10.03.2025 à 16:23
Fanny Lignon, Maîtresse de conférences HDR, Université Lyon 1, laboratoire THALIM (CNRS, Sorbonne Nouvelle, ENS), École normale supérieure (ENS) – PSL
Les jeux vidéo bousculent les codes des médias traditionnels. Au-delà de l’interactivité et de leur dimension ludique, ils revisitent aussi le concept de personnage. Dans ces mondes numériques, les protagonistes sont plus que des simples figures narratives : ils deviennent des créations hybrides, façonnées autant par les concepteurs que par les joueurs eux-mêmes. Cette dynamique unique redéfinit en profondeur la relation entre récit, spectateur et identité virtuelle.
Au cœur de la plupart des jeux vidéo se trouvent des personnages contrôlés par les joueurs : les personnages joueurs. La différence fondamentale entre ces héros de pixels et ceux qui évoluent dans les autres formes spectaculaires, sonores, visuelles et audiovisuelles réside dans leur nature hybride. Ils sont en effet le résultat de l’union de personnages fictionnels et de spectateurs joueurs.
Le pouvoir décisionnel, habituellement détenu au sein des récits par les personnages, est ainsi en partie transféré aux « spectacteurs » et donc aux personnages joueurs. Ce changement structurel entraîne de multiples répercussions.
L’histoire des personnages de jeux vidéo débute bien avant que les ordinateurs puissent représenter de manière crédible des êtres vivants. Les premiers protagonistes sont invisibles et nécessitent une certaine dose d’imagination pour exister : dans le jeu vidéo Tennis for Two (1958), le joueur incarne le sportif maniant la raquette ; dans Spacewar ! (1962), il devient le pilote du vaisseau spatial ; dans OXO (1952), il place des ronds et des croix sur le plateau de jeu. Ces personnages invisibles sont les ancêtres de ceux qui peuplent aujourd’hui nos écrans.
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Désormais, les personnages joueurs s’inscrivent sur un continuum allant du plus personnalisable au moins personnalisable.
À l’une des extrémités de ce continuum se trouvent des protagonistes fermés, finis, prêts à incarner. C’est le cas par exemple de Lara Croft (Tomb Raider, 1996-), de Nathan Drake (Uncharted, 2007-2017), de Basim Ibn Ishaq (Assassins’ Creed Mirage, 2023). La ressemblance visuelle avec un être humain est un critère facilitateur mais non obligé. Dans Adventure, un célèbre jeu d’aventure action graphique sorti en 1979, le joueur incarne un chevalier représenté à l’écran par un carré d’environ un centimètre de côté. Dans Stray (2022), il incarne un chat roux équipé d’un sac à dos et qui évolue dans un univers postapocalyptique.
À l’opposé se trouvent des protagonistes ouverts, inachevés, à co-créer que le joueur est invité à finaliser avant de les investir. Dans les Sims (2000-2014), il est possible, lors de la phase de création des personnages, de décider de leur genre, de leur corpulence, de leur couleur de peau, de la forme de leurs oreilles, de leur habillement, de leur caractère…
Dans World of Warcraft Burning Cruisade (2007), le joueur, lorsqu’il a déterminé la « faction » (l’alliance ou la horde), la « race » (elfe, nain, troll, mort-vivant…), la « classe » (guerrier, chaman, paladin…) et le « sexe » de son héros, peut modifier son visage, en l’ornant de boucles d’oreilles, de cornes ou de piercings s’il a opté pour une femme, en agissant sur sa pilosité s’il a opté pour un homme. Dans SoulCalibur VI (2018), le joueur peut choisir les armes de son personnage, remanier la forme de son visage, le galbe de ses mollets, la hauteur de sa voix.
Quel que soit le type de personnage choisi, les joueurs et joueuses se glissent tout entier dans ces corps virtuels. Ces enveloppes leur permettent de se cacher aux yeux des autres, mais aussi de se dévoiler en leur conférant une apparence, des compétences et des rôles.
Les concepteurs de jeux, en proposant ce large éventail de possibilités, cherchent à renforcer le lien entre les personnages et les joueurs. Cette recherche de proximité se poursuit avec l’adoption, in game, par la caméra virtuelle, d’un certain type de point de vue. La vision impersonnelle (par exemple dans les jeux de simulation de football) et la vision à la troisième personne (comme dans la plupart des jeux d’aventure-action) permettent au joueur de voir le héros qu’il incarne à l’écran tout en maintenant avec lui une distance manifeste, mais souvent ténue. La vision à la première personne, très utilisée dans les jeux de tirs, vise à réduire cet intervalle à néant et à faire disparaître la frontière joueur/personnage.
L’idée qui sous-tend ces choix créatifs est que l’effet d’immersion serait inversement proportionnel à la distance qui sépare le joueur de son personnage. L’effacement de celle-ci entraînerait-il automatiquement un engagement total ? Selon le philosophe Mathieu Triclot, cela est peu probable. C’est néanmoins cette logique qui préside au développement des casques de réalité virtuelle.
À lire aussi : Le son dans l’expérience vidéoludique
Si on envisage les personnages joueurs au regard de ce qui est traditionnellement attendu des personnages évoluant dans les récits fictionnels, ils sont en deçà des espérances.
Leur caractérisation sociale est généralement esquissée à gros traits. On sait de Mario qu’il a été plombier, mais jamais on ne l’a vu réparer le moindre robinet. On sait de Lara Croft qu’elle est issue d’un milieu favorisé et exerce la profession d’archéologue, mais jamais on ne l’a vue faire des fouilles ou lire un livre. La caractérisation psychologique de ces personnages est également réduite à la portion congrue. Dans le meilleur des cas, leur personnalité tient en quelques mots, qui souvent ne figurent que dans le livret qui accompagne le jeu.
Il est en conséquence difficile de considérer ces héros comme des personnages à part entière. Néanmoins, cette incomplétude structurelle est au cœur de leur existence à venir.
L’apparence physique des personnages vidéoludiques est représentée avec force détails. Corps, parures, gestuelle sont longuement exposés au regard du joueur, qui ne les lâche pas des yeux pendant parfois des dizaines d’heures, que le héros soit présent dans son entièreté ou sous forme fragmentaire. Dans une partie d’Assassin’s Creed (2007) l’ancêtre du sujet est toujours à l’image. Dans une partie de Call of Duty (2003) le bras armé du personnage est toujours représenté au premier plan.
La conjonction de ces éléments construit ainsi une forme prégnante de présence. La caractérisation sociale de ces personnages ne se réduit pas non plus à la profession déclarée. Elle se constitue autour d’un rapport au monde et aux autres qui s’affirme à mesure que le joueur progresse dans le jeu. Quant à la caractérisation psychologique, elle se voit modifiée de l’extérieur par le joueur dès lors que celui-ci incarne le personnage. Pour toutes ces raisons, on peut considérer que les protagonistes vidéoludiques sont des « super » personnages, situés au-delà de ce qu’on attend ordinairement d’un personnage.
Les personnages joueurs sont en définitive à l’intersection du monde physique et des mondes virtuels, tels des points de passage. Ils permettent aux joueurs de réaliser le rêve de bien des amateurs de fiction : entrer totalement dans le récit. Les jeux vidéo composent ainsi avec ce que, d’ordinaire, on s’efforce de cacher ou tout au moins de faire oublier, le fait que les personnages ne sont en aucun cas des personnes.
En exhibant cette irréductible imperfection, qui conditionne leur existence, ils la transcendent. En l’exploitant, ils créent des personnages d’un genre nouveau, dotés d’un rapport au spectateur singulier, car conjuguant simultanément le fait de tendre vers la fusion et d’affirmer la séparation, d’être tout à la fois vides et pleins. Cette spécificité les rend aptes à exprimer toute la complexité de l’être humain. Elle redéfinit aussi, en partie, le concept de personnage.
Fanny Lignon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.03.2025 à 09:25
Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d'études émérite à l'EHESS, chercheur à l'Institut des mondes africains (IRD-CNRS-Panthéon Sorbonne-Aix-Marseille-EHESS-EPHE), Institut de recherche pour le développement (IRD)
Tradition, métissage, mondialisation : ces notions, qui semblent à première vue distinctes, sont toutes liées à un même concept, l’« exotisme ». Celui-ci mérite d’être réinterrogé à l’aune des enjeux contemporains.
L’anthropologie s’est fait une spécialité de la différence et de l’altérité, et donc volens nolens de l’exotisme. Par définition, l’anthropologie est une pensée contre-hégémonique, elle vise à dégager une alternative à la pensée occidentale et c’est dans cette perspective qu’elle est attendue par les publics, et au premier chef, par les médias. Toute posture qui vise à rapprocher une pensée ou une pratique d’une société exotique donnée de la société occidentale est par conséquent jugée contre-intuitive ou décevante. Il faut de la « sauvagerie » et de l’exotisme pour trouver un écho en Occident, et toute démarche inverse débouche sur l’idée que l’anthropologue scie la branche sur laquelle il est assis.
Certes, cela fait longtemps que les chercheurs ont mis l’accent sur les changements qu’ont subis les sociétés dites « primitives » – africaines entre autres – sous l’impact de la traite négrière, de la colonisation et de la globalisation. Des anthropologues, comme Alban Bensa, par exemple, ont pointé « La fin de l’exotisme » pour montrer que le voyage vers une société lointaine aboutissait souvent à retrouver les mêmes produits que dans la société occidentale ou qu’à l’inverse, on trouvait en Occident les mêmes articles « ethniques » que dans le Sud global. À quoi bon voyager au loin, si c’est pour retrouver le même ?
