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20.11.2025 à 16:15

« Les Dents de la mer » : genèse d’une bande originale mythique

Jared Bahir Browsh, Assistant Teaching Professor of Critical Sports Studies, University of Colorado Boulder

Deux notes de musique pour faire monter la tension : la bande originale des « Dents de la mer » prouve qu’en musique, le minimalisme peut donner des résultats spectaculaires.
Texte intégral (2972 mots)
Pour beaucoup d’historiens du cinéma, le film _Les Dents de la mer_ (1975) fut le premier blockbuster. Steve Kagan/Getty Images

La séquence de deux notes légendaires, qui fait monter la tension dans « les Dents de la mer », géniale trouvaille du compositeur John Williams, trouve son origine dans la musique classique du début du XXᵉ siècle, mais aussi chez Mickey Mouse et chez Hitchcock.


Depuis les Dents de la mer, deux petites notes qui se suivent et se répètent – mi, fa, mi, fa – sont devenues synonymes de tension, et suscitent dans l’imaginaire collectif la terreur primitive d’être traqué par un prédateur, en l’occurrence un requin sanguinaire.

Il y a cinquante ans, le film à succès de Steven Spielberg – accompagné de sa bande originale composée par John Williams – a convaincu des générations de nageurs de réfléchir à deux fois avant de se jeter à l’eau.

En tant que spécialiste de l’histoire des médias et de la culture populaire, j’ai décidé d’approfondir la question de la longévité de cette séquence de deux notes et j’ai découvert qu’elle était l’héritage direct de la musique classique du XIXe siècle, mais qu’elle a aussi des liens avec Mickey Mouse et le cinéma d’Alfred Hitchcock.

Lorsque John Williams a proposé un thème à deux notes pour les Dents de la mer, Steven Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Le premier blockbuster estival de l’histoire

En 1964, le pêcheur Frank Mundus tue un grand requin blanc de deux tonnes au large de Long Island au nord-est des États-Unis.

Après avoir entendu cette histoire, le journaliste indépendant Peter Benchley se met à écrire un roman qui raconte comment trois hommes tentent de capturer un requin mangeur d’hommes, en s’inspirant de Mundus pour créer le personnage de Quint. La maison d’édition Doubleday signe un contrat avec Benchley et, en 1973, les producteurs d’Universal Studios, Richard D. Zanuck et David Brown, achètent les droits cinématographiques du roman avant même sa publication. Spielberg, alors âgé de 26 ans, est engagé pour réaliser le film.

Exploitant les peurs à la fois fantasmées et réelles liées aux grands requins blancs – notamment une série tristement célèbre d’attaques de requins le long de la côte du New Jersey en 1916 –, le roman de Benchley publié en 1974, devient un best-seller. Le livre a joué un rôle clé dans la campagne marketing d’Universal, qui a débuté plusieurs mois avant la sortie du film.

À partir de l’automne 1974, Zanuck, Brown et Benchley participent à plusieurs émissions de radio et de télévision afin de promouvoir simultanément la sortie de l’édition de poche du roman et celle à venir du film. La campagne marketing comprend également une campagne publicitaire nationale à la télévision qui met en avant le thème à deux notes du compositeur émergent John Williams. Le film devait sortir en été, une période qui, à l’époque, était réservée aux films dont les critiques n’étaient pas très élogieuses.

Les publicités télévisées faisant la promotion du film mettaient en avant le thème à deux notes de John Williams.

À l’époque, les films étaient généralement distribués petit à petit, après avoir fait l’objet de critiques locales. Cependant, la décision d’Universal de sortir le film dans des centaines de salles à travers le pays, le 20 juin 1975, a généré d’énormes profits, déclenchant une série de quatorze semaines en tête du box-office américain.

Beaucoup considèrent les Dents de la mer comme le premier véritable blockbuster estival. Le film a propulsé Spielberg vers la célébrité et marqué le début d’une longue collaboration entre le réalisateur et Williams, qui allait remporter le deuxième plus grand nombre de nominations aux Oscars de l’histoire, avec 54 nominations, derrière Walt Disney et ses 59 nominations.

