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01.09.2025 à 15:48

Alsace, Vosges, Alpes-Maritimes : ces campagnes françaises qui innovent

Federico Diodato, Architecte-urbaniste, PhD en Architecture, Maître de conférences à l'Ensa Nancy, École nationale supérieure d'architecture de Nancy

Marc Verdier, Maître de conférence en aménagement du territoire, paysage et "urbanisme" rural., École nationale supérieure d'architecture de Nancy

Les ruralités françaises deviennent des laboratoires d’innovation écologique, sociale et culturelle.
Texte intégral (1706 mots)
L’éco-hameau la Vigotte Lab, dans les Vosges, lieu d’expérimentation en pleine nature. La Vigote Lab, CC BY-NC

Longtemps perçues comme périphériques, les campagnes françaises s’affirment aujourd’hui comme des laboratoires d’innovation écologique, sociale et culturelle. Entre initiatives locales, coopératives et expérimentations territoriales, elles révèlent des récits alternatifs capables de transformer notre rapport à l’écologie et au développement.


« Comment retourner à la vie rurale après avoir goûté à l’effervescence culturelle de la Ville Lumière ? », chantait Nora Bayes, à la fin de la Première Guerre mondiale (How Ya Gonna Keep ‘em Down on the Farm (After They’ve Seen Paree ?).

Ce titre évoque un contexte très spécifique – celui des États-Unis d’après-guerre, et une population bien ciblée – les soldats revenus d’Europe. Cependant, il met en évidence une opposition de représentations encore aujourd’hui profondément ancrée&. D’un côté, la ville, lieu qui relie une communauté sociale (civitas) avec un espace bâti (urbs) ; de l’autre, ce qui est présenté comme son opposé, la ruralité, souvent reléguée à une position périphérique, voire marginalisée, caractérisée par sa rusticité, sa grossièreté et considérée comme un réservoir de ressources pour la ville.

Tournant rural

Le « tournant rural » que nous vivons en France depuis quelques années signale un changement de regard porté sur ces territoires. Ce changement est culturel, car il implique un changement de perspective collectif qui transforme profondément notre façon, en tant que société, de percevoir, comprendre et se rapporter à ces territoires. Dernière preuve de ce tournant, le rapport « Des campagnes aux ruralités », rédigé par le conseil scientifique de France ruralités, qui retrace l’évolution de ce regard et la reconnaissance de la multiplicité des ruralités. Longtemps associées au déclin et à l’abandon, les « ruralités plurielles » font aujourd’hui l’objet d’une perception plus nuancée qui reconnaît leur potentiel d’innovation, de résilience et d’attractivité.

La difficulté reste, toutefois, de dépasser une vision aménagiste des territoires ruraux, qui les considère avant tout comme des réservoirs de ressources sur lesquels appliquer de nouveaux modèles de développement, même lorsqu’ils sont qualifiés de « durables ». Comme remarque le philosophe Pierre Caye, le terme « durable » pose question et, associé au développement, il semble aujourd’hui être de plus en plus vidé de sens – un concept qui est, d’un côté, « partout dans les discours, et nulle part dans les faits » et, de l’autre, un mot d’ordre « dont on a peine de saisir les principes et à mesurer les effets ».

Le concept de transition écologique ne se porte pas mieux, considéré par certains collectifs comme une impasse, dont les fonctions principales semblent être de « différer indéfiniment toute véritable transformation écologique » et de fournir un nouveau marché lucratif aux entreprises.

Et si c’était précisément dans les territoires ruraux que nous pouvions puiser pour concevoir collectivement une nouvelle forme d’écologie, porteuse d’un récit territorial renouvelé ?

Les ruralités, laboratoires d’innovation

En s’immergeant dans ces territoires, on y découvre des ruralités créatives et apprenantes, de véritables laboratoires d’innovation et d’expérimentation.

On y trouve des coopératives mettant en œuvre des systèmes productifs multisectoriels (comme la coopérative Ardelaine, en Ardèche), des villages en transition vers des systèmes énergétiques à zéro émission de CO2 (Muttersholtz, en Alsace), des éco-hameaux devenus de véritables laboratoires de recherche (la Vigotte Lab, dans les Vosges), ou encore des hameaux fondant leur développement sur l’autonomie alimentaire (Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes)… Ces expériences illustrent une résistance aux systèmes de production homogénéisants et extractifs – des systèmes qui, par essence, négligent la complexité des interdépendances socio-écologiques.

Elles révèlent les ruralités comme des socio-écosystèmes composés de filières multisectorielles capables d’intégrer agriculture et artisanat avec événements culturels et tourisme. Si elles relèvent souvent de l’« extraordinaire » – car rendues possibles grâce aux efforts considérables de collectifs locaux et d’élus engagés –, elles ne sont jamais reproductibles comme des modèles. Leur force réside ailleurs : dans les méthodologies qu’elles esquissent, toujours imaginables en regard des contextes spécifiques locaux, de leurs richesses, de leurs imaginaires et de leurs besoins.

De l'expérimentation dans le quotidien

Au-delà de ces expériences « extraordinaires », certaines recherches sur les territoires ruraux nous indiquent qu’on peut aussi retrouver dans les modes de vie « ordinaires » l’émergence de nouvelles formes d’écologie, indépendantes du discours écologique dominant encore trop attaché à l’urbain. À ce propos, la chercheuse Fanny Hugues aperçoit dans les « débrouilles » quotidiennes des habitants de ces territoires des styles de vie qui « font avec ce que l’on a » et des gestes d’attention qui tendent à « faire durer les choses ». Récupérer, réparer, autoproduire, tant d’actions qui pourraient nous montrer un chemin pour retourner à un rapport aux richesses territoriales plus sobre.

En reprenant la devise de la Fédération des parcs on pourrait affirmer qu’« une autre vie s’invente » dans les territoires ruraux. C’est particulièrement vrai dans les 59 parcs naturels régionaux (PNR), qui couvrent 18 % du territoire national et constituent des laboratoires privilégiés d’innovation. Trente disciplines se croisent au sein de leurs conseils scientifiques, contribuant activement à une inversion des valeurs et des référentiels.

Parmi les actions qu’ils portent, le dispositif des ateliers « hors les murs » – programme national mené en partenariat avec le ministère de la culture depuis 2018 – occupe une place centrale. Il permet à deux établissements d’enseignement supérieur, issus de disciplines différentes, d’organiser des ateliers territoriaux en immersion dans les PNR. Dans ce cadre, les territoires ruraux deviennent des lieux de formation ainsi que d’expérimentation pour un projet local renouvelé. Ce dispositif, en dépassant la seule dimension pédagogique, assume une portée politique et offre un terreau fertile pour imaginer des dynamiques territoriales porteuses d’avenir : initiatives locales, solidarités de proximité, innovations sociales et écologiques… autant de manifestations concrètes d’une créativité enracinée dans les spécificités des territoires ruraux.

Architectes, paysagistes, urbanistes, designers spécialistes du projet de territoire, le projet de territoire ne peut plus ignorer la dépendance des métropoles envers les ruralités, faisant de ces arrière-pays urbains non pas seulement territoires porteurs de richesses vitales (sols, biodiversité, biomasse, alimentation, énergie…), mais des véritables laboratoires d’innovation. Ces récits ne pourront devenir effectifs que si les services d’ingénierie territoriale arrivent à traduire ces apprentissages dans une commande publique à la hauteur des enjeux actuels : une commande publique qui promeut la réhabilitation de l’existant, qui valorise les formes d’habitat vernaculaires, qui maintient (ou crée) des services de proximité, qui soutient des formes d’habitat alternatives fondées sur le réemploi et l’autoconstruction et qui développe des réseaux de mobilités douces, pensés aussi comme des corridors de biodiversité.

Et même si, au bout du compte, nous choisissons de rentrer à Paris, ce sera avec un regard profondément transformé.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

La Chaire Nouvelles Ruralités de l’ENSA Nancy, dirigée par Marc Verdier, a reçu des financements du Ministère de la Culture dans le cadre du Plan culture et ruralité.

Federico Diodato ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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28.08.2025 à 16:47

Arts participatifs : des œuvres en quête de reconnaissance

Nathalie Poisson-Cogez, Professeure d'Enseignement Artistique, ESA / École Supérieure d'Art / Dunkerque - Tourcoing

Réjane Sourisseau, Maîtresse de conférence associée au master Métiers de la culture et au laboratoire de recherche interdisciplinaire GERiiCO, Université de Lille

Les créations participatives interrogent la notion d’œuvre et son statut. À la croisée de l’art, du social et des territoires, ces pratiques peinent encore à être reconnues
Texte intégral (2053 mots)

À la croisée de l’expérience esthétique et de l’engagement citoyen, les œuvres participatives, pour lesquelles des artistes professionnels et des personnes « non-artistes » créent ensemble au cœur des territoires, bousculent les codes. Porteuses d’ambitions fortes, reliant l’art et la vie quotidienne, ces démarches sont pourtant toujours en quête de reconnaissance, tant de la part des institutions que des mondes de l’art.


Il arrive que des personnes non professionnelles de l’art soient invitées à prendre part à la conception et/ou à la réalisation d’œuvres. Cet art dit participatif couvre un large éventail de pratiques. Nous avons par exemple étudié des projets d’art citoyen portant sur des expérimentations inscrites dans un temps long (deux à quatre ans), investissant des lieux a priori non dédiés à l’art, générant – au fil de processus ouverts et évolutifs – des réalisations singulières qui bousculent la notion d’œuvre : un Fol Inventaire de toutes les plantes de la Terre, la carte sensible d’un quartier populaire, des impromptus de poésie à 2 mi-mots, un café-œuvre ou encore une immense robe avec soixante poches garnies d’objets insolites…

La notion d’œuvre artistique en question

L’artiste Pablo Helguera distingue les créations prétendument participatives se bornant en réalité à un apport limité, dans le cadre d’un projet prédéterminé, et celles où les personnes associées dès la genèse d’une œuvre sont susceptibles de la (re)modeler. Dans cette lignée, deux concepts ont été récemment élaborés : celui d’art en commun par l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual et celui de co-création par l’artiste chercheuse Marie Preston. Désacralisant la posture d’auteur (l’auctorialité), ces notions invitent à reconnaître le potentiel créatif de chaque personne et même à envisager qu’une œuvre puisse être cosignée par les différentes parties prenantes. Cette approche peut donner lieu, dans certains cas, assez rares, à une répartition des éventuels bénéfices financiers, au-delà de la seule rétribution symbolique (reconnaissance, sentiment de fierté, etc.).

Très souvent, les initiateurs d’actions participatives insistent sur la primauté du mode de faire sur le « résultat » final, ce qui tend à laisser dans l’ombre l’étendue et la valeur artistique des formes créées, lesquelles sont tantôt tangibles ou immatérielles, uniques ou reproductibles, pérennes ou éphémères, spectaculaires ou furtives. Par ailleurs, la documentation recueillie au fil du processus (un blog, une édition, un film, etc.) constitue parfois, outre sa fonction d’archive, un objet-trace doté d’un statut d’œuvre à part entière.

Ces réflexions concernent les pratiques artistiques contemporaines dans leur ensemble (participatives ou non) où, en réaction aux logiques productivistes, la notion d’œuvre, sa matérialité sont interrogées, et même son bien-fondé, certains artistes revendiquant sa disparition. Le critique d’art Stephen Wright évoque même « un art sans œuvre, sans auteur et sans spectateur ».

Tisser ambition artistique et droits culturels

Nées d’une immersion à l’occasion de temps de résidence, certaines propositions participatives découlent d’un travail dit situé qui fait possiblement de l’artiste un « passeur de territoire ». S’affranchissant des logiques classiques de diffusion, elles s’inscrivent davantage dans une démarche d’infusion. Pour « tenter de réduire, à défaut de pouvoir les abolir, les distances métriques, mais aussi culturelles, linguistiques et cognitives », les artistes déploient différents moyens : marches sensibles ; déplacements en triporteur ou avec un âne ; bureau mobile installé sur la place du marché ; moments de convivialité autour d’un banquet…

Au-delà du seul déplacement physique, l’enjeu est de renouveler les liens entre art et société. Remontant aux années 1970, identifiées dans un rapport emblématique paru en 2001 : Les Nouveaux territoires de l’art du sociologue Fabrice Lextrait, de telles initiatives font écho aux concepts d’esthétique relationnelle et de créations en contexte forgés respectivement par les historiens de l’art Nicolas Bourriaud et Paul Ardenne. Un certain nombre d'entres-elles se sont fédérées au sein de l’association Autre(s) pARTs. Fondées idéalement sur la réciprocité et l’horizontalité, ces démarches participatives résonnent également avec les théories de « l’aller-vers » du champ social.

Outre le fait qu’elles associent souvent plusieurs disciplines artistiques (arts visuels, spectacle vivant…), ces propositions composent également avec d’autres pratiques (cuisine, jardinage, bricolage…) et d’autres champs (travail social, santé, écologie…) que celui de l’art. Élargissant ainsi sa définition même, elles rejoignent les analyses de l’historien de l’art Maurice Fréchuret autour du rapprochement entre l’art et la vie et incarnent la notion d’art comme expérience élaborée par le philosophe John Dewey. Brouillant les frontières, elles donnent naissance à des formes hybrides, parfois déroutantes.

Comme le note le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat :

« L’art apparaît désormais comme une pratique diffuse, articulée aux autres activités sociales, en prise avec de nombreuses dimensions de l’existence. »

Signes des tensions persistantes entre exigence artistique et dimension sociale, dans leur immense majorité, les financements (publics ou privés) des pratiques participatives relèvent davantage d’enveloppes consacrées à l’action culturelle et non à la création. Généralement centrées sur des critères quantitatifs, les subventions peuvent générer des situations d’instrumentalisation des démarches de création et/ou des personnes sollicitées ou encore des risques d’injonction à la participation, comme le pointe le sociologue Loïc Blondiaux.

En l’absence de dispositifs adaptés, les créations partagées émergent grâce à l’inventivité le plus souvent d’associations, mais également des quelques institutions qui leur accordent de la considération. Plutôt que de les corseter par des modes de soutien trop contraignants, il s’agirait d’accepter la part d’indétermination inhérente à ces projets en leur accordant « une avance de confiance », et en corollaire, comme pour toute autre création artistique, un droit à l’erreur.

Vers une reconnaissance des mondes de l’art et des politiques publiques ?

La visibilité des œuvres participatives, censées être « vécues de l’intérieur », devrait-elle rester cantonnée, comme c’est souvent le cas, aux contextes singuliers dont elles sont issues ? Pourquoi ne pourraient-elles pas, sous réserve de l’accord des principaux intéressés, rencontrer une plus large audience ? En effet, au-delà des enjeux d’émancipation et de « vivre ensemble » classiquement invoqués, les créations partagées avec une réelle diversité de personnes recèlent un potentiel pour déranger les écritures contemporaines et contribuer ainsi au renouvellement des formes et pratiques artistiques. Face aux limites de la démocratisation culturelle, elles représentent une piste pour faire vivre une véritable démocratie culturelle.

À Sevran (Seine-Saint-Denis), depuis 2018, le Théâtre de la Poudrerie, scène conventionnée « art et territoire » les met en lumière à travers sa Biennale de la création participative. La toute récente Fédération des arts participatifs invite à les considérer « comme une composante essentielle et légitime de la création contemporaine ». Pour sa part, le chercheur Philippe Henry appelle à un soutien public renforcé à des initiatives en mesure de « construire une démocratie artistique et culturelle vraiment digne de ce nom ». Cette reconnaissance garantirait à ces projets complexes de meilleures conditions matérielles et humaines de réalisation, tout en actant une interdépendance entre éthique et esthétique.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Nathalie Poisson-Cogez a reçu des financements de la fondation Daniel et Nina Carasso pour effectuer un travail d'évaluation des projets d'art citoyen évoqués au début de l'article.

Réjane Sourisseau a reçu des financements de la fondation Daniel et Nina Carasso pour effectuer un travail d'évaluation des projets d'art citoyen évoqués au début de l'article.

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28.08.2025 à 11:41

Pollution, un mot qui permet aussi d’opérer un classement social

Camille Dormoy, Docteure en sociologie, spécialiste des politiques publiques de gestion des déchets/économie circulaire, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Ce qu’on considère comme polluant n’est pas seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires, mais également par des règles sociales implicites.
Texte intégral (2400 mots)

Le mot « pollution n’est pas neutre, loin de là. Emprunté, d’un point de vue étymologique, au vocabulaire du sacré pour désigner ce qui « souille » ce dernier, le mot n’est pas aussi factuel qu’il y paraît. Ce qu’on considère comme polluant n’est pas seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires, mais également de règles sociales implicites. Il revêt aujourd’hui des enjeux de pouvoir : qui peut désigner la pollution peut non seulement désigner ce qui pollue, mais également « qui » pollue.


Tout le monde s’accorde sur l’objectif : réduire la pollution. Au-delà des discussions sur la ou les meilleures façons d’agir, dès qu’il s’agit de désigner ce qui pollue et, surtout, qui pollue, les désaccords éclatent. Loin d’être purement techniques, les conflits liés à la pollution révèlent des fractures sociales, culturelles et politiques.

Il faut dire que l’étymologie du mot n’est pas neutre : pollution est emprunté du latin pollutio, qui signifie « souillure », « profanation », est lui-même dérivé de polluere, (souiller). Un terme qui souligne la distinction entre le sacré et ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire le profane.

Mary Douglas, en 2002. United Nations International School (UNIS).

L’anthropologue britannique Mary Douglas (1921-2007) s’est intéressée à cette distinction entre acceptable et inacceptable, profane et sacrée qui donne à la pollution sa portée symbolique et politique, dans une perspective anthropologique.

Son ouvrage de 1966 De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou (dans son titre original, Purity and Danger: An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo) est devenu un classique. Elle y explique que la pollution n’est pas seulement un effet secondaire de nos modes de vie, mais aussi une question de pouvoir.

Quand « sale » veut surtout dire « hors norme »

Mary Douglas propose une idée aussi simple que subversive : la saleté, c’est, d’abord, ce qui dérange l’ordre des choses. Autrement dit, ce qu’on considère comme polluant n’est pas toujours seulement défini par des critères scientifiques ou sanitaires.