Dans une veine légèrement différente, l’anthropologue Marc Augé a rendu célèbre l’expression de « non-lieux » pour avancer l’idée que rien ne ressemble plus à un aéroport qu’un autre aéroport et que, de façon générale, on observe depuis des lustres un affadissement des différences culturelles à l’échelle mondiale.
Un autre point de vue est celui de la « glocalisation » qui met l’accent sur l’adaptation des items globalisés aux spécificités nationales. Les multinationales telles McDonald s’efforcent ainsi de vendre dans notre pays leurs plats avec une « touche » locale, par exemple en utilisant du pain, du fromage et de la viande français dans leurs hamburgers.
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De nouvelles tendances sont devenues dominantes en anthropologie et avancent par exemple l’idée qu’il existerait une production locale de l’« indigénéité », ou bien encore que l’on serait entrés dans une ère nouvelle : celle du post-exotisme.
Le tournage par des villageois équatoriens de vidéos sur leurs propres fêtes et rituels, par exemple, est ainsi considéré par certains anthropologues comme la manifestation d’une mise en valeur de l’indigénéité locale, indigénéité qui irait à l’encontre de toute la gamme des stéréotypes primitivistes imposés de l’extérieur sur les sociétés exotiques. Mais à l’inverse, on peut y voir une mise en scène de l’identité, une sorte d’exotisme de soi obtenue par l’objectivation filmique.
Alors que l’anthropologie est depuis quelque temps critiquée, dans une optique décoloniale, en raison de l’imposition du regard extérieur qu’elle projette sur des populations « autochtones », ne faut-il pas imputer à un regard supposé intérieur les mêmes caractéristiques ?
Loin d’être un enracinement de la visée, le filmage des pratiques d’une communauté par ses propres membres serait, pour paraphraser le philosophe Paul Ricœur, la réalisation de la figure du « soi-même comme un autre » et donc une nouvelle forme – positive, cette fois – d’exotisme.
Dans une perspective voisine, d’autres anthropologues estiment, par exemple, que certains musiciens sénégalais joueurs de sabar parviendraient à établir des rapports authentiques avec le public du Nord, et échapperaient ainsi au piège de l’exotisme, souvent imputé à ce type de performances musicales.
Sans dénier ce type d’analyses, on peut avoir quelque doute sur le phénomène observé et se demander, de façon générale, si ce type de performances ne masque pas tout simplement la niche primitiviste dans laquelle se coulent ces mêmes artistes. En effet, pour survivre, et on ne saurait le leur reprocher, certains artistes sont contraints de se conformer aux attentes d’un public occidental friand de « traditions ».
Au sein de cette même configuration d’exaltation de la tradition, on a vu ainsi se déployer sur la scène occidentale la promotion de la harpe-luth mandingue – la kora – jouée par des musiciens attitrés, les griots, manifestant la permanence d’une musique de cour censée remonter à l’empire médiéval du Mali. On est donc là du côté de la pureté, de la pureté proclamée d’une tradition musicale datant de plusieurs siècles, et donc de ce qu’on l’on pourrait nommer un exotisme du passé.
La recherche d’une altérité ou d’une pureté culturelle absolue, qui vient d’être évoquée, revêt des aspects paradoxaux puisqu’elle trouve de nos jours sa réalisation ultime dans le métissage.
Toutes les cultures de la planète ont toujours été mélangées, les agents de ces cultures ont toujours puisé dans le répertoire à leur disposition pour donner forme aux agencements culturels locaux, qu’il s’agisse d’objets rituels, de contes, d’épopées ou de musiques. Or, à travers le métissage et l’hybridation proclamés s’exprime le postulat de cultures supposées être pures avant cedit métissage.
L’africanité serait, par exemple, revivifiée, « révélée » – au sens d’un révélateur photographique – par l’adjonction d’éléments occidentaux. En témoignent les multiples assemblages de musiques occidentales avec des musiques africaines, le cas emblématique étant à cet égard celui du griot malien joueur de kora Ballaké Sissoko et du violoncelliste et bassiste Vincent Segal. Ainsi, plutôt que de prendre en compte l’évolution de ces musiques « traditionnelles » vers la « modernité », dans cette perspective de métissage, on peut considérer que le mixage avec des musiques éloignées les cantonne et les fige dans une authenticité radicale, leur interdisant d’être de plain-pied dans leur époque.
Le métissage ne serait donc pas synonyme d’une sorte de « bouillie » ou de « blend » au sein de laquelle tous les éléments constitutifs disparaîtraient, mais au contraire le véhicule permettant la réapparition et la mise en valeur de « morceaux » de culture, comme si le mélange était devenu lui-même la forme obligée de l’expression des identités singulières.
La question du métissage, de l’altérité et de l’exotisme renvoie in fine à celle des rapports entre universalisme et spécificité culturelle. Peut-être faudrait-il cesser d’opposer l’universel au particulier et de penser que le particulier serait premier par rapport à l’universel ?
L’expression d’un exotisme contemporain de bon aloi semble possible. Prenons comme exemple le « thriller » ou le roman policier. Au cours des dernières décennies, cette forme littéraire d’origine états-unienne a connu de multiples déclinaisons nationales. Les versions indienne, scandinave, italienne, grecque ou sud-africaine de ces fictions donnent chaque fois à cette trame unique un parfum singulier. La réappropriation par des danseuses ukrainiennes de la K-pop sud-coréenne est un autre exemple. Les signifiants peuvent être originaires de toute part de la planète et revisités en tous points du globe.
Il est vain de chercher dans un ailleurs absolu le remède à nos angoisses et de vilipender la globalisation parce que cette dernière serait le rouleau compresseur de l’infinie diversité des cultures. L’exotisme, autre nom de l’altérité, est notre intime voisin, et c’est au cœur même de la mondialisation qu’il convient de le rechercher.
Jean-Loup Amselle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.03.2025 à 15:35
Margot Giacinti, Docteure en science politique et post doctorante, Université de Lille
Le concept de « féminicide » est essentiel à la sécurité des femmes. Comment pourrait-on combattre ce qui n’est pas nommé ? Dans les médias, la notion de crime passionnel semble enfin avoir disparu. L’enjeu est désormais sur ce qu’on met derrière le terme féminicide, et comment on l’interprète. Les recherches de la politiste Margot Giacinti reviennent sur l’histoire de cette notion et offrent des pistes concrètes pour mieux protéger les femmes.
Le féminicide est le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. Cette définition voit le jour sous la plume de la sociologue Diana Russell qui, après avoir travaillé à identifier cette forme spécifique de violence dans les années 1970, signe en 1992 avec sa consœur Jill Radford l’ouvrage fondateur, Femicide: The Politics of Woman Killing (New York, éditions Twayne).
D’abord approprié par les chercheuses et militantes d’Amérique latine dans les années 2000, le concept se diffuse lentement en Europe à partir des années 2010. En France, il faut attendre les premiers comptages du collectif Féminicides par compagnon ou ex (2016) et le début des collages féminicides, en 2019, pour que sa diffusion soit assurée à l’échelle nationale.
Pourtant, ni le féminicide comme fait social ni sa dénonciation ne sont des nouveautés. Depuis le XIXe siècle, des militantes féministes tentent d’identifier et de théoriser ce crime. Mais leurs idées sont demeurées minoritaires (ou plutôt minorisées) et, faute de trouver un écho dans l’opinion, sont restées méconnues.
Un travail de dévoilement généalogique de la notion, couplé à l’analyse d’affaires judiciaires, permet de saisir les biais sociohistoriques qui ont entravé l’émergence de ce concept clé. Il permet également d’identifier les marges de progression qui demeurent dans la lutte contre cette forme de violence extrême contre les femmes.
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En théorisant le féminicide, les féministes ont cherché à rompre avec deux lectures qui se sont construites historiquement aux XIXe et au XXe siècles, et qui ont perduré jusqu’au XXIe siècle.
D’une part, la lecture conjugaliste, qui ne s’intéresse qu’au meurtre entre époux (laissant dans l’ombre les féminicides sur concubines, sur inconnues, etc.) et qui symétrise les violences dans le couple. D’autre part, la lecture passionnelle, qui érige ce meurtre en crime passionnel, conséquence d’un trop-plein d’amour – pardonnable pour certains, comme on le voit par exemple dans la littérature romantique.
À rebrousse-poil de ces acceptions, le concept de féminicide constitue une manière radicalement différente de penser le crime, qui se défait des lectures patriarcales, conjugaliste et passionnelle. Le féminicide touche l’ensemble de la classe des femmes, les victimes étant ciblées spécifiquement parce qu’elles sont des femmes, c’est-à-dire qu’elles vivent dans des sociétés qui les placent dans des positions de subalternité et de vulnérabilité structurelles et qui entérinent ainsi la possibilité pour les hommes de les dominer.
Dans les écrits des féministes, le féminicide devient un crime produit par le rapport de domination qu’est le genre. Il n’est donc pas corrélé à la seule sphère conjugale et ses contextes de réalisation sont variés : intimité sexuelle ou affective (meurtre d’une épouse, d’une concubine, d’une ex, d’une femme exerçant la prostitution), sphère familiale non conjugale (meurtre d’une mère, d’une sœur, d’une fille), relation amicale et, plus largement encore, le milieu professionnel ou l’espace public.
