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13.11.2025 à 17:21

L’opéra aux Amériques, un héritage européen revisité par les identités culturelles locales

Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)

L’opéra aux Amériques s’est bâti une identité singulière par sa capacité à assimiler apports européens et patrimoine culturel autochtone.
Texte intégral (2349 mots)
Le Palais des beaux-arts de Mexico (en espagnol : Palacio de Bellas Artes) est le premier opéra de Mexico. Sa construction fut achevée en 1934. Xavier Quetzalcoatl Contreras Castillo , CC BY-SA

L’opéra s’est enraciné sur le continent américain en hybridant répertoires et techniques d’outre-Atlantique avec des récits, des rythmes et des imaginaires empruntés aux populations autochtones. Nous poursuivons ici notre série d’articles « L’opéra : une carte sonore du monde ».


Ne cherchant ni à copier ni à rompre avec l’histoire de l’opéra en Europe, l’histoire de l’opéra aux Amériques est plutôt celle d’un long processus d’acclimatation. La circulation des artistes et les innovations esthétiques y rencontrent des terrains sociaux, politiques et économiques spécifiques selon les pays. Si depuis le XVIIe siècle, Christophe Colomb a inspiré de nombreux opéras, cet art est aujourd’hui présent sur tout le continent où il met en exergue des éléments locaux du patrimoine culturel conjugués avec la matrice européenne.

En Amérique du Nord, et notamment aux États-Unis, l’art lyrique trouve ses origines dans les ballad operas anglais du XVIIIe siècle joués dans les premiers théâtres à Philadelphie ou à New York.

Au XIXe siècle, l’opéra s’implante comme un divertissement « importé » et rencontre un certain succès dont bénéficient l’Academy of Music (l’Opéra de New York) ou le Metropolitan Opera tandis que la Nouvelle-Orléans, foyer francophone, sert de tête de pont aux opéras français mais aussi italiens. Ces derniers, apportés par nombre d’immigrants en provenance de Rome, de Naples ou de Palerme, ont nécessité la construction de théâtres, comme celui de San Francisco.

Spécificités états-uniennes

Au XXe siècle, l’art lyrique possède ses hauts lieux aux États-Unis, tels que le Metropolitan Opera (Met) qui s’impose comme le champion des créations nationales impliquant des spécificités états-uniennes quant aux sujets, aux styles et aux voix.

La quête d’une couleur « nationale » passe par le recours à des matériaux amérindiens puis par l’intégration de langages musicaux afro-américains comme les spirituals, le jazz, le ragtime, le blues, jusqu’aux sujets explicitement liés à l’esclavage, à la ségrégation et aux droits civiques.

De Porgy and Bess à X : The Life and Times of Malcom X ou The Central Park Five, l’opéra devient un miroir social avec des œuvres qui se fondent dans le paysage culturel, sa grande diversité et les conséquences de celle-ci. Le progrès technique s’invite aussi à l’opéra avec des œuvres comme Le téléphone, opéra comique de Menotti. Parallèlement, le langage musical évolue, porté par le néoromantisme de Barber, la satire politico-sociale de Blitzstein, le minimalisme de Glass ou d’Adams.

En Amérique du Nord, une économie fragile

Sur le plan économique, l’écosystème lyrique états-unien comme canadien combine recettes propres, dons privés et mécénat, le rendant particulièrement vulnérable à des crises, comme celle survenue lors de l’épidémie de Covid qui a vu ses publics se contracter, tandis que les coûts de production restaient élevés. Le marketing de l’opéra innove sans cesse, contraint à une nécessaire démocratisation garantissant le renouvellement de ses publics, avec des représentations dans des lieux insolites – Ikea à Philadelphie –, et à une digitalisation de l’espace lyrique et de sa programmation.

Si des réseaux efficaces, comme Opera America ou Opera Europa, facilitent communication, diffusion et levée de fonds, d’autres solutions ont pu voir le jour pour sécuriser l’activité lyrique aux États-Unis, comme cet accord pluriannuel signé entre le Met et l’Arabie saoudite.

Hybridations en Amérique centrale

En Amérique centrale, l’art lyrique s’inscrit également dans l’espace urbain comme en témoigne le Palacio de Bellas Artes à Mexico. Conçu en 1901 et inauguré en 1934, ce bâtiment fusionne art nouveau par son extérieur en marbre et art déco pour l’intérieur de la salle, décorée avec des fresques monumentales. Le modèle architectural comme une partie du répertoire – Mozart, Strauss, Puccini ou Donizetti – sont européens, mais l’institution a aussi servi de carrefour aux arts mexicains à l’image du Ballet folklorique d’Amalia Hernández ou de créations de compositeurs locaux comme Ibarra, Catán ou Jimenez.

Le rideau de scène représentant les volcans Popocatépetl et Iztaccíhuatl symbolise ce lien entre opera house « à l’européenne » et imaginaires locaux. Dans cette zone géographique, l’hybridation architecturale et artistique s’opère dans les institutions nationales avec une volonté d’articuler répertoire européen et identité culturelle locale, tant du point de vue musical, iconographique que chorégraphique.

Offenbach-mania au Brésil

L’Amérique du Sud a connu un développement de son territoire lyrique dans les grandes métropoles, mais également dans des lieux insolites comme à Manaus, au Brésil, en pleine Amazonie, où le théâtre d’opéra était la sortie privilégiée des riches industriels producteurs d’hévéa tandis que la bourgeoisie de Sao Paulo, souvent proche de l’industrie du café se retrouvait en son opéra.

L’import d’œuvres européennes, notamment d’Offenbach ou de Puccini dont le succès fulgurant a inspiré de nombreux compositeurs locaux, a façonné le paysage lyrique sud-américain. On note que dans les années 1860-1880, Rio connaît une véritable Offenbach-mania et devient un creuset pour des hybridations diverses : de nombreuses œuvres sont traduites en portugais tandis que des troupes francophones sont régulièrement accueillies.

Dans le même temps se développent des parodies brésiliennes qui, sans copier Offenbach, procèdent à une « brésilianisation » du style par l’insertion de danses et rythmes afro-brésiliens – polca-lundu, cateretê, samba de roda – et par l’apparition de la capoeira sur scène. Naît alors un débat, ressemblant mutatis mutandis à la « querelle des Bouffons » française, opposant « art national » et « opérette importée » et aboutissant parfois à une « parodie de parodie » d’Offenbach !

Ces échanges lyriques montrent que les Amériques ne se contentent pas d’importer de l’opéra occidental, mais qu’elles transforment puis réémettent des œuvres vers l’Europe, enrichies d’un apport exotique.

En Argentine, l’opéra comme symbole de réussite sociale

En Argentine, Puccini triomphe en 1905 à Buenos Aires alors qu’il vient superviser la nouvelle version d’Edgar. Il consolidera sa notoriété grâce à ses succès sur les scènes latino-américaines avant de livrer en 1910, à New York, La fanciulla del West(la Fille du Far-West), western lyrique basé sur l’imaginaire américain. Dans une capitale marquée par une importante immigration italienne initiée dès les années 1880, l’opéra reste un symbole de réussite sociale.

Le Teatro Colon, érigé en 1908, opère une synthèse architecturale entre néo-Renaissance italienne et néo-baroque français, agrémentée de touches Art nouveau. Dotée d’une excellente acoustique et accessible sur le plan tarifaire, la salle s’impose comme un centre lyrique important sur le continent. L’art lyrique argentin reste ouvert à de nombreux sujets, comme en témoigne l’opéra Aliados (2013), d’Esteban Buch et Sebastian Rivas, évoquant les liens entre Margaret Thatcher et Augusto Pinochet, alliés à l’époque de la guerre des Malouines en 1982.

On trouve ainsi des traits communs à l’art lyrique sud-américain, associant grandes maisons emblématiques, appropriations esthétiques locales et coopérations internationales par-delà une vulnérabilité économique due à sa dépendance au mécénat.

Au Chili et en Bolivie, des lieux d’échanges et de métissage

Le cas du Teatro Municipal de Santiago inauguré en 1857 avec une architecture néoclassique française et toujours intact malgré de nombreux séismes, a été victime de crises budgétaires récurrentes mais développe depuis 2023 un partenariat avec l’Opéra National de Paris.

L’objectif est de permettre une circulation des savoir-faire au sein d’une coopération Sud-Nord au service de la formation de talents locaux. Le Chili accueille également un théâtre musical ouvert à des sujets politiques.

En Bolivie, le théatre Grand Mariscal de Ayacuchode, dans la ville de Sucre, construit en 1894 sur un modèle inspiré de la Scala pour accueillir des opérettes et des zarzuelas est devenu malgré son inachèvement un lieu patrimonial mêlant histoire locale et pratiques lyriques au croisement de l’Europe et des cultures andines.

Par ailleurs, ce métissage a donné naissance à des œuvres parfois anciennes comme cet opéra baroque datant de 1740 écrit par un indigène évangélisé en bésiro, dialecte ancien en voie de disparition.

De New York à Buenos Aires, l’opéra aux Amériques s’est bâti une identité singulière par sa capacité à assimiler apports européens et patrimoine culturel autochtone. Sur l’héritage des techniques et du répertoire européen sont venus se greffer des spécificités culturelles locales issues de traditions propres aux indiens, aux créoles ou aux populations afro-américaines. Loin d’un modèle importé à l’identique, il constitue un « palimpseste lyrique » où se côtoient Puccini, Offenbach, jazz et capoeira. Les voix de l’Amérique sont devenues l’écho d’un territoire lyrique complexe, où traditions culturelles et mémoires collectives s’incarnent dans un patrimoine musical et architectural singulier.

The Conversation

Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.11.2025 à 14:47

Nos ancêtres du Paléolithique savaient fabriquer des outils simples et efficaces

Evgeniya Osipova, Préhistoire, Université de Perpignan Via Domitia

Rimma Aminova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology

Saule Rakhimzhanova, Chercheure en archéologie, Margulan Institute of Archaeology

Yslam Kurmaniyazov, PhD, Université Korkyt Ata de Kyzylorda

La découverte d’une alternative simple et efficace aux outils de découpe complexes aménagés sur deux faces change notre vision des humains du Paléolithique.
Texte intégral (1308 mots)
Archéologue sur le site paléolithique du nord de la mer d’Aral. Étude du matériel. E.A. Osipova

L’industrie lithique – soit l’ensemble des objets en pierre taillée, pierre polie et matériel de mouture – est souvent le seul témoignage de la culture matérielle préhistorique qui nous soit parvenu. Or, nos ancêtres disposaient d’un kit d’outillage en pierre très diversifié : à chaque activité correspondait un outil spécifique, en particulier pour tout ce qui touchait à la recherche de nourriture et la découpe de la viande.