Cela dépend avant tout des règles implicites de chaque société, de ce qu’elle juge acceptable ou non. Ce n’est pas l’objet ou le geste en soi qui est « sale », c’est le fait qu’il transgresse des règles, des normes. Dès qu’il ne rentre pas dans la bonne case, il devient suspect, dérangeant, indésirable.

Un sac plastique dans un marché bio choque, mais dans un supermarché discount, il passe inaperçu. Des poules dans un jardin de campagne symbolisent l’autonomie alimentaire, mais dans une résidence de centre-ville, elles deviennent un problème de voisinage. Dans une piscine municipale, le chlore est associé à la propreté et à la désinfection, mais dans l’eau du robinet, il est soupçonné d’empoisonner ou de perturber le goût, en particulier dans les milieux qui valorisent l’eau « pure » (de source, filtrée, ou encore osmosée).

À travers ces quelques exemples, on voit que ce n’est pas tant la matière qui fait la pollution, mais le contexte dans lequel elle survient. Ce qu’on considère comme propre, polluant ou sain ne dépend pas seulement de critères scientifiques, mais aussi de normes sociales souvent invisibles.

La pollution ne désigne donc pas seulement une nuisance matérielle, elle fonctionne comme un révélateur de frontières symboliques : ce qui dérange, ce qui transgresse, ce qui fait éclater les catégories établies et qui menace un ordre social donné.


À lire aussi : L’écologie, un problème de riches ? L’histoire environnementale nous dit plutôt le contraire


La pollution, un langage du pouvoir pour désigner les bonnes façons d’habiter ?

Transposée à nos sociétés industrielles, la grille d’analyse de Mary Douglas permet de relire autrement les conflits écologiques contemporains. Ceux-ci ne se limitent pas à des désaccords techniques ou à des niveaux de risque mesurables : ils renvoient à des visions du monde incompatibles, à des manières d’habiter et de cohabiter dans un espace donné.

Ce que l’on nomme polluant – ou sale, ou incivique – n’est que rarement et seulement une substance ou un comportement objectivement problématique. C’est une manière de désigner ce qui dérange un ordre établi et, surtout, ceux qui sont perçus comme menaçant cet ordre.

À Étouvie, un quartier populaire d’Amiens, mon enquête ethnographique a mis en lumière la façon dont certaines pratiques ordinaires, comme la mécanique de rue (c’est-à-dire, le fait de réparer son véhicule directement dans l’espace public), le nourrissage d’animaux ou les dépôts d’encombrants sont régulièrement qualifiées de polluantes, souvent bien au-delà de leur impact réel.

Ces gestes, chargés d’un jugement moral, deviennent les marqueurs d’un écart à la norme. Dans le contexte local que j’ai étudié, ce sont souvent les habitants de longue date – ceux qui se perçoivent comme « autochtones » – qui en sont les auteurs désignés. Progressivement, ils se trouvent disqualifiés au profit d’un groupe de nouveaux arrivants ou d’habitants extérieurs, plus actifs dans les instances locales et plus légitimes aux yeux des institutions.

Ces plaintes sur la « propreté du quartier » ne relèvent pas de simples préférences esthétiques ou de velléités écologiques : elles sont productrices de pouvoir. En désignant ce qui est sale ou polluant, certains habitants acquièrent une légitimité pour s’imposer dans les comités de quartier, dans les associations ou dans les réunions publiques.

C’est là que se négocient non seulement les règles de propreté, les formes de contrôle local, mais aussi les grandes lignes des politiques et des aménagements à venir. Nommer ce qui est polluant devient ainsi une manière de gouverner les manières d’habiter.

Un phénomène urbain, mais aussi rural

Ces mécanismes ne se jouent pas uniquement en milieu urbain ou populaire. Dans certaines communes rurales, j’ai observé un phénomène comparable entre des habitants récemment installés en périphérie et des agriculteurs en place. Ces néoruraux, souvent porteurs d’une sensibilité écologique affirmée, rejettent fortement les pratiques agricoles dites conventionnelles, et s’opposent, par exemple, à l’implantation d’un méthaniseur.

Pour disqualifier leurs voisins agriculteurs, ils mobilisent un vocabulaire de la pollution, non pas en invoquant la contamination des sols ou de l’air, mais en désignant une forme de trouble paysager et sensoriel : « les tracteurs qui pourrissent la rue », « les traînées de boue sur les trottoirs » ou « les buttes de terre jusque devant les portails ». Ce n’est pas tant la matière elle-même qui pose ici problème, mais ce qu’elle incarne : une manière de produire, de circuler, d’habiter le territoire, perçue comme incompatible avec l’idée que ces habitants se font du « bon » rural.

Unité de méthanisation agricole. Jérémy-Günther-Heinz Jähnick, CC BY-NC-SA

Dans les deux cas, urbain et rural, la pollution devient un levier de classement social et spatial. Elle ne désigne pas uniquement ce qui salit, mais ce qui déborde d’un cadre attendu, d’un paysage imaginé, d’une norme implicite. Elle permet de dire : ceci est hors de sa place. Et donc, ceci n’a pas lieu d’être ici.


À lire aussi : Au nom du paysage ? Éoliennes, méthaniseurs… pourquoi les projets renouvelables divisent


Penser la pollution autrement : ne pas moraliser mais politiser

Associée à l’industrie, aux fumées, aux déchets toxiques, la pollution a longtemps désigné des atteintes massives à l’environnement, portées par des acteurs identifiables.

Mais, depuis quelques années, le mot a glissé vers d’autres usages. Aujourd’hui, il s’applique aussi à des comportements individuels et à des gestes jugés « inappropriés » : mal trier ses déchets, entreposer des objets sur le trottoir, laisser des traces de son passage. Ce glissement n’est pas anodin.

Comme l’a montré Mary Douglas, la pollution n’est jamais seulement une affaire de substances. C’est un langage : une manière de dire ce qui dérange, ce qui déborde, ce qui n’est pas « à sa place ». Elle sert à dessiner les frontières entre le propre et le sale, le légitime et l’inacceptable.

Dans les quartiers populaires comme dans les villages périurbains, les conflits autour des déchets ou des pratiques agricoles ne parlent pas seulement de propreté ou d’écologie. Ils révèlent des luttes pour définir ce qui est normal, pour dire qui a sa place et qui ne l’a pas.

Cette lecture éclaire aussi un paradoxe : certaines pollutions massives, chimiques ou diffuses, restent invisibles dans l’espace public. Trop silencieuses, trop abstraites, elles échappent aux radars symboliques. On repère un sac plastique mal trié. On perçoit l’odeur d’un méthaniseur. Mais un perturbateur endocrinien ou un seuil dépassé (par exemple la pollution aux oxydes d’azote, aux particules fines, à l’ozone…) en termes de qualité de l’air passent davantage inaperçus, non parce qu’ils sont inoffensifs – ce qu’ils ne sont pas –, mais parce qu’ils ne troublent pas immédiatement notre ordre sensible.

Ainsi, les conflits écologiques ne portent pas seulement sur des substances à éliminer ou sur des comportements à corriger. Ils engagent une lutte plus fondamentale, celle du pouvoir de nommer ce qui dérange, de désigner ce qui – objets, gestes ou populations – est « hors de place ». Car celui qui définit la saleté définit aussi l’ordre. La vraie question est ainsi de savoir qui détient ce pouvoir.

The Conversation

Camille Dormoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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27.08.2025 à 17:02

Algérie, Tunisie, Maroc : Comment l’opéra est passé d’un héritage colonial à un outil diplomatique

Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)

L’art lyrique en Afrique du Nord : un territoire où se mêlent trajectoires historiques et enjeux contemporains en Algérie, en Tunisie et au Maroc.
Texte intégral (2109 mots)
L’Opéra Boualem-Bessaïh d’Alger a été financé par la Chine, pour un montant de 30 millions d’euros, et inauguré en 2016. Sino/Opéra d’Alger

La présence d’opéras importés par les Occidentaux en Afrique du Nord et le regain d’intérêt pour ceux-ci depuis une vingtaine d’années raconte l’histoire complexe d’un art, vecteur d’influence culturelle, en cours d’intégration dans les sociétés et les politiques publiques autochtones.


La diffusion de l’opéra en Afrique du Nord s’inscrit au départ dans des logiques de domination culturelle. Durant la période coloniale, l’opéra est majoritairement un art importé, cloisonné et réservé aux élites européennes. Cette dynamique laisse progressivement la place à un transfert artistique combiné à la création de liens diplomatiques. En Algérie, comme en Tunisie ou au Maroc, les trajectoires de l’opéra sont liées à l’histoire coloniale, révèlent des échanges transméditerranéens et mettent en lumière certaines recompositions identitaires qui ont vu le jour après les indépendances. Initialement outil de légitimation propre aux puissances coloniales, cet art a progressivement intégré des éléments de la culture locale pour devenir, aujourd’hui, un instrument de soft power et de rayonnement international.

L’Algérie, du territoire lyrique colonial hiérarchisé au nouveau modèle culturel

En 1830, alors que l’Algérie possède déjà une riche tradition musicale et théâtrale, la colonisation ouvre une phase d’intégration avec l’espace culturel français. L’installation d’infrastructures lyriques dans la capitale comme dans des villes moyennes répond à l’objectif explicite des autorités coloniales de reproduire des formes de sociabilité et de distinction culturelle et sociale présentes dans la métropole.

La construction de théâtres à Alger, à Oran ou à Constantine, inscrit la forme artistique sur le territoire avec une programmation offrant opéras, opérettes et concerts symphoniques. Un public composé de fonctionnaires, de militaires, de commerçants et de notables vient s’y distraire. L’armée joue un rôle structurant, ses musiciens formant le socle d’orchestres permanents ou ponctuels.

Un aménagement du territoire lyrique hiérarchisé voit le jour comprenant des maisons d’opéra dans les grands centres urbains alors que des tournées desservent des villes secondaires. Les populations autochtones sont presque totalement exclues de ce territoire lyrique occidental importé, en raison de barrières linguistiques (œuvres chantées en italien ou en français), de différences esthétiques sur le plan musical et d’une distance sociale qui touche aussi certains pieds-noirs

Après l’indépendance de 1962, l’Algérie conserve le bâti hérité de la colonisation et notamment l’ex-Opéra d’Alger, rebaptisé Théâtre national algérien. Le monument accueille alors des pièces de théâtre, même si quelques activités lyriques sporadiques restent programmées. L’Orchestre symphonique national remplace les ensembles musicaux français tandis que la musique andalouse et des formes traditionnelles conservent leur place dans la vie musicale, voire se développent.

L’ère contemporaine voit le réveil d’un intérêt pour l’opéra, désormais associé à la diplomatie culturelle. Inauguré en 2016, le nouvel opéra d’Alger marque ainsi une rupture dans la perception de l’art lyrique en Algérie. Financé par la Chine pour un montant de 30 millions d’euros et considéré comme une vitrine artistique par le pouvoir algérien, il accueille en résidence l’Orchestre symphonique, le Ballet national et l’Ensemble de musique andalouse. La programmation combine répertoire lyrique occidental, créations locales en lien avec des traditions séculaires, alors que s’instituent des échanges avec de grandes maisons d’opéra de renommée internationale, comme Milan ou Le Caire. L’opéra devient ainsi un outil diplomatique intégrant la culture dans les relations bilatérales.

Tunisie : de l’influence égyptienne au réseau d’art lyrique panarabe

Sous protectorat français à partir de 1881, la Tunisie présente un paysage lyrique diversifié abritant des traditions musicales autochtones sur lesquelles l’opéra occidental vient se surimposer. Riche d’une population issue d’horizons culturels variés, le territoire lyrique tunisien devient un lieu de confluence entre répertoires italiens, français et égyptiens.

Le Théâtre municipal de Tunis, construit dans un style italien, accueille des troupes venues de toute l’Europe pour le plaisir d’un public colonial assorti de diplomates et d’une minorité de Tunisiens formant une élite occidentalisée. En parallèle, une tradition lyrique arabe se développe grâce à des troupes, en provenance d’Égypte, qui proposent des œuvres associant chant, théâtre et poésie, jouées le plus souvent dans des espaces alternatifs, souvent temporaires. Les infrastructures coloniales restent vouées à l’opéra et, plus généralement, à la musique occidentale si bien que la coexistence des deux traditions reste marquée par un cloisonnement institutionnel et social.

Les premières décennies de postindépendance sont celles d’un début de patrimonialisation. En Tunisie, le Théâtre municipal de Tunis demeure le principal lieu de représentations lyriques. De surcroît, on note l’apparition des années 1980 aux années 2000 de festivals, tels que l’Octobre musical de Carthage, qui accueillent des productions européennes et arabes. Des coopérations bilatérales avec l’Italie et avec la France permettent ensuite, dans les années 2010, l’émergence de jeunes chanteurs tunisiens bien que la structuration d’une saison lyrique nationale soit encore embryonnaire.

Ces initiatives portent leurs fruits. Le Théâtre de l’Opéra de Tunis développe désormais des coproductions de haut niveau comme Archipel (menée avec le Conservatoire national supérieur de musique et de danse [CNSMD] de Paris et l’Institut français de Tunisie). Par ailleurs, le projet « Les voix de l’Opéra de Tunis » vise à former une nouvelle génération de chanteurs et à créer une saison lyrique nationale. L’inauguration, en 2018, d’une cité de la culture comptant une grande salle de 1 800 places consacrée à l’opéra marque la volonté du pouvoir politique d’inscrire cet art dans le paysage culturel tunisien.

En 2024, la Tunisie participe au lancement d’un festival arabe de l’opéra, sous l’égide de l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO) et du Quatar, avec, pour objectif, la mutualisation des productions, mais aussi celle de datas sur cette thématique, en vue de la constitution d’un réseau panarabe d’art lyrique.

Au Maroc, de l’implantation intermittente à la volonté d’excellence lyrique

Au Maroc, durant le protectorat français (1912-1956), l’art lyrique est marqué par des initiatives ponctuelles plutôt que par une implantation structurée sur le territoire comme cela a pu être le cas en Algérie.

L’inauguration en 1915 d’un opéra-comique à Casablanca, à l’occasion de l’Exposition franco-marocaine, symbolise la volonté pour la France d’affirmer son prestige culturel, tout en répondant à une demande de divertissement émanant des colons français. Les infrastructures sont souvent provisoires (on note l’utilisation de théâtres en bois) et la programmation reste destinée à un public européen (un théâtre populaire marocain préexistait). Entre 1920 et 1950, Casablanca accueille des artistes lyriques de renom – à l’image de Lili Pons ou Ninon Vallin – qui viennent interpréter un répertoire essentiellement européen et chanté en français ou en italien.

À Rabat, le Théâtre national Mohammed-V devient, en 1962, la scène marocaine de référence pour l’accueil de compagnies internationales. Quelques expériences d’adaptation linguistique voient le jour, bien que restant marginales. L’opéra demeure encore perçu comme un art importé, associé à un symbole de prestige, plutôt qu’ancré dans la création locale.

Mais la volonté d’excellence lyrique du Maroc se matérialise avec la création du Grand Théâtre de Rabat et de ses 1 800 places, inauguré en octobre 2024. Conçu par l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid, s’inscrivant dans un projet phare de requalification urbaine, il se veut à la fois un incubateur de talents marocains et une scène internationale. Sous l’impulsion du baryton David Serero, ce projet lyrique d’envergure se caractérise par la volonté de promouvoir un répertoire Made in Morocco, associant des œuvres occidentales en langue originale et des créations ou adaptations en darija, forme d’arabe dialectal marocain.

Par ailleurs, un travail de médiation en direction de la jeunesse est mené, montrant la volonté d’ouvrir cet art à un public plus large. Ce lieu symbolise la volonté du Maroc de s’affirmer comme une référence culturelle africaine et arabe de premier plan en matière d’art lyrique.

L’histoire et la géographie de l’opéra en Afrique du Nord mettent en lumière la plasticité des formes artistiques lorsqu’elles traversent des contextes politiques et culturels différents.

Importé comme un outil de domination symbolique, l’art lyrique a d’abord servi à reproduire les hiérarchies sociales coloniales avant de devenir, dans certains cas, un espace d’expérimentation identitaire et de projection internationale. Aujourd’hui, les grandes institutions lyriques d’Alger, de Tunis ou de Rabat s’inscrivent dans des stratégies où la culture est mobilisée comme ressource de prestige, de diplomatie et de développement urbain, confirmant que l’opéra, loin d’être un simple divertissement, demeure un acteur à part entière des relations internationales.

The Conversation

Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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27.08.2025 à 12:45

Rois, évêques et despotes : la tyrannie au Moyen Âge, des leçons pour aujourd’hui

Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island

L’Europe médiévale savait déjà dénoncer la tyrannie et poser des limites aux dirigeants – rois, évêques et autres dignitaires – considérés comme injustes.
Texte intégral (2885 mots)
Richard II est devenu roi d’Angleterre à l’âge de 10 ans et a été destitué à 32 ans. British Library/Wikimedia Commons

La tyrannie n’appartient pas qu’aux manuels d’histoire. Elle reste une notion d’actualité pour comprendre la mauvaise gouvernance aujourd’hui. Que signifiait-elle au Moyen Âge, une époque souvent perçue – à tort – comme un âge de chaos et de violence politique ? Loin des idées reçues, l’Europe médiévale savait déjà dénoncer les abus de pouvoir et poser des limites aux dirigeants considérés comme injustes.


Le site de référence World Population Review offre aux chercheurs plusieurs définitions modernes de la tyrannie, parmi lesquelles : dictature militaire, monarchie, dictature personnalisée, dictature à parti unique ou encore dictature hybride qui combine des éléments des autres types. Dans tous les cas, les dénominateurs communs sont l’abus de pouvoir, un déséquilibre représentatif et un manque de cadre législatif qui conduisent à une limitation des libertés politiques et individuelles.

Ce même site dénombre aujourd’hui quelque 66 pays ayant des index démocratiques très bas. La question reste ouverte pour la Russie et pour la Chine. Malgré le lourd héritage du mot, la « tyrannie » est toujours bien présente dans nos mondes démocratiques.

Mes étudiants ont tendance à imaginer le Moyen Âge comme quelque chose qui ressemble aux jeux vidéo Kingdom Come ou Total War : une époque de tyrannie, de chaos politique absolu, où régnaient les épées et les poignards et où la masculinité et la force physique importaient plus que la gouvernance.

