Journaliste indépendant spécialisé sur les thématiques liées à la défense, aux relations internationales et aux conflits armés
27.02.2024 à 11:46
Captain Roman, ma nouvelle chaîne Youtube
Romain Mielcarek
J’ai lancé au mois de janvier une nouvelle chaîne Youtube, baptisée Captain Roman.
Le projet : utiliser le jeu vidéo comme support pour faire de la vulgarisation sur les questions militaires, internationales et les conflits armés. Dans chaque épisode, nous partons d’un jeu pour développer une thématique, dans un dialogue avec l’un des développeurs et un professionnel, opérationnel ou expert.
Le premier épisode est disponible ici :
07.09.2023 à 13:28
[Coup de gueule] AMX-10RCR, canardé, mais pas enchaîné
Romain Mielcarek
Texte intégral (3315 mots)
Dans son édition du 23 août, le Canard Enchaîné publiait un article intitulé « Les Ukrainiens ont du mal à se débrouiller avec les AMX de Macron ». Blindé d’approximations et d’erreurs, il a agacé de nombreux militaires et connaisseurs de la machine. Moi aussi, il m’a picoté. Car si le papier est signé « O. B.-K. et C. L. », les initiales de deux journalistes de la rédaction, il s’avère que c’est moi l’auteur des principales informations… et qu’elles ont été littéralement saccagées. [Mon article à moi est disponible à la lecture à la fin de ce post]
Pour comprendre le contexte d’un tel article, il faut plonger dans les particularités éditoriales de ce journal. Au Canard, les journalistes rémunérés à la pige (qu’on appelle vulgairement des indépendants) signent « Jérôme Canard ». Nous sommes des dizaines derrière ce sobriquet. Il faut faire ses preuves, parfois pendant des années, pour mériter le droit de voir son nom figurer dans les colonnes du journal. Même si vous apportez un énorme scoop. Personnellement, je trouve cela un peu anachronique, mais pourquoi pas. Ici, non seulement la mention de Jérôme Canard a été supprimée… Mais en plus les signataires ne sont auteurs que d’approximations et d’erreurs.
L’idée de ce papier m’est venue d’un reportage d’un collègue, Stéphane Siohan, correspondant en Ukraine pour Libération. Un soldat lui confie sa déception devant un équipement manquant. J’ai alors le sentiment que les Français communiquent beaucoup pour donner l’impression d’être à la hauteur des attentes en termes de livraisons d’armes à l’Ukraine… Mais qu’ils n’ont pas grand chose à proposer. Alors ils enjolivent pas mal, par exemple en présentant les AMX-10RCR comme des « chars », ce qui est factuellement faux et qui crée des malentendus avec les Ukrainiens. Pour creuser mon sujet, j’ai accumulé plusieurs documents confidentiels, consulté 9 industriels et militaires ayant travaillé sur absolument tous les aspects de cet engin blindé de reconnaissance (service aux différents postes, conception, doctrine, suivi, maintenance…), j’ai eu des réponses officielles de deux entreprises produisant l’engin ou des équipements, d’un élu qui a rencontré les utilisateurs ukrainiens (et qui était pourtant fâché avec le Canard mais a accepté de me répondre) et du cabinet du ministre des Armées qui a répondu point par point à mes questions. J’ai même eu un accrochage avec la communication de l’Elysée qui a estimé que mes questions étaient « fumeuses ».
C’est comme cela qu’on a une information. Avec de la rigueur, de la précision et en multipliant les sources, pour s’assurer de ne rien louper. Ici, en plus des brouilleurs, absents, j’ai découvert qu’il y avait d’autres lacunes, comme des pneus de rechange en nombre insuffisant, des éléments de maintenance manquants et un manque de solution pour les systèmes de communication radio. Il y a parfois de bonnes explications d’ailleurs. Mais cela confirme mon instinct de départ : la communication politique française entraine des malentendus chez les opérateurs ukrainiens.
De la maladresse à la faute
Il y avait donc tout pour faire un papier de qualité. Et c’est pour cela que, pour une fois, je réagis publiquement et un peu longuement. Les pigistes ont l’habitude de petites incivilités. Des primes oubliées, des salaires qui trainent, des titres coupés à la truelle. Par exemple, un papier du Canard commandé pour « 500-600 euros » finalement payé 450. « Ils font chier à la compta, je vais regarder ça. » Je n’ai jamais touché le complément. Ca peut arriver. Nous avons tous appris à avoir l’échine souple. Mais ici, au delà des petites bourdes (des grades mauvais, des phrases à moi transformées en citations de sources, des petites incompréhensions techniques…), il y a surtout trois points qui sont juste factuellement faux. Et qui trompent le lecteur.
1) L’AMX-10RCR « présente en sus un très gros problème structurel. Son blindage de 10mm est en papier crépon« , écrivent mes chers camarades signataires.
