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Dissidences

Recensions et éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles


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11.10.2023 à 17:33

Philippe Videlier, Rendez-vous à Kiev, Paris, Gallimard, collection NRF, 2023, 176 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.

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    Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque De prime abord, le dernier livre de Philippe Videlier semble ancré dans l’actualité, celle de la guerre qui sévit en Ukraine depuis le début de l’année 2022. Mais c’est là une illusion d’optique. Rendez-vous à Kiev invite en effet à effectuer un pas de côté, un retour au XXe siècle dans une autre ambiance belliciste (mais aux enjeux sociaux autrement plus ambitieux). La narration plurielle se concentre sur des personnages ayant un lien plus ou moins […]
Texte intégral (3450 mots)

 

 

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

De prime abord, le dernier livre de Philippe Videlier semble ancré dans l’actualité, celle de la guerre qui sévit en Ukraine depuis le début de l’année 2022. Mais c’est là une illusion d’optique. Rendez-vous à Kiev invite en effet à effectuer un pas de côté, un retour au XXe siècle dans une autre ambiance belliciste (mais aux enjeux sociaux autrement plus ambitieux). La narration plurielle se concentre sur des personnages ayant un lien plus ou moins étroit avec l’Ukraine : Trotsky, Rakovsky (sur lesquels on ne peut que renvoyer aux biographies de Pierre Broué), Antonov-Ovseenko, Angelica Balabanoff, Evguenia Bosch, Alexandra Kollontaï, Pavel Dybenko ou Makhno. Autant de figures révolutionnaires, autant d’identités alternatives également, ce qui renvoie aux changements d’appartenance nationale ou aux changements de noms tout court des villes citées. Un moyen, aussi, d’insister sur le cosmopolitisme de ces milieux militants, comme pour mieux souligner l’actualité – je dirais même la nécessité – de l’internationalisme, bien oublié de nos jours.

Si c’est d’abord la « Belle Époque » qui est évoquée, elle l’est, comme toujours avec Philippe Videlier, via une prose prolixe en multiples détails, qui peuvent sembler parfois anecdotiques (recettes de cuisine, prix, 78 tours de « La Marseillaise ») mais participent à brosser un tableau d’ensemble terriblement authentique et immersif. La géographie de la cité, l’importance de l’architecture religieuse, l’assassinat de Stolypine, ou la Grande Porte de Kiev, projet non réalisé qui mène l’auteur jusqu’à Moussorgski (il aurait pu poursuivre jusqu’à Emerson, Lake and Palmer et leurs Pictures Of An Exhibition !), sont quelques-uns des thèmes traités. L’ironie est aussi régulièrement présente, subtile mais efficace, que ce soit pour Nicolas Ier (« (…) tsar et autocrate de toutes les Russies selon son titre exact mais raccourci. », p. 15) ou la bêtise de la police (capable page 34 d’interdire l’interprétation d’une pièce de Beethoven confondue avec un livre de Tolstoï). La Pensée de Kiev, publication progressiste ukrainienne, est un des nombreux fils rouges de l’ensemble, Trotsky ayant livré nombre d’articles pour cette publication, en particulier lorsqu’il partit rendre compte sur place des guerres balkaniques, prélude à la Première Guerre mondiale. Mais ce que l’on peut considérer comme le cœur du récit, c’est la Révolution russe et la guerre civile qui eut cours en Ukraine, d’une complexité et d’une volatilité extrêmes. Ainsi qu’il est écrit, « Tout le monde lorgnait sur Kiev. Les Rouges, les Blancs, le général Denikine à tête de chat, apôtre de la Russie éternelle, Petliura l’Ataman suprême à l’autorité effritée, et les Français qui avaient remplacé les Allemands et occupaient Odessa, Mykolaïv, Kherson et les côtes de la mer Noire. Les Français avaient leurs méthodes, brutales, carnassières. Ils se considéraient en terrain conquis. Leur vint l’idée de s’acoquiner avec Petliura, de lui extorquer en échange de leur appui militaire la concession pour cinquante années des chemins de fer et le remboursement de la quote-part ukrainienne des emprunts russes qui faisaient flageoler les agioteurs parisiens. » (p. 91). Là encore, et comme pour ajouter au cosmopolitisme déjà évoqué, c’est une « auberge espagnole » que l’on traverse, faite d’œuvres d’art plus ou moins éphémères, de pogroms perpétrés par les Blancs, de diagonales tracées avec diverses fictions (qui sait par exemple que Merian C. Cooper, réalisateur du célèbre King Kong de 1933, fut aviateur au service des Polonais lors de leur invasion de l’Ukraine en 1920, prisonnier des soviétiques et interrogé par nul autre qu’Isaac Babel ?). Rendez-vous avec Kiev complète ainsi parfaitement Dernières nouvelles des bolcheviks.

Une nouvelle, « L’escalier d’Odessa », précédemment publiée dans la revue allemande Lettre International en 2022, a été agrégée à l’ouvrage. Comme son titre l’indique, elle se concentre sur le grand escalier construit à Odessa en 1841, rendu célèbre dans le monde entier par Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. On y retrouve l’ironie froide de l’auteur (l’architecte à qui on doit le fameux escalier a également bâti la prison et le siège de la police, typiques de la Russie tsariste) et l’insistance sur le caractère cosmopolite de la ville, y compris dans sa dimension tragique (les retours des déportés de camps de concentration nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale). Si le film proprement dit et son rayonnement international sont au cœur du texte (sa diffusion aux États-Unis a subi les foudres de la censure et il fut longtemps interdit en France), il se conclut par une généalogie des tyrans russes et de leur fin souvent brutale, un caillou dans le jardin de Poutine…

Jean-Guillaume Lanuque

 

« Cinq questions à… Philippe Videlier »

                                                  (Entretien réalisé fin août 2023)

Dissidences : Le cadre géographique de votre nouveau livre n’a rien pour nous surprendre, en cette période marquée depuis plus d’un an et demi maintenant par la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine. Toutefois, le Rendez-vous à Kiev que vous donnez se situe un large siècle en amont. Ce choix a-t-il été pour vous une évidence, ou s’est-il imposé parmi d’autres options chronologiques ? Je pense à ce qu’on nomme souvent l’Holodomor ou la période de la Seconde Guerre mondiale, par exemple…

