Amandiers aux « Amandiers » met d'autant plus mal à l'aise qu'il est à l'évidence conçu comme une hagiographie de la cinéaste – il est coréalisé par Karine Silla Perez, épouse de Vincent Perez, qui fut le camarade de Bruni-Tedeschi aux Amandiers et le compagnon de sa sœur Carla Bruni. Souvent débutants, les jeunes acteurs qui y sont interrogés ne sont pas en position de formuler autre chose que des louanges au sujet d'une réalisatrice confirmée qui est aussi, rappelons-le, une femme immensément riche (c'était le sujet de son premier film, Il est plus difficile pour un chameau…) et la belle-sœur d'un ancien président de la République. L'une dit tout de même à mots couverts, en termes très diplomatiques, que le tournage a été difficile : « Mon caractère n'est pas vraiment compatible avec (…) cette manière de me bousculer. » Ce n'est peut-être pas un hasard si le seul qu'on voit se rebeller ouvertement contre le flot de directives incessant de la réalisatrice est Louis Garrel, qui, en plus d'être son ancien compagnon, de faire partie des acteurs plus âgés et d'avoir déjà une prestigieuse carrière derrière lui, appartient à l'un des clans les plus puissants du cinéma français. Ni si la seule à qualifier frontalement la méthode de la réalisatrice de « violente » est une autre Garrel : Léna, demi-sœur de Louis.

Nadia Tereszkiewicz, Louis Garrel et Vassili Schneider dans « Les Amandiers ». Ad Vitam Production – Agat Films et Cie – Bibi Film TV – Arte France Cinéma

Ainsi, l'interdiction faite à l'équipe d'évoquer les accusations pesant sur Sofiane Bennacer – une omerta seulement brisée, une nuit, par l'intervention de colleuses féministes au courant de l'affaire – semble n'avoir fait que prolonger et amplifier un partage inéquitable du droit à la parole sur le tournage, recoupant des hiérarchies professionnelles, sociales, générationnelles. C'est seulement aujourd'hui que des actrices du film peuvent dire dans Libération, sous couvert d'anonymat, combien il leur a pesé de devoir travailler avec un homme accusé de viol [4], ou qu'une autre, Sandra Nkaké (Susan), peut clamer sa colère [5].

« Je trouve cette génération
beaucoup plus précautionneuse
que la nôtre »

Des Amandiers aux « Amandiers » montre une réalisatrice qui semble engagée non seulement dans une reconstitution de sa jeunesse, mais aussi dans un combat pour réhabiliter les valeurs de sa génération. Ce serait anodin si elle se contentait d'expliquer à ses jeunes acteurs ce que représentait Coluche dans les années 1980 ou de leur enjoindre de visionner La Maman et la Putain. Mais cela s'accompagne de fréquentes imprécations contre l'époque actuelle, qui serait trop morale. À l'appui de ce reproche, elle cite les interrogations dont lui a fait part une collaboratrice quant au traitement de l'avortement de Stella dans une conversation entre Stella et Adèle – une scène à laquelle il n'y a effectivement rien à redire. Mais elle ne pouvait pas ne pas avoir en tête, à ce moment, une contestation beaucoup plus sérieuse à laquelle elle avait été confrontée : les accusations contre Sofiane Bennacer, qu'elle choisit de passer sous silence.

« Je trouve cette génération beaucoup plus précautionneuse que la nôtre, et vraiment ça m'a fait plaisir de les malmener », fanfaronne-t-elle. Avec le tollé que suscite aujourd'hui la façon dont elle protège son acteur, il se produit un spectaculaire retour de boomerang : cette génération à laquelle elle prétendait faire la leçon lui tient tête, et affirme avec force son refus de tolérer les violences physiques et sexuelles. Au lieu de s'attendrir sur la « douleur » de l'homme violent, d'en faire une excuse, cette génération clame sa volonté de prendre plutôt en compte la douleur des femmes qui l'accusent. Faute d'examen critique, la bulle de rêve et de nostalgie a volé en éclats.