En tant qu’historienne du Moyen Âge, je pense que cette image tumultueuse tient moins de la réalité que du « médiévalisme », un terme qui désigne la manière dont les temps modernes réinventent la vie pendant le Moyen Âge européen, entre les Ve et XVe siècles environ.

L’Europe médiévale était peut-être violente, et ses normes de gouvernance ne seraient pas louées aujourd’hui. Mais les gens étaient certainement capables de reconnaître les dysfonctionnements politiques, que ce soit à la cour royale ou au sein de l’Église, et proposaient des solutions.

À une époque de montée de l’autoritarisme et où la politique aux États-Unis semble embourbée dans un despotisme pseudo constitutionnel, il est utile de revenir sur la manière dont les sociétés d’il y a plusieurs siècles définissaient la mauvaise gouvernance.

Tyrans, rois et mauvais évêques

Au Moyen Âge, les auteurs réfléchissent à la politique en termes de leadership et qualifient souvent la mauvaise gouvernance de « tyrannie », qu’ils critiquent un dirigeant unique ou un tout un système. Dans tous les cas, la tyrannie – ou « autocratie », comme on l’appelle souvent aujourd’hui – est un concept que les grands penseurs discutent depuis l’Antiquité.

Pour les Grecs de l’Antiquité classique, la tyrannie signifie gouverner seul pour le bénéfice d’un seul. Aristote, le penseur fondateur sur le sujet, définit la tyrannie comme l’antithèse du règne parfait, qu’il considérait comme la royauté : un dirigeant unique qui règne dans l’intérêt général de tous. Selon lui, le tyran est dominé par le désir « de pouvoir, de plaisir et de richesse », tandis que le roi est motivé par l’honneur.

Le théoricien politique moderne Roger Boesche observe que les tyrans ont tendance à réduire le temps libre de la population. Selon Aristote, le temps libre permet aux gens de réfléchir et de faire de la politique, c’est-à-dire d’être des citoyens.

Pendant la République romaine (de 509 à 27 avant notre ère, ndlr), les penseurs politiques comparent la tyrannie à un membre malade qu’il faut amputer du corps politique. Ironiquement, certains Romains en viennent à éliminer Jules César par crainte qu’il ne devienne un tyran, pour se retrouver avec Auguste, qui finit par devenir empereur.

Types de despotes

À la fin de l’Antiquité, les auteurs politiques commencent aussi à réfléchir à la tyrannie dans le domaine religieux.

Illustrations de deux hommes chauves sur le dessus de la tête, vêtus de robes, assis à l’intérieur d’arcs rouges
Un manuscrit du Xᵉ siècle représentant Isidore de Séville (à droite). Monastère d’Einsiedeln (Suisse)/Wikimedia

Dans ses Sententiae, une série de livres de théologie, l’archevêque du VIIe siècle Isidore de Séville aborde la question des mauvais évêques. Ces hommes se comportent comme des « pasteurs orgueilleux », écrit-il, qui « oppriment tyranniquement le peuple, ne le guident pas et exigent de leurs sujets non pas la gloire de Dieu, mais la leur. » De manière générale, Isidore critique l’incompétence politique fondée sur la colère, sur l’orgueil, sur la cruauté et sur l’avidité des dirigeants.

Des siècles plus tard, les dirigeants et penseurs européens débattent encore de la nature de la tyrannie – et des moyens d’y remédier. Jean de Salisbury, évêque et philosophe anglais du XIIe siècle, propose une solution radicale : le tyrannicide. Dans son Policraticus, un traité de théorie politique, il écrit que c’est un devoir civique de rétablir l’ordre en tuant un tyran mauvais, violent et oppressif.

Jean de Salisbury est l’un des premiers auteurs à soutenir que la tyrannie ne survit pas seulement par le caprice du tyran, mais grâce au soutien de ses partisans. Dans sa conception organique de la tyrannie, le tyran (le corps) ne peut exister qu’avec le soutien de la société (ses membres).

Au XIVe siècle, le plus grand penseur juridique de l’époque, Bartole de Sassoferrato, distingue deux types de tyrannie : certains despotes accèdent au pouvoir par des moyens légaux, mais agissent de manière illégale. Les usurpateurs, en revanche, sont ceux qui prennent le pouvoir de manière illégitime, se complaisent dans l’orgueil et ne respectent pas la loi.

Renverser un tyran

Parfois, les dirigeants impopulaires ou encombrants sont destitués, comme Richard II d’Angleterre (1377-1399). Le procès-verbal de sa déposition énumère près de trois douzaines de chefs d’accusation contre le roi détrôné : rejet du conseil, défaut de remboursement de dettes, incitation des autorités religieuses au meurtre, spoliations et destitution de ses rivaux. Il ne connaît pas une fin heureuse : il meurt en prison en 1400 et les circonstances exactes de sa mort restent un mystère.

Le roi Venceslas (1376-1400) de la maison de Luxembourg est déposé le 20 août 1400, au motif qu’il était « inutile, indolent, négligent, diviseur et indigne de régner sur l’Empire ». Le journal allemand Die Welt le classe aujourd’hui encore comme le pire roi d’Allemagne, amateur de boisson et de ses chiens de chasse, et sujet à des accès de rage.

Illustration en couleurs représentant plusieurs hommes en collants et chapeaux frappant un homme à terre avec des épées
L’homme qui ordonna le meurtre du duc d’Orléans affirmait avoir empêché un tyran d’accéder au pouvoir. Bibliothèque nationale de France/Wikimedia

Les éliminations violentes de supposés tyrans ne se font pas toujours dans l’ombre. En 1407, en France, Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI, est pris dans un guet-apens. Il est attaqué par un groupe d’hommes qui s’enfuient en chassant les témoins.

Louis n’est pas seulement le frère de Charles le Bien-Aimé, mais aussi un rival politique de Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Ce dernier revendique la responsabilité du meurtre. Avec son avocat, le théologien Jean Petit, Jean sans Peur fait valoir qu’il a agi dans l’intérêt de la nation en ordonnant l’assassinat d’un tyran cupide et d’un traître, et que la mise à mort de Louis est donc justifiée.

Les hommes d’Église

La politique médiévale ne fait guère de distinction entre monde séculier et monde religieux. Les papes sont des dirigeants politiques et peuvent eux aussi être considérés comme des tyrans. Lors du grand schisme d’Occident (1378–1417), une scission de l’Église catholique au cours de laquelle plusieurs papes se disputent le trône, chaque camp accuse l’autre d’illégitimité et d’usurpation.

Les ennemis du pape Urbain VI, par exemple, affirment que son tempérament colérique est un signe révélateur de tyrannie qui le rend inapte à diriger. Dietrich de Nieheim, qui œuvre à la chancellerie pontificale, note dans sa chronique :

« Plus le Seigneur Urbain parlait, plus il se mettait en colère, et son visage devenait comme une lampe ardente de colère, et sa gorge était enrouée. »

Les cardinaux français le déposent en 1378 pour illégitimité et tyrannie.

Il n’est pas le seul pape à être destitué pour tyrannie, même si ce mot n’est pas toujours utilisé. Le concile de Constance (novembre 1414-avril 1418), réuni pour mettre fin au schisme, dépose le pape Jean XXII en 1415 pour désobéissance, corruption, mauvaise gestion, malhonnêteté et obstination. Deux ans plus tard, le même concile destitue le pape Benoît XIII, l’accusant de persécution, de trouble à l’ordre public, d’encouragement à la division, de promotion du scandale et du schisme et d’indignité.

Les évêques, papes et rois médiévaux ne sont sans doute pas des modèles pour nos démocraties d’aujourd’hui, mais leur monde politique n’était pas si différent du nôtre ni aussi chaotique qu’on l’imagine souvent. Même un monde qui ignore la démocratie peut définir ce qu’est la « mauvaise gouvernance » et poser des limites à l’autorité de ceux qu’il considère comme irresponsables. Des règles de conduite politique sont établies, même si la loi ne prime pas toujours sur la violence.

Mais il est utile de se rappeler comment les gens perçoivent la mauvaise gouvernance des siècles avant notre époque de divisions politiques. Aujourd’hui, toutefois, nous avons un avantage décisif : nous élisons nos dirigeants… et nous pouvons les renvoyer.

The Conversation

Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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26.08.2025 à 17:15

Violences de genre, répression sexuelle : pourquoi « Une journée particulière », sorti en 1977, reste plus que jamais d’actualité

Magalie FLORES-LONJOU, Maître de conférences HDR en droit public, La Rochelle Université

Nicolas Thirion, Professeur ordinaire à l'Université de Liège, Université de Liège

Violences de genre, répression sexuelle : en Italie, l’art et le cinéma révèlent ce que la politique et le droit peinent encore à transformer.
Texte intégral (1861 mots)

En 2023, le film « Il reste encore demain » (sorti en Italie sous le titre « C’è ancora domani ») a connu un énorme succès dans les salles italiennes avec plus de 5 millions d’entrées. Traitant de la violence domestique dans l’Italie d’après-guerre, il entre en résonance avec nombre de questions de nos sociétés contemporaines et une autre œuvre cinématographique italienne : « Une journée particulière » (« Una giornata particolare »), d’Ettore Scola (1977).


En effet, près d’un demi-siècle après sa sortie, Une journée particulière continue d’attirer des spectateurs au point d’avoir donné lieu à une nouvelle adaptation théâtrale, suivie d’une tournée, et d’un ouvrage.

Le film narre la rencontre entre Antonietta (Sophia Loren), mère de famille nombreuse et épouse d’un modeste fonctionnaire fasciste au ministère des colonies à Rome, et Gabriele (Marcello Mastroianni), intellectuel homosexuel reclus dans son appartement dans l’attente de sa relégation en Sardaigne. Cette entrevue dans un immeuble vidé de ses occupants – à l’exception de la concierge, incarnation de l’adhésion au régime fasciste – se déroule le 6 mai 1938, où le Duce accueille Hitler devant une foule en liesse.

Una giornata particolare (Une journée particulière) – Bande-annonce.

À l’origine, Scola souhaitait traiter de la condition des femmes et des homosexuels dans les années 1970, mais il lui est apparu plus pertinent d’ancrer son récit dans la période fasciste, afin de souligner les continuités entre le régime mussolinien et la République italienne.

Faut-il que tout change pour que rien ne change ?

Il est en effet frappant de constater que, depuis la proclamation officielle du royaume d’Italie en 1861, femmes et minorités sexuelles ont constamment souffert d’une déconsidération que les dirigeants se bornent à prolonger, voire à accentuer, malgré les changements juridiques opérés.

D’un côté, la conception inégalitaire des rapports entre les femmes et les hommes fut entérinée dès le premier Code civil de l’Italie réunifiée (1865), largement inspiré du Code Napoléon (1804), et renforcée par la propagande mussolinienne : les femmes n’y tiraient leur dignité que de leurs rôles d’épouse et de mère, illustrée par le personnage d’Antonietta, symbole d’une féminité asservie aux besoins du virilisme triomphant.

Après la chute du régime fasciste et la proclamation de la République après le référendum du 2 juin 1946, l’Assemblée constituante adopta la Constitution, le 22 décembre 1947, dont l’article 3 énonçait l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Pour autant, il fallut attendre la décennie 1970 pour que plusieurs législations (en matière de divorce, d’avortement, d’égalité juridique des conjoints et d’égalité des sexes dans le domaine du travail) soient adoptées.

Si des progrès législatifs ont été réalisés, notamment dès la fin des années 1990, la garantie de leurs droits reste inachevée. En matière d’interruption volontaire de grossesse, l’accès à la procédure reste difficile, du fait notamment d’un usage très répandu de l’objection de conscience parmi les médecins ; statistiquement, les femmes continuent d’être discriminées au travail ; et les violences physiques et psychologiques, quoique diminuant, n’en restent pas moins importantes.

D’un autre côté, le sort des minorités sexuelles n’a jamais été très enviable. Si le premier Code pénal de l’Italie unifiée (1890) ne sanctionnait pas les relations homosexuelles, des incriminations, indistinctes pour les rapports hétérosexuels et homosexuels (telles que l’outrage aux bonnes mœurs), étaient appliquées avec régularité et sévérité aux seconds, le tout combiné à une hostilité sociale persistante (stigmatisation, injures, violences physiques, condamnations morales ou religieuses). Durant la période mussolinienne, avec le Code pénal de 1930, l’absence de criminalisation de ces relations perdurait, mais leur répression n’en fut pas moins accentuée, au moyen notamment du confino di polizia, une mesure administrative soustraite au contrôle judiciaire, permettant aux autorités de déporter les « déviants » loin de leur lieu de résidence, à l’instar de Gabriele dans Une journée particulière.

Après la chute du fascisme, si l’homosexualité continuait à ne faire l’objet d’aucune incrimination spécifique et si la mesure de confino di polizia disparut dans les années 1950, pour cause d’inconstitutionnalité, les autorités officielles continuaient d’interpréter certaines infractions prévues dans le Code pénal dans un sens hostile à l’homosexualité.

Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’un mouvement législatif a commencé à se dessiner afin d’assurer une certaine égalité de traitement aux personnes LGBTQIA+, tandis qu’un cadre juridique destiné à sécuriser les relations des couples homosexuels a finalement été obtenu. En effet, si l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne de sauvegarde des droits humains et des libertés fondamentales ne peut, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, contraindre les États à étendre l’institution du mariage aux personnes de même sexe, encore doivent-ils accorder, au titre du droit au respect de la vie familiale, une certaine reconnaissance juridique et une certaine protection à ces relations. Faute d’avoir introduit une telle reconnaissance, la République italienne fut condamnée par un arrêt de la Cour du 21 juillet 2015. Contraint, le Parlement italien adopta, en 2016, une loi relative aux unions civiles entre personnes de même sexe, accordant à ces couples les mêmes droits et devoirs que le mariage, à l’exception de l’adoption conjointe et de l’obligation de fidélité.

Les changements législatifs d’une époque à l’autre : progrès ou trompe-l’œil ?

Tout au long de l’histoire italienne, la situation des femmes et des homosexuels n’a été affectée que de façon relative par les changements politiques en apparence radicaux (monarchie constitutionnelle, régime fasciste, république). Ce relativisme est particulièrement mis en lumière par une analyse diachronique d’Une journée particulière.

D’une part, s’agissant des femmes et des minorités sexuelles, même si des réformes législatives se sont succédé en vue d’améliorer leur condition, durant les cinquante dernières années, des continuités sont à l’œuvre. D’autre part, la réalité sociale reste assez imperméable aux garanties juridiques offertes. Le droit ne saurait, à lui seul, opérer les changements nécessaires à une égalité réelle entre femmes et hommes dans le champ social et à une reconnaissance pleine et entière des minorités sexuelles.

En somme, le sort des groupes dominés dépend moins des alternances politiques et des réformes juridiques que d’un changement métapolitique, par définition beaucoup plus profond, des mentalités et des représentations du monde. En Italie, et sans doute ailleurs, ce changement-là n’est manifestement pas encore advenu.

En effet, si, durant la campagne des élections législatives de 2022 en Italie, un slogan du parti Fratelli d’Italia « Dieu, famille et patrie » avait dominé, la coalition gouvernementale a depuis respecté ce programme, s’agissant aussi bien des femmes que des minorités sexuelles. Ainsi, même si la loi de 1978 légalisant l’avortement n’a pas été modifiée, l’accès aux centres de consultation d’associations anti-interruption volontaire de grossesse a été autorisé. Quant aux violences envers les femmes, elles ont fini par susciter une prise de conscience collective après le meurtre, en 2023, de Giulia Cecchetin. De même le gouvernement Meloni est résolument hostile aux familles homoparentales, lesquelles ont dès lors tendance à se tourner vers les tribunaux pour obtenir une certaine protection – ainsi qu’en témoigne un récent arrêt de la Cour constitutionnelle qui a conclu à l’inconstitutionnalité de la loi qui refusait tout lien de filiation à la mère d’intention.

En illustrant de la sorte les possibles résonances entre œuvre de fiction et question de société, Scola, dans Une journée particulière, ne nous entretient donc pas que du passé : il nous parle aussi du présent.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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25.08.2025 à 17:27

Graff : de l’underground à la sauvegarde institutionnelle

Sabrina Dubbeld, Maîtresse de conférences en Histoire et théorie de l'art contemporain, Aix-Marseille Université (AMU)

Ouverture du Centre national des archives numériques de l’art urbain : une étape clé pour la patrimonialisation et la reconnaissance du graff.
Texte intégral (3029 mots)
Graff rue des Muettes, quartier du Panier, Marseille (Bouches-du-Rhône, février 2019). Sabrina Dubbeld , Fourni par l'auteur

Certaines révolutions sont plutôt discrètes. En juillet 2025, sans tambour ni trompette, dans le cadre feutré de l’Institut national de l’histoire de l’art, était inauguré le Centre national des archives numériques de l’art urbain. Jusqu’alors, le graff n’avait pas d’archives institutionnalisées. Il s’agit d’une étape cruciale dans la patrimonialisation de cet art. Elle consacre un mouvement longtemps marginalisé, tout en offrant aux chercheurs un accès inédit à des archives essentielles.


La pratique du graffiti writing – ou graff– apparaît à la fin des années 1960 aux États-Unis. En Europe, elle s’impose en tant que pratique culturelle urbaine au cours des années 1980. Les acteurs de cet art font du travail autour du lettrage et de la typographie de leur signature (dit aussi « blaze ») le cœur de leur recherche. Selon l’écrivain Norman Mailer, qui publia en 1974 l’un des premiers grands essais consacrés au graff, une nouvelle « religion » est née : celle du nom, qui se multiplie depuis lors à l’envi sur l’ensemble des supports disponibles : murs, portes, palissades, mais aussi sur les trains, « l’extase du railway » participant pleinement de la mythologie du mouvement.

Plus de cinquante ans après son apparition, l’histoire du graff demeure secrète en France : « Le graffiti est encore un mouvement underground. Son évolution, ses différents courants restent obscurs pour le grand public », précise l’artiste et spécialiste de l’art urbain Nicolas Gzeley. Pourtant, depuis les années 1980, de nombreuses expositions ont été consacrées à ses acteurs. Parmi les plus récentes, on trouve « Rammellzee » au Palais de Tokyo à Paris (2025), « Graffiti X Georges Mathieu » à la Monnaie de Paris (2025), « Aréosol, une histoire du graffiti » (2024) au musée des Beaux-Arts de Rennes (Ille-et-Vilaine).

