03.11.2025 à 11:25
Valérie Zeitoun, Maitre de Conférences, IAE Paris – Sorbonne Business School
Géraldine Michel, Professeur, IAE Paris – Sorbonne Business School

Traversé par de multiples crises, le réel est devenu anxiogène. Il réclame de nouveaux modèles et de nouveaux rêves. Dans ce contexte, les imaginaires des marques viennent se substituer aux grands récits collectifs défaillants, en offrant aux individus de quoi se projeter, espérer, et peut-être apporter de nouvelles raisons de croire. C’est ce qu’analysent ici Valérie Zeitoun et Géraldine Michel, avec Raphaël LLorca, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, Arnaud Caré, directeur général délégué d’Ipsos, et Nicolas Cardon, directeur de l’expérience client d’Ipsos.
« L’esprit du voyage par Louis Vuitton », « La beauté plurielle de Dove », « Le sport inclusif » de Nike, ces imaginaires irriguent notre quotidien. Ils deviennent des forces de projection et de conviction collective, bien au-delà de leur valeur marchande. Face à l’évolution de leur rôle se pose la question de leur influence dans l’ordre social et/ou politique, au-delà de l’ordre marchand.
Comment, dans leur mission d’agent social, les marques participent-elles et poussent-elles au progrès social et environnemental, et permettent-elles ainsi de renouer avec de nouvelles utopies ?
L’imaginaire est le fruit de l’imagination d’un individu, d’un groupe ou d’une société. Il produit des représentations ou des mythes qui entretiennent un rapport plus ou moins détaché de la réalité.
Poser l’imaginaire et le réel en parallèle tend à accentuer la tension qui existe entre ces deux notions. Leur relation relève d’une dialectique qui interroge la manière dont l’imaginaire se rapporte au réel et réciproquement. Pour explorer ce rapport complexe, il est possible de distinguer trois dynamiques principales : une dynamique d’opposition, une dynamique de substitution et une dynamique d’enrichissement.
Depuis l’allégorie de la caverne de Platon, la tradition philosophique a longtemps pensé l’imaginaire et le réel de manière adverse. Pour Platon, les individus vivent souvent dans l’ignorance, attachés aux apparences, et il faut un effort de pensée pour accéder à la vérité, c’est-à-dire au « monde des Idées ». Dans cette perspective, le réel renvoie au monde des idées invariables et immuables tandis que l’imaginaire est lui entendu comme illusoire, fictif, sans réalité.
Notre culture occidentale est profondément ancrée dans cette opposition, valorisant le réel comme domaine de la vérité et de la connaissance, reléguant l’imaginaire au rang du fantasme.
Dans le domaine de la consommation, la célèbre réclame de Persil (« lave plus blanc ») est emblématique d’une rhétorique publicitaire fondée sur l’excès de promesse. En invoquant l’idée d’un « plus blanc que blanc », elle promet l’inatteignable et participe à une forme d’aliénation ou d’asservissement. Le récit de marque se réduit alors à l’idée d’une illusion, voire d’une tromperie.
Le philosophe Jean Baudrillard propose une autre perspective. Selon lui, l’imaginaire ne s’oppose plus simplement au réel, mais s’y substitue. Le simulacre n’est pas une simple copie du réel : il en efface la référence. Il produit l’illusion d’un monde réel, mais entièrement artificiel, forme d’hyperréalité, saturée d’images et de signes.
L’imaginaire, dès lors, se substitue au réel et l’idéalise. Les campagnes publicitaires de la marque McDonald’s qui reposent sur une représentation parfaite du hamburger – comparée à la réalité du hamburger servi dans les restaurants – génèrent un simulacre. Les consommateurs n’achètent pas un hamburger, mais l’image idyllique du hamburger.
Une troisième approche, initiée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty, envisage au contraire l’imaginaire comme une composante fondamentale du réel. Dans cette perspective, l’imaginaire ne s’oppose pas au réel, il en est le prolongement, voire un producteur. L’imaginaire permettrait d’accéder au réel autrement, éventuellement de le transformer en lui imprimant de nouvelles formes.
L’imaginaire ouvre vers d’autres réels possibles. C’est dans cette dynamique que certaines marques s’inscrivent, et ce faisant réinventent les modalités de notre environnement. C’est le cas de la marque Apple. À son lancement, elle apporte une nouvelle vision de l’ordinateur personnel axée sur la convivialité et le design de l’objet pour s’inscrire dans le quotidien des individus, et se positionner contre des usages de l’époque qui considéraient l’ordinateur comme strict objet du monde du travail.
Dès 1957, le sémiologue Roland Barthes met en évidence la capacité des objets et des signes de consommation à produire un imaginaire socialement partagé. La marque se définit comme objet social et réservoir symbolique. Elle ne se réduit pas à un simple signe marchand, elle agit comme un médiateur symbolique, capable de relier les individus à des univers de significations collectives.
Elle produit du sens et génère de la valeur en projetant des imaginaires partagés. Dans cette direction, les marques iconiques le deviennent, justement, parce qu’elles articulent des imaginaires culturels qui viennent répondre à des enjeux sociaux forts. Nike, en soutenant publiquement le footballeur Colin Kaepernick dans sa protestation contre les violences policières faites aux Afro-Américains, incarne un imaginaire de résistance.
Avec sa campagne « Don’t Buy This Jacket », la marque outdoor Patagonia a supporté un imaginaire plus sobre. Elle incite les consommateurs à ne pas céder au consumérisme. Cet imaginaire s’incarne aussi dans les actes – réparabilité des produits, soutien à des actions environnementales, etc. – et, de fait, devient le réel.
D’autres marques pourraient être ici mentionnées, Dove et le nouvel imaginaire de la beauté : vision alternative qui remet en cause une beauté normative pour la rendre plurielle, femmes de toutes morphologies, âges, origines ou couleurs de peau. C’est encore Ikea ou Levi’s qui participent d’imaginaires plus inclusifs en soutenant la cause LGBTQIA+. Toutes ces marques participent d’une forme d’engagement, fondé sur de nouveaux imaginaires sociaux et/ou culturels, qui permet d’enrichir, de modifier, de transformer le réel.
Les marques produisent des imaginaires collectifs, en ce sens, comme le propose Raphaël LLorca, elles peuvent être considérées comme « des acteurs politiques » qui structurent et façonnent notre appréhension du réel. L’imaginaire national et la signification « d’être français » se fonde aujourd’hui, en partie, sur des projections et/ou des incarnations proposées par les acteurs marchands tous secteurs confondus, la mode, les transports ou la grande distribution.
L’ironie, souligne Raphaël LLorca, c’est que ce sont souvent des marques étrangères, et singulièrement états-uniennes, comme Burger King ou Nike, qui proposent leur version du roman national français !
Dans tous les cas, la sécrétion d’imaginaires politiques de la part d’acteurs marchands constitue une rupture profonde dans l’équilibre des forces entre les trois ordres traditionnels – ordres politique, religieux et marchand.
Une étude Ipsos fait le constat d’un lien entre engagement individuel et engagement des marques. Il apparaît ainsi que les fans de marques engagées, comme Disney, Deezer ou Heineken, sont eux-mêmes plus impliqués que la moyenne française dans les causes d’équité et d’égalité entre les populations.
Plus important, en termes de gestion de marque, il apparaît que cette adhésion aux marques, porteuses d’imaginaires positifs, va au-delà d’une élection de principe. 50 % des Français interrogés déclarent, dans le contexte actuel, qu’ils seraient prêts à acheter moins de produits provenant de marques éloignées de leur engagement pour l’équité, la diversité et l’inclusion. Ces résultats montrent que les marques ont le pouvoir de nourrir le réel d’imaginaires sociaux, culturels voire politiques.
Mais comment peuvent-elles le faire ? À cette question, une seconde étude Ipsos explore les conditions d’émergence de nouveaux réels aspirationnels.
Les marques doivent incarner ces imaginaires si elles souhaitent construire des liens émotionnels avec les consommateurs et citoyens. Près de 69 % des interrogés affirment être disposés à rompre avec des marques qui ne tiendraient pas leurs promesses sur des sujets sociaux ; 70 % se déclarent prêts à suivre une marque à laquelle ils sont émotionnellement liés, contre 45 % lorsque ce lien n’est que fonctionnel.
Les imaginaires des marques deviennent des forces de projection et de conviction collective, bien au-delà de leur valeur marchande. Les marques qui s’engagent dans de nouveaux imaginaires et qui leur donnent une réalité tangible favorisent l’engagement des individus, collaborateurs et clients. Ainsi, elles génèrent une adhésion et une implication pérenne, mais, surtout, elles participent d’un élan transformatif social et peut-être politique.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
01.11.2025 à 10:02
Alexandre Chartier, Doctorant en Sciences et techniques des activités physiques et sportives, enseignant vacataire, Université de Bordeaux

Accessoires de spectacle dès le XVIIᵉ siècle, les patins à roulettes ont vu le jour en Europe, dans l’ombre du patinage sur glace. Aux grandes modes aristocratiques et mondaines à l’aube du XXᵉ siècle, ont succédé de multiples périodes d’engouements, aux formes et aux modalités renouvelées. Pourtant, le roller n’est jamais parvenu véritablement à s’installer en France comme « fait culturel ».
La pandémie de Covid-19 et les confinements ont déclenché un regain d’intérêt pour le roller. Entre 2020 et 2022, les ventes de patins ont bondi de 300 % aux États-Unis et ont suivi les mêmes tendances en France. À travers des influenceuses, telles qu’Ana Coto ou Oumi Janta, la génération TikTok a réinvesti les rues et les places. Les marques n’ont pas tardé à relancer des modèles au look à la fois vintage et modernisé.