Philippe Videlier : En premier lieu, je dois vous dire que ce livre, Rendez-vous à Kiev, est entièrement dû à l’initiative criminelle de Vladimir Poutine, ex-agent du KGB parvenu au faîte de la Fédération de Russie par la grâce de Boris Eltsine, l’amateur de vodka liquidateur judiciaire de l’URSS. C’est à ce genre de personnages que l’on doit l’état présent du monde. Comme beaucoup de gens, j’ai été extrêmement surpris par l’invasion russe de l’Ukraine le jeudi 24 février 2022. À 6 heures du matin, les sirènes d’alerte aérienne résonnaient à Kiev. Cela me paraissait inouï. J’ai voulu « faire quelque chose » en solidarité avec le peuple agressé. Pour moi, aujourd’hui, « faire quelque chose », ce ne peut être qu’avec ma plume.

Je travaillais sur un tout autre thème. J’ai laissé mon ouvrage en plan pour écrire, d’abord « L’Escalier d’Odessa » (qui vient en second dans le livre). Si l’on veut, c’était de ma part un geste militant. L’invasion a eu lieu le 24 février, et à la mi-mars, j’ai proposé « L’Escalier d’Odessa » en prépublication à une revue littéraire berlinoise avec laquelle je travaille depuis très longtemps : Lettre International. Le texte est donc paru en allemand à Berlin, puis en roumain à Bucarest au plus près du conflit. Ensuite seulement est venu le texte principal intitulé Rendez-vous à Kiev, dont l’orientation m’a été dictée par le discours de déclaration de guerre de Vladimir Poutine, et dont j’ai placé un extrait en exergue du livre. Se posant en hériter des tsars, Poutine alléguait en somme que Lénine et ses camarades avaient démembré l’empire russe et fabriqué l’Ukraine de toutes pièces. C’est ainsi que s’est opéré mon choix chronologique, comme une évidence effectivement.

Et puis, aussi, on voyait surgir dans les médias, surtout dans les premiers moments de la guerre, des avocats plus ou moins habiles du Kremlin, pas seulement ceux qui bâfraient dans la gamelle moscovite, comme l’Allemand Gerhard Schröder ou l’ex-Premier ministre français dont le rêve est de vendre des rillettes sur la Place Rouge, mais aussi des responsables politiques sagaces, des universitaires suffisants, des militaires zélés de plateaux télé. Dans les années 30, un journaliste des plus prisés, le correspondant à Moscou du New York Times Walter Duranty, expliquait à qui voulait le lire et l’entendre que « la Russie d’aujourd’hui ne devait pas être jugée selon les critères occidentaux ou interprétée en termes occidentaux » (cet article figure dans le corpus qui valut à Walter Duranty le Prix Pulitzer 1932). C’est un discours qui fait florès, remis à la mode, et qu’on entend beaucoup de nos jours où l’universalisme est battu en brèche. Ce Walter Duranty se faisait le relais du pire. Ainsi, en une du quotidien newyorkais, le 24 août 1933, écrivait-il : « L’excellente récolte sur le point d’être engrangée montre que tous les rapports alléguant une famine en Russie aujourd’hui sont une exagération ou de la propagande maligne. » Depuis, le New York Times a fait son autocritique – en 2003 ! – d’un air outré et en tordant le nez (cela me remet en mémoire que l’un des personnages de mon Rendez-vous à Kiev, Léon Trotsky, qualifiait Duranty de « petit trafiquant de mensonge » et de « sycophante de l’oligarchie soviétique », ceci en 1938).

Dissidences : Les personnages sur lesquels vous centrez votre propos sont pour beaucoup des révolutionnaires liés de près ou de loin aux bolcheviques. De ce fait, on est tenté de lire Rendez-vous à Kiev comme un prolongement des Dernières nouvelles des bolcheviks. En faisant le portrait de ces personnalités internationalistes, cherchiez-vous à faire un pas de côté par rapport aux logiques nationales actuellement en lutte en Ukraine ?

Philippe Videlier : D’une certaine manière, en effet, Rendez-vous à Kiev se situe dans la continuité de Dernières nouvelles des bolcheviks, comme le serait un épisode à suivre. Je me suis moi-même fait la réflexion en l’écrivant. Mais Dernières nouvelles des bolcheviks est, précisément, un recueil de nouvelles écrites sur plusieurs années et, comme presque toujours pour les nouvelles, déterminées par leur chute (il s’apparente d’ailleurs, en ce sens, au Jardin de Bakounine, mon premier travail littéraire). Rendez-vous à Kiev a un ressort différent. Dans mon esprit, il relève de la même démarche que Nuit turque : écrire contre une injustice flagrante.

Un écrivain que j’aime beaucoup et que je lis depuis très longtemps, George Orwell, expliquait ceci en 1946 dans un texte Why I WritePourquoi j’écris : « Mon point de départ est toujours un besoin de prendre parti, un sentiment d’injustice. (…) J’écris ce livre parce que je voudrais dénoncer un mensonge, je voudrais attirer l’attention sur un problème, et mon premier souci est de me faire entendre. Mais il me serait impossible de poursuivre la rédaction d’un livre, ou même simplement d’un long article, si cette tâche ne constituait aussi une expérience esthétique. » Je partage ce point de vue.

Quant au pas de côté, l’expression est justifiée : je souhaite, par le Rendez-vous à Kiev, éclairer différemment le présent, donner à voir ce que la plupart des lecteurs sensibilisés à l’actualité ignorent : l’Ukraine a un passé, un passé que, pour diverses raisons opposées et conflictuelles, on tend à occulter, gommer ou distordre. Rendez-vous à Kiev est un récit dont j’espère qu’il pourrait avoir une fonction analogue à Hommage à la Catalogne de George Orwell ou à Ceux de Barcelone de H. E. Kaminski. Je suis convaincu que la littérature peut toucher plus profondément et durablement que des manifestes ou des essais.