La viande était une source d’alimentation importante pour les humains préhistoriques, depuis les premiers hominidés, Homo habilis (entre 2,4 millions et 1,6 million d’années), jusqu’à l’apparition de notre espèce, Homo sapiens archaïque (il y a 300 000 ans). Pour trouver de la viande, ils pratiquaient le charognage opportuniste avec les animaux carnivores, puis bien plus tard, la chasse sélective et spécialisée des animaux herbivores.

Mais parvenir à dégager de la viande des carcasses d’animaux nécessite de réaliser une séquence de gestes complexes, en utilisant des outils performants. Au Paléolithique inférieur (entre 800 000 et 300 000 ans avant notre ère) et Paléolithique moyen (entre 300 000 ans et 40 000 ans), il s’agissait d’outils de découpe : des couteaux ou d’autres outils utilisés comme tels. Au fil du temps et en fonction des sites, certains outils travaillés sur deux faces sont devenus de véritables marqueurs culturels. Il s’agit d’abord des bifaces, ces « outils à tout faire » en pierre taillée, qui sont traditionnellement attribués à la culture acheuléenne (entre 700 000 et 200 000 ans en Europe).

Ce sont ensuite des couteaux à dos – le dos correspondant à une partie du bord de la pièce, aménagée ou naturelle, non tranchante et opposée au bord actif, souvent tranchant – autrement appelés des Keilmesser, qui sont typiques de la culture micoquienne (entre 130 000 et 50 000 ans).

Outils de découpe

Les bifaces sont omniprésents en Eurasie, tandis que les couteaux à dos sont majoritairement concentrés en Europe centrale et orientale, dans le Caucase, dans la plaine d’Europe orientale. Les deux catégories d’outils, souvent utilisés pour plusieurs activités, ont en commun une fonction de découpe.

La partie de l’objet qui sert aux pratiques de boucherie est dotée d’un bord suffisamment tranchant et plus ou moins aigu. La fonction de découpe peut être assurée par des éclats simples non aménagés (c’est-à-dire non travaillés par la main humaine) qui ont souvent un bord assez coupant.

La réalisation de ces outils sophistiqués nécessite à la fois de se procurer les matières premières adaptées et d’avoir des compétences avancées en taille de pierre. Mais nos ancêtres avaient-ils vraiment besoin d’outils aussi complexes et polyfonctionnels pour traiter les carcasses d’animaux ? Existait-il d’autres solutions pour obtenir un outil de découpe aussi efficace ?

Notre étude de la période paléolithique à partir d’outils trouvés en Asie centrale, au Kazakhstan, répond en partie à cette question.

Fracturation intentionnelle

La fracturation intentionnelle est une technique qui consiste à casser volontairement un outil en pierre par un choc mécanique contrôlé fait à un endroit précis. Cette technique a été abordée pour la première fois dans les années 1930 par le préhistorien belge Louis Siret. Elle était utilisée au cours de la Préhistoire et de la Protohistoire pour fabriquer des outils spécifiques : burins et microburins, racloirs, grattoirs… La fracture intentionnelle détermine la forme de l’outil en fonction de l’idée de celui qui le taille.

Mais les pièces fracturées sont souvent exclues des études, car la fracture est généralement considérée comme un accident de taille, qui rend la pièce incomplète. Néanmoins, la fracture intentionnelle se distingue d’un accident de taille par la présence du point d’impact du coup de percuteur, qui a provoqué une onde de choc contrôlée, tantôt sur une face, tantôt sur les deux.

À travers l’étude d’une série de 216 pièces en grès quartzite (soit le tiers d’une collection provenant de huit sites de la région Nord de la mer d’Aral), nous avons découvert une alternative simple et efficace aux outils complexes aménagés sur deux faces.

Les objets sélectionnés dans cet échantillon sont uniquement des pierres intentionnellement fracturées. La majorité des pièces présentent un point d’impact laissé par un seul coup de percuteur, porté au milieu de la face la plus plate de l’éclat de grès quartzite. D’autres pièces, plus rares, montrent la même technique, mais avec l’utilisation de l’enclume. La fracture est généralement droite, perpendiculaire aux surfaces de la pierre, ce qui permet d’obtenir une partie plate – un méplat, toujours opposé au bord coupant d’outil.

La création des méplats par fracturation intentionnelle est systématique et répétitive dans cette région du Kazakhstan. Parmi ces outils, on en trouve un qui n’avait encore jamais été mentionné dans les recherches qui y ont été menées : le couteau non retouché à méplat sur éclat, créé par fracture intentionnelle. Cette catégorie de méplat correspond à une fracture longue et longitudinale, parallèle au bord coupant d’un éclat de pierre.

La fabrication de cet outil peu élaboré et pourtant aussi efficace que le biface et le Keilmesser pour la découpe de la viande prend peu de temps et nécessite moins de gestes techniques. C’est pourquoi ils sont abondants et standardisés dans la collection étudiée.

Avec le biface et le Keilmesser, le couteau à méplat sur éclat pourrait ainsi être le troisième outil de découpe du Paléolithique ancien, utilisé dans la région de la mer d’Aral. Les recherches à venir permettront de mieux comprendre le comportement gastronomique de nos ancêtres et d’en savoir plus sur leurs kits de « couverts » en pierre.

The Conversation

Cette recherche a été financée par une subvention du Comité de la Science du Ministère de la Science et de l’Enseignement supérieur de la République du Kazakhstan (Projet N° AP22788840 « Études archéologiques des sites paléolithiques de la région Est de la Mer d’Aral »).

Rimma Aminova, Saule Rakhimzhanova et Yslam Kurmaniyazov ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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10.11.2025 à 16:10

Du tendon d’Achille aux trompes de Fallope : quand la nomenclature anatomique cache des histoires de pouvoir et d’exclusion

Lucy E. Hyde, Lecturer, Anatomy, University of Bristol

Pourquoi une partie de votre cheville porte-t-elle le nom d’un héros de la mythologie grecque ? La réponse en dit autant sur le pouvoir et la mémoire que sur l’histoire de la médecine.
Texte intégral (2157 mots)
_Gabriele Falloppio expliquant l’une de ses découvertes au cardinal-duc de Ferrare_, par Francis James Barraud (1856-1924). WellcomeTrust, CC BY-SA

La description anatomique du corps humain comprend de nombreux termes qui doivent leur nom au savant qui a découvert ou étudié pour la première fois cette partie du corps, ou encore à un personnage de la mythologie. Ces appellations dites éponymes sont à elles seules des « petits monuments » d’histoire de la médecine, mais elles véhiculent aussi des biais et ne facilitent pas toujours la compréhension. Certaines sont pittoresques quand d’autres font référence à des heures sombres du passé.

Nous nous promenons avec les noms d’inconnus gravés dans nos os, notre cerveau et nos organes.

Certains de ces noms semblent mythiques. Le tendon d’Achille, le ligament situé à l’arrière de la cheville, rend hommage à un héros de la mythologie grecque tué par une flèche dans son point faible. La pomme d’Adam fait référence à une certaine pomme biblique.

Mais la plupart de ces noms ne sont pas des mythes. Ils appartiennent à des personnes réelles, pour la plupart des anatomistes Européens d’il y a plusieurs siècles, dont l’héritage perdure chaque fois que quelqu’un ouvre un manuel de médecine. Il s’agit de ce qu’on appelle l’éponymie, c’est-à-dire que ces structures anatomiques ont reçu le nom des personnes, par exemple, qui les ont découvertes plutôt qu’un nom inspiré ou issu de leur description physique ou fonctionnelle.

Prenons l’exemple des trompes de Fallope. Ces petits conduits (qui correspondent à un véritable organe, ndlr) situés entre les ovaires et l’utérus ont été décrits en 1561 par Gabriele Falloppio, un anatomiste italien fasciné par les tubes, qui a également donné son nom au canal de Fallope dans l’oreille.

Gabriele Falloppio (1523-1562) était un anatomiste et chirurgien italien qui a décrit les trompes de Fallope dans son ouvrage de 1561, Observationes Anatomicae. commons.wikimedia.org/w/index.php ?curid=1724751

Ou encore l’aire de Broca, du nom de Paul Broca, médecin français du XIXᵉ siècle qui a établi un lien entre une région du lobe frontal gauche et la production de la parole. Si vous avez déjà étudié la psychologie ou connu quelqu’un qui a été victime d’un accident vasculaire cérébral, vous avez probablement entendu parler de cette région du cerveau.

Il y a aussi la trompe d’Eustache, ce petit conduit relié aux voies respiratoires (mais qui fait néanmoins partie du système auditif, ndlr) et qui s’ouvre lorsque vous bâillez dans un avion. Elle doit son nom à Bartolomeo Eustachi, médecin du pape au XVIe siècle. Ces hommes ont tous laissé leur empreinte sur le langage anatomique.

Si nous avons conservé ces noms pendant des siècles, c’est parce que cela ne renvoient pas qu’à des anecdotes médicales. Ils font partie intégrante de la culture anatomique. Des générations d’étudiants ont répétés ces noms dans les amphithéâtres et les ont griffonnés dans leurs carnets. Les chirurgiens les mentionnent au milieu d’une opération comme s’ils parlaient de vieux amis.

Ils sont courts, percutants et familiers. « Aire de Broca » se prononce en deux secondes. Son équivalent descriptif, « partie antérieure et postérieure du gyrus frontal inférieur », ressemble davantage à une incantation. Dans les environnements cliniques très actifs, la concision l’emporte souvent.

Ces appellations sont également associées à des histoires, ce qui les rend plus faciles à mémoriser. Les étudiants se souviennent de Falloppio parce que son nom ressemble à celui d’un luthiste de la Renaissance. Ils se souviennent d’Achille parce qu’ils savent où diriger leur flèche. Dans un domaine où les termes latins sont si nombreux et si difficiles à retenir, une histoire devient un repère utile.

Le tendon d’Achille a été nommé en 1693 d’après le héros de la mythologie grecque, connu notamment par l’Iliade d’Homère, Achille. Panos Karas/Shutterstock

Il y a aussi le poids de la tradition. Le langage médical s’appuie sur des siècles de recherche. Pour beaucoup, supprimer ces noms reviendrait à effacer l’histoire elle-même.