Cet engouement récent ne surgit cependant pas du néant. Il s’inscrit dans une longue histoire de modes successives du patinage à roulettes en France et dans le monde. C’est en les reconvoquant, en questionnant le rôles des acteurs et leurs représentations que l’on peut mieux saisir pourquoi le roller peine encore à s’imposer comme un fait culturel durable et fonctionne donc par effraction, par mode.
La première grande mode du patinage à roulettes remonte aux alentours de 1876. La vogue du skating, incarnée par les patins à essieux de James Leonard Plimpton, traverse l’Atlantique et atteint l’Europe. Henry Mouhot dépeint cet engouement sans précédent dans son ouvrage la Rinkomanie (1875).
En France, près de 70 patinoires à roulettes, les skating-rinks, ouvrent leurs portes en l’espace de trois ans. Majoritairement fréquentés par l’aristocratie, la haute bourgeoisie et « l’élite voyageuse », ils deviennent des lieux incontournables de sociabilité urbaine et cosmopolite.
Le patinage à roulettes est alors considéré comme une alternative au patinage sur glace dont il reproduit les attitudes et les techniques corporelles. A contrario de son aïeul sur lames, il permet de pratiquer toute l’année.
Pourtant, malgré les aspirations hygiénistes, l’anglomanie et le caractère de nouveauté, la mode décroît rapidement sous l’influence de plusieurs facteurs : un matériel innovant mais largement perfectible demandant une maîtrise technique importante, la fragilité des entreprises commerciales, la mauvaise fréquentation des rinks, l’absence d’institutionnalisation ou encore la concurrence d’autres pratiques, telles que la vélocipédie.
Une série d’innovations technologiques notables, tels que les roulements à billes, combinée à des conditions d’accès plus strictes aux patinoires, contribuent à relancer l’intérêt pour le patinage à roulettes à la veille de la Première Guerre mondiale. Sam Nieswizski (1991) avance que l’imminence du conflit a incité la bourgeoisie au divertissement. Près de 130 skating-rinks sortent de terre entre 1903 et 1914, à Paris et en province. Ils sont édifiés particulièrement sur la Côte Atlantique et dans les lieux de villégiature du tourisme britannique.
À l’instar du ping-pong, loisir mondain et élégant, le patinage à roulettes fonde ses premiers clubs de hockey sur patin à roulettes, de course et de figures. La « sportivisation » du patinage à roulettes en tant que « processus global de transformation des exercices physiques et des pratiques ludiques anciennes en sport moderne » a débuté à la fin du XIXe siècle. La Fédération des patineurs à roulettes de France voit le jour en 1910.
Dans le même temps, la pratique populaire et enfantine en extérieur se développe, non sans susciter la répression policière. À Paris, la préfecture tente de contenir le déferlement des patineurs sur la voie publique en prenant un arrêté qui interdit la pratique aux alentours du jardin du Luxembourg. Elle déclenche de vives réactions de journaux, comme le Matin ou l’Humanité, qui se mobilisent pour défendre la pratique populaire face à la conception bourgeoise du patinage en skating-rink.
La mode de 1910 s’avère pourtant structurante : elle amorce la popularisation et la sportivisation de la pratique qui se prolongent dans l’entre-deux-guerres avec la création de la fédération internationale et avec les premiers championnats d’Europe et du monde. Le déclenchement du conflit et les résistances institutionnelles pourraient pour partie expliquer qu’il n’ait pas existé en France une période d’ancrage culturel aussi profonde que celle observée durant la Roller Skate Craze américaine des années 1920-1950.
L’entre-deux-guerres voit l’émergence du roller-catch : l’ancêtre professionnel de l’actuel roller derby investit le Vélodrome d’hiver en 1939. Plus spectacle que sport, la pratique est rejetée par la fédération internationale, mue par les valeurs de l’amateurisme. Elle renaîtra sous une forme modernisée et féministe au début des années 2000.
Durant les années 1950 et jusqu’aux années 1980, clubs et compétitions se développent dans la confidentialité. En parallèle, la production à faible coût de patins à roulettes réglables en longueur favorise la pratique enfantine.
À la fin des années 1970, l’avènement des roues en uréthane rend la glisse plus confortable, fluide et ouvre de nouvelles perspectives techniques. Les roller-skates au look de chaussure sport d’un seul tenant accompagnent la vague roller-disco. Des films comme La Boum ou Subway montrent alors deux représentations antinomiques mais coexistantes du patinage à roulettes. À partir de 1981, les milliers de patineurs de Paris sur roulettes investissent dans les rues de la capitale, à tel point que les piétons demandent leur interdiction. Taxés de marginaux, ils préfigurent la conquête de la ville des années 1990-2000.
À l’aube du XXIe siècle, des marques emblématiques, comme Rollerblade, sont à l’initiative du boom du roller « inline » et rajeunissent l’image surannée du patin à essieux. Le roller devient cool, branché, écologique. Il s’inscrit dans la lignée des sports californiens et s’envisage même en tant que mode de transport : des grèves londoniennes de 1924 aux grèves de 1995, il n’y a qu’une poussée.
Il acquiert une dimension plus respectable, malgré les représentations négatives de sa dimension agressive (roller acrobatique et freestyle de rue) qui demeure incomprise, au même titre que le skateboard. Les autorités oscillent entre acceptation et répression dans un discours ambivalent. En Belgique, le roller trouve sa place dans le Code de la route, alors qu’en France, les préconisations du Livre blanc du Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (Certu) restent lettre morte.
En 2010, le film Bliss/Whip it ! marque le renouveau du roller derby. Durant quelques années, les journaux scrutent avec intérêt la réappropriation de cette pratique par les femmes. Le patin à essieux y connaît une nouvelle jeunesse tout comme entre 2016 et 2018 poussé par le marketing mondial de Disney qui promeut la série adolescente Soy Luna.
Quatre ans plus tard, la même génération de pratiquantes se libère du confinement en réanimant la roller-dance, prolongement modernisé d’une roller-disco restée dans l’imaginaire collectif.
Ainsi, lors de chaque mode, le patinage à roulettes repart avec force. À l’instar des vogues vestimentaires et dans une logique d’imitation/distinction, les pratiquants et pratiquantes se réapproprient les signes du passé pour mieux les détourner et affirmer leur singularité.
L’analyse historique et sociologique permet de dégager plusieurs ressorts d’émergence et d’alimentation des modes liés aux différents acteurs en lice dans le champ activités physiques et sportives : les innovations technologiques poussées par les fabricants (roulements, roues uréthane) et les distributeurs, le marketing et la communication (Soy Luna), les médias et les influenceurs (confinement), les aspirations des pratiquants, les techniques corporelles, des lieux de pratique adaptés ou encore l’influence des institutions étatiques et fédérales. Des facteurs inhibiteurs viennent toutefois perturber ces vogues et limiter leur ancrage sociétal durable, en particulier lorsque les objectifs des acteurs divergent.
Ainsi, l’histoire des modes du patinage à roulettes en France nous enseigne que l’enthousiasme ne suffit pas à en produire. Il faut un écosystème actif aux intérêts convergents : fabricants, médias, infrastructures, institutions. En d’autres termes : ce n’est pas seulement parce qu’on roule que l’on devient un fait culturel.
Je suis webmaster du site associatif rollerenligne.com.
30.10.2025 à 15:52
Jean-Baptiste Carobolante, Professeur d'histoire et théorie de l'art, ESA / École Supérieure d'Art / Dunkerque - Tourcoing

Alors que nous traversons une époque de plus en plus troublée, un constat s’impose : le cinéma d’horreur, lui, se porte à merveille. Ce succès n’a rien d’anodin : il reflète la manière dont les inquiétudes sociétales, toujours plus prégnantes, trouvent dans l’horreur un terrain d’expression privilégié, un miroir révélateur de nos angoisses collectives.
Ces dernières années ont vu émerger nombre de films et de séries rencontrant un véritable engouement, tandis que certains réalisateurs – comme Jordan Peele, Ari Aster ou Jennifer Kent – sont devenus des auteurs plébiscités, voire des figures incontournables du genre.
Les racines du cinéma d’horreur actuel se trouvent dans les productions hollywoodiennes des années 1970. À ce sujet, le critique Jean-Baptiste Thoret relevait que le cinéma de l’époque fut déterminé par la généralisation de la télévision dans les foyers, et de son nouveau registre d’images. Les horreurs du monde extérieur étaient ainsi présentées tous les soirs dans les salons familiaux.
La guerre du Vietnam, les émeutes réprimées de manière sanglante – notamment les sept « émeutes de Watts » aux États-Unis en août 1965 –, les faits divers lugubres s’introduisaient dans le quotidien de tous les Américains, puis de tous les Occidentaux. Le cinéma de possession, l’Exorciste (William Friedkin, 1973), mais aussi les slashers et leurs tueurs barbares arpentant les paisibles zones pavillonnaires (la Dernière Maison sur la gauche, Wes Craven, 1972) en sont des exemples probants : les peurs de la destruction du soi intime et de l’espace domestique furent liées à cette obsession pour un « mal intérieur » que diffusait, incarnait et répandait l’écran de télévision.
Mais c’est aussi, bien sûr, le cinéma de zombies (la Nuit des morts-vivants, George A. Romero, 1968) au postulat très simple : les morts viennent harceler les vivants ; ou, en termes cinématographiques, le hors-champ vient déborder dans le champ. De fait, la décennie posa des bases horrifiques qui sont toujours valides aujourd’hui.