« Aujourd'hui, une telle école ne pourrait plus exister. Tant mieux. Mais alors, cette liberté et cette folie-là ne peuvent plus exister non plus. Cette absence totale de limites nous emmenait dans des endroits… intéressants. Des endroits où les élèves du Conservatoire n'allaient pas », disait encore Bruni-Tedeschi à Télérama en mai [6]. Ici, on retrouve ce raisonnement pour le moins déconcertant selon lequel, si on refusait les abus de pouvoir, la vie deviendrait sinistre. (Cela rappelle un peu ces gens qui redoutent que le rire disparaisse de la surface de la Terre si on arrête de faire des blagues racistes ou sexistes.) C'est aussi le réflexe qu'ont parfois des femmes qui vivent une relation d'emprise : elles semblent persuadées que la violence est le prix à payer pour les qualités qu'elles trouvent par ailleurs à leur compagnon.

Naïvement, on a envie de demander : pourquoi ? Pourquoi ne pourrait-on pas garder la liberté, l'exubérance, la fantaisie, tout en s'assurant que cette liberté est bien la liberté de tout le monde, tout en étant attentifs aux rapports de pouvoir et en refusant d'infliger ou de tolérer des violences sexuelles, physiques, psychologiques ? Le tri n'est pas si difficile à faire. Et, même s'il l'était, cela vaudrait la peine de s'y atteler. Sous peine de continuer à passer des bataillons de comédien-ne-s par pertes et profits.

Il faut que je l'avoue : le travail d'inventaire auquel Valeria Bruni-Tedeschi se refuse avec tant de force, j'ai moi-même besoin d'y procéder. Patrice Chéreau a été une grande figure de mon adolescence, et même de mon enfance. Quand elle était comédienne, ma mère a joué dans plusieurs spectacles de son ami Claude Stratz, metteur en scène genevois devenu par la suite, de 1981 à 1988, l'assistant de Chéreau aux Amandiers. Elle-même avait pour Chéreau une immense admiration, qu'elle m'a transmise. Gamine, j'ai vu à la télévision une rediffusion du Ring, l'opéra de Wagner monté en 1976 au Festival de Bayreuth par Chéreau et Pierre Boulez, qui m'a énormément marquée [7]. J'ai vu son Hamlet, avec Gérard Desarthe, au Festival d'Avignon, en 1987. J'ai vu sa magistrale interprétation, en duo avec Pascal Greggory, de la pièce de Bernard-Marie Koltès Dans la solitude des champs de coton, en 1995. J'ai vu le fascinant documentaire qui le montrait répétant Shakespeare avec des élèves du Conservatoire national d'art dramatique de Paris, en 1999. Au cinéma, j'en ai pris plein les yeux avec La Reine Margot, Ceux qui m'aiment prendront le train, Intimité… Mais, par ce qu'il montre de lui, et par les exhumations dont il est l'occasion, le film de Valeria Bruni-Tedeschi me fait prendre conscience des limites et des travers du personnage. Il me sort de l'idéalisation – et tant mieux, puisque ce n'est jamais une bonne idée d'idéaliser un être humain ; c'est toujours un abandon de souveraineté. Voilà peut-être la tâche qui s'impose à ma génération et aux précédentes : revisiter – sans forcément les renier entièrement – les admirations qui nous ont construites, en ouvrant les yeux sur les abus de pouvoir que nos « grands hommes » pratiquaient au nom de l'Art. Et en s'efforçant de ne pas les perpétuer ni les cautionner.


[1] Clément Ghys, « La bande du Théâtre des Amandiers : Chéreau en majesté », Le Monde, 3 août 2018.

[3] Edit du 30 novembre. Je reproduis ici la réponse que m'a faite Vassili Schneider sur Instagram : « Il est inutile d'avoir “très mal” pour moi. Le tournage de ce film a été l'expérience la plus enrichissante que j'aie eue. En ce qui me concerne, il n'y a eu que du positif. Valeria nous a aidés à nous dépasser, à sortir de nos zones de confort, mais toujours avec énormément de bienveillance. Oui, j'ai dit qu'“on essaie de creuser les choses qui nous détruisent le plus”, mais ça fait partie du travail d'acteur. Tout acteur essaie de se mettre émotionnellement le plus à nu. C'est notre travail et je trouve injuste d'accuser Valeria sur sa manière de nous avoir guidés dans ce processus. Si j'ai eu envie de me livrer ce jour là devant Valeria et la caméra de Karine Silla, c'était de manière lucide et consentante. Personne ne m'a forcé, je ne me suis jamais senti contraint d'une quelconque façon.
Les “directives psychologisantes” de Valeria, que vous jugez inutiles pour la réussite d'un film, se sont révélées au contraire pour moi extrêmement bénéfiques, libératrices et m'ont fait grandir. Je vous prie de ne pas m'instrumentaliser… Ne faites pas de moi une victime de Valeria Bruni-Tedeschi. »