Dissidences : Rendez-vous à Kiev regorge de détails, d’anecdotes savoureuses (je pense à la confusion de la censure policière entre une pièce de Beethoven et un livre de Tolstoï) et de faits méconnus, dont l’agencement finit par faire sens : la participation de Merian C. Cooper à la guerre entre la Russie bolchevique et la Pologne m’a par exemple surpris. Comment faites-vous pour savoir jusqu’où aller, ne pas vous noyer dans une accumulation de données et réussir à livrer une prose qui reste digeste pour le lecteur ?

Philippe Videlier : Ah ! Merian C. Cooper ! King Kong fait partie de mes films préférés ! J’ai été tout aussi surpris en découvrant ses sources d’inspiration ! J’écris comme on peint un tableau. J’utilise mes pinceaux, mes couleurs, je me recule pour avoir une vue d’ensemble, je reviens sur un élément, j’ajoute, je retranche, je cherche un équilibre du récit jusqu’à ce que je me dise : le voilà tel que je le voulais, rien de plus, rien de moins. Parfois je regrette de ne pas avoir ajouté un détail, par exemple que Lénine s’est acheté un pantalon dans un grand magasin de Stockholm en rentrant en Russie et que c’est ce pantalon qu’il portait le jour de la révolution. Mais, bon, j’essaie de ne rien omettre d’important. Pour user d’une métaphore autre que celle du peintre, je dirais que je recherche une composition alchimique, dans laquelle tous les ingrédients sont nécessaires, se pèsent, et concourent à la transmutation et au précipité final.

Dissidences : De manière plus générale, qu’est-ce que cette période de la « Belle époque », de la Première Guerre mondiale et des révolutions russes a à nous apporter, en notre nouveau siècle marqué sans doute davantage par l’horreur que l’espoir, pour paraphraser le titre d’un essai de Chris Harman ?

Philippe Videlier : Je pars, bien sûr, du principe que la connaissance de l’Histoire contribue à notre intelligence du présent. Mais elle n’a pas davantage de vertu. Je suis, si l’on veut, un partisan de l’art pour l’art. Je ne crois pas trop aux « leçons de l’Histoire », et je dirais : malheureusement, car ce serait signe d’espoir. Or nous traversons une époque historique qui ne laisse plus trop de place à l’espérance. Le dérèglement climatique et la question écologique le montrent. Alors qu’il y a péril, à court terme, pour le genre humain, le monde ubuesque des dictateurs prospère et se permet même d’entrer en guerre comme aux temps jadis, que l’on pensait révolus. J’imagine qu’il faut s’en remettre à Alfred Jarry et à son Ubu roi (la mère Ubu dit au père Ubu : « Comment ! Après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ? »). Voilà où nous en sommes. Nous voyons s’épanouir, plastronner, rouler des mécaniques et dicter leurs lois (ou comme on dit en diplomatie : imposer leur agenda), les Poutine, les Erdogan, les Modi, les émirs et mollahs, les Xi Jinping, les Ortega, de quoi révulser l’estomac.

Poutine fait tourner à rebours la roue de l’Histoire. On en jugera par ce passage d’un livre anglais de 1591, traduit en Français sous le titre : La Russie au XVIe siècle : Chapitre VII – « De l’État, ou de la forme de leur gouvernement » : « Le gouvernement est à peu près à la turque. Les Russes semblent imiter les Turcs autant que le leur permettent, et la nature du pays, et leur capacité politique. Ce gouvernement est une tyrannie pure et simple, car il subordonne toutes choses à l’intérêt du prince, et cela, de la manière la plus barbare et la plus ouverte. » C’était au temps de Fédor Ier, fils d’Ivan le Terrible. Saisissant, n’est-ce pas ?

Dissidences : La nouvelle « L’escalier d’Odessa », pleine de malice, est une pierre dans le jardin de Poutine. Comment l’idée vous en est-elle venue ? Pour pénétrer un peu plus en profondeur dans votre processus créatif, de quelle manière préparez-vous vos textes ? On imagine que le travail de recherche historique doit être plus chronophage que la mise en forme proprement dite ?

Philippe Videlier : Comme je le disais plus haut, « L’escalier d’Odessa » a été écrit tout de suite après l’invasion poutinienne de l’Ukraine. En un mois. On a vu, un moment, la flotte russe de la mer Noire aligner ses canons au large d’Odessa, c’est ce qui a été mon point de départ. Comment, dans les conditions de l’invasion, ne pas songer au film d’Eisenstein ? Dans Le Cuirassé Potemkine, la scène de l’escalier d’Odessa est un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre. Je l’ai revue plan par plan et c’est véritablement une figure allégorique parfaite, puissante et indépassable, de l’oppression despotique et assassine. Odessa devient aujourd’hui, dans ces images même, un symbole de l’Ukraine résistante.

Ainsi, de par l’aventure poutinesque mortifère, voit-on différemment les hommes et les événements. Assez curieusement et paradoxalement, l’opération insensée dans laquelle Poutine s’est lancé, en héritier des despotes moscovites, fait ressortir et met en valeur une réalité ukrainienne oubliée. Le maréchal soviétique Rodion Malinovski, par exemple, natif d’Odessa et commandant de l’armée qui a libéré la ville en 1944, devient symbole du sacrifice des Ukrainiens face au joug nazi. Pareillement, Trotsky que l’on n’aurait jamais pensé « ukrainien » (et lui non plus d’ailleurs – bien que la politique stalinienne « impériale » l’ait fait évoluer sur le sujet) est renvoyé à sa condition première : sa naissance, sa jeunesse rebelle, et sa situation d’exilé collaborateur du journal La Pensée de Kiev ne relèvent pas de l’épiphénomène. Il en va ainsi de nombre de mes personnages : Piatakov le « Kievski » et Evguenia Bosch « la Kievskaya », ou encore Antonov-Ovseenko, l’organisateur de la prise du palais d’Hiver, sans parler même de Nestor Makhno, l’anarchiste débridé de Gouliaï-Polié.