Le cinéma d’horreur est un registre qui tourne toujours autour d’un même sujet : les frontières (d’un monde, d’un pays, d’une maison, d’un corps) sont mises à mal par une puissance insidieuse, puissante, voire surnaturelle.
Notre siècle se situe de fait dans la continuité des années 1970 qui ont posé les bases du genre. Nous pouvons définir quatre grandes peurs qui traversent toutes les productions horrifiques actuelles : la question du contrôle politique, de son efficience et de ses abus ; la question de l’identité et de la différence ; celle de la violence, de l’agression, voire de la torture ; et, enfin, la peur des médias et de la technologie.
La peur politique est au cœur de nombreuses productions horrifiques. C’est notamment le cas de la saga American Nightmare (James DeMonaco, 2013–2021) qui nous présente une société américaine fondamentalement dysfonctionnelle en raison de ses orientations politiques : une nuit par an, afin de « purger » la société, toutes les lois sont suspendues. Le troisième volet, The Purge : Election Year (James DeMonaco, 2016), ne s’y trompait pas en détournant la casquette du mouvement MAGA sur son affiche promotionnelle.
Mais l’horreur des choix politiques se trouve également au cœur des films apocalyptiques et postapocalyptiques. Qu’ils mettent en scène des zombies, des épidémies ou des extra-terrestres, l’horreur provient bien souvent de l’incapacité institutionnelle à répondre au mal, puis de la violence fondamentale avec laquelle les sociétés se reconstituent ensuite. C’est notamment le cas dans la série The Walking Dead (Frank Darabont, 2010–2022), qui nous présente tout un répertoire de modes de vie collective, en majorité profondément inégalitaires, voire cruelles.
Les questions identitaires, elles, relèvent de l’horreur politique lorsque les films prennent le racisme comme sujet. On retrouve cet aspect dans Get Out (Jordan Peele, 2017), dans lequel de riches Blancs s’approprient les corps d’Afro-Américains afin de s’offrir une seconde jeunesse. Mais c’est aussi le cas, de façon plus générale, du cinéma de possession, qui est toujours un cinéma traitant de problèmes identitaires, du rapport à soi, voire de folie ou de dépression. Possédée (Ole Bornedal, 2012), Mister Babadook (Jennifer Kent, 2014), ou encore Heredité (Ari Aster, 2018) mettent tous en scène des individus combattant un démon – ou une entité maléfique – pour retrouver un sens à leur vie et une stabilité identitaire.
La peur de la violence est peut-être la réponse cinématographique la plus directe aux faits divers qui ont envahi les médias depuis plusieurs décennies. Faits divers ayant même donné naissance à des sous-genres cinématographiques autonomes. Le « torture porn » – illustré par les sagas Saw (depuis 2004), Hostel (2005–2011) et The Human Centipede (Tom Six, 2009–2016), par exemple – est un type de film dont l’objet est la représentation de tortures physiques et/ou psychologiques infligées par un maniaque (ou un groupuscule puissant) à des individus malchanceux. Le « rape and revenge » (« viol et vengeance »), quant à lui, représente, comme son nom l’indique, de jeunes femmes violentées qui prennent leur revanche sur leurs agresseurs, souvent de manière sadique. C’est le cas de films comme Revenge (Coralie Fargeat, 2017) ou la saga I Spit on Your Grave (2010–2015).
Enfin, le dernier territoire que nous mentionnons a fini, selon nous, par englober tous les autres. À notre époque, toute peur est liée à la manière dont nous nous représentons le monde, l’Autre et nous-mêmes, sous la forme d’un simulacre ou via un dispositif technologique intercesseur.
Le réel s’offre à nous à travers des filtres technologiques. Ainsi, c’est toujours à l’écran – télévision, ordinateur ou smartphone – de « rendre réel », de définir ce qui est vrai, et de nous offrir des expériences. Or, nous courons toujours le risque que ces systèmes de représentation abusent de nous et deviennent, à leur tour, oppressants. C’est le postulat même du registre horrifique du « found footage », depuis le Projet Blair Witch (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999), en passant par les sagas Paranormal Activity (2007–2021), REC (2007–2014), ou encore Unfriended (Levan Gabriadze, 2014). Ces films, prenant l’aspect et la forme d’archive retrouvée – bien souvent domestique ou policière –, peuvent centrer leurs récits aussi bien autour de spectres, de tueurs en série ou d’extra-terrestres, car c’est le dispositif d’image lui-même, plus que le monstre, qui crée la matière horrifique.
Deux phénomènes nouveaux semblent, toutefois, se dégager depuis quelques années. Le premier, par son absence relative dans le cinéma d’horreur, et le second, par son omniprésence.
Il s’agit tout d’abord du cataclysme écologique, que l’on retrouve de façon prégnante dans le cinéma de science-fiction, mais très peu dans les films d’horreur. Cette absence, plutôt que de témoigner d’une incapacité de représentation, relève peut-être d’un enjeu trop mondial pour être abordé par un genre finalement plus attaché à des parcours intimes, à des trajectoires d’individus confrontés à l’horreur, plutôt qu’à des horreurs sociétales.
Bien sûr, le cinéma de zombies ou d’apocalypse traite déjà en substance de cet effondrement civilisationnel, mais il faut que ce soit l’humain qui meure, et non le vivant, la nature ou l’environnement, pour que l’horreur devienne manifeste.
Quelques films, comme le long métrage français la Nuée (Just Philippot, 2020), tentent toutefois de poser la question d’une horreur humaine à partir d’une bascule environnementale. Notons également que la pandémie de Covid-19 n’a pas laissé de trace significative dans le genre horrifique. L’horreur pandémique est déjà présente au cinéma depuis les zombies de la fin des années 1960, lorsque la peur et la paranoïa suscitée par le confinement sont déjà figurées au cinéma à travers le motif de la maison hantée qui nous présente toujours des individus prisonniers d’un espace domestique devenu oppressant, voire létal.
Enfin, l’omniprésence actuelle que nous évoquions est certainement celle de l’inéluctabilité du mal. Alors que le cinéma d’horreur des décennies précédentes était encore un cinéma globalement centré sur le monstre (tueur, démon, alien, spectre, etc.), tangible et donc affrontable, notre époque contemporaine présente des antagonistes qui ne sont rien d’autre qu’une puissance abstraite de destruction.
Des films sortis cette année, comme les Maudites (El Llanto, Pedro Martin-Galero, 2024) ou Vicious (Bryan Bertino, 2025), représentent le mal comme une volonté omniprésente, omnipotente, qui dépasse et qui détruit tous les cadres de protection. La société, la famille, le réel volent en éclats ; et nous, spectatrices et spectateurs, ne pouvons que contempler la longue descente aux enfers d’individus voués au néant.
Ce motif horrifique ne nous semble pas anecdotique, tant il dit quelque chose de notre époque, de ses peurs, voire de son désespoir. Comme dans le cinéma expressionniste allemand des années 1930, une puissance a pris le contrôle de la société, et le cinéma d’horreur actuel semble se résigner à le laisser dramatiquement triompher.
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.
Jean-Baptiste Carobolante ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.10.2025 à 15:52
Maxime Parola, Doctorant en Art, Université Côte d’Azur

Apparu dans les années 1970, le « slasher » est une catégorie de film d’horreur répondant à une typologie très stricte et particulièrement codifiée. Si le réalisateur Wes Craven n’est pas à proprement parler à l’origine du genre, il y a contribué de façon significative au travers de plusieurs films dont les plus marquants sont sans conteste « les Griffes de la nuit » (1984), où apparaît la figure de Freddy Krueger, et « Scream » (1996) qui lancera la vague des « neo-slashers ».
Le slasher se définit par un certain nombre de figures imposées tant dans le type de personnages mis en scène que par l’histoire qu’il raconte. C’est toujours le récit d’un groupe d’adolescents ayant commis une faute, ou dont les parents ont commis une faute. Ils sont poursuivis par un tueur, systématiquement masqué et qui les tuera avec une arme blanche, toujours la même. Les victimes s’enchaînent alors dans une série de meurtres violents liés à des transgressions adolescentes (consommation de drogues, alcool, relation sexuelle, etc.).
L’héroïne du film, toujours une femme, qui elle n’a commis aucune transgression, affronte le tueur dans un dernier face à face dont elle sortira victorieuse. C’est l’iconique « final girl ». Le tueur, vaincu, laisse généralement entendre qu’il pourrait revenir par une ultime déclaration, un effet de surprise, voir une déclaration humoristique… À titre d’exemple la scène de fin de la Fiancée de Chucky (1998), quatrième volet de la saga, où la poupée tueuse déclare d’un air dépité à celle qui la menace d’une arme : « Vas-y tue moi, je reviens toujours… C’est juste que c’est chiant de mourir. »
Le premier film à porter tous les codes du slasher est Halloween, la nuit des masques (1978), de John Carpenter. La célèbre scène de la douche dans Psychose (1960) en est peut-être la matrice : tous les codes du slasher y sont déjà réunis (une victime féminine poignardée à répétition par un ennemi sans visage). L’autre branche historique du slasher est celle du giallo italien et notamment le célèbre film la Baie sanglante (1971), de Mario Bava, qui porte déjà certains codes, comme les morts violentes et la sexualité.