Des galeristes pionniers apportèrent également très tôt leur soutien au mouvement, tels que Willem Speerstra, Magda Danysz ou encore Agnès B., qui invita des graffeurs, repérés dans les rues de Paris et de New York, à exposer dans sa galerie dès 1985. Ce soutien anticipait d’une vingtaine d’années l’engouement pour l’art urbain sur le marché de l’art, succès qui ne s’est pas démenti depuis.

Comment, dans ces conditions, expliquer la confidentialité dans laquelle se maintient cette pratique artistique ?

Le graff : des origines illégales et subversives

Le graff – tel qu’il est appréhendé, décrit et pratiqué par la majorité de ses acteurs – constitue une contre-culture souterraine, largement transgressive et fortement codifiée. En témoigne le sociolecte complexe et proliférant dont les graffeurs font usage – tag, flop, chrome… – et dont l’évolution, fort rapide, nécessite la mise à jour régulière de glossaires spécialisés. Les œuvres produites, dès lors qu’elles sont réalisées dans l’espace de la cité sans autorisation, sont considérées, au regard de la loi, comme des actes délictueux.

« On a souvent tendance, écrit le commissaire d’exposition Hugo Vitrani, à oublier que la première institution à laquelle sont confrontés les graffeurs est le palais de justice, bien avant le musée. »

Les travaux de Julie Vaslin, chercheuse en science politique, mettent en exergue l’ampleur et le caractère systématique des moyens déployés par les pouvoirs publics dans la lutte anti-graffitis depuis le début des années 1980 : effacement, poursuites judiciaires pouvant déboucher sur de lourdes condamnations. Encore aujourd’hui, alors que la labellisation « street art » a supplanté depuis une dizaine d’années celle de « graffiti » et que différentes formes d’institutionnalisation de l’art urbain se développent, « l’effacement de l’immense majorité des graffitis, écrit Julie Vaslin, est la condition sine qua non de l’encadrement culturel de quelques-uns d’entre eux ». À titre d’exemple, en 2024, la Ville de Paris a dépensé pas moins de 6,9 millions d’euros pour le nettoyage et la suppression de ces écritures sauvages.

Une histoire lacunaire, « parsemée de zones d’ombres »

Face à la rigueur de cette répression et l’efficacité des dispositifs d’effacement, le culte du secret fut savamment entretenu par les graffeurs. Ils s’organisèrent très tôt au sein de leur « crew » (équipe) afin de documenter leurs pratiques en constituant des traces graphiques et photographiques, seuls vestiges de leurs œuvres, par nature éphémères. Ces documents circulèrent un temps clandestinement, souvent par courrier, en France mais aussi à l’étranger, la mobilité faisant partie intégrante de la culture graff. Les fanzines ainsi que les vidéozines jouèrent également un rôle de premier plan pour la préservation de la mémoire du mouvement et sa dissémination au-delà des frontières. Il en va de même pour les magazines spécialisés qui se diffusèrent dans les kiosques à journaux français début 2000.

Esquisses du graffeur ASHA dans son atelier, Marseille, papier, crayon de couleur, crayon feutre, crayon à bille, 21 x 29, 7 cm.
Esquisses du graffeur ASHA dans son atelier, Marseille, papier, crayon de couleur, crayon feutre, crayon à bille, 21 x 29,7 cm. S. Dubbeld, février 2019, Fourni par l'auteur

Cette « fièvre d’archives » n’a toutefois pas empêché la disparition de nombre d’entre elles, que ce soit lors de leur transfert d’un lieu à un autre afin d’éviter qu’elles ne constituent des preuves matérielles incriminantes, ou lors de leur saisie et mise sous scellés dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Lors du mythique procès de Versailles qui s’acheva en 2011, la communauté perdit ainsi plusieurs mètres cubes de books (« carnets ») renfermant d’innombrables photographies, esquisses et dessins préparatoires, en dépit d’une pétition ayant récolté des milliers de signatures pour leur dépôt et leur sauvegarde aux Archives nationales.

Disséminées, fragmentées et constituées dans des conditions précaires, hors de toute norme de conservation, les archives du mouvement furent soumises aux vicissitudes du temps, à un inexorable processus de dégradation, voire de disparition. Elles dessinent une histoire lacunaire, « parsemée de zones d’ombres ».

Cette histoire est en outre reléguée à la marge de la reconnaissance des institutions publiques artistiques et universitaires, particulièrement dans le champ de l’histoire de l’art où cet art n’a pas encore acquis sa pleine légitimité. L’étude, menée en 2024 par les chercheurs Juliette Theureau, Camila Goulart-Narduchi et Christophe Genin portant sur la représentation de l’art urbain dans les collections publiques françaises, confirme la faible présence de cet art dans les musées. Il ne constitue que 0,02 % du volume total des œuvres des musées d’art moderne et contemporain et, dans 75 % des cas, il s’agit des quatre mêmes artistes.

En outre, 85 % de ces productions sont conservées dans quatre institutions et 55 % d’entre elles se trouvent dans la capitale.

De même, le nombre de travaux scientifiques de fond qui sont consacrés au graff en histoire et sciences de l’art s’avère peu encourageant. À ce jour, on recense moins d’une dizaine de thèses de doctorat consacrées à l’analyse de cette pratique depuis son émergence en Europe. De fait, jusqu’à une date très récente, le mouvement suscitait avant tout l’intérêt des sociologues et des anthropologues. D’ailleurs, la plus grande collection consacrée au graff en Europe – plus de 1 800 objets – se trouve dans un musée de société en France (le Mucem, à Marseille), et non dans un musée d’art contemporain.

Ainsi que le résume la chercheuse en anthropologie Claire Calogirou, «  pour se constituer en “œuvre d’art”, il manque encore au graffiti des historiens et des critiques d’art ».

Arcanes : un centre pour la sauvegarde et la valorisation de l’art urbain

En 2022, conscient de l’urgence à lutter contre la disparition progressive de ce patrimoine archivistique, la Fédération de l’art urbain, avec le soutien du ministère de la culture, entreprit la création du centre Arcanes « destiné à la sauvegarde et à la valorisation des archives de l’art urbain ».

Depuis trois ans, l’équipe réunissant des spécialistes ainsi que des professionnels de la culture et de l’archivage s’attelle à la collecte et au traitement de fonds d’archives numériques relatifs à cette thématique. Ces fonds émanent tant d’artistes, de critiques d’art, d’amateurs et de commissaires d’expositions que d’institutions publiques.

Mur de la Plaine, Marseille
Mur de la Plaine, Marseille. Sabrina Dubbeld, février 2019, Fourni par l'auteur

Ouverte au public le 15 juillet 2025, la plateforme propose d’ores et déjà 10 000 documents à la consultation, 18 000 images, et des milliers de fiches renvoyant à des lieux de création ou à des acteurs de l’art urbain. Outre des vidéos et de nombreux entretiens avec les acteurs, Arcanes accueille également des articles de presse, ephemera, carnets de croquis, portfolios, archives judiciaires, reconstitutions et modélisations 3D de certains murs de sites historiques du graff, comme le terrain vague de Stalingrad (quartier La Chapelle, Paris, XVIIIe arrondissement), un des foyers majeurs du graffiti français européen à la fin des années 1980.

Des perspectives enthousiasmantes pour la recherche

La création de ce centre d’archives offre des perspectives enthousiasmantes en ce qui concerne la recherche en art consacrée au graff. Le fait de pouvoir accéder à une documentation centralisée, rigoureusement indexée, facilitera grandement le travail d’interprétation et de contextualisation des sources, en particulier pour les doctorants qui pourront y puiser des matériaux essentiels à leurs enquêtes.

L’enrichissement du corpus documentaire, appuyé par la constitution d’archives orales, ouvre la voie à la réalisation d’études ciblées explorant des pans moins investigués jusqu’alors par la recherche : retracer les évolutions stylistiques et graphiques du graff ainsi que ses liens avec d’autres formes artistiques et contre-culturelles qui lui sont contemporaines ; s’intéresser à la circulation et aux transferts artistiques entre les différentes scènes ; écrire l’histoire précise de sa répression ; se questionner sur sa réception, sa matérialité, sa mise en exposition, sa restauration, son statut, les critères esthétiques qui ont contribué à son établissement pérenne sur le marché de l’art…

Ainsi, Arcanes constitue assurément un pas crucial pour la patrimonialisation, la visibilité et la reconnaissance institutionnelle du mouvement graff. Espérons toutefois que cette initiative s’accompagnera bientôt de la création d’un centre d’archives physique à même de sauvegarder durablement ces archives fragiles.

D’autant que celles-ci portent, ainsi que le souligne l’historien de l’art et directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) Éric de Chassey,

« les traces des actions menées dans l’espace urbain par certains des artistes les plus importants des dernières décennies ».

The Conversation

Sabrina Dubbeld ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.08.2025 à 16:27

Jeux vidéo indépendants : comment les petits studios bouleversent les géants de l’industrie

Arnault Djaoui, Doctorant en Science de l'Information et Communication - Laboratoire LIRCES, Université Côte d’Azur

Du Japon à la France, le jeu vidéo indépendant connaît une expansion spectaculaire. Innovations, ruptures de style et succès commerciaux : il redéfinit les règles du secteur.
Texte intégral (2156 mots)

L’essor du jeu vidéo indépendant répond à un appétit croissant pour les concepts créatifs émancipés des grandes conventions du médium. Économiquement, ces innovations définissent un nouveau modèle de consommation qui déjoue les prévisions du marché et qui influence l’ensemble de la production. C’est le cas du succès français « Clair Obscur : Expédition 33 » sorti en 2025.


Depuis une quinzaine d’années, les propositions indépendantes envahissent le secteur du jeu vidéo. Le mot d’ordre de cette mouvance ? La rupture des codes établis.

Les écoles asiatique et occidentale du jeu vidéo incarnent deux conceptions spécifiques liées à leurs cultures respectives. Elles se retrouvent néanmoins dans la recherche d’originalité qui prévaut au cœur des studios indépendants. Intellectuellement, la position des studios indépendants nécessite de redoubler d’efforts. Ces derniers œuvrent en petit comité, sans la bénédiction financière dont jouissent les grands éditeurs. L’effervescence d’un groupe restreint de concepteurs passionnés donne souvent une tonalité différente à la ferveur créatrice, à l’origine d’un savoir-faire unique.

Les limites budgétaires ne génèrent pas forcément de chape de plomb créative. Au contraire, ces restrictions obligent les développeurs à se surpasser dans l’objectif de trouver des idées exceptionnelles pour marquer les esprits dans la durée.

« Pourquoi les jeux indé ont du succès ? »

Certains grands succès du jeu vidéo indépendant ont laissé une telle empreinte qu’on retrouve aujourd’hui leur influence dans des productions de blockbusters.

L’expansion du jeu vidéo indépendant en Occident

Sorti en 2013, Outlast, des studios canadiens indépendants Red Barrels, en est un exemple phare. La particularité de ce jeu de survie/horreur (survival-horror) réside dans l’absence d’armement pour se défaire des ennemis, la seule possibilité de progression restant la fuite ou les cachettes parsemées dans le décor. Outlast est rapidement devenu une source d’inspiration du genre survival-horror, y compris pour les productions à grand budget.

C’est le cas avec le succès d’Alien: Isolation, sorti en 2014, qui réutilise largement le système de « cache-cache » avec les créatures ébauchées par Outlast, tout en cherchant à augmenter l’effet de réalisme par le caractère aléatoire continu des apparitions de la bête noire.

Certaines productions indépendantes présentent également des résurgences de la formule Outlast. Le jeu russe Hello Neighbor devient, dès sa sortie en 2017, un phénomène d’immersion mélangeant le suspense, l’horreur et la réflexion, toujours autour du même principe du jeu du chat et de la souris instauré par Outlast. La singularité du titre réside néanmoins dans son univers et dans sa patte graphique qui répondent à une esthétique bien plus cartoon et adaptée à un large public.

L’approche complémentaire du jeu vidéo indépendant japonais

Au Japon, le titre indépendant Deadly Premonition, sorti en 2010, a quant à lui laissé une marque sur les jeux narrativisés (transformés en récits, ndlr) grâce à son approche assez révolutionnaire du genre horrifique, mêlant investigation policière, exploration en monde libre (open world) et horreur psychologique et cosmique.

Les résurgences de cette formule ressortent dans des œuvres à grand budget comme la série The Evil Within, débutée en 2014. Un titre qui emploie également des angles proches du thriller, avec un aspect très paranoïaque dans le cheminement du scénario et des éléments horrifiques.

Des créations aux ambitions artistiques marquées

Le genre de la plateforme (platformer) s’illustre quant à lui avec des titres d’une grande créativité comme Cuphead ou Little Nightmares, tous deux sortis en 2017. Ils abordent respectivement les univers des vieux cartoons des années 1930, avec une jouabilité (ergonomie de jeu, ndlr) exigeante et punitive, ou ceux plus cauchemardesques des films d’animation en stop motion, comme les travaux d’Henry Selick. Des genres revisités sous l’angle de l’exploration-réflexion dans une tonalité encore plus inquiétante.

Le rayonnement du jeu de rôle indépendant

Mais s’il est bien une catégorie de jeu à avoir contribué au succès des studios indépendants au cours de ces dernières années, c’est incontestablement le jeu de rôle (Role Playing Game, RPG).

La grande variété de points de vue qu’offre l’expérience rôliste permet aux concepteurs d’arpenter des systèmes de jouabilité hybrides qui évoluent constamment et qui offrent au public des immersions aussi singulières qu’enivrantes. Le RPG est un genre qui a beaucoup évolué au fil du temps et qui a laissé dans son sillage des novations éphémères, représentatives d’époques spécifiques, qui réapparaissent grâce à l’ingéniosité nostalgique des créateurs indépendants. Certains des jeux les plus remarqués de ces dernières années réutilisent des procédés qui ont fait la gloire de périodes passées.

Le jeu indépendant Hadès, sorti en décembre 2019, récompensé par plusieurs prix autant vidéoludiques que littéraires, se veut une lettre d’amour assumée à une panoplie de genres et d’esthétiques ayant construit la réputation désormais internationale du RPG. Graphiquement, le titre opte pour une plastique anachronique entièrement conçue dans une 2D proche de la bande dessinée. Mais c’est en réhabilitant le genre roguelike que cette œuvre souffle un vent de jeunesse sur un modèle qui n’était plus tellement d’actualité. Ce sous-genre de RPG très populaire dans les années 1980 et 1990 présente la caractéristique de générer aléatoirement chaque palier des donjons que le joueur visite.

Par ailleurs, le système de combat puise sa mécanique dans un autre genre d’une époque antérieure, le hack’n’slash qui consiste à se défaire de hordes d’ennemis au moyen d’attaques, d’esquives et de défenses simples d’emploi mais riches dans leurs potentialités. La toile narrative, quant à elle, contraste avec les poncifs du genre, en situant l’action dans l’enfer de la mythologie grecque.

Toutes ces occurrences témoignent d’une diversification autant technique qu’artistique. Cette variété envahit d’un même mouvement la production du RPG indépendant et, par contrecoup, l’ensemble de l’artisanat vidéoludique contemporain. La transversalité des différents procédés mentionnés plus haut définit ainsi une empreinte typiquement occidentale dans la conception de ces RPG.

Au Japon, la propagation du RPG indépendant dépend d’un autre phénomène. Les jeux mobiles, dits gacha, souvent issus de studios indépendants, représentent une manne économique colossale en faisant du RPG un plaisir instantané et contenu dans des boucles rapides. Leur système de participation appelé « free-to-play » incite progressivement le joueur à dépenser de l’argent pour évoluer dans le jeu.

Parallèlement, sur consoles de salon, s’illustrent des titres plus expérimentaux et dans la tradition narrative mature des récits nippons. Par exemple le jeu D4, paru en 2014, aborde autant de sujets que le deuil, la rédemption, la psychanalyse et la démence sur fond d’enquête policière aussi rocambolesque que captivante. Des problématiques qui n’auraient peut-être pas pu voir le jour dans une production plus globale.

Le couronnement du RPG indépendant en France

Le RPG indépendant manifeste également sa maestria en France, notamment avec, en 2025, le succès exceptionnel de l’inattendu Clair Obscur : Expédition 33.

Clair Obscur : Expédition 33

Loin des 4 500 employés que constituent, par exemple, le studio Ubisoft Montréal, la petite équipe de moins de 30 personnes de Sandfall Interactive a cherché à remettre au goût du jour le système du « tour par tour », très peu représenté en Occident. Le tout en proposant un contexte historique français inédit dans le jeu vidéo et saupoudré d’éléments fantastiques : la Belle Époque. La reproduction graphique des environnements de cette période, bardée de quelques influences dystopiques, profite d’une profondeur et d’une finition qui n’ont rien à envier aux productions des cadors des grands éditeurs.

Cette récente prouesse prouve que le jeu vidéo indépendant tend à incarner, aujourd’hui plus que jamais, la matérialisation de changements très importants. Des transformations qui définissent à la fois une primauté de la liberté de création et une contre-proposition artistique et commerciale de taille face à certains mastodontes de l’industrie vidéoludique.

The Conversation

Arnault Djaoui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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21.08.2025 à 16:24

« La Révolution » : l’histoire de France à la sauce Netflix

Pascal Dupuy, Maître de conférences en histoire moderne , Université de Rouen Normandie

La série « la Révolution » a connu un grand succès sur Netflix, malgré les nombreuses critiques qu’elle a suscitées.
Texte intégral (2915 mots)
La série de Netflix, entre action, fantastique et horreur, laisse peu de place à l’histoire. Netflix (2020)

En ligne depuis septembre 2020, « la Révolution » est une série Netflix en huit épisodes, qui nous plonge dans une intrigue fantastique au cœur de la période pré-révolutionnaire. Si, au départ, les audiences ont été très satisfaisantes, elles se sont rapidement érodées et les critiques ont été si virulentes que la première saison est restée sans lendemain. Un retour sur cet objet télévisuel, bien plus conforme aux normes chères à la plateforme au N rouge sur fond noir qu’à la vérité historique, permet aussi de rappeler l’existence d’œuvres plus anciennes dont l’approche de cette période charnière de l’histoire de France était très différente…


En raison du colossal bouleversement social et politique qu’elle a provoqué, la Révolution française a engendré, dès son avènement, une multitude d’écrits et de productions artistiques et culturelles ayant pour but de la condamner ou, au contraire, de l’encenser.