La face sombre de la nomenclature anatomique

Mais ces aspects mnémotechniques cachent un côté plus sombre. Malgré leur charme historique, les noms éponymes manquent souvent leur objectif principal. Ils indiquent rarement la nature ou la fonction de l’élément anatomique qu’ils désignent. Le terme « trompe de Fallope », par exemple, ne donne aucune indication sur son rôle ou son emplacement. Alors que quand on dit « trompe utérine » ou « tube utérin », c’est bien plus clair.

Les noms ou expressions éponymes reflètent également une vision étroite de l’histoire. La plupart ont vu le jour pendant la Renaissance européenne, une époque où les « découvertes » anatomiques consistaient souvent à s’approprier des connaissances qui existaient déjà ailleurs. Les personnes célébrées à travers ces expressions sont donc majoritairement des hommes blancs européens. Les contributions des femmes, des savants non européens et des systèmes de connaissances autochtones sont presque invisibles dans ce langage.

Cette pratique cache parfois une vérité vraiment dérangeante : le « syndrome de Reiter », par exemple, a été nommé d’après Hans Reiter, médecin nazi qui a mené des expériences particulièrement brutales sur des prisonniers du camp de concentration de Buchenwald (Allemagne). Aujourd’hui, la communauté médicale utilise le terme neutre « arthrite réactionnelle » afin de ne plus valoriser Reiter.

Chaque nom éponyme est comparable à un petit monument. Certains sont pittoresques et inoffensifs, d’autres ne méritent pas que nous les entretenions.

Les noms descriptifs, eux, sont simplement logiques. Ils sont clairs, universels et utiles. Avec ces noms, nul besoin de mémoriser qui a découvert quoi, seulement où cela se trouve dans le corps et quelle en est la fonction.

Si vous entendez parler de « muqueuse nasale », vous savez immédiatement qu’elle se trouve dans le nez. Mais demandez à quelqu’un de localiser la « membrane de Schneider », et vous obtiendrez probablement un regard perplexe.

Les termes descriptifs sont plus faciles à traduire, à normaliser et à rechercher. Ils rendent l’anatomie plus accessible aux apprenants, aux cliniciens et au grand public. Plus important encore, ils ne glorifient personne.

Que faire alors des anciens noms ?

Un mouvement croissant vise à supprimer progressivement les éponymes, ou du moins à les utiliser parallèlement à des termes descriptifs. La Fédération internationale des associations d’anatomistes (IFAA) encourage l’utilisation de termes descriptifs dans l’enseignement et la rédaction d’articles scientifiques, les éponymes étant placés entre parenthèses.

Cela ne signifie pas que nous devrions brûler les livres d’histoire. Il s’agit simplement d’ajouter du contexte. Rien n’empêche d’enseigner l’histoire de Paul Broca tout en reconnaissant les préjugés inhérents aux traditions de dénomination. On peut aussi apprendre qui était Hans Reiter sans associer son nom à une maladie.

Cette double approche nous permet de préserver l’histoire sans la laisser dicter l’avenir. Elle rend l’anatomie plus claire, plus juste et plus honnête.

Le langage de l’anatomie n’est pas seulement un jargon académique. C’est une carte du pouvoir, de la mémoire et de l’héritage inscrits dans notre chair. Chaque fois qu’un médecin prononce le mot « trompe d’Eustache », il fait écho au XVIe siècle. Chaque fois qu’un étudiant apprend le mot « trompe utérine », il aspire à la clarté et à l’inclusion.

Peut-être que l’avenir de l’anatomie ne consiste pas à effacer les anciens noms. Il s’agit plutôt de comprendre les histoires qu’ils véhiculent et de décider quels sont ceux qui méritent d’être conservés.

The Conversation

Lucy E. Hyde ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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06.11.2025 à 16:42

Intelligences collectives au siècle des Lumières : parterres de théâtre et foules séditieuses

Charline Granger, chargée de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

À l’époque des Lumières, les salles de théâtre furent un laboratoire parfait pour penser la contagion émotionnelle et l’apparition d’une intelligence collective.
Texte intégral (2885 mots)
Le parterre de théâtre, un laboratoire à partir duquel réfléchir aux conditions d’apparition du consensus. BNF, Arts du spectacle, FOL-O-ICO-412

À l’heure où les chaînes parlementaires diffusent des débats houleux à l’Assemblée nationale, alors que le consensus, dans une France politiquement déchirée, semble un horizon de plus en plus inaccessible, des théoriciens et dramaturges se sont demandé, à l’orée de la Révolution française, si et comment une opinion majoritaire pouvait émerger d’une foule d’individus hétérogènes. Les milieux clos que constituent des salles de théâtre furent un laboratoire opportun pour penser la contagion émotionnelle et l’apparition d’une intelligence collective.


Les salles de spectacle des XVIIe et XVIIIe siècles en France sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitués. De grands lustres éclairent indistinctement la scène et la salle, on entre et on sort en cours de spectacle et, surtout, plus de 80 % des spectateurs sont debout, dans le vaste espace qui se trouve en contrebas de la scène et qu’on appelle le parterre.

Ce public, composé uniquement d’hommes, est particulièrement tumultueux. Ils sifflent, baillent, hurlent, s’interpellent, prennent à parti les acteurs, interrompent la représentation. Aussi sont-ils régulièrement et vivement critiqués, par exemple en 1780, dans un des plus grands journaux de l’époque où le parterre est assimilé à une « multitude de jeunes insensés pour la plupart, tumultuairement sur leurs pieds crottés » : les pieds sont « crottés », parce que ces spectateurs, quoiqu’aux profils sociologiques variés, ne sont pas des membres de la noblesse, qui se trouvent majoritairement dans les loges.

Une multitude pleine de promesses

Pourtant, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, cette multitude est de plus en plus perçue par certains dramaturges et philosophes comme pleine de promesses : le tumulte qu’elle produit, au fond, serait une énergie qu’il suffit de savoir canaliser. En 1777, Marmontel, homme de lettres proche du courant des Lumières, s’ébahit de la force que recèlent les manifestations de ces spectateurs rassemblés :

« Ce que l’émotion commune d’une multitude assemblée et pressée ajoute à l’émotion particulière ne peut se calculer : qu’on se figure cinq cents miroirs se renvoyant l’un à l’autre la lumière qu’ils réfléchissent, ou cinq cents échos le même son. »

C’est que, selon lui, l’exemple est contagieux : on rit de voir rire, on pleure de voir pleurer, on bâille de voir bâiller. Les émotions sont démultipliées et, surtout, tendent à converger collectivement vers l’expression d’une seule et même émotion.

Les parterres de théâtre deviennent ainsi les laboratoires à partir desquels réfléchir aux conditions d’apparition du consensus. Car c’est dans le bouillonnement de la séance théâtrale, alors que les individus sont serrés, qu’ils ont bien souvent trop chaud et qu’ils sont gênés par une position très inconfortable, qu’une émotion puissante se communique.

Aux antipodes du jugement à froid, apparaîtrait alors une intelligence collective proprement émotionnelle, grâce à la circulation d’une énergie qui échappe à la partie la plus rationnelle de la raison. Toujours d’après Marmontel, une telle contagion des émotions donne naissance à un jugement de goût aussi fulgurant que juste : « On est surpris de voir avec quelle vivacité unanime et soudaine tous les traits de finesse, de délicatesse, de grandeur d’âme et d’héroïsme […] [sont] saisi[s] dans l’instant même par cinq cents hommes à la fois ; et de même avec quelle sagacité les fautes les plus légères […] contre le goût […] sont aperçues par une classe d’hommes dont chacun pris séparément semble ne se douter de rien de tout cela ».

Échos avec la physique de l'époque

La valorisation de cette émotion collective unifiée se fonde en grande partie sur les travaux contemporains menés sur l’électricité. Ou plutôt, sur ce qu’on appelle alors le fluide électrique, dont les physiciens Jean-Antoine Nollet et François Boissier de Sauvages montrent, entre autres, qu’il s’apparente au fluide nerveux. L’objet recevant le choc électrique devenant lui-même une source électrique, il est à son tour susceptible d’en électriser d’autres.

Cette conductivité est une caractéristique majeure de l’électricité.

Du phénomène physique à la métaphore, il n’y a qu’un pas et l’électricité est convoquée pour désigner l’unanimité qui se produit parmi les spectateurs. Marmontel affirme que « c’est surtout dans le parterre, et dans le parterre debout, que cette espèce d’électricité est soudaine, forte, et rapide ».

Le dramaturge Louis-Sébastien Mercier constate avec dépit, après que la Comédie-Française a fait installer des sièges au parterre et que les spectateurs ont été forcés de s’asseoir, que l’« électricité est rompue, depuis que les banquettes ne permettent plus aux têtes de se toucher et de se mêler ».

Une illustration tirée de l’Essai sur l’électricité des corps, par M. l’abbé Nollet, de l’Académie royale des sciences. Seconde édition, 1765. BNF Gallica

Cette image d’une foule d’individus saisis par une même impulsion, Marmontel et Mercier ne l’inventent pas. Ils la tirent de scènes d’électrisations collectives qui sont depuis quelques décennies un véritable phénomène mondain. Le savant Pierre van Musschenbrœk se fait connaître par l’expérience connue sous le nom de « bouteille de Leyde », condensateur qui permet de délivrer une commotion générale et instantanée à une chaîne d’individus se tenant par la main : le fluide électrique, se manifestant à la surface par des étincelles, se transmet à travers l’organisme et relie entre eux des corps distincts. Après l’abbé Nollet, Joseph Priestley, qui mène des expérimentations analogues où un groupe d’individus forme une sorte de ronde, constate qu’« il est souvent fort amusant de les voir tressaillir dans le même instant ».

Un superorganisme fantasmé

La mise au jour, par le biais du modèle électrique, de cette intelligence collective dans les salles de théâtre a des implications politiques. Si, d’après ce modèle, les spectateurs du parterre ayant renoncé à leur aisance physique individuelle peuvent espérer former une véritable communauté, sensible et unifiée par la circulation d’un même fluide en son sein, c’est parce que la posture du spectateur, debout ou assis, ainsi que l’espace dans lequel il se trouve, ouvert ou fermé, sont les révélateurs de la capacité de ces publics à constituer un véritable organe politique et à représenter le peuple.

La Petite Loge (1776 ou 1779), de Charles-Emmanuel Patas (1744-1802), Troisième suite d’estampes pour servir à l’Histoire des modes et du costume en France dans le XVIIIᵉ siècle (1783), gravure de Jean-Michel Moreau, dit Moreau le Jeune. BNF Gallica.