Si Wes Craven ne rejoint formellement le genre qu’en 1984, son tout premier film, que certains qualifie de « proto-slasher », la Dernière Maison sur la gauche (1972) – lui même un remake du méconnu Jungfrukällan (la Source), d’Ingmar Bergman (1960) – avait posé certains éléments du genre parmi lesquels la violence exacerbée, le rapport entre meurtre et transgression sexuelle, et l’idée d’une héroïne féminine plus forte que ses agresseurs.
En 1984, Wes Craven sort les Griffes de la nuit. Si ce film respecte scrupuleusement tous les codes du genre, on peut voir aussi comment il les tord pour mieux les affirmer. Ainsi le tueur incarné par Freddy Krueger utilise une arme improbable, puisqu’il s’est fabriqué un gant en métal garni de lames de rasoir. Il ne porte pas non plus de masque, mais il a le visage gravement brûlé. La sexualité est présente chez toutes les victimes mais aussi dans le discours de Freddy, et dans son passé de tueur pédophile. C’est d’ailleurs la vengeance des habitants du quartier qui constitue la transgression originelle que les enfants doivent expier.
Dans Scream (1996) et dans les Griffes de la nuit, on retrouve l’idée d’un secret porté par les parents dont les conséquences retombent sur les enfants. Derrière le pavillon idéal d’Elm Street se cachent des meurtriers qui ont brûlé vif un homme et le dissimulent à leurs enfants, même après les premiers meurtres dans le quartier. Dans Scream, c’est plus prosaïquement les mœurs légères d’une mère de famille assassinée et le déni de sa fille vis-à-vis de ces transgressions qui font apparaître le tueur.
On voit qu’il y a dans ces deux cas l’idée d’une société des apparences qui serait en réalité pourrie, et on retrouve la critique du mode de vie américain déjà visible chez Stephen King, par exemple. Derrière un puritanisme d’apparence, se cachent les crimes que l’on dissimule à nos enfants.
Cette thématique récurrente dans le cinéma américain (dans un registre comique, il s’agit d’ailleurs du pitch de Retour vers le futur où un adolescent élevé par une mère stricte se retrouve renvoyé dans le passé pour découvrir qu’elle-même fut une adolescente très libérée) est un point structurant dans les films d’horreur américains et encore plus dans le slasher.
Cette interprétation politique du slasher se voie complétée par une autre interprétation plus universelle et psychanalytique. Par delà la question de l’hypocrisie parentale, c’est celle du refoulement du sexuel dans les sociétés issues des trois monothéismes qui est en jeu. Si la question de la sexualité, en tant qu’elle transforme le corps, peut être perçue universellement comme un sujet d’angoisse, elle ne devient une question morale que quand elle est associée à la notion d’interdit.
Le tueur masqué et sans visage est plus facilement reconnu à son arme qu’à sa tête. Or, l’arme blanche qu’il porte et qui le caractérise n’est-elle pas justement une métaphore phallique ? Le tueur sans visage est alors une allégorie du sexuel, masculin et intrusif, s’opposant à la figure de la jeune femme vertueuse. L’angoisse du spectateur devant l’antagoniste se conçoit alors comme la matérialisation d’une angoisse adolescente, celle de l’entrée dans la sexualité.
Entre la figure forte de la « final girl » et les transgressions sexuelles à l’origine des meurtres se pose la question récurrente du message porté par les slashers. Ambivalent par nature, il est difficile de dire du slasher s’il est féministe ou conservateur. En nous plaçant régulièrement derrière le masque du tueur, nous nous retrouvons dans la position de celui qui punit, prenant de fait le parti d’une morale conservatrice. Mais, d’un autre côté, on y découvre que la société présentée aux autres personnages comme vertueuse est le plus souvent pourrie par le secret et par le mensonge.
L’héroïne adolescente du film se voit alors prise entre deux mondes d’adultes aussi peu enviables l’un que l’autre et nous rappelle une autre figure culte du cinéma adolescent, dans un tout autre genre, celle de Pauline à la plage (1983), d’Éric Rohmer, où les tartufferies des adultes les décrédibilisent et font comprendre à Pauline qu’elle devra trouver son propre chemin loin des modèles et des figures imposées. Une « final girl » à la française pour ainsi dire…
Maxime Parola ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
28.10.2025 à 15:32
Guillaume Nord, Hydrologue, Université Grenoble Alpes (UGA)
Brice Boudevillain, Hydro-météorologue à l'Institut des Géosciences de l'Environnement, Université Grenoble Alpes (UGA)
Guy Delrieu, Directeur de Recherche CNRS émérite, hydro-météorologue, Université Grenoble Alpes (UGA)
Isabelle Ruin, Chercheuse, CNRS, Institut des Géosciences de l'Environnement, Université Grenoble Alpes (UGA)
Jason Guillermo Granados Morales, Doctorant en sciences économiques, Université Grenoble Alpes (UGA)
Jean-Dominique Creutin, Hydrométéorologue, Université Grenoble Alpes (UGA)
Yvan Renou, MCF HDR en socio-économie de l'environnement, Université Grenoble Alpes (UGA)

C’est une phrase qui s’est rapidement imposée au moment des inondations meurtrières qui ont touché Valence (Espagne) en octobre 2024 : « Seul le peuple sauve le peuple. » Elle est aujourd’hui inscrite sur des centaines de mosaïques, qui, partout dans la ville, indiquent le niveau de la crue. Cette phrase peut aussi se révéler pertinente, voire même cruciale, pour prévenir les prochaines catastrophes, note un groupe de chercheurs.
Il y a un an, le 29 octobre 2024, un orage méditerranéen violent touchait le Sud-Est espagnol, provoquant une inondation catastrophique de la communauté autonome de Valence. Celle-ci a fait 229 victimes et des dégâts matériels et environnementaux considérables. L’hiver dernier, alors que les causes climatiques et urbanistiques de la catastrophe étaient établies, et que les polémiques sur les responsabilités politiques de la gestion de la crise se poursuivaient, un artiste a apporté un message qui semble résumer les leçons qu’il faudrait tirer de la catastrophe pour transformer la ville et la réhabiter.
L’illustrateur Michael Barros, habitant de Sedaví dans la banlieue inondée de Valence, a ainsi lancé en février 2025 une initiative artistique inspirée des repères de crue posés à la suite de l’inondation de 1957. Il a, au départ, créé une centaine de carreaux de faïence (azulejos) qu’il pensait proposer dans son voisinage. Ces derniers ont eu un succès inattendu : il en existe plus de 2 000 aujourd’hui.
Ces azulejos rappellent, dans leur partie haute, jusqu’où l’inondation est montée : « Fins ací va arribar la riuà » (en français : « La crue est montée jusqu’ici »). Ils évoquent aussi, dans leur partie inférieure, le grand élan de solidarité visible au moment de la catastrophe où des milliers de personnes sont venues aider. Barros dessine la marche des sauveteurs bénévoles arrivant dans la zone inondée par une passerelle enjambant la rivière.
Il reprend aussi la phrase « Sols el poble salva al poble », soit en français : « Seul le peuple sauve le peuple. » Ce slogan avait envahi les réseaux sociaux au moment de la catastrophe et il a été l’objet de commentaires dans la presse sur son origine et sur son utilisation politique.
En plus du message classique des repères de crue indiquant la hauteur atteinte par les eaux, les azulejos de Michael Barros rappellent aussi que se protéger de l’inondation reste l’affaire de tous. Un double message particulièrement pertinent : les causes de l’inondation de 2024 et ses ravages ont pu être bien décrites par le travail de divers scientifiques, mais pour autant, l’anticipation des prochains événements à risque ne doit pas être réservée aux seuls experts, dont les recommandations ponctuelles peuvent être vite oubliées. En cela, le peuple est bien le protecteur du peuple.
Les inondations ont des causes climatiques bien établies. Les conditions météorologiques responsables de la violence des cyclones méditerranéens sont connues. Dans le cas de la région de Valence, il s’agit souvent de dépressions isolées en altitude (en espagnol, depresión aislada en niveles altos ou DANA) qui extraient, par évaporation, d’énormes quantités d’eau de la Méditerranée et qui les transforment en précipitations diluviennes et destructrices.
Les méthodes d’attribution montrent que le réchauffement climatique est responsable, dans la région de Valence, d’une augmentation de moitié des surfaces exposées à des pluies extrêmes et de près d’un quart de leurs cumuls.
La catastrophe qui en a résulté est liée à une conjonction de plusieurs raisons. Pour protéger Valence après la crue dévastatrice du fleuve Turia en 1957, le cours du fleuve avait été détourné du centre-ville. Depuis lors, au sud de la ville, des digues le dirigent vers la mer. Pensant le risque d’inondation écarté, de nouveaux quartiers résidentiels et industriels et leurs infrastructures de transport se sont développés au sud de ces digues à partir des années 1970, formant la banlieue de l’Horta Sud (en castillan, Huerta Sur).
En 2024, la crue du Turia a été bien contenue par les digues, mais l’Horta Sud a alors été traversée par l’arrivée rapide et massive des eaux de la Rambla de Poyo. Ancien affluent du Turia, ce fleuve côtier mineur (400 km2 d’aire drainée), dont le haut bassin a reçu un cumul de pluie extrême (près de 400 mm en six heures), a produit un débit de pointe largement supérieur à la crue de la Seine à Paris, en 1910 : celui-ci a été estimé à 3 000 mètres cubes par seconde !
En région méditerranéenne, ces petites rivières intermittentes, les ríos secos, accentuent la surprise et la désorientation face à l’inondation en masquant l’origine du danger. Elles sont invisibles par temps sec, dissimulées par les aménagements, sans continuité amont aval claire, y compris dans leurs noms.
