10.02.2025 à 11:28
Benoît Meyronin, Professeur senior à Grenoble Ecole de Management, Grenoble École de Management (GEM)
House of the Dragon, série produite par la chaîne américaine HBO, a pris la suite de Game of Thrones. Elle montre la quête de légitimité de Rhaenyra et Alicent, malmenées précisément parce qu’elles sont femmes. En quoi une série relevant de la fantasy peut-elle nous aider à décrypter cette éthique de l’attention en l’appliquant à l’univers du management ?
Depuis les travaux fondateurs de la psychologue états-unienne Carol Gilligan dans les années 1980, l’éthique du care a connu des ramifications dans la plupart des sciences humaines et sociales. Il est ainsi possible d’explorer cette éthique dans le monde du travail, en parlant de management par le care. Non pas seulement en vue de prendre en compte des sujets qui mériteraient une attention particulière – les fragilités en entreprise. Mais bien plus comme un prisme global, impliquant une approche managériale nouvelle, tout entière centrée sur l’attention à soi et aux autres.
House of the Dragon se déroule 170 ans avant les événements relatés dans Game of Thrones. La série met aux prises deux camps animés par la quête du pouvoir : celui de la reine légitime Rhaenyra, désignée par son père – le roi Viserys –, et celui de la reine consort, Alicent, qui a placé sur le trône son fils aîné à la mort du roi. La série confronte ainsi deux personnages féminins au premier plan, secondées par des hommes et des femmes. Cela constitue en soi une introduction pertinente à l’éthique du care : celle-ci en effet est d’essence féministe.
L’éthique du care n’a eu de cesse de mettre en lumière les inégalités de genre au travail et dans la division sociale du travail. L’économie du care – à l’hôpital, à l’école, dans les crèches ou les Ehpad – demeure encore très largement supportées par les femmes. En 2023, 90 % des postes de soins infirmiers et de garde d’enfants au niveau global sont occupés par des femmes. Le contexte de la crise sanitaire et la généralisation du télétravail a renforcé le care du quotidien porté davantage par les femmes que par les hommes.
Dans House of the Dragon, les rapports de pouvoirs sont aussi des rapports de lutte des genres. La série montre la quête de légitimité d’une héritière féminine, malmenée précisément parce qu’elle est une femme. Rhaenyra et Alicent sont souvent renvoyées à leur condition, qu’il s’agisse du devoir d’engendrer un héritier mâle, comme de leur capacité à conduire une guerre. Elles doivent l’une et l’autre, faire face à un entourage, exclusivement masculin (à l’exception d’une cousine pour Rhaenyra), qui régulièrement met en doute leurs capacités à conduire les affaires du royaume.
Combien de femmes, en entreprise, ont vécu cette situation ? Si vous en doutez, voici les propos que j’ai entendus en janvier 2025 dans le cadre d’une soutenance professionnelle dans le milieu du logement social, à propos d’une prise de poste : « Certains pensaient qu’une femme n’avait rien à faire dans un quartier sensible. » Présomption d’incompétence…
Caroll Gilligan rappelle que « le care n’est pas essentiellement ou exclusivement la préoccupation des femmes ». Ce qui le caractérise par-dessus tout, c’est la volonté de « connexion » et la « centralité de la relation ».
House of the Dragon questionne ainsi la figure de la soumission masculine au pouvoir d’une femme (Rhaenyra). Mais le ralliement de Daemon, l’époux de Rhaenyra, à la conquête du pouvoir de cette dernière, au détriment de sa propre ambition, rejoint in fine la quête d’apaisement du roi Viserys, lequel, avant de décéder, voyait sa famille se déchirer sous ses yeux.
Une très belle scène rassemble ainsi cette famille désunie, au cours de laquelle Viserys témoigne tout à la fois de sa vulnérabilité – il est mourant et défiguré par la maladie – en retirant son masque, et de son profond désir de voir ses proches se rapprocher et non plus se confronter. L’essence du care, c’est ce « paradigme de l’attention », qui s’exprime ici dans une volonté de maintenir, coûte que coûte, les liens, la relation, la connexion.
L’éthique du care se singularise également par sa prise en compte de notre vulnérabilité ontologique.
Femmes l’une et l’autre, Rhaenyra et Alicent ont fait l’expérience du deuil très tôt dans leur vie. Elles ont, l’une comme l’autre, perdu leurs mères. Lorsqu’elles vivent encore l’une et l’autre à Port Réal, dans le Donjon rouge – le château royal – une scène très forte les rassemble. Elle montre Rhaenyra, à peine sortie de couches, se rendre dans la chambre de la reine, qui requiert sa présence (pour voir le nouveau prince né). Aidée par son époux, elle traverse le château et se rend pleine de morgue et de défi, à ce rendez-vous. La fragilité inhérente à la maternité, bien qu’il s’agisse en l’occurrence de deux femmes concernées, est instrumentalisée de part et d’autre. L’une, pour montrer son pouvoir et s’enquérir du sexe de l’enfant. L’autre, pour manifester sa force de caractère.
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Or la vulnérabilité reste un sujet complexe à appréhender en entreprise. Les décideurs, les managers, sont censés porter leurs responsabilités indépendamment de ce qu’ils sont, de leur état de santé, des maux dont ils peuvent souffrir et qui ne sont pas forcément visibles. En ce sens, la série nous invite à nous questionner sur la fragilité, son aveu ou son silence. Elle rappelle les rapports de force qui se jouent en entreprise, comme dans un château royal fictif… Les études et enquêtes publiées sur la santé mentale au travail , comme les témoignages partagés le 4 février 2025 par les salariés atteints d’un cancer (Journée mondiale contre le cancer), en sont des illustrations.
La série met magistralement en lumière le fait que nous dépendons les uns des autres. Aucun camp ne peut l’emporter sans rassembler autour de lui des alliés. Nul ne peut prétendre réussir sans le concours de vassaux et de dragonniers issus du peuple – n’en déplaise à la noblesse, qui pense avoir le monopole des dragons. La quête de vassaux occupe ainsi une bonne partie des épisodes. Le personnage le moins attentionné, Aemon, en fera probablement l’amère découverte dans la saison 3. À trop vouloir jouer seul, à ne pas savoir s’entourer et nouer d’indispensables alliances, il s’isole.
Ceux qui avancent, dans House of the Dragon, sont ceux qui savent renouer des liens, qui s’attachent à ne pas les défaire pour le moins. Or, quelle entreprise ne déplore pas le manque de collaboration, le surpoids de silos ou encore les comportements opportunistes autocentrés ? House of the Dragon souligne l’éthique du care, de l’attention : celle dont nous avons besoin, que nous recevons, est tout aussi essentielle que celle que nous prodiguons. Je dépends de toi tout autant que tu dépends de moi.
Pascal Chabot formule cette notion : « de la passion-raison, voilà ce qui fait sens, et qui émane du centre actif autour duquel l’être tâche de s’unifier ». Cette vision d’un être humain réunifié, dans laquelle l’affectif et le rationnel ne s’opposent plus, est centrale dans l’éthique du care. Car il s’agit bien de capter et mêler, comme nous les vivons, les flux incessants entre ces deux sphères. Le philosophe rappelle que l’expérience de travail n’est pas imperméable à ces échanges :
« À leur travail aussi, les êtres sont plus attachés qu’on ne le dit ordinairement. C’est rarement à moitié que la personne s’engage, surtout si le temps a permis de multiplier les liens et les échanges. Le travail, c’est du familio-concurrentiel. […] Ce qui signifie aussi que l’on ne travaille ordinairement pas qu’avec une partie de soi-même, laissant le reste de sa personne hors champ. »
Cette porosité de la frontière érigée entre nos vies personnelles et professionnelles, de plus en plus manifeste dans un monde numérisé, est au cœur d’une série dans lesquelles les personnages sont inextricablement liés par des liens affectifs et familiaux. House of the Dragon nous questionne donc aussi sur la part des émotions en entreprise et dans nos modes de management, en considérant que, loin d’être illégitimes, elles y ont une place qui mérite d’être travaillée…
Benoît Meyronin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.02.2025 à 17:06
Guillaume Plaisance, Maître de conférences en sciences de gestion spécialiste de la gouvernance et du management non-lucratif, IAE Bordeaux
La diminution du budget des maisons d’opéra annoncée fin 2024 intervient alors que les financeurs (qui sont aussi les tutelles) accroissent leurs exigences – transitions environnementales ou élargissement des rôles sociétaux – et que les cahiers des charges pour conserver les labels (par exemple, d’Opéra national en région) sont considérés par certains comme difficilement accessibles (et ce depuis le XIXᵉ siècle !). Surtout, de telles coupes reviennent à ignorer les spécificités du modèle économique de ces organisations et à sacrifier, au-delà d’une vie artistique et de l’esprit, des emplois et des retombées économiques majeures.
Les maisons d’opéra – tout autant que la culture en général, la santé ou l’éducation – sont soumises à la loi de Baumol et Bowen : les gains de productivité sont quasiment impossibles, car les œuvres jouées nécessitent un nombre constant de danseurs, d’instrumentistes ou de personnels techniques. Or, dans les autres secteurs, les gains de productivité permettent d’absorber l’inflation ou la hausse des salaires. À cela s’ajoute le fait que les notions de coûts fixes (existant quelle que soit l’activité) et de coûts variables (liés au nombre de levers de rideaux) sont délicates à appliquer aux maisons d’opéra.
Les économies d’échelle sont en effet difficiles (la soprano aura toujours un cachet dépendant du nombre de représentations), les coûts variables sont assez marginaux par rapport aux coûts de structure (salariés permanents, gestion de l’immobilier souvent fastueux, etc.), les coûts fixes sont rigides à court et moyen termes (et souvent incompressibles pour parvenir à remplir le cahier des charges fixé par les tutelles), les prix des billets sont fixes une fois annoncés et en dessous de toute profitabilité pour garantir l’accessibilité à la culture, etc. Les maisons d’opéra ont de ce fait une « tendance structurelle au déficit ».