En France, la réception du concept, lorsqu’elle a eu lieu, a été restreinte à la seule sphère conjugale. D’ailleurs, le chiffre généralement retenu pour le nombre annuel de féminicides en France est celui du rapport de la Délégation aux victimes (DAV) du ministère de l’intérieur, rapport qui n’utilise pourtant pas la catégorie féminicide, mais celle de « morts violentes au sein du couple ».
L’étude des affaires de meurtres de femmes, au XIXe comme au XXIe siècle, prouve pourtant que le genre est bien le déterminant commun de l’ensemble des féminicides, dans ou hors du couple. Ainsi, les femmes exerçant le travail du sexe ou subissant des logiques de traite ne sont pas exemptes des violences mortelles, comme l’illustre le meurtre, en 2018, de Vanesa Campos.
Les activités politiques de certaines militantes font aussi d’elles des proies de choix, comme cela s’est vu avec la tentative d’assassinat sur Louise Michel en 1888 ou, plus récemment, avec l’enquête magistrale « Femmes à abattre », du collectif Youpress, sur les féminicides de femmes politiques.
Exclure des comptages et des analyses les féminicides en dehors du couple revient donc à faire un usage partiel et partial du concept. Cela rejoue des lectures conservatrices qui ont failli dans la lutte contre les violences de genre en échouant à identifier les féminicides et ses logiques particulières. Inversement, utiliser le concept tel que formulé par les féministes apparaît essentiel pour mieux saisir la manière dont le genre détermine les crimes et pour dévoiler d’autres formes, encore dissimulées, de féminicides, à l’instar des disparitions de femmes non résolues ou des suicides forcés (suicide d’une victime, consécutif aux violences qu’elle a subies).
La création d’un pôle judiciaire cold cases à Nanterre a notamment pu mettre en lumière la dimension genrée des disparitions non résolues : sur 82 affaires, 56 concernaient des femmes. De même, la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences (Miprof) comptabilise 773 suicides forcés de femmes victimes de violences conjugales en 2023.
Cela modifie considérablement la proportion de féminicides sur le territoire français, puisque seules 93 « morts violentes » de femmes dans le cadre du couple avaient été décomptées par la DAV pour l’année 2023.
Un second enjeu pour les politiques publiques en matière de lutte contre les violences est la poursuite de l’analyse de la mécanique du féminicide.
Nos travaux ont mis au jour que la menace de mort était largement sous-évaluée dans les affaires de féminicides, alors qu’elle constitue souvent un signal fort d’un passage à l’acte imminent, notamment si le futur meurtrier possède une arme, ou s’il a déjà un script de mise à mort en tête (« Je vais t’étrangler »).
Les enquêtes sur les violences faites aux femmes en France telles que l’enquête « Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes » (Virage), 2020 ont montré que les femmes déclarent souvent les violences qu’elles considèrent les plus graves et qui sont aussi celles les plus reconnues par la justice, à savoir les violences physiques. Aujourd’hui, un questionnaire d’accueil dans le cadre de violences au sein du couple permet aux forces de police et de gendarmerie d’enquêter en détail sur les violences subies par la victime (violences verbales, psychologiques et économiques, physiques et sexuelles). Si la question de la menace de mort figure bien dans la trame, elle doit cependant être davantage investiguée, en particulier sur le plan du nombre, de la récurrence et du type de menaces, et couplée à celle de la possession d’arme.
De même, on a montré que c’est souvent quand les femmes agissent – en quittant le conjoint, en fuyant le domicile, en dénonçant les violences à un tiers – qu’elles se font tuer. Cette capacité d’agir – ou agentivité – a un rôle essentiel dans le féminicide : c’est lorsque les victimes tentent, comme elles le peuvent, de résister à la violence des hommes qu’elles peuvent faire l’objet de violences redoublées et mortelles, car ces actions s’exercent de manière contraire à la volonté des hommes, en transgression de l’ordre patriarcal.
Bien souvent, ces gestes d’agentivité constituent un moment critique où le risque d’être tuée est grand. Que l’on soit un ou une proche, ou une connaissance, de la victime, identifier ces moments et soutenir sa démarche, en restant vigilant, disponible et mobilisable, apparaît fondamental pour espérer lutter durablement contre les féminicides.
La politisation du féminicide, grâce à la ténacité des mouvements sociaux, a permis, plus d’un siècle après les écrits des féministes de la première vague, la mise à l’agenda d’un pan – encore bien petit – de cet immense problème public. Seule la poursuite de la lutte peut espérer réduire voire endiguer l’ensemble des féminicides et répondre ainsi à l’injonction brûlante des collages féministes : « Pas une de plus. »
Margot Giacinti est membre de conseil d'administration du Planning Familial du Rhône (MFPF69). Dans le cadre de son post-doctorat, elle est financée au titre de ses recherches par l'IERDJ et la Direction de l'Administration Pénitentiaire (DAP).
05.03.2025 à 15:47
Antoinette Kuijlaars, Chercheuse postdoctorale, Université Lumière Lyon 2
À Rio, après des mois de préparation, le carnaval bat actuellement son plein. Derrière l’exubérance et les paillettes, les défilés des écoles de samba portent des messages très politiques.
Depuis la fin des années 1920, les écoles de samba se sont imposées comme une vitrine culturelle du Brésil. Issues des quartiers périphériques et associées aux « favelas », elles engagent des disciplines variées (chant, danse, arts plastiques, musique, littérature, histoire, etc.) et symbolisent le brassage des peuples propre au Brésil.
À Rio, environ quatre-vingts écoles de samba s’affrontent au carnaval du sambodrome – divisé en cinq groupes de niveau. Une quarantaine de jurés les évalue en fonction de dix critères techniques et esthétiques. Un « bon » défilé est une narration structurée comme les chapitres d’un livre : au son de la chanson, l’histoire est matérialisée par des artefacts visuels (chars allégoriques, costumes), sonores (musique, choix des rythmes, paroles) et chorégraphiques. En 2024, Unidos do Viradouro a remporté le championnat, confirmant la tendance de défilés contestataires identifiée depuis 2016, malgré une ré-émergence de défilés se voulant légers et apolitiques. Quels processus influent sur la tendance des thématiques des défilés ?
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Depuis leur apparition dans les années 1920, les écoles de samba traitent de thématiques politiques lors du carnaval. Mettre en défilé un épisode de l’histoire nationale devient obligatoire en 1947. Les écoles de samba s’y plient avec conviction pour tenter de faire leur place dans la communauté nationale. En 1949, Império Serrano réalise par exemple une « Exaltation à Tiradentes », héros républicain de l’indépendance. En 1956, Estação Primeira de Mangueira fait l’éloge de l’homme d’État et dictateur Getulio Vargas.
Historiquement, les écoles de samba ont développé des rapports de déférence vis-à-vis du pouvoir politique, afin de survivre aux répressions et d’obtenir une reconnaissance symbolique et financière. Néanmoins, la contestation politique a toujours été présente dans les défilés. Subtile ou frontale, elle remet en cause du mythe national de « démocratie raciale », selon lequel il n’existerait pas d’inégalités en raison des rapports sociaux de race.
Dans les années 1990, l’obligation de thématique nationale prend fin, tandis que les sponsors sont autorisés.
S’ouvre alors une époque de défilés dits « commerciaux ». Marques de préservatifs, shampooings, yaourts, machines-outils agricoles, multinationales agro-alimentaires, compagnies aériennes : les défilés sponsorisés se multiplient et les messages transmis perdent en « profondeur ». En contre-partie, l’aisance financière permet aux écoles de donner davantage de costumes à leurs membres, souvent issus des classes populaires et paupérisées. Mais un lien trop flagrant avec un produit commercial réduit à néant les chances de gagner la compétition du carnaval. La réussite des défilés « commerciaux » dépend de l’ajustement avec une thématique pertinente aux yeux du jury – qui valorise les thématiques dites « culturelles ».
Dans les années 2000 et 2010, il est possible de gagner le carnaval avec des sponsors commerciaux. En 2013, la quasi-totalité des écoles est sponsorisée. Cette année-là, un défilé portant sur le monde rural financé par une multinationale de pesticides et semences transgéniques l’emporte. En 2014, c’est un défilé sur Ayrton Senna réalisé grâce à des financements de constructeurs automobiles qui gagne la compétition.
En 2016, le maire évangéliste de Rio supprime les subventions aux écoles de samba. En parallèle, la crise économique fait s’évaporer les sponsors privés. La déférence aux élites politiques et économiques disparaît.
De jeunes conceptrices et concepteurs de défilé (au cachet moins élevé) sont embauchés, produisant une nouvelle dynamique dans la définition des thèmes. Les victoires sont conquises en abordant l’esclavage, l’intolérance religieuse, la torture pendant la dictature, dans un contexte de montée de l’extrême droite au Brésil.
À partir de 2020, le contexte politique se fait moins menaçant pour les écoles de samba, notamment avec l’élection à Rio, puis la réélection au premier tour en 2024, d’un maire qui se revendique « procarnaval ». La tendance se confirme avec le retour de Lula à la présidence de la République en 2023 (son marketing politique est basé sur la défense des populations minorisées).
En parallèle, la crise sanitaire, particulièrement mortifère au Brésil, a conduit à l’annulation du carnaval en 2021 et à son report en 2022 : un besoin de « légèreté » et d’insouciance se traduit dans certains défilés.