En plus de ces contextes météorologiques et urbanistiques particulièrement critiques, l’absence d’alerte en temps utile a produit un bilan humain tragique, associé à une cascade de dommages matériels et environnementaux. La catastrophe a mis au jour une grande impréparation politique et sociale.
Devant la répétition de catastrophes qui se ressemblent se pose la question de la résilience des métropoles face aux manifestations climatiques – et, en particulier, aux inondations rapides dans la région méditerranéenne. La réponse doit associer connaissance de la trajectoire historique locale, engagement du public et restauration écologique.
La trajectoire historique du développement économique et social de l’Horta Sud s’est pensée à l’abri des infrastructures de protection. Maintenant que ce secteur s’avère fortement exposé au risque d’inondation par la Rambla, la difficulté pratique et économique, pour réduire cette exposition, est considérable.
Adapter la forme urbaine et les activités qui l’accompagnent va demander des efforts sur le temps long pour lutter contre l’inertie du système institutionnel et des pratiques individuelles.
Des politiques publiques européennes, nationales et locales relatives au risque inondation promeuvent l’engagement du public. Leurs objectifs d’intégration et d’optimisation de la gestion du risque conduisent à la construction d’une culture du risque « par le haut », c’est-à-dire, par les savoirs experts, faisant des inondations une affaire de « management ».
Ces politiques oublient souvent que l’expertise doit s’accompagner d’actions capables de régénérer l’engagement, l’action collective, dans une construction « par le bas ». Apprendre à faire face au risque ensemble, par des pratiques qui s’inscrivent dans la durée et qui impliquent directement les communautés concernées, permettrait d’éviter l’écueil du court-termisme et du seul technicisme, qui a posé et posera de nouveaux problèmes si rien ne change.
La restauration écologique promet des solutions fondées sur la nature dont la mise en place commence, à Valence, par des mesures comme la réduction de l’artificialisation des sols ou le rééquilibrage du lit des rivières. Elle se heurte souvent à la rigidité de la trajectoire de développement et au manque d’engagement, voire à l’hostilité du public.
À lire aussi : Nos villes doivent être plus perméables : comment le biochar peut être une solution durable face aux inondations
Dans l’après-crise immédiate, de multiples initiatives ont surgi. Celles-ci sont propres à impliquer le public, comme des expériences d’enseignement à l’école primaire ou les précieuses mesures météorologiques amateurs. Elles méritent d’être inscrites dans un cadre de réflexion général.
Nous pensons qu’analyser les valeurs relationnelles, comprises comme liens inséparables des personnes à l’environnement, peut aider à dégager les principaux facteurs de motivation du public pour participer à la gestion des inondations. Au-delà des recommandations des experts, il ressort de cette analyse que l’imaginaire est un puissant levier de transformation.
Avoir une vision partagée de comment vivre avec la rivière dans le futur apparaît comme le plus fort gage de motivation. C’est particulièrement important face à la perte de mémoire chronique qui s’installe au fil du temps qui sépare les catastrophes, ce que l’historien Christian Pfister appelle disaster gap.
L’initiative spontanée d’un artiste comme l’illustrateur Michael Barros prend, dès lors, tout son sens. Traces matérielles de l’ampleur de l’inondation passée, ses repères de crue en céramique délivrent un message de raison et d’espoir, dans la mesure où les personnes qui les collent chez elles ou sur leur façade en prennent l’initiative. Dans une interview, l’artiste revenait sur leur rôle pour la mémoire collective :
« J’espère qu’au fil des ans, cela deviendra un prétexte pour parler et réfléchir, pour raconter à la fois les bonnes et les mauvaises choses. Cela génère une mémoire historique, pour que le passé continue d’être latent et que cela ne se reproduise plus. Parce que personne ici n’aimerait déménager ou vivre avec l’inquiétude que cela se reproduise. Nous espérons donc que les mesures nécessaires seront prises, qu[e les autorités] mettront de côté les conflits et qu’elles travailleront avec les gens, ce qui est important, après tout, si l’on s’implique en politique, c’est pour travailler pour les gens, pas pour les intérêts de quelques-uns ».
Les azulejos de Michael Barros peuvent donc être vus comme la piste sociomatérielle d’un imaginaire qu’il souhaite partager pour réhabiter sereinement dans sa région. Cette piste peut – et doit – toucher une communauté élargie, nourrir au quotidien de nouvelles valeurs, une nouvelle culture de l’eau et du risque d’inondation.
Guillaume Nord reçoit des financements de l'INSU-CNRS pour le fonctionnement de l'Observatoire Hydrométéorologique Méditerranéen Cévennes-Vivarais, service national d'observation labellisé par cet institut et dont il a la responsabilité.
Brice Boudevillain reçoit des financements de l'INSU-CNRS pour le fonctionnement de l'Observatoire Hydrométéorologique Méditerranéen Cévennes-Vivarais, service national d'observation labellisé par cet institut et dont il a la responsabilité.
Isabelle Ruin reçoit des financements de recherche dans le cadre du Programme et équipements prioritaires de recherche pour le climat : Transformer la modélisation du climat pour les services climatiques (PEPR TRACCS) et du projet ANR kNOW-HOW+4°C.
Jason Guillermo Granados Morales a reçu des financements du ministère de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, dans le cadre d'un contrat doctoral de droit public.
Yvan Renou reçoit des financements de recherche dans le cadre du Programme et équipements prioritaires de recherche pour le climat : Transformer la modélisation du climat pour les services climatiques (PEPR TRACCS) et du projet ANR kNOW-HOW+4°C.
Guy Delrieu et Jean-Dominique Creutin ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
28.10.2025 à 15:19
Nuurrianti Jalli, Assistant Professor of Professional Practice, School of Media and Strategic Communications, Oklahoma State University

De Paris à Rome, en passant par Jakarta et New York, un drapeau étonnant est apparu sur les places où se déroulent les manifestations. Avec son crâne au large sourire et son chapeau de paille à bande rouge, l’emblème issu du manga populaire « One Piece » est immédiatement reconnaissable et a été brandi ces derniers mois par de jeunes manifestants appelant au changement.
À Katmandou, au Népal, où la colère contre le gouvernement a atteint son paroxysme en septembre 2025, le drapeau issu du manga japonais très populaire One Piece est devenu une image emblématique du soulèvement alors que les flammes se propageaient à l’intérieur du palais de Singha Durbar, siège du pouvoir népalais.
Ce qui était au départ l’emblème d’un équipage de pirates fictif né il y a près de trente ans est devenu un puissant symbole de la résistance menée par la jeunesse, apparaissant dans des manifestations en Indonésie et au Népal, aux Philippines et en France.
En tant que spécialiste des médias et de la démocratie, je considère la diffusion de cette image – qui est passée des pages de mangas aux places où se tiennent des manifestations – comme un exemple de la manière dont la génération Z est en train de redéfinir le vocabulaire culturel de la dissidence.
One Piece est apparu en même temps que la génération Z ; il a été créé en 1997 par le mangaka japonais Eiichiro Oda.
Depuis, il s’est vendu à plus de 500 millions d’exemplaires et détient le record mondial Guinness pour son succès éditorial.
Il a donné naissance à une série télévisée à succès, à des films en prise de vues réelles et à une industrie pesant plus de 20 milliards de dollars américains, les licences de produits dérivés générant à elles seules environ 720 millions de dollars chaque année pour Bandai Namco, la société surtout connue pour avoir créé les jeux vidéo Pac-Man et Tekken.
Dans ce manga, on suit le pirate Monkey D. Luffy et son équipage de Chapeau de paille, alors qu’il défie un gouvernement mondial corrompu tout en recherchant la liberté et l’aventure.
Pour les fans, le drapeau One Piece n’est pas anodin, c’est un emblème de défi et de persévérance. La capacité de Luffy à dépasser ses limites physiques après avoir consommé un fruit magique est devenue une puissante métaphore de la résilience, tandis que sa quête inébranlable de liberté contre toute attente trouve un écho auprès des jeunes qui évoluent dans des environnements politiques marqués par la corruption, les inégalités et l’autoritarisme excessif.
Lorsque les manifestants adoptent ce drapeau, ils ne se contentent pas d’importer un élément esthétique de la culture populaire, mais s’inspirent d’un récit déjà compréhensible pour des millions de personnes.
Le drapeau a commencé à apparaître dans les manifestations au cours des dernières années. Il a été brandi lors d’une manifestation « Free Palestine » en 2023 en Indonésie et la même année à New York lors d’une manifestation propalestinienne.
Mais c’est en Indonésie, en août 2025, que le drapeau a véritablement pris son essor politique. Là-bas, les manifestants l’ont adopté pour exprimer leur frustration face aux politiques gouvernementales et leur mécontentement croissant face à la corruption et aux inégalités. Cela a coïncidé avec les appels du gouvernement à faire preuve de patriotisme lors des célébrations de l’indépendance, accentuant le contraste entre le nationalisme officiel et la dissidence populaire.
Le mouvement a pris de l’ampleur lorsque les autorités ont réagi en critiquant vivement l’utilisation du drapeau, attirant ainsi involontairement davantage l’attention sur ce symbole. Les responsables gouvernementaux ont qualifié ces manifestations de menaces pour l’unité nationale, tandis que les manifestants les considéraient comme des expressions légitimes de frustration politique.
La vitesse à laquelle le Jolly Roger de One Piece s’est répandu au-delà des frontières reflète l’éducation numérique de la génération Z. Il s’agit de la première cohorte à avoir grandi entièrement en ligne, immergée dans les mèmes, les anime et les franchises mondiales de divertissement. Leur communication politique repose sur ce que les chercheurs appellent « les publics en réseau », des communautés qui se forment et agissent via des plates-formes numériques plutôt que des organisations formelles.