Les spectateurs debout au parterre s’opposent aux spectateurs assis dans les loges : ces places onéreuses forment de petites alvéoles qui compartimentent et divisent le public, alors que les spectateurs du parterre font corps les uns avec les autres dans un large espace fait pour les accueillir tous en même temps.

L’électricité se répandant de manière homogène entre tous les corps, le parterre n’est plus alors considéré comme la juxtaposition hétérogène de spectateurs, mais comme un corps cohérent qui pense et qui sent d’un seul mouvement. Le caractère holistique de cette proposition, qui veut que le tout soit plus que la somme de ses parties, dit bien combien le modèle promu par Marmontel et Mercier est une projection idéalisée de la société.

Expérience de la bouteille de Leyde, Louis-Sébastien Jacquet de Malzet, In Précis de l’électricité ou Extrait expérimental et théorétique des phénomènes électriques, Vienne, J. T.de Trattnern, [1775], planche V, fig. 36. CNUM/CNAM

À l’aube de la Révolution française, le tumulte d’une foule désordonnée a pu être pensé comme une énergie susceptible de faire naître une véritable cohésion politique à partir d’un consensus relatif, qui se construit contre un autre groupe. Alors que le contexte politique fabriquait déjà, inévitablement, des fractures françaises, la salle de théâtre s’est présentée comme le laboratoire où pourrait s’incarner en acte, dans un espace restreint, une fiction de société, fondée sur une intelligence collective non rationnelle. Cette intuition « met en relation » (inter-legere), littéralement, les membres de l’assemblée qui baignent dans le fluide électrique, en excluant les autres, ceux qui n’occupent pas le parterre et qui incarnent, de manière si visible, les hiérarchies et les iniquités de l’Ancien Régime.

Ce superorganisme, qui illustre le jugement éclairé de la multitude, fut certainement plus rêvé que réel. Mais il a eu le mérite de tenter de figurer un temps l’émergence d’un groupe dont il fallait prouver à la fois l’unité et la légitimité politiques.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

The Conversation

Charline Granger a reçu une subvention publique de l'ANR.

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05.11.2025 à 13:56

Il y a cent ans, naissait le « New Yorker » sur une table de poker

Christopher B. Daly, Professor Emeritus of Journalism, Boston University

Lancé en 1925 par un dandy, Harold Ross, le « New Yorker » a imposé un ton, un style et une exigence littéraire qui ont redéfini la presse américaine.
Texte intégral (2413 mots)
Le « New Yorker » a repoussé les frontières du journalisme s'intéressant à tout ce que les autres magazines avaient tendance à dédaigner. Design Uncensored

Lancé en 1925 par un dandy, Harold Ross, le « New Yorker » a imposé un ton, un style et une exigence littéraire qui ont redéfini la presse américaine.

Littéraire dans son ton, grand public dans sa portée et traversé d’un humour mordant, le New Yorker a apporté au journalisme américain une sophistication nouvelle – et nécessaire – lorsqu’il a été lancé il y a cent ans ce mois-ci.

En menant mes recherches sur l’histoire du journalisme américain pour mon livre Covering America, je me suis passionné pour l’histoire de la naissance du magazine et pour celle de son fondateur, Harold Ross.

Ross s’intégrait sans peine dans un milieu des médias foisonnant de fortes personnalités. Il n’avait jamais achevé ses études secondaires. Divorcé à plusieurs reprises et rongé par les ulcères, il affichait en permanence un sourire aux dents clairsemées et une chevelure en brosse caractéristique. Il consacra toute sa vie d’adulte à une seule et même entreprise : le magazine The New Yorker.

Pour les lettrés, par les lettrés

Né en 1892 à Aspen, dans le Colorado, Ross travailla comme reporter dans l’Ouest alors qu’il était encore adolescent. Lorsque les États-Unis entrèrent dans la Première Guerre mondiale, il s’engagea. Envoyé dans le sud de la France, il déserta rapidement et gagna Paris, emportant avec lui sa machine à écrire portable Corona. Il rejoignit alors le tout nouveau journal destiné aux soldats, le Stars and Stripes, qui manquait tellement de personnel qualifié que Ross y fut engagé sans la moindre question, bien que le journal fût une publication officielle de l’armée.

Harold Ross et Jane Grant en 1926
Harold Ross et Jane Grant en 1926. Université d’Oregon

À Paris, Ross fit la connaissance de plusieurs écrivains, dont Jane Grant, première femme à avoir travaillé comme reporter au New York Times. Elle devint plus tard la première de ses trois épouses.

Après l’armistice, Ross partit pour New York et n’en repartit plus vraiment. Là, il fit la rencontre d’autres écrivains et rejoignit rapidement un cercle de critiques, dramaturges et esprits brillants qui se retrouvaient autour de la Table ronde de l’hôtel Algonquin, sur la 44e Rue Ouest à Manhattan

Au cours de déjeuners interminables et copieusement arrosés, Ross fréquentait et échangeait des traits d’esprit avec quelques-unes des plus brillantes figures du milieu littéraire new-yorkais. De ces réunions naquit aussi une partie de poker au long cours à laquelle participaient Ross et celui qui deviendrait son futur bailleur de fonds, Raoul Fleischmann, issu de la célèbre famille productrice de levure.

Au milieu des années 1920, Ross décida de lancer un magazine hebdomadaire consacré à la vie métropolitaine. Il voyait bien que la presse magazine connaissait un essor considérable, mais n’avait aucune envie d’imiter ce qui existait déjà. Il voulait publier un journal qui s’adresserait directement à lui et à ses amis – de jeunes citadins ayant séjourné en Europe et lassés des platitudes et des rubriques convenues qui remplissaient la plupart des périodiques américains.

Mais avant tout, Ross devait établir un business plan.

Le type de lecteurs cultivés qu’il visait intéressait également les grands magasins new-yorkais, qui y virent une clientèle idéale et manifestèrent leur volonté d’acheter des encarts publicitaires. Sur cette base, le partenaire de poker de Ross, Fleischmann, accepta de lui avancer 25 000 dollars pour démarrer – soit l’équivalent d’environ 450 000 dollars actuels.

Ross fait tapis

À l’automne 1924, installé dans un bureau appartenant à la famille Fleischmann, au 25 West 45th Street, Ross se mit au travail sur la plaquette de présentation de son magazine :

« The New Yorker sera le reflet, en mots et en images, de la vie métropolitaine. Il sera humain. Son ton général sera celui de la gaieté, de l’esprit et de la satire, mais il sera plus qu’un simple bouffon. Il ne sera pas ce que l’on appelle communément radical ou intellectuel. Il sera ce que l’on appelle habituellement sophistiqué, en ce qu’il supposera chez ses lecteurs un degré raisonnable d’ouverture d’esprit. Il détestera les balivernes. »

Ross ajouta cette phrase devenue célèbre : « Le magazine n’est pas conçu pour la vieille dame de Dubuque. » Autrement dit, le New Yorker ne chercherait ni à suivre le rythme de l’actualité, ni à flatter l’Amérique moyenne. Le seul critère de Ross serait l’intérêt d’un sujet – et c’est lui seul qui déciderait de ce qui méritait d’être jugé intéressant. Il misait tout sur l’idée, audacieuse et improbable, qu’il existait assez de lecteurs partageant ses goûts – ou susceptibles de les découvrir – pour faire vivre un hebdomadaire à la fois élégant, impertinent et plein d’esprit.

Ross faillit échouer. La couverture du premier numéro du New Yorker, daté du 21 février 1925, ne montrait ni portraits de puissants ni magnats de l’industrie, aucun titre accrocheur, aucune promesse tapageuse. Elle présentait à la place une aquarelle de Rea Irvin, ami artiste de Ross, représentant un personnage dandy observant attentivement – quelle idée ! – un papillon à travers son monocle. Cette image, surnommée Eustace Tilly, devint l’emblème officieux du magazine.

Le magazine trouve son équilibre

À l’intérieur de ce premier numéro, le lecteur découvrait un assortiment de blagues et de courts poèmes. On y trouvait aussi un portrait, des critiques de pièces et de livres, beaucoup de potins et quelques publicités.

L’ensemble n’était pas particulièrement impressionnant, donnant plutôt une sensation de patchwork, et le magazine eut du mal à démarrer. Quelques mois à peine après sa création, Ross faillit même tout perdre lors d’une partie de poker arrosée chez Herbert Bayard Swope, lauréat du prix Pulitzer et habitué de la Table ronde. Il ne rentra chez lui que le lendemain midi, et lorsque sa femme fouilla ses poches, elle y trouva des reconnaissances de dettes atteignant près de 30 000 dollars.

Fleischmann, qui avait lui aussi participé à la partie mais s’en était retiré à une heure raisonnable, entra dans une colère noire. Nul ne sait comment mais Ross réussit à le convaincre de régler une partie de sa dette et de le laisser rembourser le reste par son travail. Juste à temps, le New Yorker commença à gagner des lecteurs, bientôt suivis par de nouveaux annonceurs. Ross finit par solder ses dettes auprès de son ange gardien.

Une grande part du succès du magazine tenait au génie de Ross pour repérer les talents et les encourager à développer leur propre voix. L’une de ses premières découvertes majeures fut Katharine S. Angell, qui devint la première responsable de la fiction du magazine et une source constante de bons conseils. En 1926, Ross recruta James Thurber

et E.B. White, qui accomplissaient toutes sortes de tâches : rédaction de « casuals » – de courts essais satiriques –, dessin de caricatures, rédaction de légendes pour les dessins des autres, reportage pour la rubrique Talk of the Town et commentaires divers.

À mesure que le New Yorker trouvait sa stabilité, les rédacteurs et les auteurs commencèrent à perfectionner certaines de ses marques de fabrique : le portrait fouillé, idéalement consacré à une personne qui ne faisait pas l’actualité mais méritait d’être mieux connue ; les longs récits de non-fiction nourris d’enquêtes approfondies ; les nouvelles et la poésie ; et bien sûr les dessins humoristiques en une case ainsi que les comic strips.

D’une curiosité insatiable et d’un perfectionnisme maniaque en matière de grammaire, Ross était prêt à tout pour garantir l’exactitude. Les auteurs récupéraient leurs manuscrits couverts de remarques au crayon exigeant des dates, des sources et d’interminables vérifications factuelles. L’une de ses annotations les plus typiques était : « Who he ? » (NDT : « C’est qui, lui ? »).

Durant les années 1930, alors que le pays traversait une implacable crise économique, le New Yorker fut parfois critiqué pour son indifférence apparente à la gravité des problèmes nationaux. Dans ses pages, la vie semblait presque toujours légère, séduisante et plaisante.