Le cœur battant du film

Bien qu’elle soit aujourd’hui considérée comme l’une des plus grandes musiques de l’histoire du cinéma, lorsque Williams a proposé son thème à deux notes, Spielberg a d’abord pensé qu’il s’agissait d’une blague.

Mais Williams s’était inspiré de compositeurs des XIXe et XXe siècles, notamment Claude Debussy (1862-1918), Igor Stravinsky (1882-1971) et surtout de la Symphonie n° 9 (1893), d’Antonin Dvorak (1841-1904), dite Symphonie du Nouveau Monde. Dans le thème des Dents de la mer, on peut entendre des échos de la fin de la symphonie de Dvorak, et reconnaître l’emprunt à une autre œuvre musicale, Pierre et le Loup (1936), de Sergueï Prokofiev.

Pierre et le Loup et la bande originale des Dents de la mer sont deux excellents exemples de leitmotivs, c’est-à-dire de morceaux de musique qui représentent un lieu ou un personnage.

Le rythme variable de l’ostinato – un motif musical qui se répète – suscite des émotions et une peur de plus en plus intenses. Ce thème est devenu fondamental lorsque Spielberg et son équipe technique ont dû faire face à des problèmes techniques avec les requins pneumatiques. En raison de ces problèmes, le requin n’apparaît qu’à la 81ᵉ minute du film qui en compte 124. Mais sa présence se fait sentir à travers le thème musical de Williams qui, selon certains experts musicaux, évoque les battements du cœur du requin.

Un faux requin émergeant et attaquant un acteur sur le pont d’un bateau de pêche
Pendant le tournage, des problèmes avec le requin mécanique ont contraint Steven Spielberg à s’appuyer davantage sur la musique du film. Screen Archives/Moviepix/Getty Images

Des sons pour manipuler les émotions

Williams doit également remercier Disney d’avoir révolutionné la musique axée sur les personnages dans les films. Les deux hommes ne partagent pas seulement une vitrine remplie de trophées. Ils ont également compris comment la musique peut intensifier les émotions et amplifier l’action.

Bien que sa carrière ait débuté à l’époque du cinéma muet, Disney est devenu un titan du cinéma, puis des médias, en tirant parti du son pour créer l’une des plus grandes stars de l’histoire des médias, Mickey Mouse.

Lorsque Disney vit le Chanteur de jazz en 1927, il comprit que le son serait l’avenir du cinéma.

Le 18 novembre 1928, Steamboat Willie fut présenté en avant-première au Colony Theater d’Universal à New York. Il s’agissait du premier film d’animation de Disney à intégrer un son synchronisé avec les images.

Contrairement aux précédentes tentatives d’introduction du son dans les films en utilisant des tourne-disques ou en faisant jouer des musiciens en direct dans la salle, Disney a utilisé une technologie qui permettait d’enregistrer le son directement sur la bobine de film. Ce n’était pas le premier film d’animation avec son synchronisé, mais il s’agissait d’une amélioration technique par rapport aux tentatives précédentes, et Steamboat Willie est devenu un succès international, lançant la carrière de Mickey et celle de Disney.

L’utilisation de la musique ou du son pour accompagner le rythme des personnages à l’écran fut baptisée « mickeymousing ».

En 1933, King Kong utilisait habilement le mickeymousing dans un film d’action réelle, avec une musique calquée sur les états d’âme du gorille géant. Par exemple, dans une scène, Kong emporte Ann Darrow, interprétée par l’actrice Fay Wray. Le compositeur Max Steiner utilise des tonalités plus légères pour traduire la curiosité de Kong lorsqu’il tient Ann, suivies de tonalités plus rapides et inquiétantes lorsque Ann s’échappe et que Kong la poursuit. Ce faisant, Steiner encourage les spectateurs à la fois à craindre et à s’identifier à la bête tout au long du film, les aidant ainsi à suspendre leur incrédulité et à entrer dans un monde fantastique.

Le mickeymousing a perdu de sa popularité après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux cinéastes le considéraient comme enfantin et trop simpliste pour une industrie cinématographique en pleine évolution et en plein essor.