Ainsi, la diminution du budget de ces maisons, qui souffrent toujours des conséquences de la pandémie et de l’inflation, ne va pas créer une rationalisation de leur structure (et donc des coûts fixes), mais plutôt celle de l’offre culturelle : moins de levers de rideaux, moins d’intermittents ou d’intérimaires embauchés, perte de qualité de vie au travail des artistes permanents, moins d’achats auprès des acteurs économiques régionaux, etc. Pourtant, pour survivre, le secteur culturel a précisément besoin de davantage de recettes, faute de pouvoir compter sur les gains de productivité déjà évoqués.
Les tutelles financeuses ont, elles aussi, des budgets contraints et font face à un dilemme : sélectionner les organisations culturelles à financer ou saupoudrer, autrement dit diviser le gâteau des aides publiques en de plus petites parts pour accompagner davantage d’organisations. Ce saupoudrage est politiquement viable, mais il met en danger tous les opérateurs culturels, notamment ceux à la masse salariale importante. Les tutelles proposent alors parfois d’activer les leviers marchands, parmi lesquels la billetterie et les financements privés.
Or, du point de vue de la billetterie, il n’existe pas d’effet quantité : une salle est par définition limitée et chaque lever de rideau crée de nouveaux coûts. Quant à un effet prix, il existe, mais les augmentations sont modérées pour rester compatibles avec la logique d’accessibilité à la culture. Surtout, elles ne sont pertinentes que si les salles sont combles. Or, la morosité budgétaire risque aussi d’atteindre les spectateurs.
Du point de vue des acteurs privés, le mécénat demeure un marché concurrentiel, en France plutôt trusté par le sport. Il est en outre parfois décrié par les acteurs politiques eux-mêmes, craignant une privatisation de la culture et des conflits de valeurs avec les mécènes.
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Les critiques de la loi de Baumol et Bowen évoquent d’autres options pour renflouer les caisses : les produits dérivés, les festivals, les captations et d’autres ajustements du modèle économique. Autrement dit, des logiques marchandes parfois délaissées, il est vrai. Une des raisons expliquant cette carence est sans doute l’attention croissante des maisons d’opéra aux attendus contemporains – et tout à fait légitimes – émanant de la société et des tutelles, en matière d’impact environnemental par exemple (tel que le zéro achat pour un opéra). Enfin, les collaborations et coproductions, qui permettent de mutualiser les coûts, ne sont possibles que si les autres maisons, elles, créent.
En somme, face à ces injonctions paradoxales, il n’y a pas de salut à court et moyen termes pour les maisons d’opéra si les baisses de budgets se poursuivent. Elles devront réduire leur programmation voire licencier, diminuer leurs achats ; quitte à se priver de l’effet de levier qui leur est propre : par exemple, pour chaque euro de subvention, l’Opéra de Lyon génère 2,80 euros de retombées sur le territoire. Plus précisément, l’Opéra de Lyon avait évalué un « impact économique des spectateurs » à 0,80 euro (du fait des hôtels et restaurants réservés par exemple) et un « impact économique de l’activité de l’institution » de 2 euros du fait de l’appel à des fournisseurs et sous-traitants du territoire. Et tout ceci ne fait pas état des impacts non économiques sur le bien-être des spectateurs ou encore l’attractivité du territoire.
Au-delà des problèmes pointés jusque-là, les coupes interviennent alors qu’une saison musicale se prévoit des années à l’avance. Des engagements (financiers ou non) ont donc été pris par les maisons qui risquent de ne pouvoir les honorer. Il en va de même avec les emplois publics associés : une politique de ressources humaines de qualité aurait impliqué que les tutelles adhèrent à une forme de gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences (GPEEC), autrement dit, anticiper.
Comme déjà pointé, la réduction brusque des budgets alloués aux maisons d’opéra fait fi des logiques économiques culturelles. Elle démontre aussi et surtout le manque d’une culture de « bonne gestion ». En diminuant sans anticipation les budgets, il est demandé aux organisations d’être résilientes afin de traverser les crises. En l’occurrence, tel que le rappelle Boris Cyrulnik dans ses travaux, la résilience n’est pas une faculté individuelle ou personnelle, mais repose sur une galaxie d’interactions et de relations. Les maisons d’opéra n’échappent pas à cette règle. Elle peuvent assurément comprendre le défi du désendettement. Il convient cependant pour cela de communiquer avec elles, de se concerter, de prévoir et, surtout, de les armer d’un point de vue managérial pour se transformer avant de réduire leurs budgets. En somme, donner la priorité à la gestion avant de raisonner économiquement, car les maisons d’opéra ne sont pas des organisations publiques ou non lucratives comme les autres.
Le point de rupture est proche (le seuil budgétaire à partir duquel aucune création n’est possible), le ministère de la culture l’a d’ailleurs bien compris en commandant à la direction générale de la création artistique (DGCA) une étude de « l’impact des baisses engagées par les collectivités territoriales ». Une approche trop brusque risque de transformer les maisons d’opéra en maisons d’accueil de spectacles privés ou en maisons fantômes sans salariés, devant alors recourir à des intermittents pour l’ensemble des activités. Il appartient à notre société de choisir l’avenir de ses maisons d’opéra, en n’oubliant pas qu’elles ne sont que les plus célèbres illustrations de la loi de Baumol et Bowen, aussi applicable aux soins ou à l’éducation…
Guillaume Plaisance ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.02.2025 à 16:38
Gilles Bonnet, Professeur de littérature française moderne et contemporaine, Université Jean Moulin Lyon 3
Passer devant une œuvre, sortir son téléphone, prendre une photo… Dans les musées, cette chorégraphie moderne domine les habitudes des visiteurs. Et si derrière ce geste mécanique se dissimulait une autre manière de dialoguer avec l’art ?
Cet été encore, vous avez pesté. Maugréé, râlé même, contre ces grappes de touristes amateurs d’art brandissant obstinément leur Smartphone à bout de bras, et dont le seul loisir semble de surpeupler les musées en vous bouchant la vue par la même occasion. Ces deux étudiants en short et au sourire étrangement figé vous empêchent ne serait-ce que d’apercevoir le Poussin que promettait le dépliant et prennent une pose qui serait plus opportune, jugez-vous, à la sortie d’un pub qu’au cœur d’un musée. Le Rothko orangé qui clôt la série exposée dans cette autre salle où vous devinez la patte du curateur de l’exposition, soucieux d’embarquer le visiteur dans une narration cohérente, ne semble plus servir que de fond vaguement coloré à une séance de shooting pour un couple occupé à s’entre-photographier amoureusement.
Voilà que la civilisation du loisir, unie comme un seul homme, a malignement comploté et choisi le même jour que vous pour venir admirer La Nuit étoilée, qu’illuminent en l’occurrence plus de flashes que d’éclats stellaires…
Il faut se rendre à l’évidence : une foule de fans d’art a déboulé, rejouant en mode connecté la furieuse noce de Gervaise traversant le musée, pour envahir ce temple de l’art, ce gardien d’un patrimoine universel intangible, ce sanctuaire du goût (le bon). Comment peut-on, de dos forcément, ne pas même jeter un regard à de tels chefs-d’œuvre devenus purs prétextes à de fugaces selfies, ou ailleurs corrompre par l’interposition d’un écran la pureté de la relation esthétique, celle qui unit un œil et un tableau en une rencontre dont le sacré n’est pas absent ? On voit certes l’œuvre que l’on photographie, à travers l’optique de son Smartphone, concédez-vous, mais la contemple-t-on encore ? C’est dans les nymphéas de Monet que Narcisse semble désormais se noyer, non sans tendre désespérément le bras pour tenter de sauver in extremis son iPhone d’une immersion que chacun sait funeste, le sachet rempli de riz n’étant qu’une légende urbaine.
Le geste même, dans sa banalité, détermine de nouvelles techniques du corps, qui peuplent les salles d’exposition de bras coudés en bec de cygne indispensables à la stabilité requise par l’objectif portable. La main, bannie du musée où un tabou a instauré l’œuvre exposée comme intouchable, fait retour : d’abord prendre le cliché d’une tape légère sur l’écran, avec cette délicatesse qui signifie, dixit Barthes, « ne pas peser sur l’autre », puis les doigts qui glissent sur la surface de l’écran, s’écartent progressivement, pour zoomer. C’est déjà une littératie, une compétence numérique acquise, qui se manifeste.
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Le regard s’est lui aussi modifié, qui ne s’ancre plus uniquement dans l’œuvre, mais ne cesse de plonger vers l’écran du Smartphone, pour vérifier la qualité du cliché pris ou consulter la fiche Wikipédia du peintre, puis se redresser vers la verticalité de l’œuvre. Or, chaque trajet optique enrichit mon expérience, renouvelée chaque fois par le prisme d’un savoir nouveau. C’est un kaléidoscope de l’œuvre, nourri de versions progressivement augmentées, que dessine la pratique de la « photophonie » (photographie à l’aide de nos Smartphones).
Une telle mobilité du regard semble d’ailleurs se substituer peu à peu au mouvement avant/arrière, « nouvelle distance », en laquelle le philosophe Gaëtan Picon lisant Zola décelait le propre de l’appréhension de l’art moderne.
Photographier sa fille en robe bleue devant une telle platitude lisse réintroduira un rien de figuratif, un peu de figuration au pays de l’abstraction, de familier au royaume de la radicale altérité : comme une possibilité de s’approprier, impurement peut-être, ce qui sans cela se déroberait.
La continuité chromatique qui s’instaure, de l’œuvre à la fillette, est la métaphore en acte du transfert partiel de notoriété de l’œuvre vers le sujet qui prend la pose à proximité de ladite œuvre, pour un portrait, un « selfiegraphe ». L’Enfant bleu n’est plus représenté dans le cadre de la toile, comme dans le tableau de Thomas Gainsborough, mais s’en est détaché et se poste devant elle, parachevant un processus amorcé par Klein lui-même.