► La correction de cette erreur a été ignorée par les collègues du Canard.C’est faux. Ce n’est pas un problème structurel. L’AMX-10RCR est prévu pour être léger car c’est un engin de reconnaissance, qui devait à l’origine pouvoir traverser des cours d’eau. Les dernières versions, renforcées pour résister notamment à des engins explosifs improvisés, ne flottent plus aussi bien. N’empêche que ce ne sont pas des machines prévues pour encaisser des coups, surtout de chars. Ecrire cela, c’est montrer que l’on a rien compris au problème. C’est d’autant plus débile que j’avais déjà corrigé cette bêtise dans une version intermédiaire que j’avais relue.
Ecrire cela, c’est aussi montrer à toutes mes sources que je n’ai rien compris de ce qu’elles m’ont raconté.
2) « Seule consolation : le canon de 105mm expédie des pruneaux à 3 km grâce à un système de visée télémétrique aux petits oignons. Une merveille. Quand le char veut bien rouler. »
► Les deux signataires de l’article n’ont tellement rien bité au sujet qu’ils arrivent ici à qualifier l’AMX-10RCR… de char. Le canon de cet engin n’est pas une « consolation ». Il n’est pas adapté à la manière dont les Ukrainiens ont essayé de l’utiliser, pour faire de l’artillerie à courte portée. Et là idem. J’avais signalé cette erreur. Mais pourquoi s’emmerder à écouter les remarques du mec qui a fait le boulot, hein ?
3) « L’Elysée prétend que l’annonce de la fourniture des AMX français n’avait qu’un but : forcer la main aux Germains pour qu’ils acceptent de filer des Leopard à Zelensky. Ca a marché. »
► Ca a marché ? Comment peut-on affirmer cela ? C’est le narratif de l’Elysée. Il me parait pour le moins discutable. Dans un grand élan de cocorico, on peut essayer de se persuader que les Allemands sont trop cons pour avoir leur propre politique étrangère, ou encore pour savoir ce qu’est un putain de char (!!!). Mais en l’occurrence, Berlin n’a pas attendu l’exemple français pour, inspirée, fournir des appuis à l’Ukraine. Pour affirmer cela, il faudrait au moins des preuves. Des échanges avec des sources allemandes. Quelque chose qui permette de confirmer cette assertion. A minima, il faut le dire au conditionnel et le nuancer.
Histoire de se faire une idée d’à quel point l’Allemagne a besoin du leadership français pour oser donner de l’armement à l’Ukraine, il suffit de regarder le top 10 des fournisseurs. Ces chiffres ont leurs limites : beaucoup d’estimations, des volumes pas toujours très transparents, le brouillard classique de la guerre. Mais ils donnent un ordre de grandeur. On note qu’au passage, on oublie les livraisons de chars des Européens de l’Est, notamment les Polonais, qui en avaient livré plus de 200… depuis un an ; on oublie les Challenger 2 britanniques et les autres fournisseurs de Leopard 2, notamment la Suède, pays de 10 millions d’habitants qui a livré plus que la France.
Sur un autre système critique, l’Allemagne a livré une batterie sol-air Patriot un mois avant que les Français et les Italiens ne fournissent un SAMP/T.
Ce n’est pas un jugement de valeur, ni un reproche. Ce sont juste des faits.
Et alors ?
Bon, les collègues du Canard sont des dindes. C’est pas bien grave, après tout. Mais j’avoue ne pas trop encaisser qu’on s’approprie mon travail, qui était sourcé, maîtrisé, carré… pour en faire un gros tas de n’importe quoi. Le journal saccage sa réputation, déjà pas bien glorieuse sur les sujets militaires. Ca, c’est leur problème. Mais ici, il saccage aussi la mienne. Plusieurs de mes sources ont réagi au post de cet article sur X/Twitter. Sur le réseau social, le Canard a même eu le droit à une « community note » pour préciser un propos approximatif. Il faut dire que le community manager, maladroit, a repris une citation ajoutée par mes chers confrères d’un officier qui visiblement ne connait pas grand chose au sujet, pour faire une remarque aussi couillon.
J’ai immédiatement signalé ma stupeur et ma colère à mes deux collègues signataires de l’article (dont une que je ne connais ni d’Eve, ni d’Adam), ainsi qu’à un rédacteur en chef. Aucune excuse, même si l’un des signataires reconnait vaguement « une erreur ». Réponse du patron : « Je trouve votre réquisitoire sévère. » Lui, il l’a trouvé bon le papier. Il l’a même gardé sous le coude plusieurs semaines pour avoir une info forte à sortir une semaine un peu chiche. Même avec le détail de mes explications, personne ne voit rien à corriger ou à améliorer. Tout va bien et est parfaitement normal. Du journalisme de qualité, là où moi, je vois une série de fautes graves. Le rapport à la rigueur, c’est assez subjectif.
C’était ma quatrième collaboration avec ce journal. La première, avait déjà été signée par un autre journaliste. Déjà un oups. « La faute aux secrétaires de rédaction », m’avait-il alors dit. Les deux autres n’avaient finalement pas été publiées, du fait d’un surplus d’actu. Au regard du travail, le tarif n’ayant pas été correctement négocié dès le départ, la question du prix ayant été encore, et encore repoussée, je réclame pour ce quatrième papier plus que les 600 euros annoncés (avant même de voir le carnage). Au regard du travail, du nombre et de la qualité des sources, je me dis que ça mériterait un peu plus que d’habitude. On ne reviendra jamais vers moi. A force de relances, je finis par avoir une fin de non recevoir. Ce sera 600 et puis c’est tout.