Dans ce contexte, la solidarité ne nécessite pas d’appartenance à un parti ou à une idéologie. Elle repose plutôt sur des références culturelles communes. Un mème, un geste ou un drapeau peuvent instantanément véhiculer un sens au-delà des clivages linguistiques, religieux ou géographiques. Cette forme de connexion repose sur des codes culturels partagés qui permettent aux jeunes de s’identifier les uns aux autres même lorsque leurs systèmes politiques diffèrent.
Les réseaux sociaux confèrent à cette solidarité une portée et une rapidité exceptionnelles. Des vidéos d’Indonésiens brandissant le drapeau ont été extraites et partagées sur TikTok et Instagram, touchant ainsi un public bien au-delà de leur contexte d’origine. Lorsque le symbole est apparu à Katmandou, la capitale népalaise, en septembre, il était déjà porteur d’une aura de rébellion juvénile.
Au Népal, le drapeau était associé à la colère suscitée par le chômage des jeunes et à la richesse ostentatoire des dynasties politiques. En Indonésie, cela reflétait la désillusion face aux rituels patriotiques qui semblaient creux dans un contexte de corruption. Les deux mouvements sont motivés par des causes très différentes, mais, dans les deux cas, le drapeau fonctionnait comme un code open source : adaptable localement, mais immédiatement compréhensible ailleurs.
Une partie de l’efficacité du drapeau provient de son ambiguïté. Contrairement au logo d’un parti, le drapeau de One Piece trouve son origine dans la culture populaire, ce qui rend difficile sa suppression par les gouvernements sans paraître autoritaire. Lors des dernières manifestations en Indonésie, les autorités ont confisqué des banderoles et ont qualifié le fait de les utiliser comme une trahison. Mais de telles mesures répressives n’ont fait qu’amplifier la frustration des manifestants.
Le drapeau One Piece n’est pas le seul à avoir été réinventé comme symbole de résistance.
Dans tous les mouvements à travers le monde, la culture pop et la culture numérique sont devenues des ressources puissantes pour les militants. Au Chili et à Beyrouth, les manifestants ont porté des masques de Joker pour symboliser leur colère face à la corruption et aux inégalités. En Thaïlande, les manifestants se sont tournés vers « Hamtaro », un dessin animé pour enfants mettant en scène un hamster, parodiant sa chanson thème et brandissant des peluches pour ridiculiser les dirigeants politiques.
Ce mélange de politique, de divertissement et d’identité personnelle reflète un environnement médiatique hybride dans lequel les symboles issus de la culture fan acquièrent du pouvoir. Ils sont faciles à reconnaître, à adapter et à défendre contre la répression étatique.
Cependant, la résonance culturelle ne suffit pas à expliquer cet engouement. Le drapeau « One Piece » a connu un grand succès parce qu’il reflétait les griefs réels de la population. Au Népal, où le chômage des jeunes dépasse les 20 % et où la migration pour trouver du travail est courante, les manifestants ont associé l’emblème à des slogans tels que « La génération Z ne se taira pas » et « Notre avenir n’est pas à vendre ».
En Indonésie, certains manifestants ont fait valoir que le drapeau national était « trop sacré » pour être brandi dans un système corrompu, utilisant le drapeau pirate comme une déclaration de désillusion.
La diffusion du drapeau reflète également un changement plus général dans la manière dont les idées contestataires traversent les frontières. Autrefois, les sit-in, les marches ou les grèves de la faim tenaient le haut du pavé dans l’espace médiatique. Aujourd’hui, ce sont les symboles, les références visuelles issues de la culture mondiale qui circulent le plus rapidement. Ils peuvent être adaptés aux luttes locales tout en restant immédiatement reconnaissables ailleurs.
Le parcours du drapeau, des rues asiatiques aux manifestations en France et en Slovaquie démontre à quel point la grammaire de la dissidence s’est mondialisée.
Pour les jeunes militants d’aujourd’hui, culture et politique sont indissociables. La génération numérique a donné naissance à une génération qui communique ses griefs à travers des mèmes, des symboles et des références culturelles qui traversent facilement les frontières.
Lorsque les manifestants à Jakarta, Katmandou ou Manille brandissent le drapeau Jolly Roger de One Piece, ils ne se livrent pas à un jeu de rôle, mais transforment une icône culturelle en un emblème vivant de défiance.
Nuurrianti Jalli est affilié à l'Institut d'études sur l'Asie du Sud-Est (ISEAS) Yusof Ishak Institute Singapore en tant que chercheur invité non résident pour le programme Médias, technologie et société.
27.10.2025 à 17:27
Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)

En fonction des lieux où il se réinvente, l’opéra nous offre une véritable cartographie sonore du monde – un espace où s’entremêlent héritages, innovations et enjeux territoriaux, attirant des publics diversifiés. Loin du berceau européen, les scènes lyriques deviennent des plateformes de dialogue culturel et des vitrines stratégiques pour les États et les villes, en Asie comme au Moyen-Orient.
À travers cette lecture géopolitique et sensible de l’opéra, Frédéric Lamantia questionne les notions de patrimoine, de pouvoir et d’identité culturelle.
Retrouvez ci-dessous tous les articles de cette série !
L’art lyrique, un marqueur géographique de l’identité culturelle européenne
L’opéra au Moyen-Orient, vitrine culturelle et outil de soft power
Algérie, Tunisie, Maroc : Comment l’opéra est passé d’un héritage colonial à un outil diplomatique
L’opéra en Asie : entre héritage colonial, soft power et appropriation locale
Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.10.2025 à 15:51
Marie Buscatto, Professeure de sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Mathilde Provansal, Chercheure associée en sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le mouvement #MeToo a mis en lumière les violences de genre à l’œuvre dans les arts et dans la culture. Mais leur identification et leur explication restent peu explorées par la recherche – si ce n’est par le biais de l’analyse des représentations. Faisant suite à notre enquête pionnière sur ces violences dans le secteur de l’opéra français, l’ouvrage « Gender-based Violence in Arts and Culture. Perspectives on Education and Work » vise justement à combler cette lacune.
Dans ses recommandations d’avril 2025, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité préconise de conduire des recherches dans ce domaine. Les enquêtes robustes, quantitatives ou qualitatives, manquent en effet pour orienter les politiques publiques dans la prévention et la lutte contre les violences de genre (VDG) dans les arts et dans la culture.
Fondé sur des études de cas ambitieuses menées dans un large éventail de secteurs artistiques – musique, arts visuels, photographie, cinéma, audiovisuel, théâtre – et dans cinq pays – États-Unis, Finlande, France, Japon, et Royaume-Uni –, Gender-based Violence in Arts and Culture. Perspectives on Education and Work (2025) que nous avons co-édité aborde le « continuum » des violences de genre, des formes de sexisme « ordinaire » aux actes les plus graves répréhensibles pénalement.
L’ouvrage rend ainsi visibles les logiques sociales maintenant et légitimant les inégalités liées au genre dans les arts et dans la culture, et ce, quel que soit le pays ou le secteur concerné. Il vise à offrir une compréhension globale de ce phénomène social, au-delà des affaires médiatiques et des analyses à chaud impliquant les personnalités publiques.
Notre ouvrage met en évidence les multiples formes de VDG, peu souvent nommées par les victimes, et pourtant à l’œuvre dans les secteurs artistiques et culturels, à travers notamment les pratiques professionnelles routinières.
Par exemple, dans l’enquête de Chiharu Chujo sur l’industrie des musiques populaires japonaises, les femmes rencontrées n’ont affirmé avoir été confrontées au harcèlement sexuel que lorsqu’elles ont été « interrogées dans le contexte d’une compréhension plus nuancée du “harcèlement sexuel” – comprenant des manifestations, telles que des remarques sexistes, un flirt persistant et des plaisanteries désobligeantes sur la sexualité ou l’apparence ».
La manière dont ces victimes décrivent ces pratiques sexistes récurrentes indique clairement qu’elles sont le plus souvent tolérées par ces femmes au quotidien, non pas parce qu’elles sont inoffensives, mais en raison des relations de pouvoir qui les contraignent à les accepter.
Cet ouvrage saisit également les mécanismes qui produisent une telle omniprésence des VDG dans les arts et dans la culture. Ces derniers sont cumulatifs et font partie intégrante des pratiques et des représentations professionnelles, ce qui rend difficile leur remise en question par les victimes et les témoins.
Mathilde Provansal décrit, par exemple, les multiples processus sociaux participant à créer un « contexte propice » aux VDG dans les écoles d’art : sexualisation des étudiantes ; forte dépendance des étudiant·es à l’égard de leurs professeur·es pour lancer leur carrière ; frontière floue entre les sphères privée, éducative et professionnelle ; déficience des politiques publiques et des dispositifs permettant aux victimes et aux témoins de dénoncer les VDG dans des contextes sûrs et transparents.
Les VDG affectent les carrières féminines de diverses manières. Certaines se retirent pour éviter d’être à nouveau exposées à ces pratiques, comme le montrent clairement les enquêtes sur les étudiantes en photographie affiliées à l’école d’Helsinki, réalisée par Leena-Maija Rossi et Sari Karttunen, ou sur les chanteuses d’opéra, étudiées par Marie Buscatto avec Soline Helbert et Ionela Roharik.