Théâtre, gravure, peinture, chanson ou littérature l’ont immédiatement évoquée, transformant la décennie révolutionnaire en un objet mémoriel dynamique, qui continue aujourd’hui encore de donner lieu à d’innombrables représentations.

La Révolution française dans le cinéma

Dans la première moitié du XXe siècle, le cinéma a pleinement participé au souvenir et à l’écriture romancée de la Révolution. Dans un premier temps, il a puisé son inspiration dans les œuvres littéraires du XIXᵉ siècle, quand l’épisode révolutionnaire était une source de légende et de romanesque. Puis il a produit des films qui développaient une vision plus personnelle des événements révolutionnaires, mais qui restaient marqués par le contexte historico-politique ayant présidé à leur production.

Dans la seconde partie du siècle dernier, le cinéma s’est lentement détaché de la Révolution (sans jamais toutefois l’abandonner), et ce fut au tour de la télévision, premier médium de masse, de la réhabiliter, en insistant dans un premier temps sur le débat d’idées et en valorisant la confrontation entre les personnages, observés dans leur psychologie et à partir de leurs opinions contradictoires.

En France, dans les années 1960, le genre adopté est celui de la dramatique télé (souvent en direct) ; la mode est aux mouvements de caméra lents, théâtraux, privilégiant la recontextualisation de situations politiques complexes – une approche d’ailleurs tout à l’opposé du cinéma du temps, dominé par des scènes d’action en décors naturels. Les productions télévisuelles veulent alors rendre compte de l’actualité de la recherche historique, privilégiant le huis clos, le jeu d’acteur reposant lui-même sur le talent du ou des scénaristes et du ou des dialoguistes.

Mais surtout, pour la première fois, la reconstitution en images animées de la Révolution dérive moins des sources littéraires et visuelles du XIXe siècle que d’images d’archives et de documents originaux de l’époque, placés sous le regard critique d’historiens reconnus.

Malheureusement oubliées de nos jours, ces productions ambitieuses ont donné naissance à des réalisations très réussies, comme la Terreur et la Vertu (Stellio Lorenzi, 1964), dans le cadre de la série télévisuelle la Caméra explore le temps. Divisé en deux parties (Danton puis Robespierre), le film, très marqué par la volonté de faire comprendre la Révolution, participe d’une entreprise de réhabilitation de Robespierre, personnage alors encore très défiguré par une légende noire tenace.

On peut également évoquer une dizaine d’années plus tard, 1788 (Maurice Failevic et Jean-Dominique de La Rochefoucauld, 1978), autre œuvre symptomatique de son temps. Extrêmement attentive aux sources d’archives, elle fait la part belle aux origines de la Révolution, au travers du prisme des tensions au sein d’une petite communauté paysanne de Touraine.

Dans un cadre référentiel semblable, comment ne pas aussi mentionner Un médecin des Lumières (René Allio), film pour la télévision diffusé en trois parties à la fin de l’année 1988, préparant par là les festivités commémoratives du bicentenaire de 1789 ? Sorte de docu-fiction avant l’heure, Un médecin des Lumières, sans toucher explicitement à la Révolution, explique sa naissance par petites touches impressionnistes, donnant à l’événement à venir l’évidence historique d’une sorte de préquel à la Révolution.

À l’image d’un Stanley Kubrick pour Barry Lyndon (1975), Allio, avec des moyens évidemment bien plus limités, est attentif à la « vérité historique », telle que nous l’ont rapportée les historiens, mais aussi les artistes du XVIIIe siècle, autres sources d’inspiration du film. Costumes, paysages, lumières, comédiens doivent « faire époque », non pas artificiellement, mais de manière naturelle et incarnée, en un cinéma de « reconstitution historique ».

« La Révolution », série truffée d’approximations historiques

2020 : autre époque… Le changement d’optique est particulièrement radical, même si les exemples cités plus haut sont des réalisations d’exception, portées par une rigueur historique revendiquée. Il est donc évidemment un peu injuste de vouloir les comparer à l’un des derniers avatars d’une série télévisée portant sur la Révolution française, produite et diffusée par Netflix, une plateforme dont la politique artistique racoleuse repose avant tout sur le sensationnalisme et le voyeurisme.

 La Révolution | Bande-annonce, Netflix, septembre 2020.

En huit épisodes, la Révolution est censée évoquer les causes réelles, mais inconnues, du bouleversement révolutionnaire français de la fin du XVIIIe siècle, la dernière scène représentant le peuple en mouvement prêt à prendre la Bastille.

Une deuxième saison aurait dû se concentrer sur l’événement révolutionnaire en lui-même, selon son découpage classique (1789-1794 ou 1799 ?), mais il n’en sera rien, la série n’ayant pas été reconduite. Au regard du traitement historique de la période 1787-1789, les regrets sont minces…

À sa décharge, le scénariste principal Aurélien Molas n’a certainement pas souhaité expliquer les causes de la Révolution française, ce qu’Un médecin des Lumières faisait avec beaucoup de subtilité. Il s’est plutôt agi pour lui et pour son équipe de faire une série de genres, mélangeant horreur, fantastique, uchronie, zombies et vampires avec des scènes d’action innombrables dans une pénombre et un brouillard artificiels, scènes au cours desquelles le sang (bleu et rouge) coule à flots continus.

L’inspiration n’est plus, à présent, à chercher dans les travaux des historiens, mais, comme le reconnaît Aurélien Molas, dans une autre série, sud-coréenne, à l’intrigue semblable (Kingdom, 2019) en une sorte de circuit fermé.

Bande-annonce de Kingdom, Netflix, 2019.

Une intrigue simpliste aux nombreux anachronismes

L’intrigue est simple, voire simpliste. De Versailles, un roi tyrannique (dont on ne verra que les pieds et les mains aux ongles démesurés) a fait mettre au point, dans le but d’obtenir la soumission ultime de son peuple, un virus (le « sang bleu ») qui, lorsqu’il est injecté dans le corps des aristocrates, leur procure l’immortalité, aiguise leurs sens et les contraint à consommer de la chair humaine. Un cruel Covid puissance 100… !

Ce complot sera déjoué par une galerie stéréotypée de « bonnes personnes » : le docteur Joseph Guillotin, orphelin recueilli par un prêtre éclairé qui perdra la vie dans ce combat ; une jeune comtesse, aussi habile à manier le pistolet qu’à se préoccuper du sort du peuple ; ou encore la Fraternité, une femme défigurée, dont le prénom, Marianne, évoque à la fois la République à venir et les révolutions ultérieures.

Une esthétique qui emprunte peut-être à la série canado-irlandaise à succès Vikings (2013-2020). Netflix

C’est, d’ailleurs, ce fatras de poncifs autour de la notion même de Révolution, considérée en fait sur trois siècles, qui est le plus déconcertant et dont la volonté maladroite apparaît, dès la première scène, avec l’inscription « Ni roi ni maître » sur les murs d’un château… Quant à Guillotin, le jeune médecin idéaliste, au nom instantanément reconnaissable, il cherche le « patient zéro » et analyse, avec toute la passion de son innocence vertueuse, le sang de ses proches afin de trouver un « vaccin contre la maladie ».

On veut encore faire évader un prisonnier qui se trouve dans un « quartier haute sécurité », soit une invention carcérale datant du milieu des années 1970 et récemment ressuscitée. Les discours de Marianne-Fraternité et du peuple, toujours qualifié de « rebelle », incorporent dans leurs propos et dans leur vocabulaire des notions révolutionnaires contemporaines (« les damnés de la Terre »).

Dans un grand déploiement de misérabilisme, la pauvreté, qui règne dans la ville, n’éclaire pas sur les conditions de vie de la population à la veille de la Révolution, mais renvoie plutôt au Paris assiégé de la Commune. On y meurt de faim et on érige bientôt des barricades pour se défendre contre les « sangs bleus », ces nobles vampires assoiffés du sang des roturiers, barricades qui permettent la reconstitution du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple – inspiré, comme on le sait, de la Révolution de 1830.

Netflix

Outre ce salmigondis d’anachronismes et de raccourcis historiques, les nobles, dans la continuité des œuvres filmiques anglo-américaines autour de la Révolution française (les Deux Orphelines, de D. W. Griffith, 1921, ou Un conte de deux villes, 1989, film pour la télévision, en deux épisodes produit par ITV, inspiré du roman de Charles Dickens, publié en 1859, ndlr), sont présentés comme abusant cruellement de leurs privilèges ou s’adonnant régulièrement à des pratiques libertines. Ils seraient « 1 % de la population » (le chiffre est exact), mais « détiennent 99 % des richesses », en une exagération particulièrement approximative. Autre clin d’œil, littéraire cette fois : le noble fou de son pouvoir et de son statut, chargé au sang bleu, est prénommé Donatien, en une évocation lourdaude du marquis de Sade.

Bref, il ne faut pas chercher dans ces huit épisodes, ni du côté de l’intrigue ni de ceux des dialogues ou des reconstitutions, une quelconque dimension historique d’intérêt, mais plutôt un prétexte pour se repaître de viscères, de têtes tranchées (le seul moyen de faire périr un noble injecté de sang bleu), de scènes d’action, de détonations, de magie noire vaguement effrayante et surtout d’énormément de sang.

Si le glissement progressif de la télévision vers le sensationnalisme dans le traitement de la Révolution française est avéré, et si cette constatation peut sembler quelque peu amère, on peut aussi se réconforter en pensant à d’autres réalisations, dans des domaines approchants, apparues ces dernières années et qui ont traité de la Révolution française avec subtilité et sérieux.

C'est le cas de la bande dessinée comme celle de Florent Grouazel et Youn Locard, Révolution I, Liberté, Actes Sud, 2019 et Révolution II, Égalité, Livre I, Actes Sud (2023) ou encore du cinéma, par exemple, Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller (2018). Deux créations réussies qui sont aussi de bons moyens d’éloigner les vampires.

The Conversation

Pascal Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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20.08.2025 à 17:13

Syrie : patrimoine historique en péril entre guerre, pillage et réappropriation

Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Le patrimoine exceptionnel qu’ont laissé sur le territoire syrien les empires et dynasties qui s’y sont succédé est aujourd’hui soumis au pillage, aux trafics et aux destructions.
Texte intégral (2330 mots)
Temple de Baalshamin, Palmyre Wikipedia, CC BY

Le territoire syrien, habité de manière continue depuis plus de cinq millénaires, est l’un des berceaux les plus anciens et les plus féconds de la civilisation humaine. De l’émergence des premiers centres urbains protohistoriques, tels qu’Ebla et Mari, à l’essor des royaumes araméens, en passant par l’intégration progressive au sein des grands ensembles impériaux – assyrien, achéménide, hellénistique, romain, byzantin — puis par l’islamisation du pays sous les dynasties omeyyade, abbasside, fatimide, seldjoukide, ayyoubide et enfin ottomane, la Syrie a constitué un carrefour civilisationnel d’une exceptionnelle densité historique.


Ce territoire a vu se superposer et dialoguer des traditions culturelles, linguistiques, religieuses et artisanales qui ont profondément marqué le développement du Proche-Orient antique et médiéval, tout en exerçant une influence durable bien au-delà de ses frontières. Cette longue histoire, stratifiée dans les sols du Levant, a légué au monde un patrimoine matériel et immatériel d’une valeur inestimable.

Mais ce legs millénaire, dont témoignent les innombrables sites archéologiques disséminés sur le territoire – Palmyre, Doura Europos, Ras Shamra, Apamée ou encore Alep – est aujourd’hui gravement menacé. Depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, le pays est le théâtre d’un processus de destruction systématique de son patrimoine historique. Le pillage, la contrebande, la désagrégation des institutions patrimoniales et les trafics transnationaux d’antiquités composent les symptômes d’un drame silencieux : celui de la désintégration d’une mémoire collective enracinée dans la plus haute Antiquité.

Entre chaos et prédation : archéologie clandestine et effondrement de la régulation

La désintégration progressive des structures étatiques syriennes, consécutive au déclenchement de la guerre civile, a coïncidé avec une militarisation généralisée du territoire, affectant non seulement les institutions de gouvernance civile, mais également les dispositifs de protection du patrimoine archéologique.

Dans ce contexte d’effondrement institutionnel, un vide juridique et sécuritaire s’est installé, ouvrant la voie à la prolifération de pratiques clandestines de fouille, de contrebande et de revente d’antiquités. Ce vide a été exploité à la fois par des acteurs locaux opérant dans l’informalité – parfois en lien avec des organisations terroristes – et par des réseaux transnationaux de trafic d’objets culturels, structurés et souvent en lien avec des circuits de blanchiment sur les marchés internationaux de l’art.

Selon les estimations du Musée national de Damas, plus d’un million d’objets archéologiques, de typologies et de provenances variées, auraient été extraits illégalement du territoire syrien au cours de la dernière décennie. Il s’agit là d’une hémorragie patrimoniale sans précédent dans l’histoire contemporaine du Proche-Orient, surpassant même, par son intensité et sa durée, les vagues de pillages observées en Irak après 2003.

Les observations satellitaires, croisées avec les enquêtes de terrain menées par des archéologues syriens et internationaux permettent de dresser une cartographie partielle mais significative de ces atteintes. Dans le seul gouvernorat d’Idleb, près de 290 sites archéologiques auraient été soumis à des fouilles illégales, souvent menées de nuit, dans des conditions rudimentaires, mais avec une organisation logistique bien rodée. Dans l’ancienne ville d’Alep, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1986, plusieurs monuments ont été purement et simplement détruits, rendant toute restauration ou étude ultérieure impossible.


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Cette dynamique ne saurait être réduite à une violence opportuniste, marginale dans un contexte de guerre. Elle relève d’une véritable économie de guerre, où le patrimoine matériel est transformé en capital monnayable, parfois utilisé comme monnaie d’échange entre factions armées. Plus encore, elle révèle une instrumentalisation de la mémoire collective syrienne, marquée par la destruction systématique de sites préislamiques.

Par le pillage, la falsification des provenances, l’effacement des inventaires officiels et la circulation sur des marchés complaisants, c’est tout un tissu de significations historiques, identitaires et culturelles qui se trouve disloqué.

Un pillage à visages multiples : du régime aux factions armées

Le trafic d’antiquités en Syrie ne saurait être envisagé isolément du contexte politique interne qui a façonné le pays bien avant l’éclatement de la guerre civile. Loin d’être une simple conséquence du chaos engendré par le conflit, la marchandisation du patrimoine puise ses racines dans des pratiques de prédation anciennes, souvent tolérées, voire encouragées, par certaines élites politico-militaires du régime baasiste.

Ainsi, dès les années précédant la guerre, des acteurs proches du pouvoir mettaient en œuvre des fouilles clandestines sur des sites archéologiques majeurs, à l’instar de Tell al-Masih.

Avec la montée du conflit armé, le contrôle des sites patrimoniaux a rapidement cessé d’être un simple enjeu administratif pour devenir un levier stratégique dans la compétition entre factions. L’organisation terroriste de l’État islamique (Daech) a exacerbé cette dynamique en conjuguant destruction et exploitation.

Sous le couvert d’une rhétorique théologico-idéologique prônant la purification religieuse, elle a mené des campagnes systématiques de démolition de monuments antiques, tout en organisant parallèlement un trafic lucratif d’objets archéologiques, acheminés principalement vers la Turquie.

L’année 2015 marque un tournant dans cette politique de destruction ciblée, particulièrement envers le patrimoine religieux chrétien syrien. Dans la vallée du Khabour, bastion historique des Assyriens, Daech s’empare en mars de la localité de Tel Nasri. Le 5 avril, jour de Pâques, l’église assyrienne de la ville est détruite, symbolisant une volonté manifeste d’effacer la présence chrétienne ancienne sur le territoire.

Quelques jours auparavant, l’église catholique chaldéenne de Saint-Markourkas avait subi un sort similaire. Ces destructions dépassent la simple iconoclastie ou l’effet de terreur : elles s’inscrivent dans un projet plus large de réécriture violente de la mémoire collective syrienne, visant à éliminer la pluralité confessionnelle qui constitue historiquement le socle social et culturel du pays.

Dans ce contexte de désinstitutionnalisation profonde, marqué par l’absence totale de régulation et de surveillance, s’est développée une économie de guerre parallèle où les artefacts archéologiques sont devenus des biens stratégiques et marchandisables. Leur circulation, facilitée par leur portabilité et leur anonymat relatif, s’est déployée à travers des réseaux transnationaux souvent ignorés, voire tolérés, par les circuits internationaux de l’art. Cette situation révèle l’étroite porosité entre criminalité patrimoniale, spéculation artistique et économie globalisée.

Sur les routes du trafic d’antiquités syriennes.

Repenser la gouvernance du patrimoine en temps de crise : pistes pour une solution concertée

Face à l’ampleur et à la complexité de la tragédie patrimoniale que traverse la Syrie, une réponse limitée à des mesures purement sécuritaires ou diplomatiques apparaît nécessairement insuffisante. La protection et la restitution du patrimoine syrien exigent au contraire une mobilisation multilatérale, coordonnée et intégrée, associant les institutions syriennes, les États de transit, les acteurs du marché de l’art, les musées, ainsi que les organismes internationaux et régionaux de régulation tels que l’Unesco, l’Alesco et l’Interpol.

Cette démarche concertée doit s’appuyer sur trois piliers essentiels et complémentaires.

Premièrement, la reconstruction documentaire et l’exploitation des technologies avancées constituent une priorité absolue. L’absence ou la dégradation des archives officielles, consécutive à la longue période de conflit et à la négligence passée, impose la mise en place de bases de données numériques centralisées.

Ces plates-formes doivent s’appuyer sur des technologies innovantes, notamment l’intelligence artificielle et l’analyse d’images satellitaires, afin d’identifier et de recenser les objets dispersés sur le territoire syrien et au-delà.

Par ailleurs, ces outils numériques permettraient de surveiller en temps réel les sites archéologiques encore préservés, renforçant ainsi la prévention contre les fouilles illégales et les actes de vandalisme. Ce travail documentaire, couplé à une coopération régionale et internationale, favoriserait le recoupement des informations avec les registres étrangers, souvent lacunaires, tout en rendant plus efficiente la traque des objets volés.