Ces fautes que je relève ici, sont récurrentes. Nous sommes plusieurs dizaines de pigistes à échanger sur nos difficultés avec ce journal. Rares sont ceux à oser ruer dans les brancards, car si le Canard maltraite ses pigistes, le fait est qu’il paie plutôt bien, pour des formats que l’on ne peut pas toujours vendre ailleurs. Et puis ça reste une belle marque, prestigieuse, que le public admire sans toujours bien savoir ce qui se passe en coulisses et sans toujours pouvoir repérer ce type de fautes. Du coup, même ceux qui se font massacrer leur travail ou usurper leurs signatures régulièrement, parfois depuis des années, n’osent rien dire. La peur de se faire blacklister ou de perdre une précieuse source de revenus.
Je ne suis qu’un collaborateur récent et occasionnel de ce journal. Je ne me sens aucune légitimité à donner des conseils aux autres. Mais à titre personnel, je ne supporte pas des comportements pareils. Je préfère encore gagner moins et remplacer mon IPA par un monaco, voir pire, fumer du Honduras, plutôt que d’encaisser un tel manque de professionnalisme et de respect.
Il ne fallait pas toucher à mon travail.
Pour ceux que cela intéresse, je vous invite à lire mon article à moi, qui aurait pu être publié dans le Canard. N’hésitez pas à me faire vos retours et à corriger ce qui me paraitra toujours à moi, malgré le boulot, perfectible.
Le papier, le vrai, daté du 7 août 2023 :
Ukraine : l’AMX-10RCR, la DS de l’armée française sans les options
Mauvaise surprise pour les Ukrainiens lorsqu’ils ont réceptionné sur le front leur quarantaine d’AMX-10RCR : les Français ont oublié de leur mettre les systèmes de brouilleurs antimissiles « LIRE ». A leurs visiteurs, ils expriment poliment leur interrogation : si on les a formés avec cet équipement au camp de Carpiagne, c’est qu’il doit bien servir à quelque chose. On leur a même traduit les notices !
Ressemblant à une grosse lampe, installée sur le dessus de l’engin, le « LIRE » doit brouiller le signal de missiles antichars. Il met une dizaine de minutes à chauffer, ce qui le rend particulièrement repérable la nuit avec des capteurs thermiques. Une fois éteint, il faut une demi-heure pour qu’il refroidisse : les soldats sont prévenus de ne surtout pas poser leurs fesses dessus. « C’est de la merde, se remémore un militaire français en relisant ces instructions. Qui nous a vendu ça ? »
Au cabinet du ministre des Armées, on rejette toute erreur dans la livraison : « C’est une technologie dépassée par rapport aux missiles actuels qui ne font plus partie de la configuration opérationnelle actuelle de nos AMX-10RCR. » En effet, à Carpiagne, on a montré aux Ukrainiens un sympathique brouilleur conçu pour neutraliser des tirs de 9K111 Fagot soviétique… dans les années 1970-1980.
Les Ukrainiens découvrent la débrouille, façon piétaille française, si durablement éprouvée sur les pistes d’Irak et d’Afrique : en plus des brouilleurs, ils ont réalisé en rentrant chez eux qu’il n’y avait plus de radios dans les engins. « Ils ne les ont pas demandées », esquive-t-on au ministère. Les pneus qui font le charme de la bête ? Il n’y en a pas assez. Il manque même certaines pompes bien spécifiques nécessaires à l’entretien de vérins et de systèmes hydrauliques propres à son canon de 105mm de l’AMX-10RCR. Sans parler des munitions, dont le calibre n’est utilisé que par cette machine.
Coup de bluff
Depuis le début de cette affaire, la France fait tout pour entretenir les malentendus. Encore aujourd’hui, elle persiste à présenter ces engins comme des « chars ». Sauf que ce sont des engins blindés de reconnaissance. Pinaillerie sémantique d’experts ? Pas tout à fait. Un char est une machine bien spécifique qui a un rôle bien spécifique : avancer face au front. C’est lourd, car massivement blindé et équipé d’un moteur capable de propulser une telle masse en encaissant les tirs ennemis. 60 tonnes pour un Leopard 2 allemand. 65 pour un Challenger 2 anglais. L’AMX-10RCR, tout équipé, frôle péniblement les 20 tonnes.
Le gouvernement français est persuadé que son bluff a fonctionné. Si les Allemands et les autres Européens ont accepté de livrer des chars aux Ukrainiens, ce serait parce que Paris a montré l’exemple. Berlin et Londres peuvent-ils vraiment gober ça ? A force de le répéter, cela semble pourtant passer. Même les Américains se sont fait avoir. Dans des documents fuités du Pentagone début 2023 traitant de l’Ukraine, les engins de reconnaissance sont bien comptabilisés… comme des chars.