Ce portrait inscrit bel et bien du temps, vibrant, car vécu sur un cliché qui, sans la présence de l’enfant, ne serait qu’une plate carte postale plongée, quasi anhistorique, dans le présent éternel où entend évoluer l’œuvre. L’inscription d’un visage, porteur à la surface de son épiderme, du passage du temps et inscrit lui-même dans une sociabilité, réintroduit une dimension temporelle aussi fiable que n’importe quelles métadonnées.
Alors que le téléphone fixe, cantonné à la communication orale, reconnaissait volontiers à chacun un statut de sujet, parlant, et me liait, pour paraphraser Ricœur, à « quelqu’un qui comme moi, dit “je” », le Smartphone employé comme appareil photographique lie deux sujets qui peuvent s’entre-reconnaître en synchronie dans un « nous », familial en l’occurrence.
Mais que devient alors le statut de l’œuvre, réduite à un fond coloré assimilant la scène à un vulgaire photocall ?
La photophonie semble empêcher la rencontre véritable, au profit d’un rapport superficiel, « digestif » avec l’art. Le musée d’art, le temps d’un tel cliché, croise en effet la route, de ces « musées du selfie » récemment apparus, à Manille d’abord, puis à Stockholm, musées « instagrammables » qui proposent aux visiteurs des pièces dénuées d’œuvres, mais tapissées de couleurs psychédéliques ou de smileys, comme autant de fonds tout-prêts pour les meilleurs selfies qui deviendront viraux sur les réseaux.
Mais peut-on pour autant réduire ce geste, devenu pratique massive, à la quête d’un fond d’écran ou d’une photo de profil ? L’hypothèse retenue ici veut plutôt voir dans la photophonie en contexte muséal une expérience sensible et esthétique par et dans laquelle subjectivités et sociabilités se cherchent et se construisent.
Si l’œuvre impressionne, elle qui a traversé les années en incarnant un patrimoine culturel que l’on veut croire intemporel, elle n’en inquiète pas moins d’être chargée précisément d’un tel capital symbolique. La contempler, surtout pour la première fois, méduse : la médiation par l’écran du Smartphone hérite donc d’un geste lointain de ce héros grec qui avait songé à polir son bouclier afin de renvoyer son propre regard pétrifiant à la gorgone.
Le geste de photographier l’œuvre contribue de même à en domestiquer la puissance expressive, peut-être sans cela parfois inassimilable par le spectateur. La médiation par le portable permet une distance paradoxalement créatrice d’une inédite proximité. C’est ainsi l’évidence même du tableau, son aura, qui me deviennent supportables. Les manipulations ultérieures du cliché obtenu – par recadrage ou adjonction d’un filtre, par exemple – et leur partage avec une communauté on line, qu’autorise le caractère versatile et fluide de l’image numérique, conforteront d’ailleurs la photophonie comme pratique majeure d’appropriation culturelle. Le geste photophonique ressortit à une dynamique d’encapacitation du visiteur-spectateur.
Quand « le sujet téléphonique », dans l’usage vocal originel, selon l’essayiste Frédérique Toudoire-Surlapierre « est d’abord un sujet consentant (obéissant) » puisque « répondre c’est accepter de se placer là où l’autre voulait que je sois pour lui », la pratique du portrait ou du selfie traduit à l’inverse une évolution assez radicale des rôles. Le sujet photophonique s’institue en effet lui-même, par l’égoportrait ou le choix d’un contexte, en l’occurrence d’une œuvre comme arrière-plan.
« Choix et contrôle » déterminent en grande partie la qualité de l’expérience muséale. Le Smartphone, à chaque capture photophonique, offre précisément aux visiteurs la possibilité d’exercer ces deux actes de maîtrise de leur environnement, tout en stockant sur leur carte-mémoire une constellation de biographèmes, comme autant d’éclats autobiographiques constitutifs d’une identité plurielle, instable et problématique. La seule que nous puissions dire nôtre, assurément.
Gilles Bonnet a reçu des financements de l'ANR.
04.02.2025 à 17:15
Dan Baumgardt, Senior Lecturer, School of Physiology, Pharmacology and Neuroscience, University of Bristol
Sorti en salles le 5 février, Maria, le nouveau biopic du réalisateur chilien Pablo Larraín sur l’illustre soprano Maria Callas est le troisième volet de sa trilogie sur les femmes d’exception. Angelina Jolie incarne cette artiste dont la carrière, aussi fulgurante que vénérée, continue de fasciner le monde de l’opéra. Mais pourquoi l’une des chanteuses d’opéra les plus talentueuses du XXe siècle eut une carrière si courte ?
Maria Callas fit ses débuts alors qu’elle n’avait que 18 ans, à Athènes, en pleine guerre, dans Tosca de Puccini. Sa détermination naquit d’un profond sentiment d’insécurité. Issue d’un milieu modeste, elle était jugée ronde et pas très jolie, même par sa propre famille.
Sa voix, fruit d’un entraînement intensif, était louée pour sa beauté par certains et trouvée sèche, voire disgracieuse, par d’autres. Aucun consensus ne régnait non plus sur les notes les plus remarquables de sa tessiture de trois octaves : certains critiques considéraient qu’elle était meilleure dans les aigus, d’autres dans les graves.
Même Callas n’appréciait pas sa propre voix, la décrivant comme quelque chose dont elle avait fini par accepter les limites. Presque aveugle en raison d’une myopie sévère, elle se retrouvait isolée du public sur scène et était souvent qualifiée de rêveuse.
Pourtant, elle construisit une carrière d’opéra fulgurante en misant sur les points forts de sa voix : une expressivité et une émotion véritablement poignantes. Maria Callas redonna à l’opéra sa dimension originelle, en offrant une interprétation dramatique d’une histoire, mêlant chant et jeu d’acteur minutieux.
La nature transformatrice de ses interprétations fut telle que certains ont dit en plaisantant que l’opéra se diviserait désormais en deux grandes périodes : avant Callas (BC) et après Callas (AC).
Elle s’est vu attribuer une réputation imméritée de diva aux accès colériques. Ses exigences pointilleuses la conduisaient parfois à annuler des représentations, voire à s’en retirer si elle estimait ne pas être à la hauteur. Une détérioration de la voix de Callas fut en fait constatée dès 1956, alors qu’elle n’avait que 33 ans. Ce déclin s’accentua au fil du temps, rendant impossibles les arias techniques qu’elle maîtrisait autrefois, jusqu’à réduire sa voix à l’ombre de ce qu’elle avait été.
Récemment, une étude a quantifié les différences audibles entre ses enregistrements de Tosca et de Nabucco, réalisés avec un écart d’une décennie. Les chercheurs ont constaté que sa voix était devenue de plus en plus aiguë, irrégulière et instable.
Les raisons du déclin de cette voix emblématique font l’objet de vifs débats dans le monde de l’opéra. Certains ont imputé ce déclin au chagrin d’avoir perdu Aristotle Onassis, parti avec Jackie Kennedy. D’autres y voient la conséquence d’avoir trop poussé sur sa voix, trop tôt, dans ses performances. Nombre de ses premiers rôles, très exigeants techniquement, lui auraient été préjudiciables.
Sa technique remarquable, axée sur l’intonation pour accentuer l’effet dramatique de son chant, pourrait également avoir contribué au durcissement de ses cordes vocales. Ces replis membranaires vibrent au passage de l’air expulsé de nos poumons, donnant naissance à la voix ou au son musical.
Le régime alimentaire de Callas pourrait également avoir joué un rôle. Souhaitant ressembler à Audrey Hepburn, elle perdit une quantité impressionnante de poids (plus de 35 kg) lorsqu’elle avait une vingtaine d’années. Certains ont même raconté qu’elle aurait ingéré des vers solitaires pour y parvenir.
Cette perte de poids spectaculaire, semblable à celle obtenue par les régimes rapides d’aujourd’hui, aurait pu entraîner une diminution de sa masse musculaire. Or, la voix est le fruit d’une action musculaire, tout comme la flexion d’un biceps. Le mouvement et la vibration des cordes vocales dépendent de l’action de différents groupes de muscles du larynx, qui les étirent ou les tendent, à l’image des cordes d’une harpe ou d’un violon, et qui peuvent également les ouvrir ou les fermer.
La perte de muscle laryngé induite par ses régimes extrêmes pourrait ainsi être en partie responsable de l’affaiblissement de sa voix.
Un autre indice pourrait se trouver dans un rapport publié plus de 25 ans après le décès de Callas, rédigé par un médecin qui l’avait suivie dans ses dernières années, alors qu’elle vivait à Paris. Elle avait alors tendu ses mains pour montrer comment elles étaient passées de « celles de Floria Tosca » à « celles d’un ouvrier ».
Ce qu’elle montrait, c’était l’aspect rugueux, enflé et marqué de taches violettes de ses mains, caractéristiques de la dermatomyosite. Il s’agit d’une maladie du tissu conjonctif qui provoque une inflammation tant au niveau de la peau que des muscles.
Elle avait le même type d’éruption cutanée pourpre au cou, et sa posture voûtée ainsi que sa voix affaiblie (également appelée dysphonie) constituaient d’autres signes caractéristiques de cette affection. Après avoir traité l’inflammation avec du corticostéroïde prednisolone, Callas constata quelques améliorations. Hélas, elles furent de courte durée.
Callas est décédée à Paris, en 1977, d’une crise cardiaque. Elle avait 53 ans.
Maria Callas est célèbre pour avoir su transformer ses imperfections en quelque chose de véritablement magique. Angelina Jolie aurait suivi sept mois de cours d’opéra pour le film, pour lequel elle a été nominée aux Golden Globes. L’interprétation vocale qu’elle offre dans Maria reproduit-elle cet exploit ? Réponse dans les salles.