Pour revenir à l’idée du « pas de côté », je suis très attaché à la figure plus que romanesque de Christian Rakovsky, médecin polyglotte mi-roumain, mi-bulgare, formé à la Faculté de Montpellier, qui présida aux destinées de l’Ukraine entre 1919 et 1923 et qui tient une grande place dans le Rendez-vous à Kiev. Tous mes livres sont, d’une manière ou d’une autre, de long temps, liés à mon histoire personnelle. Cela détermine mon approche, mes choix critiques et facilite grandement ma documentation. Je suis tombé dans la marmite-68 à l’âge de 14 ans juste passé. J’ai été nourri de cette époque, et dans cette culture, riche en sources rares, j’ai formé mon bagage. Je peux dire que ma documentation est vaste et que les assemblages se font par expérience. Le militantisme est aussi un acte de connaissance. J’étais plus tourné vers l’engagement que vers la ratiocination. J’étais en quelque sorte internationaliste-universaliste. Il ne faisait aucun doute, pour moi, qu’à travers le monde nombreux étaient ceux qui partageaient les mêmes idéaux et que l’Internationale serait le genre humain. C’est pourquoi je peux, même avec retard, raconter l’histoire de Charu Mazumdar, ou celle de David Aronovitch Gutman qui voulut couper les oreilles à Staline (mais n’y parvint pas). Ce sera peut-être pour une autre fois. En tout cas, je l’espère.

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28.03.2023 à 18:02

Francesco Giliani, “Troisième Camp” ou nouvel “Octobre” ? Socialistes de gauche, trotskistes et Deuxième Guerre mondiale (1938-1948), Université Lumière Lyon 2, décembre 2020, thèse d’histoire, sous la direction de Gilles Vergnon, 709 pages[1].

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  La Une de Socialist Appeal, hebdomadaire du SWP (QI) des Etats-Unis, 20 janvier 1940 [1] Le 19/8/2022 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03227424 Un compte-rendu de Jean Hentzgen (avec l’amicale participation de Jean-Guillaume Lanuque) Cette étude visait à comprendre les différences de programmes et d’orientations politiques séparant les socialistes de gauche et les trotskystes pendant la période 1938-1948. A cela s’ajoutait pour l’auteur l’objectif de continuer la thèse de Michel […]
Texte intégral (4531 mots)

 

La Une de Socialist Appeal, hebdomadaire du SWP (QI) des Etats-Unis, 20 janvier 1940

[1] Le 19/8/2022 la version 1 (unique à cette date) a été copiée sur le site officiel theses.fr à l’adresse suivante : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03227424

Un compte-rendu de Jean Hentzgen (avec l’amicale participation de Jean-Guillaume Lanuque)

Cette étude visait à comprendre les différences de programmes et d’orientations politiques séparant les socialistes de gauche et les trotskystes pendant la période 1938-1948. A cela s’ajoutait pour l’auteur l’objectif de continuer la thèse de Michel Dreyfus consacrée aux mêmes courants politiques mais de 1933 à 1940[1].

Certes, la période étudiée paraît lointaine. De plus, les socialistes de gauche et les trotskystes constituent alors des tendances ou des organisations marginales dans le mouvement ouvrier international. Malgré leurs efforts, la Seconde Guerre mondiale amène un affaiblissement du premier courant et une progression limitée du second. Pourtant, leurs analyses et débats demeurent d’actualité, comme nous le montre l’actuel conflit en Ukraine. De plus, les socialistes de gauche apparaissent particulièrement mal connus pour cette période. Quant à la IVe Internationale, ses partisans actuels ou passés expliquent mal son échec à s’implanter parmi les masses travailleuses à l’issue du conflit.

Une lecture attentive de cette thèse d’ampleur nous amène à formuler les remarques suivantes. Commençons par des points qui en rendent la lecture parfois difficile.

L’auteur a opté pour un plan chronologique, cela paraît un choix pertinent pour ce sujet. Par contre, les chapitres se succèdent de manière trop mécanique : les socialistes de gauche durant une période puis les trotskystes pendant la même séquence. En conséquence, le courant politique à étudier change d’un chapitre à l’autre, ce qui désoriente le lecteur. Le choix de traiter ces deux mouvements ensemble durant une décennie semble en outre contestable. Michel Dreyfus l’avait fait pour la période 1933-1940, mais socialistes de gauche et trotskystes n’étaient pas clairement séparés avant 1936-1937. Le divorce s’avère consommé pendant la décennie suivante, et il existe peu d’interactions entre les deux courants.

F. Giliani a décidé de ne pas traduire les citations en anglais mais de le faire pour les autres langues (p. 52). Pour l’anglais, cette décision nous semble contestable. De plus, certaines citations ont une taille excessive (23 lignes en p. 196-197) et l’auteur se dispense de les commenter ou de les expliquer. Par ailleurs, il mêle parfois deux langues dans une même phrase (exemple p. 61). Enfin, certaines citations en italien ou en espagnol se trouvent sans traduction (ex. p. 292 et p. 367).

L’absence de certaines informations ne contribue pas à une bonne compréhension du texte. Ainsi, F. Giliani décrit de manière sommaire les organisations citées. Cela se révèle gênant pour un parti comme l’Independent Labour Party (ILP) britannique, acteur majeur. Nous disposons de peu de renseignements (p. 57) sur sa ligne politique, ses mots d’ordre, sa structuration… Par contre, quand l’information existe, il faut constater des répétitions. Ainsi, l’auteur indique deux fois l’effectif du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) en 1938 (p. 57 et 64). Nous avons aussi remarqué des erreurs. Par exemple, la « Déclaration des Quatre » date de 1933 et non de 1934 (p. 336). Surtout, nous devons mentionner nombre de coquilles, fautes d’orthographe ou de conjugaison… La version mise en ligne sur thèses.fr est-elle la version soutenue ?