Les vertus du minimalisme

Malgré ces critiques, cette technique a tout de même été utilisée pour accompagner certaines scènes emblématiques, avec, par exemple, les violons frénétiques qui accompagne la scène de la douche dans Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, dans laquelle Marion Crane se fait poignarder.

Spielberg idolâtrait Hitchcock. Le jeune Spielberg a même été expulsé des studios Universal après s’y être faufilé pour assister au tournage du Rideau déchiré, en 1966.

Bien qu’Hitchcock et Spielberg ne se soient jamais rencontrés, les Dents de la mer sont sous l’influence d’Hitchcock, le « maître du suspense ». C’est peut-être pour cette raison que Spielberg a finalement surmonté ses doutes quant à l’utilisation d’un élément aussi simple pour représenter la tension dans un thriller.

Un jeune homme aux cheveux mi-longs parle au téléphone devant l’image d’un requin à la gueule ouverte
Steven Spielberg n’avait que 26 ans lorsqu’il a signé pour réaliser les Dents de la mer. Universal/Getty Images

L’utilisation du motif à deux notes a ainsi permis à Spielberg de surmonter les problèmes de production rencontrés lors de la réalisation du premier long métrage tourné en mer. Le dysfonctionnement du requin animatronique a contraint Spielberg à exploiter le thème minimaliste de Williams pour suggérer la présence inquiétante du requin, malgré les apparitions limitées de la star prédatrice.

Au cours de sa carrière légendaire, Williams a utilisé un motif sonore similaire pour certains personnages de Star Wars. Chaque fois que Dark Vador apparaissait, la « Marche impériale » était jouée pour mieux souligner la présence du chef du côté obscur.

Alors que les budgets des films avoisinent désormais un demi-milliard de dollars (plus de 434 millions d’euros), le thème des Dents de la mer – comme la façon dont ces deux  notes suscitent la tension – nous rappelle que dans le cinéma, parfois, le minimalisme peut faire des merveilles.

The Conversation

Jared Bahir Browsh ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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19.11.2025 à 16:24

Les marques et savoir-faire culturels français : des atouts convoités à l’étranger

Cécile Anger, Docteur en droit des marques culturelles, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Au lendemain du sommet Choose France, retour sur les modes d’exportation des institutions culturelles hors des frontières françaises.
Texte intégral (2985 mots)

Le patrimoine culturel, les musées et monuments jouent un rôle prépondérant dans les motivations des touristes qui visitent la France. Mais ce patrimoine est aussi, dans sa dimension immatérielle, un vecteur d’expertise valorisée au-delà de nos frontières.


Première destination touristique mondiale, la France a attiré 100 millions de visiteurs internationaux en 2024.

L’intérêt porté aux musées et monuments, dans leur composante matérielle – en tant que lieux qui se visitent – se mesure aussi dans leur composante immatérielle. L’apport du patrimoine culturel à l’économie se traduit par l’accueil de touristes se rendant en France, mais aussi à travers l’exportation des institutions culturelles hors des frontières françaises.

Pour la campagne de promotion des entreprises françaises, Choose France, le gouvernement a choisi de metrre en avant des monuments insignes.

C’est précisément en raison de son patrimoine culturel que la France est arrivée en tête du classement annuel Soft Power 30 en 2017 et en 2019.

De nombreux rapports publics ont investi cette question, percevant les musées ou monuments comme détenteurs d’actifs immatériels susceptibles d’être valorisés à l’international.

Le tournant de l’économie de l’immatériel

Dès 2006, les auteurs du rapport remis à Bercy sur l’économie de l’immatériel écrivaient : « Aujourd’hui, la véritable richesse n’est pas concrète, elle est abstraite. » Au capital matériel a succédé le capital immatériel, le capital des talents, de la connaissance et du savoir. Ce rapport invitait les acteurs français à miser davantage sur leur capital intangible, gisement devenu stratégique pour rester compétitif. Identifiant trois atouts immatériels culturels – le nom des établissements culturels, leur image et leur expertise –, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet recommandaient d’engager une transition vers leur valorisation.