19.10.2022 à 16:11

Contact - À propos

Mona Chollet

Texte intégral (2790 mots)

Mona Chollet, journaliste et essayiste. Autrice avec Thomas Lemahieu du site Périphéries.

Ce blog a été conçu avec grâce et talent par Guillaume Barou. Merci à lui.

Image : Henri Matisse, « Intérieur au violon », 1918 — Galerie nationale du Danemark © Succession H. Matisse.

Pour toute demande d'entretien ou invitation à des rencontres, merci de passer par mon éditeur — ou Flammarion (Caroline Psyroukis) si votre demande concerne D'images et d'eau fraîche —, et, pour les propositions de projets, par mon agente, Ariane Geffard : a.geffard [at] gmail.com.

Autrice de...

D'images et d'eau fraîche

Flammarion, Paris, 2022, 192 pages, 19,90 euros. E-book : 13,99 euros.

Jusqu'ici, j'ai toujours écrit pour tenter de débrouiller un ou plusieurs problèmes auxquels je me heurtais dans ma vie, en espérant que ce travail serve aussi à d'autres. Il est un peu déconcertant de le faire simplement, cette fois, pour partager l'un des stratagèmes par lesquels je maintiens allumée la flamme de ma vitalité – pour parler de plaisir.
Parmi tous les ouvrages qui paraissent sur la culture numérique, je n'ai encore jamais rien lu au sujet de cette communauté éparse que j'ai moi-même rejointe il y a bientôt dix ans : celle des collectionneurs d'images en ligne, qui accumulent et partagent au fil des jours, sur Instagram, Tumblr, Flickr ou Pinterest, des photographies d'art, des tableaux, des dessins qu'ils aiment.

Cette activité en apparence anodine représente mon équivalent de la liste des « Choses qui font battre le cœur » dressée par Sei Shônagon, dame de compagnie de l'impératrice consort du Japon, dans ses Notes de chevet, au XIᵉ siècle. Dans un monde de plus en plus désespérant, j'ai envie de revendiquer ce rapport primaire et entêté à la beauté, cette confiance dans l'appui qu'elle offre, faisant de nous des perchistes arrachés momentanément à la gravité et catapultés dans les airs, libres et légers, avant de retomber… ailleurs.

Réinventer l'amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles

Zones (La Découverte), Paris, 2021, 276 pages, 19 euros. E-book : 13,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Nombre de femmes et d'hommes qui cherchent l'épanouissement amoureux ensemble se retrouvent très démunis face au troisième protagoniste qui s'invite dans leur salon ou dans leur lit : le patriarcat. Sur une question qui hante les féministes depuis des décennies et qui revient aujourd'hui au premier plan de leurs préoccupations, celle de l'amour hétérosexuel, ce livre propose une série d'éclairages.

Au cœur de nos comédies romantiques, de nos représentations du couple idéal, est souvent encodée une forme d'infériorité féminine, suggérant que les femmes devraient choisir entre la pleine expression d'elles-mêmes et le bonheur amoureux. Le conditionnement social subi par chacun, qui persuade les hommes que tout leur est dû, tout en valorisant chez les femmes l'abnégation et le dévouement, et en minant leur confiance en elles, produit des déséquilibres de pouvoir qui peuvent culminer en violences physiques et psychologiques. Même l'attitude que chacun est poussé à adopter à l'égard de l'amour, les femmes apprenant à le (sur ?) valoriser et les hommes à lui refuser une place centrale dans leur vie, prépare des relations qui ne peuvent qu'être malheureuses. Sur le plan sexuel, enfin, les fantasmes masculins continuent de saturer l'espace du désir : comment les femmes peuvent-elles retrouver un regard et une voix ?