Dan Baumgardt ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.02.2025 à 17:00
A.D. Carson, Associate Professor of Hip-Hop, University of Virginia
Les légendes du hip-hop approchent désormais la soixantaine : LL Cool J a 56 ans, Q-Tip 54, Nas 51, Jay-Z 55, Joey Starr 57, Kool Shen 58, Akhenaton 56… Mais dans un univers hip-hop profondément marqué par la culture jeune, le vieillissement des rappeurs pose question. Comment continuer à créer et rester légitime dans un milieu où l’âgisme est particulièrement prégnant ?
C’est toujours gênant de dire aux gens ce que je fais dans la vie. Je suis rappeur. Je suis également professeur de hip-hop.
Je travaille à l’intersection de la création artistique et de la recherche universitaire. J’écris de la musique dans le cadre d’un objectif plus large qui consiste à remettre en question les idées dépassées sur l’apprentissage, l’enseignement et l’expertise.
Je suppose que la gêne dans les conversations sur mon travail est liée aux stéréotypes sur la culture hip-hop. Parmi de nombreux préjugés, l’un d’entre eux est que le hip-hop n’est fait que pour et par les jeunes.
Il n’est pas surprenant que l’âgisme existe dans et à propos de la culture hip-hop ; aux États-Unis, l’âgisme est partout. Mais je dirais que dans le hip-hop, l’âgisme est particulièrement fort, car c’est seulement maintenant que la première génération de rappeurs approche de la soixantaine.
En août 2024, le producteur de musique 9th Wonder suggérait de créer une nouvelle catégorie pour la musique rap « Adult Contemporary » (contemporain adulte). Un mois auparavant, Common, 52 ans, et Pete Rock, 54 ans, avaient sorti « The Auditorium, Vol. 1 ».
En réponse à 9th Wonder, le légendaire artiste hip-hop Q-Tip avertissait que les fans de hip-hop pourraient être rebutés par une catégorie dont le nom contiendrait le mot « adulte ». Il a suggéré de créer à la place une catégorie « Traditional Hip-Hop » (hip-hop traditionnel), estimant que la musique devait être regroupée dans un seul genre, afin de ne pas rebuter les jeunes auditeurs.
Qu’elles soient appelées « Adult Contemporary » ou « Traditional Hip-Hop », plusieurs légendes du hip-hop ont récemment sorti de nouvelles musiques susceptibles d’entrer dans cette catégorie. En juillet 2024, le légendaire parolier Rakim, âgé de 56 ans, a sorti « G.O.D.’S NETWORK (REB7RTH) », son premier album depuis 15 ans. Deux mois plus tard, MC Lyte, 54 ans, a sorti « 1 of 1 », son neuvième album studio, et LL Cool J, 56 ans, a sorti « The Force », son 14e album studio, le premier depuis 11 ans.
Depuis que le hip-hop est devenu une figure culturelle, il y a plus de 50 ans, les gens semblent toujours considérer qu’il s’agit d’une musique faite par et pour les jeunes.
Il est vrai qu’aux débuts du hip-hop, les adolescents étaient à l’avant-garde du mouvement naissant.
On attribue souvent la naissance du hip-hop à une fête de rentrée des classes organisée en 1973 par une jeune fille de 15 ans du Bronx nommée Cindy Campbell. Grand Wizzard Theodore n’avait que 12 ans lorsqu’il a inventé le scratching en 1977. Les carrières d’artistes comme Roxanne Shanté, Run-DMC et Ice Cube ont toutes débuté à l’adolescence.
Le fait d’être étroitement lié à ce qui est perçu comme la culture des jeunes n’est pas nécessairement une bonne chose. Cela peut inciter les critiques à traiter la musique et ses praticiens avec moins de sérieux.
Les rappeurs, quel que soit leur âge, peuvent être dédaignés ou traités comme des personnes immatures.
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C’est ce qu’on pourrait appeler des douleurs de croissance : 50 ans est une parenthèse dans l’histoire de la musique (la musique classique ou la country sont bien plus anciennes, par exemple). Pendant une grande partie de ces 50 ans, les critiques ont considéré le hip-hop comme une mode passagère. Puis, il a été considéré comme une sous-culture émergente.
Le hip-hop a seulement une catégorie aux Grammys depuis 1989 et ce n’est que récemment qu’il a été reconnu comme une force commerciale et culturelle à la portée mondiale.
Aujourd’hui, l’assimilation du hip-hop à la culture des jeunes le cantonne dans une arène qu’il a depuis longtemps dépassée.
Néanmoins, à mesure que les rappeurs vieillissent, certains semblent mal à l’aise de participer à un genre qui peut être si facilement dénigré.
En 2015, le cinéaste Paul Iannacchino Jr. a sorti un documentaire, « Adult Rappers », sur les rappeurs de la classe ouvrière.
Toutes les personnes interviewées pour le film font du rap professionnellement, mais ne sont pas célèbres. Il s’agit essentiellement d’hommes. La plupart d’entre eux admettent qu’ils évitent les questions sur leur métier. Ce qui est frappant dans ces témoignages, c’est la gêne qu’ils ressentent par rapport à leur âge.
Même les rappeurs célèbres ne sont pas à l’abri de ce sentiment. Avant son passage à la musique instrumentale à la flûte, André 3000, l’un des plus grands rappeurs de tous les temps, se lamentait d’être devenu le vieux rappeur qui faisait encore de la musique après son heure de gloire. En 2014, il déclarait au New York Times :
« Je me souviens qu’à 25 ans, je disais : “Je ne veux pas être un rappeur de 40 ans”. J’ai 39 ans maintenant, et je m’en tiens toujours à ça. Je suis trop fan pour vouloir infiltrer le hip-hop avec du vieux sang. »
André 3000 a été un parolier talentueux pendant des décennies, et il le reste. Si lui se sent ainsi, j’imagine que beaucoup d’autres artistes peuvent avoir l’impression qu’à un certain âge, ils n’appartiennent plus à la culture.
Ou que la culture ne leur appartient plus.
Bien que le public ait vieilli en même temps que les artistes, on peut toujours avoir l’impression qu’il y a une pression pour rester branché sur la culture des jeunes, de peur de créer une musique qui, pour citer André 3000 plus récemment, manque d’« ingrédients frais ».
Cela pourrait encourager certains artistes vieillissants à tenter de conserver un aspect jeune pour séduire un public jeune. C’est une version pop culture du roman d’Oscar Wilde Le Portrait de Dorian Gray. Dans ce roman, un homme vend son âme pour conserver la jeunesse. Ce n’est pas lui qui vieillit physiquement, mais une peinture le représentant, qui prend les signes physiques de ses transgressions et de ses plaisirs.
On associe encore facilement le hip-hop au genre de la rébellion, des excès et des aspirations de la jeunesse : une vitalité insouciante, une beauté éclatante et un hédonisme débordant.
Cela induit le public à penser que les artistes partagent ces traits.
Cela peut également conduire les artistes à se comporter sur scène comme s’ils étaient jeunes, et à écrire sur les préoccupations qu’ils avaient lorsqu’ils étaient jeunes, en dépit de leur âge.
Il est attendu des artistes hip-hop qui ne peuvent pas, ou choisissent de ne pas faire semblant d’être « éternellement jeunes », qu’ils « évoluent » pour devenir producteurs, acteurs, podcasteurs ou personnalités de la télé-réalité.
Bien entendu, ces préjugés ne font que limiter ce que les artistes de tous âges peuvent accomplir.
Qu’ils soient célèbres ou non, les rappeurs continuent de créer en vieillissant. Nas, dont le premier album, Illmatic, est sorti en 1994, a eu une série d’albums exceptionnels dans les années 2020.
L’album 4 :44 de Jay-Z a mis en évidence les changements de sensibilité du rappeur, qui semble avoir évolué avec l’âge.
Toute la discographie du duo de Caroline du Nord Little Brother montre qu’ils sont conscients de l’absurdité d’éviter l’âge adulte (et ce de manière particulièrement remarquable sur leur album de 2019, May the Lord Watch.)
Même des rappeurs émergents comme Conway the Machine et 7xvethegenius ont des carrières en plein essor sans céder à des faux-semblants de jeunesse.
Pourtant, dans le hip-hop comme dans de nombreuses industries, l’âgisme n’est pas près de disparaître. Créer de nouvelles catégories musicales habilement nommées pour contourner les préjugés liés à l’âge ne suffira sans doute pas à régler le problème.
C’est pourquoi le fait que j’assume d’être un rappeur adulte continuera probablement à donner lieu à des moments gênants, lorsque je rencontre de nouvelles personnes.
Mais je préfère ce malaise plutôt que de prétendre être ce que je ne suis pas.
A.D. Carson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.02.2025 à 09:24
Gaelle Planchenault, Associate Professor of French Media, Culture, and Applied Linguistics, Simon Fraser University
Le jugement dans le procès du réalisateur Christophe Ruggia, accusé d’avoir agressé sexuellement Adèle Haenel lorsqu’elle était mineure, est rendu ce lundi 3 février 2025. Cette actualité est l’occasion de se rappeler que le traitement médiatique des mots de l’actrice a contrasté avec celui accordé à la parole de Judith Godrèche. Et de montrer qu’on impose toujours à la colère des femmes d’être policée pour être jugée acceptable. Analyse de Gaëlle Planchenault, linguiste.
L’année 2024 a vu des femmes se dresser pour dénoncer les violences commises à leur encontre et prendre la parole au nom des autres femmes. Saluant leur courage, les médias les ont appelées des « figures de proue » ou encore des « icônes », utilisant paradoxalement des métaphores qui désignent au sens littéral des sculptures et images par essence muettes. Si on s’intéresse à la manière dont les voix de ces femmes ont été présentées dans les médias, on remarque que le traitement qui leur a été fait est inégal.