De surcroît, les dynamiques propres au carnaval ont pour effet de toujours faire évoluer la narrativité des défilés. L’injonction d’innovation est si importante que de grands succès seraient perçus comme dépassés s’ils étaient reproduits quelques années plus tard. L’articulation de ces facteurs craquelle le caractère incontournable des thématiques politisées pour le carnaval 2024.
Certes, la majorité des écoles présentent des défilés contestataires en 2024, mais parmi celles qui se disputent la première place, plusieurs concurrentes sérieuses investissent des thématiques culturelles légères ou politiquement neutres : la sensualité du peuple brésilien, la culture tzigane au Brésil, la mythologie fondatrice de la nation portugaise et son héritage.
C’est finalement Unidos do Viradouro qui l’emporte haut la main, avec un défilé dont la « mission » revendiquée est de « dédiaboliser le culte vodum » (dans un contexte d’augmentation des actes de violence fondés sur l’intolérance religieuse).
Elle devance largement l’école en seconde place. Le jury fait acte de sa préférence pour des défilés clairement engagés dans une perspective antiraciste, féministe et décoloniale (si la technique et l’esthétique suivent).
Quelques semaines plus tard, les premiers effets des résultats se concrétisent. Ils sont surtout flagrants pour Imperatriz Leopoldinense (seconde position en 2024 avec le défilé sur la culture tzigane). Jusqu’alors, la direction de l’école ne souhaitait pas s’engager dans les thématiques dites « afro », valorisant les héritages africains de la culture brésilienne. Les résultats du carnaval 2024 l’amènent à opérer un changement radical. Dès le 8 avril, l’école annonce sa nouvelle thématique : la cosmologie yoruba.
L’une après l’autre, les autres écoles de samba annoncent leurs thèmes. Pas moins de 10 écoles – sur 12 du Groupe Spécial – embrassent ce mouvement. En 2025, c’est la valorisation des brassages culturels et religieux d’origine africaine et autochtone qui est à l’honneur, ainsi que la cosmologie de matrice africaine.
Rappelant qu’elles sont essentiellement composées par des populations minorisées en résistance contre l’héritage esclavagiste du pays, les écoles de samba persistent et signent en affrontant le racisme religieux – actes de violence majoritairement commis contre les religions de matrice africaine – et ses dérivés comme la LGBTphobie – quant à elle décuplée à l’encontre des afrodescendants pratiquant une religion non monothéiste.
Au vu de la qualité narrative des thématiques contestataires proposées, de l’engouement des membres autour de ces dernières, et de l’ingéniosité des concepteurs et conceptrices de défilé engagés depuis la crise de 2016, il y a fort à parier que la tendance soit consolidée pour 2026. Néanmoins, un problème technique ou climatique peut bouleverser tout pronostic. Les aficionados le savent : à carnaval, tout est possible.
Antoinette Kuijlaars a reçu des financements de l'EHESS pour une recherche postdoctorale. Dans le cadre d'une démarche ethnographique de participation observante, elle a défilé dans les baterias d'Unidos do Viradouro, Unidos da Tijuca, Estacio de Sa, Unidos do Porto da Pedra.
04.03.2025 à 16:23
Carole Aurouet, Professeure des universités en études cinématographiques et audiovisuelles, Université Gustave Eiffel
Retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi, la sortie du film les Enfants du paradis trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. Classée par l’Unesco au patrimoine mondial, l’œuvre de Marcel Carné et Jacques Prévert fête aujourd’hui ses 80 ans. Retour sur la genèse d’un classique du cinéma
Il y a 80 ans sortait sur les écrans Les Enfants du paradis, film à la genèse chaotique réalisé par Marcel Carné et écrit par Jacques Prévert. Après Jenny (1936), Drôle de drame (1937), Quai des brumes (1938), Le jour se lève (1939) et les Visiteurs du soir (1942), le célèbre duo du cinéma français donnait naissance à un miracle cinématographique dans une France libérée. Enfanté dans un pays que l’occupant voulait museler, le film put exister grâce à la solidarité et la ténacité d’une équipe exceptionnelle et clamer haut et fort l’amour et la liberté.
Le sujet principal du film est l’amour contrarié. La foraine Garance (Arletty), qui adore la liberté, catalyse l’amour de quatre protagonistes. Celui de Baptiste (Jean-Louis Barrault) est ardent et rêveur. Celui de Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) est sensuel et tout en paroles. Celui de Lacenaire (Marcel Herrand) est plus cérébral. Celui du comte de Montray (Louis Salou) est vénal. Seul l’amour de Garance et Baptiste est vrai et réciproque. Il constitue l’intrigue principale autour de laquelle les autres amours se positionnent, comme autant d’intrigues secondaires.
On retrouve là une spécificité scénaristique de Prévert : inventer des intrigues satellites et multiplier les personnages secondaires afin de composer des rôles à foison pour ses amis acteurs. C’est pourquoi, quand il commence un scénario, il conçoit d’abord les protagonistes : il saisit une immense feuille sur laquelle il trace des lignes horizontales, comme une sorte de portée musicale sur laquelle il les dispose, des plus importants aux moins importants. En bas de la page, il ajoute des musiciens et chanteurs de rue ou des marchandes de fleurs, comme autant de petits rôles supplémentaires pour les copains. Chaque protagoniste est caractérisé par des mots et des dessins. Dès ce premier stade créatif figurent des bribes de dialogues qu’on entendra in fine dans le film. C’est le cas de « Claire comme le jour, Claire comme de l’eau de roche » pour définir Garance.
La qualité principale du scénario réside dans la densité de la structure dramaturgique. La multiplication des intrigues périphériques donne sa force à l’histoire et le thème central qu’est l’amour permet d’aborder la question de liberté individuelle et de la capacité à s’émanciper des diktats sociaux. Ce qui frappe aussi, c’est la présence de personnages féminins émancipés. Garance et Nathalie (Maria Casarès) sont effectivement différentes de la plupart des figures féminines cinématographiques d’alors, souvent cantonnées aux rôles de faire-valoir des hommes.
Enfin, les dialogues de Prévert font mouche, ils fonctionnent à l’émotion, avec une apparente simplicité pourtant si difficile à obtenir. Ils viennent du cœur et vont au cœur, et sont prononcés avec « des mots de tous les jours », pour reprendre une expression de Garance.
Les images inventées par Carné naissent de ces dialogues ciselés et poétiques et sont au service des mots. Le réalisateur conçoit chaque plan en adéquation avec le verbe. De plus, il est doué pour les scènes de foule, pour le mouvement qu’il y insuffle. Et il excelle dans l’alternance de scènes d’ensemble et de plans rapprochés sur les visages, souvent de face, mettant à nue la solitude des personnages.
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L’acteur Jean-Louis Barrault, entré à la Comédie-Française en 1940 où il y rencontre un vif succès avec ses mises en scène de Phèdre (1942) et du Soulier de satin (1943) fut le déclic, l’étincelle des Enfants du paradis. Avec leur film précédent, les Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert s’étaient réfugiés dans le Moyen-Âge afin d’éviter la censure de Vichy et avaient notamment marqué les esprits avec une scène finale donnant à voir un cœur résistant, continuant de battre sous la pierre.
À Nice en 1942, Carné et Prévert cherchent un nouveau sujet de film, non sans difficulté du fait de l’Occupation, quand ils rencontrent par hasard leur ami Barrault sur la promenade des Anglais. Alors pris de passion pour la vie du célèbre mime des années 1830, Deburau, et par ricochet pour l’acteur contemporain du parlant, Frédérick Lemaître, le comédien raconte à ses camarades que le mime a tué d’un coup de canne un homme qui a insulté sa compagne, et que tout Paris s’est précipité à son procès pour l’entendre parler !
Carné est enthousiaste à l’idée de mettre en scène le boulevard du Temple et sa multitude de théâtres. Quant à Prévert, il s’enflamme pour un personnage à peu près contemporain de Deburau, Lacenaire : le poète assassin, l’écrivain public, l’escroc, l’anarchiste dandy avant la lettre, celui qui se dit victime de l’injustice de l’humanité et qui a déclaré la guerre à la société. Le scénariste perçoit d’emblée une chance qu’il ne peut que saisir : « On ne me permettra pas de faire un film sur Lacenaire mais je peux mettre Lacenaire dans un film sur Deburau ».
Prévert, le décorateur Alexandre Trauner, le compositeur Joseph Kosma et le costumier Mayo, œuvrent dans un mas provençal isolé près de Tourrettes-sur-Loup (Alpes-Maritimes). La documentation nécessaire au projet provient surtout du Musée Carnavalet ; elle est rapportée par Carné. Outre les gravures d’époque, les sources sont aussi textuelles, principalement Histoire du théâtre à quatre sous, pour faire suite à l’histoire du Théâtre-Français (1881), de Jules Janin.
Le mas devient alors une sorte de phalanstère où Trauner et Kosma, qui sont juifs et qui n’ont pas le droit de travailler, sont cachés et œuvrent clandestinement, grâce à la solidarité courageuse et agissante de Carné et Prévert.
Six mois sont nécessaires pour l’écriture du film. C’est la première fois que Prévert écrit seul un scénario original. Le tournage débute le 16 août 1943 et se termine le 15 novembre 1944. Il connut de violents orages qui détruisent les décors des studios de la Victorine de Nice, les restrictions liées à l’Occupation, les bombardements lors des scènes tournées à Paris, la pénurie de pellicule et son achat au marché noir, l’arrestation de résistants qui participaient au tournage…
La sortie des Enfants du paradis a été retardée jusqu’à la Libération afin d’être proposée au public dans une France délivrée du joug nazi. L’histoire de Baptiste, l’amoureux solitaire jeté dans l’absurdité d’un monde hostile, trouve alors un fort écho chez celles et ceux qui sortent de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, 428 738 spectateurs le voient. Cinquante ans plus tard, le film marque toujours les esprits d’une empreinte indélébile. En 1995, il est en effet élu meilleur film du premier siècle du cinéma et la même année, il est classé par l’Unesco au patrimoine mondial.