Doctrine soviétique
Faute de bien comprendre comment pratiquer cette reconnaissance à la française, les Ukrainiens, très marqués par la doctrine militaire soviétique, cherchent comment utiliser leurs AMX-10RCR. Ils en ont déjà perdu quatre. Alors ils essaient d’en faire une pièce d’artillerie mobile pour tirer à 8km. Mais les optiques et les systèmes de visées ne vont que jusqu’à 3. Surtout, le canon n’est pas du tout conçu pour un emploi intensif puisque ce blindé est sensé rester discret.
Début juillet, le sénateur Philippe Folliot (UC) visitait les Ukrainiens en compagnie d’un collègue allemand : chars Leopard allemands le matin, AMX-10RCR français l’après-midi. « J’ai eu l’impression de voir une BMW toute neuve et une vieille DS. »
09.02.2023 à 09:19
Présentation des Moujiks à Strasbourg
Romain Mielcarek
03.02.2023 à 16:42
Les Moujiks dans Affaires sensibles
Romain Mielcarek
Texte intégral (3315 mots)
Rediffusion d’une enquête de France Inter sur l’espionnage russe en France, dans l’émission Affaires sensibles. L’occasion d’évoquer Les Moujiks et quelques unes de mes conclusions et observations sur le sujet.
Emission consultable en cliquant ici ou sur toutes les bonnes plateformes de streaming.
18.02.2021 à 15:04
Assemblée : pas de mission flash sur la Dicod
Romain Mielcarek
Lire la suite (266 mots)
Le député Bastien Lachaud (LFI) a rendu publique sa proposition de porter une mission d’information parlementaire sur le fonctionnement de la Délégation à l’information et à la communication de la défense (DICOD). Une idée finalement non retenue, l’élu regrettant par communiqué de presse le 17 février que « la commission de la défense torpille la mission flash sur la Dicod ».
Bastien Lachaud s’est très tôt saisit des dysfonctionnements de la communication des armées, notamment lors des tensions relevées par l’Association des journalistes de défense (AJD), à l’été 2020. Bien que non élu au bureau de la commission, il y est invité dans sa version « élargie », qui accueille un représentant de chaque groupe politique.
Selon un collaborateur de Françoise Dumas, présidente de la commission, ce rejet s’explique par des choix du bureau qui a décidé de privilégier d’autres sujets, plus « prioritaires ». Le détail de ces choix n’est pas encore connu et devrait être rendu public dans les semaines qui viennent. La même source remarque que des travaux parlementaires ont déjà permis de questionner la communication des armées : le rapport budgétaire sur le programme 212 (soutien de la politique de défense) dont un long paragraphe revient sur ces questions ; ainsi que le rapport à paraitre sur les civils de la défense.
02.02.2021 à 09:32
Comex contre-terrorisme du ministère des Armées : la place de l’influence
Romain Mielcarek
Texte intégral (817 mots)
La ministre des Armées et les principaux dirigeants des armées et de la direction générale du renseignement extérieur (DGSE) ont mené le 1er février 2021 leur comité exécutif sur le contre-terrorisme. L’exercice a été médiatisé avec, notamment, une diffusion en direct sur les réseaux sociaux des principaux discours. La lutte contre l’influence des djihadistes a été largement évoquée.
Florence Parly : faire face à un ennemi agile
Dans son discours, la ministre des Armées liste, parmi les grands défis de la lutte contre le terrorisme, les « champs de bataille immatériels ».
Elle précise :
« Dans les champs du cyber et de la manipulation de l’information, les groupes terroristes montent en gamme et s’adaptent. Pour faire face, le ministère des armées a investi le champ de la lutte contre le terrorisme dans toutes ses dimensions et sur tous les théâtres d’affrontement. Notre organisation se réforme en permanence pour s’adapter à cet ennemi diffus, agile, inventif. […] [Nous ne menons pas qu’] un combat intégral dans le champ de bataille physique mais aussi dans les nouveaux champs de conflictualité, le cyber et la lutte informationnelle. Car lutter contre le terrorisme, ce n’est pas seulement engager le combat à la source, les détecter et déjouer les attaques. […] Cela implique aussi, ici en France et en Europe, de se protéger des guerres d’influence et de désinformation auprès des populations, qui jouent sur les perceptions, par des conflits d’image, la manipulation des faits et d’idées savamment orchestrées sur les réseaux sociaux. Dans ce cadre, la coordination avec le ministère de l’Intérieur est essentielle. »
Général François Lecointre : les armées en première ligne
Insistant sur la nature politique de l’engagement djihadiste, le chef d’état-major des armées a intégré l’influence dans l’ensemble de la description qu’il fait des efforts militaires contre le terrorisme. Il a évoqué des « actions permanentes dans le cyber espace » qui « visent à interdire l’utilisation du cyberespace par les groupes terroristes » :
« Dans le milieu cyber, les armées ont un mandat de lutte contre la propagande terroriste menée depuis l’étranger dès lors qu’elle porte atteinte aux intérêts français. A partir de la veille des réseaux sociaux, le comcyber contribue au signalement et à la suppression de produits de propagande et cela dans un travail de coordination étroite avec l’interministériel et l’interallié. »
Grâce à « des actions d’influence au Levant comme au Sahel [et] sous l’effet de l’action cyber qui est menée en étroite collaboration avec nos alliés américains, les moyens de propagande et de recrutement adverses ont dû quitter les réseaux sociaux de masse comme Facebook et Twitter. […] Nous conduisons également des actions cyber-offensives sur les groupes terroristes, permettant le renseignement, la réduction ou la neutralisation de capacités adverses, ou la modification de leurs perceptions. […] Les armées sont menantes dans la coopération franco-américaine en ce qui concerne les opérations d’influence, en particulier sur les théâtres de nos principales opérations extérieures. »
Bernard Emié : mystérieuse DGSE
Le patron du renseignement extérieur n’a à aucun moment évoqué aucun des concepts liés aux affrontements informationnels. Mais n’a-t-il pas profité de ce discours pour mener quelques opérations, ciblant l’adversaire, souvent très attentif à ce type de prises de parole ? La DGSE, habituellement extrêmement discrète sur son travail, annonce ici haut et fort par la voix de son directeur deux actions réalisées sur des groupes djihadistes sahéliens.