Néanmoins, il faut reconnaître d’incontestables qualités à cette thèse. Signalons d’abord la masse d’archives consultée par F. Giliani pour répondre aux attentes précédemment évoquées. De plus, les dépôts correspondants se trouvent dans plusieurs pays et concernent nombre d’organisations. D’abord, il a utilisé les archives digitalisées de la IVe Internationale, du Socialist Workers Party (SWP) américain et de la revue des trotskystes britanniques disponibles sur le site Encyclopedia of Trotskyism On-Line[2]. Ensuite, cet historien a consulté les fonds dans les dépôts de référence sur le sujet comme l’IISG d’Amsterdam, la Contemporaine de Nanterre, le CERMTRI… Il s’est aussi rendu aux Archives nationales britanniques et françaises. Enfin, F. Giliani a consulté des fonds personnels de militants aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France. Les informations collectées lui permettent de relater les interactions entre des groupes politiques appartenant à différents pays. Cela le conduit à rendre compte d’épisodes ignorés ou peu connus. Ainsi, il relate la tenue de « parlements » de soldats au sein de l’armée britannique en 1943-1944. Les trotskystes jouent un rôle important dans ces organismes où ils peuvent exprimer leurs idées et combattre la propagande des autorités militaires. Ces dernières s’inquiètent de ces « parlements » et entreprennent de les liquider (p. 381-388).

Un grand atout de cette thèse consiste à présenter les profondes divisions des socialistes de gauche face au conflit. Ils se partagent entre pacifistes intégraux, partisans d’une distinction entre les deux camps impérialistes mais hésitant sur la politique militaire à mener, et enfin bellicistes disposés à apporter un soutien critique aux Alliés. Ces divergences conduisent à une régression de ce courant politique au cours de la guerre. Seul l’ILP britannique parvient à se développer (p. 332). A l’issue du conflit, il n’existe plus d’organisation internationale de cette sensibilité. Surtout, ses membres évoluent d’un anti-stalinisme de gauche à un simple anticommunisme proche de celui du bloc atlantiste (p. 489).

Pour les trotskystes, F. Giliani a principalement mené ses travaux en suivant les pistes de recherche énoncées par Pierre Broué. De 1985 à 1998, cet historien (et ex-militant “lambertiste”[3]) a écrit sur cette période dans sa revue, les Cahiers Léon Trotsky[4]. Ainsi, P. Broué a signalé l’action des trotskystes britanniques dans les « parlements de soldats » précédemment évoqués[5]. A sa suite, F. Giliani raconte de manière détaillée leurs interventions.

Pour notre sujet, il s’avère donc indispensable de résumer le point de vue de P. Broué, amplement développé par F. Giliani dans sa thèse à l’aide de nombreux documents d’époque. Avant son assassinat, en août 1940, Trotsky constate aux États-Unis la haine de la majorité des ouvriers envers Hitler et leur volonté de lui faire la guerre. De même, dans les pays occupés par les nazis, les masses laborieuses et petites-bourgeoises se sentent opprimées et humiliées. Cela peut constituer le détonateur d’une révolution sociale. Ces phénomènes conduisent le dirigeant de la IVe Internationale à préconiser une Politique militaire prolétarienne (PMP) à la place du défaitisme révolutionnaire défendu pendant la Première Guerre mondiale. Condamnant toute forme de pacifisme, la PMP prône la participation des ouvriers à la lutte contre le fascisme mais avec leurs propres mots d’ordre et des officiers issus de leurs rangs. De plus, il n’y a pas de pause dans la lutte des classes : pour Trotsky les travailleurs sous les armes doivent continuer à lutter contre leur État capitaliste (p. 163-169). Le SWP, le parti trotskyste alors le plus important, se trouvait en contact avec le dirigeant de la IVe Internationale. Il entreprend donc d’appliquer la nouvelle stratégie (p. 214-215). Pourtant, à partir de 1943, il juge l’impérialisme anglo-saxon aussi prédateur que l’allemand, abandonnant la PMP et retournant au défaitisme révolutionnaire. Selon la direction du SWP, les Anglais et les Etatsuniens ne rétabliront pas de démocraties bourgeoises dans les pays libérés, mais y instaureront des dictatures militaires. Les trotskystes européens ne doivent donc pas prôner des revendications démocratiques mais annoncer et préparer la crise révolutionnaire qui, immanquablement, éclatera à la fin de la guerre. Les insurrections ouvrières à venir seront, malgré Staline, aidées par l’armée rouge qui va se déployer en Europe (p. 341-347). Menée par le très autoritaire James Patrick Cannon, la direction du parti étatsunien impose la nouvelle ligne au parti, marginalisant les opposants. Selon F. Giliani, « une tradition dogmatique et sectaire »[6] s’établit alors au SWP.

La nouvelle stratégie du parti étatsunien influence les sections européennes d’autant plus que la plupart de celles-ci ignorent la PMP ou se montrent réticentes à l’appliquer. Cela les amène à ne pas participer de manière organisée à la résistance ou à la lutte armée contre les nazis. Seulement quelques militants à titre individuel rejoignent un réseau clandestin voire un maquis. Les trotskystes se cantonnent à une action propagandiste quand de plus en plus de travailleurs européens rejoignent le combat contre le fascisme (p. 366-381). Aux lendemains de la Libération, la IVe se trouve dans une situation différente de celle prévue : les partis ouvriers – en particulier les partis communistes – se trouvent renforcés et la démocratie bourgeoise restaurée. Pourtant, cette Internationale conserve sa vision catastrophiste habituelle en prévoyant toujours une crise révolutionnaire prochaine.

Cette vaine attente provoque le découragement puis le départ de nombre de militants. Néanmoins, la direction du SWP maintient la même orientation. De plus, ses méthodes sectaires gagnent la IVe. Les sections nationales excluent des opposants. Le parti américain appuie la prise en main de la IVe par son allié Michel Raptis – pseudonyme Pablo, cadre trotskyste d’origine grecque et doté d’un caractère autoritaire. La grande scission de 1952-1953 se profile. Quand elle survient, les adversaires de Michel Pablo appartiennent principalement au SWP et à l’ancienne majorité du PCI français menée par Pierre Lambert et Marcel Bleibtreu. Ils dénoncent alors le « pablisme » caractérisé par la volonté de diriger la IVe de manière centralisée et la croyance dans les potentialités révolutionnaires de la bureaucratie soviétique[7]. Selon ses opposants, cette doctrine vient d’apparaître alors que pour P. Broué et F. Giliani elle était apparue au sein du SWP durant la guerre.