Prenons l’exemple de deux femmes qui ont plusieurs fois été à la une en 2024 : Judith Godrèche et Adèle Haenel. Toutes deux actrices, elles ont révélé les actes de violence sexuelle qui les avaient prises pour cible alors qu’elles étaient encore mineures. Ces violences ayant pris place dans le cadre de tournages de films, elles ont dénoncé le silence institutionnel qui les avait contraintes à taire ce qu’elles avaient vécu. Pour mieux comprendre la manière dont les médias ont rapporté leurs discours, on s’arrêtera sur deux moments clés de leur prise de parole, en se concentrant particulièrement sur les médiatisations de deux phrases :
déclarée par Judith Godrèche lors de la cérémonie des Césars, le 23 février 2024.
prononcée, le 10 décembre 2024, par Adèle Haenel lors du procès de Christophe Ruggia, jugé pour agressions sexuelles aggravées.
Les lecteurs des médias ont l’habitude de lire des textes dans lesquels les voix s’entremêlent, la moins visible étant celle du ou de la journaliste. Ils se demandent rarement comment ces voix sont mises en texte. Pourtant, il existe plusieurs manières de rapporter des paroles : la citation directe, le discours indirect ou encore l’insert (celui d’un tweet ou d’une vidéo).
Même si nous avons le sentiment d’accéder directement à ces voix, la parole rapportée est réarticulée, dramatisée : d’une part, parce que le texte médiatique connaît ses règles stylistiques, d’autre part, parce qu’il est contraint à celles du marché de l’attention . Cette réappropriation des paroles par les journalistes donne des clés qui incitent à situer ces voix. Plus problématique est le fait que nous sommes souvent peu conscients du rôle que ces clés jouent dans notre interprétation.
Ces mises en texte dessinent des archétypes qui sollicitent un imaginaire des voix catégorisé selon le genre, la classe sociale, etc. Pour mieux comprendre ce processus, on peut s’intéresser aux verbes choisis pour introduire ces paroles ou aux termes qui servent à les nommer – c’est le travail d’analyse, fait par la linguiste française Jacqueline Authier-Revuz, de ce qu’elle nomme « la représentation du discours autre ».
En parcourant les nombreux articles qui ont rapporté le discours de Judith Godrèche, on lit par exemple que l’actrice « pèse ses mots » (Télérama) et que les autres verbes utilisés pour introduire ses paroles sont « interpeller », « exhorter », « clamer », « marteler » – des verbes qui signalent, non seulement, la force de conviction du propos, mais mettent également l’accent sur sa valeur émotionnelle.
C’est dans ce ton que les publications décrivent un « cri du cœur » (SudRadio.fr), qui retentit à travers un discours « puissant » (les Inrocks, Madame Figaro), « fort » (le HuffPost, le Parisien), « vibrant » (Voici).
Pour Adèle Haenel, le choix des termes est bien différent : « l’actrice a craqué » (Libération), elle a laissé « exploser sa rage » (France Info), elle « bouillonne » (20 Minutes, le Figaro) et une phrase (sans doute celle de l’AFP) que l’on retrouve systématiquement et avec des variations minimes parue sous ces mots :
C’est la sélection quasi unanime du verbe « hurler » qui interpelle. Avec une origine étymologique qui renvoie à une onomatopée, le terme est généralement utilisé par désigner le cri des animaux (souvent les chiens ou les loups) et dénote le manque d’articulation. On pourrait alors se demander pourquoi les journalistes ne lui ont pas préféré le verbe « crier ». S’agirait-il d’une simple différence d’intensité ? Certes, le discours de Judith Godrèche frappait par la douceur de sa voix.
Cependant, le verbe « hurler » semble coller au personnage construit par les médias depuis une autre cérémonie des Césars, cinq ans plus tôt, alors qu’Adèle Haenel quittait la salle à la remise du prix du meilleur réalisateur à Roman Polanski, jetant les mots désormais notoires :
« C’est une honte ! »
Là déjà, l’actrice dénonçait l’omerta du milieu du cinéma face à ce que Judith Godrèche appellera plus tard « un trafic illicite de jeunes filles ». Les journaux avaient rapporté sa parole avec une variété de verbes (« prononcer », « lancer », « crier »). Mais le journal qui avait alors choisi celui d’« hurler » était le Figaro – préférant, par ailleurs, au mot « colère » adopté par d’autres journalistes, le terme révélateur de « fureur » dont l’étymologie renvoie à la folie et au délire.
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Pourquoi est-il crucial de s’interroger sur les motifs qui guident ces choix éditoriaux ? Tout d’abord, parce qu’ils ne sont pas simplement stylistiques, mais parce qu’ils contribuent, en renvoyant à un imaginaire des voix, à maintenir des préjugés envers divers groupes. Afin de mieux comprendre comment fonctionne ces préjugés, il faut adopter la lentille de l’intersectionnalité, c’est-à-dire s’interroger sur la conjonction de différents ordres de discrimination, qui sont fonction du sexe, mais aussi de la classe sociale, de l’assignation raciale ou encore de l’orientation sexuelle.
Si nombre d’articles ont mis en parallèle les quêtes de justice des deux actrices, rares sont ceux qui ont ouvertement comparé leurs propos ou leurs personnalités. Toutefois, lorsque la revue Marianne le fait dans un « match » qui vise à découvrir « qui est la plus radicale », il prête Adèle Haenel le rôle de l’« activiste marxiste » et à Judith Godrèche celui de « militante BCBG » et met ainsi en lumière l’assignation à une catégorie sociale qui était sous-entendue ailleurs. La première est ainsi catégorisée, son comportement irrémédiablement associé à une origine – le traitement stylistique de ses propos assumant clairement son classisme.
Dans un article publié dans le New York Times en 2016, l’écrivaine américaine Roxane Gay rappelait que tous les individus n’avaient pas la même possibilité d’exprimer leur colère. Pour expliquer cette inégalité, la philosophe Amia Srinivasan, professeure à l’Université d’Oxford, a conçu le terme d’« injustice affective » – décrivant le phénomène qui contraint les groupes opprimés à taire leur colère, aussi justifiée soit-elle, en exigeant d’eux des stratégies de gestion de leurs émotions. En effet, pèse sur eux la menace que de telles émotions, s’ils ou elles les exprimaient, invalideraient leurs propos.
Les féministes ont ainsi conscience que lorsque les médias représentent la colère d’une femme le soupçon d’hystérie n’est jamais loin et teintera leurs propos quel qu’en soit le contenu (artistique, intellectuel ou politique). Mais cette injustice affective est encore plus vivement ressentie lorsque s’ajoutent d’autres ordres de discriminations (raciales et/ou sociales).
Les suites des deux prises de paroles sont révélatrices. Alors que les deux actrices faisaient allusion à l’impossibilité d’un dialogue, une seule a ressenti le besoin de s’expliquer et de justifier les raisons pour lesquelles elle avait « pété un câble » : Adèle Haenel.
En revenant au discours de Judith Godrèche, on pourra donner ainsi une tout autre fonction au ton qu’elle utilise, à ses mots pesés, à sa voix mesurée. S’il y a bien entendu un style qui lui est propre, il est probable que cette dernière se soit également imposée de contrôler ses émotions afin d’être mieux entendue : de ne pas laisser éclater sa colère de peur que celle-ci n’invalide la justesse de ses paroles.
Pour mieux évaluer l’impact de telles représentations médiatiques, il faut s’interroger sur les modèles qu’elles fournissent et le rôle qu’elles jouent dans le conditionnement de ces voix de femmes, et ce, pour commencer de comprendre comment elles différencient les voix acceptables de celles qui seront perçues comme non appropriées.
Une telle lecture critique permet de comprendre le rôle que ces préjugés jouent par exemple dans le manque de diversité des femmes qui prennent publiquement la parole. En effet, au Canada, les statistiques montrent que la proportion des femmes appartenant à des minorités (ethniques, sexuelles et autres) qui ont subi des violences sexuelles est plus large que pour les femmes en général (deux à trois fois plus pour les personnes trans et non binaires) : une situation qui est sans doute similaire en France même si les chiffres manquent (les statistiques y sont contraintes par la loi Informatique et Liberté).
Pourtant les paroles de ces femmes restent peu audibles et il est probable que nombre d’entre elles préfèrent se taire de peur de voir leurs voix réappropriées, leurs propos décrédibilisés. Enfin, il faudra se demander pourquoi celles qui parlent s’imposent un calme disproportionné face à l’intensité de la violence subie et de la vindicte qui continue d’être exercée à leur encontre.
Il est temps que les médias reconnaissent la légitimité de ces colères, l’humanité de ces émotions – et rendent ainsi à ces femmes toute leur dignité.
Gaelle Planchenault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
31.01.2025 à 14:26
Marie-Alix Molinié-Andlauer, Docteure en Géographie politique, culturelle et historique, Sorbonne Université
À la suite d’une note alarmante de la présidente du Louvre évoquant de nombreuses « avaries » menaçant à la fois la sécurité des visiteurs et la préservation des œuvres, Emmanuel Macron annonce une « nouvelle renaissance » du musée. Ce chantier colossal de 10 à 15 ans soulève de nombreuses interrogations. Pour Marie-Alix Molinié-Andlauer, « le Louvre n’est pensé que comme un symbole, il est déterritorialisé ». Les réalités opérationnelles seraient-elles sacrifiées au profit de belles annonces devant la Joconde ? Décryptage.
Problèmes de sécurité, équipements techniques obsolètes, climatisation défaillante pour les œuvres, ascenseurs en panne pour les personnes à mobilité réduite… Le Louvre se délite à vue d’œil et pourtant ce musée continue à attirer toujours plus de monde (9 millions d’entrées en 2024).