Sorcières. La puissance invaincue des femmes

Zones (La Découverte), Paris, 2018, 240 pages, 18 euros. E-book : 12,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Qu'elles vendent des grimoires sur Etsy, postent des photos de leur autel orné de cristaux sur Instagram ou se rassemblent pour jeter des sorts à Donald Trump, les sorcières sont partout. Davantage encore que leurs aînées des années 1970, les féministes actuelles semblent hantées par cette figure. La sorcière est à la fois la victime absolue, celle pour qui on réclame justice, et la rebelle obstinée, insaisissable. Mais qui étaient au juste celles qui, dans l'Europe de la Renaissance, ont été accusées de sorcellerie ? Quels types de femme ces siècles de terreur ont-ils censurés, éliminés, réprimés ?
Ce livre en explore trois et examine ce qu'il en reste aujourd'hui, dans nos préjugés et nos représentations : la femme indépendante — puisque les veuves et les célibataires furent particulièrement visées ; la femme sans enfant — puisque l'époque des chasses a marqué la fin de la tolérance pour celles qui prétendaient contrôler leur fécondité ; et la femme âgée – devenue, et restée depuis, un objet d'horreur.

Enfin, il sera aussi question de la vision du monde que la traque des sorcières a servi à promouvoir, du rapport guerrier qui s'est développé alors tant à l'égard des femmes que de la nature : une double malédiction qui reste à lever.

Chez soi. Une odyssée de l'espace domestique

Zones (La Découverte), Paris, 2015, 320 pages, 17 euros. E-book : 11,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Le foyer, un lieu de repli frileux où l'on s'avachit devant la télévision en pyjama informe ? Sans doute. Mais aussi, dans une époque dure et désorientée, une base arrière où l'on peut se protéger, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs. Dans l'ardeur que l'on met à se blottir chez soi ou à rêver de l'habitation idéale s'exprime ce qu'il nous reste de vitalité, de foi en l'avenir.

Ce livre voudrait dire la sagesse des casaniers, injustement dénigrés. Mais il explore aussi la façon dont ce monde que l'on croyait fuir revient par la fenêtre. Difficultés à trouver un logement abordable, ou à profiter de son chez-soi dans l'état de « famine temporelle » qui nous caractérise. Ramifications passionnantes de la simple question « Qui fait le ménage ? », persistance du modèle du bonheur familial, alors même que l'on rencontre des modes de vie bien plus inventifs…

Autant de préoccupations à la fois intimes et collectives, passées ici en revue comme on range et nettoie un intérieur empoussiéré : pour tenter d'y voir plus clair, et de se sentir mieux.

Beauté fatale. Les nouveaux visages d'une aliénation féminine

Zones, 2012, 240 pages, 18 euros ; La Découverte Poche, 2016, 296 pages, 9,50 euros. E-book : 8,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

Soutiens-gorge rembourrés pour fillettes, obsession de la minceur, banalisation de la chirurgie esthétique, prescription insistante du port de la jupe comme symbole de libération : la « tyrannie du look » affirme aujourd'hui son emprise pour imposer la féminité la plus stéréotypée.

Décortiquant presse féminine, discours publicitaires, blogs, séries télévisées, témoignages de mannequins et enquêtes sociologiques, Mona Chollet montre dans ce livre comment les industries du « complexe mode-beauté » travaillent à maintenir, sur un mode insidieux et séduisant, la logique sexiste au cœur de la sphère culturelle.

Sous le prétendu culte de la beauté prospère une haine de soi et de son corps, entretenue par le matraquage de normes inatteignables. Un processus d'autodévalorisation qui alimente une anxiété constante au sujet du physique en même temps qu'il condamne les femmes à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, les enfermant dans un état de subordination permanente. En ce sens, la question du corps pourrait bien constituer la clé d'une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences à celle contre les inégalités au travail.

Rêves de droite. Défaire l'imaginaire sarkozyste

Zones, 2008, 156 pages, 12 euros. E-book : 9,99 euros. Texte intégral en libre accès sur le site de l'éditeur.

« J'ai fait un rêve », slogan repris à Martin Luther King, fut l'un des moteurs de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. Tout a été dit sur cette victoire sauf peut-être l'essentiel : et si elle correspondait au triomphe d'une nouvelle forme d'imaginaire politique ?