C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que le New Yorker trouva véritablement sa place, tant sur le plan financier qu’éditorial. Il finit par découvrir sa voix propre : curieuse, ouverte sur le monde, exigeante et, en fin de compte, profondément sérieuse.

Ross découvrit également de nouveaux auteurs, parmi lesquels A.J. Liebling, Mollie Panter-Downes et John Hersey, qu’il débaucha du magazine Time d’Henry Luce. Ensemble, ils produisirent certains des plus grands textes de la période, notamment le reportage majeur de Hersey sur l’usage de la première bombe atomique dans un conflit.

Un joyau du journalisme

Au cours du siècle écoulé, le New Yorker a profondément marqué le journalisme américain. D’une part, Ross a su créer les conditions permettant à des voix singulières de se faire entendre. D’autre part, le magazine a offert un espace et un encouragement à une forme d’autorité non académique : un lieu où des amateurs éclairés pouvaient écrire des articles sur les manuscrits de la mer Morte, la géologie, la médecine ou la guerre nucléaire, sans autre légitimité que leur capacité à observer avec attention, raisonner avec clarté et construire une phrase juste.

Enfin, il faut reconnaître à Ross le mérite d’avoir élargi le champ du journalisme bien au-delà des catégories traditionnelles que sont le crime, la justice, la politique ou le sport. Dans les pages de ce magazine, les lecteurs ne trouvaient presque jamais ce qu’ils pouvaient lire ailleurs. À la place, les lecteurs du New Yorker pouvaient y découvrir à peu près tout le reste.

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Christopher B. Daly ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.11.2025 à 17:21

Ce que les statues coloniales dans l’espace public racontent de la France

Bertrand Tillier, Professeur d'histoire des patrimoines, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Retour sur l’histoire des statues coloniales, à l’occasion de l’installation à Nancy d’un « contre-monument » face à la statue du sergent Blandan, figure de la colonisation française en Algérie.
Texte intégral (2073 mots)
La statue du sergent Blandan (1819-1842), figure de la colonisation française de l’Algérie, ne trône plus seule à Nancy (Meurthe-et-Moselle). Un « contre-monument » lui fait désormais face pour interroger l'impensé colonial. Adeline Schumacker / Ville de Nancy

Que faire des statues coloniales dans l’espace public ? Y ajouter une plaque, discrète et rarement lue ? Les déboulonner, au risque de ne laisser qu’un vide qui n’aide guère à penser l’histoire ? À Nancy (Meurthe-et-Moselle), une œuvre collective, imaginée par Dorothée-Myriam Kellou pour le musée des Beaux-Arts, a été inaugurée le 6 novembre 2025.

Située face à la statue du sergent Blandan, figure de la conquête française de l’Algérie, cette Table de désorientation, invite le passant à interroger l’impensé colonial. Les contre-monuments de ce type offrent-ils une réponse pertinente ? Pour répondre à cette question, il est indispensable de saisir ce qu’ont représenté les statues coloniales.


Durant un siècle – posons des dates butoirs, puisqu’il le faut bien, même si elles pourraient être assouplies –, c’est-à-dire de la conquête de l’Algérie inaugurée en 1830 à la fastueuse célébration de son centenaire, la France fit ériger en métropole et sur le sol des territoires conquis (principalement sur le continent africain) un petit millier de statues monumentales figuratives. Ainsi distribuée dans l’espace physique et social, la statuaire publique peut être considérée comme un panthéon déconcentré et diffracté, déployé à l’échelle d’une nation et de son empire colonial.

Dans les Damnés de la terre, Frantz Fanon en a esquissé une typologie comprenant le militaire « qui a fait la conquête » (Blandan, Bugeaud, Faidherbe ou Lyautey) et « l’ingénieur qui a construit le pont » (Lesseps) : conquérir et bâtir étant des modalités complémentaires d’appropriation d’un territoire. À ces deux figures tutélaires, on peut en ajouter d’autres qui en sont comme des inflexions ou des extensions : l’aventurier érigé en explorateur et « découvreur » (Francis Garnier ou le sergent Bobillot en Indochine) ; l’administrateur civil, politique ou militaire (Joseph Galliéni en Afrique et en Asie, Joseph Gabard au Sénégal ou Jérôme Bertagna en Algérie et en Tunisie) ; le bienfaiteur, propriétaire foncier ou industriel (Borély de la Sapie en Algérie) ; l’homme d’Église occupé à convertir les populations autochtones (le cardinal Lavigerie en Algérie) ; le scientifique qui domine par le savoir (Paul Bert et Louis Pasteur en Indochine) et le créateur, artiste ou auteur (le peintre Gustave Guillaumet ou l’écrivain Pierre Loti), soucieux de valoriser les paysages, la culture, le pittoresque par son œuvre et par le rayonnement de celle-ci.

En louant ces figures, la statuaire publique procéda donc d’une double affirmation : celle des vertus de la colonisation et celle des mérites individuels de ses artisans les plus illustres.

“La statue du sergent Blandan, le fantôme colonial de mon père”, un podcast de Dorothee Myriam Kellou, la conceptrice du contre-monument à Nancy.

Ces figures statufiées avaient vocation à symboliser et à signifier la colonisation à destination de la société française, qui devait s’enorgueillir de l’œuvre accomplie, et à celle des populations colonisées, qu’il fallait acculturer aux valeurs occidentales. On touche là à l’imaginaire du pouvoir performatif qu’on prêtait à la statuaire publique, dans un siècle à la fois statuomaniaque et statuophobe.

Une statue, deux lectures

Quand elle s’adressait aux Occidentaux, la statue monumentale proposait un héros, un destin exemplaire, un modèle de grandeur, un sujet d’admiration auquel on donnait un visage, un corps, une attitude et un récit ayant une valeur didactique citoyenne, puisque dans les territoires colonisés, les colons jouissaient pleinement de leurs droits civiques, à la différence des « indigènes » qui n’en avaient aucun.

En revanche, quand elle était destinée aux populations colonisées, la statue agissait moins dans cette économie exemplaire de la grandeur à imiter que dans la perspective d’une gestion de la force et même d’une affirmation de la terreur.

Une même statue était donc l’objet simultané d’un double régime de réception, qui se caractérisait par l’appartenance de ceux qui la regardaient, soit à la catégorie des colonisateurs (les vainqueurs et les dominateurs), soit à celle des colonisés (les vaincus et les asservis).

En somme, on pourrait dire que la statuaire publique établissait une partition fondée, d’un côté, sur la réception de ceux qui se reconnaissaient culturellement et idéologiquement dans le message, l’exemplarité ou les valeurs qu’elle transmettait et, de l’autre, sur la réception de ceux qui en étaient les spectateurs assujettis. Ces derniers continuaient à être contraints à un système de domination, où la statue prolongeait et rejouait les violences de la conquête et de la répression, en les inscrivant durablement dans le visible par le biais de la monumentalité.

Dans un cas comme dans l’autre, s’établit « la mission psychologique du monument » définie par l’historien Reinhart Koselleck : séduire, surprendre, élever ou impressionner – peut-être même terrifier – l’esprit de celles et ceux qui le regardaient.

Les rouages d’un système

Cette histoire de la statuaire publique comme instrument de l’empire colonial français ne saurait être déconnectée ni de l’histoire militaire des conquêtes et de leurs violences ni de l’histoire économique de l’exploitation forcée des populations colonisées et des spoliations des biens culturels ou des ressources naturelles.

En effet, l’entreprise coloniale reposa sur un ensemble de décisions, de pratiques, d’actes et de propos qui firent système, pour accaparer les territoires conquis par la brutalité afin d’en soustraire les richesses et d’en soumettre les populations dont les droits furent bafoués.

Les statues monumentales érigées dans l’espace public colonisé par les puissances coloniales participèrent donc de cette ambition totale, à laquelle faisait également écho l’odonymie) des rues et des communes.

En outre, cette histoire de la sculpture coloniale monumentale publique s’inscrit dans l’ensemble des politiques qu’on pourrait qualifier de politiques culturelles coloniales, qui recouvrent l’histoire de l’administration, de l’urbanisme, des institutions (par exemple, celle des musées d’art ou d’ethnologie, ou bien celle des expositions coloniales), de l’éducation, de la presse (qui fut un haut lieu de résonance et de promotion de la colonisation)… Sans oublier l’histoire des représentations, puisque les statues appartinrent à une écologie des images coloniales, où elles co-existèrent, circulèrent et furent données à voir avec des images de presse, des photographies, des cartes postales, des gravures de manuels scolaires ou des affiches de propagande.

Des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé

Entre 1830 et 1930, la politique de la statuaire coloniale française consista à transférer vers les territoires colonisés les modèles et les pratiques déjà en usage en métropole. On y reproduisit les mêmes types d’initiatives, les mêmes visées symboliques, et souvent les mêmes héros. Représentés selon des modalités stables, leurs statues étaient parfois reproduites à l’identique (répliques) ou conçues pour dialoguer avec d’autres (pendants), à l’image des effigies de Jules Ferry présentes à Paris, à Saint-Dié-des-Vosges, à Haïphong ou à Tunis.

Cette entreprise monumentale se fondait sur une volonté de constituer ce que le politiste et historien Benedict Anderson a théorisé comme des « communautés imaginées » scellées par des valeurs et une histoire décrétées communes, avec des effets miroirs entre l’espace métropolitain et l’espace colonisé, et leurs populations respectives.

Tous ces monuments, qui sont dans d’écrasantes proportions des objets figuratifs, relèvent du portrait (en médaillon, en buste ou en pied), de la figure en pied ou du type allégorique : les populations dites « autochtones », les races, la Patrie, la République, l’Histoire, la Liberté, l’Agriculture… et du bas-relief donnant à voir des épisodes narratifs sous la forme de tableaux-sculptures intégrés aux piédestaux, en complément de la figure principale nécessairement plus figée.

À ces répertoires iconographiques conjugués en vue d’augmenter la performativité didactique de la monumentalité, il convient d’ajouter le piédestal et son environnement solennisant d’emmarchements et de grilles. Celui-ci emprunte son langage opératoire à l’architecture et renvoie à cet imaginaire qui, fondé sur la puissance politique de bâtir, jouit d’un pouvoir de représentation sociale, de distribution spatiale et de légitimation symbolique.