Les chiffres de fréquentation témoignent d’une tension entre l’attractivité de ce musée et les contraintes structurelles liées au bâtiment – un ancien palais royal empêchant d’accueillir plus de visiteurs. La particularité de ce géosymbole est sa proximité avec le pouvoir, notamment le pouvoir présidentiel. Les grands travaux du Louvre sont impulsés en 1981 par le président Mitterrand ; en 2000, le président Chirac inaugure le pavillon des Sessions ; en 2012, c’est au tour du président Hollande d’inaugurer le nouveau département des arts de l’Islam. En 2017, Emmanuel Macron célèbre sa victoire devant la pyramide et, en 2025, il annonce la « nouvelle renaissance » du Louvre.
C’est toute la particularité du musée du Louvre qui, au-delà d’un patrimoine national, est un véritable symbole. Outre ces événements, le musée accueille régulièrement des visites d’État pour montrer une certaine image de la culture française. Pourtant, celle-ci n’est pas un bloc homogène. Elle se conjugue au pluriel et aujourd’hui elle se morcelle dans la société, mais également dans et au-delà des murs du plus grand musée de France.
Parmi les annonces d’Emmanuel Macron pour cette « nouvelle renaissance du Louvre », la première est le déplacement du tableau le plus emblématique du musée, la Joconde (symbole de la période Renaissance). Actuellement, elle est exposée dans la salle des États et est entourée d’une quarantaine d’œuvres, devenues invisibles tant cette voisine captive le public. L’idée serait de la déplacer sous la Cour carrée, pourtant située en zone inondable, à proximité de la nouvelle entrée du musée. Munis d’un billet spécial, les visiteurs pourraient alors la contempler dans un espace qui resituerait l’œuvre dans l’histoire de l’art. Une expérience 100 % Joconde serait donc proposée.
La deuxième annonce est celle d’une entrée au niveau de la colonnade, de Perrault, à l’est du musée. Cet espace, entouré par les « fossés Malraux » est peu accueillant et peu praticable en temps de pluie, accentuant la rupture avec la ville. Intégrer une nouvelle entrée à cet endroit permettrait de redéfinir et désengorger les circulations au sein du musée.
En revanche, le déplacement d’une telle entrée ne doit pas résulter d’un déplacement du problème d’un point A vers un point B. Il s’agit de réfléchir à comment mieux intégrer des entrées – ce qui en contexte Vigipirate relève de l’exploit – pour repenser la circulation dans sa globalité et une meilleure relation entre le Louvre et la ville. Car, outre les fossés qui sanctuarisent le musée au cœur de la ville, les différentes architectures urbaines – renaissance et néoclassique du musée et haussmanniennes pour les bâtiments voisins – accentuent cette rupture. Il y aurait une réflexion architecturale à mener pour redessiner cette partie du paysage urbain de Paris à l’aide d’un travail de « contraste retardé » qui favoriserait l’articulation entre les espaces.
Enfin vient l’idée d’un tarif plus élevé pour les visiteurs étrangers extra-européens. Cette augmentation comblerait en partie le manque à gagner pour enclencher toutes ces mesures. Emmanuel Macron a indiqué qu’elles ne coûteraient pas un centime aux contribuables. Pourtant, le coût des travaux serait estimé à plus de 700 millions d’euros, une somme vertigineuse quand on connaît le contexte économique actuel.
On peut notamment s’interroger sur la possibilité de mettre en place cette tarification spéciale sans porter atteinte à la protection des données personnelles. Y aura-t-il une obligation d’acheter son billet en ligne et d’y présenter son passeport ? Des files seront-elles créées, comme à l’aéroport, avec une ligne pour « Européens » et une autre pour le public « extra-européens » ? En ces temps troublés, l’idée d’une mesure stigmatisante des étrangers extra-européens ne devrait pas trouver écho au sein d’un lieu de culture et, qui plus est, au sein d’un lieu aussi emblématique que le musée du Louvre.
Emmanuel Macron parle de pouvoir accueillir 12 millions de visiteurs d’ici 10 à 15 ans. Avec ses couloirs étriqués et son architecture patrimoniale contrainte par le respect des normes des architectes des bâtiments de France, l’ancien palais royal ne peut absorber tant de visiteurs dans de bonnes conditions. Pourtant, le financement des travaux reposerait principalement sur la billetterie. En effet, si on reprend les quatre principales ressources du musée en 2023, en dehors des subventions de l’État qui sont autour de 100 millions d’euros, la première ressource est la billetterie (95,9 millions d’euros).
Viennent ensuite d’autres pôles qui seraient également mis à contribution : la licence de la marque Louvre Abu Dhabi (83,1 millions d’euros qui émanent de l’accord intergouvernemental signé en 2007 entre la France et les Émirats arabes unis et prolongé de 10 ans,jusqu’en 2047), la valorisation du domaine (25,2 millions d’euros) et le partenariat médias et mécénat (20,6 millions d’euros). Pour le mécénat, on suppose l’implication du groupe LVMH, ainsi que d’autres événements régulièrement accueillis par le musée. S’il est considéré comme fonds propre, il ne faut pas oublier que le mécénat est défiscalisé de 40 à 60 %, donc en partie payé par les contribuables.
La question du financement de ces travaux laisse les syndicats du musée du Louvre circonspects. Plus largement, les annonces suscitent un accueil très mitigé. Aussi séduisantes soient-elles, elles paraissent déconnectées de la réalité du terrain, bien moins glamour, que vivent les salariés, contractuels et prestataires du fait des conditions de travail et d’accueil.
Ces grandes annonces traduisent un arbitrage difficile : opter pour un fonctionnement normal avec une jauge gérable au sein d’un musée hors norme, ou choisir un fonctionnement à flux tendu pour répondre à la demande d’un public toujours plus grand et désireux de visiter un symbole culturel.
Au-delà de l’expérience muséale, il y a une dimension pratique et matérielle. En 2016, le « projet Pyramide » à 53,5 millions d’euros était censé améliorer l’accueil des visiteurs face à la structure vieillissante de l’entrée principale, souvent assimilée à un hall de gare. Il n’a pas permis de réel changement, si ce n’est que les sorties se font par le Carrousel. Or, les individus de passage suffoquent aux premières chaleurs sous cette structure de verre. Dans le département des arts de l’Islam, la proximité avec la Seine provoque des odeurs parfois désagréables et, en temps de crue, les réserves sont en alerte. Le déménagement de certaines de ces réserves vers le Centre de conservation et de ressources à Liévin (Pas-de-Calais), non loin du Louvre-Lens, répond en partie à ce besoin de préservation et conservation des œuvres. Le musée est inadapté aux changements climatiques et aux pratiques muséales.
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Dans ce projet, il y a une ambiguïté entre une volonté de mieux intégrer le musée à son territoire et l’accueil de ces 12 millions de visiteurs. Car, que ce soit le Louvre ou son territoire alentour, aucun des deux ne peut absorber 12 millions de visiteurs par an, en termes de gestion des flux. A titre de comparaison, le MET ou le British Museum accueillent moins de 6 millions de visiteurs par an. Le Louvre n’est pas un vaisseau déterritorialisé et sanctuarisé, il s’inscrit dans un territoire avec toute sa complexité.
Peut-être devrait-il plutôt être question de repositionner le musée dans la société, de favoriser une meilleure expérience qualitative du musée et de son territoire alentour ? Le Louvre est au cœur de Paris, dans un maillage culturel dense. Ces lieux de la culture doivent pouvoir se répondre pour permettre de changer de perspectives sur le Louvre et pour mieux le comprendre dans son ensemble urbain. Cette dimension territoriale ne peut se lire sans la dimension sociale attachée au musée : les discours proposés et les œuvres montrées sont autant de portes vers la confrontation à l’altérité.
La dimension symbolique et la notoriété du Louvre sont fortes. Ce musée en arrive à la fois à être désincarné de toute forme de spatialité et à incarner à lui seul la France. En 2017, le candidat Macron avait indiqué son intention de mettre en chantier le pays à coup de réformes successives. Après Notre-Dame de Paris, le Louvre deviendra un chantier de plus, mais à destination de quelle France ?
Le Louvre a également une dimension politique dans le sens noble du terme. Lieu de pouvoir, lieu de rencontre, lieu de revendication contre des mécènes aux pratiques environnementales douteuses ou pour justifier les restitutions des œuvres d’art. Le Louvre montre aux yeux du monde des géographies et des positionnements pluriels au service de l’histoire de l’art et de l’histoire contemporaine. Il est infiniment politique, il s’y reflète toute la complexité et toutes les contradictions de notre monde, tel un miroir de notre société, où les barrières symboliques et physiques s’érigent, au lieu d’œuvrer pour tous les ponts qui mériteraient d’être créés.
Marie-Alix Molinié-Andlauer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.01.2025 à 16:18
Sameer Hosany, Professor of Marketing, Royal Holloway University of London
Le personnage japonais célèbre ses 50 ans. Spoil : Hello Kitty est une jeune fille, et non un chat. La deuxième franchise la plus rentable de l’histoire, après Pokémon, incarne le « kawaii » – « mignon » en japonais. Stratégie de marque, enthousiasme de ses fans, diversification : quelles sont les clés du succès de la mascotte japonaise ?
Hello Kitty ne fait pas son âge. Bien que la marque ait récemment célébré ses 50 ans, elle ne montre aucun signe de vieillissement.
En 2025, le personnage japonais est floqué sur un avion de la compagnie taïwanaise Eva Air. Un nouveau parc d’attractions porte son nom. Netflix lance une série en stop-motion sur les copines d’Hello Kitty. La marque aux 6 milliards d’euros de valorisation et 600 millions d’euros de chiffre d’affaires est partout.
Ses 50 ans ont été célébrés lors d’événements au Japon, à Singapour, aux États-Unis et au Royaume-Uni, où elle a reçu un message d’anniversaire du roi Charles III, lors d’un banquet d’État au palais de Buckingham. En France, la Monnaie de Paris a lancé une collection de pièces qui rendent hommage à Hello Kitty.