La première vise le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM/JNIM), affilié à Al Qaeda. Il diffuse une vidéo datant de février 2020 dans laquelle on voit Iyad Ag Ghali, Amadou Koufa et Abdelmalek Droukdel. Ce dernier est tué quelques mois plus tard et Bernard Emié répète qu’il a pu être repéré grâce à ce type de renseignement, d’origine humaine. Le message est clair : il y a des traitres jusqu’au plus haut niveau.
La seconde, relevant du même principe, cible l’Etat islamique au grand Sahara (EIGS). Il s’agit d’une photographie d’Abdoul Hakim al-Sahraoui, cadre de premier plan. Le message est probablement le même ici. Même si les images diffusées n’ont en réalité pas été visibles sur les réseaux sociaux.
18.01.2021 à 19:26
Comparer Bagdad et Washington, une belle idée de merde
Romain Mielcarek
Texte intégral (2158 mots)
« Ca me rappelle Bagdad, Mossoul ou Falloujah. » Rien que ça. Dans un tweet le 15 janvier dernier, le journaliste vedette de CNN Wolf Blitzer décrivait ainsi son ressenti alors qu’il croisait dans une rue de Washington un groupe de gardes nationaux en faction, suite à la crise de l’invasion du Capitole. 1,6 millions de ses abonnés ont ainsi pu avoir le sentiment qu’il était pertinent de comparer la situation de la capitale états-unienne à celle de ces villes irakiennes qui ont vécu des combats d’une rare violence ces dernières années.
Certains observateurs de la vie politique états-unienne justifient cette comparaison du fait du volume considérable de militaires déployés, plus de 20 000 selon le Pentagone. Ou encore du fait du terme employé dans certaines communications internes ou externes des institutions sécuritaires qui évoquent une « green zone », ultra-protégée, qui fait écho aux green zone de Kaboul ou Bagdad. Il s’agit ici d’une zone verte dans laquelle seuls les résidents auront le droit de se garer le jour J. Pas d’une zone verte en dehors de laquelle on risque de se faire kidnapper et égorger à tous les coins de rue. Un détail qui peut avoir de l’importance, mais cela n’engage que moi. A noter d’ailleurs qu’il n’y a jamais vraiment eu de green zones à Mossoul ou à Falloujah mais, encore une fois, je pinaille.
Et encore, à Washington, il y a une « red zone » à l’intérieur de la « green zone ». La première étant la plus sensible et voyant toute circulation interdite. La « red zone » de Bagdad, c’est justement tout le contraire : c’est là où vivent les dix millions d’Irakiens qui ont le plus de chance de se manger un kamikaze dans des rues et des quartiers bondés. Bref, il y a du vert et du rouge mais c’est aussi comparable qu’une pomme et un poivron. Libre à vous de mettre des pommes sur votre barbecue, mais je reste convaincu que c’est une idée de merde.
Pour les daltoniens qui auraient difficultés, c’est facile. A Washington, on met le président Biden dans la red zone pour le protéger. A Bagdad, on met le président Biden dans la green zone.
A Falloujah ou à Mossoul, on ne croise pas le président Biden.
Si la situation que traverse actuellement les Etats-Unis est exceptionnelle, dangereuse et meurtrière (cinq personnes ont été tuées lors des événements du 6 janvier), son niveau de létalité n’a pas grand-chose à voir avec les comparaisons faites plus haut. Falloujah, par exemple, est connue notamment pour la (seconde) bataille qui s’y est déroulée entre novembre et décembre 2004, au cours de laquelle les forces irakiennes et états-uniennes ont affronté plusieurs groupes armés. On parle ici de combats de très haute intensité en pleine rue, avec mines et artillerie à gogo. Nous parlons ici de centaines de blessés chez les marines, de milliers de tués chez les insurgés. Nous parlons ici de civils morts par milliers.
Nous parlons en Irak de dizaines de milliers de personnes tuées en près de deux décennies de violences systématiques et permanentes.
Alors ok, la prise du capitole était violente. Mais Falloujah ça ressemblait à ça :
Je n’ai jamais vécu, personnellement, des situations aussi dangereuses. Alors peut-être que certains me diront, du fait de leur vécu à eux, que ce qui s’est passé au Capitole était comparable à ça… Mais je suis sceptique.