En tant que combinaison d’éléments sculptés et architecturaux, la statuaire publique produit donc des représentations de la colonisation, au sens que le philosophe Louis Marin a donné à ce terme : représenter consiste à re-présenter, c’est-à-dire « exhiber, exposer devant les yeux/montrer, intensifier, redoubler une présence ». Ceci explique non seulement pourquoi, en grand nombre, les monuments érigés en Algérie furent « rapatriés » en France après l’indépendance de l’ancienne colonie (1962), mais aussi pourquoi ils furent réclamés par les autorités métropolitaines et comment ils s’inscrivirent alors sans susciter d’émoi dans de nouveaux contextes urbanistiques et mémoriels : le duc d’Orléans (d’Alger à Neuilly-sur-Seine en région parisienne), le général Juchault de Lamoricière (de Constantine à Saint-Philibert-de-Grand-Lieu en Loire-Atlantique) ou Jeanne d’Arc (d’Oran à Caen en Normandie).

L’histoire de la statue du sergent Blandan, de Boufarik (entre Alger et Blida) où elle fut inaugurée en 1887 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) où elle fut installée en 1963, en est l’emblème. L’inauguration, le 6 novembre 2025 d’un « contre-monument » érigé dans ses parages, conçu par Dorothée-Myriam Kellou, s’inscrit dans ce contexte d’une histoire polyphonique, où la négociation et la pédagogie l’emportent sur le déboulonnement et le retrait de l’espace public.

La Table de désorientation dans laquelle il a pris forme veut faire tenir ensemble les fils inextricables d’une histoire toujours vive, qui est celle de la colonisation et de la décolonisation, de leurs mémoires contradictoires et de leurs héritages complexes, dont l’espace public est le théâtre.

The Conversation

Bertrand Tillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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04.11.2025 à 17:17

« L’Étranger » : pourquoi le roman de Camus déchaîne toujours les passions

Catherine Brun, Professeur de littérature de langue française, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Chacun paraît attaché à « son » Camus, et « l’Étranger », selon les lectures, est regardé comme le révélateur de la conscience ou de l’inconscience coloniale.
Texte intégral (1222 mots)

Depuis sa publication en 1942, il y a plus de quatre-vingts ans, « l’Étranger », ce roman devenu un classique traduit en plus de 70 langues, best-seller des éditions Gallimard, n’a cessé de fasciner, de susciter des adaptations de tous ordres et de déclencher des polémiques. Comme s’il pouvait encore tendre à notre temps un miroir sagace et en révéler les fractures.


Ces dernières années, les essais se suivent pour dénoncer un Camus colonial sinon colonialiste. Et l’on répète volontiers ce que Mouloud Feraoun d’abord, Kateb Yacine ensuite, lui ont reproché, le premier « que parmi tous ces personnages de [la Peste] il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à [ses] yeux qu’une banale préfecture française », et le second de s’en être tenu à une position « morale » plutôt que politique.

Un débat sans fin

Les analyses de l’universitaire, théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd allaient dans ce sens : selon lui, outre que Camus « a eu tort historiquement puisque les Français ont abandonné l’Algérie et toute revendication sur elle », il a « ignor[é] ou néglig[é] l’histoire ».

Les récentes écritures fictionnelles de l’Étranger, dont la plus connue est à ce jour le Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, qui fut précédé de peu par Aujourd’hui Meursault est mort, de Salah Guemriche, ont encore creusé ce sillon en faisant de l’anonymat de « l’Arabe » assassiné sur la plage l’objet d’un renversement nécessaire, et le symptôme de « la déshumanisation systématique » attachée au colonialisme, pour reprendre les termes du psychiatre, écrivain et et militant anticolonialiste Frantz Fanon, qui fut fortement impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Les camusiens, eux, rappellent que Camus a voulu faire œuvre de dire « le moins », que l’écrivain ne fait que refléter dans son œuvre la tragique séparation des communautés et leur ignorance réciproque, et qu’un auteur ne doit pas à être confondu avec son personnage.

Le débat semble, toutefois, voué à la répétition. Aucun consensus ne se dégage quant aux véritables positions de l’auteur de l’Étranger en matière de fait colonial en général et d’Algérie coloniale en particulier. Chacun paraît attaché à « son » Camus, et l’Étranger, selon les lectures, est regardé comme le révélateur de la conscience ou de l’inconscience coloniale.

Une lecture passionnée

Car il s’agit moins de l’Étranger dans ces échanges – de sa composition, de son style, de ses images, de sa philosophie – que de ce qu’il incarne pour chacune des composantes de la société française postcoloniale – si l’on veut bien entendre, comme y invite la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina, qu’un « pays colonisateur n’est pas moins imprégné par la colonie, quoique d’une autre manière, qu’un pays colonisé ».

La matité de l’Étranger, son opacité nous révèlent à nous-mêmes. Ses énigmes nous parlent de nous : de ce que nous avons saisi du roman lorsque nous l’avons lu d’abord, de ce qu’on nous en a dit, de ce qu’on en a entendu, de ce que nous en percevons au fil du temps, du malaise qu’il a fait (ou pas) naître en nous. Avions-nous véritablement été heurtés par l’anonymat de l’Arabe, à la première lecture ? N’est-ce pas le drame de Meursault, identifié à l’étranger, que nous avions épousé d’abord ? N’avions-nous pas condamné l’inhumanité d’une société vouée à condamner ses réfractaires ? Et si, à l’inverse, nous avions d’emblée été sensibilisés aux enjeux (post)coloniaux du roman, cette lecture avait-elle été programmée par d’autres lecteurs ? Lesquels ? Et pour quoi faire ?

Comment s’étonner que la place de l’Étranger demeure sinon passionnelle, du moins éminemment embarquée en France ? Comme l’a fait apparaître le chercheur en sciences politiques Paul Max Morin, sur la base d’une enquête menée auprès de 3 000 jeunes âgés de 18 ans à 25 ans et après une centaine d’entretiens avec des petits-enfants d’appelés, de pieds-noirs, de harkis, de juifs d’Algérie, de militants du Front de libération nationale (FLN) ou de l’Organisation de l'armée secrète (OAS), 39 % des jeunes Français déclarent « avoir un lien familial avec une personne ayant été […] concernée d’une façon ou d’une autre par la guerre d’Algérie ». Comment ne pas admettre que l’actualité de l’Étranger ou plutôt que ses actualités soient d’autant plus vives que son inactualité est grande et que le roman s’offre comme une surface de projection de nos rêves ou de nos refus de reconnaissance ?

Certes, il serait souhaitable de ne pas dissocier les textes de leurs contextes, et les travaux académiques se doivent de resituer ce qui peut l’être, de batailler contre les anachronismes et les amalgames. Mais peut-on, et doit-on, nier le caractère inévitablement situé, pour ne pas dire impliqué et passionné de nos démarches – même les plus savantes ? Sans cet ancrage vital, sans une vectorisation profonde de nos interrogations, que vaudrait notre besoin d’art ? Dans le même temps, une telle affectivité n’expose-t-elle pas à toutes les instrumentalisations politiques ? De quel « étranger » nous parle-t-on quand on nous parle, aujourd’hui, de l’Étranger ? Depuis quelle rive, et à quelles fins ?

De ce point de vue, rien ne vaut le retour aux textes, aux contextes : non pour prétendre opposer quelque objectivité ou quelque scientificité aux lectures manifestement subjectives, mais pour les border, les borner, les mettre en perspective et les prendre pour ce qu’elles sont – des témoignages de nos blessures, de nos vulnérabilités.

The Conversation

Catherine Brun ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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03.11.2025 à 16:18

Comment la photographie de guerre a transformé le regard de la France sur la révolution irlandaise

Claire Dubois, Professeure de civilisation irlandaise, Université de Lille

Mark O'Rawe, Researcher, Queen's University Belfast

Síobhra Aiken, Senior Lecturer, Queen's University Belfast

Les photographes ont joué un rôle majeur dans la perception de la cause irlandaise sur le plan européen et international.
Texte intégral (2997 mots)
Les années 1920 sont aussi celles des débuts du photojournalisme…et de la manipulation de l'opinion par la photo.

Marquée par la violence et les bouleversements politiques, la révolution irlandaise (1912-1923, selon la plupart des historiens) voit l’opinion nationaliste irlandaise se tourner vers le mouvement républicain Sinn Féin pour obtenir l’indépendance par la force. Une exposition en ligne met en lumière le récit de ces années turbulentes dans la presse française.


Au tournant des années 1920, la France se passionne pour la cause irlandaise. Si la révolution a été le sujet de nombreux articles dans les journaux français, elle a aussi été suivie de près grâce aux images. Ce sont peut-être même les photographes qui ont transformé le regard de la France sur ces événements. Avant ces reportages photographiques, les Français s’intéressaient peu au sujet et beaucoup doutaient que l’Irlande soit capable de se gouverner seule.

C’est avec l’« Insurrection de Pâques » (Easter Rising), en 1916, que le public français a réellement pris conscience de la détermination des indépendantistes irlandais. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale et de la Triple-Entente avec la Grande-Bretagne, ces événements sont d’abord perçus avec une certaine méfiance en France. Pourquoi, en effet, organiser une insurrection à Dublin alors que la guerre bat son plein sur le continent ?

Bien que les journalistes aient d’abord présenté l’Insurrection de Pâques comme un complot allemand, l’événement se révèle finalement être un coup de maître dans la lutte pour l’indépendance, notamment sur le plan de l’opinion publique internationale. Dépêchés sur place, les photographes ont alors joué un rôle majeur dans la perception de la cause irlandaise sur le plan européen et international.

Les balbutiements du photojournalisme

En effet, les événements de la période révolutionnaire en Irlande, dont les plus connus du grand public sont le soulèvement de Pâques en 1916, la guerre d’indépendance (1919-1921) et la guerre civile (1922-1923), ont souvent figuré en bonne place dans les pages des journaux français de l’époque.

À cette période, l’utilisation de la photographie dans la presse était encore un art balbutiant, mais cette technologie connut un essor rapide, de même que la circulation des images entre les îles britanniques et le continent. Les agences françaises de presse, telles que Rol et Meurisse, achètent alors des clichés à des photographes locaux (dont le nom n’était jamais crédité) et inondent les rédactions d’images qui, reproduites sous forme de gravures puis directement de photographies, créent une nouvelle proximité avec le conflit. Les journaux illustrés, comme Excelsior et le Miroir, ont aussi contribué au développent d’un photojournalisme plus approfondi, et frappé l’esprit des lecteurs avec leurs unes couvertes de photographies.