Toute une fête donc, pour un personnage aux deux yeux pointillés de noir, sans bouche et au nez boutonné jaune. Conçu en 1974 par Yuko Shimizu – qui n’aurait pas gagné beaucoup d’argent avec sa création –, Hello Kitty est apparu pour la première fois sur un porte-monnaie en vinyle transparent. Il est devenu un empire de marchandises composé de plus de 50 000 articles différents vendus dans 130 pays.
La longévité d’Hello Kitty est en partie due à sa simplicité inhérente. En termes de design, il est composé de quelques formes de base, de six marques courtes pour les moustaches et d’un nœud rouge. Il est facile à reconnaître et peu coûteux à reproduire. Le personnage incarne le « kawaii », le terme japonais pour « mignon ». Selon le professeur Joshua Dale, pionnier dans le domaine des études sur la « mignonnerie », percevoir les objets comme mignons déclenche des instincts psychologiques de soin et de protection.
Avec Hello Kitty, les enfants considèrent être en sécurité auprès de ce petit personnage arrondi. Comme Winnie l’ourson, Mickey Mouse et bien d’autres, il procure un sentiment d’innocence et de confort, qui attire les fans dès son plus jeune âge – et se poursuit à l’âge adulte parmi ceux qui aspirent à la nostalgie.
Cela s’explique en partie par l’enthousiasme indéfectible des gens pour l’anthropomorphisme – l’idée de doter les animaux et autres non humains de caractéristiques semblables à celles des humains. D’aucuns diront qu’il s’agit également d’un élément clé de l’infantilisation de la société en général.
Hello Kitty a également un univers facile à raconter. Il trouve un écho auprès des consommateurs. Selon sa biographie, Hello Kitty – de son nom complet Kitty White – est une petite fille joyeuse (donc officiellement pas vraiment un chat) qui vit dans la banlieue de Londres avec sa famille. Elle est décrite comme mesurant « cinq pommes de haut » et pesant « trois pommes ». Apparemment, elle adore faire des biscuits et ses autres passe-temps sont les voyages, écouter de la musique et se faire de nouveaux amis.
Mais loin de la pâtisserie et de se faire des amis, Hello Kitty a un côté très sérieux et professionnel dans son personnage. Sanrio, l’entreprise japonaise qui en est propriétaire, a utilisé des stratégies astucieuses pour construire et maintenir une marque aussi réussie.
La collaboration avec d’autres entreprises a joué un rôle important dans ce processus. En 1996, Sanrio a lancé sa première collaboration avec une chaîne de magasins d’électronique à Hongkong.
Mais les choses ont vraiment évolué trois ans plus tard lorsque l’entreprise s’est associée à McDonald’s pour proposer une offre de repas Hello Kitty. La promotion a déclenché un engouement à Hongkong avec un succès similaire à Taïwan, au Japon et à Singapour – où le lancement en 2000 a entraîné des files d’attente massives et même des bagarres. Les clients auraient jeté les hamburgers car ils n’étaient intéressés que par l’ensemble de jouets de mariage en édition spéciale mettant en vedette Hello Kitty et son petit ami Dear Daniel.
Par ailleurs, le succès commercial de Hello Kitty a été lié à des collaborations sous licence avec de grandes marques telles que Nike, Adidas, Crocs et la marque de mode italienne Blumarine. Les produits Hello Kitty sont passés de la papeterie et des autocollants aux fours à micro-ondes, aux grille-pains et aux aspirateurs. Elle est apparue sur des guitares électriques Fender Stratocaster et des bijoux Swarovski. En France, le joallier Baccarat a sorti sa figurine en cristal.
Il existe également deux parcs à thème officiellement autorisés au Japon. Sanrio Puroland à Tokyo. Harmonyland à Ōita. Un autre devrait ouvrir ses portes sur l’île chinoise de Hainan en 2025.
Et pour ajouter aux séries animées et aux films, bandes dessinées, livres et jeux vidéo, l’année prochaine, Hello Kitty suivra les traces de Barbie et apparaîtra dans un film (en partie) en prise de vue réelle produit par Warner Bros. La co-réalisatrice du film, Jennifer Coyle, a déclaré que la sortie « diffusera le message d’amour, d’amitié et d’inclusivité que représente Hello Kitty ».
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Pourtant, malgré tous ces projets, Sanrio se diversifie en s’éloignant du personnage. Hello Kitty représente aujourd’hui 60 % des activités de l’entreprise en Amérique du Nord, contre 99 % en 2013. Seulement 30 % dans le monde.
Selon le classement de popularité des personnages Sanrio 2024, Hello Kitty occupe la cinquième place, avec Cinnamoroll – un chien aux joues roses – assis en haut. D’autres créations plus jeunes telles que Gudetama – un jaune d’œuf apathique – et Aggretsuko – une femelle panda rousse en colère – marquent un changement notable de l’accent mis par Sanrio sur les personnages mignons vers ceux qui reflètent des préoccupations sociales.
Aggretsuko, par exemple, est confrontée à la discrimination sexuelle, à l’anxiété sociale et à un mauvais équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Gudetama reflète les luttes et les aspirations des jeunes au Japon.
Mais au fur et à mesure que de nouveaux personnages vont et viennent, l’expression familière d’Hello Kitty restera sans aucun doute inchangée… comme elle l’a fait pendant 50 ans.
Sameer Hosany ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.01.2025 à 16:18
Emilie Ruiz, Maitre de conférences HDR, Université Savoie Mont Blanc
Corentin Charbonnier, Docteur en Anthropologie, Université de Tours
Vous avez peut-être découvert Gojira à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024, lorsque le groupe a interprété « Ah ! Ça ira ! », partageant la façade de la Conciergerie avec la chanteuse lyrique Marina Viotti. Trois jours après la prestation, le groupe enregistre + 282 % d’écoutes sur Spotify en France et 129 % dans le reste du monde. La prestation vaut au groupe d’être nommé pour la quatrième fois aux Grammys et offre au metal une visibilité grand public exceptionnelle. Les clichés associés au metal pourraient-ils enfin s’atténuer ?
Formé en 1996 dans les Landes, Gojira s’est imposé comme un des leaders de la scène metal moderne grâce à sa capacité à mêler complexité musicale et textes empreints de préoccupations environnementales, sociales et philosophiques. Actif depuis près de 20 ans dans les musiques extrêmes longtemps marginalisées, Gojira est précurseur. La prestation aux JOP semble marquer une nouvelle étape dans la déstigmatisation du metal dans les yeux du grand public.
En prenant part à des causes engagées à l’instar de l’ONG de défense des océans Sea Shepherd, en accueillant des représentants de tribus amazoniennes dans les vidéos du groupe, en choisissant de limiter leur impact écologique au détriment de tournées et en assumant des prises de position sociales et environnementales fortes, les membres de Gojira questionnent des enjeux sociétaux. Loin des clichés sur un metal violent et mortifère, la famille est également centrale pour le groupe. Gojira montre que la scène metal intègre davantage de valeurs que ce que le grand public ne lui prête. Cela interroge l’image contre-culturelle du metal.
Gojira a toujours été une affaire de famille. Les fondateurs, Joseph et Mario Duplantier, deux frères, sont rejoints par Christian Andreu et Jean-Michel Labadie. Alain Duplantier, oncle de Joe et Mario, a réalisé plusieurs de leurs clips, et leur sœur Gabrielle Duplantier, photographe, a immortalisé les membres du groupe dès leurs débuts. L’album Terra Incognita est d’ailleurs estampillé d’un de ses clichés.
En 2005, l’album From Mars To Sirius, dont la pochette est dessinée par Joe Duplantier, n’est pas sans rappeler les influences de son père Dominique Duplantier. Le clip de « Low Lands », tourné en hommage à leur mère Patricia, met en scène leur maison familiale, un lieu symbolique entre mer, lac et forêt, cristallisant l’attachement du groupe à ses racines. Ce clip est la quintessence d’un travail de famille : Alain Duplantier à la réalisation, Gabrielle Duplantier à la photographie et Claire Théodoly, cousine des Duplantier, à la figuration. Dans le documentaire Metal Families (à paraître, Unscene Production), Joe Duplantier explique :
« Quand les membres de ta famille sont dans les arts et que c’est tout ce que t’as parce qu’autour, c’est les arbres et les matchs de rugby, tu fais avec ce que t’as. »
Mario ajoute :
« Ce qui est parti pour être comme une tare de grandir ici est devenu un avantage et une force. Ça a sculpté notre identité… c’est cet isolement de devenir par nous-même l’univers Gojira… Vivre ici dans ce grand espace. »
Depuis ses débuts, Gojira s’est distingué par un engagement environnemental affirmé. Lors de sa création, le groupe s’appelait Godzilla, en référence à la créature émanant du nucléaire et symbolisant la vengeance de la nature sur l’activité humaine. Le lien du metal à l’écologie est scellé. Les relations entre l’homme et la nature sont un thème central dans la discographie du groupe, l’album Terra Incognita (2001) étant particulièrement remarquable de ce point de vue. L’album From Mars to Sirius (2005) aborde quant à lui des sujets tels que la destruction des océans et le réchauffement climatique.
Gojira soutient également l’association de défense des océans Sea Shepherd. Le titre Of Blood and Salt, fruit d’une collaboration avec Fredrik Thordendal et Devin Townsend, évoque le massacre des globicéphales, ces cétacés chassés au large des îles Féroé. En 2024, lors de l’arrestation de Paul Watson, fondateur de Sea Shepherd, Joe Duplantier s’est d’ailleurs rendu au Danemark pour militer en faveur de la libération du capitaine (finalement libéré le 17 décembre 2024).
En 2021, la campagne « Amazonia », visant à lever des fonds pour l’ONG Articulation des peuples autochtones du Brésil, a permis de fédérer de nombreux acteurs de la scène metal et de récolter plus de 300 000 dollars. Lors de leur dernière tournée à Rio en 2022, le groupe a invité une tribu autochtone sur scène pour sensibiliser le public à la disparition de la forêt amazonienne.