Deuxièmement, une justice culturelle doit être entreprise, comprenant des enquêtes rétrospectives approfondies. Il est indispensable d’étendre les investigations au-delà de la seule période post-2011, afin de démanteler les réseaux de trafic qui se sont progressivement constitués, parfois avec la complicité tacite ou active de certaines élites du régime antérieur.

Ce volet de la lutte contre le pillage nécessite une coopération judiciaire et policière internationale, dans laquelle les États concernés doivent s’engager pleinement à partager les informations et à collaborer pour identifier les détenteurs illégitimes. Ce processus permettrait non seulement de responsabiliser les acteurs impliqués, mais aussi de redonner une visibilité juridique aux biens culturels spoliés, condition sine qua non pour leur restitution.

Enfin, la création d’un fonds international dédié au patrimoine syrien en danger s’avère indispensable. Ce mécanisme de financement, alimenté par les États contributeurs et les institutions muséales impliquées dans la conservation et l’exposition d’objets d’origine syrienne, aurait pour vocation de soutenir plusieurs actions concrètes.

Il pourrait notamment financer la formation et le renforcement des capacités des professionnels du patrimoine locaux, qui doivent être au cœur de la sauvegarde et de la gestion du patrimoine national. Il offrirait également les moyens nécessaires pour protéger les quelques sites archéologiques encore intacts, à travers la mise en place d’infrastructures sécuritaires adaptées. Enfin, ce fonds serait un levier pour faciliter la restitution des objets identifiés, en soutenant les procédures diplomatiques, juridiques et logistiques afférentes.

En somme, seule une approche globale, combinant innovation technologique, coopération judiciaire approfondie et engagement financier soutenu, permettra de faire face efficacement au défi colossal que représente la sauvegarde du patrimoine syrien. Il s’agit non seulement de restaurer la mémoire matérielle d’une civilisation millénaire, mais aussi de contribuer à la reconstruction symbolique d’une nation profondément meurtrie, en préservant l’héritage culturel qui constitue l’un des fondements de son identité.

La richesse historique et patrimoniale de la Syrie, fruit d’une histoire millénaire, ne saurait se réduire à un simple vestige archéologique ou à un enjeu politique passager. Elle incarne une mémoire vivante, tissée de pluralité et de coexistence, que le pillage et la destruction menacent d’effacer définitivement. Face à cette menace, il devient impératif de dépasser les réponses ponctuelles et sectorielles pour bâtir une stratégie globale et concertée, qui associe justice, savoir et coopération internationale. Ce n’est qu’à travers un engagement collectif et responsable que le patrimoine syrien pourra renaître, non seulement comme témoignage du passé, mais aussi comme fondement d’un avenir partagé.

The Conversation

Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.08.2025 à 16:32

Face à la crise écologique, que peut la poésie ?

Sébastien Dubois, Professor, Neoma Business School

Et si la poésie permettait de repenser notre lien à la nature ? Face à la crise écologique, elle ouvre un espace d’action symbolique et collective.
Texte intégral (1822 mots)

Et si la littérature n’était pas un simple refuge face à la catastrophe écologique, mais un outil de transformation collective ? De l’épopée antique aux dizains de Pierre Vinclair, la poésie contemporaine explore un nouvel imaginaire. Une cérémonie poétique pour refonder nos catégories de pensée.


La littérature a, dès ses origines, voulu penser ensemble la nature et la politique. C’est notamment le cas du genre de l’épopée, comme l’Iliade, l’Odyssée ou, plus tard, l’Énéide. L’épopée cherche à travers les personnages qui représentent des choix politiques à fonder ou refonder la cité. Ainsi, dans l’Odyssée, le combat entre les prétendants qui veulent le pouvoir et Ulysse, le roi d’Ithaque qui doit faire valoir sa légitimité. L’épopée antique s’intègre dans une cosmologie, une vision de la nature, des dieux et des hommes, alors homogène. Le poète Frédéric Boyer a d’ailleurs intitulé sa traduction des Géorgiques, de Virgile, le Souci de la terre : pour les Anciens, la politique est dans la nature.

La poésie contemporaine renoue avec cette tradition, pour imaginer une autre vie politique face à la crise écologique. C’est le cas du poète Pierre Vinclair, dont je parlerai plus longuement dans cet article, mais aussi (par exemple) de Jean-Claude Pinson et Michel Deguy. Que peut dire, et faire, la littérature, la poésie, dans la grande crise écologique qui est la nôtre ? Deux choses essentielles : agir sur nos catégories de pensée, refonder un nouvel imaginaire, par exemple notre conception des relations entre nature et culture ; et inventer de nouvelles formes d’échanges et d’action collective pour donner vie à ce nouvel imaginaire. Il ne saurait donc être question de (seulement) célébrer la Nature ni de (seulement) dénoncer l’impasse actuelle, mais de (re)créer un ordre affectif et collectif.

Les sciences sociales ont assez montré combien nos représentations transformaient notre vie collective : les modèles d’action politiques (le capitalisme, le communisme, la social-démocratie, etc.) sont autant des idées que des pratiques sociales. Plusieurs livres de Pierre Vinclair, poète français né en 1982, tracent une voie pour créer du sens « face à la catastrophe ».

Le pouvoir de la littérature : changer les catégories de pensée

Pierre Vinclair a publié deux livres qui abordent directement la question écologique, un livre de poésie, la Sauvagerie (2020), et un essai, Agir non agir (2020).

La Sauvagerie est une série de 500 poèmes, inspirés sur la forme par l’œuvre d’un grand poète de la Renaissance, Maurice Scève, qui publia sa Délie en 1544. La Sauvagerie a paru dans « Biophilia », la collection que la maison d’édition Corti consacre « au vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ».

Une série de dizains (dix vers décasyllabiques rimés) se consacre aux espèces animales les plus menacées. Pierre Vinclair recourt à la métaphore de la cuisine, pour expliquer sa poétique : ses dizains qui rassemblent une vaste érudition littéraire et scientifique cherchent à faire déguster au lecteur un « plat vivant ». Pour entrer en cuisine, rien de mieux que de lire, et relire, un dizain ; par exemple celui consacré à une espèce d’albatros, Diomedea Amsterdamensis, qui vit dans l’océan Indien. La figure de l’albatros rappelle immédiatement Baudelaire, où l’oiseau symbolisant le poète plane dans le ciel (les albatros ne se posent presque jamais) mais une fois à terre ne peut rien contre la cruauté des hommes qui l’agacent avec un briquet. Voici le dizain de Pierre Vinclair :

« Souvent, pour s’amuser, trois hommes violent
un albatros, gros oiseau indolent
coincé dans les ralingues des palangres
où l’attire une fish facile (avec aplomb,
le poète semblable au pêcheur dont les lignes
piègent des vivants, en a lancé vers l’internet
et lu : albatros – the female proceeds to receive
anal, while jacking off sb with both hands)
l’oiseau sombre, comme un plomb dans la mer
acorant son poussin abandonné. »

Le poète est une espèce menacée comme toutes les espèces le sont, et un « pêcheur contre les pêcheurs » ; l’albatros, lui aussi une espèce menacée, est pareillement poète : la métaphore est réversible. Le poème joue sur les signifiants, puisqu’en argot américain l’albatros est une position sexuelle – le dizain porte le numéro 69. La pornographie est donc la menace qui écartèle Diomedea amsterdamensis, piégé en pourchassant les poissons dans les palangres de la pêche industrielle. Un drame se joue : l’oiseau sera-t-il sauvé ?

Dans le dernier vers, il sombre, et accuse d’abord ses tortionnaires, et le poète qui ne l’a pas sauvé mais donne à voir, à sentir, le drame ignoré d’un oiseau. En somme, l’oiseau invite les lecteurs à son procès, le nôtre, pour meurtre et pornographie ; notre désir viole l’ordre du monde, le viol de la femelle ne donnera naissance à rien, le poussin abandonné va mourir et l’espèce avec lui.

La poésie est une pensée non pas philosophique ou scientifique, avec des concepts, mais avec figures (ici l’oiseau, les pêcheurs, le poète, les navires-usines, le désir, la pornographie). Elle n’est pas sans ordre, elle est tenue par la versification, la prosodie, l’architecture de la langue.

La poésie, ou la cérémonie improvisée

La poésie (et Vinclair) pense aussi l’organisation de la vie collective face à la catastrophe. Le moyen poétique, c’est l’épopée parce que celle-ci cherche justement à faire vivre un changement politique, on l’a vu. La Sauvagerie est donc une épopée du monde « sauvage ». Mais nous sommes modernes ; l’épopée sera donc fragmentaire puisque nous n’avons plus de récit qui garantirait l’unité du monde comme en avaient les Anciens Grecs. La Sauvagerie est une épopée collective pour Gaïa, le nom que donne le philosophe Bruno Latour à la nature pour sortir de la dichotomie mortifère entre nature et culture. Gaïa englobe aussi bien humains que non-humains dont le destin est commun.

« La Sauvagerie » de Pierre Vinclair
_“La. Pierre Vinclair/Bibliophilia

Il faut alors d’autres modes d’action collective, et Vinclair a invité d’autres poètes qui écrivent aussi des dizains, se commentent, dans une sorte d’atelier de peintres de la Renaissance. La Sauvagerie est donc une œuvre collective, et Vinclair invite dans cet atelier tous ceux qui veulent contribuer à la refondation de notre vie imaginaire et sociale, des artistes aux scientifiques. La catastrophe en cours nous oblige à repenser, réorganiser, notre vie symbolique mais aussi nos moyens d’agir. Le poète ouvre les portes d’une maison (de mots, nous habitons le langage comme le langage nous habite) où le lecteur peut rencontrer le(s) poète(s), d’autres lecteurs, des albatros, Baudelaire, des pêcheurs, des navires-usines, dans une architecture (une forme), un théâtre commun parce que la vie sociale est une dramaturgie : c’est donc bien une « cérémonie improvisée », un rite, où le sujet « délaisse ses contenus propres, se laisse posséder par les gestes d’un mort servant de médium » pour recréer le sens.

Cette cérémonie convoque humains et non-humains dans un espace et un lieu commun pour célébrer justement ce que nous avons en commun, dont aussi, point capital pour Vinclair, les morts, afin de reconstruire la chaîne des générations et de la vie (pour tous les êtres vivants). Le poème organise cette cérémonie pour sortir ensemble de ce que l’anthropologue Philippe Descola appelle le « naturalisme » : l’idée, moderne, où le monde n’est que matière, et par là, matière à notre disposition, à l’exploitation, jusqu’à la catastrophe. Le grand poète romantique allemand Hölderlin interrogeait : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » La réponse vient : à ça, justement.

The Conversation

Sébastien Dubois a reçu des financements du Ministère de la Culture.

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18.08.2025 à 16:47

Spirus Gay, l’acrobate anarchiste qui a fait de sa vie et de son corps une œuvre politique

Sylvain Wagnon, Professeur des universités en sciences de l'éducation, Faculté d'éducation, Université de Montpellier

Acrobate et anarchiste, Spirus Gay mêlait performance artistique, engagement politique et pédagogie radicale dans une vie en résistance aux normes établies.
Texte intégral (2223 mots)
Spirus Gay, figure oubliée de l’anarchisme (revue _L’Artiste lyrique_, mai 1910). Gallica

Spirus Gay (1865-1938), artiste de cirque et militant anarchiste, incarne une figure rare du début du XXe siècle : celle d’un engagement total, mêlant art, corps, éthique et politique. À rebours des catégories figées, sa vie dessine une radicalité joyeuse, cohérente, où acrobatie rime avec pédagogie, naturisme avec syndicalisme, pamphlet avec solidarité.


Comment définir Spirus Gay ? Acrobate, jongleur, équilibriste, anarchiste, syndicaliste, libre penseur, pamphlétaire, naturiste, franc-maçon, mais aussi pédagogue… Joseph Jean Auguste Gay, dit Spirus Gay (1865-1938), échappe à toute tentative de classification. Son parcours foisonnant incarne une figure rare de l’engagement total, où corps, esprit, art et pensée politique s’entrelacent pour questionner et subvertir les normes établies.

C’est dans cette articulation cohérente entre action physique, engagement intellectuel et militantisme radical que se dessine un itinéraire véritablement singulier.

Notre société, cloisonnée et fragmentée, laisserait-elle encore aujourd’hui une place à un Spirus Gay ?

Pourquoi écrire sur Spirus Gay ?

Pour un historien, écrire sur un tel personnage est un défi. Au premier abord, peu de traces. Il n’a pas laissé d’œuvre majeure ou de manifeste célèbre. Il n’a pas dirigé de journal influent ni fondé de courant théorique. Et pourtant, il est là, en creux, dans les marges et les interstices de l’histoire de l’anarchisme français. En militant, il participe aux luttes, combats, expérimentations et utopies de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.

Sa trajectoire incarne une manière de vivre l’anarchisme : dans les corps, dans les gestes, dans l’harmonie entre vie personnelle et engagement individuel et collectif. Parce qu’il illustre cette cohérence rare entre les idées que l’on défend et la vie que l’on mène. Parce qu’il force à repenser les catégories : artiste ou militant ? Intellectuel ou manuel ? Penseur ou pédagogue ?

À l’image du travail biographique sur l’histoire des femmes, l’enjeu est de sortir d’un genre convenu, d’éviter la tentation de simplifier, de linéariser, de trahir une vie foisonnante. A contrario, il ne s’agit pas de construire une légende, mais de comprendre, par les sources et la rigueur historique, ce que cette vie singulière peut nous dire aujourd’hui. De reconstituer un puzzle à partir d’archives éparses et de journaux oubliés, d’aphorismes et d’articles de Spirus Gay, de traces ténues (plus de 600 mentions dans la presse de l’époque, une quinzaine de textes signés tout de même). D’écrire sans gommer les contradictions, les zones d’ombre et les silences.

Un artiste accompli

Figure du music-hall parisien de la fin du XIXe siècle, Spirus Gay incarne une forme d’artiste polyvalent : équilibriste, jongleur de force, illusionniste, ventriloque et prestidigitateur, il monte sur les scènes parisiennes, des Folies-Belleville aux Folies Bergère, à Paris. Entre marginalité et culture de masse, derrière le prestige des affiches et les titres de « roi des équilibristes » ou de « champion du monde » de culturisme, se cache une réalité bien plus âpre.

Comme beaucoup d’artistes de variétés, Spirus Gay vit dans une instabilité constante, suspendu aux cachets, exposé aux blessures, aux accidents de scène, et aux coups durs de la vie. À plusieurs reprises, la communauté militante et artistique doit organiser des collectes pour subvenir à ses besoins, réparer ses outils détruits, ou l’aider à faire face à la maladie.

Cette précarité ne l’empêche pas d’être de nombreux combats pour la reconnaissance des artistes de « l’art vivant ». Spirus Gay s’engage avec ferveur dans la défense des droits des artistes, qu’il considère comme pleinement intégrés à la condition ouvrière.

Dès 1893, il siège au conseil syndical du Syndicat des artistes dramatiques, puis devient, en 1898, secrétaire de l’Union artistique de la scène, de l’orchestre et du cirque. Ce rôle lui permet d’organiser des actions collectives, mêlant concerts et solidarité militante. Porte-parole, il défend les artistes lyriques et revendique l’action directe face aux abus patronaux.

Spirus Gay en 1910
Spirus Gay en 1910. Revue « L’Artiste lyrique », mai 1910/Gallica

Autodidacte, Spirus Gay publie également dans le journal le Parti ouvrier, organe du Parti socialiste révolutionnaire, une dizaine d’articles qui esquissent sa vision de la société et du monde. Ces écrits, des aphorismes pour la plupart, un genre littéraire singulier qui interroge sur sa propre éducation et formation. L’étonnement apparent face à cette union du corps et de l’esprit repose, encore aujourd’hui, sur des préjugés profondément ancrés qui établissent une frontière entre l’artiste de divertissement et l’engagement politique profond et continu, mais aussi une hiérarchie entre les fonctions intellectuelles et manuelles.

L’éducation intégrale comme projet révolutionnaire

Spirus Gay est aussi un pédagogue, héritier direct des principes éducatifs défendus par le pédagogue libertaire Paul Robin à partir de 1869. Pour ce dernier, l’éducation intégrale repose sur un principe simple mais profondément subversif : refuser la dissociation entre l’intellect, le corps et l’affectif. Développer « la tête, la main et le cœur » de manière harmonieuse, ce serait libérer l’individu de l’aliénation produite par une école jugée autoritaire, par l’usine, par l’Église ou par l’État.

Spirus Gay applique ce principe dans sa vie comme dans ses pratiques éducatives. Son gymnase qu’il fonde à Paris en 1903, le Végétarium, devient un espace d’expérimentation pédagogique et de formation à la liberté, où culture physique, végétarisme, éducation « cérébro-corporelle » et hygiène de vie s’articulent comme autant d’outils d’émancipation. Chez lui, l’acrobatie devient un acte politique, le mouvement une philosophie de résistance. L’éducation, envisagée comme un processus permanent, tout au long de la vie, s’inscrit autant dans le développement de l’esprit que dans celui du corps. En tant que militant naturien libertaire et naturiste, il participe à la fondation de la première communauté naturiste à Brières-les-Scellés, dans l’actuel département de l’Essonne, et milite pour la lutte contre les ravages de l’alcool.

Un penseur de l’altruisme politique

Libre-penseur, anticlérical, athée et franc-maçon, Spirus Gay incarne aussi un engagement intellectuel humaniste, nourri par les idéaux de la liberté de conscience et de l’émancipation individuelle et collective. « Je crois en la divine égalité dans une société sans religion ni maître », écrit-il en 1894.

Ses écrits tracent les contours d’une philosophie éthique, engagée et radicale. Il y défend une société fondée sur l’égalité, la justice, le refus de l’autorité et une lutte acharnée contre l’égoïsme capitaliste.

Pour lui, l’altruisme n’est pas une posture morale, mais une arme politique : une manière de désarmer la violence d’un monde fondé sur l’exploitation et la compétition. Une notion que l’on retrouve dans le concept « d’altruisme efficace », défini par le philosophe Peter Singer.

La puissance subversive d’une vie

Spirus Gay ne se résume pas. Il échappe aux classifications, refuse les cadres. Tant mieux, car il faut se méfier des panthéons : ils figent ce qu’ils célèbrent.