Nous connaissons, en France, une forte présence militaire dans nos rues depuis les attentats. Certains, peut-être, ont vécu plusieurs de ces derniers, notamment les attaques de Paris, comme une situation qui pouvait s’apparenter à une guerre. Mais pour quiconque a mis les pieds dans des zones où les affrontements font rage dans la durée et où l’on risque de marcher à longueur de journées sur des mines, c’est difficilement comparable. Laisser croire que ces situations sont similaires n’aide à comprendre aucune des deux.
Wolf Blitzer, en donnant l’impression que ce que traversent les habitants de Washington aujourd’hui est comparable à ce que traversent les Irakiens depuis 17 ans (mais nous pourrions penser aux Afghans, aux Somaliens, à une bonne partie des Sahéliens, aux Congolais, aux Syriens… pour ne citer qu’eux), est d’une malhonnête absolue. Au mieux, il s’agit d’incompétence ou d’inconscience. Au pire, il s’agit de sensationnalisme. C’est manquer de respect aux Etats-Uniens et aux habitants de Washington. C’est manquer de respect aux Irakiens. A ces deux communautés, on dit de cette manière que leur situation est autre chose que ce qu’elle est réellement.
C’est manquer de respect à tous ceux qui sont morts ou ont souffert dans l’ensemble de ces crises.
Non, le Sahel n’est pas l’Afghanistan
Cette tendance à comparer tout et n’importe quoi n’est d’ailleurs pas propre à la crise qui frappe actuellement les Etats-Unis. Nous l’avons, je l’ai déjà dit plus haut, largement observée lors des attentats en France. Aussi violente ait pu être période et aussi préoccupant soit cet enjeu sécuritaire, le comparer benoitement à la première guerre qui vous traverse l’esprit est tout sauf pertinent. Ces temps-ci, on observe une autre comparaison abusive récurrente : l’intervention militaire au Sahel, présentée comme « l’Afghanistan de la France ».
Une comparaison qui atteint très rapidement ses limites. Les Etats-Unis sont intervenus en Afghanistan pour riposter contre les groupes armés terroristes qui les avaient attaqués le 11 septembre 2001 et contre le gouvernement qui les soutenait. La France est intervenue au Mali pour éviter la progression de groupes armés qui visaient à faire s’effondrer le gouvernement de ce pays. En Afghanistan, les Etats-Unis ont entrainé leurs alliés, principalement de l’Otan. Au Sahel, la France opère en parallèle d’opérations de l’Union européenne, des Etats-Unis et des Nations Unies. Il y a deux fois plus de casques bleus au Mali que de soldats français. Les groupes armés qui opèrent au Sahel défendent souvent des intérêts locaux, qu’ils ont commencé à porter bien avant l’intervention de la France. Ceux qui opèrent en Afghanistan étaient maîtres du pays avant l’arrivée des Etats-Unis et se sont construit dans une mythologie de résistance face à l’envahisseur par la suite.
Tout est différent : les enjeux, les acteurs, les territoires, les perceptions.
Alors d’accord, dans les deux cas il y a des gars qui hurlent régulièrement Allah Akbar. Mais n’importe qui d’un peu plus rigoureux intellectuellement que le naufragé André Bercoff est capable de pousser l’analyse un cran plus loin.
Evidemment, il peut être intéressant de comparer deux conflits pour nourrir la réflexion. On peut comparer ‘la’ guerre en Afghanistan et la guerre au Sahel pour s’interroger sur l’efficacité de certaines opérations militaires, de l’aide au développement, de la lutte contre la corruption, des modes opératoires terroristes… Comme on peut comparer LES guerres en Afghanistan. Mais la moindre des choses est de se monter très mesuré et nuancé, en commençant par exemple par préciser les limites, nombreuses, d’un tel exercice intellectuel.
Mais dire ainsi que le Sahel est l’Afghanistan des Français, c’est surtout une manière pseudo-éclairée de dire que la France est dans un bourbier dont elle ne peut se dépêtrer. C’est du niveau d’un Michel Onfray s’improvisant expert en géopolitique en nous disant que les terroristes, sauvages incultes en djellaba, sont tous les mêmes d’un pays sous-développé à l’autre. C’est surtout voir le monde par le tout petit bout d’une lorgnette française : le Sahel n’est pas une guerre de la France. C’est d’abord une guerre des Maliens, des Nigériens, des Burkinabés et c’est aussi des guerres de tous ceux qui les aident sur place, qu’ils soient nord-américains, européens, africains ou asiatiques.
Pourquoi c’est dangereux ?
Il s’agit ici de stéréotypes. On réduit une crise, un conflit ou une guerre à un minimum compréhensible dénué de toutes ses particularités. Le professeur de littérature Michel Otten présente les stéréotypes comme des garants de stabilité du sens, qui permettent une lecture de reconnaissance. En recourant à un stéréotype, on s’assure que notre lecteur ou notre interlocuteur comprenne aisément le message que l’on essaie de lui transmettre.