L’impact des Enfants du paradis est grand chez de nombreux artistes. Il est vrai que le film rend aussi hommage au muet contre le parlant, en mettant en avant le mime, et donc par ricochet au cinéma muet ; quand on étudie le premier brouillon scénaristique de Prévert, on peut d’ailleurs déchiffrer « Buster Keaton », dans la ligne caractérisant Baptiste, et découvrir un dessin des frères Lumière…
Impossible de dresser ici un inventaire (à la Prévert !) de tous les artistes touchés mais citons, de manière éclectique, trois d’entre eux. En 1984, le cinéaste François Truffaut déclare : « J’ai fait vingt-trois films (exactement le même nombre que Carné), des bons et des moins bons. Eh bien, je les donnerais tous sans exception pour avoir signé Les Enfants du paradis ». En 2016, le réalisateur franco-chilien Alejandro Jodorowsky adresse un joli clin d’œil au carnaval si emblématique des Enfants du paradis dans son film Poesía sin fin. En 2020, dans son autobiographie Échappées belles, le comédien Denis Lavant évoque l’importance de « cette démonstration par le geste », de « cette plaidoirie silencieuse » qu’il a « retenue par cœur. Beauté idéale d’un art qui servirait à rétablir la vérité… » et conclut :
« Vous comprendrez donc que les Enfants du paradis m’inspire à tous les niveaux, c’est pour moi une matrice de jeu, de vie, de poésie. »
Chef-d’œuvre de poésie, de liberté et d’humanité, les Enfants du paradis a considérablement oxygéné la vie de son époque et continue à oxygéner la nôtre.
Carole Aurouet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.03.2025 à 16:58
Dawn Stobbart, Lecturer in English and Creative Writing, Lancaster University
2025 commence sur les chapeaux de roue pour les fans de Stephen King : sortie de son nouveau roman Plus noir que noir, adaptation au cinéma du terrifiant le Singe, rétrospective à l’Institut Lumière à Lyon… Comment expliquer ce succès phénoménal du romancier, qui dure depuis un demi-siècle ?
Stephen King écrit depuis plus de 50 ans. Si le contenu de sa soixantaine de romans varie considérablement, ils offrent tous un reflet du monde contemporain que ses « lecteurs constants » dévorent. Il a vendu plus de 350 millions d’exemplaires de ses livres. Cela fait de lui l’un des auteurs les plus populaires au monde. Plutôt pas mal, pour un professeur d’anglais qui avait jeté son premier roman à la poubelle, sauvé in extremis par sa femme Tabitha, qui l’avait convaincu de le publier.
La carrière de Stephen King a commencé avec la publication de Carrie en 1974. Le roman suit les pas d’une adolescente, son évolution de fille à femme, d’enfant brimée à adulte vengeresse. La protagoniste demeure encore aujourd’hui un personnage auquel les lecteurs peuvent s’identifier : une jeune personne solitaire, victime de violences psychologiques.
C’est là un aspect important du succès de King. Ses histoires ne mettent généralement pas en scène des superhéros évoluant dans un paysage méconnaissable, mais des gens ordinaires vivant dans une Amérique reconnaissable. Mais plus encore, ses histoires reflètent la vie de ces gens ordinaires, même si elles contiennent des horreurs et des événements surnaturels extraordinaires. L’un des romans les plus célèbres de King, The Shining, est l’histoire d’une famille dysfonctionnelle et abusive. Il traite de la violence psychologique et physique, de la rage et de la négligence d’un parent alcoolique, le tout sous le couvert d’une histoire de maison hantée. Cette histoire est familière à King lui-même, qui a parlé ouvertement de ses problèmes avec l’alcool.
Des thèmes comme ceux-ci se retrouvent dans l’ensemble de son œuvre. La perte de l’innocence, les violences et la lutte entre le bien et le mal sont des thèmes récurrents dans ses récits. Il tisse ces histoires les unes aux autres, les reliant en un réseau que les lecteurs prennent plaisir à découvrir.
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L’un des plus grands talents de King en tant qu’écrivain est sa capacité à comprendre les peurs de ses lecteurs et à les transposer dans une œuvre de fiction. Mauvais traitements ou solitude de la pauvreté et de la faim, King parvient à établir un lien avec ses lecteurs et à leur donner un sentiment d’espoir : des gens comme eux, semble-t-il dire, peuvent surmonter n’importe quelle épreuve. Comme les enfants dans Ça, ou dans le Corps (dont la célèbre adaptation cinématographique s’intitule Stand By Me), King dit à ses lecteurs qu’ils peuvent accomplir des choses extraordinaires s’ils œuvrent ensemble pour le bénéfice de tous.
Écrivant principalement pour le public des classes populaires dont il est issu, et qu’il appelle ses « lecteurs réguliers », King excelle dans la description détaillée et intime de la vie quotidienne de ce milieu. Dans le Fléau, par exemple, à travers sa représentation de la ville d’Arnette, au Texas, il met en évidence les problèmes rencontrés par les familles de la classe ouvrière aux États-Unis à la toute fin des années 1970, alors que les emplois disparaissaient.
Bien que King soit considéré comme un écrivain d’horreur, son œuvre englobe bien plus que ce genre. Il a écrit des romans policiers (comme la trilogie Bill Hodges), des récits de voyages dans le temps (22.11.63), de science-fiction et de westerns, ainsi que des histoires d’horreur, parfois le tout dans un seul roman, comme avec les Derniers Hommes et la Tour sombre. Il écrit dans un style qui rend ses œuvres de fiction accessibles aux personnes de 15 à 100 ans, un style qui a fait de lui l’un des auteurs les plus populaires au monde.
Stephen King est l’un des auteurs les plus populaires de la planète, mais est-il pour autant un grand écrivain, comme Edgar Allan Poe ? Ou est-il simplement un maître du roman de gare, agréable à lire dans l’avion, mais à ne pas prendre au sérieux ?
Le succès de Stephen King en tant qu’écrivain ne s’est traduit que tardivement dans sa carrière par une véritable reconnaissance littéraire. La fiction populaire a longtemps été considérée comme vulgaire et à ne pas prendre au sérieux. Cependant, l’œuvre de Stephen King est peu à peu prise en considération pour sa qualité littéraire.
Le professeur de littérature anglaise John Sears a été pionner en publiant en 2011 Stephen King’s Gothic, un ouvrage universitaire novateur sur Stephen King. Depuis, un nombre croissant de chercheurs s’intéresse à l’œuvre de Stephen King. Plusieurs universitaires, dont Tony Magistrale ont défendu le point de vue qu’il s’agissait de littérature au sens noble.
Alors que Stephen King approche de ses 80 ans, sa popularité ne montre aucun signe de déclin. En 2025, au-delà de la sortie en France de son roman Plus noir que noir, il sera présent dans le salles de cinéma avec pas moins de quatre adaptations : le Singe signé Osgood Perkins, Running Man d’Edgar Wright, la Vie de Chuck par Mike Flanagan et The Long Walk par Francis Lawrence.
Le mélange de réalisme, de critique sociale et d’horreur est peut-être le secret de la carrière toujours aussi florissante du maître de l’horreur. Il est en tous cas (enfin !) considéré comme un « vrai » écrivain.
Dawn Stobbart ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
27.02.2025 à 16:46
Julien Jouny-Rivier, Associate Professor & Maître de conférences universitaire en Marketing & Management, ESSCA School of Management
Après 10 ans d’écriture, 140 millions de tomes du manga vendus et des millions de fans de la version animée, l’histoire de l’Attaque des Titans se clôt une troisième fois, cette fois au cinéma, avec « La dernière attaque ». Ce film de Yuichiro Hayashi, réalisateur de l’animé basé sur le manga de Hajime Isayama, présente un montage des deux derniers épisodes de la saga. Il sera exclusivement projeté dans les salles, les 1er et 2 mars 2025.
« Qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens avec son cortège d’horreur et de crimes. » Tel un mantra, ces mots de Léon Trotski résument l’essence de L’Attaque des Titans (Shingeki no Kyojin en VO). L’œuvre traite en effet de nombreux dilemmes moraux avec une grande violence. Via sa diffusion sous forme de manga, d’animé et au cinéma, elle a touché des millions de personnes sur la planète, principalement issues des générations Z et Alpha. L’adhésion d’une grande partie des fans à sa philosophie radicale suscite des interrogations.
Cet article contient des spoilers sur la fin du film.
Œuvre dystopique d’anticipation sociale, L’Attaque des Titans décrit, à travers 36 tomes ou 94 épisodes, le parcours prophétique d’Eren Jaëger. Ce jeune réfugié est issu d’une population enfermée derrière ses propres murs, seul moyen de survie face à une menace implacable : les Titans. Ces créatures humanoïdes gigantesques et dépourvues d’intelligence mesurent entre 3 et 60 mètres. Leur origine et leur objectif restent inconnus au début, mais il semble évident que leur fonction est d’éradiquer l’humanité.