Cette interprétation de l’histoire de la IVe Internationale dans les années 1940 mérite d’être discutée. P. Broué était un grand historien mais sur ce sujet l’ancien militant “lambertiste” a pris le dessus, comme l’a constaté J-G. Lanuque[8]. Exclu de l’organisation lambertiste en 1989, P. Broué a néanmoins gardé une rancune “antipabliste”. Ce qui le conduit à expliquer l’échec des trotskystes à la Libération par des prémices du « pablisme » déjà présentes au SWP[9]. Certes, il y a des similitudes entre le J-P. Cannon de 1943 et le M. Pablo de 1952. Pourtant, faire du « pablisme » un courant politique pérenne, né durant le second conflit mondial et se perpétuant pendant des décennies semble exagéré. Il existe des exemples de comportements peu démocratiques adoptés par des dirigeants de sections avant le décès de Trotsky. Ainsi, en 1939-1940, la minorité du SWP se plaint du « conservatisme bureaucratique » de la « clique Cannon » et des « ragots » qu’elle répand[10]. Dans les années 1970, Pablo a quitté la IVe mais les “lambertistes” qualifient encore sa section française de « pabliste ». Pourtant, leur organisation – l’OCI – s’avère plus centralisée et hiérarchisée[11] que cette dernière – la Ligue communiste.  

Si cette thèse a pour point faible de trop s’inspirer de Pierre Broué, elle a le mérite d’évoquer la Politique militaire prolétarienne (PMP), encore peu connue des militants d’extrême gauche et des historiens. Pour Trotsky, elle aurait permis aux sections de la IVe de déclencher une révolution dans plusieurs pays européens[12]. Cela ne s’est pas produit, probablement pour plusieurs raisons, mais cette stratégie demeure-t-elle valable aujourd’hui ? En cas de conflit international, elle appelle les révolutionnaires à tenir compte de la nature des pays en conflit (capitalistes ou non) mais aussi de la dynamique sociale. Il s’agit de déterminer parmi les belligérants celui ou ceux où la masse des travailleurs s’engage dans la lutte. Ainsi du conflit actuel en Ukraine, qui pose un certain nombre de questions aux différentes organisations se réclamant peu ou prou du trotskysme.

PS : Sur les trotskystes durant le second conflit mondial, la PMP et la guerre en Ukraine, Vincent Présumey vient de rédiger une intéressante brochure à discuter. Synthétique, claire et bien informée elle peut être consultée en ligne https://aplutsoc.org/2022/08/21/politique-militaire-proletarienne-le-cadavre-sort-du-placard-tant-mieux-par-vincent-presumey/

 

« Cinq questions à… Francesco Giliani »

Dissidences : Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir un tel sujet de thèse, sur une thématique que l’on peut difficilement considérer actuellement comme « porteuse » ou « tendance » ? Pourquoi surtout avoir tenu à coupler socialistes de gauche et trotskystes, dans une période où leurs liens étaient pour le moins distendus ? Quels sont les historiens qui vous ont servi, sinon de modèle, au moins d’inspiration voire de boussoles quant à leur savoir-faire et leur méthodologie ?

Francesco Giliani : Je n’ai jamais choisi mes sujets de recherche à partir du fait qu’ils étaient « tendance ». Ni l’inverse, d’ailleurs. Mon premier doctorat, suivi entre 2003 et 2007 à l’Istituto Universario Orientale de Naples, portait sur l’histoire très peu connue de la Confederazione Generale del Lavoro « rossa » (CGL, Confédération Générale du Travail « rouge ») de 1943-1944, ses rapports avec les partis du mouvement ouvrier et sa relation contradictoire avec le Gouvernement militaire allié. Pour ce qui est de ma thèse sur les socialistes de gauche et les trotskistes face à la Deuxième Guerre mondiale, le choix vient de loin et s’explique avant tout par l’intérêt pour l’histoire politique des courants révolutionnaires du mouvement ouvrier. Deuxièmement, il faut ajouter que j’ai commencé à poursuivre des recherches sur l’histoire de la Quatrième Internationale (QI) pendant la Deuxième Guerre mondiale dès le début des années 2000, encouragé par des conversations à l’époque avec Pierre Broué. J’ai tenu à coupler socialistes de gauche et trotskistes afin d’étudier les deux courants internationaux qui avaient déclaré comme étant leur objectif de constituer une alternative au stalinisme sur la base du marxisme. L’un des propos de la recherche était bel et bien de vérifier jusqu’à quel point ces liens restèrent distendus. Le travail pionnier, sur ce terrain, a été celui de Michel Dreyfus. Sa thèse s’arrêtait juste à l’éclatement de la guerre mondiale. Pendant toutes ces années, les travaux et la méthode de Pierre Broué ont été ma boussole. Notamment, un certain nombre de Cahiers Léon Trotsky avaient posé les jalons d’une interprétation plus profonde de la trajectoire de la QI pendant et après la Deuxième Guerre mondiale et ces recueils de textes ont été une véritable source d’inspiration.

Dissidences : La Politique militaire prolétarienne (PMP) appelle les travailleurs à lutter les armes à la main contre les nazis. Pourtant, dans chaque pays, ce combat nécessite tôt ou tard des contacts voire des accords avec la bourgeoisie « nationale » et les armées alliées. Comment concilier cela avec la volonté de continuer partout la lutte contre le système capitaliste ? Votre thèse sous-entend d’ailleurs que la PMP aurait pu réussir dans quelques pays. Pourtant, cette stratégie naît à l’été 1940 et à partir de juin 1941, l’URSS et les PC s’allient aux Alliés et aux bourgeoisies « nationales » des pays occupés. Comment la PMP aurait-elle pu permettre à quelques milliers de trotskystes de vaincre une telle coalition, selon vous ? Pourquoi les socialistes de gauche ne l’ont pas envisagé ?