Sa trajectoire est finalement une proposition : celle d’une radicalité incarnée et cohérente. Sa vie oppose une résistance constante aux cloisonnements, aux hiérarchies et aux assignations identitaires. Elle articule le geste esthétique, la rigueur intellectuelle et l’engagement.

Spirus Gay interroge en profondeur nos façons de vivre nos idées : comment ne pas dissocier nos convictions de notre quotidien, notre politique de notre manière de vivre, de manger, de respirer. Son parcours constitue une invitation à penser, à lutter, à vivre.

The Conversation

Sylvain Wagnon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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13.08.2025 à 17:23

L’opéra en Asie : entre héritage colonial, soft power et appropriation locale

Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)

L’art lyrique occidental en Asie révèle des enjeux de pouvoir, d’héritage colonial et d’appropriations locales dans un monde de plus en plus globalisé.
Texte intégral (2300 mots)
L'opéra national de Pékin a été conçu par Paul Andreu, architecte de l'aéroport parisien de Roissy Trey Ratcliff / Flickr, CC BY-NC-ND

De la Chine à l’Indochine, en passant par Hongkong et la Corée du Sud, l’art lyrique occidental s’est implanté en Asie dans des contextes très variés. Héritage colonial ou outil de distinction sociale, il révèle bien plus que des goûts musicaux : une géographie du pouvoir, des hiérarchies culturelles, et des trajectoires d’appropriation locale.

Second épisode de la série « L’opéra : une carte sonore du monde ».


L’implantation de l’art lyrique en Asie ne fut ni spontanée ni universellement répartie dans le temps et l’espace. Elle s’intègre dans un processus lent de greffes culturelles débutées dès la fin du XVIe siècle par des missionnaires jésuites, notamment en Chine. Toutefois, ce n’est qu’au XIXe siècle, dans un contexte de domination coloniale, que l’art lyrique occidental s’inscrit dans les paysages urbains de l’Asie du Sud-Est. L’opéra occidental devient alors un marqueur d’urbanité à l’Européenne à travers son architecture et sa place centrale dans la cité, mais aussi grâce à l’image qu’il véhicule urbi et orbi. Objet de distinction sociale à l’origine réservé aux colons, il sera peu à peu adopté par les nouvelles générations ouvertes aux influences véhiculées par la mondialisation.

En Chine, une partition à plusieurs voix

L’art lyrique occidental co-existe avec l’opéra de Pékin, un genre populaire autochtone chinois, né à la fin du XVIIIe siècle, qui propose des spectacles mêlant musique, danse acrobatique et théâtre présentés avec des costumes colorés traditionnels.

Le répertoire européen sera timidement importé à partir des années 1980, comme en témoignent les représentations de Carmen à Pékin, en 1982, à destination d’un public chinois parfois un peu perdu face à cet art si éloigné de la tradition culturelle locale. Le Parti communiste chinois avait d’ailleurs distribué des cassettes audio aux spectateurs pour leur expliquer l’œuvre et les prévenir de la moralité de Carmen…

Sur le plan architectural, le recours à l’architecte Paul Andreu, concepteur de l’aéroport de Roissy (Paris), pour réaliser la maison d’opéra (à l’architecture futuriste) de Pékin, en 2007, est significatif. Il témoigne d’une volonté politique d’utiliser l’opéra comme un outil à plusieurs dimensions. D’un côté, cette forme musicale est pensée comme un loisir destiné aux nouvelles classes sociales chinoises, davantage perméables à la musique classique ou contemporaine occidentale. De l’autre, elle est mobilisée comme un symbole de puissance ouverte sur le monde, l’innovation et la créativité. (Dix-sept nouveaux opéras ont ainsi été commandés à des compositeurs chinois entre 2007 et 2019).

La maison d’opéra devient, comme en Europe, un lieu central, dont la fréquentation s’inscrit dans un processus de distinction sociale prisé des classes sociales supérieures. Ce bâtiment futuriste a ainsi remplacé une partie de la ville composée de petites maisons traditionnelles et d’habitants souvent âgés, montrant une volonté politique forte d’inscrire la Chine dans la modernité. Ce phénomène rappelle mutatis mutandis, les opérations d’urbanisme menées sous la houlette du baron Haussmann à Paris, destinées à mettre en scène l’opéra dans la ville et à structurer l’urbanisme autour de sa centralité.

En Indochine française, un théâtre d’apparat pour la bonne société coloniale puis l’élite hanoïenne

Au début du XXe siècle, l’implantation lyrique en Indochine reste strictement coloniale et sous le contrôle étroit de la censure. À Saïgon, à Haïphong ou à Hanoï, les colons français importent l’art théâtral et dans une moindre mesure l’opérette et les grandes œuvres du répertoire pour recréer les sociabilités parisiennes dont ils sont nostalgiques. Ces villes deviennent les vitrines culturelles de l’empire français reproduisant, ici comme dans d’autres colonies, les signes urbains de la centralité métropolitaine à travers le triptyque « cathédrale, théâtre et Palais du gouverneur ».

Dès les années 1880, ces édifices accueillent des troupes venues de France, renforçant ainsi le lien affectif avec la métropole. Les représentations d’art lyrique s’intègrent dans des activités culturelles variées avec le recours fréquent d’orchestres militaires. Ces activités lyriques restent destinées à la population coloniale dont le territoire lyrique demeure hermétique à la population autochtone.

Bien que parfois initiée à la culture française, celle-ci demeure le plus souvent exclue des pratiques musicales européennes, pour des raisons tant culturelles qu’économiques. Utilisé par les communistes lors de la révolution d’août 1945, l’opéra conserve aujourd’hui une activité culturelle réservée à une élite. Il est devenu le lieu où l’on accueille les délégations internationales et bientôt des touristes…

À Pondichéry, une implantation lyrique franco-indienne aidée par l’armée

L’expérience coloniale française liée à l’art lyrique en Inde, notamment à Pondichéry, propose un modèle plus mixte. Comptoir commercial et place forte militaire de longue date (1674–1954), la ville s’organise selon un urbanisme à l’européenne.

Le théâtre, propriété de l’armée, devient au début du XXe siècle un lieu culturel diffusant entre autres de l’art lyrique, chanté en français et destiné à un public mêlant colons, fonctionnaires, militaires et élite tamoule francophone. Cette appropriation partielle du répertoire par certains groupes locaux témoigne d’un ancrage culturel plus diffus, bien que toujours limité à une élite cultivée. Les musiciens militaires jouent un rôle essentiel dans l’entretien de cette vie lyrique, participant parfois aux représentations.

Aujourd’hui, le lieu tente de conserver une activité culturelle variée malgré de nombreuses difficultés, notamment financières.

Hongkong, plaque tournante d’un art lyrique mondialisé

À la croisée des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie, Hongkong développe, dès le XIXe siècle, un territoire lyrique singulier. Sous domination britannique depuis 1841, cette cité cosmopolite accueille des troupes itinérantes diffusant majoritairement le répertoire italien – Verdi, Rossini, Donizetti –, assez populaire dans ce lieu. L’opéra s’implante le long des circuits du négoce et s’ancre dans un paysage urbain en mutation, où la culture devient vitrine de réussite sociale.

À partir des années 1970, les élites locales s’approprient l’opéra occidental. Si l’italien reste la langue dominante utilisée, des artistes chinois, comme Ella Kiang, s’imposent désormais sur scène. Par la suite, les représentations sont sous-titrées en caractères chinois, et certaines œuvres françaises traduites dans la langue locale. À partir de 1973, le festival de Hongkong devient un espace de dialogue entre cultures, tandis que l’influence française décline au profit de celle de l’Italie et du Royaume-Uni.

Le centre culturel de Hongkong, dans le quartier de Tsim Sha Tsui
Le centre culturel de Hongkong, dans le quartier de Tsim Sha Tsui. Wikimedia

En 1989, lors de l’inauguration du centre culturel Tsim Sha Tsui, Louis Vuitton offre le rideau de scène peint par Olivier Debré, symbole d’un soft power français à travers l’industrie du luxe…

En Corée du Sud, un art lyrique marqué par le répertoire italien et ascenseur social pour jeunes artistes

La Corée du Sud, qui échappe aux influences coloniales occidentales directes mais pas à la mondialisation culturelle récente, adopte l’opéra comme outil de distinction sociale. L’Opéra national est inauguré en 1959, avec un répertoire dominé par Verdi, chanté en coréen.

Le chant devient un moyen d’ascension sociale pour une jeunesse ambitieuse dont les meilleurs éléments s’exporteront dans les grandes scènes lyriques mondiales. Cependant, l’opéra français peine à s’imposer, tant pour des raisons linguistiques (difficultés de prononciation de la langue française et notamment du e muet pour les larynx des chanteurs coréens). Le répertoire français reste donc marginal face à l’italien.

Le National Opera adapte aussi des récits coréens dans un style lyrique mêlant musique traditionnelle et instruments occidentaux, ce qui témoigne d’une appropriation du genre à travers une esthétique hybride.

L’art lyrique en Asie, un indicateur géopolitique et culturel

À travers ces différents cas, l’art lyrique en Asie apparaît comme un révélateur des rapports de domination, de circulation culturelle et de hiérarchies linguistiques.

Si la colonisation a été un vecteur d’importation de formes lyriques européennes, elle a également été une force de sélection et de segmentation. En effet, l’art lyrique occidental n’a réellement pris racine que là où les élites – coloniales ou nationales – y ont trouvé un intérêt social ou politique. Plus récemment, la montée de classes moyennes et cultivées dans les grandes métropoles asiatiques a transformé le rapport à l’opéra, qui devient désormais un bien culturel universalisé, affranchi de ses origines européennes, adapté aux langues et aux esthétiques locales.

Ainsi, l’art lyrique, autrefois outil de cohésion entre colons, devient aujourd’hui un symbole de puissance et d’ouverture des sociétés asiatiques en quête de reconnaissance sur la scène internationale.

The Conversation

Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.08.2025 à 17:38

« La Mort de Cléopâtre » : une statue qui raconte plus qu’une reine

Charles Vanthournout, Doctorant en égyptomanie américaine, chargé d'enseignement à l'Université Polytechnique des Hauts-de-France, Université de Lorraine

Cléopâtre fascine toujours. La statue monumentale d’Edmonia Lewis, exposée au Smithsonian Art Museum (Washington), révèle la façon dont la dernière reine d’Égypte est devenue un symbole artistique et politique.
Texte intégral (1700 mots)
_La Mort de Cléopâtre_ (1876), d’Edmonia Lewis, exposée au Smithsonia American Art Museum (Washington DC, États-Unis). Caroline Léna Becker/Wikimedia, CC BY

Depuis le 11 juin, l’Institut du monde arabe, à Paris, propose de découvrir Cléopâtre VII, la dernière reine d’Égypte, à travers l’exposition « Le mystère Cléopâtre ». De l’autre côté de l’Atlantique, à Washington DC, le Smithsonian American Art Museum expose lui aussi la célèbre reine égyptienne.


Le chef-d’œuvre de la sculptrice états-unienne, d’ascendance noire et autochtone, Edmonia Lewis (en illustration de cet article), est exposée au Smithsonian American Art Museum de Washington (États-Unis) et montre Cléopâtre VII Philopator juste après sa mort. La pharaone est allongée sur un grand trône, les yeux fermés : elle vient d’être mordue par un serpent. Cette statue impressionnante, grandeur nature, s’appelle la Mort de Cléopâtre. Edmonia Lewis l’a créée pour l’Exposition universelle de Philadelphie de 1876. L’artiste s’est inspirée des pièces de monnaie anciennes et des découvertes archéologiques faites en Égypte. Elle a voulu représenter Cléopâtre dans ses derniers instants, entre douleur et silence.

Pièce de monnaie antique
Pièces de monnaie fabriquées entre 36 et 31 avant notre ère représentant, à droite, Cléopâtre ornée d’une couronne et revêtue d’un manteau, et la mention en grec : « La reine Cléopâtre, nouvelle déesse. » À gauche, Marc Antoine : « Antoine, chef suprême, membre du triumvirat. » Gallica, CC BY

Le trône rappelle une célèbre statue du pharaon Khéphren (aujourd’hui conservée au Caire), mais Edmonia a remplacé les animaux habituels par des visages humains. On y voit aussi des symboles égyptiens, comme des fleurs de lotus, un soleil levant, et même des sortes de hiéroglyphes – qui ne forment aucun mot, mais donnent un effet mystérieux. Cléopâtre porte des bijoux inspirés de livres anciens sur l’Égypte, une amulette en forme de cœur, des sandales comme celles du temps de Ramsès et une robe qui ressemble à celles qu’on voit dans les tableaux néoclassiques du peintre David ou de Sir Lawrence Alma-Tadema.

Au final, la sculpture est un mélange de tout ce qu’on savait, ou croyait savoir, à l’époque sur l’Égypte. Edmonia Lewis a rassemblé plusieurs idées et objets venus d’autres œuvres pour inventer sa propre Cléopâtre, entre histoire ancienne et imagination. À l’époque, on a souvent comparé sa statue à celle d’un autre artiste, William Wetmore Story, qui avait sculpté Cléopâtre en 1858, avec des traits africains. Les deux œuvres montrent à quel point cette reine continue d’inspirer des visions différentes.

La fascination américaine pour Cléopâtre

Au XIXe siècle, Cléopâtre fascine de nombreux artistes américains. On sait qu’au moins six sculpteurs ont créé quatorze statues représentant la dernière reine d’Égypte. Certaines la montrent en buste, d’autres en taille réelle, souvent au moment dramatique de sa mort. Parmi ces œuvres, une statue reste un mystère : on ne sait pas qui l’a faite ni à quoi elle ressemblait exactement.

Cléopâtre devient célèbre en Europe et aux États-Unis au XIXe siècle, grâce aux campagnes militaires de Napoléon en Égypte à la toute fin du siècle précédent. Ces expéditions ont rapporté beaucoup de découvertes, comme des dessins de temples, des objets anciens ou encore la fameuse Description de l’Égypte, un grand livre illustré. En 1822, Champollion réussit à traduire les hiéroglyphes, ce qui donne encore plus envie de mieux connaître l’Égypte ancienne.

En Amérique, Cléopâtre ne plaît pas seulement pour son histoire. Elle devient aussi un symbole important. Pour certaines femmes, elle représente une reine forte, qui ose tenir tête aux hommes. C’est pourquoi des femmes commencent à écrire sa vie dans des livres, en montrant qu’elle a du pouvoir.

Mais Cléopâtre fait aussi parler d’elle dans les débats sur l’esclavage. À cette période, les Noirs américains, descendants des Africains réduits en esclavage, disent que Cléopâtre vient d’un grand peuple africain : les Égyptiens de l’Antiquité. Pour les Blancs américains qui veulent garder l’esclavage, c’est un problème. Ils vont alors inventer des idées pour montrer que « l’Égypte ancienne était blanche », en s’appuyant sur des objets, des textes religieux ou des momies. Cette assertion permet de prétendre que seuls les Blancs auraient créé de grandes civilisations, pour justifier leur supériorité et l’esclavage.

Une sculpture pour raconter une histoire

Edmonia Lewis est une artiste engagée. Avec sa sculpture, elle veut parler des difficultés que vivent les Noirs aux États-Unis. Même si l’esclavage est aboli en 1863 pendant la guerre de Sécession, les inégalités continuent, surtout dans le Sud, durant la période dite de « Reconstruction ». Quand la Mort de Cléopâtre est présentée au public, en 1876, les avis sont partagés. Les journaux afro-américains admirent l’œuvre, mais certains critiques d’art sont plus réservés. Après l’exposition, la statue n’est ni achetée ni exposée : elle est oubliée pendant presque cent ans.

Redécouverte bien plus tard, elle est aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre. Les historiens ne sont pas tous d’accord sur son sens. Pour certains, Edmonia Lewis voulait montrer Cléopâtre comme une femme forte, libre de choisir son destin. Pour d’autres, sa mort représente un acte de résistance, comme celle des Noirs américains face à l’injustice. Et même si Cléopâtre est sculptée avec des traits blancs, elle pourrait aussi représenter une femme blanche puissante renversée – comme une image de la fin de l’esclavage. Un message fort et courageux pour l’époque.

Aujourd’hui encore, Cléopâtre fascine. On la voit dans les films, dans les livres, dans les bandes dessinées. Récemment, une série Netflix l’a montrée comme une femme noire, ce qui a (re)lancé un grand débat : À qui appartient Cléopâtre ? Quelle est sa couleur de peau ? Que dit son image sur notre façon de raconter l’histoire ?

Grâce à des artistes comme d’Edmonia Lewis, on découvre une autre Cléopâtre : libre, fière et pleine de mystère.

The Conversation

Charles Vanthournout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.08.2025 à 17:09

Par-delà la musique, les festivals comme scène démocratique : le cas Europavox

Cédrine Zumbo-Lebrument, Enseignante-chercheuse en marketing, Clermont School of Business

Entre concerts, stands institutionnels et prises de position engagées de certains artistes, si les festivals touchaient plus de citoyens que les dispositifs participatifs classiques ?
Texte intégral (1983 mots)
Les festivals : des scènes culturelles, sociales… et politiques ? Mathurin Napoly Matnapo/Unsplash

Le festival Europavox de Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, a rassemblé près de 40 000 spectateurs en juin 2025, d’après les organisateurs. Entre concerts, stands institutionnels et prises de position engagées de certains artistes, il soulève une tension : et si ces événements festifs éphémères touchaient plus de citoyens que les dispositifs participatifs classiques ?


Chaque début d’été, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) se transforme en scène à ciel ouvert. Le festival attire un public large et intergénérationnel: adolescents, familles, groupes d’amis. Pendant trois jours, la ville vibre dans une atmosphère de curiosité et de fête.

L’édition 2025 illustre bien la diversité des registres proposés. Sur la grande scène, M (Matthieu Chedid) et son projet Lamomali ont fait dialoguer la chanson française et les traditions maliennes. Vendredi sur Mer a délivré une pop électro fédératrice, tandis que la jeune artiste Théa a revendiqué son identité queer sous les applaudissements de centaines de jeunes. Le chanteur satirique Philippe Katerine, quant à lui, a ironisé sur Marine Le Pen au détour d’une chanson provocatrice.