Dès le premier tome, Eren, enfant, voit sa mère dévorée par l’un d’eux. L’introduction est limpide, la violence crue, le message clair : l’humanité est en sursis. De super prédateur et principal agent d’extinction de la planète, l’être humain se retrouve réduit à une proie, terrée, avec la survie pour seul but.
À mesure que l’histoire progresse, Eren passe d’un enfant désirant exterminer tous les Titans à un adolescent capable de se transformer en Titan lui-même, utilisant ses capacités pour servir ses fins. C’est là que le dilemme moral central de l’histoire se dessine : la fin justifie les moyens. Tout au long du récit, Eren Jaëger et ses frères d’armes seront confrontés à une multitude de choix dichotomiques amoraux… et le lecteur ou spectateur avec eux.
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À la fin, Eren achève son odyssée en devenant un antagoniste esseulé, porteur de l’Apocalypse. Exit le combat pour la survie de l’humanité revendiqué inlassablement pendant la majeure partie de l’œuvre. Celle-ci se voit piétinée, au sens véritable du terme. Le jeune protagoniste estime que la seule solution pour détruire l’origine du Mal réside dans l’anéantissement de 80% de l’humanité, incapable de sortir des conflits et rancœurs qui la divisent depuis 2 000 ans. Dans cet Armageddon, bien et mal se confondent pour survivre à la fin d’un monde. Et là, naît une question cruciale : Eren Jaëger a-t-il raison ?
Cette question, politiquement incorrecte il y a encore quelques années, trouve aujourd’hui son public. La justification d’un tel extrême, transposée à notre réalité, fleurit sur les réseaux sociaux. Le dilemme moral est profond, même s’agissant d’une œuvre fictionnelle pour adolescents et adulescents. Cette mise en avant d’un héros antagoniste qui éradique 80 % de l’humanité, tel un messie, témoigne des mutations morales de notre époque. L’Attaque des Titans n’est pas le seul phénomène culturel à exploiter ces questions.
En 2018, pendant qu’Hajime Isayama écrit son manga, un autre phénomène culturel mondial clôt un arc de 10 ans et 23 films : le _Marvel Cinematic Universe (MCU) : Les Pierres de l’Infini_. Dans le 19e film, Avengers Infinity War – qui a fait 2 milliards de dollars de recettes, soit le 5ᵉ meilleur score de l’histoire à ce jour – les motivations profondes de l’antagoniste principal, Thanos (le Titan fou), déstabilisent les spectateurs et font débat au moment de la sortie.
Trois ans avant Eren Jaëger dans L’Attaque des Titans, Thanos annihile 50 % du monde vivant dans le but de rétablir un équilibre socio-écologique universel. Une justification qui, contre toute attente, fonctionne dans un contexte où l’impact écologique de l’Homme est un sujet mondial sensible. Le climax du film balaie la détresse des protagonistes (adulés dans les 18 précédents films) et présente un antagoniste terminant sereinement son existence, après la réussite de son inéluctable mission. Ce final, bien que moins cru et violent que celui de L’Attaque des Titans, développe une idéologie similaire, rare dans ce genre cinématographique à large public : la fin de l’humanité comme solution aux maux du monde.
Mais, à l’inverse du mangaka japonais, les réalisateurs américains, les frères Russo, n’assumeront pas jusqu’au bout cette fin. Moins d’un an après, Avengers Endgame, sa suite – qui était prévue – sort au cinéma. À coup de voyages dans le temps, les protagonistes effacent littéralement la fin du précédent film et remettent tout en ordre. Ils tuent (deux fois) un Thanos dépourvu de toute la profondeur du volet précédent et offrent un habituel et rassurant Happy End.
Toutefois, l’inception réalisée en 2018 demeure et les communautés de fans n’oublient pas. L’idée d’une éradication douce de l’humanité comme solution aux maux de la planète fleurit sur les réseaux sociaux avec le hashtag « #Thanosavaitraison » (#Thanoswasright en VO). Marvel l’inclura d’ailleurs par la suite dans ses productions, tel un clin d’œil. Mais trois ans après, cette légèreté ne se retrouve pas dans L’Attaque des Titans et en mars 2025 au cinéma, la fin ne sera pas aussi douce.
Depuis une dizaine d’années, films et séries assouplissent le paradigme manichéen sur lequel nos sociétés reposent. L’essor du streaming, qui a permis à L’Attaque des Titans de connaître son succès mondial, y est pour beaucoup. L’un des exemples représentatifs de cette tendance est la relecture du mythe de Lucifer dans les séries récentes (comme Supernatural, Preacher ou Lucifer). L’ange déchu émanant de la liturgie chrétienne y est présenté comme un personnage cool, voire bienveillant. Ces représentations évolutives se reflètent dans la société.
Par exemple, en 2020, un jeune couple britannique a nommé son fils Lucifer, un prénom interdit dans plusieurs pays, dont la France ou encore l’Allemagne.
En lien avec l’évolution des mœurs sociales, L’Attaque des Titans interroge donc les spectateurs sur les dilemmes moraux qui pèseront sur les générations futures. Face aux crises de notre monde, l’œuvre de Hajime Isayama nous invite à réfléchir à notre avenir et à l’amenuisement des solutions acceptables pour le sauvegarder. Sans révéler les dernières cases du manga et secondes du film, la sombre mise en garde inspirée de la Seconde Guerre mondiale tâche d’illuminer l’esprit des générations futures face à l’horreur d’une « solution finale ».
Aujourd’hui, les ressources planétaires diminuent et les populations ne cessent de croître. Tel un Titan, l’être humain semble fouler cette Terre sans regarder ce qu’il reste après son passage… Au-delà de son succès populaire, la profondeur de l’œuvre d’Hajime Isayama revêt un caractère prophétique et nous invite à nous poser une question décisive : que seront le bien ou le mal quand il n’existera plus qu’une seule fin ?
Julien Jouny-Rivier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
26.02.2025 à 16:07
Julie Verlaine, Professeure d'histoire contemporaine, Université de Tours
Elles forment un petit groupe soudé, quoique parfois rival. Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg, Jeanne Kosnick-Kloss et Lily Klee partagent le statut de veuves, héritières d’artistes dits abstraits. Dans le Paris de l’après-guerre et jusqu’à la fin des années 1970, leurs choix ont joué un rôle primordial dans le passage à la postérité de l’œuvre de leur époux et dans la reconnaissance de l’abstraction. Ces femmes restent pourtant souvent dans l’ombre.
À partir d’archives inédites rassemblant correspondances et écrits intimes, l’historienne Julie Verlaine fait revivre leurs combats et redonne à ces femmes la place qui leur est due. Extraits de son ouvrage Les Héritières de l’art abstrait (Payot, 2025).
Paris, palais des Beaux-Arts, le vendredi 19 juillet 1946. Une foule joyeuse et dense, rassemblant plusieurs générations, se presse pour inaugurer le premier Salon des réalités nouvelles. Les grandes verrières du bâtiment construit pour l’Exposition internationale de 1937 éclairent les toiles accrochées aux cimaises le matin même, qui ont toutes en commun de ne pas représenter la réalité : art abstrait, art concret, peinture non objective ou non figurative… quelle que soit l’étiquette que chacun préfère retenir, l’art que ce nouveau rendez-vous parisien entend défendre est moderne, actuel et provocateur.
Au milieu des artistes, des critiques et des marchands, un petit groupe de femmes est au centre de l’attention : ce sont les compagnes des « grands disparus », ces pionniers de l’abstraction morts pendant la guerre, auxquels l’exposition rend un hommage appuyé. Sonia Delaunay, Nelly van Doesburg, Nina Kandinsky et Jeanne Kosnick-Kloss reçoivent tout à la fois condoléances et éloges. Elles sont remerciées pour les prêts qu’elles ont consentis pour l’accrochage du moment, sollicitées pour de futures expositions en France et à l’étranger, et assurées que la production de leur compagnon défunt trouvera au plus vite sa place au sommet de l’art du XXe siècle.
Cette soirée d’été est l’un des points d’orgue d’un travail essentiel de conservation, restauration, sélection et documentation. Les veuves des artistes ont choisi les toiles, vérifié les cartels, contrôlé les textes du catalogue, surveillé l’accrochage et discuté avec les critiques et les amateurs. Le succès de l’exposition vient couronner leur engagement constant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans la promotion de l’œuvre des hommes qui ont partagé leur vie.
Elle est une occasion de manifester l’importance historique et la vigueur contemporaine de l’art abstrait, non sans exacerber tensions et rivalités autour de son caractère novateur. Les Fenêtres, de Robert Delaunay, emblématiques de son passage à la peinture non figurative en 1912, accueillent les visiteurs du salon avant qu’ils ne plongent dans une explosion de couleurs avec Jaune, rouge, bleu, de Vassily Kandinsky, un tableau de 1925 peint au Bauhaus ; déambulant dans les salles suivantes, ils admirent, ici, les sculptures monumentales d’Otto Freundlich, et là, les compositions constructivistes de Theo van Doesburg, au milieu des créations des quatre-vingt-cinq autres exposantes et exposants.
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Ce premier Salon des réalités nouvelles est aujourd’hui unanimement considéré comme l’un des moments clés de la bataille entre art figuratif et art abstrait, l’un des rassemblements les plus notables de chefs-d’œuvre de l’abstraction et un passage décisif de relais entre deux générations d’artistes. Pourtant, le rôle crucial qu’y ont joué les veuves d’artistes est passé sous silence, et peu de cas est fait de leur participation active à l’organisation de cet événement historique, comme d’ailleurs de l’ensemble de leur entreprise, après-guerre, pour la reconnaissance de l’abstraction en général et de la production de leur conjoint défunt en particulier.