Un rapport spécifique a ainsi été commandé en 2014 par le ministère de la culture au haut fonctionnaire Jean Musitelli, « La valorisation de l’expertise patrimoniale à l’international ». En 2019, la Cour des comptes se penchait sur la valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles.

Plus récemment, en 2023, le Sénat a publié un rapport d’information réalisé par les parlementaires Else Joseph et Catherine Morin-Desailly sur l’expertise patrimoniale internationale française, faisant état d’un savoir-faire complet, ancien et reconnu, la qualité scientifique de l’expertise française étant établie « sur l’ensemble du champ patrimonial ».

L’expertise culturelle française : un vivier de métiers hautement qualifiés

La notion d’expertise renvoie à des connaissances ou compétences qui ne sont juridiquement pas protégées par brevet et qui permettent la création de produits ou services. L’expertise peut faire l’objet d’une transmission dans le cadre d’une transaction, son transfert se matérialisant par des missions de conseil ou de formation.

Les musées regorgent d’une variété de métiers et savoir-faire liés aux activités exercées par les professionnels y travaillant. Véritable « conservatoire de talents », ils détiennent une expertise technique particulièrement qualifiée et recherchée.

Constitué en interne en 2014, le département Louvre conseil a la charge de valoriser l’expertise des équipes du musée. Cette expertise porte sur les collections, les publics mais aussi sur le management. La brochure présentant l’ingénierie patrimoniale du Centre Pompidou énumère la liste des prestations possibles dans la création et la gestion d’espaces culturels : conseil en muséographie, en médiation… mais aussi accompagnement sur le plan administratif.

Les savoir-faire patrimoniaux français ont bénéficié d’une large couverture médiatique lors du chantier de restauration de Notre-Dame. Les sénatrices à l’origine du rapport précité jugeaient judicieux de profiter de la grande visibilité du chantier – servant ainsi de vitrine des métiers d’art français – pour « valoriser l’ensemble des savoir-faire qui ont collaboré à cette entreprise (archéologues, artisans d’art, architectes, maîtres d’ouvrage, restaurateurs, facteurs d’instruments…) ».

Une expertise recherchée en majorité par les pays émergents

Les pays émergents sont les principaux demandeurs de cette expertise, le patrimoine étant perçu comme un levier d’attractivité et suscitant ainsi un intérêt croissant. Faute de compétences suffisantes pour construire, agencer et gérer des musées, ils font appel à des institutions disposant de cette expérience. Les pays du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique constituent « les marchés les plus prometteurs » sur ce plan.

Le rapport du Sénat considère que la France possède de sérieux atouts pour prendre part à ce marché :

« Il est clair que la réputation de ses savoir-faire et la renommée de certains de ses établissements au niveau mondial, qu’il s’agisse du Louvre, du château de Versailles ou du Mont Saint-Michel, contribuent à asseoir sa position sur le plan international. »

Une combinaison gagnante : l’apport de marque et d’ingénierie

Les grands accords internationaux s’accompagnent fréquemment d’un élément complémentaire à l’expertise : la marque des institutions culturelles.

Le Louvre Abou Dhabi incarne cette pluralité. Signé en 2007 entre la France et les Émirats arabes unis, l’accord prévoyait la création d’un musée constitué avec l’expertise des équipes muséales françaises et portant le nom du Louvre. Plusieurs volets composent cet accord : l’accompagnement en ingénierie, le prêt d’œuvres des collections françaises (plusieurs musées étant parties prenantes) ainsi que le prêt du nom du Louvre à travers un contrat de licence de marque.

Il en va de même dans l’expérience du Centre Pompidou, qui valorise tant ses savoir-faire que sa marque, celle-ci étant apposée sur le devant des nouveaux musées, dont les façades s’ornent ainsi du sceau de l’institution française. Présent sur tous les continents, il a collaboré en Europe avec la ville de Malaga (Espagne) et la Fondation bruxelloise Kanal. En Asie, il s’est associé avec la société d’aménagement West Bund pour accompagner la création d’un musée à Shanghai (Chine). Son action se mesure aussi en Amérique du Sud (Brésil) et dans les pays du Golfe (Arabie saoudite).