Victimes et témoins ont aussi tendance à voir leur réputation professionnelle et la qualité de leurs œuvres dévalorisées en raison de pratiques dégradantes qui réduisent les femmes à leur corps et à leur attrait sexuel. Certaines, enfin, refusent de se plier à ces pratiques sexistes et risquent de perdre des opportunités professionnelles en étant considérées comme des collègues pénibles ou peu attrayantes.
Les VDG ont également des conséquences sur le travail créatif des femmes qui en sont victimes. Dans son enquête sur la production de contenus liés aux VDG et à la sexualité dans le journalisme, le « factual entertainment », le drame ou la comédie par des femmes qui vivent des VDG sur leur lieu de travail, Anna Bull souligne que cela peut rendre cet environnement professionnel d’autant plus propice aux violences de genre. Mais parfois, cette production devient une ressource permettant aux victimes de parler et de nommer leurs expériences traumatisantes.
Même si la plupart des femmes considèrent que les violences de genre ont des conséquences négatives, sur le plan tant psychologique que professionnel, elles ont tendance à ne pas les dénoncer. Et ce, même lorsqu’elles sont confrontées à des cas flagrants de violences sexuelles pouvant donner lieu à des poursuites judiciaires : harcèlement sexuel, agression sexuelle, viol.
Toutes les autrices montrent que les processus sociaux qui rendent ces mondes propices aux VDG réduisent également les victimes au silence. La peur semble être le dénominateur commun : peur de perdre son emploi (ou de ne pas être recrutée pour le suivant) dans un environnement précaire et compétitif ; peur d’être exclue ; peur d’être dénigrée publiquement comme étant trop sexy ; peur d’être considérée comme une mauvaise collègue ; peur d’être attaquée personnellement ; peur de ne pas être crue en raison de la réputation de l’agresseur.
Dans son enquête sur le harcèlement sexuel dans le théâtre new-yorkais, Bleuwenn Lechaux montre ainsi que cette crainte constante est essentielle pour expliquer pourquoi si peu d’affaires sont portées devant la justice malgré le développement de mesures supposées permettre de telles dénonciations.
Plusieurs types d’action peuvent en partie briser le silence qui pèse sur les violences de genre, comme le montre Alice Laurent-Camena dans son enquête sur le monde des musiques électroniques. Des groupes informels, à travers l’échange d’expériences et d’informations, peuvent permettre aux femmes de qualifier les violences ou d’exclure un agresseur de leurs projets. Des professionnel·les spécialisé·es peuvent aussi être invité·es afin de gérer les situations problématiques, à l’image des coordinateurs et coordinatrices d’intimité sollicité·es sur les scènes de théâtre, d’opéra ou de cinéma.
Les dénonciations publiques d’abus sexuels, via les réseaux sociaux et la presse, peuvent enfin limiter la diffusion du travail et parfois mettre fin à la carrière d’un agresseur. Elles sont cependant très rares, non seulement parce qu’elles nécessitent un grand nombre de preuves et doivent être qualifiées d’actes criminels pour atteindre un tel niveau de dénonciation publique, mais aussi parce que les membres des mondes de l’art préfèrent souvent gérer les dénonciations en interne et éviter, dans la mesure du possible, de telles accusations publiques.
La conclusion de notre ouvrage offre quelques propositions en vue de changements. D’une part, en lien avec nos analyses, nous suggérons aux professionnel·le·s et institutions des arts et de la culture de lutter avec force contre le sexisme ordinaire, et de ne surtout pas se limiter à la répression, certes nécessaire mais insuffisante, des seuls actes les plus graves. Le sexisme quotidien est au cœur des VDG, permettant leur omniprésence et leur perpétuation, même lorsque les agresseurs récidivistes sont condamnés et exclus.
D’autre part, la lutte contre les VDG ne devrait pas se limiter à la seule mise en place, par ailleurs légitime, de contextes éducatifs et professionnels plus sûrs, mais également viser à assurer l’égal accès des femmes et des minorités de genre à la formation, au travail et à la reconnaissance artistique.
Il en va de la liberté de création de chacun et de chacune, dans un contexte marqué par la réduction des financements publics des arts et de la culture et de remise en cause des droits des femmes et des minorités de genre.
Cet article a été coécrit avec Sari Karttunen, chercheuse au Center for Cultural Policy Research (CUPORE) à Helsinki, Finlande.
Mathilde Provansal a reçu des financements de l'EHESS dans le cadre d'une recherche post-doctorale sur les violences de genre en écoles d'art.
Marie Buscatto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.10.2025 à 10:13
Bernard Jeannot-Guerin, Enseignant chercheur en études culturelles, Université de Lorraine

« Molière », le spectacle musical de Dove Attia, vient d’entamer une tournée en Chine, emboîtant le pas à « Notre-Dame de Paris » et au « Roi Soleil » en Corée du Sud ou aux « Misérables » et à « Mozart, l’opéra rock » au Japon. Souvent boudées par la critique, les comédies musicales à la française s’exportent en Asie, où elles rencontrent un succès grandissant.
En 2023, 35 % des spectacles de comédie musicale en Chine étaient francophones, et les chiffres dépassent de loin les données de production françaises. Passage désormais obligé, la tournée asiatique consacre le spectacle francophone en reconnaissant ce que la France considère précisément comme des défauts mercantiles : le spectaculaire, le vedettariat et le kitsch.
Si, en France, les pratiques pluridisciplinaires se démocratisent aujourd’hui dans les conservatoires, il existe en Asie une tradition pluridisciplinaire du spectacle vivant. Lee Hyun-joo, Jean-Marie Pradier et Jung Ki-eun montrent qu’en Corée, les acteurs savent performer tant pour la télévision que pour le théâtre et pour la comédie musicale.
La comédie musicale participe du paysage culturel asiatique : les shows de Broadway sont depuis longtemps importés. Mais l’hyperspectacle français attire pour ce qu’on lui reproche ici même : faisant la promotion des tubes au mépris de la diégèse, les productions s’accordent à surmédiatiser la chanson pop, à la véhiculer dans des théâtres traditionnels avec la même volonté politique d’occidentalisation qui présida à l’importation d’un art lyrique issu des opéras.
Il s’agit également de faire valoir la musicalité de la langue française et l’image de ses interprètes. C’est d’ailleurs ainsi que Nicolas Talar, producteur de Notre-Dame de Paris, pense le marché du spectacle vivant : il parle d’une langue commune.
Le spectacle de comédie musicale à la française contribue peut-être au « sweet power », tel que défini par Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre : un attrait pour l’esthétique et une globalisation culturelle qui adoucissent les clichés impérialistes portés jadis par les spectacles plus traditionnels.
En donnant la part belle aux figures juvéniles tiraillées entre révolte, tourments et exaltation, la comédie musicale française se rapproche des idols (ces artistes des deux sexes sélectionnés adolescents, principalement pour leur physique) de la K-Pop dont l’esthétique « cute » séduit les adolescentes. Spécialiste des questions de l’émotion dans la littérature française, Siyang Wang a analysé l’attrait suscité par le spectacle le Rouge et le Noir en Chine et signale que « les spectatrices de moins de 25 ans représentent plus de 50 % du public, tandis qu’elles ne constituent qu’un pourcentage minoritaire (10 %-20 %) du public de la comédie musicale traditionnelle ».
En 2018, en Chine, la ferveur pour le personnage de Mozart, incarné par le créateur du rôle Mikelangelo Loconte, a pris de l’ampleur quand le jeune Yanis Richard a repris le rôle avec extravagance et sensibilité dans la tournée 2024, se faisant surnommer « Kid Mozart ». Côme, finaliste de The Voice en France en 2015, campe de son côté un Julien Sorel timide et mélancolique dans le Rouge et le Noir. En Chine, il est rebaptisé « Julien qui sort du roman » pendant la tournée de 2019.
Les chansons portées par ces figures juvéniles permettent à la communauté de fans – qui a « soif de chaleur humaine » – d’adopter des relations parasociales avec les personnages et leurs interprètes.
Vincent Cicchelli et Sylvie Octobre nous rappellent que le contenu des chansons de K-pop, « dans lesquelles les fans se reconnaissent, explorent ainsi les amours, les joies mais aussi les troubles, les angoisses et les diverses formes de vulnérabilités liées à l’adolescence ».
De Paris à Shanghai, il s’agit d’offrir une pop globale : les voix sirupeuses, la plastique du chanteur de charme ou la verve insolente de la star prépubère sont autant d’éléments humanisant le héros et ralliant le fan à son idole. Le personnage-star devient un ami imaginaire, voire un amour idéalisé.
Les interprètes sont à l’image des groupes préfabriqués de la K-pop qui permettent l’ascension de jeunes artistes. Depuis les années 2000, les performers français des comédies musicales sont globalement issus des télécrochets. Le casting permet à ces nouveaux venus promus par la télévision de se faire un nom dans un show détonnant et de parfaire leur image grâce au jeu médiatique. La projection et l’identification du public – français comme asiatique, d’ailleurs – à ces modèles de réussite spectaculaire contribuent à faire de la scène une fabrique du rêve.
Si Roméo et Juliette et 1789, les amants de la Bastille ont été adaptés en langue japonaise, qu’est-ce qui pousse le public asiatique à plébisciter les shows français en langue originale ? La comédie musicale séduit, car elle convoque un sujet patrimonial, socle fondamental d’un livret dont le public n’a besoin que de connaître les grands axes. Seule compte la fable, symbole d’une culture européenne qui fait rêver. L’engouement pour le chant, la danse, les arrangements et les effets de machinerie renforce l’expressivité du mouvement dramatique et nourrit l’attrait populaire.