Or l’invisibilité presque absolue, dans l’histoire de l’art telle qu’elle est racontée, enseignée et exposée de nos jours, du travail de ces femmes est en totale contradiction avec ce que révèle le contenu des archives des salons, des galeries et des musées qui, dans les trois décennies d’après-guerre, se mêlent d’art abstrait. Les veuves d’artistes y sont partout présentes : prêteuses d’œuvres pour les grandes expositions, négociatrices et courtières sur le marché de l’art, rédactrices de monographies et de notices détaillées, mémoires vivantes de la naissance de l’abstraction, mécènes enfin des plus importants musées du monde, elles ont déployé une activité intense qui a permis la notoriété posthume de leur conjoint, entré grâce à elles dans le panthéon de l’art moderne.
Telle est l’origine de mon livre Les Héritières de l’art abstrait : le constat qu’il existe des oublis massifs dans les récits actuels en vigueur, glorifiant des artistes – Vassily Kandinsky, Robert Delaunay, Theo van Doesburg et Otto Freundlich, entre autres – connus de tous les amateurs d’art moderne et dont les chefs-d’œuvre attirent des millions de visiteurs dans les musées qui les exposent. En omettant un moment intermédiaire, entre le temps de la création et celui de la consécration, on occulte surtout des figures, elles aussi intermédiaires, dont la contribution durant cet entre-deux a pourtant été décisive.
Tirer ces actrices méconnues de l’ombre dans laquelle elles ont été plongées doit permettre d’écrire une autre histoire de l’art moderne, plus inclusive et plus collective, en identifiant dans la chaîne patrimoniale, allant de l’atelier de l’artiste aux cimaises du musée, un maillon souvent oublié. Une enquête historique, au plus près des archives, s’imposait pour restituer leur place dans la société de l’époque, évaluer la portée de leur participation et s’interroger sous un angle nouveau sur la transformation effective et progressive d’une œuvre, par l’exposition, la valorisation et l’historicisation, en un patrimoine artistique commun et précieux. […]
Centrer le regard sur ces femmes qui, par leur âge, leur statut et leurs activités, sont en décalage avec les normes convenues de la définition d’un acteur du monde de l’art permet d’élargir la gamme connue des modèles et des moyens de contribuer à la diffusion de l’art. Leur situation matrimoniale singulière et la prégnance d’une fidélité conjugale dans le deuil et à travers le devoir de mémoire confèrent des motivations atypiques à leurs actions, qui sont parfois plus efficientes que celles de dits « professionnels » – qu’il s’agisse de conservation, d’exposition, de vente, d’écriture…
C’est finalement à une redéfinition plus large, plus inclusive et plus informelle de la figure du médiateur et de la médiatrice artistiques qu’invite la prise en compte de leurs réalisations.
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L’évocation du vaste répertoire de démarches qu’elles ont mobilisé, de l’exposition à la donation, en passant par l’édition et la vente, pour asseoir la notoriété de leur compagnon, contribue elle aussi à récuser l’idée selon laquelle le talent et le génie dans l’art « s’imposent » d’eux-mêmes et selon une sorte de fatale nécessité.
Bien au contraire, lumière est faite ici sur l’importance cruciale des intermédiaires qui travaillent à cette valorisation cumulative, celle des collaborations nouées et des stratégies employées. L’ensemble restitue l’épaisseur temporelle et humaine de ce travail de promotion, de visibilisation et de légitimation, qui s’étend sur des décennies. Donner à comprendre comment telle toile de Delaunay, de Kandinsky ou de van Doesburg est devenue un des chefs-d’œuvre de l’art moderne, c’est pointer que la valeur esthétique est une construction sociale, en évolution constante, tout comme le goût artistique dominant dont elle est dépendante : c’est le succès des stratégies et des démonstrations menées notamment par leurs héritières qui impose en Occident, et dans les aires culturelles qu’il domine culturellement, la postérité de ces pionniers de l’abstraction.
Bien d’autres femmes d’artistes mériteraient que leur travail soit sorti de l’ombre dans laquelle les cantonnent les récits en vigueur aujourd’hui.
« Les Héritières de l’art abstrait, Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et les autres », Julie Verlaine, Payot, 2025, 272 pages.
Julie Verlaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
25.02.2025 à 17:31
Vittorio Bufacchi, Senior Lecturer, Department of Philosophy, University College Cork
Donald Trump et son administration attaquent la séparation des pouvoirs. Retour sur les origines et le fonctionnement de ce pilier de la démocratie.
Au cours des quatre semaines qui se sont écoulées depuis son investiture à la présidence des États-Unis pour son second mandat, Donald Trump a signé des dizaines de décrets. Une bonne partie d’entre eux fait aujourd’hui l’objet de batailles juridiques car ils outrepassent ses prérogatives dans le cadre de la constitution. Certains vont inévitablement finir devant la Cour suprême.
Les arrêts rendus par la Cour – et la réaction de l’administration Trump – nous apprendront, dans une large mesure, si la séparation des pouvoirs fonctionne encore telle que l’entendait les Pères fondateurs des États-Unis au moment où ils ont rédigé la constitution.
Le concept de séparation des pouvoirs figure dans la constitution de pratiquement tous les pays démocratiques. L’idée est de compartimenter les prérogatives des trois principales branches du gouvernement : l’exécutif, le législatif et le judiciaire.
C’est ce qui permet, dans l’écosystème politique, un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui crée les conditions indispensables à l’existence de la démocratie et à l’exercice de la liberté. Mais dès que l’une des trois branches du gouvernement domine les deux autres, cet équilibre est rompu et la démocratie s’effondre.
Nous devons cette idée d’une division tripartite du pouvoir au philosophe français du XVIIIe siècle Charles de Montesquieu, auteur de l’un des livres les plus marquants du siècle des Lumières, L’Esprit des lois. Publié en 1748, cet ouvrage a peu à peu remodelé tous les systèmes politiques d’Europe, et il a eu une influence capitale sur les pères fondateurs des États-Unis. La constitution américaine de 1787 a été rédigée dans la continuité des recommandations de Montesquieu.
Les démocraties modernes étant plus complexes que celles du XVIIIe, de nouvelles institutions se sont développées afin de répondre aux défis de la modernité. Parmi elles, des tribunaux spécialisés, des agences régulatrices autonomes, des banques centrales, des institutions de contrôle, des instances de médiation, des commissions électorales et des agences vouées à la lutte contre la corruption.
Ce qu’ont en commun toutes ces institutions, c’est leur considérable degré d’indépendance vis-à-vis des trois branches gouvernementales. En d’autres termes, les contre-pouvoirs se sont multipliés.
En dépit de l’influence énorme de Montesquieu, l’idée de séparation des pouvoirs qui est au cœur de la démocratie le précède de plusieurs siècles. On peut trouver l’une des premières formulations de cette idée dans la Politique d’Aristote. Le philosophe écrit ainsi que :
« la meilleure constitution est une combinaison de toutes les formes existantes. »
Par cela, Aristote entend un gouvernement mêlant des éléments de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, mettant particulièrement l’accent sur l’équilibre entre démocratie et oligarchie pour assurer la stabilité.
Mais ce sont les Romains qui ont mis en pratique le premier modèle d’équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs. La constitution de la République romaine se caractérisait par la séparation des pouvoirs entre la tribune de la plèbe, le sénat des patriciens, et les consuls élus.
Les consuls occupaient les plus hautes fonctions politiques, à l’instar d’un président ou d’un premier ministre. Mais comme les Romains se méfiaient de tout excès de pouvoir individuel, ils élisaient deux consuls à la fois, pour une période de douze mois. Chaque consul possédait un droit de véto sur les actions de son homologue. Pouvoir, contre-pouvoir.
Le plus ardent défenseur de la République romaine et de ses mécanismes constitutionnels était le philosophe, avocat et homme d’État romain Marcus Tullius Cicéron. C’est Cicéron qui a inspiré Montesquieu – il a aussi influencé John Adams, James Madison et Alexander Hamilton aux États-Unis.
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La République romaine a tenu environ cinq cents ans. Elle s’est écroulée suite à la mort violente de Cicéron en 43 avant J-C. Celui-ci avait consacré sa vie à empêcher les populistes autoritaires de confisquer la République romaine pour s’établir comme despotes. Sa mort (au même titre que l’assassinat de Jules César l’année précédente) est considérée comme l’un des moments décisifs de la bascule de Rome, qui, de république, devint un empire.
Aujourd’hui, nos démocraties se trouvent en proie aux mêmes périls. Dans de nombreuses régions du monde, ce mécanisme institutionnel élémentaire est attaqué avec de plus en plus de virulence par des individus fermement résolus à juguler l’indépendance des pouvoirs judiciaire et législatif.
En Europe, sur les traces du premier ministre hongrois Viktor Orban, la présidente du Conseil des ministres italiens Giorgia Meloni s’emploie à faire adopter des réformes constitutionnelles renforçant la branche exécutive du gouvernement aux dépens des deux autres.
Cette attaque contre l’équilibre des pouvoirs se fait également sentir à Washington. Le foisonnement des décrets présidentiels est le symptôme de ce cancer politique de plus en plus agressif. Au cours de son mandat en tant que 46e président américain, entre janvier 2021 et janvier 2015, Joe Biden a signé 162 décrets présidentiels – une moyenne de 41 par an. Par comparaison, la moyenne annuelle de Donald Trump durant son premier mandat était de 55 par an, celle de Barack Obama, avant lui, de 35.