Mona Chollet décortique les principaux éléments de l'univers sarkozyste : la « machine de guerre fictionnelle » que représente la success story, le mythe du self-made man, l'identification illusoire aux riches et aux puissants, le mépris des « perdants », l'individualisme borné, le triomphe de l'anecdote et du people...

Aux antipodes de la fascination béate et complaisante d'une Yasmina Reza, elle critique les impostures idéologiques du nouveau pouvoir : un démontage sans concession des valeurs de la droite bling bling, dans un style incisif, souvent drôle, toujours fin, mêlant l'enquête journalistique, l'écriture littéraire et la critique sociale.

Lucide, elle pointe également la faiblesse alarmante de l'imaginaire de gauche, radicalement incapable de relever le défi. Contre le cynisme et les renoncements, il est urgent de réinventer un nouvel imaginaire émancipateur, en commençant par se réapproprier l'aspiration légitime à l'épanouissement personnel, aujourd'hui fourvoyée dans les mirages de la « société-casino ».

La Tyrannie de la réalité

Calmann-Lévy, Paris, 2004, 368 pages, 22,20 euros. Gallimard, « Folio Actuel », Paris, 2006, 384 pages, 9,20 euros.

Peu d'idées sont autant galvaudées aujourd'hui que celle de « réalité ». Hommes politiques, chefs d'entreprise, mais aussi économistes et romanciers s'en réclament : seul le réalisme semble recevable, et il suffit à tout justifier. La réalité constitue désormais, dans notre mentalité collective, la valeur étalon. Elle est le nouveau dieu que nous vénérons ; le dernier qui reste en magasin, peut-être.

Mona Chollet épingle l'usage pernicieux de cette notion dans tous les types de discours et démontre pourquoi l'injonction réaliste relève de l'imposture. À une époque où les relations essentielles à notre équilibre ? la relation à l'environnement, la relation à l'autre ? se vivent sur un mode chaotique, il est temps de se poser quelques questions…

Un texte mordant et salutaire, qui non seulement déconstruit l'idéologie implicite de certains « réalistes », mais ouvre aussi joyeusement un chemin de traverse : il rappelle les bienfaits de l'imagination et du rêve, non pas pour « fuir la réalité », mais au contraire pour se donner une chance de l'habiter pleinement.

Marchands et citoyens, la guerre de l'Internet

Avec Gébé. L'Atalante, coll. « Comme un accordéon », Nantes, 2001, 160 pages, 10,50 euros.

Mona Chollet revisite cette utopie du grand réseau mondial autoproduit et autogéré et nous donne à lire, en contrepoint, la triste réalité de l'« e-business ». L'Internet des pionniers a assurément bien mal vieilli et les marchands s'y battent maintenant comme des chiffonniers pour s'assurer de nous, citoyens et usagers libres du réseau.

Il s'agit donc bien d'une guerre, d'une guerre des contenus et des accès. Une guerre de procédures et de budgets, où la liberté d'expression s'efface au profit du droit des firmes à clôturer le réseau et à l'organiser pour leurs besoins propres.

Dans cette guerre entre marchands et citoyens, la classe politique, engouffrée dans les marais de la nouvelle économie, navigue à vue.

Le commerce électronique sécurisé est-il donc le grand projet du vingt et unième siècle ? Pour ce réseau socialement utile et cette intelligence collective dont nous rêvons, la marchandise ne peut tenir lieu de projet politique sur l'Internet.

Inventons.

17.08.2022 à 10:00

« La Nièce du taxidermiste », de Khadija Delaval

Mona Chollet

Texte intégral (557 mots)
Khadija Delaval. Photo : Bruno Lévy

Longtemps, Khadija Delaval et moi, ayant une amie commune, n'avons fait que nous croiser de loin en loin et échanger quelques mots dans des fêtes à Genève ou à Neuchâtel. Et puis, il y a quelques années, nous avons mieux fait connaissance, et elle m'a alors passé un manuscrit intitulé La Nièce du taxidermiste. Cette lecture m'a bluffée. Elle m'a médusée, horrifiée, émerveillée. Ça a été le début d'une grande amitié, et je me suis jointe aux efforts de quelques autres pour trouver un éditeur. Ces efforts ont failli aboutir en 2016, jusqu'à ce que Khadija, à qui l'attitude de l'éditeur à l'égard de son texte n'inspirait pas confiance, choisisse de tout arrêter. Enfin, cette année, Calmann-Lévy a accepté le manuscrit. À ma grande joie, La Nièce du taxidermiste sort donc en librairies aujourd'hui.