On notera cependant que la valorisation de la marque, a fortiori dans un contexte international, n’a de sens que pour des institutions notoires. Si l’expertise des musées français peut relever tant d’institutions nationales que de structures territoriales, le rayonnement de la marque semble limité aux grands musées, qualifiés par certains auteurs, dont l’économiste Bruno S. Frey, de « superstar » en raison de leur statut et de leur aura.

Une économie fondée sur l’excellence française ?

L’affirmation constante de la nécessité de valoriser l’expertise et les marques culturelles peut être vue comme l’application de la théorie de l’avantage comparatif développée par l’économiste britannique David Ricardo au XIXe siècle. Selon cette théorie, « chaque nation a intérêt à se spécialiser dans la production où elle possède l’avantage le plus élevé comparativement aux autres ». Aussi s’agit-il de « concentrer ses efforts à l’export sur des secteurs où le pays possède de réels avantages comparatifs ».

Il convient toutefois de nuancer ce postulat, car si la France possède assurément des marques fortes et une expertise patrimoniale reconnue, elle n’est pas la seule à en disposer ni à les proposer sur la scène internationale, ce marché étant concurrentiel et, au demeurant, occupé par d’autres États « également bien positionnés », notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne ou l’Italie.

Les marques muséales américaines s’exportent également. D’aucuns auront en tête l’exemple très connu du Guggenheim, à l’origine même du concept de « marque muséale », au sens de « brand » et de « trademark », c’est-à-dire un outil de développement économique et d’expansion internationale. Le Guggenheim de Bilbao (Espagne) en témoigne : la fondation new-yorkaise a cédé le droit d’usage de son nom et perçu, en échange, 20 millions de dollars (17,2 millions d'euros) de royalties pour l’usage de sa marque.

Le Museum of Modern Art de New York (MoMA) valorise aussi son nom et son expertise. Il a, par exemple, exporté son concept de boutique de design hors des frontières américaines, avec l’implantation de deux MoMA Design Stores au Japon, à Tokyo et à Kyoto.

Des outils de diversification des ressources propres

On rappellera qu’historiquement, les musées apportaient leur savoir-faire dans une logique, non pas de valorisation mais de solidarité avec d’autres pays. C’est le cas des chantiers de fouilles archéologiques relevant avant tout d’une logique de coopération. La valorisation économique des savoir-faire est un phénomène nouveau, dont l’émergence s’explique par une demande croissante d’ingénierie culturelle émanant de certains pays mais aussi par le contexte budgétaire.

Ce désir de valorisation ne saurait être appréhendé indépendamment du contexte économique contemporain. Il s’agit également de favoriser le développement de ressources propres, venant abonder les budgets, de plus en plus tendus, des institutions culturelles. Les subsides publics n’étant pas mirifiques, les musées doivent répondre à l’impérieuse nécessité de diversifier leurs sources de financement.

Le Centre Pompidou perçoit entre 14 millions et 16 millions d’euros par an au titre de ses partenariats internationaux. S’agissant de l’exemple emblématique du Louvre Abou Dhabi, le montant total de l’accord s’élève à 1 milliard d’euros, la valorisation de la marque « Louvre » représentant 400 millions d’euros.

Ces redevances de licence de marque et d’ingénierie culturelle viennent compléter les ressources propres des établissements, rejoignant ainsi d’autres recettes, parmi lesquelles le mécénat, la location d’espaces, la vente de produits en boutique…

Pendant la fermeture du Centre Pompidou Paris, le programme Constellation prend le relais pour aller hors les murs à la rencontre des publics, partout en France et dans le monde, entre 2025 et 2030. Centre Pompidou

Des partenariats adaptés au contexte local

Face au constat d’un intérêt marqué de la part de pays émergents auprès de musées européens et états-uniens pour construire une offre culturelle, se pose la question de la construction de cette offre et de la confrontation de regards différents.