Francesco Giliani : Je ne partage pas l’idée que la PMP impliquait une collaboration politique ni avec un secteur de la bourgeoisie ni avec les Alliés. Pour ce qui est de ma thèse, je n’affirme nulle part que, grâce à l’adoption de la PMP, des sections de la QI auraient pu « hégémoniser » le mouvement ouvrier et vaincre la coalition entre les Alliés et l’URSS stalinienne. En fait, la bataille de Stalingrad et le tournant militaire de 1942-1943 sur le front oriental permettent à Staline et aux PC stalinisés de bénéficier politiquement du prestige des victoires de l’Armée Rouge. Ce facteur majeur repousse en avant la perspective élaborée par Trotsky en 1939-1940 de la Deuxième Guerre mondiale comme accélérateur de la crise finale du stalinisme, soit par une défaite militaire et la restauration du capitalisme soit par une révolution politique dirigée par les travailleurs soviétiques. Au sein de la QI, une minorité seulement de ses cadres internationaux et sections nationales (Jean van Hejienoort, la minorité du SWP dirigée par Felix Morrow, le RCP britannique et peu d’autres) saisirent à temps cette nécessaire révision du pronostic formulé par Trotsky au début de la guerre et avancèrent l’idée que le stalinisme et la social-démocratie garantissaient une « contre-révolution démocratique » (période 1943-1948) et ne furent pas aveugles face à la stabilisation, voire au renforcement, de la bureaucratie stalinienne en Union Soviétique et à l’échelle internationale.

En revanche, je crois que l’application de la PMP en Grande-Bretagne fut l’une des raisons, et non de moindres, qui assura la croissance de la Workers International League (WIL, Ligue Ouvrière Internationale) – force motrice de la réunification trotskiste en 1944 – et son refus aide à expliquer la désagrégation de la Revolutionary Socialist League (RSL, Ligue Socialiste Révolutionnaire), jusqu’en 1944 section officielle de la QI. À partir de ce constat, je considère que l’application de la PMP en Europe continentale (Belgique, Pays-Bas, Grèce, France etc.) aurait pu permettre à la QI de sortir de la guerre moins coupée des avant-gardes. Au contraire, une démarche attentiste vis-à-vis de la Résistance – comme si la seule forme d’armement des travailleurs susceptible de devenir un facteur positif dans la lutte des classes devait naître dans les usines – facilita la tâche des PC staliniens d’isoler et de réprimer les noyaux de la QI.

La question qui concerne les socialistes de gauche est plus simple. L’idéologie pacifiste exerce une influence majeure sur leur direction internationale, surtout à travers l’Independent Labour Party (ILP, Parti Travailliste Indépendant) de James Maxton et Fenner A. Brockway et le PSOP de Marceau Pivert. Encore en 1938-1939 ces forces, d’ailleurs, considèrent à divers moments que la guerre mondiale peut être évitée et que pour défendre la paix on peut même envisager des alliances avec des secteurs de la bourgeoisie. Donc, pour la majorité des forces qui constituent le « Bureau de Londres » la PMP n’est rien d’autre que le fruit d’une conception « militariste » de la révolution qu’il faut à tout prix rejeter.

Dissidences : Vous ne traduisez pas vos nombreuses et parfois longues citations en anglais. Cela nous paraît contestable. D’ailleurs Nicolas Sigoillot, qui vient de soutenir une thèse sur l’entrisme au parti travailliste, insère les textes traduits et les originaux. Pouvez-vous expliquer votre choix ?

Francesco Giliani : La thèse de doctorat est un texte qui s’adresse au public universitaire et ainsi il m’a paru raisonnable de laisser les citations en anglais dans leur langue originale. En revanche, le livre qui sera le résultat de la transformation de ma thèse présentera toutes les citations en traduction.

Dissidences : Vous reprenez les analyses de Pierre Broué allant chercher les origines du « pablisme » au SWP étatsunien. De plus, vous dressez un portrait très critique de Pierre Frank (p. 411, 416 et 533) traditionnellement vilipendé par le courant “lambertiste” (voir Quelques enseignements de notre histoire). Êtes-vous proche de ce mouvement trotskyste ?

Francesco Giliani : Question de méthode : au fil de ma thèse je n’utilise jamais la catégorie de « pablisme ». D’ailleurs, je crois qu’elle a brouillé pas mal les choses par le passé. À mon avis, la crise politique de la QI se manifeste pendant la Deuxième Guerre mondiale et en occasion du bilan de cette période et de l’élaboration de perspectives pour l’après-guerre (Conférence internationale de 1946, 2e Congrès Mondial de 1948, déviation « titiste »). Pour moi, donc, c’est 1945-1948 le tournant qui permet de comprendre la crise de la QI et à ce moment Mikhalis Raptis, alias Pablo, James P. Cannon, Pierre Frank, Ernest Mandel et Gerry Healy sont solidaires à la tête de la QI. À ce propos, je suis un peu surpris qu’on puisse juxtaposer mon « portrait très critique de Pierre Frank », que j’assume et j’espère avoir traité avec des arguments, à une opération d’injure ou l’associer quelque peu mécaniquement au “lambertisme”, courant dont je n’ai jamais été ni membre ni proche. Pour ma part, je milite depuis 1996 au sein de la Tendance marxiste internationale fondée par Ted Grant et Alan Woods en 1992.

Dissidences : En quoi, selon vous, se pencher sur une partie de l’histoire des socialistes de gauche et des trotskystes a-t-il une importance dans le monde d’aujourd’hui ? Avez-vous d’ores et déjà des perspectives de publication pour votre thèse ? Souhaitez-vous poursuivre vos recherches dans une direction similaire ?

Francesco Giliani : J’espère que ma recherche puisse être une contribution utile afin de mieux saisir le rapport entre guerre et révolution sur la base de la tradition marxiste. J’ai actuellement des perspectives de publication de ma thèse avec une maison d’édition en langue anglaise mais pas encore dans le monde francophone, ce à quoi je tiens beaucoup. En ce qui concerne mes recherches dans l’avenir, c’est peut-être trop tôt pour y songer car le travail de transformation d’une thèse en livre est assez épuisant. Mais, tôt ou tard, j’irais sans doute concevoir d’autres projets de recherche dans une direction similaire.

Entretien réalisé en décembre 2022 par Jean Hentzgen et Jean-Guillaume Lanuque

[1]  Michel Dreyfus, Bureau de Londres ou IVe Internationale ? Socialistes de gauche et trotskystes en Europe de 1933 à 1940, Nanterre, Université de Paris X (Paris-Nanterre), thèse 3e cycle, 1978, non publiée.