Je lui trouve beaucoup de points communs avec Rien ne s'oppose à la nuit, de Delphine de Vigan, dans sa description d'une famille à la fois flamboyante et oppressive. Sauf que sa narratrice est une enfant, une préadolescente : Baya. Âgée de douze ans lorsque le récit s'ouvre, elle vit en Suisse, mais passe ses vacances en Tunisie dans sa famille, avec ses parents et ses grands-parents, ses tantes, ses oncles, ses cousins. J'ai rarement vu aussi bien décrite la logique particulière des enfants, leur perception des choses, leur vie secrète – pour le meilleur et pour le pire –, qui échappent totalement aux adultes et les font évoluer dans une dimension parallèle, malgré la proximité physique (autre référence qui s'impose à mes yeux : Pucelle, la bande dessinée de Florence Dupré La Tour). De Baya, on partage le désarroi, la panique, la révolte, mais aussi les élans d'amitié et d'amour, la quête d'allié-e-s, la détermination, le courage. Il y a dans ce roman une force qui prend aux tripes, un souffle par lequel j'espère de tout cœur que de nombreu-ses-x lecteur-ice-s se laisseront emporter.

Khadija Delaval, La Nièce du taxidermiste, Calmann-Lévy, 2022, 208 pages, 19,50 euros.

30.07.2021 à 10:00

« Parenthèse » fertile

Mona Chollet

Texte intégral (1926 mots)
Véga, juillet 2021

On va le dire comme ça : 2020 n'a pas été une année particulièrement riche en heureuses surprises et en perspectives réjouissantes. Mais il y en a tout de même eu quelques-unes, et, pour moi, le message que j'ai reçu de Samantha Bailly en novembre en a définitivement fait partie. J'estimais cette autrice, que je n'avais jamais rencontrée, même si nous avions échangé quelques mails par le passé. J'admirais aussi le travail qu'elle accomplissait au sein de la Ligue des auteurs professionnels (dont elle a démissionné depuis) ou sa façon de parler de son métier (à l'époque, elle vivait uniquement de l'écriture) sur sa chaîne YouTube.

Et j'avais suivi sur Instagram le voyage qu'elle et son compagnon, Antoine Fesson, avaient entrepris à l'automne 2019, sans se douter que, l'année suivante, cela deviendrait impossible : un périple de trois mois à travers le Canada, les États-Unis et le Japon, qu'ils ont raconté en textes et en images dans un très beau livre, Parenthèse. La « parenthèse » était conçue pour déborder de partout, pour que les découvertes, les élargissements et les clarifications suscités par le voyage irriguent et infléchissent le cours de leurs vies.

En 2020, de retour en région parisienne, poussés par la crise du Covid-19 et, surtout, par la naissance prochaine de leur fils, qui les obligeait à réfléchir à ce qu'ils voulaient lui transmettre, ils ont décidé de faire le grand saut. Ils ont acquis un ancien terrain de camping dans la forêt d'Orléans, près de Chambon-la-Forêt. C'était la raison du message que Samantha m'envoyait. Ils s'apprêtaient à y créer un lieu de tourisme écologique, social et solidaire, lui aussi baptisé « Parenthèse » : huit tiny houses (auxquelles s'ajoutera bientôt un chalet accessible aux personnes à mobilité réduite) dont ils avaient dessiné les plans et qui seraient disséminées dans ce coin de forêt. J'ai accepté avec joie de faire partie des auteurs ou artistes visuels appelés à personnaliser chacun-e une tiny house, aux côtés de Samantha Bailly elle-même, de Jade Sequeval, de Clémence Dupont, d'Aurélie Jeannin, du graphiste de2s, d'Eugène Riousse, de Katerine Louineau et de Mathou (pour le chalet). J'ai choisi avec délectation la citation qui serait gravée dans le bois au-dessus du lit, les lampes, la théière et les livres qui figureraient (en plus des miens) dans la bibliothèque.