Une célèbre photographie publiée en 1916 en une du Miroir montre ainsi la comtesse Constance Markievicz à l’arrière d’un camion de police après le procès qui lui a valu une condamnation à mort, commuée en emprisonnement à vie en raison de son sexe. Souvent interrogée par les reporters français dépêchés sur place lors de la guerre d’indépendance, Markievicz, ancienne élève de l’Académie Julian à Paris, tente de convaincre la France du bien-fondé de l’indépendance irlandaise et condamne les exactions de l’armée britannique en Irlande.

« La comtesse Markievicz regagne la prison après sa condamnation. »

Dans une interview accordée à Joseph Kessel en 1920, elle souligne également l’importance des femmes dans le camp séparatiste et regrette que le socialisme radical ne soit pas aussi populaire en Irlande que sur le continent. Elle contribuera à populariser la cause irlandaise auprès du public français, de même que d’autres indépendantistes francophiles.

Des événements très présents dans la presse française

Pendant la guerre anglo-irlandaise, les journaux français de tous bords se font l’écho des événements en Irlande, publiant des interviews comme des articles de fond retraçant l’histoire du conflit. Le journal illustré parisien Excelsior publie régulièrement des photographies du conflit, y compris plusieurs unes au cours de la période révolutionnaire. L’annonce de la signature du Traité anglo-irlandais figure ainsi en [première page, le 8 décembre 1921], accompagnée, dans un souci didactique, de photographies de séances aux Parlements de Dublin et de Belfast et d’une carte de l’Irlande.

« La conclusion de l’accord anglo-irlandais a produit une impression profonde en Angleterre. » Gallica

À une semaine d’intervalle, deux unes de la première semaine de juillet 1922 documentent les effets de la guerre civile sur la population irlandaise et les destructions infligées à la ville de Dublin, lors de la bataille opposant les opposants et les supporters du Traité anglo-irlandais.

« Les rebelles irlandais assiégés à Dublin se sont rendus. » Gallica
« La guerre civile en Irlande : les dernières batailles de Dublin. » Gallica

La publication régulière de portraits et d’entretiens avec les différents protagonistes permet au public de se familiariser avec les acteurs du conflit et de se faire sa propre opinion sur les représailles britanniques pendant la guerre d’indépendance, puis sur la détermination des opposants au Traité pendant la guerre civile. Si la majorité des journaux français semble soutenir la cause indépendantiste, la guerre civile n’est pas comprise par l’opinion, choquée par le meurtre de Michael Collins perpétré par les opposants à l’État libre en août 1922.

Un cliché reproduit en une d’Excelsior le 24 novembre 1920 pousse la propagande à l’extrême. Situé en haut à droite, il montre les cadavres de rebelles vaincus lors de la bataille de Tralee (Kerry). Il s’agit en réalité d’une mise en scène pour des photographes officiels à Killeney dans le comté de Dublin, censée montrer les avancées des Britanniques.

« Depuis les tragiques événements de dimanche, le calme règne en Irlande ». Gallica

Susciter l’empathie

Au-delà des tentatives de manipulation de l’opinion, de nombreuses photographies disent l’histoire de la résistance irlandaise à l’oppression anglaise et pointent du doigt les destructions et la souffrance de la population civile, familières au public français de l’après-guerre. Les photographies choisies pour accompagner l’article de Joseph Kessel publié dans la Liberté, le 28 septembre 1920, représentent l’ampleur des destructions après le sac de Balbriggan par les « Black and Tans ». L’esthétique des ruines et le désespoir de la femme dont la photographie figure en médaillon ne sont pas sans rappeler la Grande Famine qui frappa l’Irlande quelques décennies auparavant.

« Le sac de Balbriggan par des soldats anglais. » Gallica

Représenter la souffrance est loin d’être aisé.

« Les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent », souligne Susan Sontag dans « Devant la douleur des autres », 2003.

Donner à voir ces visages, ces ruines et ces drames humains crée une plus grande proximité avec l’expérience du lecteur français d’après-guerre. Grâce à ces photographies, l’Irlande n’est plus une simple abstraction politique, mais devient une réalité tangible.


Une exposition numérique mise au point par Síobhra Aiken, Claire Dubois et Mark O’Rawe des universités de Queen’s (Belfast) et de Lille retrace l’histoire des représentations visuelles de la révolution irlandaise en France et met en lumière les liens entre les deux pays.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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03.11.2025 à 11:25

Utilisation de l’écriture inclusive par les marques : indifférence des hommes, soutien nuancé des femmes

Magali Trelohan, Enseignante-chercheuse, comportements de consommations, sociaux et environnementaux, EM Normandie

Abdul Zahid, Lecturer Marketing Management, Anglia Ruskin University

L’écriture inclusive fait régulièrement la une des journaux en France. Entre défenseurs et opposants, le débat semble sans fin. Mais que se passe-t-il lorsque des marques l’utilisent pour communiquer ?
Texte intégral (1360 mots)
Les femmes affichent une attitude plus favorable que les hommes à l’égard de la marque lorsque celle-ci utilise une écriture inclusive. Reworlding

L’écriture inclusive fait régulièrement la une des journaux en France. Entre défenseurs et opposants, le débat semble sans fin. Mais que se passe-t-il lorsque des marques utilisent cette écriture pour communiquer ? Une étude révèle que les réactions sont loin d’être homogènes.


La linguistique distingue trois types de langues à travers le monde :

  • les langues genrées, comme le français ou l’espagnol, qui attribuent un genre grammatical aux noms communs : le bateau, la mer, la plage, le sable, etc. ;

  • les langues à genre naturel, comme l’anglais, qui ne marquent pas le genre des noms communs – le déterminant est the pour tous les objets –, mais qui marquent le genre principalement dans les pronoms pour les personnes – she/her pour une fille ou une femme et he/his pour un homme ou un garçon ;

  • Les langues non genrées, comme le chinois ou le turc, qui n’intègrent pas de distinctions grammaticales de genre.

En France, langue dite genrée, le masculin est considéré comme « neutre » et, au pluriel, il « l’emporte sur » le féminin, selon la formule consacrée. Pourtant, des formes dites inclusives, comme le point médian de « salarié·es », se développent pour tenter de rendre visible la diversité des genres. Cette volonté s’appuie sur les travaux en sociolinguistiques qui montrent que la langue façonne notre perception du monde et de notre environnement. Si le sujet fait polémique, c’est parce que l’écriture inclusive interroge le pouvoir symbolique de la langue : qui est inclus ou exclu par les mots que nous choisissons ?

Notre étude, menée auprès de 800 consommatrices et consommateurs français, en analyse le phénomène.

Réaction envers la marque

Pour comprendre ces réactions, nous avons mené une expérience. Chaque participante ou participant à notre étude voyait un post d’une marque de jus de fruits, rédigé avec différentes formes d’écriture inclusive – comme « les client·es » – ou sans, et avec ou sans explication de ce choix par la marque. Nous avons ensuite mesuré leurs réactions, leur attitude envers la marque et leur intention d’achat. Il existe plusieurs formes d’écriture inclusive, nous les avons toutes testées.

  • La double flexion consiste à écrire les deux genres séparés par « et » (ex. : « toutes et tous ») ;
  • La double flexion contractée fusionne les terminaisons féminines et masculines grâce à un point médian ou un point (ex. : « étudiant·e·s ») ;
  • Les termes épicènes ou collectifs que nous appelons forme « dégenrée », ne marquent pas le genre (ex. : « le lectorat » plutôt que « les lecteurs ») ;
  • Le masculin générique, la forme usuelle en français avec le masculin qui l’emporte sur le féminin ;
  • Le féminin générique, avec l’ensemble des accords au féminin. C’est d’ailleurs cette forme qui est perçue comme la plus sexiste et la moins inclusive par l’ensemble des répondants.

Les hommes indifférents… sauf si la marque explique son choix

Les résultats indiquent que, globalement, les hommes ne réagissent pas différemment à un post utilisant l’écriture inclusive par rapport à un post classique.

Leur attitude, leur intention d’achat ou leur perception de la marque ne changent pas. Cependant, un point intéressant émerge : lorsque la marque explique son choix d’utiliser l’écriture inclusive, en rappelant qu’il s’agit d’une démarche d’égalité ou d’inclusivité, l’attitude des hommes devient plus positive.

Cette explication semble lever une forme de méfiance et permet d’intégrer le message sans rejet.

Les femmes soutiennent l’inclusif mais pas toutes ses formes

Globalement, les femmes affichent une attitude plus favorable que les hommes à l’égard de la marque lorsque celle-ci utilise une écriture inclusive. Elles perçoivent la marque comme plus proche de leurs valeurs et se disent plus enclines à acheter le produit.

Cet effet varie toutefois selon leur vision des rôles de genre.

Les femmes qui adhèrent fortement aux stéréotypes traditionnels – par exemple, l’idée que les hommes et les femmes ont des « rôles naturels » différents – se montrent plus réticentes à l’égard de l’écriture inclusive. Chez elles, l’écriture inclusive (en particulier la forme contractée, c’est-à-dire le point médian, et la forme dégenrée) tend à provoquer un rejet de la marque.

On ne retrouve pas cet effet de l’adhésion aux stéréotypes de genre chez les hommes. Ce n’est pas cela qui influence leurs perceptions et comportements liés à l’écriture inclusive.

Notre étude montre que la forme d’écriture inclusive la plus controversée, celle avec le point médian, suscite davantage de réactions négatives. Comme pour les hommes, lorsque la marque justifie son choix, cette forme controversée est toutefois mieux acceptée.

Puissance idéologique de la langue

Ces résultats mettent en lumière le poids idéologique de la langue. Le masculin reste perçu comme neutre.

Ce constat rejoint les travaux en sociolinguistique sur l’androcentrisme (une vision du monde qui voit l’homme comme l’humain neutre ou typique) et sur la domination symbolique.

Il révèle aussi une ligne de fracture : les femmes ne constituent pas un groupe homogène sur ces questions. Celles qui adhèrent aux normes traditionnelles deviennent les gardiennes d’un certain conservatisme linguistique.

Quelles implications pour les marques ?

Pour les professionnels du marketing, l’écriture inclusive n’est pas qu’une question de style : elle engage la perception de la marque.