L’engagement écologique est global chez Gojira : Joe Duplantier a par exemple dévoilé être végétalien, après avoir été végétarien, et ne plus porter de cuir. Plus récemment, les tournées, éléments centraux de la vie des groupes, ont également été remises en question par Gojira. Ainsi, malgré de nombreuses propositions, le groupe s’est uniquement produit à l’Ocean Fest en 2024, un festival de petite jauge à proximité de la résidence familiale (moins de 5 000 personnes) dont l’objectif est de récolter des fonds pour sauvegarder les océans.
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Ces engagements interrogent l’affiliation du metal comme contre-culture, genre souvent perçu comme marginal, ou en opposition aux normes sociétales. Historiquement, le metal a été associé à des thèmes sombres. Mais cette noirceur était souvent une réaction aux injustices perçues dans le monde moderne. Dès 1970, Black Sabbath, l’un des groupes fondateurs de metal, abordait par exemple dans son album Paranoïd la peur du nucléaire (« Iron Man »), les conflits armés et politiques (« War Pigs »).
Loin d’être marginal, le metal s’est toujours emparé de préoccupations sociales fortes et a parfois même joué un rôle précurseur. Certains groupes, dans des sous-genres plus ou moins extrêmes, ont ainsi développé des engagements importants et emprunts de radicalité. Par exemple, le sous-genre hardcore dénonce les violences policières ou la précarisation. En France, l’album Peuh ! de Lofofora (1996) fait figure de proue, mettant en lumière les violences faites aux enfants (victimes d’inceste) et la montée du Front national à travers ses textes.
Après plus d’un demi-siècle d’existence, la culture metal aurait-elle connu un point de bascule en 2024 ? Au-delà de la cérémonie des Jeux olympiques l’exposition Metal Diabolus in Musica à la Philharmonie de Paris a offert un adoubement institutionnel à une scène encore souvent dénigrée. Cette année singulière permet un tournant symbolique valorisant (enfin !) la culture metal. Gojira n’a jamais été aussi légitime de chanter : « Our Time Is Now. »
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
27.01.2025 à 16:43
Ted Olson, Professor of Appalachian Studies and Bluegrass, Old-Time and Roots Music Studies, East Tennessee State University
Le biopic sur Bob Dylan Un parfait inconnu, avec Timothée Chalamet, se concentre sur la trajectoire de Dylan au début des années 1960. Très tôt, l’artiste a défié les attentes de ses fans et rejeté les conventions imposées par l’industrie. Comment ce jeune chanteur folk au style unique est-il parvenu à se réinventer et à devenir une figure incontournable de la scène musicale internationale ?
En tant qu’historien de la musique, j’ai toujours respecté une décision de Dylan en particulier, celle qui a donné le coup d’envoi à la période la plus turbulente et la plus importante de l’activité créatrice du jeune artiste.
Il y a soixante ans, le soir d’Halloween 1964, un jeune Dylan de 23 ans montait sur la scène de la Philarmonie de New York. Il était devenu une star dans un genre de niche : la musique folk revivaliste. Mais dès 1964, Dylan s’est constitué un public beaucoup plus large en interprétant et en enregistrant ses propres chansons.
Dylan a joué un concert en solo, mélangeant des morceaux qu’il avait déjà enregistrés et de nouvelles chansons. Des représentants de sa maison de disques, Columbia Records, étaient présents pour enregistrer le concert, avec l’intention d’en faire le cinquième album officiel de Dylan.
Ce disque aurait été le successeur logique des quatre précédents albums de Dylan chez Columbia. À l’exception d’un titre, « Corrina, Corrina », ces albums, pris dans leur ensemble, présentaient exclusivement des performances acoustiques en solo.
Mais à la fin de l’année 1964, Columbia a mis de côté l’enregistrement du concert au Philharmonic Hall. Dylan avait décidé qu’il voulait faire un autre type de musique.
Deux ans et demi plus tôt, Dylan, qui n’avait alors que 20 ans, avait commencé à être reconnu et acclamé par la communauté folk de New York. À l’époque le renouveau de la musique folk avait lieu dans de nombreuses villes du pays, mais Greenwich Village, à Manhattan, était le cœur battant du mouvement.
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Se mêlant à d’autres musiciens folk et s’inspirant d’eux, Dylan, qui venait de quitter le Minnesota pour s’installer à Manhattan, obtient son premier concert au Gerde’s Folk City le 11 avril 1961. Dylan se produit dans divers autres clubs de musique de Greenwich Village, interprétant des chansons folk, des ballades et du blues. Il aspire à devenir, comme son héros Woody Guthrie, un artiste autonome, capable d’utiliser la voix, la guitare et l’harmonica pour interpréter l’héritage musical de « la vieille et étrange Amérique » – un adage inventé par le critique Greil Marcus pour décrire le premier répertoire de Dylan, composé de musique d’avant-guerre.
Si les reprises de Dylan étaient indéniablement envoûtantes, il reconnaîtra que certains de ses pairs de la scène folk du début des années 1960 – en particulier Mike Seeger – étaient meilleurs pour reproduire les styles instrumentaux et vocaux traditionnels.
Dylan, cependant, se rend compte qu’il a une facilité exceptionnelle pour écrire et interpréter des chansons inédites.
En octobre 1961, John Hammond, découvreur de talents chevronné, fait signer à Dylan un contrat d’enregistrement pour Columbia. Son premier album éponyme, sorti en mars 1962, présente des interprétations de ballades et de blues traditionnels, avec seulement deux compositions originales. Cet album ne se vend qu’à 5 000 exemplaires, ce qui conduit certains responsables de Columbia à qualifier le contrat de Dylan de « folie de Hammond ».
Renversant la formule, l’album suivant en 1963, The Freewheelin’ Bob Dylan, propose 11 compositions originales de Dylan et seulement deux chansons traditionnelles. L’album comprend des chansons sur les relations amoureuses comme des chansons militantes, dont sa fameuse « Blowin’ in the Wind ».
The Times They Are A-Changin’, son troisième album, présente exclusivement les compositions de Dylan.
La créativité de Dylan se poursuit. Comme il en témoigne dans « Restless Farewell », le morceau de clôture de The Times They Are A-Changin’, « My feet are now fast/and point away from the past » (Mes pieds sont maintenant rapides/et s’éloignent du passé).
Sorti six mois seulement après The Times, le quatrième album Columbia de Dylan, Another Side of Bob Dylan, présente des enregistrements acoustiques en solo de chansons originales dont les paroles sont aventureuses et moins axées sur l’actualité. Comme le suggère sa chanson « My Back Pages », il rejette désormais l’idée qu’il pourrait – ou devrait – parler au nom de sa génération.
À la fin de l’année 1964, Dylan aspire à s’affranchir définitivement des contraintes du genre folk – et de la notion de « genre » tout court. Il veut subvertir les attentes du public et se rebeller contre les forces de l’industrie musicale qui veulent le cataloguer, lui et son œuvre.
Le concert au Philharmonic Hall se déroule sans problème, mais Dylan refuse que Columbia en fasse un album. Il faudra attendre quarante ans pour que l’enregistrement fasse l’objet d’une sortie officielle.
À la place, en janvier 1965, Dylan entre au Studio A de Columbia pour enregistrer son cinquième album, Bringing It All Back Home. Mais cette fois, il adopte le son rock électrique qui a galvanisé l’Amérique dans le sillage de la Beatlemania. Cet album présente des chansons dont les paroles sont inspirées par un flot de pensées désorganisé, avec une imagerie surréaliste, et sur de nombreuses chansons, Dylan se produit avec l’accompagnement d’un groupe de rock.
Sorti en mars 1965, Bringing It All Back Home donne le ton aux deux albums suivants de Dylan : Highway 61 Revisited, en août 1965, et Blonde on Blonde, en juin 1966. Ces trois derniers disques, vibrant de ce que Dylan appelait un « son de mercure fin et sauvage », sont parmi les plus grands albums de l’histoire du rock pour de nombreux critiques.
Le 25 juillet 1965, au Newport Folk Festival, Dylan invite sur scène des membres du Paul Butterfield Blues Band pour accompagner trois chansons. A cette époque, une instrumentation acoustique est attendue en matière de musique folk : le public n’est pas préparé aux performances tonitruantes de Dylan. Certains critiques considèrent ce set comme un acte d’hérésie, un affront à la tradition de la musique folk. L’année suivante, lors d’une tournée au Royaume-Uni, à Manchester, Dylan se fait même traiter de « Judas » par un spectateur pour avoir abandonné la musique folk.
Pourtant, les risques créatifs pris par Dylan pendant cette période ont inspiré d’innombrables autres musiciens : des groupes de rock tels que les Beatles, les Animals et les Byrds ; des groupes de pop tels que Stevie Wonder, Johnny Rivers et Sonny and Cher ; et des chanteurs de country tels que Johnny Cash.
Reconnaissant combien Dylan avait mis la barre haute en matière d’écriture, Cash a écrit dans ses notes sur l’album de Dylan « Nashville Skyline » (1969) : « Sacré poète ».
Inspirés par l’exemple de Dylan, de nombreux musiciens ont ensuite expérimenté leur propre son et leur propre style, tandis que des artistes de tous les genres ont rendu hommage à Dylan en réinterprétant ses chansons.
En 2016, Dylan a reçu le prix Nobel de littérature « pour avoir créé de nouvelles expressions poétiques dans la grande tradition de la chanson américaine ». Son exploration précoce de cette tradition s’entend sur ses quatre premiers albums Columbia – des disques qui ont jeté les bases de l’auguste carrière de Dylan.
En 1964, Dylan était la vedette de Greenwich Village.
Aujourd’hui, parce qu’il ne s’est jamais reposé sur ses lauriers, il est une star pour le monde entier.
Ted Olson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.