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a déjà signé 60 décrets en vingt jours. Parmi ceux-ci, la grâce présidentielle accordée aux quelques 1500 personnes impliquées dans l’insurrection du 6 janvier au Capitole.
Mais bien plus inquiétantes sont les menaces voilées proférées par l’administration Trump d’annuler Marbury v Madison, un arrêt historique de la Cour suprême datant de 1803 : il s’agit de l’affaire qui a permis d’établir le principe selon lequel les tribunaux sont les arbitres ultimes de la loi.
Ces dernières semaines, Trump a ouvertement critiqué les juges fédéraux qui ont tenté de bloquer certains de ses principaux décrets. Il est appuyé par son vice-président, J. D. Vance, lequel a déclaré :
« Les juges n’ont pas le droit de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif. »
Pendant ce temps, le conseiller principal du président, Elon Musk, a accusé le juge ayant temporairement bloqué l’accès aux données confidentielles du Trésor au Department of Governement Efficiency (DOGE), nouvellement formé, d’être :
« un juge corrompu, qui protège la corruption ».
On peut donc dire que l’équilibre subtil de la démocratie subit de graves pressions. Si la séparation des pouvoirs ne tient pas, et que le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs s’avère inefficace, c’est la démocratie elle-même qui sera menacée.
Les quelques mois et années à venir vont déterminer si l’État de droit sera remplacé par la loi du plus fort. Pour l’heure, Cicéron, Montesquieu et Madison semblent en bien mauvaise posture.
Vittorio Bufacchi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
24.02.2025 à 18:11
Mario d'Angelo, Professeur émérite à BSB, chercheur HDR CEREN, EA 7477, Burgundy School of Business - Université Bourgogne Franche-Comté, Burgundy School of Business
Où va-t-on trouver, d’ici 2035, les 700 millions d’euros nécessaires au projet Nouveau Louvre ? Dans les poches des touristes non européens, pour partie comme l'a annoncé Emmanuel Macron, le 28 janvier 2025. Au-delà des polémiques, une augmentation différenciée des tarifs serait-elle suffisante pour que le pays développe son patrimoine culturel attractif ?
C’est en octobre dernier, lors de la préparation du budget 2025, qu’a émergé le projet d’instauration d’un prix d’entrée plus élevé pour les touristes non européens visitant les grands sites patrimoniaux français.
La ministre de la culture avait alors également lancé l’idée d’un droit d’entrée pour la visite de Notre-Dame de Paris, dont la recette serait affectée à la restauration du petit patrimoine religieux en grand péril.
Ces propositions renvoient à un même enjeu : continuer d’investir dans l’image culturelle de la France et développer son offre patrimoniale dans un contexte de restrictions budgétaires. Pour atteindre cet objectif, tabler sur une contribution financière plus importante des visiteurs, dont les touristes transcontinentaux, est la solution retenue par l'exécutif.
Pour parer les restrictions budgétaires, le ministère de la culture dispose de plusieurs outils accroissant les ressources dans le secteur public.
La fiscalité en est un, en l’occurrence, l’augmentation du taux de la taxe de séjour. Cette mesure a cependant été écartée. Elle comporte deux inconvénients. D’une part, son champ d’application ne distingue pas les raisons de l’hébergement (professionnelles ou de loisirs). D’autre part, n’étant pas une taxe affectée, son produit peut servir à des dépenses dans d’autres secteurs que le patrimoine.
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La ministre vise donc plutôt l’accroissement des ressources propres des organisations ayant en charge le patrimoine public, notamment par les dons, le mécénat, l’augmentation des prix d’entrée voire la suppression d’une gratuité.
Si l’État peut augmenter le taux de défiscalisation pour inciter davantage de donateurs, la mesure ne garantit pas aux organisations concernées une augmentation mécanique de ces recettes. Le niveau des dons recueillis dépend de chaque organisation et de ses professionnels, sur un terrain où règne une intense compétition.
Des circonstances particulières, comme l’incendie de Notre-Dame, peuvent favoriser un appel à dons et à mécénat. Notons que le projet du Nouveau Louvre compte, lui aussi, faire fortement appel au mécénat et aux dons.
En janvier 2024, le passage du prix d’entrée au Louvre de 17 à 22 euros (+30 %) pour les visiteurs n’ayant aucune réduction n’est pas resté inaperçu. La polémique semble indiquer que l’institution muséale a atteint le seuil de consentement au prix par le public français.
En comparaison, la tarification différenciée a le mérite de ne pas impacter le portefeuille des visiteurs français. Il n’est pas étonnant que le projet du Nouveau Louvre inclut cet axe dans le financement de ses investissements de rénovation et de développement.
Une telle mesure tarifaire a peu d’effets sur la fréquentation du public ciblé. La plupart des économistes du patrimoine culturel estiment que, pour des lieux et évènements culturels à notoriété mondiale, l’élasticité-prix de la demande internationale est très faible.
Ajoutons que les dépenses de divertissement (musées, parcs d’attractions, évènements culturels, sportifs et autres loisirs) représentent moins de 15 % des dépenses touristiques totales, bien loin derrière les transports, l’hébergement et la restauration (Insee).
D’un point de vue économique, la tarification différenciée selon la nationalité présente des avantages incontestables. Mais elle suscite aussi des réserves : une mise en œuvre opérationnelle complexe et, surtout, une question éthique.
Le dispositif introduit une discrimination alors que le patrimoine culturel français se veut universel et que ses institutions œuvrent à l’égalité d’accès à la culture.
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La proposition ministérielle portant sur l’instauration d’un droit d’entrée pour les visites de Notre-Dame de Paris mérite d’être rappelée, même si l’opposition du diocèse de Paris lui laisse peu de chance d’aboutir.
L’originalité du dispositif réside dans la mise en place d’une sorte de circuit de financement solidaire entre un monument-star et du « petit patrimoine » méconnu et menacé à court terme (quelque 500 édifices religieux selon l’Observatoire du patrimoine religieux). Dans ce schéma, hormis les fidèles et les pèlerins, tous les visiteurs paient, qu’ils viennent de France ou d’ailleurs.
C’est un rapport d’entraînement mutuel qui s’est établi entre les deux secteurs : la culture apporte au tourisme une image d’art de vivre (mode, gastronomie, terroirs) et d’histoire (monuments, musées, sites). Quant au tourisme, il est devenu un puissant moteur de développement pour certains acteurs culturels et pour les territoires capables de mettre en offre leur patrimoine. Moult musées, monuments, sites patrimoniaux, expositions et festivals ont été portés grâce à l’argument du gain d’image positive et de l’attractivité touristique.
Or, de par sa mission de service public, le patrimoine culturel public présente une gestion structurellement déficitaire. Les prix d’entrée visent moins à couvrir ses coûts réels qu’à permettre au plus grand nombre d’y accéder. Que ce soit au niveau national ou territorial, investissements et gros entretien sont financés majoritairement par l’impôt.
Les touristes étrangers, non ressortissants de l’Union européenne, bénéficient donc de prix corrigés par les subventions des collectivités publiques françaises et européennes.
Ajoutons qu’outre les lieux et sites à entrée payante, d’autres investissements d’ordre culturel sont nécessaires à l’attractivité touristique : par exemple un centre historique rénové avec ses rues piétonnes, l’animation de l’espace public, la préservation d’un paysage, un village fleuri. Cette substruction du charme d’un pays relève du bien commun et profite à tous : résidents, visiteurs et touristes. Les collectivités publiques en supportent l’essentiel du coût.
La logique qui prévaut est que le déficit du secteur culturel est d'autant plus acceptable qu'il crée de la valeur dans les secteurs touristiques à logique commerciale. Le déficit du premier est pris en charge par la puissance publique pour soutenir ses externalités positives vers d’autres secteurs non directement subventionnés.
Ce système est accepté et promu par la puissance publique et les élus qui le considèrent globalement profitable. Dans les politiques d’attractivité, la culture reste une priorité. En témoignent les nombreux labels et évènements culturels (« villes et pays d’art et d’histoire », « maison des illustres », « petites cités de caractère », « Rendez-vous aux jardins », « journées européennes de l’archéologie »…).
Mais ce système trouve sa meilleure défense dans la mise en parallèle des 14 milliards d’euros de dépenses publiques pour la culture en 2023 et des revenus générés par les 300 millions de nuitées d’hébergement des touristes internationaux (hors tourisme d’affaires) en 2023.
L’augmentation des recettes provenant d’un changement de tarification ne sera significative que pour la vingtaine de lieux patrimoniaux nationaux dont le public non européen est important en volume et en proportion (le Louvre, Versailles, le Mont-Saint-Michel, la Sainte-Chapelle, etc.).
Aucun scénario, cependant, n’a pour l’heure été dévoilé par l’un de ces établissements. Pour le Louvre, si l’entrée passait en 2026 à 30 euros pour les visiteurs transcontinentaux, l’établissement pourrait engranger, d’ici 2035, près de la moitié du besoin de financement de ses investissements de rénovation et développement.
Hormis ces lieux patrimoniaux de réputation mondiale, l’application d’une tarification spécifique aux visiteurs extra-européens serait tout au plus une source de financement secondaire des investissements de maintien – mais pas de développement – du patrimoine culturel français.
Mario d'Angelo est vice-président de l'association Idée Europe.