La spécialiste des contes de fée Rebecca-Anne C. Do Rozario a d’ailleurs montré en quoi l’emphase du sujet historique, mythique ou littéraire suscite l’emphase scénique, et amplifie les émotions du spectateur. La surenchère visuelle dans Molière ou dans 1789 convoque une imagerie affective renvoyant à la magie d’une cour de France imaginaire où dominent strass et dorures.
Le costume est d’une importance capitale pour mobiliser ces images affectives : les tons pastel avoisinent le gothique chic dans l’univers psychédélique de Mozart. Les tenues en cuir de Roméo et Juliette transportent l’intrigue dans le monde d’aujourd’hui, tandis que les formes et les couleurs tenant d’un baroque de convention offrent du pittoresque et de la lisibilité.
Les sujets classiques sont aussi redynamisés par les rythmes pop-rock et l’amplification de la musique électronique sur lesquels le public chante et danse comme dans un concert. Laurent Bàn, performer français ovationné dans les tournées asiatiques, a expérimenté l’aspect récréatif de ces spectacles cathartiques, selon lui plus important qu’en Europe :
« Le public sait que, pendant deux heures, il peut crier, applaudir, hurler, pleurer. »
Dans sa thèse, Tianchu Wu explique en quoi Victor Hugo est un des écrivains les plus plébiscités par le public asiatique. Symboles d’une culture française romantique et humaniste, les Misérables (1862, traduit dès 1903, ndlr) et Notre-Dame de Paris (1831, traduit dès 1923, ndlr) circulent largement et sont l’objet d’un transfert culturel qui assoit des valeurs affectives et traditionnelles. Cet imaginaire culturel français prime sur les enjeux réalistes comme le signale Zhu Qi, en affirmant que, dans la réception de ces œuvres, « le romantisme l’emporte sur le réalisme ».
Les tableaux successifs qui composent les spectacles musicaux français campent les lieux communs de la famille, de l’amitié et de l’amour inconditionnel, reçus en Asie comme l’expression de valeurs traditionnelles et appréhendées avec la facilité de lecture d’un livre d’images. Donnant volontiers dans l’imagerie kitsch, ces shows drapent les grandes figures du romantisme de glamour romanesque, sur fond de lyrisme édulcoré.
À la suite des musicals de Broadway adaptés en Asie, le spectacle français y rencontre désormais son public, peut-être plus qu’ailleurs, et devient un modèle de création à l’image des opéras européens, qui y sont importés depuis longtemps.
Bernard Jeannot-Guerin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
23.10.2025 à 16:12
Emmanuel Carré, Professeur, directeur de Excelia Communication School, chercheur associé au laboratoire CIMEOS (U. de Bourgogne) et CERIIM (Excelia), Excelia

La « peur de rater quelque chose » (« Fear Of Missing Out », ou FOMO) n’est pas née avec Instagram. Cette peur d’être exclu, de ne pas être là où il faut, ou comme il faut, a déjà été pensée bien avant les réseaux sociaux, et révèle l’angoisse de ne pas appartenir au groupe.
Vous l’avez sans doute déjà ressentie : cette sensation distincte que votre téléphone vient de vibrer dans votre poche. Vous le sortez précipitamment. Aucune notification.
Autre scénario : vous partez en week-end, décidé à vous « déconnecter ». Les premières heures sont agréables. Puis l’anxiété monte. Que se passe-t-il sur vos messageries ? Quelles conversations manquez-vous ? Vous ressentez la « peur de rater quelque chose », connue sous l’acronyme FOMO (« Fear Of Missing Out »).
D’où vient cette inquiétude ? De notre cerveau programmé pour rechercher des récompenses ? De la pression sociale ? De nos habitudes numériques ? La réponse est probablement un mélange des trois, mais pas exactement de la manière dont on nous le raconte.
En 1899, l’économiste Thorstein Veblen (1857-1929), l’un des théoriciens invoqués dans l’industrie du luxe décrit la « consommation ostentatoire » : l’aristocratie ne consomme pas pour satisfaire des besoins, mais pour signaler son statut social. Cette logique génère une anxiété : celle de ne pas être au niveau, de se retrouver exclu du cercle des privilégiés.
À la même époque, le philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918) prolonge cette analyse en étudiant la mode. Il décrit une tension : nous voulons simultanément nous distinguer et appartenir. La mode résout temporairement cette contradiction, mais au prix d’une course perpétuelle. Dès qu’un style se diffuse, il perd sa valeur. Cette dynamique crée un système où personne n’est épargné : les élites doivent innover sans cesse tandis que les autres courent après des codes qui se dérobent.
En 1959, le sociologue Erving Goffman (1922-1982) théorise nos interactions comme des performances théâtrales. Nous gérons constamment l’impression donnée aux autres, alternant entre scène (où nous jouons notre rôle) et coulisses (où nous relâchons la performance). Sa question résonne aujourd’hui : que se passe-t-il quand les coulisses disparaissent ? Quand chaque instant devient potentiellement documentable, partageable ?
Enfin, plus récemment, le philosophe Zygmunt Bauman (1925-2017) a développé le concept de « modernité liquide » : dans un monde d’options infinies, l’anxiété n’est plus liée à la privation, mais à la saturation. Comment choisir quand tout semble possible ? Comment être certain d’avoir fait le bon choix ?
Ces quatre penseurs n’ont évidemment pas anticipé les réseaux sociaux, mais ils ont identifié les ressorts profonds de l’anxiété sociale : l’appartenance au bon cercle (Veblen), la maîtrise des codes (Simmel), la performance permanente (Goffman) et l’angoisse du choix (Bauman) – des mécanismes que les plateformes numériques amplifient de manière systématique.
Avec la généralisation des smartphones, le terme se popularise au début des années 2010. Une étude le définit comme « une appréhension omniprésente que d’autres pourraient vivre des expériences enrichissantes desquelles on est absent ». Cette anxiété naît d’une insatisfaction des besoins fondamentaux (autonomie, compétence, relation) et pousse à un usage compulsif des réseaux sociaux.
Que change le numérique ? L’échelle, d’abord : nous comparons nos vies à des centaines de vies éditées. La permanence, ensuite : l’anxiété est désormais continue, accessible 24 heures sur 24. La performativité, enfin : nous ne subissons plus seulement le FOMO, nous le produisons. C’est ainsi que chaque story Instagram peut provoquer chez les autres l’anxiété que nous ressentons.
Le syndrome de vibration fantôme illustre cette inscription corporelle de l’anxiété. Une étude menée sur des internes en médecine révèle que 78 % d’entre eux rapportent ces vibrations fantômes, taux qui grimpe à 96 % lors des périodes de stress intense. Ces hallucinations tactiles ne sont pas de simples erreurs perceptives, mais des manifestations d’une anxiété sociale accrue.
De nombreux livres et contenus de vulgarisation scientifique ont popularisé l’idée que le FOMO s’expliquerait par l’activation de notre « circuit de récompense » cérébral.
Ce système fonctionne grâce à la dopamine, un messager chimique du cerveau (neurotransmetteur) qui déclenche à la fois du plaisir anticipé et une forte envie d’agir pour ne rien manquer. Dans le Bug humain (2019), Sébastien Bohler développe notamment la thèse selon laquelle notre cerveau serait programmé pour rechercher constamment davantage de ressources (nourriture, statut social, information).
Selon cette perspective, les plateformes de réseaux sociaux exploiteraient ces circuits neuronaux en déclenchant de manière systématique des réponses du système de récompense, notamment par le biais des signaux de validation sociale (likes, notifications), ce qui conduirait à des formes de dépendance comportementale.
D’autres travaux en neurosciences pointent vers une dimension complémentaire, peut-être plus déterminante : l’activation de zones cérébrales liées au traitement des informations sociales et à la peur de l’exclusion. Les recherches menées par Naomi Eisenberger et ses collègues depuis les années 2000 ont révélé que les expériences d’exclusion sociale activent des régions cérébrales qui chevauchent partiellement celles impliquées dans le traitement de la douleur physique.
Elles suggèrent que le rejet social constitue une forme de souffrance inscrite biologiquement. Ces deux mécanismes – recherche de récompense et évitement de l’exclusion – ne s’excluent pas mutuellement, mais pourraient opérer de manière synergique. Au fond, ce n’est pas tant le manque d’un like qui nous inquiète que le sentiment d’être en marge, de ne pas appartenir au groupe social.
Cette inscription neurobiologique de la peur de l’exclusion confirme, d’une autre manière, ce qu’avaient analysé Veblen, Simmel, Goffman et Bauman : l’anxiété d’appartenance constitue un ressort fondamental de nos comportements sociaux, que les plateformes numériques amplifient désormais de manière systématique.
L’anxiété sociale comparative n’a donc pas attendu Instagram pour exister. Mais il faut reconnaître une différence d’échelle : nos cerveaux, façonnés pour des groupes de quelques dizaines d'individus, ne sont pas équipés pour traiter le flux incessant de vies alternatives qui défile sur nos écrans.
Face à cette saturation, la déconnexion n’est pas une fuite mais une reconquête. Choisir de ne pas regarder, de ne pas savoir, de ne pas être connecté en permanence, ce n’est pas rater quelque chose – c’est gagner la capacité d’être pleinement présent à sa propre vie. Cette prise de conscience a donné naissance à un concept miroir du FOMO : le JOMO, ou « Joy of Missing Out », le plaisir retrouvé dans le choix conscient de la déconnexion et dans la réappropriation du temps et de l’attention.
Emmanuel Carré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.