À son mail, Samantha avait joint les plans, dessins et documents qui détaillaient le projet, et qui m'ont émerveillée. Tout ça me semblait presque trop beau pour devenir réalité (une incrédulité probablement renforcée par le fait que j'ai moi-même le sens pratique d'une huître et que j'ai tendance à prendre mon cas pour une généralité). Mais c'était sous-estimer gravement la détermination, les ressources et l'énergie de ces deux-là. En quelques mois, ils ont trouvé des financements (un prêt, plus une campagne Ulule qui a cartonné), embauché plusieurs personnes, déblayé des tonnes et des tonnes de déchets, entrepris de régénérer la forêt et de créer un étang (?!!) avec l'aide de spécialistes en permaculture, planté des milliers d'arbres, commandé les tiny houses de leurs rêves à une entreprise vendéenne, noué des partenariats avec des artisans et des producteurs des environs, fignolé chaque détail.

Parenthèse a ouvert ses portes le 1er juillet dernier. Je n'ai pas pu me joindre à la réunion des artistes-auteurs peu avant l'ouverture, mais j'ai eu le bonheur d'aller passer deux jours un peu plus tard dans « ma » tiny house, baptisée Véga (chaque petite maison porte le nom d'une étoile ou d'un astre). Des retraites créatives de cinq jours sont déjà annoncées pour cet automne, et d'autres projets se bousculent dans les cartons.

En général, je m'abstiens de jouer les caravanes publicitaires pour quelque entreprise que ce soit. Je précise d'ailleurs que, si les artistes-auteurs ont été rétribués pour leur contribution, je n'ai aucun intérêt financier dans celle-ci ! Je suis aussi consciente qu'un séjour dans une tiny house n'est pas accessible à toutes les bourses, même si, ici, les tarifs sont aussi raisonnables que possible (de 90 à 139 euros en fonction de la période). Mais ce projet me touche énormément par l'idéalisme, la force et l'élan de confiance dans l'avenir dont il témoigne.

Et puis, il a pour moi un sens particulier. Dans Chez soi, en évoquant le récit qu'a livré le journaliste et essayiste Michael Pollan de la construction de sa cabane d'écrivain au fond de son jardin, dans le Connecticut, en 1997 [1], je soulignais la façon dont les idées, les récits, les pensées fixées sur la page ou l'écran inspirent des réalisations tout à fait tangibles, qui, à leur tour, susciteront d'autres idées, d'autres récits, et ainsi de suite, dans un va-et-vient infini entre l'abstrait et le concret. Pollan disait en effet que sa lecture de La Poétique de l'espace de Gaston Bachelard [2] avait été décisive pour l'aider à formuler son désir d'un « lieu à lui » — le sous-titre de son livre, « L'architecture de la rêverie », était d'ailleurs un hommage à Bachelard, également auteur de La Poétique de la rêverie. D'un livre écrit dans la France des années 1950 sont donc nés quarante ans plus tard un bureau-cabane au fond du Connecticut, mais aussi un autre livre, qui en raconte la genèse et qui a sans doute donné naissance à son tour à d'autres constructions.

De la même manière, Samantha Bailly et Antoine Fesson disent que Chez soi a été une source d'inspiration, à la fois pour entreprendre leur voyage et pour concevoir ce lieu dans la forêt. J'ai donc l'impression que mon livre, à son tour, en ayant contribué à faire surgir ces petites maisons en bois, s'inscrit dans cette longue chaîne d'alternances, ou de mariages, ou de jeux, entre le tangible et l'imaginaire, et rien ne pourrait me faire plus plaisir. D'autant plus que Parenthèse, justement, témoigne d'un souci égal du concret et de l'abstrait : belles et confortables, les tiny houses sont faites pour favoriser le ressourcement, la rêverie, la concentration ; les retraites créatives mêleront écriture, méditation, dessin, cuisine et jardinage...

J'espère très fort que ce lieu sera à la hauteur des rêves de ses créateurs. Mais, à vrai dire, ça m'a l'air plutôt bien parti.


[1] Michael Pollan, A Place of My Own. The Architecture of Daydreams, Dell Publishing, New York, 1997.

[2] Qui figure bien sûr dans la bibliothèque de Véga.

Parenthèse est ouvert toute l'année, sauf en janvier. À suivre : le site Internet et le compte Instagram.

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