Notre étude conseille :

  • d’expliquer son choix d’écriture inclusive, notamment pour rassurer les consommateurs qui y sont indifférents ou qui sont sceptiques. Ainsi, les marques remporteront leur adhésion ;

  • d’adapter la forme utilisée : certaines sont perçues comme plus acceptables que d’autres. Le point médian, plus controversé, peut être mis de côté au profit de termes épicènes ou de la double flexion dans le cadre d’une communication qui se veut consensuelle. En revanche, une marque militante pourra choisir la double flexion contractée (le point médian) ;

  • de connaître son audience : les femmes y sont majoritairement favorables, mais il existe des nuances idéologiques. Comme nous l’avons montré, celles qui adhèrent aux stéréotypes de genre auront tendance à rejeter les marques utilisant l’écriture inclusive.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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03.11.2025 à 11:25

Quand les imaginaires des marques nous inspirent

Valérie Zeitoun, Maitre de Conférences, IAE Paris – Sorbonne Business School

Géraldine Michel, Professeur, IAE Paris – Sorbonne Business School

Les imaginaires de marques viennent se substituer aux grands récits collectifs, y compris le roman national français, en apportant de nouvelles raisons d’espérer.
Texte intégral (3668 mots)
Les marques produisent des imaginaires collectifs et peuvent être considérées comme « des acteurs politiques ». HJBC/Shutterstock

Traversé par de multiples crises, le réel est devenu anxiogène. Il réclame de nouveaux modèles et de nouveaux rêves. Dans ce contexte, les imaginaires des marques viennent se substituer aux grands récits collectifs défaillants, en offrant aux individus de quoi se projeter, espérer, et peut-être apporter de nouvelles raisons de croire. C’est ce qu’analysent ici Valérie Zeitoun et Géraldine Michel, avec Raphaël LLorca, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, Arnaud Caré, directeur général délégué d’Ipsos, et Nicolas Cardon, directeur de l’expérience client d’Ipsos.


« L’esprit du voyage par Louis Vuitton », « La beauté plurielle de Dove », « Le sport inclusif » de Nike, ces imaginaires irriguent notre quotidien. Ils deviennent des forces de projection et de conviction collective, bien au-delà de leur valeur marchande. Face à l’évolution de leur rôle se pose la question de leur influence dans l’ordre social et/ou politique, au-delà de l’ordre marchand.

Comment, dans leur mission d’agent social, les marques participent-elles et poussent-elles au progrès social et environnemental, et permettent-elles ainsi de renouer avec de nouvelles utopies ?

L’imaginaire

L’imaginaire est le fruit de l’imagination d’un individu, d’un groupe ou d’une société. Il produit des représentations ou des mythes qui entretiennent un rapport plus ou moins détaché de la réalité.

Poser l’imaginaire et le réel en parallèle tend à accentuer la tension qui existe entre ces deux notions. Leur relation relève d’une dialectique qui interroge la manière dont l’imaginaire se rapporte au réel et réciproquement. Pour explorer ce rapport complexe, il est possible de distinguer trois dynamiques principales : une dynamique d’opposition, une dynamique de substitution et une dynamique d’enrichissement.

L’imaginaire comme illusion

Depuis l’allégorie de la caverne de Platon, la tradition philosophique a longtemps pensé l’imaginaire et le réel de manière adverse. Pour Platon, les individus vivent souvent dans l’ignorance, attachés aux apparences, et il faut un effort de pensée pour accéder à la vérité, c’est-à-dire au « monde des Idées ». Dans cette perspective, le réel renvoie au monde des idées invariables et immuables tandis que l’imaginaire est lui entendu comme illusoire, fictif, sans réalité.

Notre culture occidentale est profondément ancrée dans cette opposition, valorisant le réel comme domaine de la vérité et de la connaissance, reléguant l’imaginaire au rang du fantasme.

Affiche publicitaire de la marque Persil qui « lave plus blanc que blanc ». Bibliothèque spécialisée de Paris, FAL

Dans le domaine de la consommation, la célèbre réclame de Persil (« lave plus blanc ») est emblématique d’une rhétorique publicitaire fondée sur l’excès de promesse. En invoquant l’idée d’un « plus blanc que blanc », elle promet l’inatteignable et participe à une forme d’aliénation ou d’asservissement. Le récit de marque se réduit alors à l’idée d’une illusion, voire d’une tromperie.

L’imaginaire comme idéalisation

Publicité du Big Mac de McDonald’s en Thaïlande. Opasbbb/Shutterstock

Le philosophe Jean Baudrillard propose une autre perspective. Selon lui, l’imaginaire ne s’oppose plus simplement au réel, mais s’y substitue. Le simulacre n’est pas une simple copie du réel : il en efface la référence. Il produit l’illusion d’un monde réel, mais entièrement artificiel, forme d’hyperréalité, saturée d’images et de signes.

Photo d’un Big Mac dans un restaurant McDonald’s. Liveheavenly/Shutterstock

L’imaginaire, dès lors, se substitue au réel et l’idéalise. Les campagnes publicitaires de la marque McDonald’s qui reposent sur une représentation parfaite du hamburger – comparée à la réalité du hamburger servi dans les restaurants – génèrent un simulacre. Les consommateurs n’achètent pas un hamburger, mais l’image idyllique du hamburger.

L’imaginaire comme ressource du réel

Une troisième approche, initiée par le philosophe Maurice Merleau-Ponty, envisage au contraire l’imaginaire comme une composante fondamentale du réel. Dans cette perspective, l’imaginaire ne s’oppose pas au réel, il en est le prolongement, voire un producteur. L’imaginaire permettrait d’accéder au réel autrement, éventuellement de le transformer en lui imprimant de nouvelles formes.

L’imaginaire ouvre vers d’autres réels possibles. C’est dans cette dynamique que certaines marques s’inscrivent, et ce faisant réinventent les modalités de notre environnement. C’est le cas de la marque Apple. À son lancement, elle apporte une nouvelle vision de l’ordinateur personnel axée sur la convivialité et le design de l’objet pour s’inscrire dans le quotidien des individus, et se positionner contre des usages de l’époque qui considéraient l’ordinateur comme strict objet du monde du travail.

La fabrique de nouveaux réels collectifs

Dès 1957, le sémiologue Roland Barthes met en évidence la capacité des objets et des signes de consommation à produire un imaginaire socialement partagé. La marque se définit comme objet social et réservoir symbolique. Elle ne se réduit pas à un simple signe marchand, elle agit comme un médiateur symbolique, capable de relier les individus à des univers de significations collectives.

Elle produit du sens et génère de la valeur en projetant des imaginaires partagés. Dans cette direction, les marques iconiques le deviennent, justement, parce qu’elles articulent des imaginaires culturels qui viennent répondre à des enjeux sociaux forts. Nike, en soutenant publiquement le footballeur Colin Kaepernick dans sa protestation contre les violences policières faites aux Afro-Américains, incarne un imaginaire de résistance.

Publicité de la marque Nike pour fêter les 30 ans de son slogan « Just do it » avec le footballeur états-unien Colin Kaepernick. Nike

Avec sa campagne « Don’t Buy This Jacket », la marque outdoor Patagonia a supporté un imaginaire plus sobre. Elle incite les consommateurs à ne pas céder au consumérisme. Cet imaginaire s’incarne aussi dans les actes – réparabilité des produits, soutien à des actions environnementales, etc. – et, de fait, devient le réel.

D’autres marques pourraient être ici mentionnées, Dove et le nouvel imaginaire de la beauté : vision alternative qui remet en cause une beauté normative pour la rendre plurielle, femmes de toutes morphologies, âges, origines ou couleurs de peau. C’est encore Ikea ou Levi’s qui participent d’imaginaires plus inclusifs en soutenant la cause LGBTQIA+. Toutes ces marques participent d’une forme d’engagement, fondé sur de nouveaux imaginaires sociaux et/ou culturels, qui permet d’enrichir, de modifier, de transformer le réel.

La marque, un acteur politique ?

Publicité d’avril 2024 en France de la marque Burger King, « mettant l’accent » sur la région provençale. HenrySaintJohn/Shutterstock

Les marques produisent des imaginaires collectifs, en ce sens, comme le propose Raphaël LLorca, elles peuvent être considérées comme « des acteurs politiques » qui structurent et façonnent notre appréhension du réel. L’imaginaire national et la signification « d’être français » se fonde aujourd’hui, en partie, sur des projections et/ou des incarnations proposées par les acteurs marchands tous secteurs confondus, la mode, les transports ou la grande distribution.

L’ironie, souligne Raphaël LLorca, c’est que ce sont souvent des marques étrangères, et singulièrement états-uniennes, comme Burger King ou Nike, qui proposent leur version du roman national français !

Dans tous les cas, la sécrétion d’imaginaires politiques de la part d’acteurs marchands constitue une rupture profonde dans l’équilibre des forces entre les trois ordres traditionnels – ordres politique, religieux et marchand.

Imaginaires de marques et engagement

Une étude Ipsos fait le constat d’un lien entre engagement individuel et engagement des marques. Il apparaît ainsi que les fans de marques engagées, comme Disney, Deezer ou Heineken, sont eux-mêmes plus impliqués que la moyenne française dans les causes d’équité et d’égalité entre les populations.

Plus important, en termes de gestion de marque, il apparaît que cette adhésion aux marques, porteuses d’imaginaires positifs, va au-delà d’une élection de principe. 50 % des Français interrogés déclarent, dans le contexte actuel, qu’ils seraient prêts à acheter moins de produits provenant de marques éloignées de leur engagement pour l’équité, la diversité et l’inclusion. Ces résultats montrent que les marques ont le pouvoir de nourrir le réel d’imaginaires sociaux, culturels voire politiques.

Les Français et les politiques de « diversité et d’inclusion » en entreprise à l’ère de Donald Trump (sondage réalisé en avril 2025 auprès de 800 Français représentatifs de la population nationale). Ipsos, Fourni par l'auteur

Mais comment peuvent-elles le faire ? À cette question, une seconde étude Ipsos explore les conditions d’émergence de nouveaux réels aspirationnels.

Les marques doivent incarner ces imaginaires si elles souhaitent construire des liens émotionnels avec les consommateurs et citoyens. Près de 69 % des interrogés affirment être disposés à rompre avec des marques qui ne tiendraient pas leurs promesses sur des sujets sociaux ; 70 % se déclarent prêts à suivre une marque à laquelle ils sont émotionnellement liés, contre 45 % lorsque ce lien n’est que fonctionnel.

Les imaginaires des marques deviennent des forces de projection et de conviction collective, bien au-delà de leur valeur marchande. Les marques qui s’engagent dans de nouveaux imaginaires et qui leur donnent une réalité tangible favorisent l’engagement des individus, collaborateurs et clients. Ainsi, elles génèrent une adhésion et une implication pérenne, mais, surtout, elles participent d’un élan transformatif social et peut-être politique.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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