Un stéréotype peut s’avérer précieux en littérature, en poésie ou au cinéma pour gagner du temps. Il permet d’éviter de passer des pages ou des minutes à expliquer au public ce que sont la gastronomie et l’art de la table à la Française, ou à l’Anglaise. Il y a le bon et le mal, tels qu’on suppose qu’ils sont perçus par notre interlocuteur. De vrai ou de faux, point. Ça reste plus que discutable intellectuellement, mais cela peut s’avérer amusant d’un point de vue créatif. A condition d’aimer miser sur la méconnaissance populaire. C’est un choix.
Dans tous les cas, le stéréotype n’aide pas à informer et à partager la connaissance.
Que transmet-on ici ? Que toutes les guerres, les crises et les conflits sont une seule et même chose, aussi anarchique qu’incompréhensible et insolvable ? Rien ne justifie de dépouiller les différentes crises politiques et les différents conflits armés de leurs particularités. Sinon à brouiller la compréhension de sujets complexes, qui méritent qu’on se penche un instant sur leurs spécificités.
De telles manipulations, qu’elles soient le fait de facilités médiatiques (sensationnalisme) ou d’approximations complètes (incompétence), sont dangereuses. En démocratie, c’est le peuple qui décide. Indirectement, certes, mais c’est bien lui qui, en élisant ses représentants, autorise ou non une intervention militaire. Que cette intervention ait lieu à Washington ou à Bagdad. En laissant croire que ces deux interventions seraient similaires parce que dans les deux cas, il y a des types en treillis avec des flingues, c’est démunir le décideur populaire des connaissances dont il a besoin pour se forger un avis éclairé.
S’autoriser de telles facilités intellectuelles, lorsque l’on est journaliste ou chercheur, c’est lâcher un chassé dans la gueule de démocraties qui souffrent déjà de multiples attaques.
08.07.2019 à 11:51
Nouveau : testez la newsletter Guerres et Influences
Romain Mielcarek
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J’ai décidé de faire évoluer mon format de veille en testant une formule de weekly brief. Le blog demande un effort et un temps de rédaction que je peine à trouver désormais. Ce format de newsletter hebdomadaire pourrait être une solution pour poursuivre les recherches sur les problématiques qui m’intéressent, tout en partageant mes réflexions avec vous. N’hésitez pas à me dire ce que vous pensez de cette première tournée de beta.
Téléchargez le premier numéro de la nouvelle newsletter Guerres et influence en cliquant ici.
Quelques infos :
- A priori, elle sera hebdomadaire.
- On attaque pour de vrai en septembre.
- Je vais faire quelques tests au cours de l’été, pour récolter des avis.
- Diffusion par mail et/ou en ligne ?
- Les sujets abordés restent les mêmes : stratégies d’influence dans les conflits, opérations psychologiques, stratégies d’information, de communication et de désinformation…
- Une longueur raisonnable pour une lecture rapide : quatre à cinq pages avec les liens vers les sources.
Encore une fois, laissez vos avis et envies en commentaires, pour que je puisse me faire une idée. N’hésitez pas non plus à m’envoyer un mail et à faire tourner pour élargir l’échange.
Bonne lecture.
02.07.2019 à 17:16
Le cyberespace au Sahara : un mirage
Romain Mielcarek
Texte intégral (555 mots)
Dans son livre « L’Afrique, nouvelle frontière du djihad », le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos démonte un certain nombre d’idées reçues à propos de la lutte armée islamiste sur ce continent. Il s’inquiète de voir se multiplier les biais chez des décideurs politiques et militaires occidentaux qui se basent sur leur réalité à eux, plutôt que sur celles des publics concernés.
Dans son ouvrage, Marc-Antoine Pérouse de Montclos revient aux fondamentaux en étudiant les réalités sociologiques et politiques des individus engagés dans le djihad en Afrique subsaharienne. Il commence par démontrer que historiquement, différents courants de l’islam ont eu recours aux armes sur ce continent, parfois même en opposition avec les communautés du Moyen-Orient. Pour lui, la thèse d’une « internationale djihadiste » relève du fantasme. Sans nier des échanges de compétences ici et là, il note que les combats sont avant tout locaux.
De même, la propagande numérique mobilisée pour le recrutement reste selon lui négligeable en Afrique subsaharienne : « Au Sud du Sahara, les réseaux sociaux sur Internet n’ont pas joué le rôle qu’ils ont pu avoir dans les métropoles occidentales.«
Il note ainsi qu’en dehors du Mali et de la Mauritanie, la plupart des pays durement touchés par le djihadisme ne sont pas des pays fortement connectés : Nigeria, Niger, Tchad, Soudan, Ethiopie ou encore Somalie. Surtout dans les régions où les combattants se mobilisent.
Citant plusieurs sondages réalisés auprès de captifs nigérians ou somaliens, il remarque que les combattants ne citent pas Internet comme un élément de leur quotidien susceptible de les mobiliser. Eux fonctionnent selon des dynamiques locales : défense d’une cause politique face au gouvernement, ralliement à des proches convaincants ou vengeance de parents disparus, par exemple.
Si Internet joue un rôle, c’est en permettant à des candidats au djihad de la diaspora de communiquer entre eux à travers le monde. Mais ce ne sont pas eux qui construisent l’ossature de groupes comme les Shebab ou Boko Haram.