[2] L’adresse internet est https://www.marxists.org/history/etol/document/swp-us/idb/index.htm

[3] Sur ce courant politique, il est possible de consulter ma thèse : Hentzgen Jean, Du trotskysme à la socail-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963, disponible en ligne à cette adresse : https://www.theses.fr/2019NORMLH08

[4] En particulier dans les n° 39, septembre 1989, et 65 à 67,  mars à octobre 1999.

[5] Pierre Broué, « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n° 39, septembre 1989, p. 20.

[6] Francesco Giliani, « Troisième camp »…, op. cit., p. 636.

[7] Jean Hentzgen, Du trotskysme à la social-démocratie…, op. cit., p. 199.

[8] « Le supplice de Tantale ? », Dissidences, n° 11, mai 2012, p. 98-103.

[9] Dans les Cahiers Léon Trotsky : « Présentation », n° 63, p. 3-4, « La révolution n’a pas eu lieu », n° 65, p. 3-12 et « Le bilan post mortem », n° 67, p. 3-8.

[10] Jean-Jacques Marie, « Introduction » et James Burnham, « Science et style » dans Léon Trotsky, Défense du marxisme, Paris, EDI, 1976, p. 48 et 341.

[11] Archives de la Préfecture de police, GA br7, Le trotskysme en France, p. 14.

[12] Pierre Broué, « La deuxième guerre mondiale : questions de méthode », Cahiers Léon Trotsky, n° 39, septembre 1989, p. 6.

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09.03.2023 à 18:34

Jean-Jacques Marie, Des gamins contre Staline, Paris, Don Quichotte / Seuil, 2022, 304 pages, 20 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.

dissidences

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque Le précédent livre de Jean-Jacques Marie, Vivre dans la Russie de Lénine, arborait déjà des enfants en couverture. Cette fois, c’est la question des opposants juvéniles à Staline qui a retenu toute son attention, à partir d’un travail sur documents d’archives en particulier. Au fil des chapitres, les exemples les plus divers se succèdent. Anna Khrabova, par exemple, écrivit à 15 ans, en 1935, une lettre à Staline (qui ne l’a probablement jamais lu) le comparant à un vampire. […]
Texte intégral (722 mots)

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Le précédent livre de Jean-Jacques Marie, Vivre dans la Russie de Lénine, arborait déjà des enfants en couverture. Cette fois, c’est la question des opposants juvéniles à Staline qui a retenu toute son attention, à partir d’un travail sur documents d’archives en particulier. Au fil des chapitres, les exemples les plus divers se succèdent. Anna Khrabova, par exemple, écrivit à 15 ans, en 1935, une lettre à Staline (qui ne l’a probablement jamais lu) le comparant à un vampire. Elle ne fut condamnée qu’à deux ans d’assignation à résidence, une peine relativement légère. À l’inverse, la jeune Engeslina Markyzova, fille d’un bureaucrate, qui servit largement la propagande stalinienne en offrant des fleurs au Guide suprême, subit finalement la répression, ses parents étant envoyés en camp durant la grande vague de la répression des années 30, où ils moururent.

L’un des grands intérêts de l’ouvrage est en effet d’offrir quelques déconstructions de mythes, ainsi de celui de Pavlik Morozov, utilisé pour vanter (ou vilipender !) la dénonciation de ses parents, censés être contre Staline, par un enfant : en réalité, le NKVD utilisa la séparation des parents du jeune Pavlik puis son assassinat jamais élucidé pour charger les koulaks. En se concentrant sur le thème des enfants sous Staline – mais sans proposer de développements spécifiques sur l’éducation, par exemple – Jean-Jacques Marie en use comme un prisme de la réalité stalinienne, un pouvoir mu par la peur, principalement, et la propagande, qui n’hésite pas à rendre la peine de mort possible pour les plus de douze ans à compter de 1935. Car Staline craint chez des enfants épris d’idéalisme et d’espoir, dont plusieurs sont d’ailleurs des enfants de condamnés, la montée en puissance de futures oppositions à son pouvoir. Des touches d’humour émaillent malgré tout le propos, ainsi du rendement de la justice durant les grandes purges (une minute par affaire jugée), ce qui alla jusqu’à mettre mal à l’aise Vychinski, ou de cette paysanne accusée d’être trotskyste, un mot qu’elle ne connaissait pas et qu’elle prit pour traktoriste, c’est-à-dire… conductrice de tracteur !

Pour autant, si certains groupes de jeunes opposants sont d’apparentes reconstructions, ainsi de celui des Quatre Matous (sic), et si des cercles de poésie se retrouvent aussi visés, d’autres révèlent un rejet bien réel du pouvoir autoritaire de Staline, perçu comme anti-communiste ; les difficultés de la vie quotidienne et le contraste avec les discours de la propagande expliquent aussi souvent le basculement dans l’opposition. La Société des jeunes révolutionnaires de Saratov, née en 1943 autour d’enfants de 11 à 13 ans, le Parti panrusse contre Staline, le Parti populaire léniniste, les Communistes authentiques, le Parti démocratique pansoviétique ou le Parti communiste de la jeunesse, qui émergea en 1947, en témoignent, sans emballement quantitatif : le dernier exemple cité, le plus massif, ne comprenait qu’une cinquantaine de membres… Quant à l’Union de lutte pour la cause de la révolution, constituée d’étudiants juifs, elle fut victime, à la charnière des années 40 et 50, du virage antisémite de la politique stalinienne (son principal fondateur étant même fusillé, un cas rare). Souvent victimes de l’accusation rituelle de terrorisme, leurs membres se cantonnaient à des actions isolées et limitées, finissant en prison ou en déportation.

Les plus éveillés politiquement renouaient avec les enseignements de Lénine, et qualifiaient l’URSS de Staline de “fascisme” ou de “capitalisme d’État”. Si l’ouvrage n’évite pas toujours certains développements annexes, ainsi de cette mention d’exécutions de masse dont furent victimes des civils tchétchènes – dont des enfants – pendant les déportations de peuples durant la Seconde Guerre mondiale, il demeure clair sur sa mise en accusation de Staline et de son appareil bureaucratique.

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