Ainsi que le relève la juriste Marie Maunand :

« Le développement des échanges internationaux dans le domaine patrimonial induit une dynamique de transfert d’expertise des pays du Nord – pays développés à économie de marché – vers des pays dits du Sud – qui sont soit émergents soit moins avancés – qui pourrait contribuer à la diffusion d’un modèle culturel unique. »

La diversité doit être au cœur de ces accords afin d’éviter toute forme de standardisation. Une approche pragmatique adaptée au contexte local, propre à celui qui est demandeur de l’expertise, s’avère primordiale.

Un transfert de savoir-faire suppose une transmission d’informations ou de compétences. En dépit de la nature commerciale de ces partenariats, il ne saurait s’agir d’un discours simplement descendant de la part de l’expert ou du « sachant » vers son partenaire, mais bien d’un échange favorisant la rencontre de points de vue variés. Dans ce sens, Émilie Girard, présidente d’ICOM France observe un « changement de paradigme et de posture dans le mode de construction d’une expertise plus tournée vers le dialogue ».

Mentionnant la mise en œuvre du partenariat avec les Émiriens, Laurence des Cars, présidente-directrice générale du Louvre, évoque la question de la médiation et de l’explication des œuvres, et, dans le cadre de cet échange entre la France et les Émirats arabes unis, de « l’altérité culturelle » et des manières permettant aux différents publics de partager des œuvres d’art en l’absence de références culturelles ou religieuses communes.

En 2015, le rapport livré par Jean Musitelli cité par Marie Maunand relevait :

« La valorisation dans le contexte de la mondialisation doit […] concourir à la diversification des expressions culturelles […] en se montrant attentif aux attentes et aux besoins des partenaires et en ajustant l’offre aux réalités et traditions locales, [avec] […] des alternatives au modèle standard tel qu’il est véhiculé par la globalisation. »

C’est aussi un rôle que souhaitent allouer à l’expertise française les autrices du rapport de la mission sénatoriale d’information.

Si sa valorisation procède pour partie d’une démarche économique, elle est aussi le reflet d’enjeux diplomatiques, dont l’objectif est de renforcer le rayonnement et l’influence de la France sur la scène internationale. Else Joseph, sénatrice des Ardennes, notait ainsi :

« Ces dernières années, combien l’influence de la France est, si ce n’est en recul, du moins de plus en plus contestée et fragilisée. C’est particulièrement vrai dans les instances internationales en matière culturelle, à l’instar de l’Unesco, où les pays occidentaux se voient régulièrement reprocher une attitude néocoloniale. »

En vue d’y apporter une réponse, la parlementaire suggérait de « tirer parti de la solide expertise de la France dans le domaine patrimonial pour maintenir notre capacité d’influence ».

En ce sens, l’expertise et les marques culturelles sont assurément une incarnation du soft power de la France, qu’il importe autant de valoriser que de préserver.

The Conversation

Cécile Anger a soutenu sa thèse de doctorat en 2024 à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est depuis jeune docteure associée à l'Ecole de Droit de la Sorbonne. Son domaine de recherche porte sur les marques culturelles ainsi que la protection et la valorisation de l'image des œuvres d'art, musées et monuments. Elle a commencé sa carrière au musée de Cluny, puis occupé le poste de Cheffe du service marque et mécénat au Domaine national de Chambord avant de rejoindre l'équipe de l'Établissement public du Mont Saint-Michel.

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19.11.2025 à 11:52

Pourquoi publier une « nouvelle » histoire de France en 2025

Éric Anceau, Professeur d'histoire contemporaine, Université de Lorraine

La recherche dispose aujourd’hui de méthodes qui renouvellent notre connaissance du passé et nous invitent à considérer l’histoire sous des angles inédits.
Texte intégral (2153 mots)
_Le 28 juillet 1830. La Liberté guidant le peuple_ (1830), tableau d’Eugène Delacroix (1798-1863) exposé au Louvre (Paris). Musée du Louvre via Wikimédia Commons

La connaissance du passé évolue au fil des recherches. Du big data à l’archéologie préventive, la palette d’outils à disposition de l’historien s’enrichit. Et on s’intéresse aujourd’hui à des sujets longtemps restés sous silence, comme l’environnement ou le genre. Regard sur cette nouvelle approche de l’histoire.