Il est important de bien comprendre ces logiques car pour obtenir des effets sur ces individus, il faut utiliser les bons vecteurs de communication. S’ils sont plus sensible au prêche dans la mosquée du coin qu’à des vidéos en ligne, il n’y a aucun intérêt à préparer des campagnes d’influence qui leur soit destinées sur la toile. De même, l’auteur note que des campagnes militaires qui ne traitent pas des causes réelles du conflit (inégalités, tensions politiques, pauvreté, corruption…) n’ont que peu de chances de venir à bout de ces mouvements.
29.03.2019 à 10:00
« Le Roman vrai de la manipulation », Fédorovski et l’analyse au doigt mouillé
Romain Mielcarek
Texte intégral (891 mots)
Ancien diplomate soviétique, Vladimir Fédorovski nous livre ici un ouvrage sur la manipulation, dans la lignée de toute une série d’opus sur les services de renseignement et de la Russie, pour lesquels il se montre particulièrement prolixe. Si les novices découvriront probablement quelques histoires croustillantes, nous regretterons une franche maladresse méthodologique sur les affaires plus contemporaines.
Ce livre relève plus de l’essai que du roman, contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser. L’auteur, qui parle pour sa part en conclusion d’« analyse », y exprime clairement une nostalgie sur le ton du « c’était mieux avant » :
« Ce qui m’inquiète le plus dans la phase que nous traversons est que les actions n’y sont plus calculées. La manipulation est pratiquée au naturel, à l’inspiration […]. Durant la Guerre Froide existait une distinction entre la politique réelle, la propagande et la manipulation. Les règles étaient établies. Dans le contexte actuel, on fait face à des sursauts imprévisibles, à des improvisations, des approximations dans la politique étrangère. »
Attaquant son propos au temps des tsars, il égraine de nombreuses affaires de manipulations, menées principalement par des Russes, même s’il évoque aussi des cas américains au moment de la Guerre Froide. L’auteur échoue à définir ce qu’est la manipulation, notamment dans ses nuances : sont présentés ici en vrac des cas de propagande, de désinformation, de subversion d’agents par des officiers de renseignement ou encore d’intoxication.
Vladimir Fédorovski formule un intéressant rappel historique qui fait écho aujourd’hui : « L’URSS a longtemps hurlé à la désinformation comme une « agression propre au monde capitaliste ». » Remarque toujours aussi vraie dans le contexte actuel de la guerre hybride, que les Occidentaux attribuent en boucle à une Russie… Qui y voit pour sa part une création des pays de l’Otan, chacun se renvoyant la responsabilité de cette nouvelle (?) forme d’agressivité.
Les spéculations qui vont trop loin
A force d’exemples, Vladimir Fédorovski démontre donc bien à quel point la Guerre Froide a été une période riche en manipulations, réussies ou non, de la part des deux camps. Témoin direct de cette époque, il cite certains des acteurs qu’il a connus et montre bien comment ils ont parfois pu travailler à éviter les drames.
Cependant, il devient particulièrement maladroit lorsqu’il aborde des cas plus contemporains. Sur l’affaire des déclarations mensongères de Colin Powell en 2003, par exemple, au sujet des armes de destruction massive irakiennes. Survolant ce dossier, il n’aide pas à comprendre de quoi il s’est agit et de qui a manipulé qui : la CIA et la Maison Blanche auraient-elles manipulé l’ancien secrétaire d’Etat ? Certains services américains ont-ils manipulés leurs collègues ? Sur ordre de qui ? La littérature sur le sujet est pourtant abondante.
Plus ennuyeux, il se lance dans une analyse de l’affaire Skripal qui repose sur des réflexions au coin du feu des plus légères. Notant que les accusations britanniques et américaines ne sont pas étayées, selon lui, par des preuves concrètes, c’est qu’il s’agirait probablement d’une manipulation et que puisque la culpabilité russe n’est pas indiscutable… C’est que Moscou n’a probablement rien à se reprocher. Peut-être aurait-il préféré que Theresa May brandisse une fiole devant les écrans de télévision ?
Ignorant la présence encore non justifiée d’officiers du GRU russe à proximité du site (voir notamment les travaux de Bellingcat et de The Insider), l’auteur préfère ironiser sur la mort des animaux de compagnie de Skripal, que personne n’a pensé à nourrir. Lui même résumant parfaitement la légèreté de son raisonnement par un bon vieux « à qui profite le crime ? » (page 248 : « A défaut de déterminer le véritable coupable, on se demandera à qui profite le crime »).
A défaut de preuves, d’autres préféreront éviter les spéculations en l’air pour admettre plus clairement leur ignorance. Ce qui aurait éviter à l’auteur de conclure par un brutal et lapidaire : la Russie est l’alliée naturelle de l’Europe contre l’islamisme qui conquiert le continent. Nous nous demandons franchement ce que ça vient faire là et les plus courageux s’attaqueront peut-être à l’imposante bibliographie de Vladimir Fédorovski s’ils veulent en savoir plus sur sa pensée.
FEDOROVSKI, V. (2018), « Le Roman vrai de la manipulation », Paris : Flammarion, 255p.
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