Quelques mètres plus loin, Zaho de Sagazan s’est drapée, en fin de concert, d’un drapeau arc-en-ciel LGBT et d’un drapeau palestinien sous les acclamations du public. La programmation a donné à voir une société où divertissement, engagement et contestation coexistent. Autour de la musique, un espace d’expression singulier s’est ouvert, mêlant le plaisir du spectacle et l’affirmation de messages politiques ou sociaux.

Pourquoi les institutions investissent ces espaces ?

Ce contexte populaire et convivial attire les acteurs publics. Dans l’enceinte du festival, on croisait ainsi des stands de la Ville de Clermont-Ferrand, du Département du Puy-de-Dôme, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, de la Métropole, ou encore du service de vélos en libre-service C.Vélo. Quiz, jeux, simulateur de conduite, distribution de goodies : tout est conçu pour capter l’attention, valoriser l’action publique et donner une image plus accessible des institutions.

L’enjeu est loin d’être anecdotique. Les collectivités locales cherchent à renouer avec des citoyens gagnés par la défiance envers le politique. Une enquête Ipsos a récemment révélé que 78 % des Français estiment que le système politique fonctionne mal. Beaucoup ne participent plus aux consultations officielles, désertent les réunions de quartier et jugent les plates-formes numériques de concertation trop complexes ou peu efficaces.

En réalité, si l’idée de participation citoyenne reste plébiscitée dans les sondages, la mobilisation concrète demeure très faible : selon plusieurs études, seule une minorité de citoyens a déjà pris part à un débat public local, et une écrasante majorité a le sentiment que sa voix n’est pas prise en compte dans le débat public. Des experts observent d’ailleurs que la prolifération de ces dispositifs participatifs n’a pas résolu la crise de confiance, et va même de pair avec une recentralisation du pouvoir. Autrement dit, ces consultations, souvent conçues et pilotées d’en haut, peinent à jouer un rôle de contre-pouvoir puisque le « pouvoir exécutif en définit le cadre et la commande ».

Dans ce climat, les festivals apparaissent comme un moyen de recréer du lien. Ils offrent un contact informel, sans solennité, qui tranche avec les cadres participatifs traditionnels. Le fait d’aller vers le public sur un terrain festif permet de toucher des personnes habituellement éloignées de la vie civique, même à travers un échange bref ou un simple flyer.

Une participation qui interroge

Cette démarche d’« aller vers » pose néanmoins une question : peut-on vraiment parler de participation citoyenne ?

Le politologue Loïc Blondiaux a montré que la démocratie participative est souvent instrumentalisée par les élus comme un outil de communication et de légitimation bien plus qu’un véritable partage du pouvoir. Dès 1969, la sociologue Sherry R. Arnstein décrivait une « échelle de la participation » à huit niveaux, où les dispositifs les plus courants occupent les échelons inférieurs ; information unilatérale et consultation symbolique sans influence réelle sur la décision.

La « fausse démocratie participative » est pointée par le militant écologiste Cyril Dion lui-même : « Il n’y a rien de pire que la fausse démocratie participative ». Les festivals prolongent-ils cette logique, ou apportent-ils au contraire une alternative ?

D’un côté, on peut y voir une vitrine de plus : un espace de communication institutionnelle déguisé en moment convivial, où la participation du public reste superficielle. De l’autre, leur attractivité est telle qu’ils réussissent à toucher des publics habituellement éloignés des processus civiques. Là où une réunion de concertation classique n’attire souvent qu’une poignée de participants déjà convaincus, un festival réunit des milliers de citoyens de tous âges et horizons, sans effort particulier de leur part. Même si l’échange sur place est bref, le contact existe bel et bien ; ce qui est loin d’être garanti dans les démarches participatives formelles.

Il se joue une éducation démocratique

C’est précisément cette liberté qui permet une forme d’éducation démocratique implicite. La plupart des festivaliers viennent avant tout pour la musique et le plaisir, entre amis ou en famille. Beaucoup ne font qu’un passage éclair devant les stands institutionnels, repartant éventuellement avec un tote bag ou un badge souvenir, sans forcément l’intention de s’impliquer davantage par la suite.

Pourtant, ce premier contact, même superficiel, peut s’avérer plus efficace qu’un long questionnaire en ligne. L’effet d’exposition, le souvenir positif d’un échange informel et le sentiment d’accessibilité de la collectivité contribuent à renforcer une perception plus favorable des institutions locales.

Les stands du festival Europavox.

Autrement dit, la « démocratie festive », même limitée, ouvre un espace de dialogue que les dispositifs officiels peinent à créer. Le politologue britannique Gerard Delanty parle à ce titre des festivals comme de véritables « sphères publiques culturelles » : des lieux où une pluralité de voix s’exprime et où le politique se mêle à l’émotion collective. Contrairement à la sphère publique classique définie par le philosophe Jurgen Habermas, fondée sur la raison argumentative et la recherche d’un consensus rationnel, ces espaces festifs introduisent une dimension affective dans le débat public. L’émotion collective partagée lors d’un concert ou d’un happening militant vient colorer le politique d’émotions, plus accessibles que le débat rationnel.

Contre-pouvoir, récupération ou coexistence ?

Cette pluralité d’expressions est-elle le signe d’une vitalité démocratique inédite, ou au contraire d’une neutralisation des tensions contestataires ? Jürgen Habermas définissait l’espace public comme un lieu de délibération rationnelle entre citoyens, structuré par des arguments critiques orientés vers l’intérêt commun. Les festivals comme Europavox s’en écartent radicalement : ils mettent en scène une coexistence de récits où la contestation politique (les slogans de Théa, l’ironie de Katerine, le geste de Zaho de Sagazan) se déploie au même titre que l’émotion, le divertissement ou la communication institutionnelle. Leur cohabitation avec les logiques de promotion publique peut sembler paradoxale.

Faut-il y voir un affaiblissement du débat démocratique, noyé dans le spectacle, ou au contraire une réinvention plus diffuse et inclusive de la citoyenneté contemporaine ?

D’une certaine manière, la convivialité générale désamorce les clivages habituels : tout le monde partage le même lieu, la même programmation, les mêmes expériences. Chacun peut y trouver ce qu’il vient chercher : un concert festif, un message engagé, une information sur les services publics. Cette coexistence des récits est peut-être la forme actuelle de notre démocratie : un pluralisme d’expressions tolérées côte à côte, mais sans véritable synthèse collective.

Plus qu’un festival

L’exemple d’Europavox montre qu’un festival peut (sans prétendre à de la concertation formelle) créer des conditions favorables à l’attention du public et au dialogue informel. À mi-chemin entre vitrine institutionnelle et engagement réel, il incarne un paradoxe de notre époque : en rendant l’action publique plus proche et sympathique, il parvient peut-être à toucher plus largement qu’un dispositif participatif pourtant conçu pour impliquer les citoyens.

Faut-il s’en réjouir ? Ou y voir la marque d’une démocratie épuisée, qui préfère la convivialité à la transformation profonde ? Sans doute un peu des deux. Une chose est certaine : ces espaces hybrides méritent d’être pris au sérieux, car ils en disent long sur nos manières contemporaines de « faire société » et d’associer les individus à la vie publique.

The Conversation

Cédrine Zumbo-Lebrument ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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12.08.2025 à 17:08

La série « Rome » : vraisemblance ou vérité historique ?

Anne-Lise Pestel, Docteure en histoire romaine et professeure agrégée en histoire, Université de Rouen Normandie

Diffusée entre 2005 et 2007, la série « Rome » avait connu un franc succès public et, malgré quelques imprécisions, suscité un véritable enthousiasme parmi les spécialistes.
Texte intégral (2919 mots)
Saison 1 de la série _Rome_, diffusée en 2005 aux États-Unis par HBO. Allociné/HBO

Diffusée de 2005 à 2007, la série « Rome » raconte l’histoire de deux soldats romains de la fin de la République romaine jusqu’au règne d’Auguste. Initialement prévue en 5 saisons, elle s’arrêtera au bout de la seconde, faute de moyens suffisants. Faire revivre la Rome antique, raconter la fin de la République et retracer la trajectoire des protagonistes de cette période charnière n’a pas été une mince affaire. Pourtant, malgré quelques anachronismes et facilités scénaristiques, la série se démarque par son réalisme.


Vingt ans après sa sortie, la série Rome (HBO/BBC, 2005-2007), créée par J. Milius, W. J. MacDonald et B. Heller, alimente encore les discussions des spécialistes qui ont largement exprimé leur intérêt et leur enthousiasme ou leurs critiques.

Au plaisir de voir porter à l’écran cette période riche se mêlent l’amusement devant certains anachronismes discrets et, parfois, l’agacement franc face à des choix qui entretiennent dans l’imaginaire du spectateur des conceptions fausses. Si la scène d’affranchissement d’une esclave (S.1 ép. 11) prête à sourire, tant le citoyen qui enregistre l’acte par un coup de tampon ressemble au fonctionnaire d’une administration contemporaine, l’historien ne peut que déplorer l’accoutrement de Vercingétorix, tout droit tiré d’un tableau du XIXe siècle et qui réactive des clichés sur les Gaulois depuis longtemps démentis (S. 1 ép. 1 et 10).

Prévue en 5 saisons, la série, en dépit de son succès, a été arrêtée au bout des deux premières. Les décors réalisés avec hyperréalisme dans les studios de Cinecittà, le nombre des personnages – 350 rôles parlants –, et les difficultés auxquelles a dû faire face la production ont fait exploser les coûts et conduit à son arrêt prématuré. Malgré une accélération du récit dans les derniers épisodes, l’arc narratif conserve sa cohérence et retrace la période qui sépare la victoire de Jules César à Alésia en 52 av. J.-C. du triomphe en 29 av. J.-C. d’Octavien au terme des guerres civiles.

Bande-annonce de la saison 1.

Dépeindre Rome pendant les guerres civiles

La réussite du projet tient au choix de retracer ces événements en suivant le destin de deux simples citoyens, Titus Pullo et Lucius Vorenus, pris dans la tourmente des guerres civiles. Ces centurions, mentionnés par César dans la Guerre des Gaules, ont existé, mais en dehors de cette brève évocation, on ignore tout de leur vie, ce qui fournissait aux créateurs de la série un canevas vierge.

Leurs trajectoires croisent à Rome, en Gaule et en Égypte celles de César, Antoine, Octave et Cléopâtre, tissant des liens constants entre la grande histoire et leur parcours. L’ambition affichée n’était pas de livrer un récit épique centré sur quelques grandes figures, mais de restituer avec vraisemblance une époque. La trame historique est dans l’ensemble juste, mais les créateurs se sont autorisé certaines libertés pour des raisons scénaristiques.

C’est la ville de Rome qui est le sujet de la série et le générique donne le ton : la caméra déambule au milieu d’anonymes à travers ses rues aux murs couverts de graffitis qui s’animent sur son passage. Les décors impressionnent par la qualité des restitutions. Le spectateur suit les protagonistes dans les domus aristocratiques, au Forum, mais aussi dans les quartiers populaires, découvrant un univers coloré et bruyant. Les ruelles y séparent des insulae, ces immeubles dont le rez-de-chaussée est occupé par des tavernes et des échoppes, la boucherie de Niobe et Lyde, par exemple.

Certains personnages mettent en lumière le caractère cosmopolite de Rome, qui compte alors près d’un million d’habitants et attire des gens de contrées lointaines. Le personnage de Timon appartient ainsi à la diaspora juive de la ville, tandis que Vorenus rencontre des marchands hindous installés à Rome pour leurs affaires.

Ces rues sont aussi le théâtre où éclate une violence exposée crûment, ce qui a provoqué la censure de certains passages en Italie et au Royaume-Uni. Il n’en reste pas moins que la brutalisation de la société romaine au Ier siècle av. J.-C. est bien dépeinte. Les rixes entre bandes, les règlements de compte sur fond de tensions politiques, les émeutes, spontanées ou instrumentalisées, les assassinats commandités correspondent à la réalité historique. En l’absence de force de police, instaurée à Rome sous Auguste, les individus sont responsables de leur sécurité : Atia engage comme gardes du corps Timon et ses hommes, Vorenus envoie ses enfants à la campagne pour les éloigner du danger.

Vorenus et Pullo participent à ces violences. Présentés comme des soldats de métier qui ne savent que se battre, ils rappellent la figure contemporaine du vétéran américain qui peine à revenir à la vie civile. En réalité, à la fin de la République, l’armée romaine était une armée de conscription. Ses soldats étaient des citoyens propriétaires qui avaient, par ailleurs, une activité professionnelle. Malgré tout, le récit rend de manière intéressante les relations de loyauté nouées sous les armes.

Saison 1 – Légion romaine républicaine (Marche cérémonielle). Allociné/HBO

L’enjeu de la distribution des terres aux vétérans de César apparaît à plusieurs reprises, tandis que les liens clientélaires entre les imperatores et leurs hommes sont illustrés par le parcours de Vorenus, élu magistrat et nommé sénateur grâce à la protection de César, avant de connaître la déchéance. Pullo, pour sa part, devient l’homme de main d’un criminel. Leurs trajectoires opposées permettent d’esquisser un tableau dynamique de la société romaine dans laquelle les mobilités sociales étaient possibles.

Les statuts juridiques et les rapports sociaux dans la Rome républicaine

La série rend avec finesse les hiérarchies sociales et juridiques, par les accents, les parures et les vêtements. L’esclavage fait l’objet d’un traitement intéressant. Omniprésents – y compris comme témoins des ébats sexuels de leurs maîtres, pour exprimer leur insignifiance tout en alimentant le voyeurisme du spectateur –, les esclaves ne sont pas réduits à une figuration muette. Ils ont leur propre arc narratif et sont nombreux à l’écran, identifiables par un collier indiquant le nom de leur maître. Ce type d’objet apparaît en réalité bien plus tard et était sans doute réservé aux fugitifs.

Tout en montrant les mauvais traitements dont ils sont les victimes (S.2 ép. 4), la série rend aussi compte de la diversité du monde servile et de ses hiérarchies internes. Dans les domus, les intendants exercent leur pouvoir sur les autres esclaves. La relation entre Posca et César illustre avec justesse le lien qui unissait à son maître un esclave lettré : indispensable à César et présent en toute circonstance, il a une certaine liberté de mouvement et de parole, mais n’en reste pas moins esclave et seule sa loyauté peut lui faire espérer l’affranchissement.

La place des femmes dans la société et la vie politique romaines

Les protagonistes des luttes de pouvoir sont fidèles à l’image qu’en donnent les sources, ce qui ne signifie aucunement que cette image soit conforme à la vérité. Le personnage d’Antoine en est un exemple : il est un homme à femmes, ivrogne et dépensier, suivant le portrait à charge qu’en dresse Cicéron dans ses Philippiques.

On peut déplorer le manque d’épaisseur des personnages féminins qui renvoie à deux images construites en miroir, celle idéalisée de la matrone, vertueuse, pudique, pleine de retenue, et celle de la dépravée, esclave de ses désirs ou usant de ses charmes pour arriver à ses fins. Cornelia et Calpurnia, les épouses de Pompée et de César, appartiennent au premier type, tandis que le personnage d’Atia, la mère d’Octave, est inspiré de Clodia, une veuve qui, selon Cicéron dans le Pro Caelio, entretenait grâce à sa fortune de jeunes amants.

Saison 1 – Polly Walker dans le rôle d’Atia. Allociné, HBO

En suivant sans recul critique cette dichotomie tirée des sources antiques, la série manque une occasion de faire de ces femmes des actrices historiques à part entière. Leurs motivations sont trop souvent réduites à des affaires sentimentales. Certes, les dialogues entre Servilia et Brutus expriment les valeurs des patriciens et les ambitions politiques de cette aristocrate, mais la série la dépeint comme essentiellement mue par sa soif de vengeance envers César qui l’a éconduite.

Exprimer l’altérité de la religion romaine : un pari réussi ?

La volonté de dresser un tableau réaliste de la vie des Romains apparaît également dans la mise en scène de leurs pratiques religieuses. Les personnages s’adressent à des dieux du panthéon bien connus du spectateur, mais aussi à d’autres, plus obscurs, nommés dans de rares sources – Forculus, Rusina et Orbona, par exemple –, illustrant ainsi le foisonnement du polythéisme romain.

Nombreux sont les plans montrant des autels couverts de chandelles allumées. Si l’usage rituel des bougies est attesté ponctuellement dans le monde romain, cette représentation évoque immanquablement et de manière erronée chez le spectateur les cierges des églises chrétiennes. Les gestes rituels montrés à l’écran ont été, dans leur immense majorité, inventés. On peut néanmoins apprécier l’effort fait pour rendre le ritualisme des Romains et l’encadrement rituel de la vie quotidienne. Quelques-uns de ces rites reflètent une réalité bien attestée. Le vœu adressé à Forculus par Pullo (S.1 ép. 1), emprisonné dans le camp de César, est une pratique très courante de la religion romaine qui exprime la relation contractuelle unissant les Romains à leurs dieux.

La tablette de défixion gravée par Servilia pour maudire les Iulii (S.1 ép. 5) est inspirée des centaines de lamelles de plomb qui ont été découvertes par les archéologues. On peut en revanche regretter le traitement du sacrifice, central dans la religion romaine, qui est illustré de manière aberrante par l’écrasement d’un insecte entre les mains de Pullo (S.1 ép. 11), ou au contraire de façon grandiloquente et fausse par le taurobole célébré par Atia en l’honneur de Cybèle (S.1 ép. 1).

Malgré la volonté d’exprimer l’altérité de cette religion, certains comportements reflètent des notions peu romaines. Le pardon demandé par Pullo à Rusina pour le meurtre d’un esclave aimé d’Eirene renvoie à la conception chrétienne de l’absolution des péchés qui n’a rien à voir avec les expiations romaines. Si l’intrication de la vie politique et de la religion apparaît bien, la série tend à entretenir l’idée fausse d’une séparation du clergé et des magistrats qui ne sont jamais présentés en officiants du culte alors qu’ils célébraient la plupart des rites publics.

Comme pour le reste, la série réussit finalement à rendre certains aspects de la religion romaine sans pour autant s’affranchir de conceptions modernes. Cet écart, créé par la recherche de la vraisemblance plutôt que de la vérité, cette appropriation par le monde contemporain de réalités antiques en fonction de préoccupations actuelles, constituent en eux-mêmes un sujet d’étude fécond.

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