L’histoire de France est un inépuisable sujet de discussion pour les personnalités politiques de tous bords, les médias, les Français et les étrangers qui observent les querelles qui agitent notre pays autour de son passé avec un mélange d’admiration, d’amusement et d’agacement. Les représentations qui en ont été proposées lors de la cérémonie des Jeux olympiques de Paris, à l’été 2024, ont ainsi fait couler beaucoup d’encre.

De fait, la connaissance du passé progresse au fil des recherches. Le contexte de naguère n’est plus celui d’aujourd’hui et les interprétations de l’histoire s’entrechoquent. On ne peut ainsi pas parler du passé colonial de la France en 2025 comme on le faisait au « temps béni des colonies », pour reprendre le titre de la chanson ironique et critique, en 1976, de Michel Sardou, Pierre Delanoë et Jacques Revaux – pour ne donner que cet exemple.

C’est pourquoi nous avons entrepris avec une centaine de spécialistes une Nouvelle Histoire de France. Publiée en octobre 2025 aux éditions Passés composés, cette somme de 340 éclairages, des Francs à la crise actuelle de la Ve République, de Vercingétorix à Simone Veil, tient compte des renouvellements de la discipline. Explications.

Une histoire trop longtemps tiraillée entre roman national et déconstruction

Non seulement la France a été au cœur de la plupart des principaux événements qui ont scandé l’histoire mondiale des derniers siècles, mais elle a également été en proie à des clivages politiques, religieux et idéologiques majeurs : les catholiques face aux protestants, les républicains contre les monarchistes ou encore la droite face à la gauche.

Ce passé, long, riche et tumultueux, n’a cessé d’être instrumentalisé. À partir du XIXe siècle, et plus particulièrement de la IIIe République, a dominé un « roman national » qui présentait la France sans nuances, puissante et rayonnante, et faisait de tous ces affrontements un préalable douloureux mais nécessaire à un avenir radieux.

À partir des années 1970, cette histoire a commencé à être déconstruite par le postmodernisme soucieux de rompre avec la modernité née pendant les Lumières, de libérer la pensée et de délivrer l’individu du passé pour l’inscrire pleinement dans le présent, en fustigeant les grands récits historiques.

Cette approche a été salutaire car elle a fait réfléchir, a remis en cause de fausses évidences et a fait progresser notre connaissance. Ainsi, pour reprendre le cas de l’histoire coloniale, Edward Saïd (1935-2003) a-t-il souligné, dans l’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978, 1980 pour l’édition française), ce que le regard occidental porté sur l’Orient et sur les colonisés avait pu avoir de biaisé, voire de méprisant, même s’il a pu pécher lui-même par réductionnisme et caricature pour défendre sa thèse.

Et certains déconstructeurs en sont venus à noircir systématiquement l’histoire de France, comme le fit par exemple Claude Ribbe avec son Crime de Napoléon (2005) comparant l’esclavage et la traite négrière à la Shoah et Napoléon à Hitler.

Cependant, d’autres ont rapidement profité de ces derniers excès pour proposer de nouveau un roman national qui a pu prendre un tour essentialiste. Il existe pourtant et évidemment une voie entre la fierté aveugle des uns et la passion destructrice des autres.

Un troisième moment historiographique

De la fin des années 2000 au milieu de la décennie suivante, trois grandes entreprises collectives ont contribué à explorer une autre voie, à distance des interprétations partisanes.

À partir de 2009, Joël Cornette a ainsi dirigé, pour l’éditeur Belin, une Histoire de France en plus de dix volumes et 10 000 pages, faisant la part belle aux sources et aux illustrations. Claude Gauvard a pris peu après la tête d’une Histoire personnelle de la France en six volumes aux Presses universitaires de France, avant que Patrick Boucheron et un autre collectif ne publient, en 2017, aux éditions du Seuil, une Histoire mondiale de la France autour d’événements destinés à faire réfléchir.

Ces trois histoires proposaient un récit chronologique et s’appuyaient sur des spécialistes reconnus pour essayer de recentrer un pendule de l’histoire qui avait sans nul doute trop oscillé. Il nous est cependant apparu qu’il y avait nécessité de proposer un autre projet de grande ampleur, une Nouvelle Histoire de France. Nous avons emprunté cette même voie médiane, en rassemblant d’ailleurs plusieurs des autrices et auteurs qui avaient participé aux entreprises précédentes, mais en procédant aussi différemment, sous forme encyclopédique et chronologico-thématique.

Pierre Nora (1931-2025) qui avait dirigé une somme pionnière au milieu des années 1980, les Lieux de mémoire, nous disait au début du processus éditorial, en 2023, que le temps était sans doute venu d’ouvrir un troisième moment historiographique, celui d’une histoire soustraite à la fausse modernité qui conduit à ne lire le passé qu’avec des schémas actuels de pensée, celui d’une histoire renonçant au nouveau mantra qui rend l’Occident coupable de tous les maux et qui pare le reste du monde de toutes les vertus par un excès symétrique à celui par lequel le premier s’est longtemps pris pour le phare de la planète renvoyant le second à sa supposée arriération, celui enfin d’une histoire extraite du cadre étroit de notre hexagone pour montrer ce que la France doit au monde mais aussi ce qu’elle lui a apporté, dans un incessant mouvement de circulation à double sens, à la fois humain, matériel et immatériel.

De nouveaux sujets et des méthodes nouvelles

Avec cette Nouvelle Histoire de France, il s’agit de renoncer aux effets de mode, d’accorder toute leur place aux incontournables – les personnalités, les faits marquants, les œuvres majeures – sans omettre aucun des renouvellements majeurs de ces dernières années. La discipline a évolué en effet tant dans les objets (histoire impériale et coloniale, histoire des voix oubliées et des marges négligées, histoire du genre et des femmes, histoire environnementale…), que dans les méthodes (archéologie préventive, prosopographie, approche par le bas, jeu sur les échelles, big data…).

Parmi les nouveaux sujets historiques, l’environnement est très certainement l’un de ceux qui ont pris le plus de place dans la recherche en raison de la dégradation accélérée de la planète due au double processus de marchandisation du monde
– porté par un imaginaire économique de croissance infinie – et d’artificialisation de la planète – reposant sur un imaginaire technoscientifique prométhéen – qui se développe depuis la fin du XVIIIe siècle. En mettant en avant ces alertes précoces et les alternatives proposées dans le passé, l’histoire environnementale est porteuse de sens pour l’avenir et c’est pourquoi nous voulions lui accorder une grande place en confiant à Charles-François Mathis, son chef de file en France, le soin de l’aborder.

Quant aux méthodes nouvelles à disposition de l’historien, il nous faut dire un mot, là encore à titre d’exemple, de l’archéologie préventive. Celle-ci a commencé à se développer en France à partir des années 1970, avec l’ambition de préserver et d’étudier les éléments significatifs du patrimoine archéologique français menacés par les travaux d’aménagement et les projets immobiliers. Elle a permis de mieux comprendre l’héritage gaulois de la France et ses limites. Et qui mieux que Dominique Garcia, grand spécialiste de la Gaule préromaine et directeur de l’Institut national de la recherche archéologique préventive (Inrap) pour traiter le chapitre « Gaulois » de notre ouvrage ?

En outre, l’histoire n’est pas une discipline isolée mais elle s’enrichit du dialogue avec les autres sciences humaines et sociales et c’est dans cet esprit que nous avons aussi fait appel à 17 auteurs et autrices de 14 autres disciplines, habitués à travailler en profondeur historique : le géographe Jean-Robert Pitte, le spécialiste de la littérature française Robert Kopp, l’historienne de l’art Anne Pingeot, le philosophe Marcel Gauchet… Tous ont accepté de mettre leur savoir à la portée du plus grand nombre au prix d’un effort de synthèse et de vulgarisation.

C’est à ce prix que cette histoire en 100 chapitres, 340 éclairages et 1 100 pages se veut renouvelée et tout à la fois érudite et vivante, encyclopédique et ludique, dépassionnée… mais passionnante !

The Conversation

Éric Anceau a dirigé la « Nouvelle histoire de France » publiée aux éditions Passés composés.

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